La République, l’Empire et les Cent-Jours (Auguste LEPOITEVIN DE L’ÉGREVILLE)

Pièce en quatre actes et seize tableaux.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Cirque-Olympique, le 13 octobre 1832.

 

Personnages

 

NAPOLÉON

JOSÉPHINE

LUCIEN BONAPARTE

ARÉNA

BARRAS

LE GÉNÉRAL LEFÈVRE

LANNES

AUGEREAU

LECLÈRE

BERTHIER

LE GÉNÉRAL DUROC

MURAT

LE GÉNÉRAL DESAIX

LE COLONEL LABÉDOYÈRE

CAMBACÉRÈS

LE MARQUIS DE NOIRVILLE

GEORGES CADOUDAL

UN GRENADIER FRANÇAIS

LE PRIEUR BONAPARTE

LE BEDEAU GIUDICE

L’EMPEREUR ALEXANDRE

L’EMPEREUR D’AUTRICHE

LE COMTE D’AUGWITZ, ambassadeur prussien

UN COLONEL FRANÇAIS

UN PARLEMENTAIRE AUTRICHIEN

FRITZ, grenadier prussien

MINA, sa fille

CATHERINE

UN CATINIER

ÉTAT-MAJOR et SOLDATS FRANÇAIS

ÉTAT-MAJOR et SOLDATS RUSSES

ÉTAT-MAJOR et SOLDATS AUTRICHIENS

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente le boudoir de Madame Bonaparte, avec un mélange d’objets d’arts, de parure et de toilette de femme.

 

 

Scène première

 

MADAME BONAPARTE, UNE FEMME DE CHAMBRE

 

JOSÉPHINE.

Non, non, point de ces coiffures grecques ou romaines : je suis Française, et je veux paraître telle.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Cependant, Madame, c’est la mode.

JOSÉPHINE.

Tu as raison, et je ne serais plus de mon pays si je n’obéissais pas à cette reine capricieuse... Quelles sont ces parures ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Ce qu’il y a de plus nouveau ; Madame Tallien en a commandé une toute semblable.

JOSÉPHINE.

C’est une femme pleine de goût... j’en veux une pareille, mais un peu plus simple.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Plus simple ! et pourquoi donc ? la femme du général Bonaparte ne doit le céder à aucune autre.

JOSÉPHINE.

Tu veux dire qu’elle doit se distinguer entre toutes.

 

 

Scène II

 

JOSÉPHINE, LA FEMME DE CHAMBRE, LUCIEN BONAPARTE

 

LUCIEN.

J’entre sans me faire annoncer. Eh bien ! ma sœur, avez-vous instruit mon frère de ce que je vous avais prié de lai dire ?

JOSÉPHINE.

Je n’ai point encore trouvé le moment favorable : sans cesse entouré de savants, Bonaparte ne rêve plus que chimie, ma thématiques transcendantes

Riant.

ou ascendantes, je ne sais lequel... À propos, Lucien, vous êtes un homme de bon conseil, voyons, parlez franchement : laquelle de toutes ces parures me conseillez-vous d’adopter pour la prochaine fête du directoire ?

LUCIEN.

Dieu me pardonne, j’ai cru un moment que vous m’alliez demander mon avis sur les circonstances présentes...

JOSÉPHINE.

Vous ne rêvez qu’à votre politique.

LUCIEN.

Où est mon frère ?

JOSÉPHINE.

Il vient de partir pour l’Institut.

LUCIEN, impatienté.

C’est aussi par trop aimer les sciences... Si je le connaissais moins, je croirais que les flatteries des savants lui ont tourné la cervelle. Il aura beau faire, il ne sera jamais qu’un mathématicien vulgaire ; son métier est de gagner des batailles, de gouverner un empire, et non de chercher la quadrature du cercle.

JOSÉPHINE.

Je suis bien de votre avis ; aussi lui fais-je quelquefois de la morale ; savez-vous ce qu’il me répond ?

Imitant le ton bref de son époux.

« Madame, occupez-vous de votre toilette ; les femmes sont faites pour plaire et pour élever des enfants. »

LUCIEN.

Je le reconnais bien là.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Le citoyen directeur Barras.

LUCIEN, riant.

Voilà un juge plus en état que moi de prononcer un arrêt sur les graves matières qui vous occupent.

 

 

Scène III

 

JOSÉPHINE, LA FEMME DE CHAMBRE, LUCIEN, BARRAS, élégamment vêtu, présente en entrant un bouquet à Madame Bonaparte

 

JOSÉPHINE.

Des roses en cette saison ! c’est un miracle.

BARRAS.

La nature doit en faire pour vous.

JOSÉPHINE.

Mon cher directeur, je vous dénonce le président du conseil des Cinq-Cents.

BARRAS.

Est-ce qu’il conspire aussi ? Tout le monde s’en mêle... c’est une épidémie.

JOSÉPHINE.

Oh ! il ne conspire encore, je suppose, que contre les grâces et les plaisirs.

BARRAS.

Madame, c’est à vous à le punir.

JOSÉPHINE.

Eh bien ! défendons-lui de paraître à la fête que vous allez donner après-demain.

LUCIEN.

Je n’appellerai point du jugement, pourvu que Barras me donne des nouvelles de nos armées, on dit qu’on s’est battu en Suisse et en Italie ?

BARRAS.

Oui, je crois en effet qu’il est arrivé des dépêches... on m’a parlé en gros d’une victoire ou deux.

À Joséphine.

Votre mari, Madame, nous a accoutumés à ces choses-là.

À Lucien.

Puisque cela vous intéresse, je prendrai des renseignements plus positifs, et je vous en ferai part.

LUCIEN, à part.

Quelle légèreté ! et voilà pourtant comme la France est gouvernée ; il est temps que Bonaparte prenne un parti, on la république est perdue.

BARRAS, pendant l’aparté de Lucien, a examiné les toilettes avec Joséphine.

Sur mon honneur, Madame, voici ce qui est du meilleur goût.

JOSÉPHINE.

Je retiens cette parure.

Elle fait signe à sa femme de chambre.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Le citoyen Aréna demande un moment d’entretien à Madame.

LUCIEN.

Aréna ! Quelles relations, ma sœur, pouvez-vous avoir avec cet homme ?

JOSÉPHINE.

Aucune ; vous savez qu’il a toujours été l’ennemi de Napoléon et de votre famille.

Au domestique.

Je n’y suis point.

LUCIEN.

Un moment ! cette visite cache peut-être un mystère qu’il est important de découvrir... Ma sœur, il faut recevoir Aréna.

JOSÉPHINE.

Quoi ! vous voulez ?...

LUCIEN.

Ce n’est pas moi, ce sont les circonstances qui ordonnent que nous soyons prudents et attentifs au moindre événement.

BARRAS.

S’il en est ainsi, je me sauve ; je ne veux pas qu’un pareil brouillon puisse prétendre avoir eu quelque relation avec le directoire.

JOSÉPHINE, à Lucien.

Mon frère, conduisez Barras par l’escalier dérobé.

BARRAS.

À mercredi... Qu’est-ce que je dis donc ? À nonidi... je compte sur votre présence pour embellir ma fête.

Il s’éloigne.

LUCIEN, bas.

Soyez prudente et voyez-le venir.

Il sort.

JOSÉPHINE.

Allons ! me voilà malgré moi lancée dans la politique.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, ARÉNA

 

ARÉNA.

Bonjour, citoyenne.

JOSÉPHINE.

En France, je suis citoyenne ; chez moi, je suis madame Bonaparte.

Avec ironie.

Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

ARÉNA.

La simplicité républicaine vous choque et vous offusque...

JOSÉPHINE.

Non, Monsieur ; mais la politesse me flatte et me plaît.

ARÉNA.

Tu es une aristocrate !

JOSÉPHINE.

Je n’ose vous dire ce que vous êtes.

Elle le salue avec une politesse étudiée, et va pour se retirer.

ARÉNA, l’arrêtant.

Citoyenne Bonaparte, il faut que je vous parle.

JOSÉPHINE.

Sachez donc vous faire écouter.

ARÉNA.

Eh bien ! soit, je plierai mon langage à vos habitudes d’orgueil. J’ai longtemps haï Bonaparte, je l’avoue ; j’avais cru découvrir sous l’humble frac républicain la pourpre de César ou l’épée de Cromwell ; mais j’ai réfléchi depuis : en voyant tout ce qu’un si jeune homme avait fait pour la patrie et pour la gloire, mes appréhensions se sont dissipées. D’ennemi ardent que j’étais, je suis prêt à devenir l’ami le plus dévoué... La république est mal gouvernée : il faut à ce colosse énorme une allure que Barras et ses col lègues, vaine parodie d’une royauté flétrie, ne peuvent lui imprimer. Que Bonaparte vienne avec nous, nous ferons de lui le consul de la guerre, il combattra l’Europe et nous gouvernerons l’état ; parlez-lui, offrez-lui notre alliance : s’il accepte, nous solliciterons pour lui, et bientôt la république française sera le plus ancien gouvernement de l’Europe.

JOSÉPHINE.

Monsieur, tout ce que vous venez de me confier est bien grave pour une femme ; cependant je parlerai à mon mari, je lui ferai part de vos propositions amicales. Mais ces propositions ne forment sans doute qu’un côté de la médaille, puis je jeter un moment les yeux sur le revers, afin de lui faire connaître les avantages ou les dangers qui l’attendent ?

ARÉNA.

Nous lui offrons la paix ou la guerre, l’amitié ou la haine la gloire ou la proscription, en un mot...

JOSÉPHINE.

Je comprends : votre intention est de lui dire : « Sois mon frère ou je te tue » ; une telle fraternité, permettez-moi de vous le dire, ressemble beaucoup à celle d’Abel et de Caïn et je dois vous prévenir que, bien que vous consentiez à vous charger du second rôle, il sera peut-être difficile de décider Bonaparte à remplir le premier.

ARÉNA.

Femme ! oses-tu plaisanter !

JOSÉPHINE.

En effet, le sujet prête beaucoup.

ARÉNA.

Réponds-moi donc, t’acquitteras-tu, oui ou non, de la commission que je te donne ?

