La Tour Saint-Jacques (Alexandre DUMAS Père - Xavier DE MONTÉPIN)

Drame en cinq actes, en neuf tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre impérial du Cirque, le 15 novembre 1856.

 

Personnages

 

CHARLES VI

RAOUL DE LA TREMBLAYE

NICOLAS FLAMEL

FLEUR D’ÉPÉE

JACQUEMIN GRINGONNEUR

JEAN SANS-PEUR

PILLETROUSSE

JASMYN TONNEAU

JUVÉNAL DES URSINS

ADALBERT DE TANCARVILLE

HENRI DE VERNEUIL

RANDOLPHE DE BERNAY

LA GAUCHIE

VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

LACTANCE

MALEMORT

DE LIVET

JACQUES DE LA TREMBLAYE

AUBIN, intendant

ROGER, domestique

JARRETIÈRE, héraut d’armes

UN SERGENT D’ARBALÉTRIERS

UN BOURGEOIS

DEUXIÈME BOURGEOIS

UN BOHÉMIEN

DEUXIÈME BOHÉMIEN

MESSIRE DE MORVILLIERS

HELLION DE JACQUEVILLE

ISABEAU DE BAVIÈRE

ODETTE

PERNELLE

LE DAUPHIN

LYLETTE

UNE BOHÉMIENNE

GERTRUDE

UNE JEUNE FILLE

UN PAGE

LA GITANE.

ARBALÉTRIERS

ARCHERS

BOURGEOIS

PEUPLE

BOHÉMIENS

BOHÉMIENNES

 

L’action commence le 19 janvier 1413.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Au château de la Tremblaye, en Normandie.

 

 

Scène première

 

AUBIN, ROGER, SERVITEURS, UN CRIEUR, FUYARDS

 

Tous les serviteurs en deuil.

UNE VOIX, venant d’en haut.

Priez pour l’âme de très noble homme, messire Charles-Louis-Réginald de la Tremblaye, seigneur banneret de quatre bannières, comte de Courseulles, baron de Tourville, mort sous les murs de Rouen, en tentant de faire lever le siège de la bonne ville à nos ennemis les Anglais.

AUBIN.

Qu’as-tu de nouveau, Roger ?

ROGER.

Rien ; des gens qui continuent de fuir de tous côtés ; la plaine en est couverte. Je n’aurais jamais cru qu’après tant de morts, il resterait encore tant de vivants dans la pauvre ville, le jour où elle serait obligée de se rendre... Messire intendant, les cours sont pleines, les antichambres sont pleines, faut-il fermer les portes ?

Des gens effarés paraissent au fond.

AUBIN.

Messire Raoul de la Tremblaye a dit qu’en mémoire de son noble père, autant le château pourrait contenir de convives, invités ou non invités, autant il en recevrait. Les fugitifs sont des convives que Dieu lui envoie ; laissez entrer les fugitifs.

ROGER.

Il n’y aura jamais assez pour nourrir tant de gens.

AUBIN.

Faites tuer un bœuf et dix moutons de plus ; roulez dans les cours des tonneaux de cidre et de vin, défoncez-les ; c’est l’ordre de monseigneur.

TOUS LES FUGITIFS

Vive monseigneur Raoul de la Tremblaye !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, RAOUL DE LA TREMBLAYE, UN PÈLERIN, entre DEUX ARCHERS

 

RAOUL.

Ne criez pas : « Vive le fils ! » le jour où le fils célèbre les funérailles de son père ; car, dans aucun jour de sa vie, il n’a moins désiré de vivre.

Aux deux Archers.

Retirez-vous ; cet homme est libre.

Au Pèlerin.

Entrez, mon frère.

LE PÈLERIN.

Quoi ! monseigneur, avant vous ?

RAOUL.

Vous êtes mon hôte... Celui qui est mort hier, frappé en face, percé au cœur, Réginald, mon noble père, vous aurait dit : « Ce toit est le vôtre ; entrez, pèlerin. Si vous êtes fatigué, asseyez-vous  ; mangez, si vous avez faim ; buvez, si vous avez soif ; puis ensuite, si cela vous agrée, vous me direz qui vous êtes, d’où vous venez, et ce que je puis faire pour vous. » Hélas ! la voix qui vous eût ainsi parlé est éteinte ; le cœur généreux qui faisait de l’hospitalité, non-seulement un devoir, mais un culte, ce cœur a cessé de battre ; mais ma voix est la sienne, mon cœur est le sien, et je vous dis : Pèlerin fatigué, buvez et mangez ; reposez-vous ; vous êtes le maître dans cette demeure.

LE PÈLERIN.

Il me faut peu de chose, monseigneur ; car je ne suis ni un des grands ni un des heureux de ce monde : une méchante escabelle au coin du feu ; et si elle est boiteuse, je m’en contenterai de même ; un morceau de pain noir ou blanc, et s’il est dur, mes dents sont bonnes ; un verre de vin ou de cidre, et, faute de cidre ou de vin, un peu d’eau claire suffira à celui qui, plus d’une fois, a bu avec délices l’eau bourbeuse des fossés et des ornières.

RAOUL.

Buvez et mangez.

L’intendant apporte sur un plateau du pain et du vin.

LE PÈLERIN.

Oh ! mon gentilhomme, que de générosité ! À la santé de Votre Seigneurie !

Il boit.

Jacquemin Gringonneur vous bénira tant qu’il vivra, et il compte bien vivre longtemps : bon pied, bon œil, monseigneur...

Mordant dans le pain.

et bon appétit surtout !

RAOUL.

Pourquoi donc mes archers vous arrêtaient-ils ?

JACQUEMIN.

Je n’en sais rien ; et je crois même qu’ils n’en savent pas beaucoup plus que moi là-dessus. J’ai cru comprendre cependant qu’ils me prenaient pour un espion des Anglais, qui sont, à ce qu’il paraît, dans le voisinage.

RAOUL.

Oui, les Anglais sont dans le voisinage ; oui, après avoir pris Calais, ils ont pris Harfleur ; après avoir pris Harfleur, ils ont pris Caen ; après avoir pris Caen, ils ont pris Rouen. C’est la marée qui monte et que rien n’arrête ; elle écume un instant aux fossés des châteaux et aux remparts des villes, puis elle passe dessus ; elle couvre déjà la Guyenne, la Bretagne, la Normandie ; elle couvrira bientôt toute la France, et alors, il n’y aura plus de France ; seulement, il y aura deux Angleterres... Ah ! mon père ! mon père ! tu as bien fait de mourir pour ne pas voir ce que nous verrons !

JACQUEMIN.

Maintenant, vous me demanderez, monseigneur, d’où je viens ? Demandez-moi mieux, c’est-à-dire d’où je ne viens pas, et j’aurai plus tôt fait de vous répondre. Je m’étais, comme tant d’autres, et sur la parole du voyageur Marco Polo, embarqué à la recherche du royaume de l’or, sur un bâtiment vénitien, et j’arrive pour le moment d’Anvers, ma dernière étape entre la Chine et la France ; une barque m’a jeté sur le rivage, entre Dieppe et Saint-Valery. De Saint-Valery ici, je suis venu marchant devant moi, au hasard ou à la providence, mendiant sur ma route, sans souci d’arriver, parce que je n’ai pas de but, et n’ayant pas de but, parce que nulle part personne ne m’attend.

RAOUL.

Que savez-vous faire ?

JACQUEMIN.

Hélas ! monseigneur, tout, ou à peu près tout. Je suis un peu poète, un peu mime et un peu comédien.

RAOUL.

Vous êtes Français ?

JACQUEMIN.

Oui, monseigneur, puisque la langue française est la première que je me rappelle avoir parlée.

RAOUL.

Dans quelle partie de la France êtes-vous né ?

JACQUEMIN.

Oh ! quant à cela, je ne saurais vous le dire. Je n’ai jamais connu ni mon père ni ma mère.

RAOUL.

Alors, vous êtes orphelin ?

JACQUEMIN.

Tout ce qu’il y a de plus orphelin : personne ne m’a jamais aimé, personne ne m’aime, personne ne m’aimera jamais peut-être ; mais, si Dieu ne m’abandonne pas, cela me suffit, j’aurai le bon lot.

RAOUL.

Êtes-vous loyal, Jacquemin ?

JACQUEMIN.

Loyal ? Attendez donc ; je ne me le suis jamais demandé, mais je le crois. Je n’ai jamais menti, et, pour sauver ma vie, je ne mentirais pas. Est-ce cela qu’on appelle la loyauté ?

RAOUL.

Êtes-vous dévoué ?

JACQUEMIN.

Oh ! pour cela, je comprends mieux. Vous me demandez, n’est-ce pas, si je donnerais ma vie pour quelqu’un qui m’aimerait un peu et qui me laisserait l’aimer beaucoup ? Je la donnerais, monseigneur, et à l’instant même.

RAOUL.

Vous m’avez dit qui vous étiez ; à mon tour de vous dire qui je suis. Je suis le comte Raoul de la Tremblaye, devenu, par la mort de mon père, seigneur de ses fiefs, baron de ses baronnies et héritier de tous ses biens. J’ai deux châteaux comme celui-ci, l’un en Picardie, l’autre en Anjou ; j’ai sur mes trois terres cinq villes, quinze villages et quinze cents vassaux ; mon aïeul a conduit seize lances à Crécy, mon grand-père vingt lances à Azincourt, mon père vingt-cinq lances à Rouen ; mais, avec toutes mes richesses, avec tous mes châteaux, avec mes terres, mes vassaux et mes hommes d’armes, je suis plus orphelin que vous ; car moi, j’ai connu l’amour de mon père, et cet amour, avec mon père je l’ai perdu.

On entend les cloches.

Vous arrivez ici dans un jour bien triste pour moi, Jacquemin ! qu’il soit heureux pour vous. Ne me quittez plus, Jacquemin ; je vous aimerai, aimez-moi.

JACQUEMIN.

Messire Raoul, vous venez d’acheter une âme ; je ne suis plus à moi, je suis à vous ; à vous comme le chien à son maître, et le pauvre Jacquemin Gringonneur est un bon chien de garde : il mordra pour vous défendre, monseigneur, et, s’il le faut, il se fera tuer pour vous.

RAOUL.

Bien, mon ami ! Reposez-vous ; demain, nous causerons ; aujourd’hui, d’autres devoirs me réclament : cette cloche m’annonce les convives du repas funèbre.

Jacquemin s’incline, rabat son capuchon sur sa tête et va s’asseoir sur une escabelle, sous le manteau de la cheminée.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, HENRI DE VERNEUIL, ADALBERT DE TANCARVILLE, RANDOLPHE DE BERNAY, PLUSIEURS AUTRES GENTILHOMMES de différents âges

 

RAOUL.

Entrez, messeigneurs, entrez.

PLUSIEURS DES GENTILSHOMMES.

Salut au comte Raoul de la Tremblaye !

RAOUL.

Salut, messires. Celui dont le manoir hospitalier fut ouvert toujours au pauvre comme au riche, au faible comme au fort, à l’orphelin sans parents comme au seigneur de haute lignée, celui que nous pleurons ensemble, celui dont le fauteuil, voilé d’un crêpe, va rester vide au milieu de nous, vous invite, par la voix de son fils, à prendre place à sa table pour la dernière fois... Qu’est-ce que cela ?...

Les yeux de tous les convives se fixent sur la porte, où l’on aperçoit un grand mouvement. Deux pages entrent et se rangent de chaque côté de la porte.

Quels sont ces pages ? d’où vient qu’ils portent mes armes ?

Deux autres pages suivent, puis un gentilhomme.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, JACQUES DE LA TREMBAYE

 

JACQUES entre, marche d’un pas assuré vers la table, se place devant le fauteuil et sous le dais.

Salut et honneur à tous, messieurs !

RAOUL, après un moment de silence causé par l’étonnement

Qui êtes-vous, vous qui prenez à cette table la place qu’y occupait mon père, et qui vous asseyez dans le fauteuil du maître et sous le dais du seigneur ?

JACQUES.

Je suis celui que cette place vide attendait ; je suis celui pour lequel ce dais a été dressé ; je suis le seigneur et le maître, et je vous remercie, messires, de l’honneur que vous voulez bien me faire en vous asseyant à la table de notre château de la Tremblaye.

RAOUL.

J’ai mal compris le sens de vos paroles, et, d’ailleurs, mon titre d’hôte me fait un devoir d’être patient. Qui êtes-vous, et que venez-vous faire ici ?

JACQUES.

Qui je suis ? Je suis le comte Jacques de la Tremblaye, neveu et héritier du comte Charles-Louis-Réginald de la Tremblaye. Ce que je viens faire ici ? Je viens prendre possession de mon héritage et chasser de ce château l’étranger qui y est resté trop longtemps.

RAOUL.

Vous êtes en délire, monsieur. Si cher qu’ait été le frère, le neveu n’hérite pas là où il y a un fils.

JACQUES.

Le neveu n’hérite pas là où il y a un fils ; mais il hérite là où il n’y a qu’un bâtard.

RAOUL.

Bâtard ! Je crois que cet homme m’a appelé bâtard ? Avez-vous entendu, messieurs ? Cousin Jacques, voilà un mot que je ferai rentrer dans ta gorge maudite avec la lame de mon épée et le manche de mon poignard.

JACQUES.

Notre-Dame ! c’est, en vérité, à n’y pas croire ! serait-il donc possible que cet homme eût été nourri d’orgueil et de vanité à ce point qu’il ignore la tache qui est sur sa naissance ? Dites, est-ce possible, vous qui m’écoutez ?

RAOUL, regardant autour de lui, d’abord avec étonnement, puis avec doute.

Messiers, messires ! j’en appelle à vous, nobles barons, loyaux chevaliers. Est-ce que cet homme ne m’insulte pas, est-ce que cet homme n’insulte pas ma mère, en disant que je ne suis pas le fils du comte Réginald de la Tremblaye ? Vous ne répondez pas ? vous gardez le silence ? Au nom du ciel, parlez !

JACQUES.

Tu le vois : ils se taisent, parce qu’ils sont chevaliers et hommes d’honneur, et qu’ils aiment mieux se taire que de mentir.

RAOUL.

Oh ! je vous adjure, moi, le fils de votre ami mort et qui ne peut plus parler qu’à Dieu ; je vous adjure, au nom de l’amitié sainte qu’il avait pour vous ; je vous adjure, comte Adalbert de Tancarville, marquis Randolphe de Bernay, baron Henri de Verneuil, suis-je ou ne suis-je pas son fils ?

Suppliant.

Comte Adalbert...

ADALBERT.

Raoul, vous êtes le fils du comte Réginald de la Tremblaye.

RAOUL.

Ah !

ADALBERT.

Mais votre mère, morte en vous donnant le jour, n’était pas sa femme.

RAOUL.

Marquis Randolphe...

RANDOLPHE.

Il a dit vrai.

RAOUL.

Baron Henri...

HENRI.

Vous pouvez croire à la parole de ces gentilshommes.

RAOUL.

Oh ! mon Dieu !

HENRI.

Mais j’ajouterai que votre père m’a répété plus d’une fois qu’il ne mourrait pas sans vous reconnaître pour son fils.

RANDOLPHE.

Et le comte Réginald m’a dit, à moi, avoir fait un testament dans lequel il vous rendait tous vos droits.

ADALBERT.

Et à moi, ce testament, le comte Réginald l’a lu.

HENRI, étendant la main.

Ce que j’ai dit, c’est sur l’honneur.

ADALBERT et RANDOLPHE.

Et moi aussi ! et moi aussi !

JACQUES.

Soit. Produisez ce testament.

ADALBERT.

Avez-vous quelque idée de l’endroit où le testament puisse être, Raoul ?

RAOUL.

Puis-je le savoir, moi qui ignorais même qu’il existât ?

RANDOLPHE.

Mais, parmi vos serviteurs, parmi les serviteurs du comte, parmi les plus vieux et les plus intimes, n’en est-il pas un qui puisse vous renseigner ?

HENRI.

S’il en est un, qu’il parle !

RAOUL.

Oui, qu’il parle, et, quelque chose qu’il ait à dire, celui-là ne sera plus mon serviteur, il sera mon ami.

AUBIN, s’approchant.

Mon jeune maître...

RAOUL.

Viens, Aubin, viens ! Tu es un honnête homme, et d’avance j’affirme que ce que tu diras, je le croirai.

AUBIN.

Peut-être ce que j’ai à dire est-il peu de chose, mais je dois le dire. Il existe dans la chambre de mon maître une cassette où il avait l’habitude d’enfermer ses titres de famille et ses papiers les plus précieux. Si le testament est quelque part, c’est là qu’il est.

RAOUL.

Ô mon Dieu ! vous m’êtes témoin que ce n’est ni pour le château, ni pour les terres, ni pour les villages, ni pour les vassaux, mais pour le seul honneur d’être son fils, que je désire ce testament !... Aubin, va chercher la cassette.

Le vieillard sort au milieu du silence.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, hors AUBIN

 

La voix du CRIEUR.

Priez pour l’âme de très noble homme, messire Charles-Louis-Réginald de la Tremblaye, seigneur banneret de quatre bannières, comte de Courseulles, baron de Tourville, mort sous les murs de Rouen, en tentant de faire lever le siège de la bonne ville à nos ennemis les Anglais.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, AUBIN

 

AUBIN.

Voici la cassette, monseigneur.

RAOUL.

La clef ?

AUBIN.

Il n’y en avait point, et j’ignore où elle est.

RAOUL, tirant son poignard.

Pardonne-moi, mon père ; mais je fais, j’en suis certain, selon tes vœux.

Il approche la pointe du poignard de la serrure ; mais, auparavant, il regarde les convives comme pour les interroger.

TOUS.

Faites, Raoul.

Raoul force la serrure. Toute cette scène roule sur un trémolo de l’orchestre.

RAOUL, après avoir fouillé dans les papiers et en avoir rejeté deux ou trois.

Messeigneurs, messeigneurs, écoutez !

Silence profond. Raoul lit d’une voix émue.

« Ceci est mon testament... » Oh ! mon Dieu !

Il pose la main sur son front, près de défaillir.

« Je soussigné, Charles-Louis-Réginald, comte de la Tremblaye, étant sain de corps et d’esprit, déclare qu’avec l’aide de Dieu et l’agrément de monseigneur Charles, sixième du nom, roi de France, mon intention est d’adopter et de reconnaître, et qu’en effet je reconnais et adopte pour mon fils unique et légitime, mon fils naturel Louis-Raoul, qui, à partir du jour où ce testament sera connu, prendra le nom de la Tremblaye, et, moi mort, héritera de tous mes biens, châteaux, terres et seigneuries. Je lui recommande et ordonne au besoin...

Raoul tourne la page, hésite et balbutie.

de conserver sans tache le nom de la Tremblaye, qui est arrivé sans tache jusqu’à lui ; de vivre en bon chrétien et en fidèle sujet du roi. – Fait au château de la Tremblaye, le... »

HENRI.

C’est bien l’acte que le comte m’a lu.

ADALBERT.

Qu’avez-vous donc, Raoul ?

RANDOLPHE.

Mais cet acte est régulier.

JACQUES, qui s’est emparé du papier.

Parfaitement, jusqu’à la fin ; mais, à la fin, il y manque une chose, peu importante, c’est vrai...

TOUS.

Que manque-t-il ?

JACQUES.

Oh ! mon Dieu, presque rien : la signature du testateur...

Il montre l’acte.

Voyez, messires.

TOUS, les uns après les autres.

C’est vrai, l’acte n’est pas signé.

HENRI.

Celui que le comte m’a lu était signé.

ADALBERT.

Celui-ci n’est sans doute qu’une copie.

RANDOLPHE.

L’original doit se retrouver.

JACQUES.

Mais, en attendant qu’il se retrouve, sir Raoul, je suis le seul et unique héritier du comte Charles-Louis-Réginald de la Tremblaye, comme fils légitime de son frère Arthur-Philippe de la Tremblaye. De plus, j’affirme que le testament dans lequel vous espérez encore n’existe pas, n’a jamais existé, ne se retrouvera jamais.

HENRI.

Prenez garde, messire ! vous me donnez un démenti.

RAOUL.

Non pas à vous, mais à moi ; car, sur votre parole, j’affirme, moi, que le testament existe.

JACQUES.

C’est possible ; mais, tant que vous n’en aurez pas apporté la preuve, sire Raoul, vous n’êtes dans ce château qu’un étranger ; et comme ce château est à moi, vous me ferez, je l’espère, la faveur de le quitter à l’instant même.

RAOUL.

Oh ! misérable ! et tu crois pouvoir m’insulter ainsi dans le château de celui qui m’appelait son fils et que j’appelais mon père, quand sa voix est à peine éteinte, quand sa bouche est à peine fermée, quand ses blessures saignent encore, quand la pierre du sépulcre n’est pas retombée sur sa tête, quand il peut se relever de sa couche mortuaire et venir te dire que tu mens ? Oh ! non, non, il n’en sera pas ainsi. L’épée à la main ! l’épée à la main ! et qu’entre nous deux Dieu décide !

TOUS.

Oui, l’épée à la main !

JACQUES, tirant son épée.

C’est bien de l’honneur que vous me forcez de faire à ce bâtard.

RAOUL.

Oh !...

JACQUEMIN, s’avançant.

Les épées au fourreau, mes gentilshommes ! Vous n’êtes point des païens pour vous égorger sur un tombeau comme des gladiateurs. Dieu va décider sans que le sang coule.

JACQUES.

Quel est ce drôle, et que veut-il ?

JACQUEMIN.

Ce drôle est un pèlerin, et ce pèlerin arrive de la Terre-Sainte.

TOUS, avec vénération.

Ah !

JACQUEMIN.

Ce pèlerin a fait sa prière au mont des Oliviers, et porte à la ceinture de sa robe un rosaire qui a touché le tombeau du Christ et dont les vertus sont miraculeuses. Ce rosaire, le voici.

Il le pose sur la table.

L’homme, quel qu’il soit, grand seigneur ou manant, qui, la main étendue sur ce rosaire, fait un serment, sachant qu’il se parjure, cet homme tombe foudroyé.

À Jacques.

Vous venez d’affirmer qu’il n’existait nul testament, nul acte d’adoption signé par le comte Réginald de la Tremblaye ; vous venez d’affirmer qu’en votre âme et conscience, vous vous croyez le seul et légitime possesseur de ce château et de ses domaines. Eh bien, affirmez cela sur ce rosaire ; jurez et nous vous croirons.

TOUS.

Qu’il jure ! qu’il jure !

JACQUES.

Cet homme peut être un magicien et un porteur de maléfices. Je ne jure pas.

RAOUL.

Eh bien, moi, d’après la parole du noble comte Henri, sur cette relique sainte, devant Dieu qui me voit, devant mon noble père qui m’entend, je jure que cet homme a menti.

TOUS.

Qu’il jure ! qu’il jure !

JACQUES.

Que m’importent, à moi, les serments d’un bâtard et les jongleries d’un aventurier ? Qu’ai-je à jurer ? qu’ai-je à prouver ? Rien. Je suis le maître, le seul et unique seigneur ; le droit est pour moi, j’use de mon droit. Je répète donc que ce jeune homme est étranger ici, que rien ne lui appartient, que je le chasse, et que, s’il ne sort pas de bon gré, je le fais jeter hors d’ici par mes valets.

RAOUL.

Misérable !

ADALBERT.

Messire, nous ne nions pas que vous ne soyez dans votre droit ; mais ce que nous disons, c’est que vous abusez de ce droit ; c’est que votre conduite est indigne d’un gentilhomme, indigne d’un homme d’honneur.

RANDOLPHE.

Je me range à l’avis du comte Adalbert, et ce qu’il vient de dire, je le redis.

HENRI.

Et, après eux, je le redis, moi, une troisième fois, et j’ajoute que, du moment que ce château est à vous, nous quittons ce château.

JACQUES.

À votre fantaisie, messeigneurs ; notre hospitalité accueille tout le monde, mais ne retient personne.

LES TROIS SEIGNEURS.

Sortons !

AUBIN.

Attendez, messieurs, et laissez un vieillard dire sa dernière parole... Seigneur Jacques, peut-être avez-vous pour vous le droit ; mais vous n’avez ni l’équité ni la justice : vous dites à ce jeune homme que rien ici ne lui appartient. Cela est faux. Messire Raoul est le légitime possesseur de tout ce qu’il tient des libéralités du feu comte Réginald. Son cheval lui appartient, ses armes et ses bijoux lui appartiennent, l’argent qu’il peut avoir sur lui lui appartient ; tout cela est à lui, bien à lui, et nul n’a le droit de lui réclamer ces choses, ni de les lui retenir.

JACQUES.

Eh bien, soit ; que le bâtard emporte avec lui tout ce dont vous parlez, j’y consens ; mais qu’il parte à l’instant même !

RAOUL.

Si vous comptez me faire une aumône, si vous espérez me la faire accepter, détrompez-vous ; votre générosité est un mensonge auquel vous-même ne croyez pas. Vous êtes aussi misérablement lâche que honteusement avare, et vous cédez parce que je vous fais peur... Eh bien, ce peu qui m’appartient, je le refuse : mon cheval est dans vos écuries, il y restera. Quant à mes armes, les voici ; quant à mes bijoux, quant à mon argent, les voilà ! Messeigneurs, vous êtes témoins que je sors du château de mon père sans en emporter autre chose que l’habit qui me couvre. Venez, messeigneurs !

ADALBERT.

Attendez, Raoul ! vous vous êtes dépouillé, c’est à nous de vous revêtir. Raoul, ton père et moi, nous étions frères d’armes ; le matin d’Azincourt, nous nous embrassâmes et nous échangeâmes nos épées. Avec ces épées, quand la journée fut perdue, nous nous fîmes jour à travers les Anglais. Cette épée t’appartient, Raoul ; mais, avant de te la remettre, avec cette épée je veux t’armer chevalier. À genoux, Raoul !

Raoul s’agenouille.

RANDOLPHE.

Raoul, j’étais à Nicolis avec ton père ; nous fûmes faits prisonniers ensemble par Bajazet, qui avait juré de faire manger l’avoine à son cheval sur l’autel de Saint-Pierre, à Rome. Ton père était riche ; moi, j’étais pauvre ; ton père paya ma rançon : cette rançon, il ne voulut jamais la recevoir et je la lui dois. Prends cette chaîne, elle m’a été donnée par le roi de Hongrie : elle vaut cent philippes d’or ; je reste ton débiteur d’une somme cent fois plus forte.

Il lui passe la chaîne au cou.

HENRI.

Il n’est point de chevalier sans éperons d’or. Ceux-ci m’ont été chaussés par l’impératrice d’Allemagne, dans un tournoi donné à Bruges par Philippe-le-Hardi. Ton père et moi, nous y brisâmes trois lances, l’un contre l’autre, et nous fûmes proclamés les deux vainqueurs. Ces éperons vont mieux à tes pieds agiles qu’à mes pieds appesantis. Laisse-moi attacher à tes pieds les éperons qu’une reine a attachés aux miens.

Il lui met ses éperons.

ADALBERT.

Et maintenant, Raoul, sois fidèle, loyal, dévoué au roi. Au nom de Dieu et de saint Michel, je te fais chevalier.

Il le touche de son épée sur chaque épaule.

Embrasse-moi, Raoul.

RAOUL.

Oh ! messeigneurs, mon père vous voit et vous bénit. Moi, oh ! moi, la parole me manque, les larmes m’étouffent... Merci ! merci ! et adieu à vous tous ! Adieu à toi aussi, mon pauvre Jacquemin !... il faut nous quitter, mon ami ; car ce que je t’avais promis, tu le vois, je ne puis le tenir.

JACQUEMIN.

Oui ; mais ce que j’ai promis, moi, monseigneur, je le tiendrai.

RAOUL.

Qu’as-tu promis ?

JACQUEMIN.

J’ai promis de vous accompagner.

RAOUL.

Toi ?

JACQUEMIN.

Vous voilà chevalier : il vous faut un écuyer, un varlet, un page...

RAOUL.

Un écuyer dans ce costume ?

JACQUEMIN, rejetant sa robe et paraissant dans une espèce de costume oriental.

Que dites-vous de celui-ci ?

RAOUL.

Mais je suis plus pauvre que toi, Jacquemin !

JACQUEMIN.

