La Sœur valeureuse (André MARESCHAL)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

1634.

 

Personnages

 

ORONTE, Fille du Roi de Perse

LUCIDOR, Son Frère, fils du Roi de Perse

LE ROI DE PERSE

LE ROI DE THRACE

OLYMPE, Fille du Roi de Thrace

DORAME, Prince de Bithynie, favori de Thrace

MÉLINDE, Sœur de Dorame

GÉLANDRE, Autre Prince de Bithynie

LYCANTHE, Écuyer d’Olympe, Confident de Dorame

TROIS SOLDATS, Assassins, et complices de Lycanthe

PAGE D’ORONTE

AUTRE PAGE

 

 

À TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT PRINCE CÉSAR, DUC DE VENDÔME,

DE MERCŒUR, DE PENTHIÈVRE, DE BEAUFORT ET D’ESTAMPES, Prince d’Anet et de Martigues, Pair de France

 

MONSEIGNEUR,

 

Cette Princesse amoureuse et Étrangère qui vous vient chercher depuis la Perse jusqu’en France, pour vous rendre l’arbitre de son amour et de sa valeur ; ne prétend pour fruits d’un si long voyage que l’honneur de vous entretenir, et le triste contentement de faire croître au récit  de ses aventures les Fontaines de Bourbon, par les larmes d’une si fidèle compagnie, que votre vertu y attire cette année plutôt que celle des Eaux. Ce n’est pas pour avoir sué dessous les armes, ou pour laver son front encore couvert d’une poussière  sanglante que cette SŒUR VALEUREUSE vient aux bains ; mais seulement pour y noyer son amour et sa honte, et pour savoir si ces divines sources minérales parmi tant de qualités secrètes n’ont point celle du fleuve d’Oubli, afin d’y perdre la mémoire de son Frère, que tous les effets d’une passion extrême n’ont pu lui rendre sensible. Je l’ai encouragé à ce dessein ; il est vrai, je l’avoue, MONSEIGNEUR, et lui ai promis ce qu’on n’attendrait jamais ni des bains de Bourbon, ni de Plombières, ni de Forges, ni de Pougues ; je veux dire la guérison d’un amour violente, et la facilité d’oublier un objet qu’elle a aimé dès le berceau. Il n’entre ici rien du miracle, ou de la Fable ; cette action n’attend aucun effort par-dessus la Nature, ni cette prose aucun ornement de la Poésie. Est-elle arrivée à Bourbon ? elle est guérie cette AVEUGLE AMANTE ; et pour oublier son amour, son Frère, et son pays, il ne lui a fallu de temps que ce peu qu’elle en a mis à vous regarder. Cet effet presque impossible que je lui avais promis, et qu’elle eût cherché vainement aux Eaux, elle l’a trouvé dans vos yeux ; où rencontrant aussi bien qu’en votre esprit toute chose à admirer, elle ne s’étonne que d’une seule, comme votre front chargé de lauriers ne l’est point encore de la Couronne de toute l’Asie, puisque c’étaient de semblables visages qu’autrefois la Perse faisait adorer dessus le Trône de ses illustres Aïeux. Aussi vous voyez qu’elle en aime si parfaitement les traits, que pour les avoir toujours présent à ses yeux, elle porte aujourd’hui votre portrait sur son Écu, en cette même place où était celui de son Frère, qu’elle avait déjà commencé d’effacer de ses pleurs, et que son amour pour vous a caché dessous une plus belle toile. Je ne croirai pas, MONSEIGNEUR, que vous soyez si peu sensible à la plus belle passion des hommes, pour n’agréer point la recherche d’une AMANTE de cette condition, et dont la passion ne cède qu’aux vœux infinis de celui qui vous la présente. Sans blesser son honneur, ni le respect inviolable qu’il vous doit, il a cette assurance de vous l’amener jusqu’au chevet de votre lit ; et il n’est pas si mal en votre estime qu’il n’espère que vous chérirez également et le don et celui qui vous le fait, et qu’après avoir pris plaisir à considérer la beauté de cette Fille, vous aurez assez de bonté pour le considérer lui-même comme,

 

MONSEIGNEUR,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur

 

A. MARESCHAL.

 

 

À MONSIEUR MARESCHAL POUR SA SŒUR VALEUREUSE

 

ÉPIGRAME

 

MARESCHAL, je vois sans envie

L’ŒUVRE qui te promet une seconde vie ;

Et ton style pompeux, et rempli de douceur,

Me fait désirer au contraire,

Qu’un VASSAL GÉNÉREUX soit digne d’être frère,

D’une si VALEUREUSE SŒUR.

 

DE SCUDERY.

 

 

À MONSIEUR MARESCHAL

 

MARESCHAL, vous donner des vers

C’est vouloir éclairer le grand flambeau du monde ;

Puisque votre veine féconde

En produit les plus beaux qui soient en l’Univers.

 

MAIRET.

 

 

À MONSIEUR MARESCHAL, POUR SA SŒUR VALEUREUSE

 

Par ses moindres exploits Oronte nous étonne

Mars, sous les habits empruntés

Ou de Minerve, ou de Bellone,

Ne les eût pas exécutés :

Le bruit de sa valeur a charmé l’Univers,

Sa main, comme ses yeux, est aux hommes fatale ;

Tout lui succède, et rien n’égale

La force de son bras, que celle de tes vers.

 

DE ROTROU.

 

 

POUR LA SŒUR VALEUREUSE DE MONSIEUR MARESCHAL

 

Rendez-vous, Amants et Guerriers,

Craignez ses attraits et ses armes ;

Sa Valeur égale à ses charmes

Unit les myrtes aux lauriers ;

Miracle d’Amour et de Guerre,

Tu vas dompter toute la terre ;

À l’éclat de tes yeux, on voit de toutes parts

Mille cœurs à l’envi voler sous ta puissance :

Et s’il est un mortel rebelle à tes regards,

Ton bras soudain le range à ton obéissance.

Telle contre le Roi d’Arger

Courut autrefois Bradamante :

À la quête de son Roger :

Telle, mais avec moins d’adresse,

Vénus s’arma contre la Grèce :

Telle contre son Fils pour le Roi des Latins

Camille dans le choc se jetait animée :

Et telle du cerveau du Maître des Destins

Son mari fit sortir Minerve toute Armée.

 

CORNEILLE.

 

 

À LA SŒUR VALEUREUSE DE MONSIEUR MARESCHAL

 

Montre-toi désormais, amoureuse guerrière,

Certaine de ton prix entre dans la barrière,

Viens combattre sans crainte, et pour nous vaincre mieux

Laisse ton bras oisif, et de sers de tes yeux,

Leur divine douceur pénètre jusqu’à l’âme,

Elle y sait allumer une agréable flamme,

Et dessus son beau teint par qui tout est charmé

L’amour peut plus tout nu, que Mars ne peut armé.

Quitte donc hardiment ce fer qui t’environne,

Au lieu de ton armet on t’offre une Couronne,

Te peut-on dénier ce beau prix des Vainqueurs

Si tu sais triompher et des corps, et des cœurs ?

Mais quand même le Ciel t’eût refusé ces grâces

Par qui dans les esprits tu gagnes tant de places,

Quand tu ne saurais pas captiver les humains

Par la force des yeux, et par celle des mains,

Et quand de tes beautés le renom légitime

N’aurait pas en tous lieux fait voler ton estime,

L’accueil de ce grand PRINCE, à qui tu viens t’offrir,

Te ferait oublier ce qu’on t’a vu souffrir,

Et la moindre amitié qu’il te ferait paraître

Bien mieux que tes beautés te ferait reconnaître :

Par elle l’Univers connaîtrait tes appas,

Par elle tu vaincrais le temps et le trépas,

Et tu verrais enfin par des marques certaines

Qu’elle est un plus grand prix que ne furent tes peines.

Adore donc le sort qui t’approche de lui,

Ce bien est infini, comme fut ton ennui :

Et pour ta récompense après tant de supplices,

Tu ne pouvais avoir de plus chères délices.

Pour moi je n’ai trouvé mon destin glorieux

Que depuis que le Ciel m’approcha de ses yeux,

Ma Muse auparavant et faible et languissante

Se rend par ses faveurs plus forte et plus puissante,

Un seul de ses regards lui donne une vigueur

Que jamais Apollon n’inspira dans un cœur ;

Son Parnasse est partout où son Prince l’anime,

Elle tire de lui sa grâce et son estime,

Et peu s’en faut enfin que tant de bon accueil

De son humilité ne la porte à l’orgueil.

Ainsi de tant d’honneur ma Muse poursuivie

Regardera sans peur les assauts de l’envie,

Et fera voir autant d’efforts victorieux

Que sa condition lui fera d’envieux.

Espère tout de même, agréable Guerrière,

Que pour toi ce Soleil aura de la lumière ;

Tu pourras tout charmer, et tout vaincre à ton tour,

Ou bien par tes beautés, ou bien par son amour.

 

DU RYER Parisien.

 

 

ARGUMENT

 

LUCIDOR et ORONTE deux Gémeaux, Fils et Fille de Belyman Roi des Perse et des Mèdes, avaient été élevés et nourris ensemble, et pendant leur enfance ils avaient joint à la conformité de leur visage une seconde d’humeur et de volonté, qui faisait douter à tous ceux qui les voyaient, qu’elle était des deux la plus grande, ou la ressemblance de leurs esprits, ou celle de leurs fronts. La Nature en ce doux accord, par une puissante inclination qu’elle donna à cette Fille, la porta peu à peu à aimer, suivre, et imiter son Frère en tout, et même par un effort de courage à se rendre depuis compagnes d’exercices, comme elle l’avait été de berceau. Du commencement ce n’était que jeu, que le Roi leur Père approuvait ; mais ils sont enfin séparés par la force et l’envie des années, qui font connaître à celle-ci qu’elle est Amante, et qui obligent celui-là à fuir d’horreur une passion, qui lui paraissait sinon criminelle pour le moins fort déréglée. Rien ne l’excusait qu’une loi de Perse, qui permettait à la Sœur d’être femme de son Frère, et de joindre par ce lien le sang qu’ailleurs une même naissance aurait disjoint. Mais ce prétexte n’était pas assez puissant, pour effacer ou courir en l’esprit d’Oronte un vice qu’elle avouait elle-même par la honte qu’elle ressentait à le commettre, ne put ôter aussi l’aversion de Lucidor. Il la quitte et la Perse même ; et après mille courses que ses armes lui rendirent glorieuses, borna heureusement sa fuite en Thrace ; ou parmi l’accueil et les honneurs qu’il reçut, il se trouva enfin amoureux et aimé d’Olympe, fille unique du Roi de ce pays. Cette amour réjouit le Père, engagea doucement la Fille, et affligea Dorame qui en était amoureux, sur des prétentions qui semblaient auparavant assurées par la faveur qu’il avait auprès du Roi, et par la puissance absolue que cette faveur lui donnait dans tout le Royaume. Pour être politique, plein d’esprit et d’intelligence, il n’était pas moins malheureux. Gélandre son Cousin l’avait chassé de Bithynie, bien qu’il en eût la possession légitime ; et tous ses desseins depuis n’étaient qu’à se rétablir, et à reprendre les droits de la Souveraineté, qu’injustement son Cousin usurpait sur lui. Pour cet effet, et afin de perdre aussi bien son rival comme son Usurpateur, par un dessein et d’amour et d’ambition, il envoie à Gélandre Lucidor dans la Ville de Pruse, sous un prétexte spécieux qui les trompa tous deux, et qui fut tel. Lucidor accompagné de Mélinde Sœur du favori, qui la lui avait donnée autant pour conduite et assurance que pour otage à Gélandre, pensait fuir la colère du Roi, qui était aussi fausse que tous ces complots que Dorame avait feint que sa Majesté dressait contre lui, fut l’enlèvement de sa fille Olympe : que ce rival ingénieux avait encore supposé. De même Gélandre en les recevant croyait s’assurer la Bithynie, vu que Dorame par lettres expresses renonçait à toutes ses prétentions, s’il pouvait réussir le mariage de sa Sœur avec Lucidor, qu’il lui envoyait (disait-il) à cette intention. Sitôt qu’ils sont reçus dans Pruse, Dorame s’écrie à la force, se plaint au Roi que Lucidor a enlevé sa Sœur, qu’il s’est retiré auprès de Gélandre son Usurpateur, et demande main forte pour se venger de l’un et de l’autre. Le Roi de Thrace envoie demander Mélinde ; Gélandre assuré sous main par Dorante la refuse ; les Thraces arment ; le Roi sort de Byzance avec Olympe ; Dorame a charge de toute l’Armée ; et du premier assaut l’on emporte sans résistance le Château d’Eluye fort peu distant de la Ville, où la Princesse choisit son quartier et sa retraite : enfin pour le dire court Pruse est assiégée. Mélinde dedans et instruite par son Frère de ce qu’elle devait faire, lui envoie une lettre quelque temps après, par où (continuant leurs feintes) elle se plaignait de l’insolence et des poursuites violentes du Prince de Perse, qui ferait enfin quelque effort sur son honneur, si on lui en laissait le temps et les moyens dans les longueurs d’un siège ; que ce remède était trop lent et trop éloigné pour un mal si proche, et qu’il fallait prévenir ses mauvais desseins par un duel. Par cette lettre Olympe connaît ouvertement l’infidélité de Lucidor ; et c’était là le premier dessein de Dorame : pour le second ; le Roi lui permet de se battre ; et c’était ce qu’il avait prétendu par tant de feintes, et de le faire sans hasarder sa faveur ni sa fortune. Cependant qu’il travaille dans les soins de son combat, Mélinde en entreprend un autre suivant ses instructions, qui était d’obliger le Prince de Perse à l’aimer : mais elle y est si malheureuse, qu’au lieu de donner de l’amour à Lucidor, elle en prend elle même. Dans les élans de sa nouvelle passion elle reçoit le Cartel de son Frère contre son amant, et son esprit divisé pour tous deux ne pouvant laisser perdre l’un ou l’autre, elle fait réponse au Cartel sans le montrer à Lucidor, et comme s’il l’eût écrit lui-même. Elle mande Dorame que la guerre étant ouverte, et lui si nécessaire à son parti, un Prince de la sorte ne se pouvait se battre qu’avec une Armée, et non pas en homme privé ; qu’il ne le verrait que trop tôt au front d’un Bataillon. Dorame qui n’attendait rien moins que cette réponse, y prend son avantage ; le Roi la voit, et s’en étonne ; et Lucidor est décrié dedans toute l’armée, où l’on prend ses raisons pour un refus. Olympe aussi en est au désespoir ; et ne pouvant souffrir l’inconstance de Lucidor, ni la vanité de Dorame, elle se résout de les punir tous deux par sa mort, en se battant contre celui-ci en faveur de celui-là, qu’elle aime trop encore pour survivre à cette double perte de son honneur et de sa fidélité. À cet effet elle fait tenir à Dorame une réponse à son Cartel, et lui assigne le combat au nom de Lucidor, au coin du bois, au-dessous du Château d’Eluye.

Déjà[1] Oronte n’ayant pu souffrir l’absence de son Frère Lucidor, pour le chercher avait quitté la Perse sous un habit d’homme qui ne répondait pas mal à son courage ; et après avoir fait un voyage aussi long que difficile, elle s’était rendue en Bithynie au près de Pruse, sur la promesse de l’Oracle qui l’avait engagée à cette entreprise, qu’elle avait consulté en Perse, et qui lui avait répondu :

ORACLE.

Dans la forêt d’Eluye, après être guéri,
Ton cœur obligera Père, Frère, et Mari.

Comme elle dormait dans cette forêt, ayant mis bas son casque et son écu, sur lequel était peint son Frère ; Olympe de même habillée en homme passe pour aller se battre, et la prend de loin pour Dorame, qu’elle croyait s’être là endormi en l’attendant. Elle reconnaît bientôt son erreur, admire son visage par la force des traits qu’elle y voit, qu’elle juge semblables à ceux de son amant Lucidor, dont la peinture qu’elle trouve sur l’écu redouble son étonnement. Les transports qui l’attachent à ces deux objets, conseillent à son désespoir de la porter à une désirable mort sous de si chères marques ; si bien qu’avec le calque et l’écu d’Oronte elle s’en va chercher Dorame, qui la prenant pour Lucidor commence le combat contre elle. Il la tenait à terre, et était déjà prêt à la tuer, lorsqu’Oronte y survient, qui cherchait partout celui qui lui avait dérobé ses armes. Honteuse de les voir à ce coup en de si mauvaises mains, elle arrache l’écu du bras d’Olympe, et va contre Dorame qu’elle blesse, pour ne vouloir pas rendre hommage à ce portrait qu’il avait offensé. Dorame abattu et pensant mourir, fait reproche à Olympe sous le nom de Lucidor, de la trahison qu’il croyait qu’on lui avait dressée par ce tiers qui était survenu. Le nom de Lucidor fait courir Oronte à Olympe pour voir si c’était son Frère ; mais son front découvert lui fait voir en la place de Lucidor une Fille, et à Dorame sa Maîtresse. Leur étonnement est commun : Dorame connaît son malheur, et de combien son rival lui est préféré ; Olympe charmée à l’objet d’Oronte perd aussi l’envie de mourir ; et tous deux rendent grâces au Victorieux, (car Oronte est prise pour homme,) celle-ci pour lui être redevable de la vie, et celui-là pour lui devoir celle de sa Maîtresse, à qui ce coup, dont il lui avait été obligé même en le recevant, l’avait empêché de donner la mort.

Ils se retirent tous trois au Château d’Eluye[2] ; où Olympe ayant su d’Oronte que Lucidor est son Frère, en devient amoureuse ; et Dorame guéri de sa blessure l’engage à une vraie amitié par une fausse, sur l’espérance qu’il a de l’employer vers Olympe, à qui il voyait qu’il était fort agréable. Il avait encore en l’esprit  une pensée plus subtile, espérant si ses desseins ne pouvaient réussir contre Lucidor, d’engager par cette amitié Oronte en son parti, et d’opposer un Frère à l’autre pour se maintenir. Cet ingénieux et mauvais Ami ne manquait pas de beaux projets, ni de prétextes pour les courir et les avancer ; mais le malheur semblait avoir entrepris de les ruiner. Il introduit Oronte auprès du Roi, le jette en la faveur, afin de s’en servir plus puissamment ; mais la même puissance qu’il lui a donnée à la fin lui fait peur. Il l’envoie à Olympe pour lui parler favorablement de son amour ; et c’est par cette occasion qu’Olympe fait voir à Oronte qu’elle l’aime, et que Dorame sachant le peu de succès qu’il doit en espérer, aveugle en ses soupçons autant qu’Olympe l’était en sa passion, il conçoit de la jalousie d’une fille pour une autre, et prend ombrage de tous les services que lui rend Oronte.

Cependant qu’Amour fait ces brouilleries dans le Camp, il en élève d’autres en la Ville. Mélinde pensant faire voir à Lucidor sa passion dans une lettre, par malheur au lieu d’elle lui présente le Cartel que son Frère envoyait à Lucidor, et qu’elle lui avait caché. Les mouvements de ce Prince sont grands à cet objet : il se trouve trahi d’un temps du Frère et de la Sœur, haï de l’un autant qu’aimé de l’autre ; et pour se venger de tous deux, il oblige Mélinde à porter la même réponse au Cartel de son Frère, et de l’appeler au combat. C’est un effet que l’amour tire difficilement de cette malheureuse Amante, qui enfin quitte les intérêts de Dorame, pour suivre ceux de Lucidor : de cet effet en vient un autre encore plus étrange ; et Lucidor se bat contre sa Sœur Oronte, Lorsqu’il croyait avoir en tête son rival. Cette Sœur valeureuse reconnue par son Frère justifie auprès de lui son innocence, déclare que l’Oracle lui avait promis leur rencontre en ce lieu, rapporte cette loi de Perse que j’ai dite, et tout ce qu’elle peut pour lui faire excuser et agréer sa passion, qui n’a de lui que des reproches et injures pour réponses : sur quoi cette Fille outragée se porte au combat, et achève de rage ce qu’elle avait commencée par feinte. Gélandre averti par Mélinde fait une sortie pour les empêcher, et n’arrive qu’après les coups donnés et lorsque Lucidor est déjà blessé par Oronte qui soutenue avantageusement des Troupes de Dorame, qui tirent en campagne contre celles de la Ville, met Lucidor en fuite, Gélandre a les siens en déroute, et leur fait regagner la Ville sans se reconnaître.

Par ces actions non pareilles[3] elle remporte une gloire qui lui donne des louanges de toute l’Armée, augmente l’amour en Olympe, et l’élève en une faveur si grande auprès du Roi, que Dorame jaloux déjà, en est ennuyeux tout ensemble. Ses soupçons et son désespoir s’augmentent de beaucoup à la rencontre de Lycanthe de qui il avait gagné l’esprit et l’affection, comme d’un homme qui lui pouvait grandement servir, en qualité d’Écuyer et de Confident d’Olympe. Celui-ci lui montre une lettre de sa Maîtresse à Oronte, si pleine de caresses et d’amour, que Dorame assuré de leur intelligence autant par cette lettre que par ce qu’il voit ensuite de leurs actions, que son aveuglement lui fait voir autres qu’elles ne sont en effet, donne charge à Lycanthe de prendre Oronte à main forte et de l’assassiner. Ce dessein criminel lui réussit aussi peu que les autres : Oronte est attaquée dedans la forêt d’Eluye par Lycanthe et trois de ses complices ; ils y demeurent tous : et cette valeureuse Fille blessée en divers endroits tombe à la fin sur le corps de son Page mort. Mélinde amoureuse à l’extrême, après le combat de Lucidor contre Oronte, se voyant pressée avait déclaré le fonds de tous les desseins de son Frère : sur quoi Lucidor indigné l’avait fait mettre dans une prison ; et pour ruiner tout à fait Dorame avait envoyé quérir du secours en Perse, qui venait déjà à grandes journées, et même le Roi en personne.

Pendant la prison de Mélinde[4] ; Gélandre qui en était amoureux, mais qui avait caché sa passion, de respect qu’il portait à Lucidor qu’il croyait avoir de l’amour pour elle ; voyant la sienne libre de ce côté-là, méprise la perte de son État pour acquérir Mélinde qu’il délivre de prison, afin de lui témoigner un témoignage de l’amour qu’il lui portait. Oronte que Népolème avait rencontrée, allant chercher Lycanthe de la part d’Olympe, à peine guérissait de ses blessures, que Dorame l’appelle pour se battre, étant venu par le commandement du Roi la trouver au lit pour la consoler. Cette fille après mille preuves de son aveugle amitié, ne lui voulant pas déclarer son sexe propre, et n’osant démentir celui qu’elle avait emprunté, se bat par force contre ce mauvais Ami ; qu’elle désarme sans dessein, lui ayant fait tomber l’épée par le coup qu’il reçoit dedans la jointure de la main pour s’être lui-même jeté entre ses armes.