JOSÉPHINE.

Monsieur, j’ai déjà oublié l’injure que vous vouliez faire à. la gloire de mon époux.

ARÉNA, furieux.

Malheureuse !

 

 

Scène V

 

JOSÉPHINE, ARÉNA, LUCIEN

 

LUCIEN.

Que signifie ce que je vois ? Aréna menaçant ma sœur dans sa maison ! Ne rougissez-vous point d’une telle conduite ?

ARÉNA.

Je n’ai point de leçons à recevoir de Lucien Bonaparte.

LUCIEN, élevant la voix.

Mais cependant ici, et en l’absence de mon frère, qui plus que moi a le droit de protéger une sœur et de châtier un insolent qui l’outrage ? Vous me rendrez raison...

JOSÉPHINE.

Mon frère, je me ferai justice moi-même.

Elle sonne. Aux domestiques.

Reconduisez monsieur, et dites en bas, qu’à l’avenir madame Bonaparte n’y sera jamais pour le citoyen Aréna.

ARÉNA.

Joséphine, et vous, Lucien, vous me paierez avec des larmes amères l’insulte que vous osez me faire aujourd’hui.

Il sort, reconduit par les domestiques, qu’il menace du geste et du regard.

 

 

Scène VI

 

JOSÉPHINE, LUCIEN

 

JOSÉPHINE.

Les menaces d’un pareil homme ne sont point à redouter.

LUCIEN.

Non, je l’espère ; cependant Aréna est puissant au Manège, il intrigue dans les conseils... Il est temps que mon frère sorte de son indécision. Il y a du danger à s’arrêter dans un mouvement révolutionnaire tel que le nôtre ; on est bientôt débordé.

JOSÉPHINE.

Eh bien ! s’il faut que Bonaparte s’empare du pouvoir, faites au moins qu’il le tienne des mains des représentants de la nation.

LUCIEN.

Tous nos amis ont agi près des conseils, et nous attendons d’un moment à l’autre une décision qui fixera notre avenir... si Napoléon voulait nous seconder un peu...

 

 

Scène VII

 

JOSÉPHINE, LUCIEN, BONAPARTE, LANNES, LECLÈRE, BERTHIER

 

JOSÉPHINE.

Quoi ! déjà de retour... Est-ce que la séance de l’Institut aurait été remise ?

BONAPARTE.

Il s’agit bien de l’Institut... Je viens de recevoir un arrêté du conseil des Anciens qui me nomme au commandement en chef des troupes de l’intérieur.

LUCIEN.

Et ta mission ?

BONAPARTE.

Est de protéger les conseils, qui, en vertu de la loi, doivent demain, 18 brumaire, être transférés à Saint-Cloud, dans l’Orangerie. J’ai fait prévenir nos camarades d’Italie de se rendre ici ce soir... Toi, Lucien ; vois tes amis sans perdre un moment.

LUCIEN.

Compte sur moi : à demain !... Enfin, nous allons sortir de l’ornière.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

JOSÉPHINE, BONAPARTE, LANNES, LECLÈRE, BERTHIER

 

JOSÉPHINE.

Mon ami, que va-t-il donc se passer ?

BONAPARTE.

Rien qui doive t’effrayer ; je vais te faire conduire à la Malmaison... Berthier, Lannes, et toi, Leclère, demeurez ici pour recevoir nos amis. J’ai quelques instructions à écrire, je vous rejoins bientôt.

Il donne la main à Joséphine et sort avec elle.

 

 

Scène IX

 

BERTHIER, LANNES, LECLÈRE

 

LANNES.

Nous allons donc reprendre un peu d’activité ! ma foi ! il était temps !

LECLÈRE.

Voici nos camarades ; ils arrivent en foule.

BERTHIER.

De la prudence, de la circonspection.

LANNES.

Sois tranquille, je serai prudent pour ma part comme un conspirateur !

 

 

Scène X

 

BERTHIER, LANNES, LECLÈRE, AUGEREAU, LEFÈVRE, MURAT, GÉNÉRAUX, OFFICIERS, etc.

 

LANNES.

Soyez les bienvenus.

AUGEREAU.

Que se passe-t-il ? Pourquoi nous convoquer ici ? Est-ce que Bonaparte est nommé ministre de la guerre, ou général en chef ?

LANNES.

Il t’apprendra tout ce que tu désires savoir.

AUGEREAU.

Pourquoi ce mystère ?

LEFÈVRE.

Oui, pourquoi ce mystère ? le mystère n’est bon à rien... Tenez, mes amis, tout cela me paraît louche, et je vais me retirer.

Il ouvre la porte.

UN OFFICIER de planton.

Général, on ne sort point.

LEFÈVRE.

Comment ! on ne sort point ? ne me connaissez-vous pas ?

L’OFFICIER.

Parfaitement, général.

LEFÈVRE.

Eh bien ! laissez-moi passer.

L’OFFICIER.

Pardon, mon général, mais j’ai des ordres.

Il referme la porte.

LEFÈVRE.

Des ordres ! et de qui ? Ah ça ! en voilà une fameuse ! Et vous ne dites rien, vous autres ! je ne serai pas si endurant ! morbleu ! nous allons voir !... Ce petit diable de Corse ne me mènera pas à la baguette.

AUGEREAU.

Messieurs, cette consigne extraordinaire me semble cacher une espèce de conspiration.

LANNES, BERTHIER, LECLÈRE.

Ah général ! général !

AUGEREAU.

Je ne dis pas que ce soit positivement une conspiration...

LEFÈVRE.

Mais moi je le dis... Ah ça ! Augereau, ne vas-tu pas céder, toi, comme les autres ? Morbleu ! je veux savoir en vertu de quelle loi Bonaparte nous retient prisonniers chez lui !

LANNES.

Mais tu n’es pas prisonnier ; la consigne de cet officier ne signifie autre chose, sinon que Bonaparte désire que tu ne quittes pas sa maison sans lui parler.

LEFÈVRE.

Qu’a-t-il à me dire ? Je n’ai pas d’ordre à recevoir de lui. S’il est nommé général en chef, qu’on me montre l’arrêté du directoire qui me met sous ses ordres... Moi, je ne connais que le directoire ; vive le directoire !

AUGEREAU.

Et la constitution !

LEFÈVRE.

C’est ça, et au diable les conspirateurs !

LANNES.

Tu le prends sur un ton !...

LEFÈVRE.

Qui me convient ; je n’en changerai pas pour te plaire.

LANNES.

C’est ce que nous allons voir.

LECLÈRE.

Allons, Messieurs, point de querelles ici...

LEFÈVRE.

Au fait, je ne t’en veux pas, à toi Lannes... Je ne veux pas me brouiller avec un ami pour ce petit Bonaparte... Où est il ce Bonaparte ? je vais lui parler...

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, BONAPARTE

 

À sa vue tout le monde garde le silence.

BONAPARTE.

Braves camarades, c’est en vertu d’un arrêté du conseil des anciens, qui me nomme commandant en chef de l’armée de l’intérieur, que je vous ai mandés ici... la république est en péril... l’ennemi est sur nos frontières, et l’anarchie nous divise... Le directoire et ses ministres dirigent au hasard le vaisseau de l’état. Il faut que le règne des intrigants soit détruit sans retour... Qu’ont-ils fait de cette France que nos victoires avaient rendue si belle et si grande ? Nous leur avions laissé la paix ; nous retrouvons la guerre. Les trésors d’Italie sont devenus la proie d’avides entremetteurs d’affaires et de fournitures. Cet état honteux pour la France ne peut durer. J’en appelle à vous, mes camarades ; j’en appelle à toi, surtout, mon brave Lefèvre. Je te nomme mon premier lieutenant ; je veux que ton courage et ta vieille réputation d’honneur me secondent dans tout ce que je vais entreprendre pour la gloire et le salut de la patrie.

LEFÈVRE.

Si c’est pour ça, vire la France ! vive la nation !

À Augereau.

Quels contes m’avais-tu donc faits ?

À Bonaparte.

Tu peux compter sur moi.

BONAPARTE.

Je t’avais bien jugé.

Il lui prend la main.

Camarades rendons-nous à nos postes... Voici vos instructions.

Il distribue des papiers.

Songez que les destinées de notre belle patrie reposent entièrement sur vous.

TOUS.

En avant ! vive Bonaparte ! À cheval ! à cheval !

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente le palais de Saint-Cloud à l’extérieur, c’est-à-dire les jardins et un péristyle conduisant à l’Orangerie.

Les membres du conseil des cinq-cents arrivent en assez grand nombre et en désordre ; ils s’abordent et s’interrogent vivement. Quelques-uns entrent dans l’Orangerie, d’autres restent en scène, et forment différents groupes.

 

 

Scène première

 

MEMBRES DES CINQ-CENTS, ARÉNA et QUELQUES AUTRES DÉPUTÉS, membres de la société du Manège, arrivent précipitamment.

 

ARÉNA.

La république est trahie, Bonaparte aspire à la tyrannie !

PREMIER DÉPUTÉ.

Qu’oses-tu dire ?

ARÉNA.

Je suis bien informé ; l’efféminé Barras a donné sa démission. Gohier et Moulins sont gardés à vue dans le palais du Luxembourg, et le reste du directoire est d’accord avec Bonaparte.

DEUXIÈME DÉPUTÉ.

Que faire ?

ARÉNA.

Il faut nous rallier à la constitution de l’an 3, exiger le serment de chacun des membres du conseil des cinq-cents, et mettre Bonaparte hors la loi.

PREMIER DÉPUTÉ.

Ce serait un coup bien hardi ; mais comment le tenter avec quelque espérance de succès, si les généraux les plus estimés du soldat se sont ralliés à lui ?

ARÉNA.

Bernadotte, Augereau et plusieurs autres flottent indécis ; il faut, par notre énergie, les engager à se déclarer en notre faveur. Si nous faiblissons devant Bonaparte, ils suivront tous sa fortune.

PLUSIEURS DÉPUTÉS.

Eh bien ! concertons-nous.

ARÉNA.