Qu’importe ! là où il n’y a pas assez pour un il y a quelquefois plus qu’il ne faut pour deux.

RAOUL.

Tu m’aimes donc, Jacquemin ?

JACQUEMIN.

Je vous ai dit, messire, que vous aviez acheté une âme, je vous ai dit que je serais votre chien... L’âme suit le corps, le chien doit suivre le maître.

RAOUL, lui tendant la main.

Viens donc, puisque tu le veux.

On amène deux chevaux.

Qu’est-ce donc que ces chevaux ?

AUBIN.

Ce sont ceux que vous avez pris sur les Anglais ; ils sont bien à vous.

RAOUL, à Jacques.

Comte Jacques de la Tremblaye, nous nous reverrons.

JACQUES, à part.

Oui, et le jour où nous nous reverrons, malheur à toi, bâtard !

La voix du CRIEUR

Priez pour l’âme de très noble homme, messire Charles-Louis-Réginald de la Tremblaye, seigneur banneret de quatre bannières...

La voix se perd.

 

 

Deuxième Tableau

 

La salle du trône, au Louvre. Au lever du rideau, une sentinelle est à la porte du fond ; cette sentinelle est un arbalétrier avec son arbalète et sa trousse.

 

 

Scène première

 

LA SENTINELLE, VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

 

LA SENTINELLE, à Villiers, qui se présente à la porte.

On ne passe pas.

VILLIERS

Vous vous trompez, mon ami ; peut-être ne passe-t-on pas quand on est au roi ou au dauphin ; mais on passe quand on est à monseigneur le duc de Bourgogne.

LA SENTINELLE.

Votre nom ?

VILLIERS.

Le sire Villiers de l’Isle-Adam.

LA SENTINELLE.

Excusez-moi, monseigneur : j’avais, en effet, l’ordre de vous laisser passer.

Villiers entre, s’avance vers une porte latérale et frappe.

 

 

Scène II

 

LE DUC JEAN SANS-PEUR, ouvrant la porte, VILLIERS, LA SENTINELLE

 

LE DUC.

C’est toi, Villiers ?

VILLIERS.

Oui, monseigneur.

LE DUC.

Eh bien ?

VILLIERS.

Vos ordres sont donnés.

LE DUC.

Exactement ?

VILLIERS.

De point en point.

LE DUC.

Alors, tout sera prêt, demain, pour la chasse ?

VILLIERS.

Et pour l’enlèvement... Maintenant, monseigneur permet-il ?

LE DUC.

Tout de toi, Villiers.

VILLIERS.

Monseigneur, mon avis est que mieux on comprend les ordres, mieux on les exécute.

LE DUC.

Je pense exactement comme toi, Villiers, et je ne demande pas mieux que de t’expliquer les deux ordres que je t’ai donnés.

VILLIERS.

Pourquoi ne restez-vous point à Paris, où vous êtes plus seigneur que le roi, qui n’a plus sa raison, que le dauphin, qui ne l’a pas encore, que la reine, qui ne l’a jamais eue ?

LE DUC.

Villiers, si jamais tu as le malheur d’être chef de parti, tu t’apercevras de ceci : c’est qu’il y a un moment où, au lieu de commander à son parti, on en arrive à lui obéir. Je quitte Paris, Villiers, parce que je suis encore maître du roi, maître du dauphin, maître de la reine, mais que je ne le suis plus des Parisiens. Tu sais la nouvelle ?

VILLIERS.

Laquelle ?

LE DUC.

Rouen est pris. Eh bien, on va encore m’imputer la chute de Rouen.

VILLIERS.

Et l’on n’aura pas tout à fait tort. Si vous aviez secouru Rouen, monseigneur, Rouen serait encore au roi de France, au lieu d’être au roi d’Angleterre.

LE DUC.

Eh ! pouvais-je secourir Rouen sans en venir à une guerre ouverte avec les Anglais ? Or, une guerre ouverte avec les Anglais, c’est la ruine de mes villes de Flandre, d’Anvers, de Bruges, de Gand. Ma paix avec eux est bien plus une paix commerciale que politique. Que j’aie la guerre, j’ai l’émeute, et j’aime bien mieux que l’émeute coure les rues de Paris que celles de Bruxelles. Or, après la chute de Rouen, il faut que je me prononce, si je reste à Paris : Anglais ou Français ; or, je désire rester Flamand. Voilà pourquoi je quitte Paris. Est-ce clairement répondu, Villiers ?

VILLIERS.

Oui, mais à la première question seulement.

LE DUC.

Alors, passons à la seconde.

VILLIERS.

Pourquoi, au lieu d’enlever la reine et de la faire nommer régente, enlevez-vous le dauphin, qui n’est encore qu’un enfant, aux édits et écrits duquel on ne croira point, parce que l’on dira que vous lui faites faire tout ce que vous voulez ?

LE DUC.

Cette fois, ce n’est plus une raison que j’ai à te donner, Villiers, c’est deux raisons. Je n’enlève pas la reine, parce que, depuis le meurtre du duc d’Orléans, la reine me déteste ; elle me caresse, elle me sourit, elle me fait les blanches dents ; mais, avec ces blanches dents, le jour où elle pourra me mordre, elle enlèvera le morceau ! Première raison ; l’admets-tu ?

VILLIERS.

Je l’admets.

LE DUC.

Maintenant, j’enlève le dauphin, parce que c’est lui qu’à tort ou à raison, le peuple aime ; parce que c’est en lui qu’il met toutes ses espérances. Le dauphin enlevé, moi parti, Isabeau devient libre et maîtresse d’elle-même. Isabeau libre et maîtresse d’elle-même, vois-tu, Villiers, c’est le roi de plus en plus insensé ; or, la démence du roi Charles VI, c’est le règne du duc Jean. Le jour où le roi reprendra sa raison, je ne suis plus que le duc de Bourgogne, comte de Flandre, premier pair du royaume, voilà tout.

VILLIERS.

C’est déjà bien beau, monseigneur ; mais vous rêvez mieux que cela, et ce n’est pas moi qui vous éveillerai au milieu de votre rêve.

LE DUC.

Mais le dauphin une fois en mon pouvoir, par saint Georges, qu’ils fassent ce qu’ils voudront, je protesterai au nom du dauphin, et la protestation du dauphin, ce sera celle de la France.

VILLIERS.

Monseigneur, je m’incline... Tout à l’heure, c’était mon bras seul qui était à votre disposition ; maintenant, c’est mon esprit, ma volonté, mon intelligence, c’est toute ma personne enfin.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LA GAUCHIE

 

LA GAUCHIE.

Je vous cherchais, monseigneur le duc, de la part de la reine.

LE DUC.

Et moi, comme vous le voyez, je l’attendais ici.

LA GAUCHIE.

Elle va s’y rendre à l’instant même avec monseigneur le dauphin ; car elle a appris que plusieurs messages venaient d’arriver, et qu’il y aurait, ce matin, d’importantes affaires à débattre.

DEUX PAGES, annonçant.

Madame la reine !

La reine entre.

DEUX AUTRES PAGES.

Monseigneur le dauphin !

Le dauphin entre.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LA REINE, LE DAUPHIN et LEUR SUITE

 

LE DUC.

Madame la reine a-t-elle bien reposé ?

LA REINE, gaiement.

Du mieux que j’ai pu, monsieur le duc, je l’avoue ; nos jours sont si agités, qu’il faut bien demander à la nuit tout ce qu’elle peut nous donner de repos.

LE DUC, au dauphin.

Et monseigneur le dauphin a-t-il dormi d’un bon sommeil ?

LE DAUPHIN.

Non, mon cousin : depuis que je suis dauphin, je ne dors plus.

LE DUC.

Dieu fait des rêves à part dans lesquels il met ses avertissements pour ceux qui portent la couronne ou qui doivent la porter un jour ; la Bible nous enseigne cela dans l’histoire de Joseph. Puis-je savoir quels songes ont troublé le sommeil de Votre Altesse ?

LE DAUPHIN.

J’ai vu, pendant toute la nuit, une grande lueur du côté où le soleil se couche.

LE DUC.

C’est quelque météore qui aura traversé le ciel.

LE DAUPHIN, secouant la tête avec tristesse.

Non, c’est la Normandie qui brûle.

LE DUC.

Est-ce tout, monseigneur ?

LE DAUPHIN.

J’ai entendu dans les ténèbres des sanglots et des gémissements.

LE DUC.

C’est le cri des oiseaux de nuit qui nichent dans les tourelles du Louvre.

LE DAUPHIN.

Non, ce sont les plaintes de mon peuple, que l’ennemi égorge.

LE DUC.

Monseigneur a-t-il fait d’autres rêves encore ?

LE DAUPHIN.

J’ai eu constamment la vue d’un lion percé d’une épée se débattant dans des entraves.

LE DUC.

Monseigneur s’est amusé hier soir à feuilleter un livre de blasons, et quelqu’un de nos monstres héraldiques lui sera resté dans la mémoire.

LE DAUPHIN.

Non, c’est l’esprit de mon père enchaîné par quelque méchant enchanteur et se débattant contre le glaive et la folie. Vous expliquez mal mes songes, monsieur le duc. Je ne suis pas Pharaon, mais vous êtes encore moins Joseph.

Il va lentement, et la tête baissée, s’asseoir sur le trône.

LE DUC, à la Reine.

Qu’a donc monseigneur ce matin ?

LA REINE.

Rien de plus, rien de moins qu’hier. Il est ainsi chaque jour. C’est une âme mélancolique dans un corps malade. S’il succède jamais à son père, ce ne sera qu’un changement de démence : la folie triste au lieu de la folie furieuse, voilà tout !... Aurons-nous une journée tranquille, monsieur le duc ?

LE DUC.

J’en doute, madame ; les nouvelles sont mauvaises. Cette lueur que voyait monseigneur le dauphin du côté du couchant n’était pas tout à fait sans cause : Rouen est pris.

LA REINE.

Les dames d’Angleterre vont gagner à cette prise de belles étoffes, monsieur le duc, et nous allons être obligés de tirer nos damas et notre drap d’or de l’Artois et de la Flandre. Avez-vous remarqué ceci ? c’est que le contrecoup d’une perte pour la France est presque toujours un gain pour la Bourgogne.

Au Dauphin.

Vous savez, mon fils, que nous avons à la fois ici un envoyé de la ville de Rouen et un héraut du roi d’Angleterre : lequel des deux vous plaît-il que l’on introduise d’abord ?

LE DAUPHIN.

L’envoyé de la ville de Rouen, madame ; c’est le plus pressé, puisqu’il vient au nom de ceux qui souffrent.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, DE LIVET

 

LE CAPITAINE, criant.

L’envoyé de la ville de Rouen a congé pour entrer devant monseigneur le dauphin et madame la reine.

De Livet se présente, vêtu en paysan, couvert de poussière, un bâton à la main.

LA REINE.

Singulier costume d’ambassadeur !

LE DAUPHIN.

Approchez... C’est vous qui venez au nom de notre bonne ville de Rouen, mon ami ?

DE LIVET.

Oui, monseigneur... Et d’abord, je prie Votre Altesse et Vos Seigneuries d’excuser le costume dans lequel je me présente devant elles : je suis l’échevin de Livet. Mais, pour sortir de la ville, j’ai été obligé de me déguiser et de prendre le costume d’un paysan. Voici mes lettres de créance signées du sire de Boutheillier, gouverneur de la ville.

LE DAUPHIN.

Parlez.

DE LIVET.

Monseigneur, ma mission était de m’adresser au roi lui-même ; mais le roi, m’assure-t-on, est malade, et, pour notre malheur, hors d’état de s’occuper des affaires de la France. Je m’adresse donc à vous qui êtes son fils et, par conséquent, notre second seigneur et maître. Monseigneur, je viens vous dire que votre bonne et fidèle ville de Rouen est sur le point de vous être enlevée.

LE DUC, à la Reine.

Il ne sait rien encore. Silence !

DE LIVET.

Écoutez, monseigneur, et dites si des hommes mortels, et soumis à toutes les faiblesses de notre nature, pouvaient faire davantage ? Depuis sept mois, nous tenons en échec la grande armée anglaise qui a vaincu à Azincourt, qui a pris Harfleur et Caen, Vire et Saint-Lô, Coutances et Évreux : chacun combattant avec ses armes, les prêtres par la parole et l’excommunication, les bourgeois avec la main et l’épée. Pendant ces sept mois, nous ne nous sommes pas contentés, monseigneur, de garder nos murailles, mais nous avons été chercher l’ennemi jusque dans son camp ; sortant en masse non par une porte, non par deux, mais par toutes les portes à la fois.

LE DAUPHIN.

Je sais cela ! et si ma main eût été assez forte pour porter une épée, je vous jure qu’en l’absence de mon cousin de Bourgogne, les habitants de la bonne ville de Rouen n’eussent pas eu d’autre chef que moi.

DE LIVET.

C’eût été un grand honneur pour nous ; mais vous absent, monseigneur, nous avons fait de notre mieux. On se rendait d’abord, croyant avoir affaire à des ennemis chrétiens. Le roi d’Angleterre dressa des gibets tout autour de la ville et y fit pendre les prisonniers. Les gens de Rouen décidèrent alors une chose : c’est qu’ils ne se laisseraient plus prendre vivants et se feraient tuer les armes à la main. Le roi d’Angleterre, voyant qu’il ne pouvait nous vaincre, résolut de nous affamer. Il barra la Seine avec des ponts, des chaînes et des navires ; il en résulta que plus rien ne put passer ; de sorte que, depuis six mois, les vivres n’arrivent plus. Nous résistions cependant, monseigneur, et c’est un miracle.

LE DAUPHIN.

Pauvres affamés !

DE LIVET.

Ce qu’il y a de plus terrible dans tout cela, monseigneur, c’est qu’il fallut faire sortir de la ville les bouches inutiles, c’est-à-dire tout ce qui ne pouvait pas combattre : douze cents vieillards, femmes et enfants. Il fallut que le fils chassât son vieux père hors de la maison, sa vieille mère loin du foyer où elle l’avait enfanté ; il fallut que le mari, qui demeurait pour combattre, se séparât de sa femme et de ses enfants qui s’en allaient pour mourir ; et tous ces malheureux restèrent entre le camp et la ville, dans les fossés, sans autre aliment que l’herbe qu’ils arrachaient. Couchées sur une terre neigeuse, sous un ciel glacé, des femmes, hélas ! y accouchèrent ; et les assiégés voulant, du moins, que l’enfant fût baptisé, le montaient par une corde, le portaient à la prochaine église, et, lavé du péché originel, le descendaient pour qu’il allât mourir avec sa mère. Si bien que, le jour de Noël, lorsque tout le monde chrétien dans sa joie célèbre la naissance du petit Jésus, les Anglais, qui regorgeaient de vivres, eurent scrupule de faire bombance sans jeter leurs miettes à ces affamés. Deux prêtres descendirent donc parmi les spectres du fossé, suivis de mules chargées de pain ; mais c’était le pain de l’ennemi : chacun se détourna, nul n’y voulut toucher, et trois cents martyrs moururent de faim dans cette nuit sainte et solennelle où le Sauveur des hommes était né. Secours à la ville de Rouen qui agonise, monseigneur, secours !

LA REINE, au Dauphin, qui se découvre.

Que faites-vous, mon fils ?

LE DAUPHIN.

Vous le voyez, madame, je me découvre.

On entend des fanfares.

Qu’est ceci ?

DE LIVET.

Les trompettes anglaises, monseigneur !

LE DAUPHIN.

Les trompettes anglaises dans la cour du Louvre ! Impossible !

DE LIVET.

Oh ! monseigneur, si, comme nous, vous les entendiez depuis sept mois, vous ne vous y tromperiez pas.

UNE VOIX, criant.

Place au héraut du roi d’Angleterre !

DE LIVET.

Oh ! monseigneur, j’arrive trop tard, Rouen est pris !

LA REINE, au Dauphin, qui se lève.

Pourquoi vous levez-vous, mon fils ?

LE DAUPHIN.

Je me suis découvert devant la ville agonisante, madame, je me lève devant la ville morte.

À de Livet.

Vous reste-t-il quelque chose à dire, mon ami ?

DE LIVET.

Oh ! oui, oui ! Après la prière, l’imprécation !... pas pour vous, monseigneur : vous êtes innocent de tout le mal que l’on fait à la France, et, s’il plaît à Dieu, vous le réparerez un jour ; non, pas à vous.

LE DUC.

Et à qui donc ?

DE LIVET.

À vous, madame Isabeau ! à vous, duc Jean ! à vous les deux mauvais génies du royaume !... Oh ! vous ne me ferez pas taire ; oh ! vous m’entendrez... Écoutez-moi donc, très puissant prince et seigneur ; écoutez-moi, très haute et très noble dame : il m’est enjoint, par les habitants de Rouen, abandonnés par vous, devenus Anglais par votre faute, de crier contre vous le grand haro, lequel signifie l’oppression où nous sommes. Or, mes compatriotes vous mandent et vous font savoir par moi que, puisqu’il vous a convenu qu’ils deviennent sujets d’Angleterre, vous n’aurez pas à l’avenir pires ennemis qu’eux, et que, s’ils peuvent, ils détruiront vous et votre génération.

LE DAUPHIN, à part.

Voilà la lueur qui venait du couchant !

DE LIVET.

Puisque la France ne nous a pas secourus, que l’Angleterre nous reçoive ; puisque les lis ne veulent pas de nous, vivent les léopards !...

Il sort rapidement.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, hors DE LIVET

 

LA REINE.

Cet homme nous menace ; pis que cela, il nous insulte.

LE DUC.

Arrêtez cet homme !

LE DAUPHIN.

Court-on après les ombres ? arrête-t-on les spectres ? Cet homme, c’est le fantôme de la ville de Rouen. Découvrez-vous et laissez-le passer.

LE DUC.

Vous plaît-il d’entendre maintenant le héraut du roi d’Angleterre, monseigneur ?

Sur un signe d’assentiment du Dauphin, on introduit le Héraut et sa Suite.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, JARRETIÈRE et SA SUITE

 

LE DAUPHIN.

Parlez.

JARRETIÈRE.

Moi, Jarretière, héraut d’armes du roi Henry, vous fais par son ordre savoir à vous, monseigneur Charles, dauphin de France, à madame la reine Isabeau et à M. le duc de Bourgogne, que, non point par ses mérites et vaillances, mais par la grâce de Dieu, il vient d’entrer dans la ville de Rouen ; mais qu’à cause de la grande amitié qu’il porte à la France et du suprême désir qu’il a de faire la paix, avant de marcher sur Paris, comme ses barons lui conseillaient de le faire, il vous adresse ce parchemin, signé de son seing, revêtu de son sceau, contenant les conditions moyennant lesquelles il consentira à s’arrêter où il est, et à ne pas venir faire le siège de Paris, après avoir fait celui de Rouen.

LE DAUPHIN.

Donnez.

Lisant.

« Le roi d’Angleterre demande la main de madame Catherine, avec la Normandie, la Guyenne, la Bretagne, le Maine et l’Anjou pour dot... » Plus de la moitié de la France !... c’est magnanime, qu’en dites-vous, madame ? qu’en dites-vous, monsieur le duc ?

JARRETIÈRE.

Quelle réponse faire à mon maître ?

LE DAUPHIN.

Aucune, tant que le roi sera en démence. Père, c’est à lui de disposer de sa fille ; roi, c’est à lui de disputer son royaume.

JARRETIÈRE.

En attendant, monseigneur, c’est la guerre.

LE DAUPHIN.

La guerre, soit.

JARRETIÈRE.

Je vais reporter votre réponse au roi mon maître, monseigneur.

LE DAUPHIN.

Attendez !... Jamais héraut du roi ne s’est présenté devant nous sans emporter des preuves de courtoisie et de générosité. Madame ma mère, monsieur mon cousin... je n’ai que cette chaîne... faites comme moi, de votre mieux.

Le Dauphin passe sa chaîne d’or au cou du héraut, tandis que la reine et le duc prennent dans leur escarcelle une poignée de pièces d’or, et la jettent dans le bonnet du Héraut.

Il va sans dire que vous êtes notre hôte tout le temps que vous demeurerez à Paris.

On entend des rumeurs.

LA REINE.

Qu’est-ce encore que ce bruit ?

LA GAUCHIE.

Madame, comme tout secours et toute espérance est dans la royauté, c’est la foule qui vient demander secours à Votre Altesse contre l’ennemi qui s’avance... Elle sait que Rouen est pris, et Rouen n’est qu’à trois journées de Paris.

LA REINE.

Quel est votre avis, monsieur le duc ?

LE DUC.

Mon avis est de recevoir le peuple, madame.

TOUS.

Où allez-vous, monseigneur ?

LE DAUPHIN.

Au-devant de ces pauvres gens. Ce peuple, monseigneur, c’est mon peuple, à moi.

LE DUC.

Venez, maître Jarretière ; vous seriez en danger en restant ici...

JARRETIÈRE.

Je vous suis, monseigneur.

Le Duc emmène Jarretière et sa Suite. La reine descend les marches du trône, et se confond parmi les dames de sa suite. Une foule de Gens du peuple se précipitent en scène.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, hors JARRETIÈRE, NICOLAS FLAMEL, LYLETTE, PEUPLE

 

LE DAUPHIN.

Entrez, mes amis ! entrez !...

LE PEUPLE.

Le roi Charles VI !... où est le roi Charles VI ?...

LE DUC.

Que voulez-vous au roi, mes bons amis ?

LE PEUPLE.

Oh ! notre dauphin, notre sire Charles ! Vive le dauphin !...

LE DAUPHIN.

Oui, votre dauphin, oui, votre ami, oui, votre frère Charles, qui pleure comme vous la perte de sa bonne ville de Rouen, et qui vous demande, au nom du roi, ce qu’il doit faire pour sauver Paris.

LE PEUPLE.

Nous allons vous le dire, monseigneur...

LE DAUPHIN.

Oh ! pas à moi, mes amis ; à moi, ce serait chose inutile, je ne suis rien... Voilà ceux qui ont la force et le pouvoir ; la reine, ma mère, et le duc de Bourgogne, mon cousin ; priez-les, et je les prierai avec vous.

LYLETTE.

Moi, d’abord, je vous en conjure, laissez-moi parler la première... Monseigneur, madame la reine, écoutez-moi... J’étais en bas, je regardais le palais comme on regarde le seuil d’une église, en me disant : « Là serait le salut pour moi si j’y pouvais pénétrer. » Tout à coup, un flot m’a prise et m’a poussée... Je suis de la pauvre ville morte, de Rouen... Nous allions mourir de froid et de faim, mon enfant et moi, quand j’ai trouvé moyen de passer une nuit sombre à travers les sentinelles anglaises. Une fois sur la route de Paris, j’ai marché devant moi, portant mon enfant dans mes bras et demandant l’aumône. C’était bien loin ; mais on finit toujours par arriver quand on fait le signe de la croix au commencement et à la fin de chaque route. Or, depuis hier, nous sommes à Paris... c’est-à-dire que, depuis hier, nous sommes perdus... que, depuis hier, personne ne nous a assistés, ne nous a regardés, n’a fait attention à nous... c’est-à-dire que, depuis hier, mon enfant n’a pas mangé... Je ne vous parle pas de moi... Moi, ce n’est rien !... On a la force, il est trop juste qu’on ait la douleur... Mais mon pauvre enfant, dites, madame, est-ce que c’est à des innocents de cet âge à souffrir ? Souvenez-vous que vous êtes mère, madame, et prenez pitié de mon enfant !

LE DAUPHIN.

Ah ! voilà les sanglots et les gémissements que j’ai entendus dans l’obscurité.

Il cherche inutilement une pièce d’argent pour la lui donner.

FLAMEL, s’approchant du dauphin, et à voix basse.

Monseigneur, prenez cette bourse... Il faut qu’un dauphin de France puisse faire l’aumône quand il rencontre la pauvreté sur son chemin.

LE DAUPHIN.

Maître Nicolas Flamel, le médecin de mon père...

FLAMEL.

J’ai déjà l’honneur d’être le médecin du père... Je réclame celui d’être le trésorier du fils... Prenez, monseigneur, prenez sans hésitation... Vous savez bien que l’or ne me coûte rien, puisque l’on prétend que j’ai trouvé la pierre philosophale.

LE DAUPHIN, à Lylette.

Tiens, femme, voilà pour acheter du pain à ton enfant...

LYLETTE.

Un carolus d’or !... Viens, mon pauvre enfant ! viens ! et remercie M. le dauphin, il nous a donné du pain pour un mois...

FLAMEL, à Lylette.

Femme, attends-moi à la porte... et je te donnerai l’adresse d’un ange du bon Dieu, qui te trouvera un asile, pour toi et ton fils.

LYLETTE.

Oh ! mon Dieu, Seigneur, il y a donc encore de bonnes âmes sur la terre !...

Elle sort.

LE DUC, au Peuple.

Vous avez dit tout à l’heure à monseigneur le dauphin que vous veniez pour voir le roi... Dites-nous ce que vous vouliez lui dire... et, s’il est possible de faire selon vos désirs, nous le ferons...

TOUS.

Des armes ! des armes ! qu’on nous donne des armes !... que le duc de Bourgogne se mette à notre tête !... Voir le roi !... le roi !... À l’ennemi ! à l’ennemi !...

LE DAUPHIN.

Mes amis, si vous parlez tous ensemble, madame la reine et M. le duc ne comprendront jamais... Nommez l’un de vous pour porter la parole au nom de tous...

TOUS.

Je vais parler, moi... Non, moi... Toi... Non !... non !... Ah ! Flamel... maître Nicolas Flamel... Parlez, parlez, parlez !

FLAMEL, au milieu du peuple.

Mes amis ! mes amis !...

TOUS.

Parlez ! parlez !

FLAMEL.

Mais encore faut-il que j’en aie reçu l’autorisation des augustes personnages...

LA REINE.

Parlez, maître Flamel...

FLAMEL.

Mais si vous me permettez de parler au nom des bonnes gens de Paris, vous m’autorisez à répéter ce qu’ils disent...

LA REINE.

Nous vous le permettons...

FLAMEL.

C’est que, dans leur ignorance, ils n’épargnent personne, je vous en préviens... pas même vous, monsieur le duc ! pas même vous, madame la reine !

TOUS.

Parlez, parlez, maître Flamel, parlez !...

FLAMEL, au Duc.

Ils disent, monseigneur, que le roi Charles VI, tout sage qu’il fut, s’est trompé le jour où il créa pour votre illustre père le duché de Bourgogne... Ils disent que le fils de France est devenu un prince flamand, prenant les intérêts de la Flandre contre la France... Ils disent que ni vous ni votre fils n’étiez à Azincourt, et que c’était cependant là la place du petit-fils du roi Jean, du neveu du roi Charles V, du cousin du roi Charles VI, du premier pair du royaume. Ils disent que vous venez de laisser tomber Rouen parce que Rouen rivalisait de commerce et d’industrie avec vos villes de Flandre... Ils disent que la démence du roi est un prétexte, et que si le roi est vraiment fou, c’est qu’on prend bien autrement soin de l’entretenir dans sa folie que de le rendre à la santé.

LE DUC.

Ah ! bonnes gens de Paris, vous dites tout cela ?

TOUS.

Oui, oui, oui, nous le disons... Seulement, maître Flamel le dit mieux que nous... Parlez, maître Flamel ! parlez !...

FLAMEL.

Ils disent que si le roi avait la santé, les choses ne se passeraient pas ainsi ; que le roi comprendrait qu’il y a un malheur qui pèse sur son règne ; que ce malheur, c’est l’ennemi au cœur du royaume ; que tant que l’ennemi sera en France, la France aura une plaie au flanc, par laquelle elle perdra son sang et ses forces... Ils disent que le roi Charles VI était un victorieux, qu’il a battu les Flamands à Rosbecque, et qu’il battrait les Anglais où il les rencontrerait ; mais qu’on repousse son épée au fourreau, comme on refoule la folie dans son cœur... parce qu’on a besoin de l’Anglais en France, comme on a besoin de la démence dans son cerveau.

LA REINE.

Maître Flamel...

FLAMEL.

Vous m’avez permis de parler, madame !... Mes amis, ai-je parlé selon votre cœur ?...

TOUS.

Oui, oui, oui...

FLAMEL.