Déjà les Persans étaient arrivés et Lucidor allant trouver son Père au rendez-vous qu’ils s’étaient donnés en ce lieu pour se voir et parler ensemble, s’était tenu caché tandis que Dorame et Oronte s’y battaient. Il voit comme après ce coup Oronte assiste Dorame, le mène sous un arbre, lui demande pardon de cet outrage, et pleure sur sa plaie. C’est ce qui le fait approcher pour les ouïr ; mais il ne se peut empêcher de dire injure à ce Prince vaincu en l’état même où il le voit, et de lui faire honte qu’une Fille l’y ait mis. Oronte ne peut souffrir les injures que l’on donne à son Ami ; elle se bat contre son Frère qu’elle haïssait à l’heure autant qu’elle l’avait aimé ; et Dorame ayant reconnu qu’Oronte est une Fille, tout étonné et tout sanglant se met entre eux deux pour les séparer. Le Roi de Perse arrive sur ce fait, reconnaît son fils Lucidor, le veut secourir contre Oronte ; qui se jetant à ses genoux lui demande pardon, et lui fait voir qu’elle est sa Fille. Le Père est tout confus, et se plaint contre ses Enfants, de les avoir trouvés en cette sorte prêts à se tuer l’un l’autre ; rend grâces à Dorame de les avoir séparés, et lui donne un pardon qu’il lui demande de la faute sans l’avoir connue.

Depuis ce temps[5] le Roi de Perse veut tant de bien à Dorame, à cause qu’il l’avait vu s’opposer au meurtre de sa Fille et de son Fils, que pour reconnaissance de cette action il lui accorde Oronte en mariage,  après que par le moyen de ce Prince s’étant vu et accommodé avecque le Roi de Thrace, sur une paix commune Olympe est jointe à Lucidor. Dorame avec Oronte prend aussi le Royaume des Mèdes et renonce à ses prétentions dans la Bithynie en faveur de Gélandre ; qui pour accomplir la paix et la joie possède Mélinde, et au milieu du désespoir se voit élevé et compris au nombre des heureux Amants.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ORONTE, le casque en tête, et regardant un portrait de son Frère sur son écu

 

À la fin des travaux d’un triste et long voyage,

Dois-je remercier les Dieux, ou cette Image ?

Les Dieux ? je n’en saurais adorer que ces yeux ;

Qui font honte aux objets qu’on voit dedans les Cieux ;

Je porte, beau Portrait, en ma triste aventure

Tout mon mal en effet, et mon bien en peinture :

Si tu me fais languir, réponds à mes sanglots,

Ouvre-moi cette bouche, ou tiens ces beaux yeux clos ;

Un mot empêchera qu’ici je ne périsse ;

Si les uns font le mal, que l’autre le guérisse.

Quoi ? tu ne réponds rien ; tu n’agis seulement,

Homicide Portrait, qu’à donner du tourment ;

Si je n’étais ta Sœur, tu chérirais Oronte,

Quand je rougis d’amour, tu rougis de ma honte.

Ferme doncque ces yeux, ouverts à mon malheur,

Cache tout cet éclat qui nourrit ma douleur ;

Je verrai sans rougir cet objet qui me dompte,

Quand il ne verra plus ma fureur ni ma honte.

Erreur de mes esprits ! pensers fallacieux !

Vous lui cachez ma flamme, et la montrez aux Cieux :

Lui cacher ? e comment ? si lorsque je l’appelle

Ce nom de Frère aimé l’offense, et me décèle :

Ah ! Nature marâtre ! Amour, cruel Enfant !

L’un m’ordonne d’aimer, l’autre me le défend :

Mais, pour les accorder devant cette peinture,

Mets le bandeau d’Amour sur les yeux de Nature.

Comme si l’on pouvait aveugler la raison ?

Je me flatte moi-même, en prenant du poison ;

Tout le monde connaît mon étrange manie,

Et près de Lucidor je la cache, ou la nie ;

Pour lui j’ai traversé les Pays étrangers,

Et je crains de le voir après tant de dangers.

Retourne sur tes pas, Âme lâche et timide,

Fais mentir aujourd’hui l’Oracle qui te guide ;

C’est lui qui t’a promis de rencontrer ici

L’objet de ton amour et de ta honte aussi,

Lui qui t’a fait quitter Parents et la Perse ;

Songe au bien qu’il te garde après tant de traverse :

L’ORACLE.

Dans la forêt d’Eluye, après être guéri,
Ton cœur obligera Père, Frère, et Mari.

Quel Oracle plus doux ? quel bonheur plus extrême ?

En voici la forêt, en voici le lieu même,

Où Lucidor mon Frère, en se rendant plus doux,

Me servira de Père, et sera mon Époux ;

Voilà, certes, voilà le sens de cet Oracle :

Attends donc en ce lieu l’effet d’un tel miracle,

Ton voyage, ton sort est ici limité.

Non, fais céder l’espoir à la timidité ;

Si les ailes d’Amour aidèrent ta poursuite,

Prends celles de la peur et te mets à la fuite,

D’un contraire dessein fuis ce que tu cherchais ;

Pour reculer ainsi doncque tu l’approchais ?

Ô Dieux ! que mes désirs éprouvent de contrainte !

Que je souffre d’amour, et que je sens de crainte !

Que le sort est cruel qui m’a tant fait courir,

Et qu’il m’obligerait s’il me faisait mourir !

Oronte met bas son écu et son casque, pour dormir au pied d’un arbre.

De faiblesse et d’amour je me sens combattue,

L’une attend du repos lorsque l’autre me tue :

Sommeil, ôte à mes yeux un objet si charmant,

Puis regardant le portrait.

Ils s’en vont dans mon cœur pour le voir en dormant ;

Si ce repos est loin des faveurs que j’espère,

Dieux, envoyez la Sœur en la place du Frère.

Oronte s’endort.

 

 

Scène II

 

DORAME, LYCANTHE, ÉCUYER d’Olympe

 

DORAME.

Dis-tu qu’il est parti, qu’on ne l’a su trouver ?

LYCANTHE.

La crainte et le danger l’auront fait esquiver ?

J’ai couru sur ses pas, j’ai la piste suivie ;

Visité tout le Camp, tout le Château d’Eluye :

Mais ainsi qu’un fantôme, un spectre décevant,

Cet Homme, après l’Appel, s’est perdu dans le vent.

DORAME.

Qu’il échappe ; du moins ce Cartel me demeure,

Qui m’assigne au combat le lieu, la forme, et l’heure :

Va, retourne au Château ; député ce ma part

Excuse auprès d’Olympe un si soudain départ ;

Surtout, dans sa Maison tiens l’affaire couverte.

LYCANTHE.

Ôter à ma vertu l’occasion offerte ?

Suis-je pas, dans l’honneur qu’on ne me peut ravir,

Comme de qualité, de cœur à vous servir ?

Avoir tant d’autres fois recherché ma franchise ?

La mépriser au temps qu’elle vous est acquise ?

N’offensez point ainsi ma nouvelle amitié,

Qui résistant aux dons se rend à la pitié.

DORAME.

Doncque tu viens à moi, quand le sort m’abandonne ?

Ton cœur n’espérant rien, c’est alors qu’il se donne ?

La faveur ni mes biens n’avaient pu t’émouvoir,

La vertu plus que l’or a sur toi de pouvoir ;

C’est entrer au Vaisseau, quand tu vois la naufrage ;

Ah ! vraiment, cher Ami, j’estime ton courage ;

Mais modère l’ardeur dont tu m’as conjuré,

Ne me dispute point un triomphe assuré,

Ne mêle pas tes soins parmi si peu de peine ;

Ce duel me promet la victoire certaine ;

Lucidor que j’attends me fera peu de mal ;

Ah ! je crains ma Maîtresse, et non pas mon Rival ;

Je tiens le sort de l’un au bout de mon épée ;

L’autre de mille traits a mon âme frappée,

Et quelque si grand Dieu qui me vînt secourir,

Olympe a des mépris qui me feront mourir :

C’est en quoi seulement je désire qu’on m’aide,

Où mon espoir est vain, et puissant ton remède.

LYCANTHE.

Grand Prince, vous pouvez disposer de ma foi,

Qui me tiendra constant à suivre votre loi 

Olympe ne saurait m’estimer infidèle,

Car en faisant pour vous je crois faire pour elle ;

Attaché par ma charge au bien de sa maison,

Croyez que je le suis bien plus à la raison ;

Je regarde en vous seul tout l’espoir de la Thrace,

Autre âme de mon Roi, le premier en sa grâce,

Qui tenez les ressorts d’une entière faveur.

DORAME.

Pour connaître un jour ton zèle et ta ferveur :

Lycanthe, en un point seul oblige ma fortune,

Si tu la veux avoir avecque moi commune

Épargne ta valeur, je ne la cherche pas ;

Il n’est ici besoin que de feinte et d’appas :

Gagne l’esprit d’Olympe, et fais-moi cet office

D’employer à mon bien les soins et l’artifice,

Qu’elle n’ait de secret qui ne me soit ouvert

Que j’agisse en son cœur par un Ami couvert ;

Après...

LYCANTHE.

Je crains pour vous quelque accident funeste.

DORAME.

Mon courage et ce bras achèveront le reste :

Que crains-tu ?

LYCANTHE.

De vous voir sans crainte, et sans raison

Flatter votre malheur et sucrer un poison ;

Lucidor plus heureux est seul en sa pensée.

DORAME.

Après qu’elle s’en tient vivement offensée ?

De plus, ne suis-je pas tout prêt à le punir ?

Il faut venger Olympe, afin de l’obtenir,

Vaincre l’une d’amour, l’autre de force ouverte.

LYCANTHE.

Et sa haine s’augmente par sa perte ?

Tel qui s’est plaint d’un tort, se plaint d’être vengé ;

La perte d’un Amant...

DORAME.

Plaît ; quand il a changé.

LYCANTHE.

Plutôt rend odieux ceux qui nous l’ont causée :

Le Roi l’aime.

DORAME.

Et permet à ma force opposée

De combattre un Tyran qui posséda son cœur,

Et qui le doit bientôt rendre à ce bras vainqueur.

LYCANTHE.

Le hasard sera grand.

DORAME.

Et plus grand mon courage.

LYCANTHE.

Il a de la valeur.

DORAME.

Et j’en ai davantage :

Enfin je touche au but cherché depuis longtemps,

Qui peut rendre mes vœux glorieux et contents.

Te dirai-je un secret d’une importance extrême,

Dont je n’ose quasi me fier à moi-même ?

Oui ; t’ayant à ce point fidèle reconnu,

Lycanthe, je te veux montrer mon cœur à nu.

L’Asie entière sait notre siège de PRUSE ;

Mais apprends aujourd’hui que ce n’est qu’une ruse,

Que dedans le secret, cette guerre est un tour

De mon ambition, comme de mon amour.

L’effort m’avait déjà ravi la Bithynie,

Et le droit que Gélandre à mes titres dénie ;

Ce Parent qui détient encore mon État,

M’avait presque ôté le nom de Potentat :

Battu, forcé, perdu, chassé de ma Province,

Je trouvai mon refuge auprès de votre Prince,

Roi qui fait de la Thrace un Temple aux affligés,

Et les sujets de ceux qui lui sont obligés ;

Je compte les moments par ses grâces reçues,

Et quand je les tairais un chacun les as sues ;

Je faisais dans mes mains reluire ses bienfaits,

Qui surmontaient l’envie autant que mes souhaits ;

Ayant gagné le Père, il me gagna sa Fille ;

Tu connus nos amours, toi seul de sa famille :

Je goûtais dans la Thrace, après un long effroi,

Et l’amitié d’Olympe, et les faveurs du Roi ;

Ma fortune semblait avoir changé de face,

J’étais, après le Roi, le plus puissant de Thrace ;

Gélandre n’attendait de mon sceptre usurpé

Qu’à rendre le Pays qu’il avait occupé :

Lucidor en ce temps me vint à la traverse

Sous le superbe nom de fils du Roi de Perse ;

Sa qualité rendait notable son séjour,

Même, au lieu de la faire, on lui faisait la Cour,

C’était l’âme du Roi, le cœur de la Noblesse :

Ah ! fâcheux souvenir, dont la honte me blesse !

Sa grandeur offusqua la mienne à son abord,

Chaque jour l’élevait, et rabaissait mon sort ;

Le Roi tint quelque temps sa faveur partagée ;

Mais sa Fille se vit dans l’amour engagée,

Olympe, qu’on croyait destinée à mon choix,

Quitta mon amitié pour entrer sous ses lois ;

Le Roi même, ébloui d’une telle fortune,

Tint sa recherche heureuse, et la mienne importune :

La Cour en toute forme, et sous mille couleurs,

Me parlant de son bien m’enseignait mes malheurs ;

Son destin rompait l’art, et passait ma science ;

Je prévoyais ma mort, chacun leur alliance ;

Et les lois du Pays murmuraient sourdement

Du joug que lui rendait ce fatal changement,

Où Lucidor prenant un droit héréditaire

À la Perse rendrait la Thrace tributaire :

Lors j’avisai de rompre un coup si périlleux,

Par un effort d’esprit subtil et merveilleux.

LYCANTHE.

Ne me retenez plus sur ce point en haleine ;

Que vous avez de grâce à conter votre peine !

Vous me rendez nouveau ce que j’ai vu passer,

Quand votre esprit ainsi me le vient retracer ;

Que mes yeux sont jaloux du bien de mes oreilles !

DORAME.

Écoute ; et les prépare à bien d’autres merveilles.

J’aborde Lucidor, je le tire en secret,

Et par un feint soupir, témoin d’un faux regret

En lui parlant des yeux, sans qu’il pût rien comprendre,

Je le rends malheureux avant que de m’entendre ;

Je parle et me retiens, afin de l’attirer,

Et ma feinte le fait sans feinte soupirer :

Je lui dis qu’à ce jour il connaîtrait Dorame,

Qu’on dressait contre lui sourdement une trame ;

Puis la lui déclarant et cachant à moitié,

Je feignis un combat de crainte, et d’amitié :

Il m’ouvre son esprit, j’entre en sa confidence :

Lors je rends grâce aux Dieux, à cette providence

Qui m’avait découvert le dangereux dessein

Que le Roi contre lui couvait dedans le sein :

Fuyez, Prince, fuyez l’embûche qui vous dresse

Pour lit une prison, un tombeau pour Maîtresse ;

Le Roi (lui dis-je) a su que vos secrets efforts

Méditaient d’enlever Olympe de nos bords,

Et ce fâcheux soupçon qu’en son cœur on imprime

Préviendra le dessein, et punira le crime.

À ces mots il pâlit ; et d’un songe inventé

Je tombai par hasard dedans la vérité ;

C’était, (mais qui l’eût cru ?) de vrai son entreprise :

Il l’avoue ; et j’ajoute, après l’avoir apprise :

Votre amour combattant les lois de ce Pays,

D’eux-mêmes vos desseins par là se sont trahis ;

Le Roi vous aime en Prince, et vous craint pour son Gendre ;

Votre crime est connu, l’on attend qu’à vous prendre ;

C’est ce que dans demain l’on doit mettre en effet :

Mais que n’a pu souffrir un Ami si parfait,

Qui vous offre à la fuite un asile, ou la porte.

LYCANTHE.

Cela vous engageait.

DORAME.

Et l’obligea de sorte,

(Ma feinte prit aussi cet empire absolu,)

Qu’il s’est porté depuis à ce que j’ai voulu.

Dans ce chemin subtil où les destins me mirent

D’un dessein j’en fis trois, et tous trois réussirent ;

De le perdre, et Gélandre où je mis son appui,

Et d’étouffer l’amour qu’Olympe avait pour lui.

À ce dernier effet Mélinde ma Sœur même,

Avec ordre secret, servit au stratagème :

Je l’offre à Lucidor, afin qu’en sûreté

Il fût conduit au lieu que j’avais projeté ;

Mais le dessein était bien autre en nos pensées :

Et comme je feignais les affaires pressées ;

Fuyez, repris-je, allez chez un Prince voisin,

Tirez en Bithynie où règne mon Cousin.

Il n’est point de retraite à l’heure qu’il refuse ;

Il me presse au départ ; je l’envoyai dans Pruse :

En ce lieu, sous couleur d’un refuge apparent,

Je minutais sa perte, et celle d’un Parent :

Gélandre le reçut, et ma Sœur bien instruite

À l’un servit d’otage, à l’autre de conduite :

Une lettre assurait Gélandre de ma part

Que son bien et le mien naîtraient de ce hasard,

Que je lui céderais l’entière Bithynie

Quand on verrait Mélinde à Lucidor unie ;

Que ce Prince l’aimait, et ne quittait la Cour

Que pour fuir Olympe, et suivre un autre amour,

Que l’importunité de la Fille et du Père

Lui faisait voir ma Sœur plus aimable et plus chère.

Il le crut aisément ; et Mélinde parfois

Lui confirmait à part le tout de vive voix ;

Et d’autres fois aussi, de mes vœux informée

Caressait Lucidor, tâchait d’en être aimée.

Cependant que ma Sœur les tient dans cette erreur,

La Cour grossit de bruit, Olympe de fureur ;

Je m’écrie à la force, et ma plainte élevée

Soutient que Lucidor a ma Sœur enlevée :

Je me riais de voir le Peuple dans les cris,

Olympe au désespoir, et le Roi tout surpris ;

Il crut que ce complot offensait sa puissance,

Qu’il devait réprimer une telle licence :

Gélandre est menacé, je l’assure sous main ;

On l’assiège ; il soutient et l’on travaille en vain.

LYCANTHE.

Quelle fin vous promet cette guerre couverte ?

DORAME.

Gélandre et mon rival dans une même perte ;

Voilà par tant de feinte où va tout mon désir ;

Tous craignent cette guerre, et j’en fais mon plaisir.

LYCANTHE.

Vous m’élevez l’esprit à d’étranges pensées.

DORAME.

Suis le mien, qui te peint les affaires passées.

Ma Sœur, (c’était mon ordre,) au temps que je voulais

M’écrit que Lucidor la tenait sous des lois,

Dont la sévérité jointe à son insolence

Irait dans peu de jours jusqu’à la violence ;

Pour sauver sa pudeur, et pour le prévenir,

Que sans plus seul à seul je devais le punir ;

Qu’en épargnant ses vœux et les bras d’une Armée,

D’où viendrait son salut, viendrait ma renommée :

Olympe par ces mots reçut un coup mortel ;

Et le Roi tout confus me permet le Cartel.

Quel combat plus heureux ? qui devant sa disgrâce

Hasardait ma faveur, et m’éloignait de Thrace ?

J’adresse avec avis le Cartel à ma Sœur,

Pour le montrer sans bruit à ce feint Ravisseur :

Lucidor me répond ; quelque rang que je tinsse,

Qu’il vivait en Soldat et combattait en Prince,

Que je le pourrais voir au front d’un Bataillon

Où l’honneur plus parfait servirait d’aiguillon.

Depuis, sa lâcheté fait que je le décrie,

Ce procédé honteux a sa gloire flétrie ;

Toutefois aujourd’hui venu dans ce Château

Qui fait une couronne à ce petit coteau,

Et qu’Olympe a choisi pour retraite fidèle,

J’ai reçu ce billet où ce Prince m’appelle ;

Sa valeur hors du temps fait un dernier effort,

Mais il ne vient toujours que trop tôt à sa mort.

Donc tandis que je vais mettre fin à l’orage,

Que ta fidélité seconde mon courage

Qui résigne à toi seul ma vie, et mon secret.

LYCANTHE.

Cet honneur infini l’est moins que mon regret

D’avoir les bras liés à ce noble service.

DORAME.

Me servir près d’Olympe est un meilleur office :

Allons d’un même temps travailler à mon gré,

Toi dans son Cabinet, et moi dessus le pré.

LYCANTHE.

L’un m’est aussi honteux que l’autre est honorable.

DORAME.

Tout service est d’honneur, qui nous est favorable.

 

 

Scène III

 

OLYMPE, habillée en homme, avec un chapeau couvert de plumes, et l’épée au côté

 

Lucidor me trahir ? me promettre sa foi,

Pour enlever Mélinde, et se moquer de moi ?

Refuser un combat, et réduire en fumée

Aussi bien notre amour, comme sa renommée ?

Qu’il souffre cette honte ; et moi son changement ?

Qu’on éteigne sa gloire, avant mon jugement ?

Non ; j’aime encore trop l’Ingrat, et l’Infidèle,

Parmi tant d’Ennemis seule je tiens pour elle ;

Sa lâcheté m’inspire un dessein généreux,

Et sa flamme en mourant a redoublé mes feux :

Admire, Lucidor, qu’une Fille offensée

S’arme pour un amant, bien qu’il l’ait délaissée ;

Regarde une Princesse au milieu des hasards,

Et tous les traits d’Amour changés en ceux de Mars :

Cette main délicate, autrefois occupée

À tenir un miroir, ose prendre une épée ;

Un chapeau sans respect cache et n’épargne pas

Ces cheveux où la grâce étalait ses appas,

Qui s’en plaignent, honteux d’être mis en servage,

Eux, qui tendraient des rets au plus libre courage ;

Leurs nœuds prêtaient par onde un ombrage à ce front,

Qui n’a plus que celui que ces plumes lui font ;

Mon sein, que le Zéphyr n’aurait touché qu’en crainte

Attend d’un fer cruel une mortelle atteinte ;

Un rival odieux déploiera son courroux

Sur un cœur, qui ne dût recevoir que tes coups ;

Et qui fera bien voir, mourant pour ta défense,

Que ta seule rigueur est le coup qui m’offense.

Insensible, tu dors, quand je veille pour toi ;

La perte de l’honneur suit celle de ta foi :

Soule-toi de plaisirs dedans le sein d’une autre,

Jouis de son amour, et méprise la nôtre,

Mêle son infamie avecque mon malheur,

Perds l’esprit et les sens ; mais sauve ta valeur :

Lucidor appelé, (Dieux ! qui le pourrait croire)

De peur de me gagner, laisse perdre sa gloire,

Ton Rival orgueilleux ne se peut contenir ;

Viens, sinon pour me plaire, au moins pour le punir ;

Songe à tes intérêts, mets les miens hors de compte,

N’écoute point mes cris, considère ta honte,

Que ton honneur se plaint... Mais c’est parler au vent ;

Il demeure perfide et sourd comme devant :

Allons, Olympe, allons où la gloire l’appelle,

Sacrifier mon sang à sa propre querelle,

Mourir pour un ingrat, un traître, un inconstant

Olympe aperçoit Oronte qui dort, qu’elle prend pour Dorame.