Bonaparte ! je connais son audace, viendra se présenter en personne à la barre du conseil ; il est éloquent avec le soldat, mais inhabile à nos formes parlementaires, il ne pourra sou tenir nos vives interruptions... Profitons de son trouble, de sa surprise ; crions : à la tyrannie, au nouveau César ; accablons-le sous le respect dû à la représentation nationale et s’il le faut même, immolons l’ambitieux sur l’autel de la liberté !... À tout événement j’ai pris des armes.

Il montre un poignard.

PREMIER DÉPUTÉ, montrant des pistolets.

J’ai cru devoir t’imiter...

ARÉNA.

Silence ! voici Lucien...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LUCIEN

 

LUCIEN.

Eh bien ! mes collègues, vous n’entrez pas ?

ARÉNA.

Le conseil n’est point en nombre, et d’ailleurs on ne peut ouvrir la séance en l’absence du président.

LUCIEN.

Je me rends à mon poste.

On entend le tambour.

ARÉNA.

Que signifie ce bruit ?

LUCIEN.

Ce sont les grenadiers du directoire.

ARÉNA.

Et ces nombreux soldats qui marchent à leur suite ?

LUCIEN.

Ces troupes doivent veiller à la sûreté des conseils.

ARÉNA.

Les conseils ne peuvent délibérer entourés de baïonnettes ; je protesterai contre ce déploiement inusité de forces militaires.

TOUS.

Nous protesterons tous !

ARÉNA.

Mes collègues, suivez-moi, et courons tous ensemble dé fendre la constitution.

TOUS.

Oui, courons !

Ils entrent dans l’Orangerie.

LUCIEN, seul.

Ne leur laissons pas le temps d’organiser leur anarchique opposition.

Il entre dans la salle des séances.

 

 

Scène III

 

Entrée des GRENADIERS et AUTRES TROUPES, OFFICIERS et GÉNÉRAUX, LANNES, BERTHIER, MURAT, LECLÈRE, etc.

 

LANNES.

Eh bien ! grave et froid Berthier, quels sont tes ordres ?

BERTHIER.

Je les attends.

LANNES.

Mais j’espère que nous allons faire une petite campagne contre les chapeaux à plumes, les manteaux bordés d’hermine et les toques noires.

LECLÈRE.

Ces gens-là ont été souvent plus dangereux que les Kaiserlitz et les Pandours... rappelez-vous Custine, Biron, Dumouriez et tant d’autres.

LANNES.

Par ma foi ! je rirais bien si les vainqueurs de Rivoli, d’Arcole et d’Aboukir étaient mis en déroute par cinq cents bavards.

BERTHIER.

Messieurs, nous allons trop loin.

LANNES.

Messieurs toi-même... Ah ! voilà Bernadotte et Augereau ; si ces deux Gascons se rangent de notre côté, espérons bien de la bataille.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, AUGEREAU

 

AUGEREAU.

Où est donc Bonaparte ?

BERTHIER.

Nous l’attendons, il passe en revue quelques régiments qui viennent d’arriver.

AUGEREAU.

Et il leur adresse sans doute quelques-unes de ces bonnes proclamations d’Égypte où d’Italie... Oh ! il trouvera aujourd’hui à qui parler.

LANNES.

Que veux-tu dire ?

AUGEREAU.

Qu’il y a là dedans cinq cents gaillards qui aiment terriblement les discours : mais ceux-là parlent au nom de la loi.

LANNES.

Nous lui répondrons au nom de l’armée.

AUGEREAU.

Sais-tu que tu deviens séditieux ; prends garde... Adieu, mes amis.

MURAT.

Nous te reverrons.

AUGEREAU.

Sans doute... si je puis disposer d’un moment.

Il sort.

LANNES.

C’est-à-dire si nous sommes les plus forts. Sais-tu bien, Leclère, que tes diables de remarques historiques commencent à me revenir en tête... Allons ! allons ! point de soucis ! Voici le général, c’est le Dieu de la fortune et de la guerre.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, BONAPARTE

 

BONAPARTE.

L’esprit des troupes est excellent... Français, la République n’a plus de gouvernement ; quatre directeurs ont donné leur démission. J’ai cru devoir mettre en surveillance le cinquième en vertu des pouvoirs dont j’ai été investi. Le conseil des cinq cents est divisé, opprimé par une minorité factieuse... mais je suis ici pour protéger les bons citoyens.

On entend de grands cris dans l’Orangerie ; Leclère et Murat s’avancent pour voir ce qui se passe.

LANNES.

Allons ! voilà l’action qui s’engage.

Murat est entré dans la salle, et transmet les événements à Leclère, resté sur le perron.

LECLÈRE.

Au milieu du trouble et des cris, un membre vient d’interpeller le président ; il demande que l’on prête un nouveau serment à la constitution de l’an III.

BONAPARTE.

La constitution ! ils l’ont violée au 18 fructidor ; ils l’ont violée au 22 floréal. La constitution ! elle n’obtient plus les respects de personne... Berthier, faites avancer les grenadiers.

Plus grand bruit dans l’Orangerie ; on entend les cris de vive la constitution ! point de dictateur ! Bonaparte hors la loi !

LECLÈRE.

Plusieurs membres demandent à grands cris que le général Bonaparte soit mis hors la loi.

Mouvement des soldats.

BONAPARTE.

Hors la loi ! celui que la coalition des rois de l’Europe n’a pu détruire ! Soldats, ce cri est inspiré par l’étranger.

LECLÈRE.

Le trouble augmente ; le président refuse de mettre aux voix la proscription de son frère... des membres escaladent la tribune, quelques-uns menacent le président... le poignard est levé sur lui.

BONAPARTE.

Mon frère ! Grenadiers, suivez-moi.

À Lannes.

Sois prêt à me soutenir.

Il entre suivi d’un peloton de soldats dans l’Orangerie ; à peine y a-t-il pénètre, que des vociférations plus violentes encore éclatent avec fureur ; on distingue les cris : « À bas le tyran ! hors la loi le Cromwell ! mort à César ! » Mouvement de curiosité et de désordre parmi les soldats.

 

 

Scène VI

 

LANNES, AUGEREAU, sortant de l’Orangerie

 

LANNES.

Que se passe-t-il ?

AUGEREAU.

Ce pauvre Bonaparte a été bien mal reçu ; sur ma parole, je crains qu’il ne finisse par se faire fusiller !

Mouvement des soldats.

LANNES.

Le fusiller ! où trouveront-ils des soldats pour cela... Au reste nous allons voir ! Soldats, en avant !

 

 

Scène VII

 

LANNES, AUGEREAU, BONAPARTE, LUCIEN, MEMBRES DU CONSEIL

 

LUCIEN.

Mon frère, je te dois la vie, mais, toi-même, n’as-tu pas été menacé ? cette blessure au bras !

BONAPARTE.

Grâce à la présence d’esprit de Thomé, l’un de nos braves grenadiers, ce n’est qu’une déchirure à mon habit.

Aux généraux.

Faites avancer la troupe, qu’elle forme le cercle.

Pendant ce mouvement les députés sortent de l’Orangerie et viennent rejoindre Lucien ; ils semblent lui donner des nouvelles.

LUCIEN.

Citoyens ! le président du conseil des cinq-cents vous déclare que l’immense majorité de ce conseil est dans ce moment sous la terreur de quelques représentants à stylet, qui assiègent la tribune, présentent la mort à leurs collègues et enlèvent les délibérations les plus affreuses.
Au nom du peuple, qui depuis tant d’années est le jouet des misérables enfants de la terreur, je confie aux guerriers le soin de protéger la majorité de leurs représentants, afin que, délivrés des stylets par les baïonnettes, elle puisse délibérer sur le sort de la patrie.
Général, et vous soldats, et vous citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs de la France que ceux qui vont se réunir avec moi au conseil des Anciens... Quant à ceux qui resteront dans l’Orangerie, que la force les expulse ; ils ne sont plus les représentants du peuple, ils sont ceux du poignard !

BONAPARTE.

Soldats ! obéissez au président ! Je me rends auprès du conseil des Anciens, pour lui annoncer l’exécution de son décret.

Il s’éloigne avec sa suite.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, excepté BONAPARTE et SA SUITE

 

Leclère dispose les soldats et s’avance avec eux vers l’Orangerie ; il monte seul le péristyle.

LECLÈRE.

Au nom du président du conseil, je somme les membres amis de la patrie de se réunir à lui.

Beaucoup de députés vont se réunir à Lucien.

LUCIEN.

Général, exécutez vos ordres.

Il s’éloigne avec les membres qui l’entourent.

ARÉNA.

Soldats ! méconnaissez-vous notre caractère, méconnaissez vous vos devoirs. Représentants de la nation, nous vous sommons de nous obéir.

DES REPRÉSENTANTS.

Ralliez-vous à nous !

D’AUTRES.

Abandonnez Bonaparte !

TOUS.

Vive la loi ! à bas le dictateur !

LECLÈRE.

Tambours, battez la charge.

Les tambours battent la chargé. Leclère, suivi des grenadiers, se précipite dans l’Orangerie. Les députés sautent par les fenêtres, jettent leurs toges dans les bosquets et se dispersent. Un roulement général annonce l’évacuation complète de l’Orangerie. Les troupes sont en bataille sur le théâtre.

 

 

Scène IX

 

LANNES

 

Camarades ! un nouveau gouvernement est organisé, les citoyens Roger-Ducos, Sieyès et le général Bonaparte viennent d’être nommés consuls de la République. Voici les consuls !

Les troupes présentent les armes, et les tambours battent aux champs.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, BONAPARTE, LES CONSULS, LUCIEN, MEMBRES DES CONSEILS

 

LES SOLDATS.

Vive les consuls ! vire Bonaparte !

BONAPARTE.

Français, la souveraineté du peuple, la liberté et l’égalité, ces bases sacrées de la constitution étaient en péril... vous les avez sauvées, la patrie vous remercie... et vous, représentants du peuple, qui nous avez si dignement donné l’exemple, défendez les lois de la France comme nous défendrons son indépendance ; et si, mal jugés par l’envie, on nous demande un jour compte de nos actions, offrons pour réponse la gloire et le bonheur de la patrie !