En ai-je dit plus que vous ne pensez ?...

TOUS.

Non, non, non... Continuez, continuez !...

FLAMEL.

Ils disent que tous ces malheurs ne peuvent avoir été suscités par notre Sire Charles VI, mais par ceux qui l’entourent ; qu’il porte la punition d’autrui, et non la sienne ; que s’il est frappé de Dieu et livré au mauvais esprit, ce n’est point pour le mal qu’il a fait, c’est pour celui que les siens ont fait ; que lui était bon, affable, miséricordieux, saluant tout le monde, les petits comme les grands ; qu’il ne rebutait personne dans le tournoi et luttait contre le premier venu, comme si ce premier venu était empereur d’Allemagne ; qu’il aimait son peuple enfin... Qu’il aimait... mot immense !... car qui aime est infailliblement aimé.

LA REINE.

Maître Flamel, avez-vous terminé ?

FLAMEL.

Vous m’avez commandé de parler, madame, et je n’ai fait que suivre vos ordres...

TOUS.

Oui, oui... Nous aimons le roi ! nous voulons voir le roi... Le roi ! le roi ! le roi !...

LA REINE, bas, au Duc.

Eh bien, puisqu’ils veulent voir le roi, il faut le leur montrer... Je crois, en vérité, qu’il n’y a que cette vue qui puisse les guérir de cet amour insensé pour lui.

LE DUC.

Bonnes gens de Paris, vous voulez voir le roi, n’est-ce pas ?

TOUS.

Oui, oui...

LE DUC.

Vous savez que, sans raison aucune, le roi a pris en haine les personnes de sa famille : Son Altesse la reine, monseigneur le dauphin et moi-même... Il est donc urgent, pour que le roi n’entre pas à notre vue dans quelque accès de folie furieuse, que nous nous retirions...

TOUS.

Oui, oui, retirez-vous !... Le roi !... le roi !... le roi !...

LA REINE, à part.

Oh ! Parisiens maudits ! vous m’appelez l’étrangère, et vous avez raison ; car, pour moi, vous êtes non-seulement des étrangers, mais encore des ennemis... Venez, mesdames...

Au Capitaine des gardes.

La Gauchie ! gardez cette porte.

Elle sort.

LE DUC, sortant du côté opposé.

L’Isle-Adam, que tout soit prêt pour la chasse de demain.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, hors LE DUC JEAN et LA REINE

           

FLAMEL, au Dauphin.

Et vous, monseigneur, ne vous retirez-vous pas ?

LE DAUPHIN.

Non !... je reste... N’avez-vous pas dit tout à l’heure, maître Flamel, que celui qui aimait était infailliblement aimé ?...

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, LE ROI, RAOUL, dans la foule

 

TOUS.

Le voilà !... le voilà !... Le roi !... le roi !... Vive le roi !...

Le roi paraît. Il est soutenu par deux gardes. Sa folie n’a rien d’offensif. Il a la tête inclinée, l’œil terne, les bras pendants. En le voyant, le peuple s’écarte, triste et étonné.

LE DAUPHIN, allant au Roi.

Venez, mon roi !... Ces hommes, ce sont vos sujets... Ce peuple est votre peuple : il vous attend, il vous appelle, il vous aime...

LE ROI.

Qui es-tu ?

LE DAUPHIN.

Ô mon roi ! je suis votre sujet... Ô mon père ! je suis votre fils...

LE ROI.

Je n’ai pas de fils, n’ayant pas d’épouse... On a voulu me faire épouser une princesse qui s’appelait Isabeau de Bavière... Par bonheur, je me suis aperçu à temps que c’était un démon sous les traits d’une femme... Va-t’en !...

LE DAUPHIN.

Hélas !

LE ROI.

Il y a des gens qui s’obstinent à m’appeler le roi Charles et à dire que mes armes sont trois fleurs de lis d’or... Je ne suis pas le roi Charles... Je m’appelle George... Les fleurs de lis ne sont pas mes armes... Mes armes, c’est un lion percé d’une épée.

Il s’assied sur le trône.

LE DAUPHIN.

Oh ! le lion de mon rêve...

Il se fait un cercle autour du roi, que chacun regarde.

RAOUL, perçant le cercle et s’approchant du Roi.

Laissez-moi passer...

Il arrive devant le roi et s’agenouille.

Sire, je suis un pauvre gentilhomme déshérité... Je n’ai à vous faire hommage ni de châteaux, ni de fiefs, ni de vassaux, ni de terres : je n’ai que mon épée ; mais je mets mon bras à votre service et mon épée à vos genoux... Sage ou insensé, vous êtes le roi de France... Tant que vous vivrez, je n’en reconnaîtrai point d’autre, et, quelques espérances que les sacrilèges fondent sur votre mort, vivez éternellement, ô mon roi !...

LE ROI.

Le vrai roi de France est là-haut... C’est moi qui porte le sceptre de roseau et la couronne d’épines ; mais c’est lui qui règne.

FLAMEL.

Vous le voyez, mes amis, de quelque côté que le Seigneur incline la torche, la flamme remonte toujours vers le ciel !

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, LA REINE, qui a regardé toute cette scène en soulevant la tapisserie

 

LA REINE.

La Gauchie, il faut suivre ce jeune homme et savoir son nom.

FLAMEL.

Oh ! pauvre insensé, je te guérirai, ou la science n’est qu’un mot...

RAOUL, se relevant et étendant son épée au-dessus de la tête de Charles VI.

Vive le roi Charles VI !

TOUS.

Vive le roi Charles VI !

 

 

ACTE II

 

 

Troisième Tableau

 

Le pont au Change. Une arche du pont enjambe le théâtre dans toute sa largeur ; le tablier est praticable. Le parquet de la scène forme la berge qui passe sous l’arche.

 

 

Scène première

 

LA GITANE, JACQUES DE LA TREMBLAYE, passant sur le pont, MALEMORT, PILLETROUSSE, LACTANCE, autour d’un feu de bivouac, sous le pont

 

LA GITANE.

Mon beau seigneur !

JACQUES.

Que me veux-tu, gitane ?

LA GITANE.

Vous plaît-il que je vous chante un air, en m’accompagnant de mon tambour de basque, et que je vous danse un pas en m’accompagnant de mes castagnettes ?

JACQUES.

Non ; mais il me plaît que tu m’apprennes où je rencontrerai un certain capitaine Fleur-d’Épée, qui doit faire son domicile ordinaire sur le pont au Change ou dans les environs. De bohémien à sbire, il n’y a que la main, et tu dois connaître cela.

LA GITANE.

Je le connais ; mais, pour le rencontrer, il est trop tard ou trop tôt.

JACQUES.

Bon ! Et quelle est donc son heure ?

LA GITANE.

Oh ! il est très capricieux. Tantôt il paraît, comme la chauve-souris, au crépuscule ; tantôt, comme les hiboux, à minuit ; tantôt, comme les rouges-gorges, au troisième chant du coq.

JACQUES.

Et quand on a la chance de tomber sur son heure, où le trouve-t-on ?

LA GITANE.

Penchez-vous sur le parapet... Y êtes-vous ?

JACQUES, qui est penché du côté de la berge.

J’y suis.

LA GITANE.

Eh bien, ces hommes qui sont autour de ce feu, ce sont ses hommes.

JACQUES.

Peut-on arriver à eux par la rivière ?

LA GITANE.

Oui ; si l’on s’adresse à mon amoureux, Jean le batelier.

JACQUES.

Eh bien, te charges-tu de prévenir ton amoureux qu’un gentilhomme l’attendra dans une demi-heure au quai Saint-Paul, et que ce gentilhomme le payera bien ?

LA GITANE.

Et s’il ne veut pas me croire ?... Jean est très incrédule.

JACQUES, lui donnant une pièce d’or.

Tu lui diras, comme preuve, que je t’ai donné cette pièce d’or.

LA GITANE.

Oh ! moyennant cette pièce, il me croira.

JACQUES, sortant.

Alors, je puis compter sur lui ?

LA GITANE.

Soyez tranquille.

S’adressant à un gentilhomme qui passe sur le pont.

Mon beau cavalier, il manque un grelot d’argent à mon tambour de basque ; vous plaît-il de le remplacer par une pièce d’or ?

Le gentilhomme s’éloigne sans lui répondre.

 

 

Scène II

 

MALEMORT, PILLETROUSSE, LACTANCE, sous le pont, BOHÉMIENS et PASSANTS, sur le pont

 

PILLETROUSSE, aiguisant son poignard sur un grès.

Or çà, Lactance, que diable fais-tu donc là, dans un coin, avec un air si profondément mélancolique ?

LACTANCE.

Ne m’interromps pas, ami Pilletrousse ; je suis en train de supputer mes profits et pertes de cette semaine, et la balance est bien loin de me satisfaire...

MALEMORT, remuant la marmite qui est sur le feu.

Avare, va !

PILLETROUSSE.

Je te vois venir, mon pauvre Lactance ; tu te seras, depuis hier, chargé la conscience de quelque non-valeur !...

MALEMORT.

Bah ! à la première occasion que tu rencontreras, tu prendras ta revanche.

LACTANCE.

L’idée m’en venait en même temps qu’à toi, Malemort, et, à cette seule idée, je me sens soulagé.

PILLETROUSSE.

Tant mieux ! car j’ai hâte de parler d’autre chose que les tiraillements de ta conscience. J’ai à parler des inquiétudes de mon estomac. Eh bien, Malemort, soupera-t-on, ce soir ? Il fait faim en diable, sous le pont au Change !

MALEMORT.

Encore un instant ; laissons jeter les derniers bouillons à la marmite, et vous servez servi sur table.

PILLETROUSSE.

Chut !

MALEMORT.

Qu’y a-t-il ?

PILLETROUSSE.

J’entends quelqu’un.

LACTANCE.

N’ayez souci : c’est le capitaine Fleur-d’Épée ; je reconnais son pas.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, FLEUR-D’ÉPÉE

 

FLEUR-D’ÉPÉE, en costume de spadassin.

Bonsoir, camarades !... Bonsoir, mes braves !

PILLETROUSSE, à lui-même.

Voilà qui va rogner nos portions.

MALEMORT.

Et à quel heureux hasard devons-nous l’honneur de votre visite, capitaine ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Par ma foi, je suis appelé à souper chez M. le prévôt de Paris ; je me rends à son invitation, et, en passant sur le pont au Change, je me suis dit : « Voyons un peu si les camarades sont sous leur arche ! »

PILLETROUSSE.

Vous êtes bien heureux, capitaine, d’être invité en ville ; vous ferez un meilleur repas que nous.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Maître Pilletrousse, il sort de cette marmite un fumet qui t’accuse de mensonge.

MALEMORT.

Vous trouvez, capitaine ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Sur ma parole, cela flaire comme baume.

PILLETROUSSE.

Peuh !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Passe-moi donc ce trident, Malemort ; ça n’est pas pour moi, tu comprends, mais je désire savoir comment mes gens sont nourris.

PILLETROUSSE.

Quelques pauvres rogatons !

FLEUR-D’ÉPÉE, amenant une volaille.

Un poulet !... Peste ! du bouillon de poulet !

PILLETROUSSE.

J’ai l’estomac si délicat !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Il paraît que le poulet est bon marché.

PILLETROUSSE.

C’est selon, capitaine ; je ne l’ai pas payé cher, voilà tout ce que je sais.

FLEUR-D’ÉPÉE, remettant le poulet et piquant de nouveau.

Je crois que le drôle sera tendre... Diable ! un jambon !

PILLETROUSSE.

C’est Malemort qui l’a récolté.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Une jolie pièce, par ma foi ! Combien t’a coûté ce jambon, Malemort ?

MALEMORT.

La peine de me hausser et de le prendre.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tu l’as cueilli, je comprends.

MALEMORT.

À l’étal d’un charcutier ; oui, capitaine.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Et tu l’as mis dans ta marmite ?

PILLETROUSSE.

Pour donner un peu de corps au bouillon.

FLEUR-D’ÉPÉE, piquant pour la troisième fois et ramenant un collier de cervelas

Oh ! oh ! et ceci ?

MALEMORT.

C’est la quote-part du compère Lactance.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Un collier de cervelas !

LACTANCE.

Il était en montre à la porte d’un boudinier, et comme c’était un jour maigre...

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tu as pensé que le marchand te ferait un rabais dessus ; je t’ai toujours connu avisé et économe. Combien ce collier t’a-t-il coûté ?

LACTANCE.

Je ne sais pas, capitaine : le marchand dormait.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ma foi, mes amis, votre invitation me décide, et je soupe avec vous.

PILLETROUSSE.

Mais le prévôt de Paris ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ce sera pour un autre jour. À table, compagnons, à table ! je ne voudrais pas vous retarder.

Le Capitaine s’assied à table. Les trois Bandits mettent le couvert et servent.

FLEUR-D’ÉPÉE, à Lactance, qui apporte le vin.

Tu es donc toujours sommelier ?

Il tend son verre.

Où diable prends-tu ce vin-là, ivrogne ?

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, JACQUEMIN, assis sur le parapet du pont

 

JACQUEMIN.

Tout le monde mange peu ou prou, même ces païens.

Il montre les Bandits.

Il n’y a que moi qui n’ai pas un grain de millet à me mettre sous la dent. Non-seulement moi, mais mon maître, ou plutôt mon ami, mon frère Raoul, qui, si je ne rapporte pas de quoi souper et coucher, va être obligé de vendre sa chaîne d’or. Par bonheur, je brûle volontiers un grain d’encens sur l’autel de Phébus-Apollon. Essayons de cette petite poésie que j’ai composée pour les circonstances extrêmes, et qui renferme le récit de mes malheurs.

Il accorde son rebec et en tire quelques sons. Les Passants et les Curieux s’arrêtent et font cercle autour de lui.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ah ! ah ! il me semble que nous avons de la musique pendant notre repas.

PILLETROUSSE.

C’est une galanterie que je vous ai ménagée, capitaine.

JACQUEMIN salue son auditoire et commence.

I

Écoutez mon épopée,
Bateleurs, soldats, filoux,
Gens de corde et gens d’épée,
Fillettes aux grands yeux doux.
Faites ensuite à la ronde
Une quête pour le fou
Qui, cinq ans, courant le monde,
Traversa la mer profonde,
Et qui revient sans un sou.

II

Jacquemin, dès son jeune âge,
D’un sot désir agité,
Partit pour un long voyage ;
Ce voyage, en vérité,
Mérite d’être écouté.
Jacquemin se mit en route
Avec un bel écu d’or,
Que Jacquemin, qu’on écoute,
Aujourd’hui, coûte que coûte,
Voudrait bien avoir encor.

III

Tant que le porta la terre,
Il alla sans savoir où ;
Il croyait, tête légère,
Du monde atteindre le bout.
Vous savez qu’il était fou.
Aussi, de ce long voyage
Revenu par accident,
Jacquemin se trouve sage
Mais, comme au départ, n’ayant
Rien à mettre sous sa dent.

Il fait le tour du cercle en tendant son chapeau aux auditeurs.

IV

Aussi, je fais à la ronde
Une quête pour le fou
Qui, cinq ans, courant le monde,
Traversa la mer profonde,
Et qui revient sans un sou.
Donnez chacun votre obole ;
Cet acte de charité,
Braves gens, sur ma parole,
Je le dis sans parabole,
Au ciel vous sera compté.

UNE JEUNE FILLE.

Si j’avais de l’argent, beau chanteur, je commencerais par m’en acheter une robe neuve.

UN BOURGEOIS.

Mes principes ne me permettent point d’encourager les fainéants. Travaillez, mon ami, travaillez.

LYLETTE.

J’ai bien envie de vous donner quelque chose, moi.

JACQUEMIN.

Enfin, voilà donc une âme charitable !

LYLETTE.

Mais je n’en ai pas le droit ; ce que je vous donnerais, c’est le pain de mon enfant.

Elle s’éloigne.

UN BOHÉMIEN, la suivant des yeux, aux gens qui l’entourent.

Elle a laissé sa porte ouverte et son enfant seul à la maison.

LA BOHÉMIENNE.

Suis-la des yeux, afin que nous ne soyons pas surpris.

LE BOHÉMIEN, suivant Lylette.

Sois tranquille.

JACQUEMIN, à lui-même.

Allons, voilà qui va bien, et la situation se dessine. J’aime cela, moi ; au moins, on sait à quoi s’en tenir. Tout bien considéré, il ne me reste d’autre parti à prendre que je me jeter à l’eau. Voyons au moins si la rivière a bonne mine.

Il se penche vers la rivière.

DEUXIÈME BOHÉMIEN, à la bohémienne, qui est entrée dans la chambre de Lylette, donnant sur le pont.

Eh bien ?

LA BOHÉMIENNE.

L’enfant est dans son lit, mais j’ai peur qu’il ne crie.

LE BOHÉMIEN.

Ferme-lui la bouche avec ta main.

LA BOHÉMIENNE, qui sort de la chambre de Lylette, emportant l’enfant dans ses bras, au Bohémien qui guette.

Va dire à Bengali que le tour est fait, et qu’il est inutile qu’il monte la garde plus longtemps.

Le Bohémien sort d’un côté, tandis que la Bohémienne se sauve de l’autre, emportant l’enfant.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Il y a, par ma foi, longtemps que je n’ai si bien soupé. Camarades, à votre santé !

LES BANDITS.

À votre santé, capitaine !

JACQUEMIN, flairant la cuisine.

Diable ! diable ! qu’est-ce que cela ?...

Respirant profondément.

Il me monte aux narines des bouffées d’une odeur qui ressusciterait un mort... Cela sent la soupe grasse et la viande cuite à point. Si j’avais seulement un morceau de pain que la bonne femme de tout à l’heure allait chercher pour son enfant, je le mangerais à cette vapeur ; ce qui me procurerait l’illusion d’un excellent repas.

Flairant toujours.

Décidément, on festine là-dessous. Allons-y voir, et, quels que soient les cuisiniers qui marmitonnent ainsi en plein vent, je leur chanterai ma chanson, et ils me donneront bien quelque os à ronger. Voyons, voyons, par où descend-on sous cette arche ?... Ah ! je crois que j’ai trouvé le chemin.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, hors LES BOHÉMIENS

 

FLEUR-D’ÉPÉE.

Il me semble, ami Pilletrousse, que la musique a cessé.

LACTANCE.

C’est une sensualité bien grande pour des chrétiens que de se faire faire ainsi de la musique pendant leur repas, surtout quand le repas est bon. Il est vrai que la musique était mauvaise.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Eh bien, telle qu’elle était, je la regrette. La musique adoucit les mœurs de l’homme.

JACQUEMIN, qui est descendu par l’escalier du pont.

Tudieu ! les terribles figures ! Je crois que le souper vaut mieux que les soupeurs. Mais bah ! en fait de figures, j’en ai vu bien d’autres. Je vais leur présenter ma requête. On dit : « Pingre comme un bourgeois et généreux comme un voleur. » Nous allons voir si les proverbes sont véritablement la sagesse des nations.

Il racle quelques sons sur son rebec.

C’est humiliant, mais la faim justifie les moyens.

PILLETROUSSE, apercevant Jacquemin.

Nous ne sommes plus seuls, capitaine.

MALEMORT.

Que veut cet intrus ?

JACQUEMIN.

Je ne suis pas un intrus, mes gentilshommes, je suis un affamé.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Un affamé ? Bon ! qui est-ce qui a faim ?

JACQUEMIN.

Moi, capitaine, je vous en donne ma parole.

FLEUR-D’ÉPÉE.

N’est-ce pas toi qui chantais tout à l’heure sur le pont ?

JACQUEMIN.

Oui, monseigneur.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tu as la voix agréable.

JACQUEMIN.

Il ne faut pas me juger sur cette audition, capitaine, attendu que je suis à jeun depuis ce matin ; mais si vous voulez avoir une idée de ce que je puis faire, je vous offre, après souper, un concert dans la langue qu’il vous plaira de choisir.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tu me sembles un bon vivant.

JACQUEMIN.

Jugez donc, capitaine, si j’ai l’air d’un bon vivant en vivant si mal, ce que je serais en vivant bien !

FLEUR-D’ÉPÉE, aux Bandits.

Camarades, nous ne viendrons jamais à bout de tous ces reliefs : montrons-nous généreux en donnant à ce drôle ce dont nous ne voulons pas.

JACQUEMIN.

Dieu vous le rendra au centuple, honorable capitaine !

LACTANCE.

J’ai mis de côté une cuisse de poulet et une demi-bouteille de vin. Si vous voulez prier pour un pauvre pécheur de mes amis, nommé Lactance, je vous les donnerai volontiers.

JACQUEMIN.

Je regarderai cela comme un devoir, mon compère !

LACTANCE.

Mettez-vous dans ce coin, buvez et mangez. Ce n’est point à moi qu’on fera l’application de la parabole du mauvais riche.

JACQUEMIN.

Ah çà ! mais c’est donc un modèle de vertu que ce bandit-là ?

Il va s’asseoir dans un renfoncement obscur du pont où Lactance lui sert à manger.

PILLETROUSSE, écoutant.

Chut ! il me semble qu’on entend quelque bruit sur la rivière.

MALEMORT.

C’est un bruit de rames.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je vois une barque.

PILLETROUSSE.

Elle vient à nous... Alerte, compagnons !

JACQUEMIN, la bouche pleine.

Ma foi, arrive qui plante ! celui qui vient ne vient pas pour moi, j’en suis sûr.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, JACQUES DE LA TREMBLAYE, masqué, dans une barque conduite par un seul Rameur

 

JACQUES, s’avançant vers le groupe des Bandits.

On m’a dit que je trouverais sous cette arche des hommes hardis et prêts à tout.

FLEUR-D’ÉPÉE.

On vous a dit, vrai, mon gentilhomme.

JACQUES.

Eh bien, en ce cas, j’ai une affaire à traiter avec vous, si toutefois vous êtes ceux que je cherche.

JACQUEMIN, à part.

Il me semble que ce n’est pas la première fois que j’entends cette voix-là !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Et ceux que vous cherchez, à quoi devez-vous les reconnaître ?

JACQUES.

On m’a parlé d’un certain capitaine Fleur-d’Épée.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Vous parlez à lui-même.

JACQUES.

Si vous êtes tel qu’on le dit, nous pouvons nous entendre, mon maître.

JACQUEMIN, à part.

Dieu me damne si ce n’est pas la voix de ce misérable...

JACQUES.

Combien d’hommes êtes-vous ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Quatre, pour le moment ; mais, selon la nécessité, nous pouvons être dix, vingt, trente...

JACQUES.

Il n’est besoin, car nous n’avons affaire qu’à un seul homme.

JACQUEMIN, à part.

C’est lui !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Alors, nous sommes trois de trop ?

JACQUES.

Non ; car il ne faut pas que l’homme vous échappe. Maintenant, il s’agit de savoir si vous serez raisonnables.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ah ! voilà que vous allez marchander !... N’importe, dites l’affaire ; on verra après.

PILLETROUSSE.

Y a-t-il des chances de bénéfice en dehors de vos propositions ?

MALEMORT.

Moi, je commence par accepter. Du moment qu’il y a des coups à donner, cela me va. Bataille ! bataille !

LACTANCE.

Ami Malemort, tu devrais d’abord t’inquiéter s’il ne s’agit point de quelque expédition hasardeuse, et dans laquelle la balance des pertes peut l’emporter sur celle des profits... Dans ce cas, mon gentilhomme, il ne faudrait pas compter sur moi, je vous en préviens.

JACQUES.

Je vais répondre à toutes vos questions. L’affaire est grave : il y a des chances de bénéfice en dehors de mes propositions ; mais comme il y aura des coups à donner et même à recevoir, je compte vous offrir une somme raisonnable et qui satisfera, je l’espère, les plus difficiles. D’ailleurs, les chances de perte sont nulles, et celle des profits à peu près certaines...

FLEUR-D’ÉPÉE.

Alors, développez votre requête, et nous verrons si elle est acceptable.

JACQUES.

Il s’agit d’attaquer l’homme que je vous désignerai, de l’entourer pour qu’il ne puisse fuir, et de le frapper jusqu’à ce qu’il meure.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Cela se peut faire. L’homme est-il jeune ?

JACQUES.

Vingt-cinq ans.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Brave ?

JACQUES.

Il le dit.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Adroit ?

JACQUES.

C’est ce que nous jugerons à la besogne.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je crois qu’il y a du danger.

JACQUES.

Je ne dis pas non.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Combien donnez-vous ?

JACQUES.

Vingt philippes d’or à titre d’arrhes ; autant quand la chose sera faite.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Nous sommes loin du compte.

JACQUES.

Tant pis ! car, pour ne pas perdre de temps, j’ai dit tout de suite mon premier et mon dernier mot. Si vous refusez, je chercherai ailleurs ou ferai la chose moi-même.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Bah ! vous ajouterez bien dix écus ?

JACQUES.

Pas un denier.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Songez donc qu’il s’agit d’un gentilhomme.

JACQUES.

Il s’agit, non point d’un gentilhomme, mais d’un bâtard.

JACQUEMIN, à part.

Oh ! messire Raoul, c’est Dieu qui m’a conduit ici !

FLEUR-D’ÉPÉE, après avoir consulté ses compagnons.

Nous acceptons.

JACQUES.

Voici les vingt écus d’or, tout comptés dans cette bourse.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Vérifie, Pilletrousse... Les bons comptes font les bons amis.

À Jacques.

Vous permettez ?...

JACQUES.

C’est trop juste.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Et à quand l’affaire ?

JACQUES.

J’ai tout lieu de croire que, dans dix minutes, notre homme passera sur ce pont.

FLEUR-D’ÉPÉE, resserrant son ceinturon.

Nous sommes à vos ordres ; montez, nous vous suivons. Va, Lactance, va !

JACQUEMIN.

Dieu soit loué ! Ils ne songent pas à moi, et je pourrai sauver mon maître.

FLEUR-D’ÉPÉE, après avoir parlé bas à Pilletrousse et à Malemort, se retourne vers Jacques, et, voyant qu’il attend.

Je vous suis, je vous suis, mon gentilhomme... Ne faites pas attention : je donne un dernier ordre à mes gens.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, hors JACQUES, LACTANCE et FLEUR-D’ÉPÉE

 

PILLETROUSSE, à Jacquemin.

Camarade !

JACQUEMIN, à part.

Aïe ! aïe ! aïe !

MALEMORT.

Camarade !

JACQUEMIN.

Me voici, mes doux seigneurs.

PILLETROUSSE.

Sais-tu nager ?

JACQUEMIN.

Non.

MALEMORT.

Tant mieux.

JACQUEMIN.

Pourquoi cela ?

PILLETROUSSE.

Tu vas voir.

MALEMORT, prenant Jacquemin par les jambes, tandis que Pilletrousse le prend par la tête.

Allons, et de l’ensemble !

Ils le portent vers la rivière.

JACQUEMIN.

Mes amis ! mes amis ! que voulez-vous faire de moi ?

PILLETROUSSE.

Attends.

JACQUEMIN.

Au secours ! à l’aide !

MALEMORT et PILLETROUSSE, balançant Jacquemin.

Une !

PILLETROUSSE.

Deux !

ENSEMBLE, le jetant à l’eau.

Trois !

On entend le cri étouffé et le bruit d’un corps qui tombe dans l’eau.

MALEMORT.

Bon voyage, camarade !... Et maintenant, à nos affaires !

 

 

Scène VIII

 

PILLETROUSSE et MALEMORT s’engagent dans l’escalier, à mesure qu’ils le gravissent, le pont s’abaisse et se trouve bientôt de niveau avec le théâtre, la maison, à droite du spectateur, est alors complètement en vue, les deux Bandits rejoignent FLEUR-D’ÉPÉE, JACQUES et LACTANCE sur le pont

 

FLEUR-D’ÉPÉE.

Où allons-nous ?

JACQUES.

Nous restons ici. Je vous ai dit que notre homme devait passer sur ce pont.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Et par où viendra-t-il ?

JACQUES, montrant le côté.

Par là.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Vous êtes sûr ?

JACQUES.

Il va à la boutique de l’orfèvre qui fait le coin de la rue Saint-Barthélemy et de la rue de la Vieille-Poterie pour y vendre une chaîne d’or qui vaut plus de trois cents écus.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ah ! diable !

JACQUES.