Que vois-je ? N’est-ce pas son rival qui l’attend ?

Sus, sus debout, Dormeur.

Considérant Oronte au lieu de Dorame.

Ô la merveille étrange !

Au lieu d’un Ennemi de rencontrer un Ange ?

Que ce visage est beau ! Que j’y vois de rapport

À celui d’un Ingrat qui me cause la mort !

Je sens à cet objet ma passion renaître,

Sous des traits innocents j’adore encore un traître :

N’étiez-vous appelés, mes yeux, qu’à ce combat ?

Est-ce donc un duel, et comme l’on se bat ?

Que cette guerre est douce ! ô Dieux ! Mais qu’elle est forte !

Je sens bien d’autres coups que sa beauté me porte ;

Que les traits sont plaisants d’un si bel Ennemi !

Et qu’il sait bien blesser, quoiqu’il soit endormi !

Mais Dieux ! à cet objet que le destin m’envoie

Dois-je mourir ici de douleur, ou de joie ?

Lui reprocher un mal que Lucidor m’a fait ?

Ne voir qu’un faux visage, et l’aimer en effet ?

Je t’adresse pourtant et ma plainte, et ma flamme,

Tu parais insensible, et tu m’arraches l’âme ;

Vois les coups que tu fais contre ma liberté ;

Perdrai-je ainsi mon cœur sans l’avoir disputé ?

Je ne détourne pas le cours de ta victoire ;

Mais fais-moi résister, pour accroître ta gloire,

Tâche un peu de gagner ce que je tiens vaincu.

Elle découvre le portrait de Lucidor qui est sur l’écu d’Oronte.

Quel autre Ange dépeint vois-je dans cet Écu ?

Ô Dieux ! c’est mon Amant, c’est Lucidor lui-même ;

Après ce que j’ai dit, mérité-je qu’il m’aime ?

Son portrait en rougit, et semble m’accuser ;

Pardon !... Las ! on dirait qu’il me veut refuser,

Il ne me parle point, et j’entends sa menace,

Qui me reproche un crime où même il me surpasse :

Arrête ; mon péché n’est pas encore fait,

Il demeure en pensée et le tient en effet,

Ta perfidie a mis l’inconstance en usage ;

Moi, si j’en aime deux, ce n’est qu’en un visage ;

Ici je vois ta bouche, et ton front, et tes yeux,

Voilà tout mon péché, je t’adore en deux lieux :

Je meurs en même temps, ô rencontre ennemie !

Pour une beauté peinte, et pour une endormie.

Mais d’où pourraient venir ce corps, et ce Portrait ?

Qui me percent le cœur presque d’un même trait ?

S’adressant à Oronte.

Ne dors-tu point, Amour, sous une forme humaine ?

Puis au Portrait.

Vis-tu point, Lucidor, en ta figure vaine ?

Simple, et tu n’entends pas la volonté du sort,

Qui ne te met aux yeux que des objets de mort ;

Pour qui ces feux nouveaux, et pour qui tant de larmes ?

L’un insensible aux pleurs, l’autre l’est à tes charmes :

Va, poursuis ton dessein ; mais pour l’achever mieux

Mets au bras cet Écu, ce casque sur tes yeux :

Elle met le casque et l’écu d’Oronte, qu’elle emporte, lui laissant son chapeau.

Ou ces Armes enfin pourront forcer les Parques,

Ou je mourrai contente avec ces chères marques.

 

 

Scène IV

 

ORONTE, s’éveillant

 

Doux charmeur, n’es-tu pas, ô sommeil gracieux,

L’image du repos qu’on goûte dans les Cieux ?

Si les soins, les travaux sont l’enfer où nous sommes,

On te doit bien nommer le Paradis des hommes :

Que ce relâche est doux, après tant de souci !

Un Dieu voudrait ma peine, et reposer ainsi.

Et toi, divin portrait...

Oronte se lève en surprise, ne voyant point son casque ni son écu, et les cherche dans le bois.

Ah ! mon sang est de glace ;

Je le cherche des yeux, et ne vois que sa place :

Parlez, Arbres, Rochers, vîtes-vous l’enlever ?

Transports, rages, fureurs, faites-le-moi trouver.

Hélas ! je cherche en vain ; et ce qui plus me trouble,

Pour me tuer deux fois ce larcin paraît double ;

Mon Casque suit l’Écu. Vous qui les emportez,

Fuyez, hommes ou Dieux, dans ces bois écartés ;

Le sensible sujet de mon nouveau martyre

Vous éloignant de moi, c’est où plus il m’attire :

Mon casque suit l’écu : Mais un foudre mortel

Va suivre le voleur jusques dessus l’Autel :

Fût-il entre vos bras, faux Dieux, Images vaines ;

Vous, et lui, répondez du crime, et de mes peines ;

Partout je veux épandre et ma rage, et mon fiel,

Et si la Terre est peu, je combattrai le Ciel.

Dieux, imprimez en nous l’espoir de vos miracles ?

Vous êtes aussi faux que le sont vos Oracles ;

De peur on vous adore, et non de volonté,

Vous n’avez de soucis non plus que de bonté ;

Vos faveurs sont du vent, vos promesses un songe ;

Nous achetons nos maux, vous vendez le mensonge ;

Les douleurs et la mort sont fruits de votre amour,

Et vous nous punissez en nous donnant le jour ;

Ainsi dessus les lieux destinés à ma joie

À tous les traits du sort vous m’exposez en proie ;

M’aviez-vous pas promis qu’à l’endroit où je suis

Je trouverais mon Frère, et perdrais mes ennuis ?

Menteurs, vous me jouez dedans votre imposture,

Vous promîtes le corps, et m’ôtez la peinture

Et de tout cet espoir si long, si décevant

Vous me laissez ici des plumes, et du vent :

Sommeil injurieux, dont le repos funeste...

En prenant le chapeau qu’Olympe avait laissé.

Ah ! mets sans discourir, ce chapeau qui te reste :

Hélas ! que cet état me semble différent !

Et qu’un sort me rend mal ce qu’un  autre me prend !

Mais cherchons mon Portrait en cette Forêt sombre,

Consultons les Échos, ces cavernes, et l’ombre :

Je règle mes désirs, Dieux, modérez mes maux ;

Retenant mon vrai bien, au moins rendez le faux.

 

 

Scène V

 

OLYMPE, avec le casque et l’écu d’Oronte

 

Je suis au rendez-vous, enfin voici la place

Qui doit finir ma peine, et monter mon audace ;

Que le sort me verra contente de mourir !

Qu’un Dieu m’offenserait, s’il m’osait secourir !

Dedans ce désespoir où l’amour m’a jetée

Ma mort de deux Amants se verra regrettée ;

Le remords à tous deux doit presque être tout un ;

Je meurs pour un Perfide, et pour un Importun ;

Je me venge sur moi de tous les deux ensemble !

Leur commune fureur à ma perte s’assemble ;

Et comme entre eux le sort égale la rigueur,

L’un percera mon sein, l’autre perça mon cœur :

Quel sera leur regret, connaissant que ma vie

Fut offerte pour l’un, et l’autre ravie ?

Leur crève-cœur sera plus grand que mon malheur.

Mais, Dieux ! comme le Ciel seconde ma douleur !

Ce Casque était fatal, que le destin me laisse,

Il couvre mon visage, et l’Écu ma faiblesse ;

Le hasard fit pour moi plus que mon jugement,

L’impatience jointe à mon aveuglement

Ne m’eût produit ici que pour être connue

Aux marques de la voix, des cheveux, de la vue :

Dorame...

Dorame paraît.

Ah ! Le voici ; mets la visière en bas ;

Parle peu, rends plus grave et ton geste, et tes pas.

 

 

Scène VI

 

DORAME, OLYMPE

 

DORAME, s’avançant à Olympe qu’il prend pour Lucidor.

Tu rêves, Lucidor ; il n’est plus temps ; approche.

OLYMPE.

Téméraire, insolent.

DORAME.

Laissons-là tout reproche :

Je demande du sang, et non pas des discours.

OLYMPE.

Moi, je veux en ta mort signaler mes amours.                         

Dorame et Olympe se battent, et sur ce temps Oronte arrive.

 

 

Scène VII

 

ORONTE, DORAME, OLYMPE

 

ORONTE.

Dieux jaloux, seriez-vous riches de ma dépouille ?

Terre, pour la trouver, faut-il que je te fouille.

Invisibles Tyrans, craignez-vous mon pouvoir ?

Faut-il qu’un Ennemi me perde sans le voir ?

Mais quel bruit ? Tout résonne ; un foudre en ces alarmes

Frappe...

Oronte voyant Olympe sous ses armes et qui tombe.

Ô Dieux ! un voleur qui combat sous mes armes ;

Qu’il sait mal s’en servir ! Il tombe, il est vaincu ;

Oronte arrache l’écu à Olympe sur le point qu’elle allait être tuée par Dorame.

Voici, traître, voici le bras à cet écu ;

Quoi ? si peu de respect ? frapper sur cet Image ?

Cavalier, qu’on lui rende ou la vie, ou l’hommage.

DORAME, se sentant presser par Oronte.

Un tiers ? un Assassin ? ah ! quelle trahison !

ORONTE.

Ton sang pour l’adorer, sortira de prison !

DORAME.

Ah ! Je tombe blessé ; ma trame est désourdie

Puis parlant à Olympe qu’il prend pour Lucidor.

Et tu vis, Lucidor, après ta perfidie ?

ORONTE, ayant entendu nommer Lucidor.

Dieux ! serait-ce mon Frère ? à ce nom que j’entends

Que tardez-vous mes yeux de vous rendre contents ?

Voyons...

Levant le casque à Olympe.

Ma main s’arrête à cette longue tresse ;

Et quoi ! c’est une Fille.

DORAME, reconnaissant Olympe.

Ô Dieux ! c’est ma Maîtresse.

Je rougis plus de honte, Olympe, que de sang ;

Prenez, tirez ce cœur, je porte ouvert le flanc ;

Vos yeux par cette plaie arracheront mon âme :

Trop heureux Lucidor ! misérable Dorame !

Que l’un est bien vengé ! que l’autre est bien puni !

Ah ! Princesse ; je meurs, de vos grâces banni.

ORONTE.

Non, je ne vois qu’en songe une telle merveille ;

Oseriez-vous, mes sens, m’assurer que je veille ?

DORAME.

Beaux yeux, portez ma plainte à son cœur endurci,

Dites-lui que mon sang lui vient crier merci ;

Mon esprit abattu d’une douleur trop vraie,

Pour demander pardon, fera parler ma plaie ;

Ou s’il faut excuser ce qui me fait horreur,

Réponds seul, ô destin, qui causas mon erreur.

OLYMPE.

Non, Dorame, c’est moi, c’est ma flamme constante,

Qui malgré Lucidor s’oppose à ton attente ;

Que sert de te cacher mes amours aujourd’hui ?

Tu soupires pour moi, je soupire pour lui ;

Dans son défaut de cœur j’ai montré mon courage,

Et rendu mon amour plus forte que l’outrage ;

Parmi tous les dépits qui devraient m’animer

Je ne le puis haïr, et ne te puis aimer :

Oui, je t’ai fait venir moi-même en cette place,

Pour soutenir sa gloire, et rompre ton audace ;

J’eus soin de son honneur dedans sa lâcheté ;

On n’aime pas un bien, sans l’avoir acheté :

Tu l’appelles ; il fuit, et je le représente,

Je recherche ma honte, afin qu’on l’en exempte ;

Encore que l’Ingrat soit indigne du jour :

Apprends, à mon exemple, à supporter l’amour.

DORAME.

Cruelle, qui donnez ces lois à mon envie,

Enseignez donc aussi l’art de souffrir la vie ;

Ne mourir qu’à demi, c’est mourir mille fois.

OLYMPE.

Imite qui te donne et qui souffre ces lois ;

N’ai-je pas plus que toi de douleur et de peine ?

Car je ne te hais point, et j’endure sa haine.

DORAME.

Ainsi donc sans pitié vous me verrez périr ?

OLYMPE.

La pitié nuit au mal qu’elle ne peut guérir.

Puis s’adressant à Oronte.

Mais vous, de qui les yeux admirent notre histoire,

Qui me sauvez la vie, et donnez la victoire ;

Puisqu’un destin m’oblige à vous si chèrement...

ORONTE.

C’est flatter mon offense ; ah ! traitez autrement

Une main...

OLYMPE.

Que le sort me rend ici si propice.

DORAME.

Et qui m’a par mon sang tiré d’un précipice,

Où ma fureur tombait, Ma Dame, en vous blessant.

ORONTE.

Que mon bras soit humain, et mon cœur innocent ?

Qui sont les Criminels ?

OLYMPE.

C’est l’amour, c’est nous-mêmes :

Pardonne-lui ce coup, Dorame, si tu m’aimes.

DORAME.

Coup, par qui je luis à jamais obligé ;

Que j’étais malheureux, s’il ne m’eût affligé !

ORONTE.

Et le mal peut tirer cette reconnaissance ?

OLYMPE.

Le moyen de la rendre excède ma puissance.

Mais ce Prince pourrait se plaindre de vos coups,

Si vous lui refusez votre aide parmi nous ;

Tandis que l’on prendra soin de sa blessure,

Nous saurons votre nom, comme votre aventure,

Quel sujet vous amène inconnue parmi nous,

Si c’est là Lucidor...

ORONTE, parlant bas.

Son cœur en est jaloux.

OLYMPE.

Ce Tyran de mon âme.

ORONTE, parlant bas.

Hélas ! Et de la mienne :

Elle augmente ma plaie en confessant sa sienne.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MÉLINDE

 

Où m’avez-vous réduite, espoir, ambition ?

Que le sort répond mal à mon intention !

Cet amant assiégé, que je perds, et que j’aime,

Dans sa captivité triomphe de moi-même :

Que te servent ces pleurs qui nourrissent tes feux ?

Plus tu veux échapper, plus tu serres tes nœuds ;

Mélinde, apprends qu’Amour dans l’obstacle s’irrite,

Et que l’obéissance aura lieu de mérite ;

Les traits de Lucidor, oui, te feront périr ;

Mais quel bonheur plus grand que celui d’en mourir ?

Mon Frère, apprends l’effet de ta vaine entreprise,

J’ai tâché de le prendre, et je me trouve prise ;

Amour avecque lui combattait dans ses yeux ;

Que pouvait une Fille, hélas ! contre deux Dieux ?

Je résistais pourtant, mais toutefois de sorte

Que c’était malgré moi que j’étais la plus forte ;

Sa grâce dans mon cœur, lasse à le disputer,

Disait (rends-toi, Mélinde ;) il n’osait l’écouter :

Lors, comme pour venger une injure soufferte,

Je voyais ses appas s’animer à ma perte :

Enfin je fus vaincue, et ce fatal séjour

De l’objet de la haine en fit celui d’Amour.

Qu’on tienne par dehors cette Ville assiégée,

Je me trouve au-dedans bien plus fort engagée ;

Nous supposions, Dorame, un violent effort,

Que tu sauras bientôt véritable en ma mort :

Qu’on me force en effet, et par feinte l’écrire ?

Publier un faux mal, et taire un vrai martyre ?

N’est-ce pas rencontrer une punition

Entre ma retenue et ma présomption ?

Moi-même j’ai cherché ma peine légitime,

L’ambition me donne à l’amour pour victime ;

Lucidor a tourné contre moi mon dessein,

Je lui portais un coup qui revient dans mon sein.

Quelque reste d’espoir m’a conseillé de mettre

Mes désirs et mes feux dépeints dans une lettre :

Elle montre une lettre qu’elle a faite pour Lucidor.

Ce langage est muet, la bouche dirait mieux ;

Mais quoi ; je crains l’oreille, et le renvoie aux yeux ;

Et s’il faut que ce mot trouve un esprit farouche,

Ma main pare l’affront dont rougirait ma bouche ;

C’est d’elle que ma honte implore ce devoir ;

Ce que l’on ose dire, il le faut faire voir :

Hélas...

 

 

Scène II

 

GÉLANDRE, MÉLINDE

 

GÉLANDRE, la surprenant.

Vous soupirez.

MÉLINDE.

Ajoutez pour vous-même.

GÉLANDRE.

Pour moi ? qu’entends-je ? Amour, croirai-je qu’elle m’aime ?

MÉLINDE.

La longueur de ce siège, et vos travaux soufferts

Me font presque haïr Lucidor, et mes fers.

GÉLANDRE.

Haïssez seulement cette humeur inconnue,

Qui dérobe à nos yeux depuis peu votre vue ;

Par dessein nous fuir, et presque vous cacher

C’est...

MÉLINDE.

Bien moins de rigueur, qu’à vous de me chercher :

Mais vous riez, Gélandre ; après m’avoir surprise...

GÉLANDRE.

Dans une passion, que je n’ai pas apprise ;

Des soupirs toutefois, malgré l’âme passés,

Même cette rougeur me la découvre assez :

Parliez-vous pas d’amour seule en votre pensée ?

Celle de Lucidor sera fort avancée ?

Comment s’entretient-il en sa double prison ?

MÉLINDE.

Comme un blessé, qui voit, et fuit sa guérison ;

Il méprise la paix, et s’attache à l’injure,

Il m’aime :

Parlant bas et se tournant de l’autre côté.

Ah ! que l’effet dément mon imposture !

Il brûle, mais il veut, qu’un superbe laurier

Témoigne au Roi qu’il digne Amant et Guerrier ;

Mon Frère à ce dessein fomente cette guerre.

GÉLANDRE.

Qui me remplit de crainte, et ruine ma Terre.

MÉLINDE.

Mais qui réparera vos pertes en un jour.

GÉLANDRE.

Madame redonnez ses ailes à l’Amour ;

C’est trop entre des murs tenir un Dieu qui vole.

MÉLINDE.

Il reste à notre accord encore une parole.

GÉLANDRE.

Que vous devez donner à cet heureux Amant ?

Dites-moi, n’est-ce pas votre consentement ?

Fuirez-vous un lien, que Dorame autorise,

Que notre espoir attend, que le Ciel favorise ?

MÉLINDE.

Je prends ce même Ciel à témoin de mes vœux

Que sa plus grande flamme est moindre que mes feux ;

Mais un point,

Lucidor arrive.

qu’à cette heure il vient lui-même entendre...

GÉLANDRE.

M’oblige à vous quitter.

MÉLINDE.

Et moi donc à l’attendre.

 

 

Scène III

 

LUCIDOR, MÉLINDE

 

LUCIDOR, sur le bord du théâtre, et sans voir Mélinde.

Confus, désespéré, tout malheur me poursuit ;

Dorame, Olympe, Amour, où m’avez-vous réduit ?

Parlez... Mais quel besoin ? votre commun silence

Vous accuse envers moi de trop de violence.

MÉLINDE, parlant bas et s’encourageant.

Ah ! reviens lâche cœur, tu fuis quand tu le vois :

Tout me quitte ; je suis sans effort et sans voix.

LUCIDOR.

Dorame, ta promesse, à la fin m’abandonne ;

Olympe, est-ce le fruit que ton amour me donne ?

Quoi donc ? Amante, Ami, ne sont que de faux noms ?

On n’entend plus de vous que le bruit des canons,

Et le premier assaut qui choque la constance

M’a trouvé sans support, et vous sans résistance ?

Vous me deviez défendre, et vous me poursuivez,

Vous fûtes mon espoir, enfin vous m’en privez.

MÉLINDE, tenant une lettre, et parlant bas.

Ma main dans cet écrit tient mes sens et mon âme :

La main tremblant.

D’où vient qu’elle est pesante, et si pleine de flamme ?

Prends courage, mon cœur... Mais je m’efforce en vain,

Hélas ! je n’en ai plus, je le porte en la main ;

Cœur lâche, cœur peureux, quoi tu fais qu’elle tremble ?

LUCIDOR.

Olympe, fais qu’un monde à ma perte s’assemble,

Dis que je dois mourir, j’aimerai le trépas ;

Sine ma mort au moins, et j’y cours de ce pas ;

Je puis ce que tu veux ; mais fais que je le sache.

MÉLINDE, l’écoutant et répondant en elle même.

Tu me presserais moins sur ce que je te cache.

LUCIDOR.

Parle.

MÉLINDE, parlant bas.

Je n’oserais ; la honte me retient.

LUCIDOR.

Ton silence t’accuse.

MÉLINDE.

Et ma crainte revient :

Toutefois il la faut surmonter à cette heure.

Elle aborde Lucidor.

Permettrez-vous enfin qu’une Princesse meure

Qui ne pouvant montrer de bouche sa langueur

A mis sur ce papier ce qu’elle a dans le cœur ?

LUCIDOR.

Qu’Olympe ici m’écrive ? ah ! sans doute c’est elle.

MÉLINDE.

Vous y verrez l’effet d’une atteinte mortelle.

LUCIDOR.

Dont la crainte déjà se tourne à mon tourment.

MÉLINDE, parlant bas.

Ô parole d’un songe ! et pitié d’un moment !

Que son erreur me tient en de fausses délices !

Fuyons, n’attendons pas qu’on les change en supplices.

Mais quoi ? veux-tu quitter la partie au besoin ?

Lis toi-même en ses yeux, et l’écoute de loin ;

De moment dépend ou ta mort ou ta vie :

Ah ! ce cruel regard me l’a déjà ravie.

LUCIDOR, lisant l’écrit qu’elle lui a donné.

Cartel...

MÉLINDE, parlant bas.

Oui bien d’amour.

LUCIDOR.

De Dorame...

MÉLINDE.

Ô malheur !

LUCIDOR.

À Lucidor.

MÉLINDE.

Qu’entends-je ? ah ! fuyons de douleur.

LUCIDOR, la retenant par la main.

Arrêtez.

MÉLINDE.

Expirant il faut bien qu’on demeure ;

Sous les traits de la haine Amour veut que je meure.

Cartel de Dorame à Lucidor.

LUCIDOR, le lit tout haut.

Viens au jour, et quitte le sein
D’un rempart qui tombe à dessein
De t’ouvrir un passage aux lieux où je t’appelle :
Les Dieux et mon épée ont conclu ton destin ;
Et cette injure est si mortelle,
Que sans finir ta vie elle n’a point de fin.

Il reprend ce dernier vers.

Que sans finir ta vie elle n’a point de fin.         

Que sans finir ma vie elle n’a point de fin ?

Et c’est ici, Mélinde, une lettre amoureuse ?

MÉLINDE.

C’est par où je me vois doublement malheureuse.