TOUS.

Vive Bonaparte !

 

 

Troisième Tableau

 

Le théâtre représente l’Oratoire du prélat Bonaparte, parent de Napoléon.

 

 

Scène première

 

GIUDICE, CATHERINE

 

CATHERINE, portant le déjeuner du prieur.

C’est ici, dans son oratoire, que Monseigneur aime à déjeuner.

À Giudice qui veut l’aider.

Je n’ai pas besoin de vous...

GIUDICE.

J’ai des nouvelles des Français.

CATHERINE.

Eh bien !

GIUDICE.

Aussi vrai que je tiens à ma part de paradis, les Français ont été entièrement chassés de la Lombardie et du Piémont.

CATHERINE.

Ce n’est pas... vous mentez.

GIUDICE.

Moi, dame Catherine ! moi ! mentir ! un homme grave, religieux, attaché par mille liens à la prélature et à Monseigneur Bonaparte, notre digne prieur ! moi bedeau, sonneur et commissionnaire de l’abbaye ! moi ! mentir !

CATHERINE.

Ce serait peut-être la première fois que vous avez fait courir des bruits indignes et mensongers sur les Français ?

GIUDICE.

Je ne fais que répéter ce que tout le monde disait.

CATHERINE.

Eh bien ! tout le monde mentait, jour de Dieu !

GIUDICE.

Là, la mauvaise... parce que vous êtes Française, il ne faut pas tant vous fâcher si l’on jase sur vos compatriotes ; l’on n’en veut qu’aux porteurs de plumets, quant au sexe : Corpo di Bacco ! on est tout disposé à se prosterner à ses pieds, ni plus ni moins que devant la mule de notre Saint-Père le pape.

CATHERINE.

Et croyez-vous, monsieur le bedeau-sonneur et commissionnaire de l’abbaye, que les prosternations des gens de votre sorte soient de quelque prix aux yeux d’une femme de mon pays ? Ce n’est pas avec du musc, des confitures, des baisements de mains, des clignements d’yeux qu’on parvient à nous plaire. Il nous faut de la franchise, de la gaîté, de l’esprit, du talent, et sur tout de la gloire ! de toutes vos patenôtres, les Français n’ai ment que le Te Deum.

GIUDICE.

Des Te Deum ! ah ! ah ! on est loin d’en chanter pour eux en Italie.

CATHERINE.

Mon Dieu ! les jours d’Arcole et de Lodi ne sont pas si loin.

GIUDICE.

Vieilles histoires ! entièrement oubliées ! à parler franchement, les Français. ne doivent plus compter sur aucun succès en Italie...

CATHERINE.

Oui dà !

GIUDICE.

D’abord, ils sont généralement détestés.

CATHERINE.

Détestés !

GIUDICE.

À la mort... et ce n’est pas étonnant : ces messieurs aiment la bonne chère, les vins exquis, les jolies femmes.

CATHERINE.

Je comprends, vos prélats et vos abbés soutiennent mal la concurrence avec eux.

GIUDICE.

S’il n’y avait que nos monsignors, ce serait affreux, il est vrai, mais on pourrait encore supporter le scandale... Figurez-vous que moi qui vous parle, moi Giudice ! je me suis vu préférer un grenadier français par une brunette de seize ans.

CATHERINE.

Charmante fille !

GIUDICE.

Elle me l’a bien payé.

CATHERINE.

Infâme ! quelque coup de stylet.

GIUDICE.

Oh ! non ; elle avait un grand coquin de frère qui raffolait des uniformes républicains ; faute de mieux, j’ai tout bonnement dénoncé la famille à l’inquisition.

CATHERINE, lui donnant un soufflet.

Tiens ! dénonce aussi celui-là.

GIUDICE.

Je ferai confisquer cette main à mon profit... Vous avez beau hocher la tête, dame Catherine, vous serez un jour la signora Giudice.

CATHERINE.

Devenir ta femme ! j’aimerais mieux renoncer à la place honorable que le général Bonaparte m’a fait obtenir auprès du bon vieux prieur, son parent, ou j’aimerais mieux redevenir vivandière dans l’armée française.

GIUDICE.

Fi donc ?...

On entend du bruit.

 

 

Scène II

 

GIUDICE, CATHERINE, LE PRIEUR

 

CATHERINE.

Monseigneur, votre chocolat est prêt.

GIUDICE, accourant.

Monseigneur, les Français ! les Français ! ils arrivent !

LE PRIEUR.

Eh bien ! cette nouvelle n’a rien d’effrayant ; qu’on prépare tout pour les bien recevoir. Catherine, je te charge de veiller à la réception de tes compatriotes.

CATHERINE.

Monseigneur, vous pouvez vous en rapporter à moi.

Elle sort.

LE PRIEUR.

Giudice, a-t-on des nouvelles de mon neveu le général Bonaparte.

GIUDICE.

Ma foi ! Monseigneur, je ne sais pas trop... mais voilà un général français qui entre dans les cours de l’abbaye, et il pourra sans doute vous en donner.

 

 

Scène III

 

LE PRIEUR, BONAPARTE, LANNES, etc.

 

LE PRIEUR.

Mon cher neveu, soyez le bienvenu.

BONAPARTE.

Je viens, mon digne parent, vous demander l’hospitalité... pas pour longtemps, car nous allons courir attaquer Mélas et débloquer Gênes.

LE PRIEUR.

La ville s’est rendue avant-hier.

BONAPARTE.

Êtes-vous certain de la nouvelle ?

LE PRIEUR.

Oui, car je la tiens de bonne source.

BONAPARTE.

Général Lannes, je suis inquiet de notre position ; envoyez quelques coureurs pour éclairer la route.

LANNES.

J’irai moi-même...

BONAPARTE.

Que personne ne sorte de l’abbaye, que ma présence soit tenue secrète ; démentez-là même s’il se peut.

LANNES.

Vos ordres seront exécutés.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

BONAPARTE, LE PRIEUR

 

BONAPARTE.

Eh bien ! mon oncle, car je sais que ce titre vous plaît, et notre parenté et votre âge vous y donnent des droits. Eh bien ! que dit-on de nous en Italie ?

LE PRIEUR.

Mon neveu, le mouvement des esprits est en votre faveur le peuple vous admire, les grands vous craignent, mais l’Église vous combattra.

BONAPARTE.

Elle ne m’a pas encore compris ; j’espère qu’elle n’a point essayé de persécuter en vous le parent du chef de la république.

LE PRIEUR.

Bien au contraire, je ne me suis jamais vu entouré d’autant de prévenances, d’offres de service... il s’est trouvé des gens même qui m’ont parlé du cardinalat.

BONAPARTE.

Eh bien ! mon oncle !

LE PRIEUR.

Mon neveu, tant de grandeur conviendrait peu à ma simplicité. Ce n’est pas que notre famille ne puisse prétendre à cette dignité, notre noblesse...

BONAPARTE.

Les Français n’en reconnaissent d’autre que celle du cœur.

LE PRIEUR.

Soit ; mais notre noblesse, dis-je, date de 1375.

BONAPARTE.

Ma noblesse, à moi, ne date que de la bataille de Montenotte.

 

 

Scène V

 

BONAPARTE, LE PRIEUR, LANNES

 

LANNES.

Premier Consul, l’ennemi se présente en force et de toute part ; j’ai ordonné à notre escorte de faire bonne contenance, mais cinq cents cavaliers ne peuvent longtemps se défendre contre un corps d’armée.

LE PRIEUR.

Ah ! mon neveu, qu’allez-vous devenir ?

BONAPARTE.

Rassurez-vous, mon oncle, Dieu protégera la fortune de la France. Lannes ! que tout le monde monte à cheval et se tienne prêt à combattre.

LANNE.

Notre seule ressource est de nous faire jour à travers l’ennemi.

BONAPARTE.

Eh bien ! ce ne sera pas la première fois...

UN OFFICIER, accourant.

Un général autrichien s’avance en parlementaire.

BONAPARTE.

Quelles peuvent être ses intentions ?

Après réflexion.

Qu’il soit introduit et que tout mon état-major se rende auprès de moi.

Lannes sort.

Mon oncle, veuillez vous retirer ; malgré la faiblesse de l’escorte qui m’accompagne, je commanderai un détachement pour protéger votre départ.

LE PRIEUR.

C’est inutile, mon neveu ; votre nom saura me faire respecter. Adieu, veuille le ciel veiller sur vous !

Il l’embrasse et sort.

 

 

Scène VI

 

LE PREMIER CONSUL, UN GÉNÉRAL AUTRICHIEN PARLEMENTAIRE, GÉNÉRAUX, OFFICIERS, etc.

 

BONAPARTE.

Quelle est la mission du parlementaire ?

LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN.

Je viens ici pour éviter l’effusion du sang. Vous êtes en petit nombre, et douze mille Autrichiens vous entourent. Je vous offre une capitulation honorable.

BONAPARTE.

Que parlez-vous de capitulation ! Découvrez les yeux du parlementaire. Général, vous êtes ici devant le premier consul Bonaparte, entouré de l’état-major de l’armée française.

Étonnement du général autrichien.

Nous sommes cernés dites-vous ? C’est le corps que vous commandez qui est entouré de toute part ; je vous donne dix minutes pour poser les armes.

LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN, trouble.

Quelles sont vos conditions ?

BONAPARTE.

Celles que vous venez nous offrir.

LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN.

Mais je ne puis consentir...

BONAPARTE.

Général Lannes, que nos troupes se forment en colonnes d’attaque.

LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN, à Lannes.

Arrêtez, général !

Au Premier Consul.

Premier Consul, au lieu de continuer à verser inutilement le sang de tant de milliers d’hommes, que ne consentez-vous à traiter de la paix ?

BONAPARTE.

Général, avez-vous des pouvoirs ?

LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN.

Je crois que ceux qui m’ont été délégués par le conseil aulique et le général Mélas sont suffisants.

BONAPARTE.

Quels sont vos préliminaires ?

LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN, lisant.

Sa majesté l’empereur d’Allemagne reconnaît la république française.

BONAPARTE.