Vous arrêterez le jeune homme au passage ; vous le tuerez et vous lui prendrez sa chaîne.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Comment ! la chaîne est pour nous ?

JACQUES.

Je vous ai promis des bénéfices inattendus. Vous voyez que je tiens ma parole.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Nous ferons mieux.

JACQUES.

Que ferez-vous ?

LACTANCE.

Capitaine, le mieux est l’ennemi du bien.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Nous ne l’arrêterons que lorsqu’il sortira de la boutique de l’orfèvre.

LES TROIS BANDITS.

Pourquoi cela ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Parce que, ayant vendu sa chaîne, il aura les écus dans sa poche, et que nous aimons mieux les écus que les bijoux.

PILLETROUSSE.

Le capitaine a raison.

MALEMORT et LACTANCE.

Parfaitement raison.

JACQUES.

Soit ! qu’il tombe en allant ou en revenant, pourvu qu’il tombe, c’est tout ce qu’il me faut... Silence ! placez vos hommes ; j’entends des pas.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Est-ce déjà lui ?

JACQUES.

Non, c’est une femme.

FLEUR-D’ÉPÉE, à Malemort.

Toi, là.

Aux trois autres.

Vous, là ; moi, ici.

Ils se cachent.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LYLETTE passe et rentre chez elle, une seconde après passe RAOUL, qui traverse le pont

 

JACQUES.

C’est lui, cette fois... Camarades, attention lorsqu’il va repasser.

 

 

Scène X

 

LYLETTE, seule, ouvrant sa fenêtre

 

Mon enfant ! mon enfant n’est plus dans son lit !... Paulin ! cher petit ange ! Paulin ! mon Paulin ! réponds donc à ta mère... Oh ! l’on m’aura volé mon enfant !...

Sortant comme une folle.

Quelque bohémienne, quelque sorcière ! Mon enfant ! qui est-ce

qui a mon enfant ?

Elle court en se tordant les bras.

Miséricorde ! miséricorde !...

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

JACQUES et LES BANDITS, cachés, ODETTE, à sa fenêtre, puis GERTRUDE

 

ODETTE.

Gertrude ! Gertrude ! n’était-ce point la voix de cette pauvre femme qui demeure dans la maison voisine ? Il me semble qu’elle appelle à l’aide. Descends donc et informe-toi.

GERTRUDE.

J’y vais, mademoiselle.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, RAOUL, revenant et attachant une escarcelle à sa ceinture

 

FLEUR-D’ÉPÉE, barrant le chemin à Raoul.

On ne passe pas, mon gentilhomme.

RAOUL.

Qui dit cela ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Pardieu ! vous voyez bien que c’est moi.

RAOUL.

Que voulez-vous ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Votre argent, d’abord.

RAOUL.

Savez-vous si j’en ai ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Vous aviez tout à l’heure à votre cou une belle chaîne ; vous sortez de chez un orfèvre et la chaîne n’est plus à votre cou ; donc, elle est dans votre poche en beaux écus d’or. Sommes-nous bien renseignés ?

RAOUL.

Oui ; seulement, reste à prendre les écus.

FLEUR-D’ÉPÉE.

C’est ce que nous allons tâcher de faire.

RAOUL, tirant son épée.

J’attends.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Vous n’attendrez pas longtemps.

Ils engagent le fer.

ODETTE.

Gertrude ! Gertrude ! on se bat sur le pont. Prends garde !

RAOUL, à Fleur-d’Épée, qui rompt.

Vous savez mal votre métier, mon ami, et ce n’est point là le chemin qu’il faut prendre quand on veut voler les gens.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Peut-être... À moi, camarades !

Les trois bandits sortent de leur poste et attaquent Raoul.

RAOUL.

Ah ! quatre contre un ! Misérables lâches !

ODETTE.

Un assassinat !... Au secours ! à l’aide !

JACQUES.

Tais-toi, femme !

ODETTE.

À l’aide ! au secours !

JACQUEMIN, dont on entend la voix.

Tenez bon, seigneur Raoul... J’arrive ! j’arrive !

MALEMORT, assenant un coup de masse sur la tête de Raoul.

Tu arrives trop tard.

Raoul jette un cri, étend les bras, lâche son épée et tombe contre la porte d’Odette ; cette porte s’entr’ouvre.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je tiens la bourse !

JACQUES.

Est-il mort ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tout ce qu’il y a de plus mort. Je lui ai passé mon épée au travers du corps, et Malemort lui a fendu la tête d’un coup de masse. Mes amis, tirons chacun de notre côté.

PILLETROUSSE.

Et où le partage ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je l’avais oublié... À l’asile Saint-Jacques.

Chacun tire de son côté.

JACQUES.

Ah ! bâtard ! je te l’avais bien dit, que la première fois que nous nous reverrions, ce serait pour ton malheur.

Il sort.

ODETTE, tombant à genoux.

Ô mon Dieu ! ayez pitié ! À l’aide !... au secours !...

Sa voix faiblit.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, JACQUEMIN, accourant

 

JACQUEMIN, un bâton à la main et tout trempé d’eau.

Ah ! bandits ! ah ! scélérats !... Plus personne... J’arrive trop tard ! – Mon pauvre maître !... seigneur Raoul ! – Oh ! le voilà évanoui, mort peut-être... Où trouver du secours ?... Une litière ! des flambeaux ! des gardes !

Courant à la litière.

Au secours ! au secours ! Messire Raoul de la Tremblaye vient d’être assassiné !

Une femme se montre à la portière de la litière. Jacquemin semble lui expliquer la situation.

GERTRUDE, à la porte, qu’elle vient d’ouvrir tout à fait.

Mademoiselle, mademoiselle, descendez vite ; il n’est que blessé, ce pauvre jeune homme, et peut-être peut-on le sauver.

ODETTE.

Oh ! oui, sauvons-le.

Elle descend.

LA FEMME DE LA LITIÈRE.

Raoul de la Tremblaye, c’est justement lui !

JACQUEMIN.

Venez, venez, madame !

LA FEMME DE LA LITIÈRE.

Suivez-nous, la Gauchie.

JACQUEMIN.

Par ici ! par ici !

ODETTE.

Tirons-le à nous, Gertrude.

Les deux femmes tirent Raoul dans la maison, referment la porte et la barricadent.

 

 

Scène XIV

 

JACQUEMIN, LA REINE, LA GAUCHIE, GARDES

 

JACQUEMIN.

Ici, madame, ici !... Il n’y est plus... La porte est refermée.

LA GAUCHIE.

Vous êtes fou, l’ami.

JACQUEMIN.

Quand je vous dis qu’il était là tout à l’heure, évanoui, blessé, mort peut-être.

LA GAUCHIE.

En ce cas, les maîtres de cette maison seront venus à son aide et l’auront retiré chez eux.

LA REINE.

C’est probable.

LA GAUCHIE.

Je la regarde.

LA REINE.

Es-tu sûr de la reconnaître ?

LA GAUCHIE.

Certainement.

LA REINE.

Alors, retirons-nous.

Aux porteurs.

À l’hôtel Saint-Paul !

JACQUEMIN.

Retirez-vous si vous voulez ; mais moi, je reste. J’enfoncerai plutôt la porte.

Il frappe.

LA GAUCHIE.

Mon ami, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas mener si grand tapage, ou vous vous ferez arrêter par la garde de nuit.

JACQUEMIN.

Ça m’est bien égal !

Il frappe.

LA REINE, aux porteurs.

À l’hôtel Saint-Paul.

Elle remonte en litière et se retire avec ses gardes.

 

 

Scène XV

 

JACQUEMIN, continuant de frapper, puis LE GUET

 

JACQUEMIN.

Ouvrez ! ouvrez ! ou j’enfonce la porte !

Le Guet arrive. Costumes d’archers. Un Sergent et six Hommes.

LE SERGENT.

Holà ! drôle ! pourquoi ce bruit ?

JACQUEMIN.

Mon maître ! on a volé mon maître !

LE SERGENT.

On ne vole pas dans les rues de Paris.

JACQUEMIN.

Comment ! on ne vole pas ? Non-seulement on l’a volé, mais encore on l’a assassiné.

LE SERGENT.

On n’assassine pas dans les rues de Paris.

JACQUEMIN.

Vous me dites cela, à moi qui ai été jeté à l’eau par les assassins !

LE SERGENT.

Cet homme m’est suspect. Amis, emmenez-le.

JACQUEMIN.

Que l’on m’emmène ! et où cela ?

LE SERGENT.

Où l’on mène les coureurs de nuit et les troubleurs de sommeil.

JACQUEMIN.

Ah ! bon ! il ne manquait plus que cela ! C’est moi qu’ils arrêtent !... Idiots, brutes, imbéciles !... À la garde ! à la garde !

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, FLEUR-D’ÉPÉE, croisant LE GUET

 

FLEUR-D’ÉPÉE.

Voilà, sur ma parole, un impudent coquin ! On l’arrête et il crie à la garde !... Mes amis, ne le lâchez pas !

LE SERGENT.

Oh ! il n’y a pas de danger !

Au moment ou le sergent dit ces paroles, Jacquemin glisse entre les mains des soldats, qui crient après lui en criant : « Arrêtez-le !... arrêtez-le !... »

 

 

ACTE III

 

 

Quatrième Tableau

 

Chez Odette. Un charmant retrait.

 

 

Scène première

 

ODETTE, GERTRUDE, RAOUL, évanoui, couché sur des coussins, la tête appuyée à un grand fauteuil

 

ODETTE.

Reprend-il ses sens, Gertrude ?

GERTRUDE.

Pas encore, mademoiselle.

ODETTE.

Dieu du ciel ! avoir sous les yeux une de tes créatures, Seigneur, qui, cinq minutes auparavant, marchait, agissait, pensait, aimait peut-être, et qui, maintenant, n’est plus qu’un cadavre !

GERTRUDE.

Oh ! mademoiselle, il n’est pas mort.

ODETTE.

Pas mort ! tu en es sûre, Gertrude ?

GERTRUDE.

Tout à l’heure, je lui ai jeté de l’eau au visage, il a tressailli, et maintenant que je lui fais respirer du vinaigre, voyez, il soupire.

ODETTE.

Oh ! oui, je l’ai entendu... Attends, attends.

Elle lui soulève la tête.

Assieds-toi là ; bien ! Maintenant, soutiens-lui la tête ; moi, je vais lui faire respirer du vinaigre.

GERTRUDE.

Il vit, mademoiselle, il vit !

ODETTE.

Gertrude, tâche donc qu’il revienne à lui ; ces grands yeux fermés m’épouvantent

RAOUL, soupirant.

Ah !...

ODETTE.

Tu entends, Gertrude !... Messire, messire, au nom du ciel, revenez à vous, ne nous effrayez pas plus longtemps.

GERTRUDE.

Le voilà qui se ranime : silence !

Les deux femmes demeurent la respiration suspendue.

RAOUL.

Oh ! les misérables ! les lâches ! les assassins ! Quatre contre un seul homme !

ODETTE.

Il a le délire.

RAOUL, dont les regards peu à peu se fixent sur Odette.

Que s’est-il passé ? Où suis-je ? Je rêve sans doute.

Regardant Odette.

Non, ce n’est point un rêve, c’est une vision ; et Dieu m’ouvre le ciel, puisqu’un de ses anges m’apparaît.

ODETTE.

Messire, revenez à vous et reprenez votre raison.

RAOUL.

De quel nom faut-il vous nommer, douce et belle enfant du ciel ?

ODETTE.

Hélas ! messire, je ne suis qu’une fille de la terre, et me nomme simplement Odette.

RAOUL.

Mais comment avez-vous pu m’apporter jusqu’ici ?

ODETTE.

Dieu est fort, et quand il veut, il donne sa force aux plus faibles mains.

RAOUL.

Oh ! les mains dont Dieu s’est servi, laissez-moi les adorer, les serrer dans les miennes, les toucher de mes lèvres !

ODETTE, jetant un cri.

Ah !

GERTRUDE.

Qu’y a-t-il ?

ODETTE.

Rien. Messire, vos blessures sont plus graves peut-être que vous ne le croyez, et je crains que la fièvre...

RAOUL.

Oui, n’est-ce pas, vous croyez que c’est la fièvre qui brûle mon sang et qui dicte mes paroles ? Vous vous trompez, Odette ; mon cœur est brûlant, mais ma tête est froide ; mes blessures ne sont rien. Je suis calme, je suis fort, voyez plutôt.

Il se soulève et veut faire un pas.

Oh ! la terre manque sous mes pieds, et je n’y vois plus... Odette !...

Il retombe.

ODETTE.

Que Dieu nous soit en aide ! Il est mort cette fois... Oh ! le malheureux ! le malheureux !

Elle se met à genoux près de lui. On frappe à la porte d’en bas.

GERTRUDE.

Miséricorde ! Entendez-vous, mademoiselle ? On frappe à la porte de nouveau.

ODETTE.

Oh ! ce sont eux, ce sont les assassins ! Ils viennent l’achever, Gertrude.

GERTRUDE.

Fuyons, mademoiselle ! cette maison a une sortie sur la rivière.

ODETTE.

L’abandonner dans l’état où il est ? Jamais !

GERTRUDE.

Entendez-vous ? on frappe encore.

ODETTE.

Regarde par la fenêtre, Gertrude.

GERTRUDE.

Oui, vous avez raison.

ODETTE.

Eh bien, qui frappe ?

GERTRUDE.

Un homme... Attendez donc, on dirait...

FLAMEL, du dehors.

Gertrude ! Gertrude ! ouvrez, c’est moi.

ODETTE.

La voix de maître Flamel ! Ouvre, Gertrude, ouvre. C’est Dieu qui nous l’envoie, tout à la fois et comme secours et comme défense.

GERTRUDE, se précipitant dans l’escalier.

J’y cours, mademoiselle, j’y cours.

 

 

Scène II

 

ODETTE, RAOUL, évanoui

 

ODETTE.

Oh ! mon Dieu, rendez-lui la vie, et je fais ici le serment solennel d’être à lui... ou à vous.

 

 

Scène III

 

ODETTE, RAOUL, GERTRUDE, FLAMEL

 

FLAMEL.

Et où est-il, ce beau gentilhomme blessé ?

GERTRUDE.

Le voilà, maître.

ODETTE.

Oh ! vous qui êtes si savant, sauvez-le, sauvez-le !

FLAMEL.

Quelle ardeur dans ta prière, mon enfant !

ODETTE.

Est-ce un crime, mon père, de prier pour ceux qui souffrent ?

FLAMEL.

Ce serait un crime, que je te le pardonnerais pour ce mot que tu as dit là : « Mon père ! »

ODETTE.

Ne suis-je pas votre enfant ?

FLAMEL.

Oui, mon enfant, ma fille chérie !

Regardant Raoul.

Le jeune homme du Louvre !

ODETTE.

Le connaissez-vous ?

FLAMEL.

Oui.

ODETTE.

Il le connaît, Gertrude. N’est-ce pas, maître, que c’est un brave et loyal gentilhomme ?

FLAMEL.

Oui, bonne Odette, oui, tu l’as dit, c’est un brave et loyal gentilhomme.

ODETTE.

Alors, occupez-vous de lui.

FLAMEL.

Inutile ! le voilà qui revient de lui-même.

ODETTE.

C’est la seconde fois qu’il revient à lui, et s’il allait s’évanouir encore !

FLAMEL, à Raoul.

Là, tenez, appuyez-vous au bras de Gertrude, et passez dans la chambre voisine ; vous avez besoin de repos, et moi, il faut que je parle à cette enfant.

RAOUL, interrogeant Odette.

Odette ?

ODETTE.

Allez.

RAOUL.

Je dois donc obéir ?

ODETTE.

Oui.

RAOUL.

Mais je vous reverrai, n’est-ce pas ?

ODETTE.

Demandez à maître Flamel.

FLAMEL.

Je vous le promets.

RAOUL.

Alors, béni soit Dieu !

FLAMEL, à Gertrude.

Reste près de lui jusqu’à ce qu’il dorme, Gertrude.

 

 

Scène IV

 

FLAMEL, ODETTE

 

FLAMEL.

Tu ne m’attendais pas ce soir, mon enfant ?

ODETTE.

Non ; seulement, je vous espérais. Je vous attends rarement, mais je vous espère toujours.

FLAMEL.

Suis-je le bienvenu ?

ODETTE.

Oh ! oui.

FLAMEL.

Merci.

ODETTE.

Pourtant, laissez-moi vous dire qu’il y a, ce soir, dans votre visage quelque chose de grave, dans le son de votre voix quelque chose de solennel qui m’étonne, qui m’effraierait presque, si je ne connaissais votre tendresse pour moi.

FLAMEL.

C’est qu’en effet, Odette, la cause qui m’amène est grave ; c’est que les paroles que j’ai à te dire sont solennelles... Veux-tu m’écouter ?

ODETTE.

Dites sans hésitation ce que vous avez à me dire, médecin du corps et de l’âme.

FLAMEL.

Odette, mon enfant, si Dieu se révélait à toi, s’il te demandait, mais cependant sans te l’imposer, un grand acte d’abnégation, le plus grand peut-être qui ait jamais été accompli par une femme ?

ODETTE.

Eh bien ?

FLAMEL.

Que répondrais-tu, chère enfant ?

ODETTE.

Je répondrais : « Seigneur, votre servante est prête, ordonnez, et elle obéira. Montrez-lui la route, et elle marchera. »

FLAMEL.

Odette, je viens à toi de la part de Dieu.

ODETTE.

Alors, je vous réponds, comme je répondrais à Dieu : Parlez ; votre servante attend.

FLAMEL.

Il y a quelque part, mon enfant, tantôt dans un coin du Louvre, tantôt dans quelque cabinet retiré de l’hôtel Saint-Paul, un homme tout-puissant en apparence, mais en réalité plus faible qu’un enfant, plus pauvre et plus abandonné que le plus misérable de ses sujets. Cet homme, Odette, c’est le roi !

ODETTE.

Oh ! je l’ai plaint bien souvent, mon père, et chaque soir, dans mes prières, je demande au Seigneur miséricorde pour lui.

FLAMEL.

Eh bien, Odette, Dieu t’a peut-être entendue, Dieu fera peut-être un miracle, et, de ce miracle, peut-être seras-tu l’instrument.

ODETTE.

Que la volonté de Dieu soit faite, ô mon ami, sur la terre comme au ciel !

FLAMEL.

Ce roi, avant qu’il devînt fou, ma fille, c’était la Providence du royaume. Par malheur, sa jeunesse fut brûlée à la flamme des passions. À vingt ans, il avait eu deux existences : l’une de guerre civile, l’autre de plaisirs. La tête était fatiguée, le cœur vide, les sens défaillants.

ODETTE.

Pauvre roi !

FLAMEL.

Tu sais comment il devint fou, mon enfant, et comment, depuis ce jour fatal, tantôt la reine pour ses amours, tantôt les ducs de Bretagne et de Bourgogne pour leurs ambitions, l’ont maintenu dans sa folie. On a fait venir de tous les côtés des mires et des docteurs, des médecins et des charlatans. Science et empirisme, rien n’y a fait. Alors, on m’a appelé à mon tour, dans l’espérance qu’à mon tour j’échouerais. Longtemps j’ai hésité ; mais, tout à coup, il m’est venu une pensée : c’est qu’à ce grand malheur il fallait un grand dévouement, non-seulement au roi, mais encore au royaume.

ODETTE.

Continuez, mon père.

FLAMEL.

Car si quelque chose est plus malade, plus agonisant, plus près de la tombe que le roi, c’est le royaume. Cette belle France, elle qui semblait fatalement poussée dans la grandeur, elle qui croissait victorieuse, qui, vaincue, croissait encore, la France, à moitié conquise aujourd’hui, penche à l’abîme... Le roi fou, chacun tire à soi un lambeau de son pouvoir. Le roi reprenant sa raison, chacun obéirait, chacun se rallierait, chacun ferait face au grand, au seul, à l’unique danger du royaume, à l’ennemi... Tout à l’heure, enfant, tu m’appelais médecin du corps et de l’âme. Or, il y a en moi cette conviction que, dans le roi, il faut traiter tout ensemble l’âme et le corps. Eh bien, Odette, ma fille chérie, en te regardant et en pensant que mes regards ne pouvaient se détacher de toi, je me suis dit qu’il y avait dans la femme une mystérieuse puissance, une attraction inconnue, une influence étrange qui n’était pas de l’amour et qui tenait de l’amour. Je me suis dit qu’elle devrait avoir un bien autre pouvoir, la femme près de laquelle un esprit souffrant et une âme malade viendraient chercher le charme des entretiens solitaires et des tendres compassions.

ODETTE.

Ô mon père ! je crois que je vous comprends... et je tremble.

FLAMEL.

Je me suis dit que si quelque jeune fille douce et pure, que si quelque blonde et chaste enfant apparaissait tout à coup au pauvre insensé, fût-ce au milieu de ses fureurs, comme un ange au milieu de sinistres fantômes, ce serait pour lui une vision céleste ; que ses esprits troublés y reprendraient un peu de calme, et que, pour cette tête perdue, pour ce front découronné, ce calme, si faible qu’il fût, serait un acheminement vers la raison. Alors, chère enfant, alors, ma fille bien-aimée, j’ai regardé autour de moi, j’ai cherché le plus doux visage, les yeux les plus beaux, le cœur le plus chaste, l’âme d’un ange dans le corps d’une vierge, et je me suis écrié, triste jusqu’au désespoir : « Odette ! Ô mon Dieu, mon Dieu ! il n’y a qu’Odette ! »

ODETTE.

Et Dieu ne vous a pas répondu d’écarter de moi ce calice, ô mon père ?

FLAMEL.

Dieu m’a montré un Christ au Calvaire, mon enfant, et il m’a dit : « Quand j’ai voulu sauver les hommes, je leur ai donné mon fils. »

ODETTE.

Mais on dit que la folie du roi est farouche et parfois sanglante.

FLAMEL.

C’est vrai.

ODETTE.

On dit que, dans ses accès, il frappe, il déchire, il tue...

FLAMEL.

C’est vrai.

ODETTE.

Mais alors, c’est à la mort peut-être que vous m’envoyez !

FLAMEL.

Je t’ai dit que c’était au sacrifice ; le sacrifice des premiers chrétiens allait jusqu’au martyre.

ODETTE.

Et si ce sacrifice était sans fruit ? si ce martyre était inutile ?

FLAMEL.

Odette, vous aurez donné votre jeunesse pour sauver le roi ; vous aurez donné votre vie pour sauver la France.

ODETTE, s’agenouillant.

Mon Dieu, mon Dieu, inspirez-moi, et, si c’est votre volonté, donnez-moi la force, donnez-moi le courage !

Elle laisse tomber sa tête dans ses mains.

FLAMEL.

Que votre esprit divin descende en elle, Seigneur, Seigneur !

ODETTE, se relevant.

Je suis prête.

FLAMEL.

Vous acceptez, Odette ?

ODETTE.

Dieu le veut.

FLAMEL.

Ô noble enfant, tu es grande et sainte !

ODETTE.

Quand me conduirez-vous au Louvre ?

FLAMEL.

D’un moment à l’autre. Mais revêts-toi de blanc, ma fille ; c’est la seule couleur qui n’irrite pas ses yeux.

ODETTE, souriant.

La victime va se parer pour marcher à l’autel.

Elle fait quelques pas, puis revient.

Mon père !

Elle regarde la porte par laquelle est sorti Raoul.

FLAMEL.

Oui, je comprends ; sois tranquille.

ODETTE.

Merci !

 

 

Scène V

 

FLAMEL, seul

 

Oh ! mon Dieu ! qui me dira si ce que je vais faire est une grande action ou un grand crime ? Vais-je sauver le roi de France ? Vais-je dévouer au plus odieux et au plus stérile de tous les supplices une adorable créature ?... C’est l’avenir qui me répondra.

 

 

Scène VI

 

GERTRUDE, FLAMEL

 

GERTRUDE.

Maître !

FLAMEL.

Ah ! c’est toi, Gertrude... Eh bien, notre blessé ?

GERTRUDE.

Il est complètement revenu à lui. Il veut revoir ma maîtresse et demande où elle est.

FLAMEL.

Va rejoindre ta maîtresse dans sa chambre, Gertrude, et laisse-moi recevoir ce jeune homme ; j’ai à lui parler.

Gertrude sort par où est sortie Odette. Flamel va ouvrir la porte de la chambre de Raoul.

Venez, messire, venez !

 

 

Scène VII

 

RAOUL, FLAMEL

 

RAOUL, à lui-même, après avoir regardé de tous côtés.

Elle n’y est plus ! Ai-je donc rêvé ? Non, le rêve laisse une trace dans la mémoire, et voilà tout.

Il met la main sur son cœur.

Moi, la trace est là, au cœur !

Il reste pensif.

FLAMEL.

Êtes-vous mieux, mon gentilhomme ?

RAOUL, sortant de sa rêverie.

Oui, je vous remercie, quoique ce ne fût guère la peine de me rendre à la vie.

FLAMEL.

Pourquoi cela ? la vie d’un loyal gentilhomme est toujours bonne à conserver ; car si elle lui est inutile, à lui, elle peut être utile au royaume.

RAOUL.

Et qui vous dit, maître, que je suis un loyal gentilhomme ? qui vous dit que ma vie peut être utile à quelqu’un ou à quelque chose ?

FLAMEL.

Nous ne nous sommes trouvés ensemble qu’une seule fois et qu’un seul instant, messire, et cet instant a suffi pour que je sache qui vous êtes, sinon comme homme et comme nom, du moins comme cœur et comme loyauté... C’était ce matin, au Louvre ; je vous ai vu fléchir le genou devant le vieux roi sans royaume et lui jurer serment de fidélité. Je sais que vous tiendrez ce serment que tant d’autres ont trahi. Jeune homme, nous marchons dans la même voie, nous combattons pour la même cause, chacun selon notre vocation : vous avec ce glaive de fer qu’on appelle l’épée, moi avec ce glaive de flamme qu’on appelle la pensée. Donnez-moi la main ; nous serons vainqueurs ensemble ou vaincus tous deux.

RAOUL.

Expliquez-vous ; je vous comprends mal.

FLAMEL.

Plus tard, vous me comprendrez mieux.

RAOUL.

Mais enfin, qui êtes-vous donc, vous que je ne connais pas et qui me connaissez ?

FLAMEL.

Je suis un pauvre rêveur nommé Nicolas Flamel.

RAOUL.

Nicolas Flamel, l’habile écrivain, le profond alchimiste, l’homme qui a fondé quatre hôpitaux et bâti deux églises ? Voici ma main, maître.

FLAMEL.

Réunies, je l’espère, ces deux mains feront quelque chose d’utile et de grand pour le royaume.

RAOUL.

Vous avez entendu mon serment, mettez-moi à même de l’accomplir.

FLAMEL.

L’œuvre est dans ma pensée, et, dès ce soir, nous nous mettrons à l’exécution.

RAOUL.

Maintenant, maître Flamel, puisque vous paraissez vous intéresser à moi...

FLAMEL.

Comme à mon fils, messire Raoul.

RAOUL.

Dites-moi, c’est un service que je vous demande.

FLAMEL.

Parlez.

RAOUL.

Où suis-je ?

FLAMEL, souriant.

Vous êtes dans la maison du Seigneur ; car vous êtes chez un de ses anges les plus purs.

RAOUL.

Une jeune fille, n’est-ce pas ?

FLAMEL.

Oui.

RAOUL.

Son nom, maître ? Par grâce, dites-moi son nom !

FLAMEL.

Odette !

RAOUL.

Odette ? Oh ! c’est cela ! Odette ! Odette ! Oh ! je n’avais donc pas rêvé !

 

 

Scène VIII

 

RAOUL, FLAMEL, JACQUEMIN, apparaissant à la fenêtre

 

JACQUEMIN.

Ouf !

FLAMEL, tirant un poignard.

Qui va là ?

JACQUEMIN.

Ami !... Messire Raoul, ayez la bonté de répondre de moi.

RAOUL.

Jacquemin !

JACQUEMIN.

Vous entendez, maître : Jacquemin Gringonneur, poète, mathématicien, bateleur, philosophe, comédien, pour vous servir. Là, maintenant, puis-je entrer ?

RAOUL.