LUCIDOR.

Les termes en sont beaux, mais un peu trop pressants.

MÉLINDE.

Ils ravissent vos yeux, et dérobent mes sens ;

L’erreur de mes désirs n’a servi qu’à la vôtre,

Et mon aveuglement vient au jour par un autre :

Elle lui présente la véritable lettre.

Cette lettre, où mon cœur se met sous votre loi,

Au lieu de ce Cartel, vous en peut faire foi ;

Un sort malicieux à ma main l’a soustraite.

LUCIDOR.

Me trahir, et m’aimer ? est-ce ainsi qu’on me traite ?

En prenant la lettre.

Quelque autre en ce billet m’offre un second duel ?

MÉLINDE.

Oui, mais qui vous oblige à m’être moins cruel :

C’est mon cœur ; qui soumis à votre seule gloire,

Même avant le combat vous donne la victoire.

LUCIDOR, ayant lu ces deux papiers et les tenant chacun d’une main.

Que ces billets divers m’attaquent à leur tour ?

Que l’un porte ma mort, et l’autre son amour ?

Le miel et le poison se joignent pour me nuire,

La force et la douceur s’aident à me détruire :

Perfides instrument d’amour, et de courroux,

Caractères, parlez, que me conseillez-vous ?

Puis-je croire la Sœur ; dois-je croire le Frère ?

Retenant le cartel, et jetant la lettre que Mélinde relève.

La haine est véritable, et l’amour mensongère ;

L’une a dans ce billet des signes évidents.

MÉLINDE.

L’autre en mes yeux les porte, au cœur et là-dedans ;

Montrant la lettre.

Oyez, voyez, lisez ; et jugez tout ensemble :

Mon cœur en vous parlant dessus ma langue tremble,

Il soupire en ma bouche, il pleure par mes yeux ;

Et même en ce papier il accuse les Cieux

Qui mêlèrent en vous la rigueur et les charmes ;

Vous n’y lirez que feux, et n’y verrez que larmes.

LUCIDOR.

Celui-ci les condamne et pour vous démentir,

S’oblige à mon trépas.

MÉLINDE.

L’autre, à vous garantir.

LUCIDOR.

De garant ? Je n’en eus jamais que mon courage.

MÉLINDE.

Mon amour a déjà dissipé cet orage ;

Ma crainte, qui sur moi tournait également

Ou la portée d’un Frère, ou celle d’un Amant ;

Pour me les conserver, d’une action hardie

Contre eux à leur profit usa de perfidie :

Les trahir m’est vertu dans cette extrémité,

J’offense tous les deux par trop de piété ;

Ma faute est excusable, ou par une aventure

Le sang combat l’Amour, et l’Amour la Nature ;

Ainsi lorsque je songe à leur salut commun

J’endure cent combats pour en empêcher un,

En cachant ce billet par qui je suis haïe

L’Amour me fit perfide, et l’amour m’a trahie :

Je réponds au Cartel, et fus juste à ce point

De contenter Dorame, et ne vous joindre point

Feignant que votre gloire en la guerre allumée

Ne vous laissait de mains que celle d’une armée,

Qu’un Conseil vous liait, qui ne permettait pas,

Le Prince et le Soldat marcher d’un même pas,

Qu’au front d’un Bataillon vous le vouliez attendre.

LUCIDOR.

On m’aura fait ce tort ? et j’aurai pu l’entendre ?

Doncque je suis vaincu sans voir mes Ennemis ?

Réponds de mon honneur, perfide où tu l’as mis ?

MÉLINDE.

Dans ce cœur, qui le garde avecque votre Image ;

À qui je rends depuis un véritable hommage.

LUCIDOR.

C’est me flatter en songe, et me perdre en effet.

MÉLINDE.

Désirer votre bien c’est le mal que j’ai fait.

LUCIDOR.

Croirai-je à sa raison, qui presque me surmonte,

Et me vend pour faveur ma ruine et ma honte ?

Non, je vois le venin que cache sa douceur ;

Sur le Frère, d’un coup vengeons-nous de la Sœur :

Traîtres, je vous tiendrai vous-même dans ce piège ;

Ton trépas, faux Ami, terminera le siège.

MÉLINDE.

Contentez-vous du mien, et devant ces malheurs

Épanchez tout mon sang, pour épargner mes pleurs ;

Qu’il tire de périls les deux objets que j’aime ;

Ah ! je crains pour tous deux, mais bien plus pour vous-mêmes ;

Le Ciel m’obligerait en ce double tourment

De me ravir un Frère, et laisser un Amant :

Malheureuse, à quel point me trouvé-je réduite,

LUCIDOR.

De les perdre, et toi-même en faire la poursuite :

Je veux qu’en déclarant ton Frère suborneur,

Celle qui me l’ôta me rende mon honneur ;

Il faut par un appel que ta voix lui déclare

Le chemin de la mort que ce bras lui prépare,

Que pour punir son crime, et purger cette erreur,

Tu serves de ministre à ma juste fureur :

C’est l’unique moyen d’apaiser mon courage.

MÉLINDE.

C’est me promettre un port, et m’offrir le naufrage.

LUCIDOR.

Te pourrais-je donner un châtiment plus doux ?

MÉLINDE.

Que je meure plutôt pendante à vos genoux.

LUCIDOR.

Perfide, ce refus m’en donne plus d’envie.

MÉLINDE.

N’exposez pas la vôtre, et m’arrachez la vie.

LUCIDOR.

Ce que ferait la haine, ayons-le de l’amour.

MÉLINDE.

C’est commettre un Soleil, pour éteindre le jour.

LUCIDOR.

Il faut que désormais ta crainte qui m’offense

Obéisse...

MÉLINDE.

À l’amour, qui m’en fait la défense.

LUCIDOR, feignant de tirer son épée.

Ah ! c’est trop m’arrêter en discours superflus ;

Accorde-moi ce point, ou bien tu ne vis plus.

MÉLINDE.

Ma mort ne me ferait qu’une perte légère ;

Mais vous obéissant, je vous perds, ou mon Frère ;

Et sans vous obéir je vous offense aussi ;

Amour veut une chose, et la défend ici ;

Que ferai-je ?

LUCIDOR.

Un Appel, qui nous tire de peine.

MÉLINDE.

Et quoi ? pour vous aimer, vous dois-je être inhumaine ?

Chercher votre malheur, pour vous montrer mes vœux ?

Quel office d’amour ?

LUCIDOR.

C’est le seul que je veux.

MÉLINDE.

Et bien j’obéirai. Mais que dis-je insensée ?

Devoir injurieux, complaisance forcée,

Homicide respect, à quoi me portez-vous ?

Las ! je les ferai battre, et j’en aurai les coups :

Avant qu’un soit blessé, ma douleur est si vraie

Que j’en ressens le mal, et mourrai de sa plaie.

 

 

Scène IV

 

ORONTE, DORAME

 

ORONTE.

Votre amitié m’oblige, et mon cœur impuissant

Se trouve ingrat par force, en la reconnaissant.

Ô Dieux ! qui vit jamais un effet si contraire,

De gagner pour Ami l’Ennemi de mon Frère ?

Pouvez-vous me connaître, et m’aimer aujourd’hui ?

DORAME.

J’aime en vous les vertus qu’on trouve à dire en lui.

ORONTE.

Est-ce le prix du sang qui sortit de vos veines ?

Pouvez-vous oublier et mon crime et vos peines ?

DORAME.

Tu m’as, ô crime heureux, délivré d’un plus grand ;

Un coup m’ôtait Olympe, un autre me la rend :

Je porte, cher Oronte, une marque éternelle,

Il montre sa plaie toute fraîche.

Qui vous assurera d’une amitié fidèle ;

Mon cœur et mon esprit en sont d’autres témoins,

Qui pour être secrets ne le diront pas moins :

L’impression du corps en fit une en mon âme,

Qui méprisa de sang et me remplit de flamme.

ORONTE.

Qui vit jamais venir pareille affection

D’un si mauvais accueil à sa perfection ?

Cet homicide bras...

DORAME.

À qui je dois ma vie,

Qui d’un plus grand bonheur jamais ne fut suivie.

ORONTE.

Ce bras est impuni, je n’ai de châtiment

Que d’ouïr ma louange et voir votre tourment ;

Cette voix, par mes coups débile et languissante

Prends force à me jurer une amitié naissante,

Et vous ne vivez plus qu’afin de caresser

La même cruauté qui vous osa blesser ;

Aimer un Ennemi dont l’offense est extrême,

Partager la faveur qui n’est que pour soi-même,

Produire qui nous nuit, l’avancer près du Roi,

Je dis qu’il n’appartient qu’à votre seule foi.

DORAME.

Je dis qu’il n’appartient qu’à vos vertus insignes

D’obtenir des faveurs et mille fois plus dignes,

Et que votre présence a des charmes si doux

Qu’on ne saurait vous voir et n’être pas à vous ;

Que vos yeux sur les cœurs ont de force et d’adresse !

Et que vous pourriez bien réduire une Maîtresse !

Tais-toi, n’offense pas déjà notre amitié ;

Tu serais importun d’implorer sa pitié :

Puis-je lui rien cacher, et mourir sans le dire ?

Hélas ! vous pouvez seul adoucir mon martyre ;

Celle pour qui je meurs, malgré tous ses dédains

Accepterait mon cœur présenté de vos mains ;

Je sais, qu’en la priant, votre parole aimable

La rendrait plus humaine, et moi plus estimable ;

Que rien que votre esprit ne peut me l’acquérir,

Que n’osant l’employer il me faudra périr.

ORONTE.

Vous le mériteriez, en cette défiance,

Où vous péchez autant qu’en la vaine créance

Qui vous figure en moi de fausses qualités ;

C’est demander un bien, quand vous le méritez

Après votre service est-il rien qui la touche ?

DORAME.

Un mot en ma faveur, tiré de votre bouche.

ORONTE.

En matière d’amour le cœur parle bien mieux.

DORAME.

Un langage plus fort est remis dans vos yeux

Qui lui feront signer son amour, et ma grâce,

Et de qui les rayons fondraient un cœur de glace.

ORONTE.

Je crains, qu’en me donnant une fausse couleur,

Vous ne me connaissiez que par votre malheur ;

Une affaire jamais en mes mains ne s’avance ;

Je suis, (et croyez-moi,) bien autre qu’on ne pense :

Puis se tournant de l’autre côté sans que Dorame l’entende.

Hélas ! il est trop vrai, Destins, vous le savez.

Mais je vois dans les siens mes intérêts gravés ;

L’obligeant, je me sers, j’ôte Olympe à mon Frère.

Puis revenant à Dorame.

Le secours est bien vain d’une main étrangère ;

Toutefois mes efforts...

DORAME.

Employés à demi

Me font heureux Amant, et vous parfait Ami.

ORONTE.

Et bien, puisqu’il le faut, afin de vous complaire...

DORAME.

Montrez-vous à mes vœux un Ange tutélaire.

ORONTE.

Je m’en vais de ce pas tenter sa passion.

DORAME.

Et moi dresser un Temple à votre affection :

Oronte sort.

Affection trop pure, et de qui l’innocence

Obligerait tout autre à la reconnaissance ;

Mais mon ambition a des ressorts secrets

Dont la force l’applique à mes seuls intérêts :

Flatter son amitié, la payer d’une feinte

L’engage à ma défense, et me tire de crainte,

Et cette occasion que j’ai prise aux cheveux

Peut nuire à man rival et servir à mes vœux ;

J’oppose un Frère à l’autre au sort qui nous menace,

Et j’attends dans le port l’orage ou la bonace.

 

 

Scène V

 

OLYMPE

 

Que ton sort découvert rend mon esprit content !

Mais, Oronte, es-tu bien Frère d’un inconstant ?

Ton amitié dément le sang de ce Volage,

Vous n’êtes, pour le plus, Frères que de visage ;

Le tien fait naître un feu dont l’éclat m’éblouit,

Doux feu, qui me consume, et qui me réjouit ;

Sa lumière m’aveugle à force de me luire,

Et pour me plaire trop elle ne peut que nuire ;

Laisse, Oronte, à mes sens un reste de vigueur,

Et ce qu’il en faut pour dire (Prends mon cœur :)

Quoi ? veux-tu me le ravir, avant qu’on te donne ?

Le forcer dans le temps que je te l’abandonne ?

M’ôter en mes tourments l’usage des clameurs,

Et la force, en mourant, de m’écrier (Je meurs ?)

Je meurs, hélas ! je meurs ; et tes beaux yeux Oronte,

Qui flattent mon audace et condamnent ma honte,

Me contraignent de faire en cette extrémité

Une juste action d’une infidélité :

Ma foi, non l’inconstance établit ton empire

C’est choisir un beau feu, pour en éteindre un pire :

Lucidor me rend libre, après sa trahison,

Il changea par un crime, et moi c’est par raison ;

Ta force et ma vertu me vengent de son vice

Et tournent en plaisir ce qui fur mon supplice ;

Je trouve sur le sien heureux ce changement ;

Là se connaît sa faute, ici mon jugement ;

Son amour n’était rien qu’une paille allumée,

Qui s’éteint en brûlant, et qui passe en fumée

Où je puis espérer d’un objet si parfait

Avecque moins de peur plus d’amour en effet :

Aussi beau, mais plus doux ; d’une égale naissance,

Mais plus grand de courage, et rempli d’innocence,

Oronte vertueux, encore as-tu ce point

Que ton Frère est parjure, et que tu ne l’est point,

Que si ta volonté seconde ma défaite,

S’est-il vu d’union plus douce ou plus parfaite ?

Heureuse en mon malheur, si prise en tes liens

À force de t’aimer je te mets dans les miens,

Si l’amour...

Oronte paraît.

Ah ! ce nom l’amène sur la place :

Vois-je Oronte ? ou ce Dieu sous une même grâce ?

Que de feux, que de traits, que de charmes puissants !...

 

 

Scène VI

 

ORONTE, OLYMPE

 

ORONTE, l’interrompant.

Paraissent dans vos yeux, pour émouvoir nos sens ;

Qui s’excusent, muets de respect et de crainte

Que le silence parle et vous porte leur plainte

Quand la secrète ardeur qui les fait consommer

Vous montre un feu caché qu’elle n’ose nommer.

OLYMPE, parlant bas.

Qu’il m’aime ? et qu’il prévienne un soin qui me dévore ?

C’est prendre de l’encens du Dieu que l’on adore.

ORONTE.

Consultez-vous déjà votre sévérité

Sur la peine qui suit une témérité ?

Il mérite la mort, cet amant, cet Icare ;

Qu’Olympe la lui donne, il l’aime er s’y prépare,

S’il la doit à l’amour et non pas au dédain ;

Tout autre coup lui semble aimable de sa main.

OLYMPE, croyant qu’Oronte a parlé pour soi.

Que je cause la mort d’un qui m’a fait revivre ?

Ou que je mette aux fers celui qui m’en délivre ?

Non, je n’ai pas Oronte, assez de cruauté,

Quand j’aurais ce pouvoir qu’on donne à la beauté ;

On prendrait mon dédain pour de l’ingratitude ;

Et mon crime serait en votre inquiétude ;

Je vous dois rendre grâce, et vous m’en demandez.

ORONTE, se mettant à genoux.

Prêt à vous adorer, si vous me l’accordez.

OLYMPE.

Quelle grâce ?

ORONTE.

L’amour.

OLYMPE, parlant bas.

À ce mot je soupire ;

Ses vœux sont mes souhaits, on me porte où j’aspire :

Mon Prince, levez-vous, parmi tant d’actions

N’ajoutez pas ma honte à vos perfections ;

Puis-je voir à mes pieds celui qui me surmonte ?

Faut-il que je rougisse et d’amour, et de honte ?

Qu’un autre état demande et reçoive mon cœur.

ORONTE, se relevant de genoux et faisant une grande révérence.

Je le prends pour le rendre à son juste vainqueur.

OLYMPE.

C’est donc à vos beaux yeux qui possèdent ce titre.

ORONTE.

Un autre le prétend ; je n’en suis que l’arbitre.

OLYMPE.

Votre cœur ?

ORONTE.

C’en est un, qui vaut mieux mille fois.

OLYMPE, baisant Oronte.

Moqueur, un doux baiser me venge de ta voix ;

Je coupe ainsi tes mots, et te ferme la bouche.

ORONTE.

Ô faveur ! qui pourrait animer une souche.

OLYMPE, ayant trouvé ce baiser trop froid.

Que vous prenez pourtant...

ORONTE.

Comme un larcin, commis

Contre le plus parfait de mes plus chers amis :

Que Dorame à bon droit occuperait ma place !

OLYMPE.

Votre froideur m’offense autant que son audace.

ORONTE.

Excusables pourtant.

OLYMPE.

Si vous les finissez.

ORONTE.

Je vous porte un présent...

OLYMPE.

Dont vous me punissez ;

Prenez plutôt le mien.

ORONTE.

Dorame le mérite.

OLYMPE.

Cœur de Tigre, masqué sous un front hypocrite,

Serpent, dont le venin s’est caché sous des fleurs,

Oronte souriant.

Que ces ingrats souris me coûteront de pleurs !

Va, que jamais ce jour te puisse être funeste.

Que dis-je, furieuse ? Oronte, s’il vous reste

Quelque faible rayon d’un sentiment humain,

Secourez une Amante, et lui prêtez la main ;

Faut-il que ce refus me réduise en furie ?

ORONTE.

Et que le vôtre y mette un pour qui je vous prie ?

OLYMPE.

Ne perdez pas pour vous ce qu’il n’aura jamais.

ORONTE.

Je perdrai tout plutôt que ce que je promets.

OLYMPE.

Ainsi votre discours ne fut qu’une imposture ?

ORONTE.

J’ai dit ce que je crois, mais ce qu’un autre endure.

OLYMPE.

Et ne croirez-vous pas ce que j’endure aussi ?

ORONTE.

Que peut cette créance, et votre vain souci,

Ma première amitié l’emporte, et me possède.

OLYMPE.

Mais l’Amour, comme un Dieu, veut que l’autre lui cède.

ORONTE.

Je le fais, Dieu qu’il est, obéir à ma foi ;

Montrant que mon devoir est plus fort que sa loi.

OLYMPE.

Quel devoir vous oblige à tuer une Dame,

Qui vous offre son cœur, qui vous offre son âme ?

ORONTE.

Ma parole.

OLYMPE.

Et la mienne aura moins de pouvoir ?

ORONTE.

Ma foi semble un rocher ; on ne peut l’émouvoir.

OLYMPE.

Allez cruel, ingrat, homicide, barbare,

Indigne de mes vœux et d’une amour si rare ;

Assurez votre Ami, qu’au prix de mes langueurs

Je lui ferai sentir ma peine, et vos rigueurs ;

Et que s’il m’aime autant que je vous adore,

Si vous m’êtes cruel, je la suis plus encore.

Olympe s’en va.

ORONTE.

Ah que ma cruauté dérive de plus loin !

Qu’on me recherche à faux de ce dont j’ai besoin !

Tu te plains, chère Olympe, et tu veux que je t’aime ;

Si tu me connaissais, tu me plaindrais moi-même ;

Désirer l’impossible en ce que tu prétends

C’est aimer nos travaux et la perte du temps ;

Ma faiblesse ne peut, quand mon désir s’augmente,

Ni servir un Ami, ni servir une Amante ;

Et pour rendre en nos maux plus célèbre une erreur

Je mets Olympe en flamme, et Dorame en fureur.

Auprès de mes tourments que leur peine est légère !

Eux de m’importuner, et moi d’aimer un Frère,

Que l’espace d’un mur empêche de savoir

Que je demeure seulement pour le voir :

Le voir ? ô Dieux ! comment le pourrais-je entreprendre ?

Mais quelqu’un de la Ville en ces lieux se vient rendre ;

C’est un Héraut sans doute aux signes que je vois ;

La belle occasion ! il passe ; informe-toi.

 

 

Scène VII

 

ORONTE, MÉLINDE en Héraut

 

ORONTE.

Arrêtez, Cavalier.

MÉLINDE.

Dessous la foi des armes,

Qui laisse à mes pareils l’accès dans les alarmes,

Vers votre Général Ambassadeur commis

Je marche de la part des Princes Ennemis :

De grâce, marquez-moi son quartier, ou sa tente.

ORONTE.

Je vous contenterai, pourvu qu’on me contente ;

Et vous ne pouviez pas être mieux arrivé :

Encore quel dessein ? ou publique, ou privé ?

Le peut-on pas savoir ? l’amitié qui nous lie

Mérite outre mon rang, que l’on me le publie.

MÉLINDE.

Publier un secret mérite le trépas.

ORONTE.

Je suis trop son Ami pour ne l’apprendre pas,

Moi, que ses intérêts touchent comme lui-même.

MÉLINDE.

Ce fait le touche seul, et non pas ceux qu’il aime :

Lucidor, qui m’envoie...

ORONTE.

Ô favorable objet !

Lucidor ? il t’envoie ? on m’en tait le sujet ?

Ouvre, découvre tout, sans peur, sans artifice ;

En Prince je demande, et paierai cet office :

Tu sembles trop courtois pour me cacher ce point.

MÉLINDE.

Et vous trop généreux, pour ne le savoir point,

La force porte ici vos lois, et mon excuse ;

Voyez dans ce billet ce que ma crainte accuse.

Réponse de Lucidor, au Cartel de Dorame.

ORONTE, la lit tout haut.

Un même Appel a mis deux trahisons au jour ;
Dans l’amour de ta Sœur j’ai reconnu ta haine :
Ta mort punit sa vie, et d’un si lâche tour
Je me vengerai en un coup par une double peine.

Après qu’Oronte a rêvé quelque temps sur le dessein de se faire passer pour Dorame.

Tu le vois, Ignorant, celui que tu cherchais,

Tu parlais à Dorame, et je te le cachais ;

Le voici, c’est lui-même.

MÉLINDE, parlant bas.

Ô Dieux ! quelle imposture !

ORONTE, parlant bas.

Servons-nous, pour le voir, d’une telle aventure.

MÉLINDE, parlant bas.

Qu’il passe pour mon Frère ? et me le maintenir ?

ORONTE.

Je cherchais Lucidor ; les Dieux le font venir :

Va, dépêche, et dis lui que si peu qu’il attende,

Je me rends sur les lieux où son bras me demande.

MÉLINDE, parlant bas.

Dieux ! en ce jeu du sort je ne reconnais rien

Sinon qu’un tel hasard tourne tout à mon bien :

Recevons du destin l’assistance impourvue.

ORONTE, ayant relu le Cartel.

Mais il n’assigne point le lieu de l’entrevue.

MÉLINDE.