Ne dites pas cela, la république française est comme le soleil ; aveugles sont ceux qui ne voient pas ses rayons.

LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN.

Les républiques cispadane et transalpine seront abolies et feront partie des états de sa majesté l’empereur en Lombardie.

BONAPARTE.

Nous n’abandonnons jamais nos alliés.

LE GÉNÉRAL AUTRICHIEN.

Les Français se retireront...

BONAPARTE.

Assez, Monsieur ! Osez-vous nous menacer ainsi ! Oubliez vous à qui vous parlez ! Ne sommes-nous plus les hommes qui, à Montenotte, Rivoli, Castiglione, Arcole et Mantoue, vainquirent les généraux Alvinzi, Beaulieu et Wurmser ? L’Autriche a-t-elle besoin d’une nouvelle leçon ? Et bien ! nous allons la lui donner dans les plaines de Marengo. Votre corps d’armée va poser les armes. Quant à vous, Monsieur, vous êtes libre ; retournez vers votre général, et dites-lui que si Gênes, Alexandrie et toute la Lombardie et le Piémont ne sont évacués promptement, je détruirai la monarchie autrichienne aussi facilement que je brise ces porcelaines fragiles... Retirez vous.

 

 

Quatrième Tableau

 

Le théâtre représente le village et la plaine de Marengo. Sur le devant un monticule et un ermitage abandonné : l’armée française est au bivouac ; on aperçoit dans le lointain les feux de l’armée autrichienne.

Il est nuit encore.

 

 

Scène première

 

LE GRENADIER, en faction

 

En avons-nous fait de ces diables de milles, dix-huit lieues en un jour, sans boire ni manger, et après cela deux heures de faction pour vous remettre !

Il bâille.

Allons ! allons !

Il marche et s’efforce de surmonter le sommeil.

Il me semble que j’entends des cloches ; c’est la fatigue ; ah !...

Se retournant brusquement.

Rien ; les oreilles me tintent et les yeux me cuisent.

Il bâille.

On est bien, comme ça... Accostons-nous contre cet arbre ; nous serons mieux pour tout voir et tout entendre... C’est qu’il ne serait pas plaisant de se laisser surprendre.

Il baille plus fort.

Le moins qu’il pour rait m’arriver, si les Autrichiens ne s’en mêlaient pour me larder à la baïonnette, serait d’être fusillé... Ah ! le petit caporal ne badine pas... et il ne dort jamais... il est bien heureux ; moi je donnerais ma paie de six mois pour deux heures de sommeil...

Le sommeil la gagné insensiblement ; il s’assoupit.

 

 

Scène II

 

LE GRENADIER, endormi, BONAPARTE, LANNES

 

BONAPARTE.

La position de l’armée est critique... J’avais compté sur Masséna, sur la garnison de Gênes, qui, réunie au corps d’armée de Suchet, aurait pu inquiéter l’ennemi sur ses communications... D’un autre côté, nos troupes sont disséminées... La division Boudet est à une demi-journée en arrière...

LANNES.

L’ennemi n’occupe encore que par ses avant-gardes les bords de la Bormida, et nous sommes maîtres du village de Marengo.

BONAPARTE, regardant avec sa lunette de nuit.

Les feux des bivouacs autrichiens m’annoncent que nous serons attaqués cette nuit ou demain au point du jour.

Il s’est approché du grenadier endormi.

Que vois-je ! un factionnaire endormi !

LANNES.

Le malheureux ! je vais le réveiller.

BONAPARTE.

Non, laissez-le dormir ; il a encore plus besoin que nous de repos... Faites le général en chef, finissez ma ronde ; moi je vais faire le grenadier.

LANNES.

Quoi ! Premier Consul, vous voulez...

BONAPARTE.

Allez, général... je me repose entièrement sur vous... Le vainqueur de Montebello peut bien me remplacer...

LANNES.

Je puis du moins mourir à vos côtés.

BONAPARTE.

Mon ami, nous vivrons encore longtemps pour la gloire.

Lannes sort.

 

 

Scène III

 

BONAPARTE, LE GRENADIER

 

BONAPARTE, prenant le fusil.

Il serait vraiment dommage de réveiller ce pauvre diable.

LE GRENADIER, rêvant.

En avant ! en avant !

BONAPARTE.

Voilà bien nos Français... ils rêvent toujours victoire !... Mais j’entends, je crois...

Il prête l’oreille.

Qui vive ?

Il apprête son arme militairement.

LE GRENADIER, se réveillant.

On a crié qui vive mon ? arme, où est mon arme ?...

Apercevant Bonaparte.

Le Premier Consul ! je suis perdu !...

BONAPARTE.

Que mérite un soldat qui s’endort à son poste ?

LE GRENADIER.

La mort !

BONAPARTE.

Les braves comme toi ne la reçoivent que de l’ennemi... Reprends ton fusil, et une autre fois...

LE GRENADIER.

Ah ! Premier Consul !

BONAPARTE.

Reprends ton arme, te dis-je, et tout de suite, de peur qu’on ne nous surprenne et qu’on ne s’aperçoive que nous avons manqué tous deux à la discipline.

On entend le trot d’un cheval.

LE GRENADIER.

Qui vive ?

DESAIX, en dehors.

Le général Desaix !

BONAPARTE.

Desaix ! c’est la fortune qui me l’envoie.

 

 

Scène IV

 

BONAPARTE, LE GRENADIER, LE GÉNÉRAL DESAIX

 

LE GÉNÉRAL DESAIX, mettant pied à terre.

Où est le quartier-général du Premier Consul ?

LE GRENADIER.

Voilà le Premier Consul lui-même.

BONAPARTE.

Embrassez-moi, mon ami... Quelles nouvelles d’Égypte ?

DESAIX.

Tant que Kléber y commandera, nous en serons maîtres.

BONAPARTE.

Et que dit-on de nous, en France ?

DESAIX.

Je l’ignore ; à peine ai-je appris en débarquant votre merveilleux passage du Saint-Bernard, que j’ai voyagé nuit et jour pour vous rejoindre... Premier Consul, je vous demande un commandement, ne serait-ce que celui d’une compagnie d’avant-garde.

BONAPARTE.

Vous allez vous mettre à la tête de la division Boudet... Venez, je vais vous donner vos instructions.

Il rentre avec lui dans l’ermitage abandonné.

 

 

Scène V

 

LE GRENADIER, seul

 

Je l’ai échappé belle ! Faut en convenir, le Premier Consul est bon enfant... Allons ! allons ! je lui revaudrai cela aujourd’hui ou demain.

Bruit.

Qui vive ?

CATHERINE, en dehors.

France ! France !

LE GRENADIER.

Quelle voix ! c’est donc un régiment de femmes ?

 

 

Scène VI

 

LE GRENADIER, CATHERINE, GIUDICE

 

CATHERINE, à Giudice.

Et avancez donc, vieux coquin !

Elle le menace d’un pistolet.

LE GRENADIER.

Qu’est-ce que c’est que ça, ma compatriote ?

CATHERINE.

Ça, c’est un espion autrichien.

GIUDICE.

Du tout, du tout, je suis bedeau.

CATHERINE.

Oui, mais tu n’en voulais pas moins aller prévenir le général Mélas de la position de l’armée française.

GIUDICE.

Écoutez donc, je suis sujet de l’Autriche, moi... serviteur du pape !... et sans votre pistolet, belliqueuse Catherine, j’aurais fait mon devoir.

CATHERINE.

Mon pistolet !... tiens.

Elle lâche le chien.

LE GRENADIER.

Ah ! ah ! rata !

GUIDICE.

Il n’était pas chargé ! ah ! si j’avais su !

CATHERINE.

Ah si !... mais tu ne savais pas ! En attendant te voilà mon prisonnier.

GUIDICE.

Vous serez le mien avant peu !

CATHERINE.

Oui, quand les Autrichiens prendront Milan.

GIUDICE.

Patience ! ils en sont plus près, malgré les apparences, que vous d’Alexandrie !

CATHERINE.

Tu sais donc quelque chose ?... Parle tout de suite, ou...

Elle le menace de son pistolet.

GIUCIDE, riant.

Ah ! ah ! rata.

LE GRENADIER.

Ma payse, conduisez ce rieur au quartier-général... Tenez, là, dans cet ermitage... Allons ! marche, noireau, et droitement, ou je t’envoie une balle.

GIUDICE, à part.

La belle occasion pour devenir martyr ; mais ce n’est pas mon état, je suis bedeau.

Haut.

J’obéis.

Il suit Catherine.

 

 

Scène VII

 

LE PREMIER CONSUL, DESAIX, DESAIX, LANNES et AUTRES GÉNÉRAUX

 

BONAPARTE, à Desaix.

Mon cher Desaix, je viens de vous expliquer mon plan de bataille ; je puis me passer de vous jusqu’à deux heures et demie ; mais si vous n’arrivez pas à trois heures, la bataille est perdue.

DESAIX.

Oui, Premier Consul, il faut aujourd’hui déployer cette célérité qui nous a rendus victorieux dans tant de combats en Égypte... comptez sur moi ; à trois heures mes tambours battront la charge, et mon artillerie tonnera.

Il monte à cheval avec ses aides-de-camp Rapp et Savary, et s’éloigne.

 

 

Scène VIII

 

BONAPARTE, DESAIX, LANNES et AUTRES GÉNÉRAUX

 

BONAPARTE.

Général Victor, vous occuperez le village de Marengo, Lannes vous soutiendra ; ce poste est de la plus haute importance. Général Kellermann, vous commanderez la réserve de cavalerie... une charge est un moment d’inspiration, je laisse le maître de donner quand il sera temps... Général Gardanne, couvrez la plaine de tirailleurs, afin de dérober à l’ennemi la faiblesse de l’armée.

Au commandant de la garde des consuls.

Vous occuperez à midi ce plateau avec la garde consulaire.

LE COMMANDANT.

Et nous y resterons ?

BONAPARTE.

Jusqu’à la victoire.

LE COMMANDANT.

Il suffit, Premier Consul.

BONAPARTE.

À nos postes !

Bataille de Marengo.

BONAPARTE, à un aide-de-camp.