Oui certainement. Seulement, pourquoi entres-tu par la fenêtre ?

JACQUEMIN.

Parce que j’ai juré de ne jamais plus frapper aux portes.

FLAMEL.

Cet homme est votre serviteur ?

RAOUL.

Il est mieux que cela, maître Flamel, il est mon ami.

FLAMEL.

Il paraît de joyeuse humeur.

RAOUL.

C’est le plus amusant compagnon que j’aie jamais connu.

FLAMEL.

Nous pourrons l’utiliser.

JACQUEMIN.

C’est dit. J’entre, n’est-ce pas ?

FLAMEL.

Oui, et vous êtes le bienvenu.

JACQUEMIN.

Merci.

RAOUL.

Mais comme te voilà mouillé, mon pauvre Jacquemin. D’où sors-tu donc ?

JACQUEMIN.

De la rivière.

RAOUL.

De la rivière ?

JACQUEMIN.

Oui. Tandis qu’on vous poignardait, on me noyait, moi.

RAOUL.

On te noyait ?

JACQUEMIN.

Parfaitement !

RAOUL, souriant.

Ce n’était pas pour te voler, je présume ?

JACQUEMIN.

Non, Dieu merci ! Mais on me noyait pour autre chose.

RAOUL.

Et pourquoi te noyait-on ?

JACQUEMIN.

Pour se débarrasser de moi.

RAOUL.

Quel intérêt avait-on à se débarrasser de toi, mon pauvre ami ?

JACQUEMIN.

J’en savais trop long.

RAOUL.

Que savais-tu donc ?

JACQUEMIN.

Je savais qu’on allait vous assassiner.

RAOUL.

Comment cela ?

JACQUEMIN.

J’avais l’honneur de souper avec les bandits à qui on est venu acheter votre vie. Elle a, par ma foi, été payée vingt philippes d’or, et comptant.

RAOUL.

Et qui faisait cet infâme marché ?

JACQUEMIN.

Qui ?... Eh ! pardieu ! c’est facile à deviner : votre voleur d’héritage. Il a peur que le testament ne se retrouve, et il ne serait pas fâché, si l’on retrouve le testament, qu’on ne retrouvât plus l’héritier.

RAOUL.

Oh ! le misérable !

 

 

Scène IX

 

RAOUL, FLAMEL, JACQUEMIN, ODETTE, vêtue de blanc et voilée

 

ODETTE, à Flamel.

Je suis prête à vous suivre, mon ami.

RAOUL.

Odette !... Oh ! plus belle que jamais !

JACQUEMIN, à Raoul.

La charmante image à mettre sur parchemin avec un fond d’or !

RAOUL.

N’est-ce pas qu’elle est belle ?

FLAMEL.

Je vous laisse avec votre fidèle serviteur, messire... Attendez avec lui dans cette chambre, et, avant un quart d’heure, je reviens vous chercher.

JACQUEMIN.

Tous les deux ?

FLAMEL.

Oui. Je suis à la recherche d’un grand secret, et, pour résoudre le problème que je poursuis, il me faut les trois plus purs éléments de la nature : un beau visage, un cœur loyal, un esprit joyeux... Viens, Odette, j’ai le pressentiment que tout ira bien.

ODETTE, à Raoul.

Adieu, messire.

RAOUL.

Adieu ! pourquoi adieu ? Ne vous reverrai-je donc plus ?

ODETTE.

Qui sait ?

RAOUL.

Odette ! Odette !

ODETTE.

Je prierai pour vous.

RAOUL.

Oh ! dites pour nous, Odette, afin que Dieu ne nous sépare ni dans sa colère, ni dans son amour.

Flamel et Odette sortent.

 

 

Scène X

 

RAOUL, JACQUEMIN

 

RAOUL.

Oh ! je la reverrai, je la reverrai ; car maintenant, je l’aime, et mieux vaudrait mourir que de ne pas la revoir.

JACQUEMIN.

Vous ne mourrez pas, et vous la reverrez.

RAOUL.

Tu le crois, n’est-ce pas, Jacquemin ?

JACQUEMIN.

J’en jurerais sur ma tête.

RAOUL.

Et qui te fait croire à cela ?

JACQUEMIN.

Notre étoile. Je dis notre étoile, attendu que j’ai donné congé à la mienne, convaincu que la vôtre était suffisante pour tous deux.

RAOUL.

Pauvre Jacquemin ! Elle est bien voilée cependant.

JACQUEMIN.

Voilée ! mais c’est-à-dire que l’étoile polaire, à la suite de laquelle j’ai fait le tour du monde, n’est qu’un ver luisant, comparée à la vôtre.

RAOUL.

Je voudrais bien que tu me prouvasses cela.

JACQUEMIN.

Rien de plus facile. Je vous crois assassiné, et je trouve que dame Fortune vous a conduit par la main chez une adorable enfant, que vous allez idolâtrer et qui vous le rend déjà. Par ma foi ! si tout cela n’est pas de la chance, messire, Jacquemin Gringonneur ne s’y connaît pas.

RAOUL, souriant.

Heureux Jacquemin, qui voit tout en beau !

JACQUEMIN.

C’est au point que je suis convaincu que vous n’avez qu’à dire, comme dans le conte arabe que j’ai lu à Bagdad : « Sésame, ouvre-toi ! » pour que quelque génie, quelque fée ou quelque enchanteresse apparaisse tout à coup.

RAOUL.

Tu es fou, Jacquemin.

JACQUEMIN.

N’importe, essayez : vous ne le voulez pas ? Je vais le dire pour vous : Sésame, ouvre-toi !

 

 

Scène XI

 

RAOUL, JACQUEMIN, UN PAGE

 

RAOUL.

Qu’est cela ?

JACQUEMIN.

Quand je vous le disais ! Voilà le génie demandé.

LE PAGE.

Messire Raoul de la Tremblaye ?

RAOUL.

C’est moi.

LE PAGE.

Très bien.

RAOUL.

Que me voulez-vous ?

LE PAGE.

Vous remettre trois choses : une lettre, une chaîne, une épée.

RAOUL.

De quelle part venez-vous ?

LE PAGE.

Je ne puis répondre à cette question.

RAOUL.

Ne sachant de qui me viennent ces dons, je les refuse.

JACQUEMIN.

Et moi, je les accepte. Merci, jeune homme.

RAOUL.

Jacquemin !

LE PAGE.

Mon message est accompli. Je me retire.

 

 

Scène XII

 

RAOUL, JACQUEMIN

 

RAOUL.

Qu’as-tu fait ?

JACQUEMIN.

Messire Raoul, je me suis toujours promis, si la Fortune passait à ma portée, de l’arrêter par ses trois cheveux, dussent-ils me rester dans la main. Je me suis tenu parole. Les voilà. Premier cheveu !

RAOUL.

Tu ouvres cette lettre ?

JACQUEMIN.

Elle est à votre adresse. En qualité de votre secrétaire, je l’ouvre donc. Peste ! les armes de France... Brevet de lieutenant dans les gardes du roi !

RAOUL.

Impossible, Jacquemin.

JACQUEMIN.

Par ma foi, lisez vous-même.

RAOUL.

C’est vrai.

JACQUEMIN.

Passons à la chaîne. Second cheveu !

RAOUL.

Jacquemin, cette chaîne est d’or massif.

JACQUEMIN.

Enrichie de rubis. En ma qualité de trésorier, je me charge de veiller à ce qu’il ne lui en arrive pas autant qu’à l’autre.

RAOUL.

Quant à cette épée...

JACQUEMIN.

En ma qualité d’écuyer, c’est à moi de vous la ceindre. Allons, monseigneur, allons. Troisième cheveu !

RAOUL.

Non, non, tant que je ne saurai pas de qui me viennent tous ces dons...

 

 

Scène XIII

 

RAOUL, JACQUEMIN, FLAMEL

 

FLAMEL.

Eh bien, messire, comment vous trouvez-vous ?

RAOUL.

Comme un homme qui rêve tout éveillé.

FLAMEL.

Et faites-vous au moins de bons rêves ?

RAOUL.

Jugez-en.

Il lui montre la lettre, la chaîne et l’épée.

FLAMEL.

Qu’est-ce que tout cela ?

RAOUL.

Tout cela, c’est mon rêve. Que dois-je faire ?

FLAMEL.

Mettez ce brevet dans votre poche, passez cette chaîne à votre cou, bouclez cette épée à votre côté, et partons.

RAOUL.

Où allons-nous ?

FLAMEL.

Revoir Odette.

RAOUL.

Oh ! alors, à l’instant même, partons, partons !

 

 

Cinquième Tableau

 

À l’hôtel Saint-Paul. La chambre du roi.

 

 

Scène première

 

FLAMEL et ODETTE, entrant par une petite porte perdue dans la tapisserie

 

FLAMEL.

C’est ici, Odette.

ODETTE.

Ici, dans cette chambre ? c’est ici qu’il habite ? J’ai vu des tombeaux moins sombres et moins lugubres que cet appartement.

FLAMEL.

C’est cependant la chambre du roi.

ODETTE.

Pauvre roi ! malheureux roi !

FLAMEL.

Oh ! oui, bien pauvre et bien malheureux ! Regarde autour de nous, Odette... Tout, dans cette chambre dévastée, indique l’absence des cœurs tendres et des soins affectueux. Pas une aiguille pour recoudre ces lambeaux, pas une main pour remettre à leur place ces fauteuils renversés. À travers ces vitraux brisés sifflent le vent et la pluie. Il est besoin ici d’un doux esprit, qui veille et qui répare. Où seraient donc exilés la compassion et le dévouement, si on ne les trouvait pas près de cette immense infortune !

ODETTE.

Ne craignez rien, mon père ; je comprends maintenant toute la grandeur du rôle que me gardait la destinée ! Cette royauté qui, au lieu de couronne, porte un voile de deuil ; cette royauté franchissant, éplorée et solitaire, la distance qui nous sépare et réclamant les soins d’une pauvre fille ; cette royauté me paraît plus sainte et plus sublime que sur le trône et la couronne au front !... Où est le roi ?

FLAMEL.

Dans le jardin ; il fait sa promenade accoutumée avec ses gardiens, mais ils ne tarderont pas à le ramener dans cette chambre.

ODETTE, tressaillant.

Oh ! mon Dieu !

FLAMEL.

Odette, si tu doutes, il est encore temps ; cette porte nous est ouverte pour sortir comme elle nous était ouverte pour entrer, et personne ne nous aura vus.

ODETTE.

Non, non ; je reste.

Souriant.

Savez-vous à quoi je songe ?

FLAMEL.

Quelque sainte et divine pensée, Odette ; car les anges ne sourient pas plus doucement que tu ne le fais à cette heure.

ODETTE.

Je songe à cette gazelle qu’un jour vous me fîtes voir au Louvre dans la cage d’un lion. Ce lion était le plus féroce de tous ceux que l’on y nourrit ; aucun de ses gardiens n’osait en approcher. On lui jetait des quartiers de chair saignante à travers les barreaux de sa cage. Un jour, la reine Isabeau eut cette cruelle idée de lui donner à dévorer une gazelle vivante. On ouvrit la cage et on y poussa la pauvre petite bête épouvantée... Comment ce lion si féroce pour tous s’adoucit-il pour la gazelle ? Je ne sais ; mais quand vous me le fîtes voir, la gazelle dormait entre les griffes du lion. – Je reste.

FLAMEL.

Seule, pauvre enfant ; seule comme la gazelle dans la cage du lion !

ODETTE.

Je ne serai pas seule, mon père ; car j’aurai avec moi l’espérance, qui soutient ; la charité, qui rachète ; la foi, qui sauve. Allez, mon ami, allez.

FLAMEL.

Dieu te garde, mon enfant ! Je vais dire qu’on ramène le roi.

 

 

Scène II

 

ODETTE, seule

 

Je me suis faite plus forte que je ne suis. Mon Dieu, mon Dieu, voici l’heure venue, l’heure terrible, l’heure du sacrifice, l’heure de la mort peut-être ! Je suis résolue, je ne recule pas, je n’hésite pas, je ne regrette pas !... Et pourtant j’ai peur... Mon âme est forte, mon cœur est faible ; la pensée plane, mais le corps rampe. C’est que je comprends que cet insensé que je suis, dit-on, appelée à guérir n’a qu’à me toucher de la main pour me briser comme un de ces meubles dont je foule aux pieds les débris. Mon Dieu ! que n’ai-je la harpe de David pour charmer Saül !

S’agenouillant à un prie-Dieu.

Mais, à défaut de l’instrument des séraphins et des anges, donnez-moi, Seigneur, la voix qui charme, l’accent qui console ; dites-moi les syllabes magiques avec lesquelles votre Fils bien-aimé chassait le démon des corps dont il s’était emparé ; car la folie, c’est un démon...

Écoutant.

Quel est ce bruit ?

Se relevant sur un genou.

Mon Dieu ! des cris de douleur, de sourdes plaintes, des voix terribles... On vient, on vient, on approche.

FLAMEL, en dehors.

Laissez faire le roi.

ODETTE.

Je suis perdue !

Elle se jette dans l’angle du lit et s’enveloppe dans les rideaux pour se cacher.

 

 

Scène III

 

LE ROI, ODETTE

 

ODETTE.

Ô pauvre roi !... je n’ai plus peur, maintenant ; je n’ai plus que pitié.

Étendant les mains vers lui.

Monseigneur !...

LE ROI, se redressant sur ses pieds.

Hein ?

Il prend la couverture du lit, traverse le théâtre, traînant la couverture derrière lui, les yeux fixés sur Odette. Puis il va s’asseoir dans un grand fauteuil près de la cheminée et s’enveloppe de la couverture.

ODETTE, après un silence.

Monseigneur, que puis-je faire pour vous ?

LE ROI, se découvrant le visage peu à peu.

George a froid ; bien froid, bien froid !... Pauvre George !

ODETTE, se traînant à genoux jusqu’au roi et lui touchant les mains.

Oh ! monseigneur, en effet, vos mains sont glacées...

Elle essaye de les réchauffer.

Eh bien ?

LE ROI.

George a toujours froid... Pauvre George !

ODETTE.

Qui est George ?

LE ROI.

Moi.

ODETTE.

Non, monseigneur, non ; vous ne vous nommez pas George. Vous êtes le roi, le roi Charles.

LE ROI, se relevant avec un geste menaçant.

Non, non, pas le roi. Non, pas Charles : George, le pauvre George !

ODETTE.

Excusez-moi, monseigneur, je me trompais... Oui, George... Pauvre George ! Et pourquoi George a-t-il froid ?

LE ROI.

Parce que George a eu peur.

ODETTE.

Peur ! lui si fort, si puissant, si brave !

LE ROI.

George est fort, puissant et brave ; et il n’a pas peur des hommes.

ODETTE.

De quoi a-t-il peur, alors ?

LE ROI.

Du fantôme !

ODETTE, s’asseyant aux pieds du roi.

Il est donc bien terrible, le fantôme ?

LE ROI.

Oui, parce qu’il est glacé.

ODETTE.

Et il a poursuivi George, ce matin ?

LE ROI.

George est sorti parce qu’il brûlait et qu’il avait besoin d’air ; il est descendu dans un beau jardin, où il y avait des fleurs... George aime les fleurs ; il était bien content : il marchait sur un beau gazon vert, plein de marguerites des prés. Il marcha si longtemps, qu’il fut fatigué... Alors, il se coucha sous l’ombre d’un bel arbre qui avait des feuilles d’émeraude et des pommes d’or.

À Odette, qui fait un mouvement.

Ne t’en va pas.

ODETTE.

Non, non, soyez tranquille.

LE ROI.

George regardait le ciel, qui était tout bleu avec des étoiles de diamant. Tout à coup, il entendit gémir le fantôme, mais loin, loin encore, et il aurait pu se sauver s’il ne s’était senti attaché à la terre. Alors, le ciel s’obscurcit, les étoiles devinrent toutes rouges, et les fruits d’or se choquèrent comme s’il y avait un grand vent, faisant, chaque fois qu’ils se heurtaient, le bruit que fait une lance en tombant sur un casque. Alors, le fantôme gémit de nouveau, mais plus près ; l’arbre trembla jusque dans sa racine, ses feuilles se couvrirent de sueur, et de chaque feuille tomba, goutte à goutte, cette sueur glacée. Alors, le fantôme gémit une troisième fois, et George le sentit qui s’étendait à côté de lui et qui l’enveloppait de son linceul. Aussi George a-t-il froid, bien froid !

Tremblant.

Pauvre George !...

ODETTE.

Mais s’il consentait à se coucher, peut-être George aurait-il plus chaud.

LE ROI.

Non, George ne veut pas. Aussitôt qu’il est couché, le fantôme entre et s’étend près de lui, et Charles aime mieux mourir.

ODETTE.

Vous avez dit Charles, cette fois, mon cher sire, vous n’êtes donc plus George ?

LE ROI.

Chut !

Bas.

Ai-je dit Charles ?

ODETTE.

Vous l’avez dit.

LE ROI.

Il ne faut pas répéter ce nom après moi ; il ne faut pas m’appeler Charles ; il ne faut pas qu’on sache que je m’appelle Charles et que je suis le roi. Chut ! je serais obligé de les punir. Je leur dis que je m’appelle George, et ils le croient ; je leur dis que mes armes ne sont pas les fleurs de lis de France, mais un lion percé d’une épée, et ils ne le nient point ; car cette épée, ce sont eux qui me l’ont enfoncée dans le cœur. Pour toi seule, mon enfant, je serai Charles, je serai le roi ; mais pour les autres, je suis George... Chut !

ODETTE.

Vous avez donc confiance en moi, sire ?

LE ROI.

Oui, car je t’ai reconnue, quoique tu aies changé d’âge et de visage ; mais tu as toujours la même âme, et c’est à l’âme, et non au visage, que je reconnais mes amis. Tu es Valentine de Milan, la pauvre veuve de mon frère, que le duc Jean a assassinée. Silence ! ils m’ont fait signer que j’approuvais l’assassinat ; voilà pourquoi je veux être George. Tu ne sais pas, Charles est fou, ils l’ont rendu fou à force de tortures, et chaque fois qu’il reverra cette femme qui l’a trahi, il redeviendra fou.

ODETTE.

Ô mon roi ! mon roi !

LE ROI.

Oh ! je reconnais ta voix, bonne Valentine. Sais-tu ce qu’ils ont dit pour t’éloigner de moi ? Ils m’ont dit que tu me donnais des philtres, que tu me faisais boire du poison. Le philtre, c’était ta voix ; le poison, c’était ton regard ; doux philtre ! poison délicieux ! De son temps, je dormais ; maintenant, c’est fini, je ne dors plus. Cependant, j’ai bien besoin de repos ; cependant, je voudrais bien dormir.

ODETTE.

Mais comment dormiez-vous, alors, sire ?

LE ROI.

Attends.

Il s’assied dans le fauteuil, et fait signe à Odette de s’asseoir sur le bras du fauteuil.

Assieds-toi là, mets ta main sur mon front, appuie ma tête sur ton épaule. Voilà comme faisait Valentine.

ODETTE.

Charles est-il bien ainsi ?

LE ROI.

Oui, Charles est bien ; Charles est heureux ; mais ne dis pas que je m’appelle Charles, ne dis pas que je suis le roi.

ODETTE.

Non, soyez tranquille... Dormez, mon roi, dormez, et Odette veillera près de vous pour que le fantôme n’entre pas.

LE ROI, s’endormant.

Odette ! qu’est cela, Odette ?...

Avec un dernier mouvement.

Odette !...

Il s’endort peu à peu.

ODETTE, chantant.

Dormez, mon roi ! sur vous je veille,
Tandis que Dieu veille sur moi.
Doux comme un murmure d’abeille,
Que mon chant meure à votre oreille ;
Dormez, mon roi !

Dormez, mon roi ! La pauvre Odette,
De votre cœur chassant l’effroi,
À vos genoux, fille et sujette,
De l’épouse acquitte la dette.
Dormez, mon roi !

Dormez, mon roi ! votre paupière
Du sommeil a subi la loi ;
Apaisez-vous, bruits de la terre,
Vers le ciel monte ma prière.
Dormez, mon roi !

Oh ! je comprends maintenant l’amour de la fille pour son père, de la mère pour son enfant !

 

 

Scène IV

 

LE ROI, ODETTE, FLAMEL

 

FLAMEL, entr’ouvrant la petite porte et paraissant sur le seuil.

Eh bien ?

ODETTE, appuyant un doigt sur sa bouche.

Parlez bas, et regardez.

FLAMEL.

Le roi dort ! Dieu t’a bénie, jeune fille, car tu as fait un miracle.

ODETTE.

Un miracle ! espérez-vous donc ?

FLAMEL.

J’espère que si tu ne lui rends pas la raison, tu lui conserveras au moins la vie.

Il va tirer les rideaux du lit.

ODETTE.

Que faites-vous ?

FLAMEL.

Je remets chaque chose à sa place, j’efface les traces du désordre ; il faut qu’à son réveil, tout soit calme comme dans son esprit.

Revenant au roi.

Le sommeil, vois-tu, mon enfant, c’est le bienfaisant dictame pressé sur la bouche des fiévreux par la main réparatrice de la nuit ; c’est la coupe immense où s’abreuve l’univers fatigué, où la nature entière prend la force, depuis le brin d’herbe jusqu’au chêne, depuis le lion jusqu’à la fourmi, depuis le vieillard jusqu’à l’enfant. Dormez, mon roi, dormez, et que nul ne vienne troubler votre sommeil.

Appelant.

Raoul !

ODETTE.

Il est là ?

FLAMEL.

Oui... – Raoul !

 

 

Scène V

 

LE ROI, endormi, ODETTE, FLAMEL, RAOUL

 

RAOUL.

Me voici.

FLAMEL.

Entrez, messire.

RAOUL.

Que vois-je ? le roi dans les bras d’Odette !... la tête du roi reposant sur l’épaule d’Odette !... Ô mon Dieu !

FLAMEL.

Messire, je quitte le roi pour un instant... Je vais, dans le laboratoire voisin, préparer pour lui un breuvage que je veux lui faire prendre à son réveil. Veillez tous deux sur ce vieillard comme sur un enfant. Écartez de lui tout bruit, toute émotion ; ne laissez arriver personne jusqu’à lui ; défendez son approche au nom de l’humanité, et, s’il le faut, employez la force. Vous êtes lieutenant des gardes, Raoul, faites votre devoir.

 

 

Scène VI

 

ODETTE, LE ROI, endormi, RAOUL

 

ODETTE, à Raoul.

Eh bien, qu’avez-vous ?

RAOUL.

Oh ! vous me le demandez !

ODETTE.

Sans doute, je vous le demande.

RAOUL.

Je vous retrouve ici, Odette.

ODETTE.

C’est maître Flamel qui m’y a conduite.

RAOUL.

Seule, dans cette chambre, tenant le roi entre vos bras.

ODETTE.

Eh bien ?

RAOUL.

Et vous me demandez ce que j’ai ! Mais qu’êtes-vous donc alors au roi, Odette ? Sa sœur, sa fille, sa maîtresse ?

ODETTE.

Malheureux !... malheureux, je suis sa raison !

RAOUL.

Oh ! je comprends, Odette ! vous, la raison ; moi, l’épée ! vous, l’âme ; moi, la force ! à nous deux l’œuvre sublime de la résurrection. Merci, maître Flamel, merci !

ODETTE.

La reine !

 

 

Scène VII

 

ODETTE, LE ROI, endormi, RAOUL, LA REINE, FLAMEL

 

FLAMEL, à la reine.

Oh ! madame !... au nom du ciel, arrêtez !

LA REINE.

Pourquoi cela ? depuis quand m’est-il interdit d’entrer chez le roi ?

FLAMEL.

Le roi dort, voyez !

LA REINE.

Il faut que le roi s’éveille.

FLAMEL.

Pourquoi cela ? quand chaque minute de sommeil est un jour ajouté à sa vie !

LA REINE.

Il faut que le roi s’éveille, parce que, ce matin, le duc de Bourgogne a quitté Paris en enlevant le dauphin ; que le conseil est assemblé, et que, le roi fou, le duc de Bourgogne et le dauphin absents, il faut que je sois reconnue régente.

FLAMEL.

Mais le roi est fou, vous le dites vous-même.

LA REINE.

Qu’importe ! pourvu qu’il signe : sa signature est toujours celle d’un roi.

ODETTE.

Oh ! madame, par grâce, voyez...

LA REINE.

Ah ! qu’est-ce que cette jeune fille ? Je comprends maintenant pourquoi l’on veut m’éloigner de la chambre de mon époux.

FLAMEL.

Votre époux ! songez-vous au nom que vous prononcez là ?

LA REINE.

Laissez-moi passer, maître Flamel.

FLAMEL.

Madame, au nom de la France, ne troublez pas le sommeil du roi.

LA REINE.

Au nom de la France ?

FLAMEL.

Ah ! c’est vrai, vous ne savez pas ce que c’est que la France ; mais la France sait bien ce que vous êtes, elle ; car elle vous appelle l’étrangère !

LA REINE.

Arrière, maître Flamel !

Elle fait un pas vers le roi.

ODETTE, se reculant en poussant un cri.

Oh !

LE ROI, se relevant et fixant un regard effaré sur la reine.

Le fantôme !

LA REINE.

Est-ce donc par votre ordre, sire, que l’on prétend m’empêcher d’arriver à vous ?

LE ROI.

Le fantôme ! le fantôme ! Odette, viens, ne me quitte pas... Fuyons ! fuyons !

Il entraîne Odette vers la petite porte.

FLAMEL.

Que vous ai-je dit, madame ?

À Raoul.

Raoul, souvenez-vous !

Il sort derrière le roi et Odette.

 

 

Scène VIII

 

RAOUL, LA REINE

 

LA REINE, à elle-même.

Qui donc est-elle, cette jeune fille qu’on appelle Odette, et qui semble être devenue tout à coup nécessaire au roi ? Qui a conduit ici cette autre Valentine de Milan ? Oh ! il faudra bien que je le sache.

Elle veut suivre le roi et Odette.

RAOUL, l’épée à la main, devant la porte.

On ne passe pas, madame.

LA REINE.

Vous vous trompez, messire, je suis la reine et je passe.

Raoul s’incline, mais sans changer de position.

Savez-vous bien que vous résistez à la reine, messire ?

RAOUL.

C’est un triste devoir, mais c’est un devoir.

LA REINE.

De qui tenez-vous ces ordres ?

RAOUL.

Du roi.

LA REINE.

Le roi est insensé, monsieur ! et ne peut commander.

RAOUL.

Le roi, pour moi, madame, c’est toujours le roi.

LA REINE.

Eh bien, à mon tour, j’ordonne ; place, messire !

RAOUL.

Je n’obéis qu’au roi.

LA REINE.

L’épée au fourreau, et rangez-vous !

RAOUL.

Vous pouvez me faire tuer à cette porte et passer par-dessus mon corps ; sinon, vous ne passerez pas.

LA REINE.

Prenez garde, monsieur ! si j’appelle, vous êtes perdu.

RAOUL.

Hier, au Louvre, j’ai voué au roi mon épée et ma vie.

LA REINE.

Et cette épée, vous vous en serviriez contre moi ?

RAOUL.

Contre tous, madame, du moment que je m’en servirais pour la défense du roi.

LA REINE.

Qu’êtes-vous donc ici ?

RAOUL.

Le lieutenant des gardes du roi.

LA REINE.

Mais tu ne sais donc pas, Raoul de la Tremblaye, que ce brevet que tu as dans ta poche, que cette chaîne qui est passée à ton cou, que cette épée que tu portes à la main... ?

RAOUL.

Eh bien ?

LA REINE.

Tu ne sais donc pas que tout cela vient de moi ?

RAOUL.

C’est vrai, madame, je ne le savais pas. Tout cela vient de vous ?

LA REINE.

Oui, et c’est mon page qui t’a remis tout cela hier soir.

RAOUL.

Alors, c’est autre chose.

Tirant le brevet de sa poche et le déchirant.

Voilà le brevet.

Ôtant la chaîne de son cou et la jetant aux pieds de la reine.

Voilà la chaîne.

Brisant son épée.

Voilà l’épée. Ai-je encore quelque chose à vous, madame ?

LA REINE, furieuse.

Haute trahison !

Allant à la porte.