C’est à l’aile du bois, entre ces deux ruisseaux

Qui coupent un vallon tout bordé d’arbrisseaux,

Que la Ville de Pruse et le château d’Eluye

Pour se le disputer regardent par envie.

ORONTE.

C’est assez, dedans peu j’espère le trouver.

MÉLINDE, sur le bout du théâtre.

Bons Dieux ! quelle rencontre ? il me faut esquiver ;

Le danger évité d’être prise ou connue,

J’augmente mon espoir, et ma peur diminue ;

Puisqu’un destin plus doux met Dorame à couvert,

J’y mettrai Lucidor, le dessein m’est ouvert ;

Il l’attend sur le pré ; moi, qui veux les surprendre,

Je retourne à la Ville en avertir Gélandre.

ORONTE, après que Mélinde s’en est allée.

Fais prospérer, Amour, un dessein que j’ai pris,

Qui finis leur querelle et m’en donne le prix ;

Par cette invention, dont l’issue est chère,

J’empêche le combat, et je verrai mon Frère :

Véritables Destins, j’adore vos secrets ;

Qu’un étrange accident termine mes regrets !

 

 

Scène VIII

 

LUCIDOR

 

Arrivé sur les lieux, je plains ma diligence ;

Dois-je encore longtemps suspendre ma vengeance ?

Traître, vois cette épée, elle n’attend que toi ;

Aurais-tu de courage aussi peu que de foi ?

Viens, Dorame, répondre ici de ta malice ;

Trop d’honneur par mes mains est joint à ton supplice ;

La mort, qui se prépare à ta punition,

Donne moins à mes vœux qu’à ton ambition ;

Ce titre avantageux en ta perte s’imprime

Que j’avance ta gloire en punissant ton crime,

J’abaisse mon honneur en élevant le tien,

Et ne porte le mal que par un plus grand bien,

Une mort honorable, un coup digne d’envie

Sera plutôt le prix que la fin de ta vie.

Mais mon courage en vain lui parle de venir ;

Ce qui dût le hâter l’aura pu retenir,

Sa crainte lui ravit l’honneur qu’on lui présente,

Et peut-être il médite un trait qui l’en exempte ;

Ses ruses m’ont fait voir, après un million,

Qu’il combat en renard, et non pas en lion :

Et j’attends du courage encore d’un perfide ?

Toutefois le voici, qui cherche son Alcide.

 

 

Scène IX

 

LUCIDOR, ORONTE

 

LUCIDOR.

À moi, traître, avançons ; n’attends pas que ma voix

Fasse entendre ma plainte à l’Écho de ce bois ;

Fais que ma main prévienne un trop juste reproche ;

Ma plainte est superflue, et ton trépas est proche.

Après avoir combattu quelque temps contre Oronte, qui ne fait que parer.

Il se feint ; il néglige, ou recherche mes coups.

ORONTE, se sentant pressé, met bas le casque, l’écu et l’épée.

Pour ce que je les aime, et qu’ils me semblent doux.

Puis courant pour embrasser Lucidor.

Ah ! mon Frère.

LUCIDOR, reconnaissant sa Sœur.

Ô Prodige !

ORONTE.

Agréez ce miracle,

Que le Ciel autorise, et la voix de l’Oracle.

LUCIDOR.

Quel Démon vous amène en ce bois écarté ?

ORONTE.

Celui qui vous donna ma jeune liberté.

LUCIDOR.

Traîner si loin ton vice ? indiscrète, insensée !

ORONTE.

Jamais rien de pareil n’entra dans ma pensée :

Ah ! mon Frère, pardon ; regardez d’un autre œil

Celle que vos mépris coucheront au cercueil ;

Épargnez la vertu...

LUCIDOR.

Suspecte, et mensongère,

D’une impudique Sœur qui court après son Frère.

ORONTE.

Pour lui faire connaître un désir innocent,

Et les plus chastes traits que son âme ressent :

Que cette loi de Perse en moi soit abolie

Qui permet que la Sœur à son Frère se lie,

Qu’elle efface le crime et non pas mon tourment ;

Je recherche l’amour, non le contentement :

Vous haïssez mon cœur, à cause qu’il vous aime ;

Le vôtre, doux ailleurs, n’est cruel qu’à moi-même :

Soutiens tes droits, Nature, enfin parle aujourd’hui,

Qu’est-ce que m’est un Frère, ou bien que suis-je à lui ?

Je règle mes désirs à le voir, à lui plaire,

L’honneur de le servir me tient lieu de salaire,

Et ce par où chacun le croirait obliger

C’est ce qu’il me défend afin de m’affliger,

Je ne demande pas pour faveur qu’il me donne

Que ce qu’il ne saurait refuser à personne,

Le suivre, lui parler, le voir, et le servir

C’est un bien pour tout autre, et qu’il me veut ravir ;

Et quoi ? vous me fuyez ainsi qu’une Ennemie ?

LUCIDOR.

Comme un objet d’horreur, un monstre d’infamie.

ORONTE.

N’offensez pas si fort une chaste vertu,

Qui vous apporte un cœur...

LUCIDOR.

De vices combattu.

ORONTE.

Aussi pur, aussi net que la première flamme ;

Ce qu’elle est dans le Ciel, Amour l’est en mon Âme.

LUCIDOR.

Ta flamme est à mes yeux ce qu’elle est aux Enfers,

Pire que mille morts, que la peste, et les fers ;

Va, tire-toi d’ici, malheureuse, effrontée.

ORONTE.

Tigre, puisqu’à ce point ta fureur est montée,

Je veux avoir ton cœur ou de force, ou d’amour.

LUCIDOR.

Et moi, finir ta honte et la mienne à ce jour.

 

 

Scène X

 

MÉLINDE, GÉLANDRE, LUCIDOR

 

MÉLINDE, dessus les murailles avec Gélandre, tandis que Lucidor et Oronte se battent.

Par là vous comprenez...

GÉLANDRE.

Un accident étrange.

MÉLINDE.

Où leur haine les porte, où on amour me range :

Par ce moyen mon Frère est mis hors du malheur ;

Tirons-en Lucidor sous quelque autre couleur.

GÉLANDRE.

Rien ne s’offre à présent qu’une prompte sortie,

Qui les mette en alarme, et rompe la partie.

MÉLINDE.

Allons, Dieux ! je les voix qui sont venus aux coups.

GÉLANDRE.

Déjà le camp remue, on marche ; hâtons-nous.

Ils vont pour faire une sortie.

ORONTE, parlant à Lucidor, après l’avoir blessé.

Regarde que ta haine en ton sang détrempée

Montre mon innocence au bout de mon épée.

LUCIDOR.

Ce fer t’ouvre mon sein,  et te ferme le cœur.

ORONTE.

Amour t’ouvre le mien, tout blessé, sois vainqueur ;

Tu peux encore...

LUCIDOR.

Avoir la victoire, et ta vie.

ORONTE.

Oui ; j’offre l’une et l’autre à ta haine assouvie.

LUCIDOR.

Ce qu’on ne peut m’ôter ; on m’offense en l’offrant.

ORONTE.

Ton sang vient de la haine ; et l’amour te le rend.

Mais, quel bruit ?

LUCIDOR.

Dépêchons, avant qu’on nous sépare.

 

 

Scène XI

 

MÉLINDE, GÉLANDRE, ORONTE, DORAME, LUCIDOR

 

Tandis qu’ils se battent, et que les trompettes sonnent ; Gélandre et Mélinde d’un côté arrivent avec leurs troupes, et Dorame d’un autre avec les siennes aussi.

MÉLINDE, parlant à Lucidor.

Voici d’autres lauriers, que ce jour vous prépare.

GÉLANDRE.

Avançons, Lucidor, et voyez l’Ennemi.

ORONTE, furieuse, et ne voulant point quitter son Frère.

Me faut-il emporter la victoire à demi ?

DORAME, à ses Soldats.

Donnons, il en est temps ; et secourons Oronte.

LUCIDOR.

Ah ! la foule m’emporte, et le nombre me dompte.

ORONTE, les ayant mis en déroute.

Il fuit ; voilà le sort que traînent les ingrats ;

Qui ne connaît mon cœur, il connaîtra mon bras.

Mais vous, dont la valeur mériterait de rendre...

DORAME.

Le fruit qu’elle vous ôte, en pensant vous défendre ;

Vos lauriers à bon droit semblent s’en offenser :

Averti du péril qui m’a fait avancer

Je confesse qu’en vain cette Troupe animée

A secondé vos bras qui valent une Armée ;

Votre courage a fait honteux notre secours :

Mais l’oreille du Roi mérite ce discours ;

Allons le réjouir d’une heureuse victoire.

ORONTE.

Où le Vainqueur vous doit son salut et sa gloire.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DORAME

 

Qu’on élève son nom jusques dedans les Cieux ?

Lui rendre des honneurs que l’on ne doit qu’aux Dieux ?

N’avoir devant les yeux, en la bouche, en pensée

Qu’Oronte, dont la gloire à la mienne abaissée,

Qui tient en la Faveur un lieu si souverain

Qu’il me fait craindre enfin l’ouvrage de ma main ?

Le Roi vivre en son cœur, régner en sa parole ?

Olympe le chérir, en faire son Idole ?

Les Soldats respirer la même affection ?

C’est, Dorame, le fruit de ton ambition :

La feinte et l’artifice élèvent l’innocence,

Et tes prétentions ont bâti sa puissance,

Il tire des esprits du Peuple et de la Cour

Sur ton amitié fausse une parfaite amour ;

Et j’attends son progrès, je le vois, je l’endure ?

Destins, ce que j’ai fait j’empêcherai qu’il dure.

On admire des Cieux le pouvoir non pareil ;

Pour ce qu’ils ont un foudre, et qu’ils ont un Soleil,

Qui peuvent ici-bas tout perdre, et tout produire,

L’un maintenir le monde, et l’autre le détruire :

Montrons notre pouvoir à lui ravir le sien,

Que sa faveur était une part de mon bien ;

Et chassant un voleur de mon propre héritage,

Que ce trésor n’est pas de ceux que l’on partage.

Son emploi vers Olympe étant sans aucun fruit,

Sa beauté me fait peine, et sa valeur me nuit ;

Et je crains qu’à souffrir sa présence importune

L’une m’ôte l’amour, et l’autre la fortune.

Dieux ! Je perdrai la vie, et tout l’État devant

Faux espoirs, vains projets, n’étiez-vous que du vent ?

Que l’Astre des Grandeurs a sa course incertaine !

Que mon esprit ne serve aujourd’hui qu’à ma peine ?

Oui, je forge mes fers, j’invente mes travaux,

Et pour en perdre un seul je me fais deux Rivaux,

Simple je chasse un Frère, et mets l’autre en sa place,

Et le malheur de l’un sert à l’autre de grâce ;

Enfin je suis par tout coupable, et malheureux.

Mais qu’ajoute Lycanthe à mon sort rigoureux ?

 

 

Scène II

 

DORAME, LYCANTHE

 

DORAME.

Qu’apportes-tu ? ma mort ?

LYCANTHE.

Une lettre, qui donne

À ma fidélité la palme, et la Couronne ;

Mais qui porte en effet par un contraire effort

La vie à l’Étranger, à vous-même la mort.

DORAME.

La mort ?

LYCANTHE, lui présentant une lettre que la Princesse envoyait à Oronte.

Oui : mais voyez en ce dessein perfide

Avant que de mourir, la main de l’Homicide.

DORAME, lit ainsi le dos de la lettre.

Olympe à son Oronte. Ah ! cruelle, ce trait

Met son contentement et ma peine en portrait :

Faible bien, vain plaisir qui dépend d’une plume !

Et plus vain désespoir que le papier allume !

C’est trop cher acheter de l’ancre par des pleurs ;

Préparez-vous, mes sens, à vaincre mes douleurs :

Mais Celle qui m’attaque en me blessant se cache ;

En montrant la lettre cachetée.

Son cœur est là-dedans ; il faut que je l’arrache :

Sors, cruel Ennemi, pour me combattre mieux,

Sors, viens paraître au jour, ou laisse entrer mes yeux ;

Traître, à quoi m’assaillir à travers cet obstacle ?

LYCANTHE.

Puisque vous désirez d’entendre un triste Oracle,

Apaisez vos fureurs, et voyez plus discret

Il ouvre la lettre et lui montre un cachet d’Olympe pour la refermer.

Vos maux en cette lettre, et leur plaisir secret ;

Ce cachet dérobé sans danger la referme.

DORAME, prenant la lettre.

Ta foi ni mon malheur, Ami, n’ont point de terme ;

Ta charité me tue, et par un même sort

Tu me donnes la vie, et présentes la mort ;

Tu m’offres le poison d’une main innocente ;

Je lui suis obligé, quelque mal que je sente.

LYCANTHE.

Pût-elle détourner l’effet et la rigueur...

DORAME.

D’un trait, qui par les yeux m’entrera dans le cœur :

Après avoir lu bas quelques lignes, et fait des signes de très grands indignation ; il reprend très haut en soupirant.

Ah ! Donnons à ce cœur tout enflé, tout farouche

Du vent par mes soupirs, et de l’air par ma bouche.

Lettre d’Olympe à Oronte, que Dorame lit haut.

J’ai triomphé de vous même par votre bras, Oronte ; et l’Amour qui en ma faveur s’est montré plus fort que l’amitié et le sang, vous remercie par ma bouche de cette victoire, que vous m’avez donnée sur vous en l’emportant sur Dorame contre Lucidor. De vrai, pour me venger n’avoir pas feint de châtier l’Inconstance en la personne d’un Frère ; ni d’en ôter l’honneur à un Ami, de qui vous avez quitté les intérêts pour les miens ; s’opposer aux fureurs de l’un, et prévenir celle de l’autre ; emprunter le nom de Dorame, pour soutenir la gloire du mien plus avantageusement ; prendre le personnage de ce Téméraire, pour punir un Parjure, et me venger des deux ensemble par un seul effort ; n’est-ce pas vous déclarer tout à moi ? M’assurer de votre défaite envers Olympe, par votre victoire contre eux ? Et me faire offrir par votre courage ce Cœur glorieux, que la bouche eût eu honte de me présenter sans autre effet que la parole ? Soyez toujours muet, et ne parlez plus, Oronte, que de cette sorte ; ôtez la bouche à l’Amour et lui redonnez les yeux, pour voir seulement vos miracles ; ne dites point que vous m’aimez, sinon par ce qui vous rend digne de l’affection que je vous porte : j’apprendrai l’art d’entendre cette honnête voix de votre amour au milieu du silence. De même toutes mes pensées vous parleront de la récompense que vous méritez, et que je prépare à votre vertu ? Qui comme elle est l’objet ensemble et le prix de ma foi, recevant de moi quelque grâce m’obligera du bien même que vous veut

OLYMPE.

Lycanthe, il faut mourir ; l’Arrêt est dressé,

Cette lettre le porte, et je l’ai prononcé ;

Un Ami l’a voulu ; ma Maîtresse l’ordonne ;

Vous l’entendez, ô Dieux ; et le Ciel m’abandonne ;

Vous voyez le Méchant, vous l’ouïtes jurer :

Mais, si vous le souffrez, me faut-il l’endurer ?

Que ma perte et ma mort soient le prix d’un Parjure ?

Qu’au lieu de la venger, j’augmente mon injure ?

Non, non ; s’il faut armer la rage et le courroux,

Employons-les sur lui plutôt que contre nous ;

S’obstiner à sa perte est un coup de faiblesse,

C’est mourir de nos mains, de crainte qu’on nous blesse ;

Et dans un mal aussi qu’on ne peut éviter

Chercher de la pitié c’est n’en point mériter :

La crainte, la fureur, le désespoir, la rage,

Comme à mon jugement, cèdent à mon courage ;

Mon esprit est plus grand encore que mes maux,

Au-dessous de ma force il a mis mes travaux ;

Et sans me plaindre au Ciel qui n’écoute personne ;

Je porte à mon côté le foudre qu’on lui donne,

Je tire mon destin de ma seule vertu,

J’arrache aux Dieux sur moi le pouvoir qu’ils ont eu :

Que leur foudre en murmure ; il fait peur aux timides ;

Le mien fait moins de bruit, et punit les perfides :

Qu’il meure cet Ingrat, qui fit contre un Ami

Un crime que sa mort n’efface qu’à demi.

Mais, comme il m’offensa d’une malice extrême,

Je veux lui préparer un supplice de même,

Qu’il se trouve perdu plutôt que menacé,

Qu’un crime venge un cœur par un crime offensé ;

Une action si noire en veut une pareille :

Avecque ma fureur la raison le conseille ;

Et si Lycanthe encore entre dans mon parti,

Je me vois par un coup d’un Dédale sorti.

LYCANTHE.

J’achèterai toujours votre bien par ma perte.

DORAME.

Viens savoir les moyens d’une vengeance offerte.

 

 

Scène III

 

ORONTE, OLYMPE

 

ORONTE.

Toujours dans vos dédains ?

OLYMPE.

Toujours dans vos froideurs ?

ORONTE.

Mépriser son amour ?

OLYMPE.

Vous, mes saintes ardeurs ?

ORONTE.

Que la mort d’un ami...

OLYMPE.

Mais la mienne vous touche.

ORONTE.

Sa perte m’est au cœur.

OLYMPE.

La mienne en votre bouche.

ORONTE.

Je cherche son salut.

OLYMPE.

Par où vous me perdez.

ORONTE.

Ayez pitié...

OLYMPE.

De moi, vous qui m’en demandez.

ORONTE.

Qu’attendez-vous d’un cœur...

OLYMPE.

Qu’il me soit moins rebelle.

ORONTE.

Qui ne peut-être amant sans qu’il soit infidèle ?

J’ai promis à Dorame ; et vous perdez vos coups.

OLYMPE.

Moi-de même, à vos yeux, de n’aimer rien que vous.

ORONTE.

Quoi ? meurtrir un Ami ?

OLYMPE.

Quoi ? meurtrir une Amante ?

ORONTE.

Le mettre au désespoir ?

OLYMPE.

Qui déjà me tourmente :

Que vous êtes d’un temps pitoyable, et cruel !

Ah ! rendez à l’amour un devoir mutuel ;

Si Dorame vous lie, olympe vous oblige ;

On a regret après, d’un bien que l’on néglige :

Dites, en mon amour quel soin ai-je épargné ?

Quoi, ma lettre sur vous n’a-t-elle rien gagné ?

ORONTE.

Quelle lettre ?

OLYMPE, parlant bas.

Sans doute il ne l’a pas reçue ;

Les effets en seraient d’une meilleure issue.

Mais que je flatte en vain mon mal et mon esprit !

Où la voix ne peut rien qu’aurait fait cet écrit ?

Poursuivons toutefois, bien que sans espérance.

Puis s’adressant à Oronte.

Quoi ? mépriser une offre, et cette préférence ?

Le bien qu’on vous présente à vos sens irrités ;

Dorame le poursuit, et vous le méritez :

Son désir le recherche, et le mien vous le porte ;

Mon amour toucherait...

ORONTE.

Une amitié moins forte ;

Je vous promettrai tout, hors ce point seulement

D’être ni faux Ami, ni véritable Amant :

Que si ma flamme est juste, et la vôtre innocente ;

Ne pouvant les unir, qu’un Ami s’en ressente ;

Son service et votre aise accompliront mes vœux,

Et vous m’acquitterez du bien que je lui veux ;

Mon cœur entre vous deux à l’égal se partage,

En causant vos plaisirs j’en aurai davantage.

OLYMPE.

Votre pitié pour lui m’est une cruauté ;

M’offrir un faux plaisir, le véritable ôté ?

C’est croire m’obliger par une double injure,

Vouloir guérir un mal par une autre blessure ;

Hors de vous, je n’ai plus de bien ni de plaisir.

ORONTE, bas, et au bout du théâtre.

Ah ! que pour en trouver elle sait mal choisir !

Au défaut de l’amour que sa plainte réclame

La douleur me saisit, et la pitié m’enflamme ;

Quelque lien que donne et reçoive un serment,

Qui pourrait être Ami, s’il pouvait être Amant ?

L’impuissance me sauve, et non pas mon courage ;

La Nature tient ferme, et le cœur fait naufrage :

À quoi se réduiront des mouvements si forts ?

OLYMPE, parlant bas.

Il consulte au-dedans, et soupire au dehors ;

Courage, espère, Olympe, et vois s’il est possible

D’allumer de la glace en un cœur insensible.

 

 

Scène IV

 

OLYMPE, ORONTE, DORAME

 

DORAME, se cachant derrière la Tapisserie, pour les voir et les épier.

Si je ne les entends, je les verrai du moins,

Et de leurs actions mes yeux seront témoins :

Où vas-tu, pauvre amant ? n’es-tu pas bien à plaindre

De chercher curieux ce qui t’est plus à craindre ?       

Montre-toi, va troubler un dessein vicieux ;

Mais non, ne le fais pas, afin de faire mieux.

OLYMPE, parlant bas.

Amour, en l’inspirant fais-nous voir un miracle.

Puis revenant à Oronte.

Que me promet enfin votre fatal Oracle ?

ORONTE.

Ma perte avant ma faute, et par un prompt trépas

De punir dessus moi ces dangereux appas

Qui vous blessent, Olympe, et que je désavoue :

Je punirai mes yeux, et mon front, et ma joue,

Et le fer employé contre ces faux attraits,

Pour conserver vos jours, je mourrai de mes traits.

OLYMPE.

Remède plus cruel encore que ma peine !

Injurieux secours ! ô faveur inhumaine !

Qui me livre pour un cent supplices nouveaux,

Et qui pour les finir augmenterait mes maux ;

C’est m’offenser plus fort, pour montrer que l’on m’aime,

Et me ravir à moi pour me perdre en vous-même :

Ah ! plutôt qu’aspirer à la fin de vos jours,

Conservez vos dédains, et m’offensez toujours.

ORONTE.

Deux objets, deux vertus diviseront ma trame,

Ma pitié pour Olympe, et ma foi pour Dorame ;

La voix de l’amitié, celle de la pudeur

M’obligent d’étouffer ma vie, et votre ardeur :

Belle Olympe, à genoux Oronte vous conjure

D’oublier en sa mort une innocente injure ;

Pardonnez-moi ce coup, qui serait inhumain

Si je ne l’attendais de votre belle main.

DORAME, voyant les actions d’Oronte, qui baise la main à Olympe, et parlant bas.

Que me prends-tu, Voleur ? est-ce là cet office ?

ORONTE, continuant à Olympe.

Qu’elle hait, au lieu du cœur, le sang en sacrifice.

DORAME, parlant bas.

Vos baisers, vos soupirs, et tant de privautés

Qui vous sont des faveurs, me sont des cruautés ;

Lâche, et perfide Ami ! sourde, ingrate Maîtresse !