Pourquoi Lannes n’est-il pas soutenu ? il perd da terrain.

L’AIDE-DE-CAMP.

Premier Consul, toutes nos divisions sont engagées dans la plaine.

BONAPARTE.

Allez lui apprendre que je vais tourner la position.

L’AIDE-DE-CAMP.

Oui, Premier Consul.

Combat.

Arrivée de la division de Desaix : Desaix, en conduisant la colonne d’attaque, a été blessé à mort, et tombe.

DESAIX.

Allez dire au Premier Consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas assez fait pour la patrie et la postérité...

Il meurt. Le combat recommence, l’armée française occupe toutes les hauteurs ; les Autrichiens mettent bas les armes .

Tableau.

 

 

ACTE II

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente la tente formant le cabinet de Bonaparte à la Malmaison.

 

 

Scène première

 

DUROC, L’EX-MARQUIS DE NOIRVILLE

 

DUROC, lisant une lettre.

C’est vous, Monsieur, qui êtes...

LE MARQUIS.

Le marquis de Noirville... cette lettre de Bonaparte...

DUROC.

M’apprend votre ancienne position dans le monde, peu importe ; j’ai l’ordre du Premier Consul de vous installer à la Malmaison en qualité d’intendant.

LE MARQUIS, choqué.

D’intendant !... monsieur le Général veut dire de chambellan.

DUROC.

Chambellan ! dans une république ! ce serait pour se faire moquer de nous : au surplus, Monsieur, si le titre d’intendant choque votre orgueil, ajoutez-y celui de général, l’un fera passer l’autre.

LE MARQUIS, riant.

Ma susceptibilité était ridicule, les mots ne sont rien quand les choses existent... C’est avec bien de la joie, Général, que je vois le héros de Marengo reconstruire l’ancien édifice détruit par les révolutionnaires... Encore quelques années, et nous ne nous apercevrons plus qu’il manque rien en France.

DUROC.

Il paraît que vous ne comptez pour rien cinq cent mille Français morts pour la patrie et la liberté.

LE MARQUIS.

Je ne dis pas cela, mais...

DUROC.

Voici vos instructions ; elles ont été rédigées par le Premier Consul lui-même, vous aurez soin de vous y conformer.

LE MARQUIS, après avoir jeté les yeux sur les instructions.

Le grand homme ! il connaît tout ! même l’étiquette !

Il sort enthousiasmé.

 

 

Scène II

 

DUROC, seul

 

Quelle gens ! l’armée leur ouvrait ses rangs ; quelques-uns y sont venus, mais la foule se précipite dans les antichambres... Je ne sais, mais je crains bien que Bonaparte ne se repente un jour d’avoir redonné la vie à de vieilles institutions usées par le temps et le mépris des peuples.

 

 

Scène III

 

JOSÉPHINE, DUROC

 

JOSÉPHINE.

Mon cher Duroc, j’ai à communiquer à Napoléon des papiers de la plus haute importance... veillez, je vous prie, à ce que nous ne soyons pas troublés.

DUROC.

Je vais prévenir l’ex-marquis de Noirville.

JOSÉPHINE.

Est-il déjà en fonction ?

DUROC.

Oui, Madame, et enchanté d’être intendant... Que dis-je ?

Avec emphase.

d’être chambellan !

Il s’éloigne.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, seule

 

Je ne suis qu’une femme, mais je ne m’aveugle pas... à l’empressement des hommes en place, à l’obséquiosité de ceux qui en désirent, aux flatteries de tous, je devine qu’un grand changement se prépare encore, et je n’ose fixer les yeux sur le but auquel Napoléon aspire... sans doute c’est pour le bonheur du peuple ; mais ne pourrait-il être son ouvrage sans lui faire courir les dangers sans nombre que je prévois ? Ces papiers...

Elle tire une lettre de son sein.

oserai-je les lui présenter ?... Peut-être ignore-t-il ?... Ah ! mon devoir est de lui dire tout ce qui peut intéresser sa fortune et sa gloire.

 

 

Scène V

 

BONAPARTE, JOSÉPHINE

 

BONAPARTE, gaiment.

Je vous y prends encore... Vous venez sans doute me demander quelque acte de justice ou de grâce... je vous connais.

JOSÉPHINE, embarrassée.

Mon ami, j’ai cru devoir... mais n’allez pas vous fâcher !

BONAPARTE.

Non, non, parlez ; de quoi est-il question ?

JOSÉPHINE.

En vérité, je n’ose... ces papiers...

BONAPARTE, les prenant.

Donnez donc !

Il y jette les yeux.

Ah ! ah ! c’est la fameuse lettre de Louis XVIII.

Il la lui rend.

JOSÉPHINE.

Vous la connaissiez !

BONAPARTE.

Oui, il me cajole, il me dit que seuls nous pouvons faire le bonheur de la France... il me redemande son trône ; il pense que je tarde un peu trop à le lui rendre.

JOSÉPHINE.

Si vous vouliez cependant rappeler les Bourbons, notre fortune serait sans doute beaucoup moins élevée, mais nous serions plus heureux.

BONAPARTE.

Quoi ! premier magistrat d’une république, général en chef de l’armée, j’irais, pour un duché ou pour l’épée de connétable, imposer des maîtres à la plus noble nation ? Non, non, je ne jouerai point le rôle de Monck... Je ne serai pas l’homme d’une restauration.

Gaiment.

Si tu n’avais que ce grand secret à m’apprendre...

JOSÉPHINE.

Avez-vous répondu à cette lettre ?

BONAPARTE.

Oui, comme je le devais... J’ai exprimé mes regrets pour le passé, et promis des secours pour l’avenir... Mais quel est ce bruit ?

 

 

Scène VI

 

BONAPARTE, JOSÉPHINE, LANNES, LE MARQUIS

 

LANNES.

Ah ! je n’entrerai pas ! je te dis que j’entrerai, morbleu ! une telle consigne n’est pas pour moi.

Il pousse le marquis et le fait pirouetter.

Allons ! saute, marquis ! ah ! ah !

BONAPARTE.

Y pensez-vous, général ? une telle conduite...

LE MARQUIS.

Est indécente !

BONAPARTE.

Vous ne vous présenteriez pas ainsi chez le plus petit marchand de rue Saint-Denis, et c’est chez moi, chez le chef de l’état, chez votre général, votre ami...

LANNES.

Premier Consul, j’ai tort... mais, sur ma parole, je n’ai pu tenir en voyant tant de figures étrangères dans votre antichambre... pas un homme d’Égypte, pas un de Marengo, et cependant des gaillards biens pimpants et n’ayant pas l’air de me connaître, moi !

JOSÉPHINE.

Si ces messieurs étaient Autrichiens, ils vous auraient vu d’assez près pour ne pas vous oublier.

LANNES.

Ah ! madame, vous êtes aimable, vous... mais nos ci-devant ne le sont guère, et nous nous verrions préférer de tels pantins ! morbleu !

BONAPARTE.

Vous êtes un fou, et je dois vous punir ; prenez ce papier et obéissez sous vingt-quatre heures.

LE MARQUIS, à part.

Un exil, sans doute !

LANNES.

Ma nomination au commandement de l’armée d’Angleterre... Ah ! Premier Consul ! j’avais aussi de la peine à croire que vous m’aviez oublié.

JOSÉPHINE.

Venez, général, donnez-moi la main ; je veux que tout le monde voie l’estime que j’ai pour vous.

LANNES, allant serrer la main de Bonaparte.

Premier Consul, entre nous c’est à la vie et à la mort.

JOSÉPHINE, riant.

Vous n’êtes guère galant !

LANNES.

Ah ! pardon ! Madame.

Il lui donne la main et sort.

LE MARQUIS, à part.

Quel rustre !

BONAPARTE.

Monsieur de Noirville, il faut excuser le général, il n’a jamais été à la cour.

LE MARQUIS, saluant profondément.

On le voit bien.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

BONAPARTE, seul

 

Ils sont jaloux les uns des autres, mais cette jalousie même servira ma politique ; je suis appelé à tout refondre et à tout reconstituer en France ; par malheur je n’ai pas le choix des matériaux, je les prends où ils existent... mais le travail presse...

Il sonne. Au domestique qui entre.

Prévenez le général Duroc.

 

 

Scène VIII

 

BONAPARTE, DUROC

 

BONAPARTE.

Duroc, vous avez dû recevoir ce matin une lettre du ministre (33 ). de la police avec ces mots sur l’enveloppe : « Pour le Premier Consul seul. »

DUROC.

La voici...

BONAPARTE.

Ouvrez-la.

Voyant la surprise de Duroc.

Eh bien ! qu’est-ce ?

DUROC.

C’est une lettre de Fouché, qui se hâte de vous apprendre que Georges Cadoudal a accepté le sauf conduit que vous lui avez offert, et qu’il se présentera ici aujourd’hui même.

BONAPARTE.

Vous souteniez cependant que Georges Cadoudal se refuserait à toute communication avec nous ; vous verrez qu’il ne se montrera guère moins accommodant pour les propositions que je pourrai avoir à lui faire.

DUROC.

Je pense toujours le contraire.

BONAPARTE.

Bah ! bah ! vous ne connaissez pas les hommes.

DUROC.

Soldat depuis mon enfance, il est possible que je ne les connaisse que par leur beau côté.

BONAPARTE, riant.

Je ne ferai jamais de vous un diplomate.

DUROC.

Je le crains bien, mais vous ferez de moi un ami fidèle et dévoué.

BONAPARTE.

Oh ! pour cela, j’en suis sûr.

 

 

Scène IX

 

BONAPARTE, DUROC, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, saluant profondément.

Un individu d’une mise négligée et d’une tournure commune prétend avoir un rendez-vous avec le Premier Consul.

BONAPARTE, à Duroc.

C’est notre homme.

Au marquis.

Monsieur de Noirville, connaissez-vous cet étranger ?

LE MARQUIS, saluant.

Je me flatte de n’avoir jamais fréquenté de pareils gens.

BONAPARTE, riant.

Oh ! je le crois... faites-le entrer.

DUROC, au marquis, et à part.

Un moment ! je dois m’assurer auparavant...