À moi ! à moi ! arrêtez ce misérable !

 

 

Scène IX

 

RAOUL, LA REINE, FLAMEL, paraissant sur le balcon extérieur et ouvrant la fenêtre d’un coup de poing

 

FLAMEL.

Par ici, messire Raoul ! La tour Saint-Jacques est lieu d’asile. À la tour Saint-Jacques !

Raoul s’élance et disparaît par le balcon avec Flamel.

 

 

Scène X

 

LA REINE, aux ARCHERS qui accourent

 

Tirez sur ces hommes qui s’enfuient, tirez ! Cent écus d’or à celui qui me les livrera morts ou vifs !

 

 

ACTE IV

 

 

Sixième Tableau

 

Une taverne.

 

 

Scène première

 

MALEMORT, LACTANCE, JASMYN TONNEAU, BUVEURS

 

MALEMORT et LES BUVEURS.

Maître Jasmyn Tonneau ! maître Jasmyn Tonneau !

TONNEAU.

On y va ! on y va !

LACTANCE.

Ne vous impatientez pas, mon compère ; la patience est une des premières vertus du chrétien.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, FLEUR-D’ÉPÉE, entrant

 

Il s’approche d’une table que des buveurs lui cèdent avec déférence.

LES BUVEURS.

Du vin ! de l’hydromel ! de la bière !

TONNEAU.

On y va ! on y va !

FLEUR-D’ÉPÉE, lui barrant le chemin.

Eh ! bonsoir, mon cher hôte, mon digne ami ! bonsoir, mon excellent petit père Tonneau ! Comment gouvernez-vous, je vous prie, votre précieuse et inestimable santé ?

TONNEAU, brusquement.

Merci, merci, messire capitaine, cela ne va pas trop mal, comme vous voyez ; seulement, faites-moi passage, car on m’attend.

FLEUR-D’ÉPÉE, mélancoliquement et sans laisser passer Tonneau.

Je crois, Dieu me pardonne, que vous m’avez appelé messire capitaine... Ne vous ai-je pas dit, non pas une fois, mais dix, mais vingt, mais cent fois, que je désirais me voir avec vous, ô mon inappréciable ami, sur un pied de tendre familiarité, et que vous me désobligeriez de façon mortelle si vous m’appeliez autrement que Fleur-d’Épée tout court ?

TONNEAU.

Tout court ! c’est là ce que vous désirez ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Oui, pardieu !

TONNEAU.

Et si, le faisant, je vous tutoyais ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Vous combleriez mes désirs les plus chers. Il me semblerait alors, mon cher hôte, qu’entre nous désormais tout doit être commun, et Dieu sait si j’ambitionne cette communauté.

TONNEAU.

Eh bien, mon cher capitaine, je vais vous satisfaire. Fleur-d’Épée, mon garçon, ôte-toi de là, tu me gênes, ou sinon...

Il lui montre le poing.

FLEUR-D’ÉPÉE, se dérangeant.

Il est pétri d’esprit !

Il va au buffet et prend un pot vide avec lequel il revient s’asseoir à sa place.

Maître Jasmyn Tonneau !

TONNEAU.

Que voulez-vous ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je veux vous donner le broc vide...

TONNEAU.

Merci.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Attendez donc le complément de ma phrase, maître Jasmyn Tonneau, afin que vous me le rendiez plein.

TONNEAU.

Oh ! que nenni.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tonneau, refuseriez-vous d’obtempérer à ma demande ?

TONNEAU.

Parfaitement.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Et pourquoi cet outrage ?

TONNEAU.

Pour trente-trois raisons.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Dites-les.

TONNEAU.

Vous me devez trente-trois livres tournois ; voilà mes trente-trois raisons, une par livre.

FLEUR-D’ÉPÉE.

N’est-ce que cela ?

TONNEAU.

Il me semble que c’est bien assez.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tonneau, je devrais à ma dignité outragée de quitter ces lieux où les lois de la sainte amitié sont méconnues ; je devrais secouer la poussière de mes sandales sur le seuil de cette porte, en disant : « Tonneau, je ne boirai plus de ton vin. » Mais un fond de tendresse me retient. Je reste et je te dis : réglons nos comptes.

TONNEAU.

Ah bah ! me paieriez-vous, par hasard ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Parbleu !

TONNEAU.

Intégralement ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Un homme tel que moi dédaigne les à-compte.

TONNEAU.

Alors, voilà qui va bien, et nous allons faire taille neuve.

Il détache, d’un paquet de tailles suspendu à sa ceinture, celle du capitaine.

Hum !... Nous avons trente-trois livres trois sous trois deniers ; ne parlons que des trente-trois livres : le reste se retrouvera.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tonneau, vous voulez m’humilier, mais je refuse. On vous doit trente-trois livres trois sous trois deniers, voilà vos trente-trois livres trois sous trois deniers... Oh ! oh !

TONNEAU.

Eh bien, qu’y a-t-il encore ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Il faut que j’aie oublié ou perdu ma bourse : est-ce qu’il y aurait des voleurs ici ?

TONNEAU.

Pourquoi ne dites-vous pas qu’on vous l’a volée, capitaine ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

C’est encore possible.

TONNEAU.

Alors, capitaine...

FLEUR-D’ÉPÉE.

Quoi ?

TONNEAU.

Vous ne comprenez pas ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Non.

TONNEAU.

Allez vous désaltérer ailleurs.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Tonneau, donne-moi à boire aujourd’hui, et, demain, je te payerai.

TONNEAU.

Fleur-d’Épée, paye-moi aujourd’hui, et je te donnerai à boire demain.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ah ! c’est ainsi ?... Eh bien, je ne m’abaisserai pas davantage devant toi... Adieu, ventre de Silène ! adieu, panse bouffie ! adieu, bedaine gonflée ! Je m’en vais, et je te préviens que je ne reviendrai que le jour où tu auras vu tes genoux.

TONNEAU.

Alors, je vais prier Dieu de ne les revoir jamais. Comment ! vous n’êtes pas encore parti ?

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, JACQUES DE LA TREMBLAYE, qui est entré depuis le milieu de la scène précédente et qui a écouté

 

JACQUES.

Non, et le capitaine ne partira pas.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je partirai, quand il me baiserait les pieds pour me faire rester. Ah ! vous ne me connaissez pas, mon gentilhomme.

JACQUES.

Si fait, je vous connais, et je vous dis, capitaine Fleur-d’Épée, restez.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Eh bien, soit ! mais à une condition.

JACQUES.

Laquelle ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Vous me direz qui vous êtes et pourquoi vous venez.

JACQUES.

Je viens d’abord pour payer à ce brave homme, sur la somme que je vous dois, les trente-trois livres trois sous trois deniers que vous lui devez, vous.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Vous êtes mon débiteur ?

JACQUES.

Allez-vous dire que non ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Pour qui me prenez-vous ? Apprenez que je n’ai jamais renié une dette, surtout quand je suis le créancier.

JACQUES.

Et vous ne me ferez pas l’injure de commencer par la mienne.

À Tonneau.

Voici la somme réclamée ; grattez votre taille et ouvrez un nouveau crédit au capitaine.

FLEUR-D’ÉPÉE, à part.

Ah ! par ma foi, voilà un honnête homme que je ne m’attendais pas à rencontrer ici.

JACQUES.

Un broc de vin, et de votre meilleur.

TONNEAU.

Vous allez être servis, mes gentilshommes.

Ils s’assoient à la table.

JACQUES, à Fleur-d’Épée.

Vous cherchez à me reconnaître, capitaine ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ma foi, oui. Je désire graver vos traits dans ma mémoire, afin, quand je vous retrouverai, de ne pas commettre l’irrévérence dont je me sens coupable en ce moment en ne vous reconnaissant pas.

JACQUES.

Ne cherchez point, capitaine, vous perdriez votre temps. Vous ne m’avez vu qu’une fois, et, cette fois-là, j’étais masqué.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ah ! vous êtes le gentilhomme du pont au Change ! Alors, ce n’est point trente-trois livres tournois que vous me devez, c’est vingt écus d’or.

JACQUES.

Tout beau ! rappelez-vous nos conventions. Je vous devais vingt écus d’or dans le cas où vous me débarrasseriez de mon ennemi.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ne vous en ai-je point débarrassé ?

JACQUES.

Pas le moins du monde.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Mon gentilhomme, aussi vrai que je m’appelle le capitaine Fleur-d’Épée, votre ennemi est, à l’heure qu’il est, couché le nez en l’air, la tête fendue jusqu’aux dents et la poitrine trouée de part en part.

JACQUES, allant à la fenêtre.

Regardez.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Où cela ?

JACQUES.

Dans cette direction... Quel est le gentilhomme qui cause là-bas avec maître Nicolas Flamel ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Corne-de-bœuf ! c’est notre homme !

JACQUES.

Silence ! voici maître Tonneau.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Allons, approche, maître Jasmyn Tonneau Ier, empereur d’Égypte, roi de Thune, prince d’Argot, duc de Bohême, et tâche que ton vin soit digne de ceux à qui tu as l’honneur de le servir.

TONNEAU.

Goûtez-moi de ce flacon des Canaries, et vous m’en donnerez des nouvelles.

JACQUES.

Merci !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Que faire ?

JACQUES.

Parbleu ! recommencer. Ce qui ne réussit point une première fois réussit une seconde.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Oui ; mais il sera sur ses gardes.

JACQUES.

C’est trop juste ; ce sera le double.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Soit. Mais je ferai à Votre Seigneurie une petite condition, par-dessus le marché.

JACQUES.

Laquelle ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je devine en vous un haut et puissant personnage.

JACQUES.

En effet, j’ai quelque crédit à la cour.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Eh bien, tel que vous me voyez, je suis honnête, au fond.

JACQUES.

Oui, au fond, très bien.

FLEUR-D’ÉPÉE.

L’existence que je mène m’empêche parfois de dormir.

JACQUES.

Bon ! vous avez des remords ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Non ! pis que ça, j’ai des craintes.

JACQUES.

Ah ! diable !

FLEUR-D’ÉPÉE.

De sorte que... Ma foi, mon bon gentilhomme, je veux faire une fin.

JACQUES.

C’est trop juste. Reste à savoir seulement la fin que voulez faire.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je suis las de la vie d’aventures. Si brave que l’on soit, il peut arriver malheur. J’ambitionne une position honorable qui m’assure contre la potence et la roue. Je désire mourir dans mon lit. Eh ! mon Dieu, je sais bien que, pour un homme d’épée, c’est une faiblesse ; mais, que voulez-vous ! chacun a la sienne. La vôtre, c’est d’être débarrassé de votre cousin. Eh bien, moyennant quarante écus d’or et une bonne place dans les gens d’armes du roi, je vous en débarrasse.

JACQUES.

Cela tombe à merveille, mon maître : depuis hier, je suis lieutenant aux gardes, poste un instant occupé par mon cousin et dont il a donné sa démission de manière à me faire croire qu’en servant mes intérêts, vous servirez en même temps ceux de la reine. Votre demande vous est accordée, capitaine Fleur-d’Épée.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Alors, il ne reste qu’un détail insignifiant.

JACQUES.

Lequel ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Les arrhes.

JACQUES.

Les voici.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Maintenant, un dernier mot.

JACQUES.

Dites.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Comment notre homme se trouve-t-il ici ?

JACQUES.

Ne vous ai-je pas dit qu’il avait encouru la colère de la reine ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Eh bien ?

JACQUES.

Eh bien, Saint-Jacques est lieu d’asile.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Oui, mais pas pour ces sortes de crimes.

JACQUES.

Gardez-vous bien de le faire expulser, vous ne l’auriez plus sous la main.

FLEUR-D’ÉPÉE.

C’est juste.

Réfléchissant.

Si cependant notre homme a encouru la colère de la reine, peut-être serait-il plus adroit et moins dangereux de le livrer tout simplement à cette colère.

JACQUES.

Colère de reine, amour de femme ! Maître Fleur-d’Épée, rendons à Raoul à la reine, et demain, peut-être, c’est moi qui suis abandonné et vous pendu !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Compris ! Cette nuit même, nous serons débarrassés de notre homme, et quant aux quarante écus d’or restants...

JACQUES.

Présentez-vous demain au Louvre, et demandez le comte Jacques de la Tremblaye, lieutenant aux gardes du roi : c’est moi.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Comte Jacques de la Tremblaye, lieutenant aux gardes du roi, enchanté d’avoir fait, ou plutôt d’avoir renouvelé connaissance avec vous.

JACQUES.

À demain ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

À demain.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, hors JACQUES

 

MALEMORT.

Eh bien, capitaine ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Quoi ?

PILLETROUSSE.

Est-ce que nous ne partageons pas ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

C’était un gentilhomme ruiné, qui venait pour m’emprunter de l’argent.

MALEMORT.

Et vous lui en prêtez ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je le lui porterai demain au Louvre...

À lui-même.

Je vais donc devenir honnête homme ! J’ai toujours senti que c’était ma vocation.

On entend un son de trompette et un bruit de tambour.

Ohé ! qu’est-ce que cela ?

PLUSIEURS VOIX, au dehors.

Au conseil, l’empire d’Égypte ! le royaume de Thune ! la principauté d’Argot ! le duché de la Grande et de la Petite Bohême ! au conseil ! au conseil !

TOUS.

Voilà ! voilà !

TONNEAU.

Voilà !

FLEUR-D’ÉPÉE.

De quoi s’agit-il ?

TONNEAU.

Il s’agit de discuter les droits d’un nouveau venu aux privilèges du lieu d’asile.

FLEUR-D’ÉPÉE, à part.

Ah ! ah ! c’est sans doute de notre homme qu’il est question...

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, JACQUEMIN, une foule de bohémiens et de truands

 

TOUS.

Sur ton trône, Jasmyn ! sur ton trône !

TONNEAU.

Silence ! et que l’on m’écoute !

TOUS.

Silence ! chut ! chut ! silence !

TONNEAU.

Nous, empereur d’Égypte, roi de Thune, prince d’Argot, duc de la Petite et de la Grande Bohême, tavernier de la Tour Saint-Jacques, déclarons le conseil assemblé et prêt à écouter ce qui lui sera dit pour et contre l’admission du gentilhomme qui sollicite la faveur d’être admis à jouir de nos immunités et privilèges.

TOUS.

Oui, oui, oui !

TONNEAU.

La parole est au serviteur du gentilhomme dont l’admission est proposée.

JACQUEMIN, montant sur un escabeau qui fait tribune, en avant du trône de Tonneau.

Très honorables membres du très honorable conseil privé du royaume d’Argot, je viens, au nom de mon maître, dont la vie est en péril, vous prier de l’admettre aux franchises du lieu d’asile, et acquitter pour lui le droit d’entrée.

UN ÉTUDIANT.

Comment s’appelle-t-il, ton maître ?

JACQUEMIN.

Messire Raoul de la Tremblaye.

FLEUR-D’ÉPÉE, à part.

C’est bien notre homme.

MALEMORT.

Et de quel crime est-il accusé, ton gentilhomme ?

JACQUEMIN.

Il a manqué de respect à la reine Isabeau de Bavière.

PILLETROUSSE.

Haute trahison !

LACTANCE.

Quant à moi, pourvu qu’il n’ait rien à se reprocher à l’endroit des gens d’Église...

PLUSIEURS VOIX.

Haute trahison !... oh ! oh !

PILLETROUSSE.

En qualité d’ancien procureur, je m’oppose à l’admission...

FLEUR-D’ÉPÉE.

Bon ! et pourquoi cela, maître Pilletrousse ?

PILLETROUSSE.

D’abord, ici, nous sommes tous égaux.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Et qui vous dit le contraire, maître Pilletrousse ? Accusez en votre qualité d’ancien procureur, je défendrai en ma qualité d’ancien avocat.

TONNEAU.

La parole est au procureur Pilletrousse.

PILLETROUSSE.

Très honorables auditeurs, s’il ne s’agissait que d’une affaire civile ou criminelle de peu d’importance, de quelque bon coup d’épée ou de quelque mauvais coup de couteau, de quelque vol, de quelque filouterie, d’un honnête faux ou de quelque loyale banqueroute, je vous dirais : ouvrez au demandeur les portes du lieu d’asile à deux battants, dignus est !... Mais il est question de bien autre chose, honorables auditeurs : il est question d’un crime d’État, d’un notable outrage commis à l’endroit de madame la reine, et l’asile, évidemment, ne peut pas protéger un coupable de ce genre. Pour un pareil fait, madame Isabeau ferait balayer la paroisse de Saint-Jacques-la-Boucherie tout entière, et la bonne et saine politique veut que nous ne nous brouillions qu’avec ceux qui ne sont pas assez forts pour nous faire du mal. J’ai dit.

PLUSIEURS VOIX.

Il a raison ! il a raison !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Je demande à répondre.

PLUSIEURS VOIX.

Oui ! oui ! oui !

TONNEAU.

La parole est à l’avocat Fleur-d’Épée.

TOUS.

Silence ! écoutons !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Très illustres auditeurs, à entendre des propositions aussi basses et aussi lâches que celles qui viennent d’être formulées par ce robin concussionnaire, on se croirait dans une société d’honnêtes gens et point parmi des Égyptiens, des Argonautes et des Bohémiens. Je me fais fort, moi, Fleur-d’Épée, de trouver assez de bons garçons dans Saint-Jacques-la-Boucherie pour défendre nos privilèges contre la reine elle-même, qui n’est pas la reine tant que nous aurons le bonheur que vive notre roi Charles VI, le bien-aimé. Que la société dont nous sommes bannis existe par la loi, soit, je ne m’y oppose pas ; mais nous autres bons garçons, joyeux vivants, routiers, tire-laines, truands, sabouleux, francs mitous, nous vivons en dépit d’elle et nous ne sommes jamais plus florissants que lorsque nous nous trouvons en opposition avec les mandats, les ordonnances, les édits, les arrêts, les contraintes, les huissiers, les recors, les archers et les baillis. J’ai dit.

PILLETROUSSE.

Les raisonnements abrutis du capitaine Fleur-d’Épée me semblent pitoyables. Mon opinion reste toujours la même... et je vote...

Jacquemin lui met une bourse dans la main.

et je vote... pour l’admission.

PLUSIEURS VOIX.

Il a reçu de l’argent !... il est vendu !... Non, non... pas d’admission !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Il a reçu de l’argent, le misérable ! et de qui ?

JACQUEMIN.

De moi, capitaine.

Il lui met une autre bourse dans la main.

FLEUR-D’ÉPÉE, à part.

Âme vénale, cache ta honte !

Il glisse la bourse dans sa poche.

TOUS.

Qu’il soit admis ! – Non, non ! – Si ! – Délibérons, délibérons !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, FLAMEL, paraissant au milieu du cercle

 

FLAMEL.

Silence ici !

PLUSIEURS VOIX.

Qui impose silence ?

FLAMEL.

Moi.

TOUS, avec respect.

Maître Nicolas Flamel.

Tonneau fait des efforts pour descendre de son trône.

FLAMEL.

Restez, maître Jasmyn Tonneau. – Vous êtes bien hardis, tous tant que vous êtes, d’oser discuter l’admission d’un gentilhomme amené par moi dans ce lieu d’asile, protégé par moi, présenté par moi, logé chez moi ! Je n’ai qu’une chose à vous dire : que cette admission soit prononcée à l’instant même, ou, je vous en préviens, mon coffre-fort se fermera pour ne plus s’ouvrir. Et mon coffre-fort fermé, vous le savez bien, c’est la famine.

TONNEAU.

Digne et excellent maître Flamel, ils obéiront aveuglément ; je m’en porte garant pour eux et en leur nom.

FLAMEL.

Ratifiez-vous les paroles du roi d’Argot ?

TOUS.

Oui, oui, oui.

TONNEAU.

L’admission du chevalier Raoul est proposée. Acceptez-vous ?

TOUS.

Oui ! oui !... Vive maître Nicolas Flamel !

TONNEAU.

Le chevalier Raoul de la Tremblaye est admis, à l’unanimité, à jouir des privilèges et immunités du droit d’asile, mais seulement, bien entendu, dans les limites du lieu d’asile.

FLEUR-D’ÉPÉE, à part.

Le mouton restera dans la gueule du loup. Très bien !

FLAMEL.

Qu’on ne s’éloigne pas, car ce n’est pas tout.

TOUS.

Nous voici, maître Flamel ! nous voici !

FLAMEL.

Un enfant a été volé hier au soir sur le pont au Change. Que celui ou celle qui a commis ce vol sorte de la foule et vienne me parler.

Silence et immobilité.

Eh bien ?

UN BOHÉMIEN.

Allons, allons, Marcela...

LA BOHÉMIENNE.

Quoi ?

UN BOHÉMIEN.

Il ne s’agit pas de nier ou de garder le silence ici ; quand maître Flamel ordonne, il faut obéir. Maître Flamel, voilà la femme qui a pris l’enfant.

FLAMEL.

Tu en es sûr ?

LE BOHÉMIEN.

C’est moi qui l’y ai aidée.

FLAMEL.

Viens ici, femme.

LA BOHÉMIENNE.

Me voilà.

FLAMEL.

Est-ce vrai, ce que dit Assan ?

LA BOHÉMIENNE.

Oui.

FLAMEL.

Tu rendras l’enfant que tu as pris, et je te donnerai deux écus d’or.

LA BOHÉMIENNE.

Non.

FLAMEL.

Comment, non ?

LA BOHÉMIENNE.

L’enfant m’appartient, puisque je l’ai pris. Il est à moi. Je le garde.

FLAMEL.

Tu rendras cet enfant, sinon je te livre à la justice, et demain, tu seras brûlée en place de Grève. Obéiras-tu ?

LA BOHÉMIENNE.

Oui.

À part.

Mais je me vengerai !

FLAMEL.

Que cet enfant soit porté dans ma maison avant la nuit.

LA BOHÉMIENNE.

Il le sera.

FLAMEL.

Approche.

LA BOHÉMIENNE.

Qu’y a-t-il encore ?

FLAMEL.

Voici deux écus d’or pour te dédommager de la perte que je te cause.

LA BOHÉMIENNE.

Gardez votre argent, maître Flamel. Je vole et ne mendie pas.

Elle se perd dans la foule.

FLAMEL.

C’est bien. Et maintenant, maître Jasmyn Tonneau, voici une bourse dont le contenu doit être employé à payer la bienvenue du chevalier Raoul de la Tremblaye à l’asile de Saint-Jacques-la-Boucherie.

TONNEAU.

Vous entendez, camarades... Garçons, en perce les meilleurs tonneaux ! Prenez les brocs les plus larges, les verres les plus profonds, et buvez jusqu’à la lie.

Il tourne le robinet du tonneau sur lequel il est assis.

À la santé de maître Nicolas Flamel !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, hors FLAMEL

 

TONNEAU, dont le chant succède aux cris.

Asile, asile !
Routier, tirelaine, truand,
Élevons ville contre ville.
La tour Saint-Jacques nous défend.
Asile, asile !
Saint-Jacques est grand.

Clopin-clopant, de dessous terre,
Bandits, juifs et gueux, sortez tous !
Voleurs de nuit, fils du mystère,
Le lieu d’asile est fait pour vous.

Reprise en chœur avec un effroyable accompagnement de pots, de verres, de chaises et de bancs brisés.

Asile, asile !
Routier, tirelaine, etc, etc.

Ici, l’on engraisse, on prospère,
Venez, sabouleux, francs mitous !
Ici, l’on rit de la misère ;
L’existence n’est point austère,
Et du sort on nargue les coups.
Asile, asile !
Routier, tirelaine, etc, etc.

On raille, ici, dame justice
Et ses suppôts vêtus de noir !...
Dans ses doigts tout gaillard qui glisse,
Ou par force ou par artifice,
Parmi nous a droit de s’asseoir !...
Asile, asile !
Routier, tirelaine, etc, etc.

Nous avons les franches ripailles,
Nous avons les folles amours,
Nous avons orgie et batailles,
Longues nuits qui sont nos beaux jours !...
Asile, asile !
Routier, tirelaine, etc, etc.

VOIX, au dehors.

Alarme !... alarme !...

TOUS.

Qu’est-ce que cela ?

RAOUL, entrant.

Le duc de Bourgogne attaque la porte de Bucy avec ses Bourguignons. Qui veut me suivre ?

TOUS.

Moi ! moi !...

RAOUL.

Mauvais Français qui ne vient pas !

TOUS.

Aux armes !... aux Bourguignons !

 

 

Scène VIII

 

TONNEAU, resté un peu en arrière, LES BOHÉMIENS

 

TONNEAU.

Eh bien, vous ne suivez pas, vous autres ?

UN BOHÉMIEN.

Qu’est-ce que cela nous fait, à nous ? Bourguignons, Armagnacs ou Français, tous sont nos ennemis.

TONNEAU.

Parce que vous êtes les ennemis de tous, race de Satan !

 

 

Scène IX

 

TONNEAU, LES BOHÉMIENS, LYLETTE

 

LYLETTE, arrêtant Tonneau.

Mon bon monsieur ! mon bon monsieur !...

TONNEAU.

Quoi ? qu’y a-t-il ?

LYLETTE.

Vous n’avez pas vu mon enfant, mon pauvre enfant ?

TONNEAU.

Il s’agit bien de votre enfant ! les Bourguignons attaquent Paris, entendez-vous ? et nous allons nous battre contre eux... Son enfant !

 

Scène X

 

LYLETTE, LES BOHÉMIENS

 

LYLETTE.

Les forces me manquent... Mon pauvre cher petit bien-aimé, où es-tu ?

Elle pleure.

UN BOHÉMIEN.

C’est la femme du pont au Change, celle dont nous avons volé l’enfant.

LA BOHÉMIENNE, à part.

L’enfant que Flamel m’a fait rapporter chez lui... Je lui ai promis de me venger. Voici l’occasion.

Elle s’approche de Lylette.

LA BOHÉMIENNE.

On t’a volé ton enfant, femme ?

LYLETTE.

Oui, oui, oui... Et tenez, j’ai vendu tout ce qui me restait dans ma pauvre maison, tout, excepté son berceau, pour le cas où je le retrouverais. Il y a six pièces d’or dans cette bourse. Eh bien, écoute-moi, femme ; écoutez-moi toutes, vous autres. Parmi vous, il y a certainement des mères. Eh bien, je donne cette bourse à qui me dira où est mon enfant.

LA BOHÉMIENNE.

Un petit garçon ?

LYLETTE.

Oui, de trois ans, beau comme les amours, un visage d’ange, de grands cheveux blonds de chérubin.

LA BOHÉMIENNE.

On te l’a volé au pont au Change ?

LYLETTE.

Oui.

LA BOHÉMIENNE.

Avant-hier, à dix heures du soir ?

LYLETTE.

Oui... Vous connaissez donc mon enfant ? vous l’avez donc vu ? vous savez donc où il est ?

LA BOHÉMIENNE.

Je sais où il est.

LYLETTE, avec violence.

Vous allez me le dire !

Suppliante.

Oui, vous me le direz, et je vous bénirai jusqu’au dernier jour de ma vie.

LA BOHÉMIENNE.

Votre enfant est chez maître Nicolas Flamel.

LYLETTE.

Qui le lui a donné ?

LA BOHÉMIENNE.

Il l’a acheté à celle qui vous l’avait pris.

LYLETTE.

Acheté !... Pour quoi faire ?... Mais parlez donc !

LA BOHÉMIENNE.

Pour faire de l’or, on a besoin du sang d’un enfant...

LYLETTE, haletante.

Et... ?

LA BOHÉMIENNE.

Et Nicolas Flamel fait de l’or.

LYLETTE.

Ah !... Mais je le sauverai !... je le reprendrai !...

LA BOHÉMIENNE.

La maison de Nicolas Flamel est solide et se ferme avec des portes de fer.

LYLETTE.

Oh ! que m’importe, à moi ! une mère qui va sauver son fils entre partout.

Tirant de sa poche un couteau qu’elle ouvre.

J’entrerai ! Tiens, voilà ma bourse ; montre-moi sa maison.

LA BOHÉMIENNE.

Venez.

LYLETTE.

Ne pleure plus, mon enfant. Me voilà ! me voilà !

FLEUR-D’ÉPÉE, quittant le pilier derrière lequel il est resté caché.