Ah ! l’amour me transporte, et la douleur me presse.

OLYMPE.

Ces violents désirs augmentent mon souci ;

Vivez pour votre gloire, et pour ma peine aussi ;

Morte dans mes tourments, je vis dans votre vie,

Ma douleur vient par elle, et par elle est ravie.

ORONTE.

Voulez-vous que je vive ? Olympe, j’y consens :

Mais Dorame revient, et se plaint à mes sens,

Je l’entends qui soupire et languit à cette heure,

Ou donner-lui la vie, ou souffrez que je meure.

DORAME, parlant bas.

Hé ! qu’espéré-je plus : ils sont tombés d’accord ;

Sans doute qu’entre eux deux ils traitent de ma mort.

OLYMPE, parlant bas.

Son amitié persiste, et mon amour s’augmente.

Puis revenant à Oronte.

Pour le bien d’un ami, chérissez une Amante ;

La pitié qu’il demande et qu’espère sa foi,

Vous me l’enseignerez l’exerçant envers moi.

ORONTE.

L’exerçant envers vous, pour lui quel avantage ?

OLYMPE.

D’être avec vous vous aimé, par un juste partage.

ORONTE.

L’amour n’est plus amour, qu’on divise en deux lieux.

OLYMPE.

Vous vivrez dans mon cœur, il vivra dans mes yeux.

ORONTE.

Qu’il ait tout ; par la mienne apprenez sa constance.

OLYMPE.

Apprenez par la vôtre aussi ma résistance ;

Et sans plus vous tenir de propos superflus,

Quand vous l’aimerez moins, je l’aimerai bien plus.

ORONTE, seule, après qu’Olympe s’en est allée.

Quand je l’aimerais moins, les Dieux par un obstacle

De remède à tes vœux n’ont fait que le miracle

Quel fruit espères-tu d’un désir impuissant,

Que le corps ne suit pas, quand l’esprit y consent.

Accuse, au lieu du cœur, le sexe et la nature,

Qui sont à nos souhaits une commune injure.

Dorame, qu’ai-je dit ? n’est-ce pas t’offenser ?

Je suis, sinon d’effet, coupable du penser,

Que l’on conserve à peine en ce fait l’innocence,

Où pour ne point faillir c’est peu que l’impuissance !

N’ayant plus vers ton Frère aucun engagement,

Donne à trois par ta fuite un prompt soulagement,

Pour le bien d’un Ami quitte et Frère, et Maîtresse.

DORAME, s’avançant pour tuer Oronte.

Qu’en la place d’Olympe un poignard caresse.

Puis se retirant.

Ta vengeance plus sûre appelle un autre temps :

Approche-toi de lui sans paraître, et l’entends.

ORONTE.

Allons prendre conseil en cette inquiétude,

Et résoudre mes sens parmi la solitude ;

La prochaine forêt offre une ombre à mes pas.

DORAME, voyant partir Oronte.

Courage ; c’est assez ; il n’en reviendra pas.

 

 

Scène V

 

GÉLANDRE

 

Qu’en croirons-nous, Dorame ? as-tu juré ma perte ?

Joins-tu la trahison à ma peine soufferte ?

Je soutiens deux assauts dans un même séjour

Tu m’attaques de force, et ta Sœur par amour

Mélinde, je me rends ; quelque raison contraire

Qu’apporte mon repos, rien ne m’en peut distraire,

Mon courage est plus fort et mes feux plus ardents

J’ai le siège au-dehors, et l’amour au-dedans

Que des canons s’apaise ou gronde le tonnerre

Je n’ai plus qu’en tes yeux ni de paix, ni de guerre ;

Fussions-nous tous perdus, et mes desseins trahis,

Je plains ma passion plutôt que mon Pays ;

Que Dorame dépouille un misérable Prince ;

Tu possèdes le cœur, il n’a que la Province ;

Il le veut asservir par une trahison,

Et l’amour et ma foi l’ont mis dans ta prison ;

Sa perte en t’agréant récompense la nôtre,

On m’ôte une Couronne, et j’en obtiens une autre ;

Si je puis espérer un Myrte glorieux,

Je préfère ma perte à la gloire des Dieux,

Tu m’obliges, Dorame, en me faisant outrage,

Et j’adore un Soleil au milieu de l’orage.

Lucidor vient avec Mélinde toute en larmes, après lui avoir déclaré toutes les trahisons de son frère.

La voici, toute en pleurs : Nature, on te détruit,

Peut-on voir le Soleil dans l’onde avant la nuit.

 

 

Scène VI

 

LUCIDOR, MÉLINDE, GÉLANDRE

 

LUCIDOR, parlant à Mélinde.

En vain vous m’opposez et vos feux, et vos larmes ;

Rien ne me peut toucher, la pitié ni les charmes

Aimez-moi, Frère et Sœur, ou m’offensez toujours ;

Je méprise sa haine autant que vos amours,

Vous indigne du cœur, il l’est de mon courage

Vous troublâtes la mer, où vous ferez naufrage.

Puis s’avançant à Gélandre.

Ah ! Prince, on nous trahit un perfide attentat

Se dresse à mes amours, et contre votre État.

Un Ami m’a séduit, un Parent vous opprime ;

Et j’amène à vos pieds la Complice du crime :

Sus donc ordonnez-lui le juste châtiment...

MÉLINDE, à genoux devant Gélandre.

Que mérite et que cherche un vif ressentiment

De l’injure qu’à tort on vous avait dressée,

Et qui m’a par mes mains la première blessée :

Oui, Gélandre, mon Frère en son ambition

N’aspirait qu’à ravir par une faction

Olympe à Lucidor, à vous le Diadème,

Perdre d’un même temps un Rival, et vous-même.

LUCIDOR.

Ah ! perfide !

GÉLANDRE.

Ah ! cruelle.

Puis se retournant, et parlant bas.

Ô Dieux ! puis-je à ce jour

Montrer tant de colère, et cacher tant d’amour ?

MÉLINDE.

Jusqu’ici vous plaignez une légère atteinte ;

Mille sont dans l’offense, et vous seul dans la plainte :

Le reste m’épouvante, et vous ferait horreur,

Sur les divers effets causés par une erreur ;

La colère du Roi qui me croit enlevée,

La constance d’Olympe à ce coup éprouvée,

Sa fureur, son combat, sa perte, son secours.

LUCIDOR.

C’est tout ce qui me tue, et passe le discours ;

Les effets disent trop leur trahison commune

Gélandre, mon amour soutient votre fortune ;

Pour venger l’une et l’autre, et perdre un Ravisseur,

Je vais songer au Frère et vous laisse la Sœur.

La Perse manquera d’hommes et de puissance ;

Ou je punis bien cette injuste licence :

Je remets la Perfide en garde à vos prisons.

Il s’en va.

MÉLINDE.

Encore est-ce trop peu pour tant de trahisons.

GÉLANDRE, parlant bas.

Las ! je suis dans la sienne, et j’en aurais pour elle ?

Mon âme à cet objet tient mes sens en querelle,

Je soutiens dans mon cœur un combat différent :

Mais l’amour est plus forte, et la haine se rend ;

Sa beauté qui tenait ma fureur en balance

L’emporte et contre moi tourne ma violence :

Dissimulons pourtant, et donnant quelque poids

À ma colère feinte et qui n’est qu’en ma voix.

Puis s’adressant à Mélinde, comme en colère.

Perfide, à quel dessein ?...

MÉLINDE.

Qu’on m’apporte des chaînes ;

Qui retarde ma honte, il prolonge mes peines :

Est-ce en vain que ces bras appelleront les fers ?

GÉLANDRE, parlant bas.

Qu’en leur place les miens vous seraient mieux offerts !

Puis parlant haut.

Tu les auras, Méchante.

Se retirant, et parlant bas.

Ô parole forcée !

Que la bouche profère, et non pas la pensée.

MÉLINDE.

Allons donc.

GÉLANDRE, parlant haut.

En un lieu moins horrible que toi.

Puis parlant bas et s’adressant à soi-même en se frappant l’estomac.

Que toi, dont la rigueur est un monstre à ta foi.         

 

 

Scène VII

 

LYCANTHE, TROIS SOLDATS armés

 

LYCANTHE.

Vous trouverez, Amis, par une heure opportune

En ce petit travail une grande fortune ;

La faveur de Dorame, et sa ferme amitié

Passe la récompense et l’accroît de moitié :

La valeur, qui se voit peinte en votre visage ;

Me donne d’un bon coup un assuré présage :

Oronte à votre abord n’est qu’une paille au vent,

Et même avant sa mort n’est déjà plus vivant ;

Votre seule présence étonne la constance :

Que ferait-il ? surpris, tout nu, sans résistance ?

Vos armes, que l’Enfer n’oserait provoquer,

Servent pour vous couvrir plus que pour l’attaquer :

Je veux, sans employer la force ni l’outrage,

Le prendre seul à seul en homme de courage :

Soutenu par vous trois je le rends abattu,

Et nous ferons un crime en forme de vertu.

PREMIER SOLDAT.

Dérober à nos bras cette légère peine ?

LYCANTHE.

Je le puis ; ou sinon, mon sort vous le ramène.

DEUXIÈME SOLDAT.

Laissez-nous le péril, et jouissez du fruit.

TROISIÈME SOLDAT.

Nous irons...

LYCANTHE.

Je l’avise ; arrêtez-vous sans bruit.

 

 

Scène VIII

 

ORONTE, LYCANTHE, TROIS SOLDATS armés, UN PAGE

 

ORONTE, dans le bois avec son petit Page.

Oui, je fuirai, Dorame, enfin l’affaire presse ;

Je quitte Lucidor, et te rends ta Maîtresse ;

J’ai connu par ses feux et dedans son erreur

Celle des miens aussi qui me tourne en horreur :

Quelque bien que l’Oracle en ces lieux me promette,

J’en causerai bien plus par ma fuite secrète ;

Et puisqu’Olympe a pris un poison dans mes yeux,

En vous fuyant tous deux je vous servirai mieux ;

Tiendrai-je votre flamme également trompée ?

Mais quelqu’un me surprend : Page, ici mon épée.

LYCANTHE, lui présentant la lettre d’Olympe, mise à la pointe de son épée.

Prends au bout de la mienne une lettre, et ta mort :

Lis hardiment ; après, j’achèverai ton sort.

ORONTE, prenant la lettre.

Moi, le tien ; jusques-là cet effet le prolonge.

Après avoir lu la lettre.

Qu’est-ce ? ô Dieux ! tout ceci ne me semble qu’un songe ;

Peut-on voir action d’un plus contraire accord ?

On ne m’écrit qu’amour, on ne tend qu’à ma mort,

Olympe ici m’adore, et l’autre m’assassine ;

Je suis dans un sommeil, ou je me l’imagine.

LYCANTHE.

Pour le continuer, ce bras qui te poursuit

Te va faire dormir en l’éternelle nuit.

ORONTE.

Pour être sans repos c’est là que je t’envoie.

LYCANTHE, en mourant.

Ah ! ma vie en mon sang...

ORONTE.

Mais ton crime se noie.

PREMIER SOLDAT, à ses compagnons.

Il est mort ; accourons, et vengeons son trépas.

ORONTE, leur montrant Lycanthe mort.

Voyez votre destin, traîtres dessus vos pas :

Le nombre m’épouvante aussi peu que les armes.

LE PAGE, après avoir pleuré le désastre d’Oronte ; s’encourageant et prenant l’épée de Lycanthe.

Faisons venir ce fer au secours de mes larmes.

ORONTE, voyant combattre son Page.

Le Ciel, qui vous a fait l’objet de son courroux,

Arme encore Assassins, l’enfance contre vous :

Des deux Soldats contre elle en tuant l’un.

Va tenir compagnie à cette Âme infidèle ;

Sur le bord de l’Enfer ton compagnon t’appelle.

LE PAGE, voyant son ennemi chancelant d’un coup, et mourant lui-même.

Tombe, traître, et m’attends à descendre là-bas,

Pour y continuer encore nos combats :

Que je regrette peu cette poitrine ouverte !

Trop heureux que sa mort ait prévenu ma perte :

Adieu, mon Maître, adieu, belle et douce clarté.

ORONTE.

Il tombe : qu’ai-je vu ; mon Page est emporté ;

Doncque la mort de l’un coûte à l’autre la vie ?

Rends, traître, dans ton sang ma vengeance assouvie :

Pour te perdre...

SOLDAT, tombant.

Ah ! je meurs.

ORONTE.

Et punir ce malheur,

Mon courage a laissé l’office à ma douleur ;

Les Dieux à ton trépas, après un tel outrage,

Ont bien moins employé ma valeur que ma rage.

Mais à quoi ces propos ? Regarde qu’en son cours

Ce sang vient jusqu’à toi demander ton secours :

Puis courant à son Page.

Mon fils ; il meurt ; ô Ciel ! enseigne à la Mémoire.

Qu’ils se donnent d’un temps et s’ôtent la victoire.

Enfin se sentant affaiblir de ses blessures.

Ma faiblesse ravit la mienne en son progrès :

Ne mourant pas des coups, je mourrais de regrets ;

Ah ! je n’ai plus esprit ni sang qui me soutienne :

Attends, belle Âme, attends, ou viens prendre la mienne :

Quelle offense ? toi mort ! las ! si je ne suivais

Qui me suivit partout pendant que je vivais ?

Ne pouvant te donner une autre sépulture,

Ce corps au moins du tien sera la couverture.

Oronte se laisse tomber sur le corps du Page, tenant en main la lettre sanglante.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DORAME

 

Il vit ; tout le malheur est tombé dessus nous,

Je meurs d’un attentat dont il n’a que les coups ;

Ma honte et son honneur ont ma haine suivie,

Sa mort me faisait vivre, et je meurs en sa vie ;

Son bras par un effort l’a tiré du danger,

Et le mien par un autre enfin me doit venger :

Lâche bras, qui devais sa perte à mon courage,

Accorde-moi la mienne, et seconde ma rage ;

Elle n’oserait plus se fier qu’à ma main,

Hors de moi rien ne m’aide et tout secours est vain ;

Oronte trouverait du bonheur en un gouffre,

Il fait la trahison de même qu’il la souffre ;

Je crois qu’elle s’entend toujours avecque lui,

Qu’ils conspirent ensemble, et qu’elle est mon appui :

Poursuivez, er rendez la tempête plus forte,

Destins, pour échapper ce bras m’ouvre la porte ;

Que tout me soit, Olympe, ou contraire ou suspect ;

S’il faut perdre l’amour, je perdrai le respect,

Et si de mes desseins la trame est reconnue,

S’il faut (comme Ixion) n’embrasser qu’une nue,

J’en tirerai du moins un foudre si mortel

Que mes feux détruiront la victime, et l’Autel ;

J’attaquerai l’État, le Roi même en personne,

Sur sa tête on verra trembler cette Couronne,

Celle qui brille au Ciel d’un éclat non pareil

Je la ferai pâlir sur le front du Soleil ;

Que la Thrace  dans peu par un effort extrême

Sache que je péris, périssant elle-même ;

Comme elle fut l’objet de mon ambition...

Mais le Roi me surprend, à quelle intention ?

Seul, confus, interdit, il écarte sa suite.

 

 

Scène II

 

LE ROI DE THRACE, DORAME

 

LE ROI DE THRACE, commandant à ses gens de se retirer.

Qu’autre personne ici ne nous soit introduite.

DORAME, considérant le Roi, et parlant bas.

Je lis dedans ses yeux quelque dessein caché,

Je tremble, et sens au cœur un poison attaché ;

Ma vue est égarée, et ma voix est pesante ;

Sous mille objets, d’horreur mon crime se présente :

Puis relevant sa voix.

Qu’on m’accorde plutôt la grâce de mourir.

LE ROI.

Consolez-vous, Dorame, on le peut secourir ;

Je tiens plus que son sort votre amitié cruelle,

Sa blessure guérit, et la vôtre est mortelle ;

Dans cette affliction l’un par l’autre périt,

Vous portez sa douleur et son mal en l’esprit.

DORAME, parlant bas.

Autrement qu’on ne pense : ah ! ma crainte s’envole ;

D’un crime que j’ai fait je vois qu’on me console :

Réparons à ce coup mon esprit abattu,

Reprochons à mes sens le défaut qu’ils ont eu.

LE ROI.

D’un contrecoup  égal je ressens deux atteintes,

La douleur de sa plaie, et l’excès de vos plaintes ;

Mais le Ciel, qui connaît le secret de mes vœux,

S’il me veut conserver, vous gardera tous deux ;

J’achèterais vos cœurs de ce Dieu qui les donne

L’un de mon Sceptre offert, l’autre de ma Couronne ;

Le vôtre, qui partage à nous deux votre foi,

Veut bien mourir pour lui, mais doit vivre pour moi.

DORAME.

Oui, Sire, il est à vous ; mon devoir le vous livre ;

C’est pour vous seulement que Dorame doit vivre,

Et tenant de vos mains tout le bonheur que j’ai

Je ne puis m’affliger que sous votre congé ;

Ma vie est comme un bien dont je n’ai que l’usage,

Elle est de vos faveurs et l’objet et le gage.

LE ROI.

Et de mon Sceptre aussi l’appui plus glorieux,

Qui soutient mes Sujets et perd nos Envieux ;

J’ai par votre valeur et par votre conduite

Mis nos Amis en paix, les Ennemis en fuite,

Irriter mes désirs, mon pouvoir, et mes lois,

C’est fournir de matière à vos rares exploits ;

Par vous, même en naissant l’envie est étouffée,

Quiconque nous attaque il vous offre un trophée :

Lucidor, pour le prix de sa témérité,

En servira de preuve à la Postérité ;

Et Gélandre sera, dans une même offense,

Le témoin de sa perte et non pas sa défense :

Quoi que certains avis que j’apprends tous les jours

M’assurent que la Perse arrive à leur secours ;

Cela tire en avant et renflamme la guerre.

DORAME.

Sire, en son premier bruit étouffons ce tonnerre ;

Pruse bientôt rendue à l’effort de nos coups

Nous donne à triompher avant qu’on soit à nous ;

Mélinde entre nos mains, Gélandre dans l’orage

Porteront Lucidor à fuir le naufrage.

LE ROI.

Ou plutôt à se perdre, en perdant son espoir,

C’est ce que j’appréhende, et qu’il faudra prévoir :

Je mesure sur moi l’affliction du Père ;

L’un des Fils est au lit, et nous perdrions son Frère ;

De ces Princes meurtris le spectacle odieux

Armerait contre nous les hommes et les Dieux :

L’un flatte ma bonté, lorsque l’autre en abuse ;

Lucidor a failli, mais Oronte l’excuse ;

Pour haïr celui-là, j’aime trop celui-ci ;

Je crains de pardonner, et de punir aussi ;

Cette main tient mon cœur, celle-ci mon épée,

L’une s’oppose aux coups où l’autre est occupée ;

Je partage dans moi la haine, et l’amitié :

Mais j’ai moins de colère et bien plus de pitié ;

La plus juste vengeance est toujours la moins prompte ;

Nous vaincrons Lucidor en secourant Oronte ;

Que nos vœux les premiers cherchent sa guérison,

Et toute chose après viendra  dans sa saison ;

Ce qu’on donne à sa vie on l’ajoute à la mienne :

Du Ciel et de vos soins faites que je l’obtienne ;

Qu’on le tire du lit par un effort nouveau.

DORAME, parlant bas.

Oui, je l’en tirerai, pour le mettre au tombeau.

 

 

Scène III

 

OLYMPE, ORONTE

 

OLYMPE, voyant Oronte dans le lit.

Voilà ce que vous coûte une amitié fidèle ;

Vous n’aviez rien de saint ni d’aimable au prix d’elle ;

C’est ainsi que Dorame a payé vos travaux ?

ORONTE.

Chère Olympe, épargnez sa candeur, et mes maux.

OLYMPE.

Jusques où l’amitié dans votre âme s’imprime

Pour un Ingrat, un traître, et l’auteur de ce crime ?

ORONTE.

Tous ces propos me sont plus mortels que mes coups

Mon amitié...

OLYMPE.

L’a fait et perfide, et jaloux.

ORONTE.

Jaloux ? ô Dieux ! comment ? et de qui ? l’apparence ?

De mon mérite au sien il sait la différence.

OLYMPE.

Amour, qui n’a point d’yeux, nous les ouvre en ce point ;

Et fait voir aux Amants ce qu’autre ne voit point ;

Par des signes secrets d’extrême jalousie

J’ai connu la fureur dont son âme est saisie,

Ce Prince a de l’ombrage autant que de projets,

Sa trahison a pris vos vertus pour objets ;

Elles, dont la douceur lui paraît inhumaine,

Qui servaient à son bien, se tournent à sa peine ;

Mais le plus grand effort d’un malheur si puissant

Épargne le Perfide, et blesse l’Innocent :

Hélas ! en quel état vous trouva Népolème ?

Noyé dans votre sang, demi-mort, froid et blême ?

Je l’envoyai au Camp, sur un soupçon d’amour ?

Pour y joindre Lycanthe et hâter son retour ;

Mais il le trouva ce Traître avecque ses Complices,

De qui la mort prévint de plus honteux supplices ;

Vous, couché comme mort, d’un œil indifférent

Sembliez encore lire une lettre en mourant.

ORONTE.

De votre affection, cruel et triste gage !

D’une lettre si douce ô le rude message !

OLYMPE.

Mais le parfait Ami ! qu’il vous oblige fort,

Vous donnant mes faveurs par les mains de la mort !

Vous ne me croyez pas ? et vous l’aimez encore.

ORONTE.

Je crois qu’il me chérit, je crois qu’il vous adore,

Que vous avez sujet d’être par cette loi

Plus jalouse de lui que Dorante de moi :

Attenter ? un ami ? prendre cette licence ?

Il a trop de vertus, et moi trop d’innocence ;

Non, il a trop d’esprit, de courage, et d’honneur,

Pour m’attaquer en traître, et punir mon bonheur,

Qui m’offre mais en vain ce gage qu’il mérite,

Dont le présent me nuit, vous fait honte, et l’irrite :

Pardonnez-moi tous deux, accusez seulement

La malice du sort, ou son aveuglement,

Qui nous trompant tous trois ne contente personne ;

Il lui ravit un bien, votre amour me le donne,

Moi, je n’en puis jouir...

OLYMPE.

Et lui l’espère en vain ;

Hélas ! de qui vous tue adorez-vous la main ?

ORONTE.

Cet injuste soupçon blesse trop sa franchise :

Outre qu’ayant sur moi toute chose permise,

J’aimerais l’attentat quand il l’aurait commis,

Puisque ma mort serait un don de mes Amis ;

J’adorerais le coup, et la main qui me blesse,

Et si j’en soupirais j’aurais trop de faiblesse.