LE MARQUIS, bas.

Comment ! auriez-vous des craintes ?

DUROC.

Un homme brave qui méprise la vie est souvent maître de celle des autres.

Il sort.

BONAPARTE.

Monsieur de Noirville, je vous prie, que personne ne puisse nous interrompre.

LE MARQUIS.

Il suffit.

Il se retire en saluant profondément.

 

 

Scène X

 

BONAPARTE, seul

 

J’ai voulu voir Georges... L’influence de cet homme est grande en Vendée ; il faut par lui terminer la guerre affreuse qui désole ce pays... Je puis tout espérer... Sa confiance dans mon sauf-conduit me prouve que, fatigué d’une opposition devenue impuissante, il cherche à se rallier à moi... Il est plein d’énergie, de courage et de talents. Eh bien ! s’il se soumet franchement, je pourrai...

 

 

Scène XI

 

BONAPARTE, DUROC, GEORGES

 

DUROC, à Bonaparte, et à part.

Il était sans armes. Haut. Je vais rester là,

Il désigne un cabinet voisin.

et au premier appel je suis à vous.

BONARPATE, avec indifférence.

C’est bien.

Duroc se retire.

 

 

Scène XII

 

BONAPARTE, GEORGES

 

Bonaparte reste quelque temps à examiner Georges, qui soutient ses regards avec un calme intrépide.

BONAPARTE.

Je vous avais bien jugé.

GEORGES.

Général, j’espère pouvoir bientôt en dire autant de vous.

BONAPARTE.

À tout autre homme, j’offrirais des places ou de l’argent, mais à vous, Georges, je parlerai un langage plus digne. Dans les circonstances où nous nous trouvons, la France a besoin de repos et de calme intérieur... il faut à tout prix la rallier unanime contre les efforts de l’étranger. Certes, la guerre civile est un affreux malheur ; mais, semblable aux orages qui rassérènent l’air, elle retrempe les nations amollies par des lois vicieuses ou de mauvais gouvernements. Je pense comme cet ancien, qui croyait qu’en temps de discordes civiles tout citoyen était obligé de se prononcer pour ou contre. Je ne vous fais donc point un reproche de vos opinions, ni de ce que vous avez fait pour elles ; mais il est un temps d’épreuves après lequel il n’est plus permis d’ignorer la volonté du pays. Ce temps est arrivé pour la France. Tous les hommes de con science et d’énergie, qui ont franchement voulu, bien que de diverses manières, la gloire et la prospérité de la patrie ; doivent maintenant se réunir sous un même drapeau. Je porte ce drapeau, j’appelle à moi les républicains consciencieux et les royalistes de bonne foi. Dix ans de guerres civiles ont épuré nos haines ; il faut que notre tempête politique n’ait englouti que les abus. Sauvons les hommes généreux qui ont lutté contre l’orage. Je leur tends à tous une main amie, et je réclame pour le service de la patrie les talents, le courage et les nobles qualités qui les ont illustrés.

GEORGES.

Général, je crois vous comprendre, vous voulez fonder une nouvelle croyance politique... Mais je suis trop vieux pour changer de religion. Je veux mourir dans la foi et dans la fidélité de mes pères.

BONAPARTE.

La nation ne veut plus de vos princes.

GEORGES.

La nation qui depuis dix ans a voulu de Louis XVI roi des Français, de la convention, du directoire, des consuls et de dictature, finira peut-être par vouloir des fils de ses anciens rois.

BONAPARTE.

Votre Louis XVIII, comme vous le nommez, ne pourrait rentrer en France qu’en marchant sur cent mille cadavres.

GEORGES.

Il a coûté beaucoup plus de sang pour établir une république chancelante.

BONAPARTE.

Mais vous ne pouvez conserver une lueur d’espérance qu’en appelant l’étranger à votre aide... Oserez-vous invoquer ses secours ?

GEORGES.

Henri IV ne put reconquérir son trône qu’assisté des Anglais, d’Élisabeth, des Suisses et des protestants d’Allemagne, et, cependant, ce prince fut adoré du peuple, dont il fit la gloire et les délices.

BONAPARTE.

Nous ne sommes plus au temps où les passions politiques et religieuses excusaient et justifiaient tout ; et dans ces temps même, les Guises furent plus nationaux que les Bourbons. De nos jours, Georges, la haine de l’étranger est la première vertu demandée au prince comme au citoyen ; et d’ailleurs ces princes que vous avez servis avec une si aveugle fidélité, savez-vous que c’est moins eux personnellement que l’on craint que les idées et les hommes qu’ils pourraient ramener ? Les Français ne veulent plus du gouvernement du bon plaisir ; ils ne veulent plus que le chef de l’état soit dominé tantôt par des femmes immorales, tantôt par des prêtres ambitieux, et trop souvent par une noblesse orgueilleuse. Ils veulent un chef national, des lois justes et fortes, égales pour tous.

GEORGES, avec ironie.

Et ce chef national, sans doute, général, vous pouvez me le nommer.

BONAPARTE.

La Nation le désignera.

GEORGES, avec force.

Je proteste contre toute usurpation.

BONAPARTE.

Insensé ! croyez-vous que les malheureux proscrits et réfugiés dans les bois et les marais de la Vendée aient le pouvoir de dicter des lois à la France ?

GEORGES.

Ils peuvent au moins lui rappeler ses devoirs.

BONAPARTE.

Une nation n’a point de devoirs, elle a des droits. Le canon de Valmy, de Fleurus, des Pyramides et de Marengo, proclamé partout ceux de la France ; ils seront respectés... Quant à vous, Georges, je vous offre les moyens de reconquérir un nom honorable et l’estime de vos concitoyens. Aidez-moi à pacifier la Vendée, et pour prix d’un tel servi ce, je vous ouvre les rangs de l’armée française, et vous donne le commandement d’un régiment.

GEORGES.

Général, me battre à côté des braves d’Allemagne, d’Égypte et d’Italie est un honneur dont je me sens digne, et que j’ai peut-être mérité en combattant contre eux ; c’est à regret que je refuse : que dirait-on si l’on voyait Georges au milieu des bleus ?

BONAPARTE.

Presque tous les chefs ont fait leur soumission ; plusieurs ont accepté du service... Bourmont...

GEORGES, sombre.

Que Dieu les juge... Mais vous vous repentirez tous également un jour d’une alliance contre nature ; il faut que ce qui a été blanc reste blanc ; il faut que ce qui est devenu rouge demeure rouge.

BONAPARTE.

Eh bien ! gardez vos opinions ; mais déposez les armes.

GEONGES, fièrement.

Ce serait déclarer que nous avons eu tort de les prendre.

BONAPARTE.

Voulez-vous qu’on vous les arrache ?

GEORGES.

Je les défendrai en brave ! en soldat ! Après tout, la mort n’a rien qui m’épouvante.

BONAPARTE.

Malheureux ! regardez autour de vous : votre pays est ruiné et la plupart de vos chefs soumis ; vos plus braves compagnons ont péri, les autres sont découragés, dispersés... vous n’êtes plus en état de faire la guerre. Il faudra vous livrer à une révolte honteuse, au brigandage plus honteux encore ; et quel en sera le prix ! la mort ! Mais ne comptez pas sur la mort d’un brave ; sur celle d’un soldat... La mort qui vous attend, c’est la punition duc au conspirateur, au meurtrier, et c’est sur l’échafaud...

GEORGES.

Eh bien ! j’y monterai sans crainte.

 

 

Scène XIII

 

BONAPARTE, GEORGES, JOSÉPHINE

 

BONAPARTE.

Vous, ici Joséphine ?

JOSÉPHINE.

Mon ami, je passais près de votre cabinet, je vous ai entendu élever la voix... Je suis accourue.

BONAPARTE.

Retirez-vous, madame.

JOSÉPHINE.

Cet étranger... Quel est-il ?

BONAPARTE.

Cet homme, madame, c’est Georges... Georges Cadoudal.

JOSÉPHINE.

Grands dieux !

Elle se place devant Bonaparte.

GEORGES.

Oui, madame, je suis Georges Cadoudal, Georges le chouan, comme ils m’appellent. Cependant votre époux n’a rien à craindre.

JOSÉPHINE.

Ce fanatique me fait trembler.

BONAPARTE, appelant.

Duroc ! Duroc !

GEORGES.

Général, m’auriez-vous tendu un piège.

BONAPARTE.

Apprenez à me connaître.

À Duroc.

Général, vous conduirez cet homme à Fouché ; vous lui ferez délivrer un passeport pour la Bretagne ; vous lui donnerez de l’argent, s’il en a besoin, et vous lui signifierez que, s’il se trouve à Paris dans trois jours, il sera fusillé.

 

 

Scène XIV

 

BONAPARTE, GEORGES, JOSÉPHINE, LE MARQUIS, UNE DÉPUTATION DU SÉNAT

 

LE MARQUIS, annonçant.

Une députation du sénat.

DUROC, à Georges.

Tenez-vous à l’écart...

LE PRÉSIDENT DE LA DÉPUTATION.

Premier consul, le sénat, alarmé des dangers de la patrie, et voulant confondre et déjouer les complots des ennemis de l’État, vient d’ordonner que la question suivante soit posée au peuple français : Napoléon Bonaparte, Premier consul de la république, sera-t-il proclamé empereur des Français ?

GEORGES.

Premier consul, futur empereur ! je vous connais, maintenant ! tyran ! usurpateur !

DUROC, à Georges.

Insensé !

BONAPARTE.

Laissez-le dire. Si jamais Bonaparte est empereur, ce sera par le vœu légal du peuple, et ses acclamations étoufferont les menaces et les vains murmures des partisans de l’ancien régime et des fauteurs de l’anarchie.

À Duroc.

Faites retirer cet homme...et exécutez vos ordres.

Au président et à la députation.

Messieurs, je vous retiens tous, vous déjeunerez avec moi en famille.

Tous se groupent autour de Bonaparte et de Joséphine.

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente la salle du trône pour le dépouillement des votes.