Moi aussi, j’ai affaire chez maître Nicolas Flamel, et j’y entrerai aussi, moi !...

 

 

Septième Tableau

 

Chez Nicolas Flamel. Une chambre basse et une chambre haute.

 

 

Scène première

 

DAME PERNELLE, seule, écoutant sonner l’heure

 

Elle est assise près d’une table et tricote, dans la chambre d’en bas.

Onze heures du soir, et Flamel ne rentre pas. Je vous demande un peu si un honnête bourgeois, un digne propriétaire, ayant pignon sur rue et des écus dans ses coffres, ne devrait pas, au lieu de courir le guilledou dans les rues de Paris à des heures pareilles, être bien tranquillement et bien chaudement dans son lit. Mais non, ce damné Flamel, il est pire qu’un jeune homme, toujours se mêlant de ce qui ne le regarde pas, toujours fourré où il n’a que faire, n’ayant peur de rien. Un beau jour, on me le rapportera avec un bon coup de couteau dans le ventre, et il n’aura que ce qu’il méritait... Ah ! cet homme-là, il me fera mourir à petit feu de chagrin et d’inquiétude !

Prêtant l’oreille.

Mais il me semble que l’on ouvre la porte de la rue. Oui, oui, je ne me trompe pas... quelqu’un est entré dans la maison ; on suit le couloir, on monte l’escalier.

Allant à la porte, mais sans l’ouvrir.

Flamel ! Flamel ! est-ce toi ?

RAOUL, en dehors.

Non, ma bonne madame Pernelle, non, ce n’est pas votre mari.

DAME PERNELLE.

Et qui êtes-vous, vous ?

RAOUL.

Votre hôte, Raoul de la Tremblaye, qui regagne son logis et qui vous souhaite le bonsoir.

Il passe et on l’entend monter à l’étage supérieur.

DAME PERNELLE, grommelant.

Bonsoir, bonsoir... Singulière manie de Flamel de donner asile chez lui à tous les vagabonds qu’il rencontre par les chemins. Hier, c’est ce jeune homme qu’il ramenait ; aujourd’hui, c’est un enfant qu’il rapporte. Il est vrai que l’enfant a l’air d’un petit ange, et que le jeune homme me fait l’effet d’un digne garçon ; ce qui ne l’empêche point, à ce qu’il paraît, d’avoir une lourde affaire sur les reins. Enfin, c’est la joie de Flamel de courir toute sorte de risques pour des étrangers. Par bonheur que je suis là, et que, pendant qu’il pèche, moi, je prie.

 

 

Scène II

 

RAOUL et LYLETTE, dans la chambre d’en haut, DAME PERNELLE, dans la chambre d’en bas, lisant son livre d’heures et s’endormant peu à peu

 

RAOUL, tenant Lylette dans ses bras.

Pauvre femme ! Heureusement, comme je m’en doutais, elle n’est qu’évanouie.

LYLETTE.

Mon enfant ! où est mon enfant ?

RAOUL.

Quand je vous ai trouvée évanouie, près de la porte de cette maison, vous étiez seule.

LYLETTE.

Seule ! et où suis-je ?

RAOUL.

Vous êtes chez moi.

LYLETTE.

Chez vous ? qui êtes-vous ?

RAOUL.

Je suis un pauvre gentilhomme nommé Raoul de la Tremblaye.

LYLETTE.

Vous êtes bon, messire.

RAOUL.

Je me souviens d’une parole divine, et je la mets en pratique, voilà tout : « Fais pour ton prochain ce que tu voudrais que l’on fît à toi-même. » Maintenant, que vous était-il arrivé, et pourquoi étiez-vous évanouie au seuil de cette maison ?

LYLETTE.

Les forces m’ont manqué... Depuis deux jours, je cherche... depuis deux jours, je cherche mon enfant, et je n’ai pas mangé depuis deux jours.

RAOUL.

Mon Dieu ! pauvre femme ! pauvre mère ! Tenez, buvez ce verre de vin d’abord, puis mangez.

LYLETTE.

Non, non, ce verre de vin suffira.

Elle boit.

Quelle heure est-il ?

RAOUL.

Onze heures viennent de sonner.

LYLETTE, à elle-même.

C’est à minuit que se commettent ces sortes de crimes. J’ai encore une heure devant moi.

RAOUL.

Que dit-elle ?

LYLETTE.

Messire...

RAOUL.

Serait-elle folle ?

LYLETTE.

Connaissez-vous la maison d’un alchimiste nommé Nicolas Flamel ?

RAOUL.

Oui.

LYLETTE.

Où est-elle ?

RAOUL.

C’est ici.

LYLETTE.

Comment, c’est ici ?

RAOUL.

C’est-à-dire que cette maison est celle de Nicolas Flamel.

LYLETTE.

Mais ce n’est pas vous qui êtes Nicolas Flamel ?

RAOUL.

Non, je suis son hôte.

LYLETTE.

Et lui, où demeure-t-il ?

RAOUL.

Juste au-dessous de moi.

LYLETTE.

C’est bien. Merci, messire.

RAOUL.

Où allez-vous ?

LYLETTE.

Où Dieu me mène.

RAOUL.

Voulez-vous que je vous accompagne ?

LYLETTE.

Merci, je dois être seule.

RAOUL.

Allez, pauvre femme, et que le ciel vous protège !

LYLETTE.

Merci.

 

 

Scène III

 

RAOUL, au premier étage, DAME PERNELLE, endormie en bas

 

RAOUL.

Pauvre femme ! Oui, que le ciel la protège ! Merveilleuse chose que la religion qui permet que l’on prie pour les autres, quand on a tant besoin de prier pour soi-même. Mais une voix secrète me dit d’avoir confiance dans l’avenir, et que mon étoile – maître Flamel dit que chacun a la sienne –, si voilée qu’elle soit en ce moment, se dégagera un jour des nuages sombres qui l’obscurcissent et brillera dans un ciel pur.

Se débarrassant de son pourpoint et de son épée, et s’approchant du lit.

Et maintenant, je vais dormir, je l’espère, comme on doit dormir quand le corps est brisé et que la conscience est tranquille.

Il va se jeter sur son lit et disparaît dans l’alcôve, au moment où Lylette entr’ouvre doucement la porte de la chambre du bas.

 

 

Scène IV

 

LYLETTE, entrant sur la pointe du pied, DAME PERNELLE, endormie

 

LYLETTE.

M’y voici...

DAME PERNELLE, rêvant.

Flamel !... es-tu là, Flamel ?

LYLETTE.

Oh ! une femme... Bon ! elle dort...

DAME PERNELLE.

Hein ? tu dis ?...

LYLETTE.

Ah ! cette alcôve...

Elle se jette dans l’alcôve.

DAME PERNELLE.

Flamel !... Flamel !... c’est trop tard... minuit...

On entend une porte qui se ferme avec bruit. Dame Pernelle, se réveillant.

Ah ! cette fois, c’est lui qui rentre... Des voix dans l’escalier ! Qui peut-il donc encore ramener à une pareille heure ?

 

 

Scène V

 

LYLETTE, cachée, DAME PERNELLE, FLAMEL, JACQUEMIN

 

FLAMEL.

Par ici, par ici, mon brave Jacquemin ; nous voilà arrivés à bon port.

JACQUEMIN.

Ma foi, j’ai eu peur un instant de ne pas me trouver au rendez-vous ; cela a chauffé, les Bourguignons ! et sans messire Raoul, qui s’est battu comme un enragé, je ne sais pas comment les choses auraient tourné ; mais j’espère que les voilà guéris pour quelque temps de la manie de frapper, à dix heures du soir, aux portes de Paris... Madame Pernelle ?...

FLAMEL.

Vous connaissez le nom de ma femme ?

JACQUEMIN.

Je le crois bien ! il est presque aussi populaire que le vôtre. Madame Pernelle, vous me rappelez une superbe Chinoise que j’ai connue à Pékin.

FLAMEL.

Défiez-vous de maître Jacquemin, ma mie ; il est complimenteur comme le serpent qui a perdu Ève.

DAME PERNELLE.

Ah ! vous voilà enfin, maître Nicolas !

FLAMEL.

Comme vous voyez.

À Jacquemin.

Il paraît que le temps est à l’orage.

DAME PERNELLE.

Minuit passé ; jolie heure pour un honnête homme !

FLAMEL.

Socrate, qui était un sage, disait qu’il rentrait toujours trop tôt quand il trouvait sa femme éveillée.

DAME PERNELLE.

D’où venez-vous, s’il vous plaît ?

FLAMEL.

D’où j’avais affaire.

DAME PERNELLE.

Et où aviez-vous affaire ?

FLAMEL.

D’où je viens. A-t-on apporté un enfant ?

LYLETTE, qui écoute.

Ah ! c’est mon pauvre petit.

DAME PERNELLE.

Oui, le dernier fruit de vos déportements, sans doute ; mais je vous préviens...

FLAMEL.

Où est-il ?

DAME PERNELLE.

Dans ma chambre ; mais je vous jure...

FLAMEL.

En avez-vous eu bien soin ?

DAME PERNELLE.

Je lui ai donné du pain et du miel ; mais cela n’empêche pas...

FLAMEL.

Que fait-il ?

DAME PERNELLE.

Il dort ; seulement, à son réveil...

FLAMEL.

Assez ; c’est tout ce que je voulais savoir...

Il va au bahut, l’ouvre et en tire trois sacs.

DAME PERNELLE.

Ah ! mon Dieu ! trois sacs d’argent.

FLAMEL.

Vous vous trompez : ce sont trois sacs d’or.

DAME PERNELLE.

Mais cet or...

FLAMEL.

M’appartient ; je l’ai gagné par mon travail, et je prétends en disposer à ma fantaisie.

DAME PERNELLE.

Cependant, il me semble que j’ai bien le droit de savoir...

FLAMEL.

Ce qui se passe dans votre chambre ; allez-y voir, et si l’enfant crie, donnez-lui une seconde tartine de miel.

LYLETTE.

Il n’a cependant pas l’air d’un méchant homme.

DAME PERNELLE.

Et si je ne voulais pas y aller, dans ma chambre !

FLAMEL.

Vous auriez tort, car vous iriez tout de même.

Il la prend par la main et la met dehors.

 

 

Scène VI

 

JACQUEMIN, FLAMEL, LYLETTE, cachée

 

JACQUEMIN.

Il paraît que madame Pernelle a un caractère...

FLAMEL.

Épineux.

JACQUEMIN.

Je cherchais le mot ; vous l’avez trouvé.

FLAMEL.

C’est qu’il y a plus longtemps que vous que je cherche.

JACQUEMIN.

Vous me faites l’effet d’un philosophe d’une qualité tout à fait supérieure, maître Flamel.

FLAMEL.

Ce n’est pas de la philosophie, c’est de la patience.

JACQUEMIN.

Est-ce que cela ne se ressemble pas beaucoup ?

FLAMEL.

Autant qu’une vertu païenne peut ressembler à une vertu chrétienne.

JACQUEMIN.

Vous ne passez cependant pas, maître Flamel, pour un très bon chrétien, entre nous soit dit.

FLAMEL.

L’homme a toujours deux réputations, mon cher Jacquemin : celle qu’il mérite et celle qu’on lui fait ; rarement il laisse après lui celle qu’il mérite. Ainsi, moi, je suis un simple médecin, le plus ignorant de tous, peut-être ; mais comme j’aime les découvertes nouvelles, comme je m’occupe de chimie, comme je passe à peu près toutes les nuits dans mon laboratoire, et que, de la rue, on voit, à travers les vitres de ma fenêtre, la réverbération de mes fourneaux, on dit que je suis un sorcier... que j’ai trouvé la pierre philosophale, que je fais de l’or.

LYLETTE.

Si ce n’était pas vrai, cependant !

JACQUEMIN.

Si vous n’avez pas trouvé le secret de faire de l’or, vous avez, au moins, trouvé celui de l’amasser.

FLAMEL.

Oui, comme l’enfant amasse l’eau qu’il puise dans ses mains à la rivière, et qui s’écoule entre ses doigts. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit. Je vous ai fait venir, Jacquemin, pour autre chose qu’écouter des propos de vieille femme.

JACQUEMIN.

Et me voilà prêt à exécuter ce que vous jugerez à propos de m’ordonner, maître Flamel.

FLAMEL.

Il s’agit de faire parvenir cet or à sa destination.

JACQUEMIN.

Diable ! quand cela ?

FLAMEL.

Cette nuit même.

JACQUEMIN.

Cette nuit, et à travers l’honorable paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie ? Voilà des écus, maître Flamel, qui me semblent un peu bien aventurés !

FLAMEL.

Soyez tranquille, mon cher Jacquemin, la mission que je vous destine est moins périlleuse. Il ne s’agit que d’aller de ma part à l’hôtel Saint-Paul, et de prévenir le chef de poste que j’attends les six hommes d’armes dont j’ai besoin pour escorter l’argent du roi. Il est averti. Il vous donnera les six hommes d’armes, et vous les ramènerez avec vous.

JACQUEMIN.

À la bonne heure ! de cette façon, la chose me va. Comptez donc que c’est fait ; avant un quart d’heure, je suis de retour.

FLAMEL.

Allez, mon cher Jacquemin ; que Dieu vous accompagne et vous ramène !

JACQUEMIN.

Ainsi soit-il !

FLAMEL.

Attendez que je vous éclaire.

JACQUEMIN.

Ma foi, ce n’est pas de refus... Embrassez madame Pernelle pour moi.

FLAMEL.

Il faut bien que ce soit pour vous.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

LYLETTE, seule, passant la tête hors des rideaux

 

Maintenant qu’il est seul, sans doute va-t-il aller chercher mon enfant.

Voyant la fenêtre qui s’ouvre.

Qu’est-ce que cela ?

Elle rentre vivement dans l’alcôve.

 

 

Scène VIII

 

LYLETTE, cachée, FLEUR-D’ÉPÉE

 

FLEUR-D’ÉPÉE, entrant par la fenêtre.

Me voilà dans la place ! Corne-de-bœuf ! ce n’est pas sans peine. J’ai dû attendre qu’il n’y ait plus de lumière. Sans doute mon gentilhomme vient de l’éteindre pour se mettre au lit. Orientons-nous... Ouais ! voici la lumière qui revient.

Il se cache derrière un bahut.

FLAMEL, dehors.

Vous y êtes ?

JACQUEMIN, dehors.

Oui.

FLAMEL.

Bon voyage !

JACQUEMIN.

Merci.

Flamel rentre, mais s’arrête sur le seuil.

 

 

Scène IX

 

LYLETTE, dans l’alcôve, FLEUR-D’ÉPÉE, derrière le bahut, FLAMEL, sur le seuil, RAOUL, couché à l’étage supérieur

 

FLAMEL, appelant.

Messire Raoul !

RAOUL, se soulevant sur son lit.

Hé ! qui m’appelle ?

FLAMEL.

Moi, Flamel. Si vous êtes couché, ne vous levez pas ; je monterai vous trouver.

RAOUL, sautant à bas de son lit.

Non pas, me voici.

Il passe une robe de chambre de velours noir.

FLAMEL.

Je vous attends pour vous faire de la lumière.

FLEUR-D’ÉPÉE, à part.

Brute que je suis ! je me suis trompé d’étage !

RAOUL, qui est descendu.

Que me voulez-vous, mon excellent ami, mieux que cela, mon protecteur, mon sauveur ?

FLAMEL.

Et d’abord, pardon de troubler ainsi votre repos. Mais j’ai une excuse : il s’agit du secours du roi, du bonheur de la France.

RAOUL.

Parlez, maître, parlez vite !

FLAMEL.

J’ai de bonnes nouvelles à vous communiquer, messire.

RAOUL.

Raison de plus.

FLAMEL.

Monseigneur le dauphin s’est échappé des mains de monseigneur le duc de Bourgogne.

RAOUL.

Dieu le garde !

FLAMEL.

C’est ce que Dieu fait ; car le jeune prince s’est, en effet, réfugié sous la garde de Dieu.

RAOUL.

Où cela, messire ?

FLAMEL.

À l’abbaye de Saint-Denis : les caveaux qui abritent pour l’éternité les rois de sa race lui servent d’asile ; les morts veillent sur le vivant.

RAOUL.

Et que compte faire Son Altesse ?

FLAMEL.

Rentrer dans Paris, et profiter du retour du roi à la raison pour prendre ses droits, en écartant d’une main le duc de Bourgogne, de l’autre le comte d’Armagnac, et en faisant face aux Anglais.

RAOUL.

Je suis à vos ordres, maître Flamel.

FLAMEL.

J’y ai bien compté, mon noble Raoul.

RAOUL.

Qu’ai-je à faire, maître ?

FLAMEL.

Dans les entreprises du genre de celles que poursuit le dauphin, l’argent est une des conditions de réussite. Voici dans ces sacs trente mille francs en or, dix mille dans chacun.

On voit la tête de Fleur-d’Épée qui passe derrière le bahut.

Six hommes d’armes vont être mis à votre disposition. Jacquemin les est allé quérir à l’hôtel Saint-Paul. Avec ces six hommes d’armes, vous porterez cet argent à Saint-Denis. Ce reliquaire vous servira de signe de reconnaissance ; vous serez introduit par l’abbé près du jeune prince, vous lui remettrez cet argent, et vous prendrez ses ordres.

RAOUL.

Quand cela, maître Flamel ?

FLAMEL.

Le plus tôt possible. Je vous ai dit que Jacquemin était allé quérir les hommes d’armes qui devaient vous servir d’escorte ; d’un moment à l’autre, il sera ici.

RAOUL.

Alors, il s’agit de ne pas vous faire attendre. Je monte prendre mon pourpoint et mon épée, et je redescends.

FLAMEL.

Allez.

Raoul sort. Flamel entre chez sa femme.

 

 

Scène X

 

LYLETTE, FLEUR-D’ÉPÉE

 

LYLETTE.

Où va-t-il ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Et moi qui me manquais de respect, en m’appelant brute, pour m’être trompé d’étage. C’est le diable en personne qui m’a conduit ici par la main. Voilà trente mille livres qui courent grand risque de ne pas arriver à leur destination.

Fleur-d’Épée avance sur la point du pied. Raoul rentre chez lui et s’apprête à passer son pourpoint. Quand Fleur-d’Épée a fait deux pas, on entend la voix de Flamel.

FLAMEL.

Je vous dis, dame Pernelle, qu’il est tout à fait inutile que vous me suiviez ; vous ne saurez pas un mot de plus de ce qui s’est passé cette nuit que ce qu’il me conviendra de vous en dire demain matin.

Il reparaît, portant l’enfant dans ses bras.

 

 

Scène XI

 

FLAMEL, FLEUR-D’ÉPÉE, LYLETTE

 

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ah ! Flamel ! Flamel ! c’est ton mauvais génie qui te ramène si vite.

FLAMEL, entrant dans l’alcôve et plaçant l’enfant sur son lit.

Dors, pauvre enfant ! je te reporterai demain moi-même à ta mère.

LYLETTE, qui a fait un mouvement pour frapper Flamel, se retire en arrière.

Que dit-il ?

Fleur-d’Épée, pendant ce temps, s’est approché l’épée nue. Il souffle la lampe.

FLAMEL, surpris par l’obscurité, se retournant brusquement.

Qu’y a-t-il, et que se passe-t-il ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

Il y a que tu vas mourir.

LYLETTE, sautant sur son enfant.

Mon enfant !

L’enfant, réveillé en sursaut, veut crier.

C’est moi, ta mère, tais-toi !

Elle lui met la main sur la bouche.

FLAMEL.

Au meurtre ! à l’assassin ! À moi, messire Raoul !

Lutte entre Flamel et Fleur-d’Épée. Flamel tombe en poussant un cri.

RAOUL.

Ces cris ?... Vous m’appelez ?

Saisissant son épée.

Me voilà !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Oui, mais tu arriveras trop tard.

Il s’échappe par la fenêtre.

 

 

Scène XII

 

RAOUL, FLAMEL, mort, LYLETTE cachée

 

RAOUL, qui est descendu.

Tenez bon !... Plus rien ! la nuit !... Où êtes-vous ?

DAME PERNELLE.

Au secours ! au meurtre ! On assassine Flamel !

 

 

Scène XIII

 

RAOUL, l’épée à la main, près du corps de FLAMEL, MADAME PERNELLE, entrant avec un flambeau, LYLETTE, cachée, puis JACQUEMIN et LES HOMMES D’ARMES

 

MADAME PERNELLE, désignant Raoul.

Arrêtez l’assassin ! arrêtez-le !

RAOUL.

Moi ! moi, l’assassin de Flamel ?

JACQUEMIN.

Messire Raoul ?... Impossible ! ne le touchez pas.

MADAME PERNELLE, désignant toujours Raoul.

Je vous dis, moi, que c’est cet homme qui l’a tué ; voyez, il a encore du sang plein les mains.

Raoul, qui, en effet, en soulevant Flamel, s’est ensanglanté les mains, voit le sang, pousse un cri et laisse tomber son épée. La chambre s’est emplie de monde. Les archers et les assistants arrêtent Raoul. Jacquemin les regarde faire consterné.

LYLETTE, pâle de terreur, se glissant au milieu de tout le monde, et regagnant la porte.

Que m’importe ! tout cela m’est égal, j’ai retrouvé mon enfant !

Elle sort.

 

 

ACTE V

 

 

Huitième Tableau

 

À l’hôtel Saint-Paul, la même chambre que l’on a déjà vue.

 

 

Scène première

 

ODETTE, seule et agenouillée

 

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! recevez dans votre miséricorde celui qui n’avait fait que du bien en ce monde, et qu’un crime envoie à vous longtemps avant l’heure où il devait y paraître, mon Dieu !

 

 

Scène II

 

ODETTE, GERTRUDE

 

GERTRUDE, entrant.

Oh ! mademoiselle, mademoiselle ! quel affreux malheur !

ODETTE.

Je le sais, Gertrude. Flamel est mort !

GERTRUDE.

Ce n’est point tout.

ODETTE.

Mais qu’y a-t-il donc encore ?

GERTRUDE.

Eh bien, le meurtrier, c’est ce jeune gentilhomme auquel nous avons sauvé la vie, le soir même où maître Nicolas Flamel est venu vous chercher pour vous conduire chez le roi.

ODETTE.

Raoul ? Tu es folle !

Riant d’un rire nerveux.

Raoul, que maître Flamel protégeait, avait retiré chez lui, Raoul enfin ?...

GERTRUDE.

Je vous dis, mademoiselle, qu’il a été arrêté près du cadavre, l’épée à la main et les mains pleines de sang.

ODETTE.

Oh ! mon Dieu ! voilà bien un autre sujet de peines et de miséricordes ; car, vous le savez, il est innocent !

GERTRUDE.

À vos yeux, mademoiselle, à vos yeux, mais point aux yeux de tout le monde, et la preuve, c’est qu’arrêté cette nuit, ce matin il a été conduit devant les juges ; de sorte qu’aujourd’hui même, probablement, la sentence sera rendue et exécutée.

ODETTE.

Et par qui sais-tu tout cela ?

GERTRUDE.

Par Jacquemin, qui était là quand on l’a arrêté, et qui est venu me dire tout cela pour que je vous le répète.

ODETTE.

Et que fait-il ?

GERTRUDE.

Il ne quittera pas le tribunal avant que la sentence soit prononcée, et, quelle qu’elle soit, il sera aussitôt ici pour vous le dire. Ah ! le voilà.

 

 

Scène III

 

ODETTE, GERTRUDE, JACQUEMIN, pâle et consterné

 

ODETTE, courant à lui.

Eh bien ?

JACQUEMIN.

Condamné !

ODETTE.

Impossible !

JACQUEMIN.

Je vous dis qu’il est condamné ; mais il y a un dernier espoir.

ODETTE.

Dieu ! lequel ?

JACQUEMIN.

Le droit de grâce. Quand les juges ont condamné, le roi peut absoudre.

ODETTE.

Mais, vous le savez, le roi est fou.

JACQUEMIN.

Qu’importe ! qu’il signe !

ODETTE.

Essayons donc.

JACQUEMIN.

J’ai préparé ce parchemin ; que le roi mette sa signature au bas de cet acte, et messire Raoul est sauvé.

ODETTE.

Signera-t-il ? signera-t-il ?

JACQUEMIN.

Cela vous regarde, Odette ; la vie de celui que vous aimez est entre vos mains.

ODETTE.

Ne me dites pas cela, vous m’épouvantez. Mon Dieu ! mon Dieu ! soyez avec les bons contre les méchants. Mon Dieu ! mon Dieu ! soyez avec nous !

JACQUEMIN.

Gertrude, descendez, tenez-vous au courant de tout ; venez tout nous dire.

GERTRUDE.

J’y vais.

Elle sort.

ODETTE.

Voici le roi... De la force, ô mon Dieu !

 

 

Scène IV

 

ODETTE, JACQUEMIN, LE ROI

 

ODETTE.

Venez, venez, mon roi !

LE ROI.

Charles n’est pas roi. On n’abandonne pas un roi, on ne laisse pas un roi seul.

ODETTE.

Odette était là, sire.

LE ROI.

Non, Odette aussi a abandonné le pauvre Charles. Odette n’est plus ma fille.

ODETTE.

Ô mon roi bien-aimé, ne dites pas cela.

Un rayon de soleil pénètre dans la chambre.

LE ROI.

Oh ! le soleil ! Charles aime le soleil. Le soleil vient de Dieu ; il ranime, il réchauffe, il sourit. Charles aime le soleil.

ODETTE.

Alors, il n’aime plus Odette ?

LE ROI.

Si... toujours. Seulement, il a cherché sa fille, et sa fille n’était pas là ; il a appelé sa fille, et sa fille n’a pas répondu. Charles aime toujours Odette ; c’est Odette qui n’aime plus le roi.

ODETTE.

Oh ! ma vie est à vous, sire.

LE ROI, souriant.

Ah ! voilà la chaleur qui me revient. Charles aime Odette autant que le soleil,

Avec une profonde tendresse.

plus que le soleil !

ODETTE.

Et si Odette lui demandait quelque chose, lui accorderait-il sa demande ?

LE ROI.

Charles ne peut rien accorder ; il est pauvre, il est faible.

Il se lève.

Ce sont les rois qui accordent. Charles n’est plus roi ; Charles n’est rien.

ODETTE.

Mais enfin, s’il pouvait faire ce que désire Odette ?

LE ROI.

Il serait bien heureux.

ODETTE.

Il le ferait donc ?

LE ROI.

Il le ferait. Que veut ma fille ?

ODETTE, lui appuyant les deux mains sur le front.

Écoutez bien, mon roi, et fixez les paroles de votre enfant dans votre esprit.

LE ROI.

Oh ! laisse tes mains sur mon front, elles me font du bien.

ODETTE.

Écoutez ! écoutez !

LE ROI.

J’écoute.

ODETTE, à Jacquemin.

Quel est ce bruit ?

JACQUEMIN, à la fenêtre.

C’est le peuple qui court vers la Grève, mon enfant.

ODETTE.

Mon Dieu ! pourvu que je ne devienne pas folle moi-même !

JACQUEMIN.

Courage ! il faut qu’il passe sous les fenêtres de l’hôtel Saint-Paul.

ODETTE.

Oh ! je le reverrai donc encore une fois au moins.

JACQUEMIN.

Voyons, ne perdez pas de temps.

ODETTE.

Tu as raison !... Sire, Odette a un ami qui est aussi l’ami de Charles, et il va mourir !

LE ROI.

Heureux celui qui va mourir !

ODETTE.

Oui. Mais Odette ne veut pas que son ami, que l’ami de son roi, meure. Elle ne veut pas ; elle supplie. Il est trop jeune encore pour mourir.

LE ROI.

Et quel est cet ami d’Odette et de Charles ?

ODETTE.

Raoul de la Tremblaye.

LE ROI.

De la Tremblaye ?... Attends. Charles se souvient ; seulement, ce n’est point Raoul qu’il se nomme, c’est Réginald ; ce n’est pas un jeune homme, c’est un vieillard. Charles sauvera la Tremblaye.

ODETTE, à part.

Ô mon roi ! ô mon roi !

LE ROI, allant à un bahut qu’il ouvre et dans lequel il prend un parchemin.

Attends...

ODETTE.

Que va-t-il faire ?

Haut.