OLYMPE.

Aveugle affection ! ô l’innocente erreur !

Dorame paraît.

Mais ô Dieux ! cet objet me remplis de fureur :

Le Traître vient ici, comme un vainqueur superbe

Qui regarde étendu son Ennemi sur l’herbe.

 

 

Scène IV

 

DORAME, OLYMPE, ORONTE

 

DORAME, parlant à Olympe, qui s’avance à lui.

Qu’Oronte doit aimer la main de l’Assassin,

Puisqu’il a pour guérir un si beau Médecin !

Que sa disgrâce est douce ! Et lui digne d’envie !

J’achèterais ses coups du reste de ma vie ;

Et si chacun pouvait guérir si doucement,

Je tiendrais malheureux qui n’a point de tourment.

OLYMPE.

C’est donc à ce dessein qu’un Ami si perfide,

Afin de l’obliger, s’est fait son homicide ?

Il vous doit la plupart de ce bien prétendu,

Que l’Innocent achète et qu’un Traître a vendu ;

Mettre après sa personne, et la foi méprisée,

Sa perte à compliment, et son mal en risée ?

Ah ! ce coup qui vous rend insensible et moqueur

Vous devrait fendre l’âme et saigner dans le cœur.

DORAME, tout surpris.

Hé Dieux ! que dites-vous ?

OLYMPE.

Ce qui m’oblige à taire,

Ce que vous avez fait, ce que vous devriez faire :

Mais porter qui les cause à plaindre nos douleurs ?

Qui n’a que sang aux yeux, donnerait-il des pleurs ?

DORAME.

Olympe, traitez-moi...

OLYMPE.

Comme vous, l’innocence

D’un qui pour vous aimer a cette récompense,

Et ce lit, pour le prix de sa ferme amitié.

DORAME, parlant bas.

Passons : elle a touché le fait plus de moitié.

Puis s’avançant à Oronte, sans témoigner que les mots d’Olympe eussent porté dans son esprit.

Mon Prince, en quel état vous met votre victoire ?

ORONTE.

En blessé, qui guérit d’un mal qu’il ne peut croire ;

Mais qui conserve encore après son sang perdu.

Avecque tous ses vœux, le cœur qui vous est dû.

DORAME.

On m’arracha le mien, quand on toucha le vôtre.

OLYMPE, parlant bas.

Il fait un personnage, et nous en cache un autre.

DORAME.

Et toutefois Ma Dame accuse mon devoir,

D’être des paresseux et derniers à vous voir :

Vous me pardonnerez, mieux qu’elle, cette faute.

OLYMPE.

Vous accusez la moindre, et cachez la plus haute ;

Après vos trahisons et ce coup qu’on a fait,

Ce que vous nommez faute est un crime sans effet.

Il faut lever le masque, et croire que la feinte

Ne saurait plus tromper ni mes yeux ni ma crainte :

Vous admirez l’état, où vos desseins l’ont mis ?

Vous ajoutez vos yeux aux fers des Ennemis ?

Traître, vous les baignez encore dans ses plaies,

Rendant sur nos douleurs vos délices pour vraies :

Flattez, trompez Oronte, et recherchez la paix ;

Mais de pardon de moi, n’en espérez jamais.

ORONTE, la voyant qui s’en va.

Révoquez cet arrêt, cruelle, inexorable ;

Hélas ! Vous me perdez, m’étant trop favorable :

Faveur injurieuse, achève ici tes coups ;

Voilà le plus sensible et dernier de tous.

DORAME.

Non, perfide ; c’est moi, que l’outrage convie

De terminer ensemble et tes feux, et ta vie ;

Ce coup mal commencé n’est remis qu’à ce bras,

Qui sait punir un  traître et perdre les ingrats :

Après ce que j’ai vu d’un crime volontaire,

Ou pourrais-tu parler, ou pourrais-je me taire ?

Les femmes pour tous deux ont déjà trop parlé :

Je confiais mon bien à qui me l’a volé,

Qui me charge d’un fait si contraire à ma gloire,

Pour rendre ma vertu suspecte à la mémoire :

Viens où l’Amour te mène ; il n’a plus de bandeau,

Il t’appelle du lit pour entrer au tombeau ;

Remis, ou peu s’en faut, cette épée invincible

Te guérit tout à fait par un coup sensible.

ORONTE.

Sensible ? ce discours me l’est plus que la mort ;

Injurieux soupçon, que tu me fais de tort !

Me fallait-il, destins, vivre après mon naufrage,

Pour m’exposer encore à ce dernier orage ?

Quoi ? mon cœur vous offense, et ne peut languissant

Ou vivre en votre grâce, ou mourir innocent ?

T’avoir sauvé ma foi dans ma perte première ;

Pour la perdre le Ciel m’a rendu la lumière ;

En me faisant ce don que tu m’es ennemi !

Reprends-le, c’est trop cher, il me coûte un Ami ;

Ô Dieux !

DORAME.

Demande-leur un Enfer, et tes peines ;

Eux et moi, nous rions de ces paroles vaines :

Un perfide jamais...

ORONTE.

Ne fut pareil à moi :

Prince...

DORAME.

À Dieu.

ORONTE.

Rien qu’un mot qui contente ma foi.

DORAME, retournant.

Sois autant importun que traître, et téméraire.

Et bien, que diras-tu ?

Oronte tirant à Dorame son épée, pour s’en frapper.

Mais Dieux ! que veux-tu faire ?

ORONTE, tenant l’épée haute.

Pour la dernière fois contre moi vous servir,

Et vous donner un cœur qu’autre n’a pu ravir :

Puis se la plongeant dans le corps.

Je vous fais là-dedans plus qu’à moi de dommage

Pardonnez à ma main qui détruit votre image.

Ma foi vous servit trop, pour vous manquer ici,

Vous demandez ma mort ; j’obéis ; la voici ;

Oronte lui tend l’épée teinte de son sang.

Tenez, et jouissez du fruit de votre attente.

DORAME, parlant bas.

Quoi donc ? je me rends, et la pitié me tente ?

Non, quoiqu’il soit blessé, je ne suis pas vengé ;

Son bras qui l’a puni m’a plus désobligé,

Ce n’est qu’autant de sang qu’il ôte à ma vengeance ;

Ma main aurait bien mieux trouvé mon allégeance ;

Faible épée, as-tu fais ce coup qui m’est honteux ?

Mais appelant ses Gens sur un point si douteux.

Accourez ; il se tue ; empêchez sa furie ;

Voyez votre malheur, et sa forcenerie :

Mon épée en ses mains, si quelqu’un ne la prend,

Sa rage après ce coup en médite un plus grand.

ORONTE, se levant à moitié sur son lit pour empêcher ses gens, qui s’avancent pour lui ôter l’épée.

Allez, retirez-vous ; ou vienne le plus traître,

Ce bras lui montrera qu’il se prend à son à son Maître ;

Auriez-vous oublié ce qu’encore je puis ?

Vivant j’ai paru tel, et mourant je le suis.

DORAME, lui parlant à l’oreille.

Vous me l’apporterez doncque dessus la place

Où Lucidor connût sa honte, et votre audace ;

Là je me vengerai du tort que l’on me fit.

ORONTE.

Je vivrais jusqu’alors.

DORAME, s’en allant.

À demain.

ORONTE.

Il suffit.

Revenez, approchez, Troupe fidèle et chère,

Voyez, fermez ma plaie, elle n’est que légère.

 

 

Scène V

 

MÉLINDE, GÉLANDRE

 

MÉLINDE.

Ne m’importunez plus, et quittons ces discours ;

J’ai l’esprit à mes maux plutôt qu’à vos amours :

Ce Dieu, qui ne se plaît que parmi les délices,

Rougirait qu’on le vit en ce lieu de supplices.

GÉLANDRE.

Vous ne rougissez pas qu’une extrême rigueur

Parmi tant de tourment le tienne dans mon cœur ;

Vous estimez ces lieux indignes de sa flamme,

Et vous faites, cruelle, un Enfer de mon âme :

Accordons mes désirs avecque la raison ;

Amour n’est jamais mieux que dans une prison,

Il hait la liberté, fait même qu’on la craigne,

Et la chasse d’un cœur aussitôt qu’il y règne.

MÉLINDE.

Ses plumes nous font voir qu’il sait bien en partir.

GÉLANDRE.

Non ; c’est pour y voler, et non pour en sortir :

Conservons-lui pourtant l’usage de ses ailes,

Sortant d’une prison qu’il entre en de plus belles.

Votre cœur est tenu sous un ingrat pouvoir,

Et vous voyez le mien prêt à le recevoir ;

Amour vous mit ici, qu’Amour vous en retire.

MÉLINDE.

C’est m’ôter l’espérance, et non pas le martyre.

GÉLANDRE.

Tel espoir au contraire entretient vos douleurs

Cette épine jamais ne vous promet de fleurs :

Lucidor vous méprise, et ses armes plus fortes

Lui vont gagner Olympe à vos yeux, à nos portes,

Que votre Frère en vain prétend de l’obtenir !

Les Persans arrivés ont su le prévenir ;

En recherchant la mienne il a trouvé sa perte :

Vous, relevez la vôtre en mon amour offerte ;

Ma première victoire est de vous acquérir.

MÉLINDE.

Perdant tout, il m’en reste une belle à mourir.

 

 

Scène VI

 

LUCIDOR, à ses Soldats

 

Jusqu’ici parvenus, une heure nous peut rendre

Où mon Père et les siens ont pris jour à m’attendre ;

Amis, ne soyons pas les derniers sur les lieux,

Avançons dans ce bois qui limite nos yeux ;

C’est là le rendez-vous, où nous devons ensemble

Conclure les desseins sous qui la Thrace tremble

Pardonne, chère Olympe, à mon sort inhumain

S’il me faut t’acquérir les armes à la main,

Ton amour m’y contraint, ma foi me le commande ;

J’ai, perdant un rival, tout ce que je demande ;

Il commença la guerre, elle finit en lui.

Dorame paraît suivi d’Oronte pour se battre.

Mais quel dessein l’amène à mes yeux aujourd’hui ?

Quoi ? ne suivrait-il point ? Non, lui-même s’arrête ;

Suivi d’un Cavalier au combat il s’apprête :

Tirons-nous à l’écart, Amis, voyons leur jeu.

 

 

Scène VII

 

ORONTE, DORAME, LUCIDOR

 

ORONTE, l’épée à la main, et parlant à Dorame.

Donnez à la raison le reste de ce feu

Que la colère allume en votre âme trompée.

DORAME.

Toute raison est mise au bout de mon épée :

Bien que j’admire en vous un esprit généreux,

Mais sans votre malheur je ne puis être heureux.

ORONTE.

Hélas ! mon plus grand mal serait de vous en faire ;

Je vous suis ennemi seulement pour vous plaire.

DORAME.

Pour me plaire en effet, venez, sans m’épargner.

ORONTE.

Dure loi, qui m’oblige à perdre pour gagner !

Ma victoire consiste à me l’ôter moi-même.

LUCIDOR, les voyant au combat.

Ils combattent pour moi dans ce péril extrême ;

C’est ma Sœur, et Dorame ; ils me vengent sur eux,

Et ma haine s’acquiert ce qu’ils perdront tous deux.

DORAME, voyant qu’Oronte ne fait que parer.

Portez ; cette douceur en m’épargnant m’offense.

ORONTE.

Mon cœur retient mon bras, lorsque ma main s’avance

Ah ! Prince, cher Ami, quittez cette fureur,

Tout ce qui s’est passé donnons-le à votre erreur.

DORAME.

La plus grande ne fut que d’aimer un tel homme.

ORONTE, parlant bas.

La mienne est d’avoir feint d’être ce qu’il me nomme.

DORAME.

Achevons.

ORONTE.

Écoutez un moment plus doux,

Et mon bras, qui se plaint d’être employé sur vous.

DORAME.

Le mien se plaint aussi d’une trop longue attente.

ORONTE, se sentant pressé.

Est-ce ainsi, furieux, qu’il faut qu’on vous contente ?

DORAME, blessé dans la jointure de la main, qui lui fait tomber l’épée.

Tu m’ôtes...

ORONTE.

Qu’ai-je fait ?

DORAME.

Ô trop heureux vainqueur,

Le mouvement du bras, et non celui du cœur ;

Tu vois l’épée à toi, mais non pas mon courage.

ORONTE, de dépit du coup qu’elle a fait.

Quoi ? serais-tu mon bras, après un tel outrage ?

Voyez mon cœur à vous, du même coup percé ;

Ah ! mon âme s’écoule en votre sang versé.

DORAME.

Ce dernier trait m’abat, ta douceur incroyable

Achève ta victoire en m’étant pitoyable.

ORONTE, le conduisant sous un arbre.

Venez, et reposez votre bras sur le mien.

DORAME.

Que tu me fais de tort, en me faisant ce bien !

Plus douce m’est ta main, plus rude je l’essaie.

ORONTE, après l’avoir assis sur l’herbe.

Permettez que mes pleurs arrosent votre plaie ;

La vertu les approuve ; et c’est un sang pieux

Que l’amitié, du cœur distille par les yeux ;

Mon courage les tire, et non pas ma faiblesse.

DORAME.

Hélas ! cette eau m’enflamme, et sa pitié me blesse.

Une secrète force a changé tous mes sens,

Qui malgré ma fureur lui sont obéissants ;

J’ai pris un autre cœur, autres yeux, autre bouche ;

Oronte, est-ce bien vous ?

LUCIDOR, les surprenant.

Mais, perfide, est-ce toi ;

Que le Ciel a puni par un autre que moi ?

Depuis ta trahison tu traînais ton supplice ;

Et mon bras, sans le sien, châtiait ta malice ;

Mais il fallait qu’enfin ta gloire se vantât

Qu’une Fille aujourd’hui t’a mis en cet état,

Que le plus lâche cœur que la discorde anime

Eût un coup plus honteux pour le prix de son crime :

Ces Monstres par le sang ont pris de la douceur,

Et l’Enfer en ce lieu joint un Traître à ma Sœur,

Puisse-t-il à jamais vous unir de la sorte.

DORAME.

Hélas ! qu’ai-je entendu ?

ORONTE.

La fureur me transporte ?

DORAME.

Une fille d’Oronte ? ô Dieux quel changement ?

ORONTE, attaquant son Frère.

Ces mots t’ôtent la vie.

DORAME.

À moi le jugement.

LUCIDOR.

Fuis, malheureuse, fuis, que le vice a conduite ;

Ne tente plus ce bras, qui te permet la fuite.

ORONTE.

Crois qu’un Dieu de mes mains ne t’arracherait pas.

LUCIDOR.

Furieuse, c’est trop, tu cherches ton trépas.

DORAME, tandis qu’Oronte presse Lucidor, qui tâche de rabattre sa fureur sans se battre.

Ô Dieux ! qui vit jamais une amitié pareille ?

Ce nouvel accident en accroit la merveille :

Elle attaque son Frère, et pour toi l’on se bat

Les laisserais-tu perdre en ce douteux combat

Fais, Dorame, un effort ; ton honneur se dispute,

Et sers à leur fureur ou d’obstacle, ou de butte. 

Comme il les voit se battre, tout blessé il se jette entre le frère et la sœur pour les séparer.

Apaisez dans mon sang vos deux cœurs irrités,

Tournez vos coups sur moi qui les ai mérités ;

Par mon corps vos deux fers, dont rougit la Nature,

Pour aller jusqu’à vous se feront l’ouverture,

Je soutiendrai tout seul l’effet de ce duel ;

Voyons qui de vous deux sera le plus cruel.

LUCIDOR.

Quoi ? ce Monstre opposé, comme une autre Méduse,

Tient mon âme insensible.

ORONTE.

Et la mienne confuse.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI DE PERSE, ORONTE, DORAME, LUCIDOR

 

LE ROI.

Quelque accident l’empêche, et l’aura retardé ;

Pour te voir, ô mon Fils, t’ai-je point hasardé ?

Puis jetant les yeux sur Lucidor.

Mais quel bruit ? le voilà ; mon œil me le figure ;

Est-ce lui-même ? ô Dieux, rendez faux mon augure.

ORONTE, à Dorame.

Quoi ? je combats pour vous, et vous m’en empêchez ?

DORAME.

C’est le Ciel qui s’oppose, et nos destins cachés

Puis se tournant à Lucidor.

Lucidor, écoutez la voix de mon martyre ;

Un crime est effacé, quand le cœur en soupire.

LE ROI.

Oui, c’est lui.

Puis attaquant Oronte.

Cavalier, à moi, tournez front :

Je vous soutiens, mon Fils ; et le secours est prompt :

Et quoi ? de votre main je vois tomber les armes.

LUCIDOR, voyant son Père, laisse tomber son épée.

Ô Dieux !

ORONTE, la laissant tomber de même.

Je n’en ai plus contre lui que mes larmes,

Puis se jetant à genoux devant son père

Sire, il est... Ah ! Ce mot déjà sort à demi ;

Le dirai-je mon Frère, ou bien mon Ennemi :

Et je suis ; (pardonnez, ô mon Père, à ma honte)

Votre coupable fille, et malheureuse Oronte.

LE ROI.

Mon sang contre mon sang devant moi conjuré,

Oronte, Lucidor, couple dénaturé,

Est-ce ainsi qu’un destin vous remet à ma vue ?

Ô fille, de raison et de sens dépourvue !

Cruels, également ces deux bras que je fis !

Dis que t’a fait ma Fille ? et que t’a fait mon Fils ?

Tous vos coups ne portaient que contre votre Père ;

L’un me volait sa Sœur, l’autre m’ôtait son Frère ;

Et ces cœurs qu’à l’amour Nature avait formés

La haine les tenait l’un contre l’autre armés :

Pour rendre vos fureurs d’autant plus inhumaines,

Doncque j’ai vu mon sang s’écouler par vos veines ?

Quel pourra mon courroux châtier le premier ?

Quel pourra mon amour caresser le dernier ?

Ne choisis point des deux ; tu ne peux, misérable,

Qu’aimer un Ennemi, qu’embrasser un coupable ;

Ta bonté leur montrant ce qu’ils t’ont fait de tort,

Tu ne les peux punir qu’en les aimant plus fort :

Approchez, et joignez vos deux mains dans la mienne,

Elles y quitteront leur fureur ancienne ;

Mon sang à son approche aura cette vertu

De remettre en vos cœurs le devoir abattu.

LUCIDOR.

Sa force à votre vue...

ORONTE.

À l’égal nous enflamme.

LUCIDOR.

Excusez mes froideurs, Oronte.

ORONTE.

Et vous, ma flamme.

LE ROI.

Venez ; c’est à ce coup que je vous ai trouvés.

Vous, généreux Ami, qui me les conservez

Pour un trésor si grand que devez-vous attendre ?

DORAME.

Un bien, que les Dieux seuls, et vous, me pouvez rendre ;

La grâce de mon crime, et par un même don

Du Père la pitié, des Enfants le pardon.

LE ROI.

Pourrions-nous refuser à vos vœux quelque chose ?

Votre demande obtient tout ce qu’elle propose.

DORAME.

Cette foi, Lucidor, qui semble vous lier

Vous présente mon crime, afin de l’oublier ;

Votre amitié, mon Prince, est le sceau de ma grâce,

Permettez qu’à genoux Dorame vous embrasse.

LUCIDOR, le recevant et le saluant.

Que dois-je à la parole et d’un Père et d’un Roi ?

ORONTE, d’aise, les voyant embrasser.

Mon amitié triomphe.

DORAME.

Et rappelle ma foi :

Oronte, c’est ici que j’admire vos charmes,

Que je trouve plus forts encore que vos armes :

Mon cœur déjà se plaint qu’il souffre devant vous

Plus de mal par vos yeux  que par vos autres coups ;

Ô Dieux ! quelle faveur est jointe à mon injure ?

Montrant sa plaie.

Pussiez-vous-vous voir ainsi ma nouvelle blessure !

LE ROI.

N’aurez-vous point pitié de votre sang perdu ?

DORAME.

Que n’est-il, ô grand Roi, pour vous tout répandu !

Il apporte aujourd’hui la paix en cette Terre,

Et rachète celui que demandait la guerre ;

Renvoyez vos Soldats, et leur nombre infini

Il ne sera donné qu’un coup que je bénis :

Sire, mon sang vous parle, et servira de gage

Qui vous est de la paix un assuré présage ;

Il est de nos travaux et le prix, et la fin.

LUCIDOR.

Qui me fait admirer la force du destin.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

OLYMPE, LUCIDOR

 

OLYMPE.

Qu’Oronte est une Fille ? Et Lucidor fidèle ?

Heureuse également l’une et l’autre nouvelle !

LUCIDOR.

Voyez en quelle erreur votre esprit fut plongé.

OLYMPE.

Tour ce qui s’est passé je crois l’avoir songé.

Que Mélinde par vous ne fut point enlevée ?

Que toujours la constance en vous s’est retrouvée ?

Qu’il n’est rien de ces bruits qu’un Jaloux fit courir ?

Que j’avais votre cœur quand je voulus mourir ?

Que le mien furieux vous appelant parjure,

Vous adoriez muet qui vous disait injure ?

Qu’en perdait votre foi quand vous la conserviez ?

Que je vous haïssais quand plus vous me serviez ?

Et ce qui rendra joie encore plus extrême,

Que vous soyez à moi, que je sois à vous même ?

LUCIDOR.

C’est, Olympe, en ce point où ma félicité

Tient propice les vents d’un orage évité ;

Ils donnent à ma foi ce qu’on doit au mérite ;

Où le bien est si grand toute peine est petite ;

Nous aimons un trésor que nos soins ont acquis

Et la difficulté le rend bien plus exquis :

Je regarde vos yeux, et je crois qu’ils me disent

Tes maux nous ont vaincus, et tes feux nous maîtrisent :

Nos rayons éclaircis, ainsi que l’est ta foi,

Montrent gais et riants que nous sommes à toi :

Votre teint qui rougit, semble par innocence

En demander honteux à mes yeux la licence :

L’Amour à mes plaisirs offre dans vos cheveux,

Pour les y retenir, des liens et des nœuds ;

Chaque poil a sa grâce, et j’y vois la Nature

Qui se plaint contre l’art, d’une agréable injure :

Je regarde ce front, et d’un transport nouveau,

Pour ce qu’il est à moi, je le trouve plus beau :

Votre bouche me dit, (et je pense l’entendre,)

Ce baiser est à toi, ne feins point de le prendre :

Il la baise.

Votre sein, que ma lèvre a crainte de toucher,

S’enfle de ce dépit, ou pour s’en approcher ;

Il semble me montrer sa beauté par reproche,

Et qu’un doux mouvement anime cette roche ;

L’agréable vengeance ! On dirait qu’un dédain,

Témoignant son orgueil, l’endurcit sous ma main ;

Au vent de mes soupirs dont l’atteinte est si douce,

Il s’abaisse parfois, et parfois les repousse,

Et dedans ce combat amoureux et plaisant

S’il souffre cet effort, je meurs en le baisant.

OLYMPE.

Après cette vengeance un peu trop indiscrète

Votre âme, Lucidor, est-elle satisfaite ?

Mon cœur vous a permis de me punir ainsi,

Et par ces privautés vous a crié merci ;

Ces premières faveurs ont réparé mon crime,

Qu’un repentir condamne et mon silence exprime.

LUCIDOR.

Que j’en aime la faute, à cause du pardon !

Offensez-moi toujours, et demandez ce don.

OLYMPE.

Mais le pardon serait une plus grande offense,

Et sa facilité m’en fera la défense :

Nous tiendrons ces faveurs qu’aujourd’hui vous cherchez

Pour fruit de vos vertus, non pas de mes péchés ;

Un légitime accord que nos parents approuvent

Nous promet en amour les grâces qui s’y trouvent ;

Rien ne s’opposera pour lors à vos plaisirs :

Voici ceux que le Ciel conjoint à nos désirs.

 

 

Scène II

 

LES ROIS DE THRACE et DE PERSE, LUCIDOR, OLYMPE

 

LE ROI DE THRACE.

Ce lien est trop fort, pour craindre qu’on le rompe ;

Jamais la paix ne vint avecque tant de pompe ;

Sous le front des fureurs le repos s’est produit ;

Le foudre à cette fois est ennemi du bruit ;

Tant d’hommes qui tenaient la Thrace en défiance

Ne sont que les témoins d’une belle alliance ;

Tous nos champs revêtus des plus belles couleurs

Ont la pique et les dards cachés dessous les fleurs ;

Le désordre est chassé, le bruit, la violence ;

Et seulement la joie empêche le silence.

Mon Frère, c’est de vous c’est de votre bonté

Que nous tenons au port l’orage surmonté.

LE ROI DE PERSE.

C’est de vous que je tiens ce bonheur, qui me donne

En mes Enfants trouvés l’appui de ma Couronne ;

Je partage ces biens, et le Ciel et mes vœux

En doivent un du moins à qui m’en donne deux :

Que dis-je ? par ce don je tire une autre grâce,

Pour deux Enfants perdus j’en ai trois en la place ;

Cette belle Princesse, élevant notre honneur,

Est pour en augmenter le nombre, et mon bonheur.

LE ROI DE THRACE.

Le désir tient son âme et la mienne enflammée,

Moi d’aimer Lucidor, elle d’en être aimée.

LUCIDOR.

Nos esprits obligés par de si douces lois

Vous appellent nos Dieux, nos Pères, et nos Rois.

OLYMPE.

Tenant d’eux mon Soleil...

LUCIDOR.

Tenant d’eux mon Aurore.

OLYMPE.

Je les nomme plus Dieux que ceux que l’on adore.

LUCIDOR.

Qui nous font de la Terre un vrai Ciel amoureux.

OLYMPE.

Un Autel, où nos cœurs s’immoleront pour eux.

LE ROI DE PERSE.

Puisqu’à nos yeux communs leur volonté pareille

N’attends plus que l’effet que l’Amour nous conseille,

Mon Frère, terminons ces desseins entrepris,

Joignons en eux les corps ainsi que les esprits,

Et par le doux lien d’une amitié commune

Mettons, outre nos cœurs ; nos couronnes en une.

LE ROI DE THRACE.

La mienne dépendra toujours de votre loi,

Les Thraces connaîtront que vous régnez en moi ;

Quoi que cette alliance à nos lois soit contraire,

J’affecte sa grandeur qui m’en devrait distraire,

Trop content si par là mon âge languissant

Voit mon sceptre fleurir dessous un plus puissant :

Mais le Ciel, qui permet ce bonheur sans exemple,

Recevra mieux nos vœux confirmez dans le Temple.

LUCIDOR.

La Ville à cet effet nous pouvant recevoir,

Allons rendre Gélandre étonné de nous voir ;

À mon commandement ses portes sont ouvertes.

LE ROI DE THRACE.

Cet accord entre nous relèvera ses pertes.

 

 

Scène III

 

DORAME, ORONTE en fille

 

DORAME.

Quelle merveille, Oronte, est celle que je vois ?

Le moindre de ses traits ravit les cœurs à soi ;

Que le rocher est beau, qui causa mon naufrage !

Qu’il me prépare encore un agréable orage !

Que je trouve cruels vos soins officieux !

Guéri de votre main je mourrai par vos yeux.

ORONTE.

Ceux-ci ne donneront qu’une légère atteinte ;

Mais votre sang doit faire une plus juste plainte.

DORAME.

Quel dangereux secours votre pitié me rend,

De soulager un mal et d’en faire un plus grand,

C’est adoucir ma plaie, et non le vrai martyre.

Vous courez à mon bras lorsque mon cœur expire

Écoutez-le qui dit, vous montrant sa langueur

Qu’en vain le bras guérit si l’on blesse le cœur.

ORONTE.

Et de quoi se plaint-il ?

DORAME.

Qu’ayant souffert ma haine

Vous fuyez mon amour, et recherchez ma peine.

ORONTE.

Dieux ! quels effets pourront vous contenter un jour ?

DORAME.

Ceux qui de l’amitié feront naître l’amour ?

Quel fils plus légitime à cette douce Mère,

Si c’est lui qui la rend plus parfaite et plus chère ?

Où sont tant de transports, et ces doux sentiments ?

Qui servaient à mon bien et furent mes tourments ?

D’un trait si glorieux reprenez la mémoire,

Si vous ne l’achevez vous en perdrez la gloire :

Tous mes sens aujourd’hui vous semblent reprocher,

Par ce qui vous toucha, ce qui vous doit toucher :

Ma bouche semble dire à la vôtre irritée,

Condamnes-tu la plainte à qui tu l’as prêtée ?

De vrai, pour vous je souffre un semblable trépas ;

Vous l’avez dit pour moi, ne le croirez-vous pas ?

Ce que vous témoigniez de mon amour extrême,

Ces soupirs, et ces vœux s’adressent à vous-même :

Puis regardant vos yeux, dont les miens sont jaloux ;

Voilà ceux ; (disent-ils,) qui pleurèrent pour nous ;

Quoi ? dans cette pitié que ma peine réclame

Vos yeux donnaient des pleurs, et n’auront point de flamme ?

Mon cœur dit qu’à mes sens de fureur allumés

Votre sein fut ouvert, et vous le lui fermez :

Dans tous ces accidents qu’ici je vous raconte

Vous étiez une Fille, et cette même Oronte

Pourquoi dans vos faveurs auriez-vous pu changer ?

Je méprisais alors ce qui peut m’obliger ;

Ma flamme s’augmentant, la vôtre diminue,

Je perds votre amitié quand je l’ai reconnue ;

Vous m’offrîtes un bien, afin de le ravir,

Vous me le refusez quand je m’en puis servir.

ORONTE.

N’achève point ces mots, cher Amant, tu me charmes,

Je crains plus ton esprit que je n’ai fait tes armes

Mon amour suit pourtant quelque fatalité ;

Tu la dois plus au Ciel qu’à ta subtilité :

Un mouvement aveugle, une secrète force

Fut de mes vœux confus et le voile et l’amorce

De l’amitié l’Amour emprunta le berceau.

DORAME.

Vous aimâtes la source, aimez-en le ruisseau.

ORONTE.

Crois qu’encore en cela je fais plus que je n’ose ;

Je crains que Lucidor à nos désirs s’oppose,

Que nos vœux reconnus lui fassent revenir

De ses feux offensés le fâcheux souvenir.

DORAME.

Il a pour ce regard l’âme trop généreuse :

Les Rois approuveront notre union heureuse ;

Et si j’ai votre amour conforme à mes souhaits,

Le Ciel accomplira nos liens qu’il a faits.

 

 

Scène IV

 

MÉLINDE, délivrée de prison par Gélandre

 

Stances.

À quoi mes soupirs et mes plaintes ?

Ce mal désespéré n’a plus de guérison ;

J’ai perdu Lucidor, et sortant de prison

J’entre en de nouvelles contraintes :

Que ne m’as-tu laissé mourir entre les fers ?

Gélandre, ta pitié vaut bien moins que ma rage

En m’obligeant elle m’outrage,

Et ne m’ôte mes maux que par d’autres offerts.          

 

Pour moi l’horreur avait de charmes ;

Et je trouve odieuse aujourd’hui la clarté ;

Tu ne m’as, cher amant, rendu la liberté

Qu’afin que le jour vît mes larmes :

Je n’avais en prison qu’à souffrir ma douleur ;

Mais je trouve en tes soins une seconde gêne,

Ton amour s’ajoute à ma peine,

Et le bien qu’on me fait redouble mon malheur.

 

Que le destin nous est contraire !

Qu’il nous donne à tous trois un différent souhait !

J’aime après ses dédains encore un qui me hait,

Et hais celui qui veut me plaire :

Tu romps pourtant ma haine en rompant mes liens ;

J’ai fait le coup, Gélandre, et j’en plains la blessure ;

Si c’est réparer une injure

D’avoir plus de pitié de tes maux que des miens.

 

Rien n’a ta flamme refroidie,

Ta perte, mes desseins, tes maux, ni ma rigueur,

Mon offense te plaît, et m’a livré ton cœur

Pour le prix de ma perfidie :

Pourrais-je être insensible ?...

 

 

Scène V

 

GÉLANDRE, MÉLINDE, PAGE

 

GÉLANDRE, la surprenant.

Au dernier accident,

Qui m’a jeté par vous dans un gouffre évident ?

Tout est perdu Mélinde ; ô trahison étrange ;

Lucidor m’abandonne, et contre nous se range.

MÉLINDE.

Dieux ! comment ?

GÉLANDRE.

Les Persans sous mêmes étendards

Avecque ceux de Thrace ont gagné nos remparts ;

Et ce Prince suivi de Soldats à la file,

Sous couleur de secours, est entré dans la Ville ;

Les deux Rois sont ensemble, unis d’affection ;

Olympe et Lucidor n’ont qu’une passion ;

Cette Ville doit être à leur peine soufferte

Comme un lieu de triomphe...

MÉLINDE.

Et celui de ma perte :

Gélandre, il faut mourir, à ce coup je le dois ;

Prévenez ma fureur, et vous vengez de moi,

Moi, dont les trahisons de vos maux sont la source ;

Abrégez de mes jours la criminelle course :

J’ai toujours refusé mon cœur à vos tourments,

Maintenant je l’expose à vos ressentiments ;

Vous savez qu’il vous fut envoyé pour otage,

Et vous l’épargnerez au point qu’on vous outrage ?

Qu’il meure, cet ingrat, de honte et de regret ;

Tirez-le ; je le sens qui se flatte en secret ;

Rappelant de vos feux l’agréable mémoire,

Il veut mourir d’amour, qu’il n’en ait pas la gloire ;

Son supplice prendrait un objet si charmant,

Il doit mourir en traître et non pas en Amant.

GÉLANDRE.

Que mon malheur ici rend ma perte opportune !

Dans sa fin seulement commence ma fortune ;

Mon bien, contre l’espoir, vient quand j’ai tout perdu :

Une heure me l’a pris, l’autre me l’a rendu :

Si votre amour, d’un temps à ma perte suivie,

Qu’elle me coûte peu quand je perdrai la vie !

MÉLINDE.

Moi seule...

Ici l’on entend les Trompettes, et un Page entre.

Ô Dieux ! quel bruit ?

GÉLANDRE, parlant au Page.

Avance.

Puis parlant à Mélinde.

Vous tremblez.

LE PAGE.

Prince, déjà les Rois dans le Temple assemblés,

Que le soldat en foule et le Peuple environne,

Vous demandent présent aux encens qu’on leur donne.

GÉLANDRE.

Que d’un cœur abattu je les aille adorer ?

Non, je ne le puis faire, eux non plus l’espérer.

LE PAGE.

Ils attendent ensemble et vous, et la Princesse.

GÉLANDRE.

La rendre ? ô Dieux ! c’est là que le destin me blesse.

MÉLINDE.

Obéissez, Gélandre, assuré de mes feux.

GÉLANDRE, parlant au page.

Retournez sur vos pas, nous vous suivons tous deux.

Comme le Page s’en est allé.

Mélinde, vous voyez où ma vie est réduite,

Si même en perdant tout on m’ôte aussi la fuite :

Que votre Frère ait pris cette Ville sur nous

Je croirais en sortir trop riche avecque vous.

MÉLINDE.

Si par là vous croyez surmonter cet esclandre,

Je ne résiste plus, je vous suivrai, Gélandre ;

Pour assurer les biens que vous ôte le sort

Servez-vous de ma vie, employez-y ma mort ;

Que la cause du mal apporte le remède.

GÉLANDRE.

Quel bonheur est si grand que ce plaisir n’excède ?

Fortune, que peux-tu maintenant sur mes sens,

Que ma perte les rend glorieux et puissants ?

J’offense mon malheur si mon cœur en soupire ;

On me prend une Ville, et je gagne un Empire.

Le Ciel, dont les projets ne furent jamais vains,

M’offrent d’un bon succès des présages certains ;

Allons trouver les Rois, et bannissons la crainte.

MÉLINDE.

Allons ; je suis à tout, sans peur et sans contrainte.

 

 

Scène VI

 

LES ROI DE PERSE et DE THRACE, OLYMPE, LUCIDOR

 

LE ROI DE PERSE, adorant le Soleil dans le Temple.

Premier flambeau du Ciel, Âme de l’Univers,

Qui fait voir tant de Peuples divers,

Soleil, dont les rayons sont au reste du Monde

Ce que l’âme est au corps, ce qu’aux poissons est l’onde ;

Dieu de feu, d’union, d’amour, et de clarté,

Sans qui l’on ne verrait ni couleur ni beauté,

Dont la force maintient les Éléments en guerre,

Forme l’ordre du Ciel, et fait l’or en la terre,

Toi que la Perse adore, honneur de ces lieux saints,

Grand Dieu, sois favorable à nos justes desseins ;

Que tes plus doux rayons luisent sur nos Provinces,

Et joints d’affection ces Peuples et leurs Princes.

LE ROI DE THRACE, adorant le Dieu Mars.

Reçois les mêmes vœux, qu’ici nous t’adressons,

Toi Père de la guerre et de ses Nourrissons ;

Puissant Dieu des combats, que la Thrace révère ;

Prends, pour nous regarder, ton front le moins sévère,

Porte loin ta fureur dessus nos Ennemis,

Grand Mars, entends les vœux de ces Peuples soumis ;

Qu’ils ne connaissent plus de guerre ou de vengeance

Que pour se maintenir en cette intelligence,

Qu’à leurs desseins unis ta grâce désormais

Accorde la victoire, ou conserve la paix.

LUCIDOR.

En signe des faveurs que le Ciel nous envoie,

Soleil, que tes rayons servent de feux de joie,

Que nos plaisirs soient peints sur le front de ce jour,

Et pour nous éclairer prends le flambeau d’Amour.

OLYMPE.

Montre à toute la Terre et ta flamme, et la mienne,

Et dis que mon ardeur a surmonté la tienne ;

Puis tombant dans la Mer, sur la fin de ton cours,

Raconte à ses Tritons notre aise et nos amours.

Dorame et Oronte viennent.

LE ROI DE THRACE, donnant sa fille en mariage à Lucidor.

En présence des Dieux, dont le respect m’engage,

J’offre au Père ma foi, j’en donne au Fils le gage.

LE ROI DE PERSE, lui présentant son fils.

Mon amitié vous rend par un don mutuel...

LUCIDOR, lui faisant la révérence.

En mon obéissance un vœu perpétuel.

OLYMPE.

Et la mienne à tous deux également se voue.

LE ROI DE THRACE.

Que ta puissance, Amour, mérite qu’on te loue.

 

 

Scène VII

 

DORAME, LES ROI DE PERSE et DE THRACE, ORONTE, LUCIDOR

 

DORAME, à genoux devant le Roi de Thrace.

Sire, en faveur du bien qu’à ce jour il a fait,

Pardonnez à mes feux un amoureux effet ;

Mon crime dans sa fin apporte ma défense.

LE ROI DE PERSE.

Oui, mon Frère, ce jour a remis toute offense :

Outre, qu’étant du tout à ce Prince obligé,

Je ne puis être heureux, et le voir affligé.

Gélandre et Mélinde viennent.

ORONTE, à genoux devant son Père.

Mon erreur fit la sienne...

LE ROI DE PERSE.

Et veut comme je pense

Que la cause du mal en soit la récompense.

DORAME.

Ah ! Sire, c’est un fruit que je n’ose espérer ;

Encore que nos cœurs le semblent désirer :

Sa parfaite amitié qui n’a point de pareilles,

Mérite d’être mise au nombre des merveilles.

LE ROI DE THRACE.

Et par mille accidents arrivés dans ma Cour

D’un mouvement aveugle est passé à l’amour,

Qu’une honnête pudeur dessus son front accuse

Dois-je donner à l’un ce qu’à l’autre on refuse ?

Oui, j’accorde un pardon, même je le poursuis

Donnez-le moi pour elle, et l’obtenez pour lui.

LE ROI DE PERSE.

Leur volonté me plaît, et m’est d’autant plus chère

Qu’elle purge les feux adressés à son Frère ;

Je vis naître au berceau sa première langueur

Aussitôt que la vie Amour fut dans son cœur ;

Un même jour me vit et veuf, et deux fois Père,

Me donna deux Enfants, et m’emporta la Mère ;

La Reine, d’une couche enfantant ces Gémeaux

Sentit comme le fruit doublés aussi les maux,

Leur donnant la lumière elle lui fut ravie,

Et de la sienne propre elle acheta leur vie :

Eux et L’Amour, enfants, se jouaient au berceau ;

Depuis tous leurs malheurs vinrent de ce flambeau :

La Nature les fit, ainsi que d’un même âge,

Tous pareils en valeur, semblables de visage,

Mais d’un cœur différent ; car lui ne l’aimait pas,

Elle suivait partout son humeur et ses pas,

Imitant Lucidor la Sœur trouvait des charmes

À dompter un cheval, comme à faire des armes ;

Lui, qui connut sa flamme, en eut aversion.

LE ROI DE THRACE.

Mais approuve aujourd’hui son autre passion.

DORAME.

Puissions-nous recourir à de plus doux refuges ?

Si nos protecteurs sont ensemble nos Juges ;

Qu’espérons-nous d’avoir qu’un heureux traitement...

LE ROI DE PERSE.

De qui tient vos plaisirs pour son contentement ?

Il donne sa fille en mariage à Dorame.

Vous m’avez conservé celle que je vous donne ;

Prince, vous êtes Roi, possédant sa personne ;

Les Mèdes sont soumis désormais à vos lois.

DORAME.

Rends-lui grâce, Amour, ou prête-moi ta voix.

Baisant Oronte, puis se saluant tous.

Ma Dame, en ce baiser...

ORONTE, le baisant.

Nos âmes sont unies.

 

 

Scène VIII

 

GÉLANDRE, MÉLINDE, LE ROI DE THRACE, DORAME, LUCIDOR, LE ROI DE PERSE, OLYMPE, ORONTE

 

GÉLANDRE, parlant.

Que nos fautes, Mélinde, ainsi ne sont punies !

MÉLINDE.

Ces miracles ne sont que pour les plus heureux.

LE ROI DE THRACE, considérant ces Amants qui s’entre-saluent.

J’ai de l’amour à voir ces Esprits amoureux.

DORAME, saluant Lucidor.

Éteignons toute haine en ce doux nom de Frère.

LUCIDOR.

Elle ne fut jamais contre vous que légère.

Mais au point où se voit notre félicité,

Laisserons-nous quelqu’un dedans l’adversité ?

Que deviendra Gélandre en sa perte incertaine ?

Pouvons-nous accorder notre joie à sa peine ?

Il a de nos destins tous les travaux soufferts,

Et nos contentements le tiendraient dans les fers :

Mélinde est en otage ; et tout veut qu’il obtienne

L’objet de votre foi pour le pris de la sienne.

GÉLANDRE, parlant bas.

Ô Dieux ! qu’ai-je entendu ? me feriez-vous avoir

Un plaisir si parfait d’un si grand désespoir ?

DORAME.

Après avoir acquis un bien si véritable,

D’en refuser quelqu’un je me trouve incapable.

LE ROI DE THRACE.

Du moins à cet effet nous les avons mandés.

GÉLANDRE, se présentant avec Mélinde.

Les voici, pour jouir de ces fruits accordés :

Mélinde, à front ouvert il leur faut rendre grâce.

MÉLINDE, se découvrant le visage qu’elle avait tenu caché.

Je suis à lui, mon Frère, excusez cette audace ;

Montrez votre courage à pardonner au mien,

Je trouve mon bonheur en n’espérant plus rien.

Dans la félicité que le Ciel nous octroie

Le malheur a servi pour accroître la joie.

DORAME.

On donne toute offense à l’Amour aujourd’hui ;

Et j’estime à vous voir que tout provient de lui.

LE ROI DE PERSE.

Comme en cet accident la fortune se joue !

LE ROI DE THRACE.

Mélinde, approchez-vous.

DORAME, parlant à Gélandre, tandis que Mélinde salue les Rois.

Prince, à la fin j’avoue

Que le destin plus fort que mon ambition

A fait céder ma haine à votre affection :

Il donne sa sœur en mariage à Gélandre, en faveur de quoi il renonce à la Bithynie.

Pour le fruit des travaux d’une guerre finie

Je vous donne ma Sœur, elle la Bithynie.

GÉLANDRE.

Moi, le cœur à tous deux, dessous vos lois rangé.

OLYMPE.

Ô Dieux ! en un moment comme tout est changé !

LUCIDOR.

Notre amour a causé leur peine et leur salaire

Et le destin a fait tout cela pour vous plaire.

ORONTE.

Que le repos est doux, après tant de tourments.

GÉLANDRE.

Où sont les grands plaisirs qu’au cœur des vrais Amants ?

MÉLINDE.

Ma flamme est là cachée, on n’en voit que la moindre.

LE ROI DE PERSE.

Séparons-les, mon Frère, afin de les rejoindre.


[1] Pour le Ier Acte qui commence ici.

[2] Pour le 2ème Acte.

[3] Pour le 3ème Acte.

[4] Pour le 4ème acte.

[5] Pour le 5ème Acte.

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