Pourquoi le roi se lève-t-il ? Ce n’est point là qu’il doit aller. Voici le parchemin.

LE ROI.

Pas celui-là... Attends.

ODETTE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

JACQUEMIN.

Ne le contrariez pas.

LE ROI.

Qu’Odette donne cela à l’ami de Charles, et l’ami de Charles sera sauvé.

ODETTE.

Qu’est-ce que cela ?

LE ROI.

Lis.

ODETTE.

Un testament ! « Je reconnais Raoul de la Tremblaye pour mon fils unique et mon seul héritier. » Oh ! ce n’est pas cela, sire ; ce n’est pas d’un titre, ce n’est pas d’une fortune que Raoul a besoin ; c’est de la vie, c’est de la vie !

Elle jette l’acte.

LE ROI, se rasseyant.

Charles ne comprend pas.

ODETTE.

Signez, signez, signez, mon roi !

LE ROI.

Quand Charles était roi, il savait écrire. Il n’est plus roi, il ne sait plus écrire.

ODETTE.

Signez ! au nom du ciel, signez !

LE ROI.

Non ! Charles a trop signé. Un jour qu’il était fou, il signa que le duc Jean de Bourgogne avait bien fait de tuer son frère. Il ne signera plus.

ODETTE.

Oh ! une fois, encore une fois ! la dernière !

LE ROI.

Charles ne veut pas signer.

Il jette la plume.

Voilà le soleil. Le soleil appelle Charles ; Charles veut aller au soleil.

ODETTE.

Non, non, vous n’irez pas, vous ne vous éloignerez pas ; vous resterez ici, à cette table.

Rumeurs.

Mon Dieu, est-ce lui ?

JACQUEMIN, à la fenêtre.

Non, pas encore ; c’est le bourreau avec ses aides.

ODETTE.

Oh ! Raoul est perdu !

Jacquemin tire des cartes de sa poche et les jette sur la table.

Que faites-vous ?

JACQUEMIN.

Une dernière ressource !

ODETTE.

Vous n’avez pas perdu tout espoir ?

JACQUEMIN.

Dieu est grand ! Priez, Odette, priez !

ODETTE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! Comment veux-tu que je prie, Jacquemin ? Je ne trouve pas les mots.

LE ROI.

Oh ! les belles images ! À quoi servent-elles ?

JACQUEMIN.

Sire, c’est un jeu que j’ai inventé pour amuser Votre Altesse.

LE ROI, vaguement.

Merci... Qu’est-ce que cela ?

JACQUEMIN.

Tenez, sire, voici le roi Apollon.

LE ROI.

Pourquoi a-t-il une couronne de fleur de lis ?

JACQUEMIN.

Parce que c’est le portrait d’un roi de France dans sa jeunesse, quand ce roi de France avait de beaux cheveux blonds pareils aux rayons du soleil.

LE ROI.

Charles ressemblait au roi Apollon quand il était jeune.

JACQUEMIN.

Dieu vous seconde, Odette ; il reconnaît les cartes. Voici le roi Corsube.

LE ROI.

On dirait mon cousin Henry d’Angleterre.

JACQUEMIN.

Voici la reine Tromperie.

LE ROI.

Oui, oui, je la reconnais. Reine Tromperie !

Bas.

C’est madame Isabeau, n’est-ce pas ?

JACQUEMIN.

Madame Isabeau, qui proscrit son fils, sire ; qui vend le royaume à l’étranger ; qui veut faire Henry de Lancastre roi, à la place du roi Charles VI.

LE ROI.

Oui, elle le veut ; mais Dieu le veut-il, lui ?

JACQUEMIN.

Non, car il envoie la dame Loyauté au secours du roi Apollon.

LE ROI.

Oh ! je la reconnais, c’est Odette.

ODETTE.

Oui, sire ! oui, c’est moi. Oh ! mon cher seigneur, continuez.

JACQUEMIN.

Elle espérait en effet vous sauver, sire, et voilà le paladin Roland qu’elle avait rangé à votre cause et qui devait combattre pour vous. Mais la reine Tromperie a prévu le coup, et le paladin Roland va périr victime d’une fausse accusation.

LE ROI.

Oh ! si j’étais roi, je le sauverais !

ODETTE.

Vous l’êtes, sire ! vous l’êtes !

LE ROI.

Ils le tueront malgré moi.

ODETTE.

Non, si vous dites que vous voulez qu’il vive.

LE ROI.

Je le veux. Je ne puis cependant faire grâce que si je sais à qui et pourquoi je la fais.

ODETTE.

Sire, vous la faites au fils de votre vieil ami Réginald de la Tremblaye.

LE ROI.

Ah !...

Cherchant.

À Raoul, alors ?

ODETTE.

Oui, oui. Oh ! il se souvient.

LE ROI.

Mais enfin, de quoi est accusé ce jeune homme ? Je veux qu’on me le dise.

JACQUEMIN.

Sire, il est accusé d’avoir tué Flamel.

ODETTE.

Mais c’est impossible. Vous comprenez bien, sire ? un gentilhomme, un chevalier !...

LE ROI, avec mélancolie.

Oui, c’est vrai ; mon pauvre Flamel a été assassiné, et je porte malheur à tout ce qui m’entoure. Odette ! Odette ! prends garde à toi !

ODETTE.

Oh ! je ne crains rien pour moi-même, sire. Ma vie, à moi, est si peu de chose ! Un souffle de moins parmi les vivants, une âme de plus parmi les morts ! Mais c’est lui... lui... Raoul ! Grâce pour Raoul, sire !

LE ROI.

Pauvre Flamel ! Science, argent, trésors, il mettait tout à ma disposition.

ODETTE.

Oui, sire, tout, jusqu’à sa vie !

LE ROI.

Tu le vois bien ! Jamais je ne ferai grâce à l’assassin de Flamel.

ODETTE.

Oh ! mon Dieu !

LE ROI.

C’est pour cette fois, Odette, qu’on dirait que je suis fou ; c’est pour cette fois qu’on dirait bien pis ; c’est pour cette fois qu’on dirait que je suis ingrat.

Il s’assied.

ODETTE.

Sur mon âme, sire, sur ma vie, sur mon dévouement pour vous, héritage sublime que m’a laissé mon père, messire Raoul de la Tremblaye n’est point l’assassin de Flamel.

LE ROI.

Qui te dit cela, mon enfant ?

ODETTE.

Qui me dit cela ? Mais tout : ma raison, mon cœur, mon amour. Est-ce que Dieu permettrait que j’aimasse encore un homme qui aurait tué mon père ?

LE ROI.

Que l’on prouve à Charles que Raoul est innocent, et à l’instant même Raoul sera mis en liberté.

ODETTE.

Seigneur, Seigneur, faites un miracle ! Seigneur, il ne tient qu’à vous de le faire ! Seigneur, j’ai la foi que vous le ferez !

 

 

Scène V

 

ODETTE, JACQUEMIN, LE ROI, GERTRUDE, entrant vivement

 

GERTRUDE.

Mademoiselle ! mademoiselle !... Oh ! le roi !

JACQUEMIN, à Odette.

Ce sont des nouvelles.

ODETTE.

Parle, Gertrude, le roi le permet.

GERTRUDE.

Une pauvre femme, votre voisine, vous le savez, celle à qui l’on avait volé son enfant, et que vous aviez recommandée à maître Flamel...

JACQUEMIN.

Eh bien ?

GERTRUDE.

Il paraît qu’elle était chez maître Flamel au moment du meurtre, et qu’elle a vu le meurtrier.

ODETTE.

Sire ! sire ! c’est le miracle que je demandais à Dieu. Dieu nous l’envoie.

LE ROI.

Que l’on fasse entrer cette femme.

ODETTE, criant.

Entrez, Lylette ! le roi le permet.

 

 

Scène VI

 

ODETTE, JACQUEMIN, LE ROI, GERTRUDE, LYLETTE

 

LYLETTE.

Oh ! sire, sire, justice ! on va tuer un innocent.

LE ROI.

Femme, explique-toi, ne tremble pas... Je ne suis plus fou.

LYLETTE.

Sire, on m’avait volé mon enfant ; je le cherchais partout ; on m’avait dit qu’il était chez Flamel, que Flamel avait besoin du sang d’un enfant pour faire de l’or. C’était messire Raoul qui m’avait fait entrer, bon jeune homme ! j’étais donc là quand l’assassin est entré ; je l’ai vu, j’ai vu le crime, j’ai tout vu.

LE ROI.

Alors, vous reconnaîtriez le coupable ?

LYLETTE.

Oh ! oui, fût-ce dans dix ans, fût-ce dans vingt ans ! Ce n’est point le chevalier Raoul de la Tremblaye.

LE ROI.

Tu le jures ?

LYLETTE.

Oui.

ODETTE.

Oh ! le roi entend, le roi entend !

LE ROI.

Femme, pourquoi n’as-tu rien dit de cela aux juges ?

LYLETTE.

Écoutez-moi, sire, et pardonnez à une pauvre femme qui ne sait rien qu’être mère ; pardonnez-lui si quelque chose blesse la dignité royale dans ce qu’elle va vous dire. On assure, sire, que c’est une main puissante qui pousse ce jeune homme à l’échafaud, la main d’une femme dont il a dédaigné l’amour.

LE ROI.

Oh ! je comprends !

Bas.

La reine Tromperie !

LYLETTE.

Eh bien, sire, j’ai eu peur, si je parlais, non pas pour moi, grand Dieu ! mais pour mon enfant... Mais j’ai eu comme une révélation ; une voix m’a dit : « Prends garde, si tu laisses périr l’innocent pour le coupable, il arrivera malheur à ton enfant ! »

ODETTE.

C’était ma prière qui montait à Dieu.

LYLETTE.

Alors, sire, je suis venue.

ODETTE.

Et tu as bien fait, Lylette ; tu le vois, le roi entend, le roi comprend, le roi fait grâce.

LE ROI.

On m’avait montré un parchemin.

JACQUEMIN.

Inutile, sire.

Bruit.

ODETTE.

Mon Dieu ! quel est ce bruit ?

JACQUEMIN.

Sire, c’est le condamné qui va passer sous vos fenêtres ; on le mène à l’échafaud.

ODETTE, montrant le balcon au roi.

Sire, paraissez ; votre vue seule est la grâce, votre vue seule est la vie.

LE ROI.

Oui, oui, mes amis.

Jacquemin et Odette conduisent le roi au balcon. Lylette et Gertrude ouvrent la fenêtre.

ODETTE et JACQUEMIN, criant.

Le roi ! le roi !

LA FOULE, dans la rue.

Le roi ! le roi ! Vive le roi !

LE ROI, sur le balcon.

Faites monter le chevalier de la Tremblaye ; je veux lui parler.

La voix de FLEUR-D’ÉPÉE.

Mais, sire...

LE ROI.

Hein ! qui donc hésite à obéir, en bas, quand le roi ordonne ?

LA FOULE.

Vive le roi ! vive le roi !

LE ROI.

Faites monter le chevalier Raoul.

 

 

Scène VII

 

ODETTE, JACQUEMIN, LE ROI, GERTRUDE, LYLETTE, RAOUL, FLEUR-D’ÉPÉE, ARCHERS

 

RAOUL.

Odette, Jacquemin, aux deux côtés du roi, deux anges sauveurs !

LYLETTE, regardant Fleur-d’Épée.

Mais je ne me trompe pas !...

Sautant à la gorge de Fleur-d’Épée.

Sire, voilà l’assassin !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Ah çà ! femme, vous êtes folle !

LYLETTE.

Oh ! non, non, je ne suis pas folle ; j’ai vu ton visage au moment où tu as soufflé la lampe, et je te reconnais ! Sire, c’est l’assassin ! sur la vie de mon enfant, c’est l’assassin !

FLEUR-D’ÉPÉE.

Mais lâchez-moi donc !

LYLETTE.

Oh ! non ; brise-moi les mains si tu veux, mais je ne te lâcherai pas.

LE ROI.

Silence !

JACQUEMIN.

Laissez parler le roi.

ODETTE.

Oui ! oui !

LE ROI.

Déliez le prisonnier.

JACQUEMIN, s’élançant.

C’est fait, sire.

LE ROI.

Raoul de la Tremblaye, vous avez été un instant capitaine de mes gardes, je vous rends votre ancien poste ; faites arrêter cet homme et livrez-le au peuple comme le vrai coupable ; le peuple en fera ce qu’il voudra.

FLEUR-D’ÉPÉE.

Un instant, sire ; puisque nous en sommes là, le vrai coupable, ce n’est pas moi.

LE ROI.

Qui est-ce donc ?

FLEUR-D’ÉPÉE.

C’est le cousin du chevalier Raoul ; c’est le comte Jacques de la Tremblaye ; c’est le lieutenant des gardes de la reine.

LE ROI.

Tout un procès à faire, cela regarde le parlement : que l’on conduise cet homme au Châtelet.

JACQUEMIN.

Vous avez entendu les ordres du roi : désarmez cet homme.

LE ROI.

Vous, Raoul, vite une épée ! même celle du traître : entre vos mains, elle redeviendra loyale... Attendez.

ODETTE.

Sire...

LE ROI.

Oh ! pourvu que ce soit la raison qui l’emporte ; pourvu que je ne redevienne pas fou avant d’avoir achevé l’œuvre que j’ai à faire !

ODETTE.

Mon Dieu ! donnez le calme, la raison à cette noble tête royale.

Elle abaisse ses mains sur la tête du roi. Silence, pendant lequel la physionomie de Charles passe de la tristesse au sourire.

LE ROI.

Merci, mon enfant ; il est dit que tout bien me viendra de toi.

LYLETTE.

Sire...

LE ROI.

Femme, ta mission est accomplie, retourne auprès de ton enfant, et sois bénie par un roi qui n’a que sa bénédiction, hélas ! à te donner.

ODETTE.

Lylette, ma bonne Lylette ! tu me reverras !

Lylette sort.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, hors LYLETTE

 

LE ROI, se souvenant.

Raoul !...

RAOUL.

À vos ordres, sire.

LE ROI.

Ton père, Réginald, quelque temps avant sa mort, m’avait envoyé, pour le soumettre à mon approbation, un testament.

RAOUL.

Oh ! sire !

JACQUEMIN.

Je savais bien que ce testament existait, du moment qu’il n’avait pas voulu jurer sur mon rosaire.

LE ROI, cherchant dans le bahut.

Eh bien, qu’est-il devenu ?... Il était là...

ODETTE, à genoux.

Sire, n’est-ce point ce parchemin que vous cherchez ?

LE ROI.

Oui.

ODETTE, joyeuse.

Oh !...

LE ROI.

Prends ce testament, Raoul ; il te fait comte de la Tremblaye et propriétaire des domaines, terres et châteaux de ton père Réginald.

RAOUL.

Ô mon roi, merci, merci ! Maintenant, ordonnez ; mais Dieu m’est témoin que ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous ai dévoué ma vie et mon épée.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, UN PAGE annonçant

 

LE PAGE.

Son Altesse la reine.

RAOUL.

La reine !

ODETTE.

Ah ! sire, du courage, de la force !

LE ROI.

J’en aurai... Toi, Odette, avec Jacquemin, dans cette chambre ! Toi, Raoul, dans celle-ci !... Maintenant, introduisez la reine.

 

 

Scène X

 

LE ROI, LA REINE, JUVÉNAL DES URSINS, CONSEILLERS

 

LA REINE.

Entrez, messieurs, et prenez place autour de cette table. Vous avez préparé le traité proposé par Henry d’Angleterre, maître Juvénal ?

JUVÉNAL DES URSINS.

Oui, madame ; mais ce traité est tellement onéreux pour la France et déshonorant pour la royauté, que je doute que la reine et son conseil, en l’absence du dauphin et de monseigneur le duc de Bourgogne, puissent en prendre la responsabilité.

LA REINE.

Aussi la reine et le conseil ne signeront-ils qu’après que le roi aura signé.

JUVÉNAL.

J’ai rédigé le traité parce que je devais obéir aux ordres de la reine ; mais ma conscience me défend de mettre ma signature au bas d’un pareil acte, et permettez que je me retire.

Le roi le retient par sa robe. Juvénal le regarde avec étonnement.

LA REINE.

Restez, maître, je le veux.

JUVÉNAL, après avoir échangé un regard avec le roi, à la reine.

Puisque Votre Altesse l’ordonne...

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, UN PAGE

 

LE PAGE.

Madame, le héraut du roi d’Angleterre fait prévenir Votre Altesse qu’il a eu l’honneur de se rendre à votre invitation.

LA REINE.

Qu’il attende ; dans un instant, nous lui remettrons le traité signé.

Le page sort pour rendre à l’envoyé du roi d’Angleterre la réponse d’Isabeau.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, hors LE PAGE

 

LA REINE.

Déposez ce traité devant le roi, mettez-lui la plume à la main, et qu’il signe.

LE ROI, à Juvénal.

Lisez le traité.

JUVÉNAL.

Madame, permettez que, pour la régularité, l’acte soit lu...

LA REINE.

Eh bien, lisez !...

JUVÉNAL, lisant.

« Article premier : il y aura paix et amitié entre le roi d’Angleterre et le roi de France... »

LE ROI, répétant.

Il y aura paix et amitié entre le loup et l’agneau !

JUVÉNAL, continuant.

« Article deuxième : Sa Majesté le roi de France donnera en mariage, à Sa Majesté le roi d’Angleterre, madame Catherine, sa fille, avec la Guyenne et la Normandie pour dot... »

LE ROI.

Perle et diamant !

JUVÉNAL, continuant.

« Article troisième : L’Anjou et la Touraine suivront comme dépendances de la Bretagne... »

LE ROI.

Saphirs et rubis !

JUVÉNAL, continuant.

« Article quatrième : Le dauphin Charles, ayant renoncé à tous ses droits à la couronne en quittant la ville de Paris, est déclaré indigne de succéder. »

LE ROI.

Le dauphin Charles a de beaux et longs cheveux, le roi d’Angleterre enverra son barbier pour les lui couper.

JUVÉNAL, continuant.

« Article cinquième : Les fils du roi d’Angleterre et de madame Catherine seront aptes à succéder, au lieu et place du dauphin, à la couronne de France. »

LE ROI.

Et comme ils succéderont du chef de leur mère, ils porteront une quenouille au lieu d’un sceptre.

JUVÉNAL, continuant.

« Article sixième : La reine Isabeau recevra deux mille livres de pension chaque mois, lesquelles lui seront garanties par le roi d’Angleterre. »

LE ROI.

Et le roi Charles VI un bonnet à grelots qu’on renouvellera chaque fois qu’il sera usé : le bonnet à grelots, c’est la couronne des fous.

JUVÉNAL.

« Signé à Paris, le 25 février de l’an de grâce 1418. »

LA REINE.

Vous avez entendu, sire ?

LE ROI.

Charles entend quelquefois, mais il ne comprend pas toujours.

LA REINE.

N’importe ; signez...

LE ROI.

Charles ne sait plus comment on écrit son nom.

LA REINE.

Soit ; on lui conduira la main.

LE ROI.

Qui cela ?... Est-ce vous, maître Jean Juvénal ? Est-ce vous, messire de Morvilliers ? Est-ce vous, comte Hélion de Jacqueville ?

TOUS, avec étonnement.

Il nous reconnaît !

LA REINE.

Non, ce sera moi, sire.

LE ROI, joyeux.

Ah ! c’est ma reine bien-aimée, ma chère Isabeau, ma très bonne, très chaste et très fidèle épouse. Voyons, venez.

LA REINE.

Voici la plume.

LE ROI.

Je la tiens.

LA REINE.

Posez votre main là.

LE ROI.

Elle est posée.

LA REINE.

Maintenant, écrivez votre nom.

LE ROI.

Je ne sais pas.

LA REINE.

Attendez, alors.

Elle lui prend la main.

LE ROI.

Infâme !...

LA REINE.

Hein !

LE ROI.

Ah çà ! mais vous ne vous apercevez donc pas, tous tant que vous êtes ici, que je ne suis plus fou ?

TOUS.

Le roi a sa raison !

LA REINE.

Messires, n’en croyez rien. Le roi est plus insensé que jamais.

LE ROI.

Insensé, moi ? Hélas ! non ; pour le moment du moins. Je n’ai pas ce bonheur, et la preuve, c’est que, comme vous le disiez tout à l’heure, je vous reconnais tous. Voilà maître Jean Juvénal des Ursins, mon fidèle conseiller, mon ami, l’ami de la France. – Vous voilà, monsieur de Morvilliers, l’ami des Anglais. – Vous voilà, monsieur Hélion de Jacqueville, l’ami du duc de Bourgogne. – Vous voilà, vous, Isabeau de Bavière, mon ennemie et l’ennemie de la France.

LA REINE.

Sire, prenez garde ! Il y a quelque danger à parler ainsi.

LE ROI.

Quelque danger. Attendez... Raoul !

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, RAOUL, HOMMES D’ARMES

 

LE ROI.

Gardez les portes. Il y a des traîtres ici ! Maintenant, faites entrer le héraut du roi d’Angleterre.

RAOUL.

Que le héraut du roi d’Angleterre entre. Le roi de France l’attend.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, JARRETIÈRE

 

JARRETIÈRE.

J’attends depuis trois jours, et mon maître ne m’avait donné que vingt-quatre heures.

LE ROI.

Je regrette ce retard, maître Jarretière ; mais vous n’aurez rien perdu pour attendre.

JARRETIÈRE.

Celui qui m’envoie, le roi Henry d’Angleterre, désire une réponse précise, sans ambage ni double sens.

LE ROI.

Tant mieux ! il va l’avoir telle qu’il la désire. Dites à celui qui vous envoie, au roi d’Angleterre, qu’il peut, par la force des armes, arracher violemment la couronne de la tête du roi de France, mais que jamais, volontairement du moins, tant qu’il aura sa raison, le roi de France n’ôtera la couronne de la tête de son fils pour la mettre sur celle d’un étranger. Dites enfin au roi Henry d’Angleterre qu’il peut épouser ma fille, mademoiselle Catherine, avec une dot d’argent, si cela lui convient ; mais ma fille Catherine, devenue reine d’Angleterre, donnera des rois à l’Angleterre seulement. Allez.

JARRETIÈRE.

Sire, cette réponse, c’est la guerre, et le roi d’Angleterre tient déjà le quart de la France.

LE ROI.

En tînt-il la moitié, en tînt-il les trois quarts, la tînt-il tout entière, excepté les six pieds de terre que je me réserve pour mon tombeau ; n’eussé-je pour dernier défenseur du royaume de Charlemagne, de saint Louis et de Philippe-Auguste qu’une bergère avec sa houlette, j’aurais l’espoir qu’avec sa houlette, cette bergère reconquerrait le royaume et chasserait l’ennemi de la France. Allez.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, hors JARRETIÈRE

 

LE ROI.

Messire de Morvilliers, messire de Jacqueville, suivez le héraut de Sa Majesté le roi d’Angleterre, et remerciez Dieu que j’aie trop de choses à faire en ce moment pour vous envoyer au Châtelet. Allez.

Ils sortent.

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, hors LES DEUX CONSEILLERS

 

LE ROI.

Maître Juvénal, vous êtes non-seulement mon conseiller, mais encore mon ami : vous venez de le prouver en refusant d’apposer votre signature au bas de cet acte qui vendait la France. Eh bien, au bas de cet acte même, j’écris l’ordre d’arrêter la reine et de l’enfermer, pour le reste de ses jours, dans un couvent, si pareille proposition était de nouveau faite par elle.

LA REINE.

Sire, vous oubliez...

LE ROI.

Au contraire, madame, je me souviens. C’est vous qui oubliez qu’il n’est ici question que de la reine traître au roi, et que, tout en vous condamnant à une détention perpétuelle, je vous sauvegarde la vie ; mais il pourrait me prendre un jour l’envie de punir la femme traître à l’époux. Rappelez-vous Marguerite de Bourgogne étranglée, la nuit, dans son cachot, et courbez la tête devant celui qui a tout à la fois le malheur d’être votre roi et votre époux.

LA REINE.

Sire, grâce !...

LE ROI.

Grâce vous est faite une fois encore, madame. Allez.

La reine sort.

 

 

Scène XVII

 

LE ROI, JUVÉNAL DES URSINS

 

JUVÉNAL.

Sire, quel bonheur que Dieu vous ait rendu la raison !

LE ROI.

Juvénal, mon bon ami, nous n’avons pas de temps à perdre.

JUVÉNAL.

Ordonnez, sire.

LE ROI.

J’attends le dauphin.

JUVÉNAL.

Le dauphin ?

LE ROI.

Oui. Il s’est sauvé des mains du duc de Bourgogne, qui l’avait enlevé. Il s’est réfugié à Saint-Denis. L’abbé le ramènera. Dans une heure, il se présentera à la porte de la Bastille et fera sa rentrée dans Paris. Je l’attendrai là, sur ce balcon, afin que le peuple voie bien que le père aime le fils, que le fils respecte le père. Maître Juvénal, allez au-devant de lui et protégez-le. Si Dieu me reprenait ma raison, conseillez-le.

JUVÉNAL.

Sire, vos ordres seront exécutés avec la religion du dévouement.

LE ROI.

Allez, mon ami, allez.

Il lui tend la main. Juvénal sort. Le roi va chercher Odette, qui entre, suivie de Jacquemin.

 

 

Scène XVIII

 

LE ROI, RAOUL, ODETTE, JACQUEMIN

 

LE ROI.

Odette ! Odette !

ODETTE.

Me voilà, sire ; j’attendais vos ordres.

LE ROI.

Viens, mon enfant. Venez, Raoul.

RAOUL.

Sire, nous voici près de vous.

LE ROI.

Vous allez partir tous deux.

ODETTE.

Vous quitter, sire ?

RAOUL.

Nous ?

LE ROI.

Vous ne serez jamais assez loin de celle qui vient de sortir d’ici !

ODETTE.

Si notre vie est utile au roi, nous restons.

RAOUL.

Oh ! oui, sire, gardez-nous !

ODETTE, se jetant à son cou.

Ô mon roi ! mon cher roi !

LE ROI.

Chers enfants de mon cœur, qui m’avez rapporté ma raison perdue, soyez bénis !

À Raoul.

Raoul, te voilà comte, te voilà riche, te voilà puissant. Tu as un château fort qui a des murailles de granit et des portes de fer ; retourne dans ton château, réunis tes vassaux, et, cessant d’être le gardien du roi, deviens un des gardiens du royaume... Et maintenant, je te la donne, Raoul, je te donne ma vraie fille, l’enfant de mon cœur, celle que je ne donnerais pas au roi d’Angleterre ; prends-la, emmène-la, veille sur elle !

RAOUL.

Mais vous allez donc rester seul ?

JACQUEMIN, s’approchant.

Vous n’avez plus besoin de moi, messire, vous êtes heureux. Je reste près du roi.

LE ROI.

Vous voyez bien que je ne reste pas seul. Partez ! partez !

ODETTE et RAOUL.

Adieu, sire, adieu !

Ils sortent.

 

 

Scène XIX

 

LE ROI, JACQUEMIN

 

LE ROI.

Adieu, têtes chéries !

Éclatant de rire et finissant par un sanglot.

Ah ! ah ! ah !... Mon Dieu ! mon Dieu ! que je souffre ! que je souffre !...

JACQUEMIN.

Qu’avez-vous, sire ?... Votre Majesté pâlit !... Votre Majesté chancelle !...

LE ROI, tombant dans un fauteuil.

Le pauvre George a froid, bien froid ! bien froid !

JACQUEMIN, levant les mains au ciel.

Dieu ait pitié de la France !... Son roi est redevenu fou !

 

 

Neuvième Tableau

 

L’entrée du dauphin dans Paris. À droite, la façade de l’hôtel Saint-Paul. Au fond, la porte Saint-Antoine et la Bastille.

 

 

Scène unique

 

LE ROI, au balcon de l’hôtel Saint-Paul, avec JACQUEMIN, LE DAUPHIN, entrant, à cheval, escorté de PAGES, D’ARCHERS et D’ARBALÉTRIERS, FOULE DE PEUPLE, criant Noël

 

LE DAUPHIN.

Mon père ! mon père !...

LE ROI.

Toi qui seras Charles VII, en mon nom et au nom de la France, je te bénis !

TOUS.

Vive le dauphin !...

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