 

 

Scène première

 

LE DEUXIÈME CONSUL, président du conseil d’État

 

Messieurs, dans la circonstance solennelle où nous nous trouvons, il faut que le vœu du peuple français soit connu de la manière la plus authentique. Sénateurs, députés, magistrats...l’intention du Premier Consul est que le dépouillement des votes ait lieu en présence de tous les grands corps de l’État. Vous avez été convoqués à cet effet ; veuillez apporter dans la vérification et l’examen des registres municipaux, toute la gravité que réclame la haute mission dont vous êtes investis... Faites entrer messieurs les maires.

Les maires et adjoints des principales communes sont introduits, accompagnés de personnes chargées de registres municipaux. Ces registres sont déposés sur des tables placées devant les diverses députations. Le relevé des votes se fait en silence, et chaque chef des députations vient déposer un papier sur le bureau du président.

LE PRÉSIDENT.

La nation française, consultée sur la question de savoir si le. Premier Consul, Napoléon Bonaparte, serait nommé Empereur des Français, a répondu par les votes suivants : 3 553 600 citoyens ayant voix délibérative ont été consultés. 3 351 000 ont voté pour l’affirmative. 202 600 ont voté pour la négative... Personne ne réclame ?

Silence.

Aucune opposition ne s’élève contre la pureté des votes ?

Silence plus marqué.

En conséquence, au nom de la nation légalement convoquée, je proclame le Premier Consul, Napoléon Bonaparte, Empereur des Français.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, SUITE

 

Napoléon vient prendre place sur son trône... des généraux, des évêques, des sénateurs, des députés, sont encore introduits.

DEUXIÈME CONSUL.

Sire, permettez qu’au nom de tous les grands corps de l’état, je sois le premier à saluer votre Majesté sur le bonheur de la France.

NAPOLÉON, l’interrompant.

Monsieur l’Archi-Chancelier, le bonheur dont vous parlez doit être le but de tous nos travaux. Je n’ai point accepté la couronne pour la porter comme un roi fainéant, abandonnant les affaires à mes ministres et la guerre à mes généraux. Pendant la paix, l’Empereur des Français doit être le premier au travail ; pendant la guerre, le premier au feu.

UN ARCHEVÊQUE.

Sire, le grand homme qui a rétabli la religion mérite toute notre reconnaissance ; souffrez, nouveau Clovis...

NAPOLÉON, l’interrompant.

Monsieur l’archevêque, un peuple civilisé a besoin d’une religion. J’ai relevé vos autels, mais non votre pouvoir ; prêchez au peuple, et par la parole et par vos exemples, la belle et pure morale de l’Évangile ; laissez la politique aux rois. Députés du peuple, c’est en vous que réside la force et la puissance de la nation ; dépositaires de la fortune publique, ce que vous accorderez consciencieusement de la même manière au soulagement du peuple par le travail... Nous couvrirons cette France qui nous est si chère, de monuments, de routes et de canaux. Quant à moi personnellement, je vous demanderai peu, l’honneur de commander aux Français suffit à un cœur digne du trône... Messieurs du tribunal de cassation, si jamais mon gouvernement pouvait s’éloigner de la loi, votre devoir serait de l’y rappeler. Messieurs les ambassadeurs, je vous vois avec grand plaisir ; assurez vos souverains de l’amitié de la grande nation.

À l’ambassadeur d’Autriche.

Monsieur, l’empereur votre maître arme, dit-on, de toutes parts.

L’AMBASSADEUR.

Sire, mon maître ne désire que la paix.

NAPOLÉON.

Moi aussi, je la veux honorable. Dites à votre cour que je ne laisserai point opprimer les petits états d’Allemagne. Quand on veut conserver ses alliés, il faut savoir les fendre ; la France soutiendra les siens.

On entend le canon.

Messieurs, M. l’archevêque de Paris nous attend ; allons entendre le Te Deum.

Aux ambassadeurs.

N’oubliez jamais que Dieu protège la France.

TOUS, à la sortie.

Vive l’Empereur !

 

 

Troisième Tableau

 

Le cortège impérial suivant les quais depuis la Chambre des Députés jusqu’à Notre-Dame, où doit se faire sacrer Napoléon. Magnifique vue d’une partie de Paris.

 

 

ACTE III

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente le champ de bataille d’Austerlitz. Une ligne de grenadiers de la garde impériale forme un rideau placé de biais, et semble garder le champ de bataille contre les attaques de l’ennemi.

 

 

Scène première

 

LE CHIRURGIEN EN CHEF LARREY, AIDES-MAJORS, SOLDATS FRANÇAIS et SOLDATS RUSSES blessés

 

Mouvement des blessés panses et transportés dans un chariot d’ambulance ; qui se trouve en avant du bivouac de l’Empereur.

LARREY, à un grenadier français.

À ton tour, mon vieux ! qu’est-ce que tu as là ?

LE GRENADIER.

Ce n’est rien, mon major, ce n’est qu’un petit brutal de biscayen qui m’a chatouillé le mollet... Et tenez, major, voilà là-bas un pauvre grenadier russe qui a plus besoin que moi de vos compresses... nous sommes ici chez nous, et nous devons une politesse aux étrangers.

LARREY.

Ils sont toujours les mêmes, ces vieux grognards !

Il va au secours du grenadier russe.

Montre-moi ta blessure.

LE GRENADIER RUSSE.

Comment ! monsieur le major, vous auriez la bonté, moi, un ennemi, un Russe !

LARREY.

Mon ami, je ne connais ni ennemi, ni Russe... je suis chirurgien, et je ne vois sur un champ de bataille que des hommes qui souffrent et qui ont besoin de mes secours.

UN SERGENT.

Mon colonel, voilà un troupeau de cosaques qui s’avance... faut-il faire feu ?

LE COLONEL.

Non, non, des coups de crosses s’ils viennent trop près.

LE SERGENT.

Ils ne savent donc pas que la bataille d’Austerlitz est gagnée depuis deux heures ?

Les cosaques arrivent au galop, les grenadiers les reçoivent avec des huées, et les cosaques se sauvent.

On panse les blessés, et on les transporte dans le chariot qui se trouve plein.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, ÉTAT-MAJOR

 

NAPOLÉON, se découvrant.

Honneur au courage malheureux !

Le chariot disparaît.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LANNES

 

LANNES.

Sire, un général autrichien, qui s’est présenté à ma grand-garde, demande l’autorisation d’introduire auprès de votre majesté une personne de la plus haute distinction, un membre de la famille impériale, peut-être l’empereur lui-même, ce personnage est accompagné d’un ambassadeur prussien.

NAPOLÉON.

Ah ! ah ! la victoire d’Austerlitz commence à porter ses fruits, et la fière maison d’Autriche s’aperçoit enfin que je suis un pouvoir en Europe.

À un général.

Allez, général ; toi, Lannes, demeure.

 

 

Scène IV

 

NAPOLÉON, LANNES

 

NAPOLÉON.

Eh bien ! l’empereur Alexandre avait voulu te voir pour te demander un armistice ? qu’a répondu le général de mon avant-garde ?

LANNES.

Je lui ai dit que je n’avais des ordres que pour marcher en ayant, que le reste vous regardait.

NAPOLÉON.

Il aura chargé l’Autriche de ses propositions... il ne s’est point ouvert à toi ?

LANNES.

Non ; il m’a seulement dit que vous aviez fait des miracles aujourd’hui, que vous étiez un prédestiné du ciel, et que la journée d’Austerlitz avait encore augmenté son admiration pour vous, et que dans cent ans son armée ne vaudrait pas la vôtre.

NAPOLÉON.

Et que lui as-tu répondu ?

LANNES.

Rien, j’étais de son avis.

 

 

Scène V

 

NAPOLÉON, LANNES, UN ARCHIDUC D’AUTRICHE, UN GÉNÉRAL AUTRICHIEN, UN AMBASSADEUR PRUSSIEN

 

NAPOLÉON.

Ah ! mon frère, je vous demande pardon de vous recevoir ainsi, mais ce bivouac est le seul palais que j’habite depuis deux mois.

L’ARCHIDUC.

Votre majesté a tiré si bon parti de cette habitation, qu’elle doit lui plaire.

NAPOLÉON.

C’est la nécessité qui m’a rendu guerrier ; je voulais la paix de bonne foi, on ne m’a pas cru, et l’on m’a forcé de la conquérir à force de victoires.

L’ARCHIDUC.

Cette campagne, si glorieuse pour vos armes, vous permet de donner au monde une preuve irrécusable de votre modération.

NAPOLÉON, souriant.

Mon frère, je vous entends, la modération d’ordinaire n’est pas la vertu d’un général victorieux, cependant je veux qu’elle remplace les justes prétentions que la fortune me permet de mettre en avant. Je n’exige rien pour moi, mais seulement pour mes alliés. L’électeur de Bavière et le duc de Wurtemberg recevront pour prix de leur fidélité le titre de roi... L’Autriche les reconnaîtra.

L’ARCHIDUC.

La dignité royale n’est point au-dessus du rang de ces princes. Toutefois l’exigüité de leurs états...

NAPOLÉON.

Mon frère, la maison d’Autriche ne se montrera pas moins généreuse que moi ; elle accordera en territoire ce qui manque à l’électeur et au duc pour soutenir convenablement le poids d’une couronne...Quant à la Prusse...

LE COMTE DE HANGWITZ.

Sire, le roi mon maître a partagé la joie de vos triomphes...

NAPOLÉON.

Monsieur l’ambassadeur, je veux bien recevoir vos félicitations, mais je crois que la fortune en a changé l’adresse... certes, vous les destiniez à l’empereur Alexandre.

LE COMTE.

Ah ! sire... je vous proteste...

NAPOLÉON.

Je vous crois, vous dis-je, et pour vous le prouver, j’offre à la Prusse l’électorat de Hanovre, en échange des pays d’Anspach, de Beruth, de Clèves, et du grand-duché de Berg, qui récompensera la bravoure et les services de Murat.

L’ARCHIDUC.

Votre majesté est en humeur de clémence, n’accordera-t-elle pas à l’empereur Alexandre la paisible retraite de son armée ?

NAPOLÉON.

À votre intercession, mon frère, mes troupes ne pour suivront pas leurs avantages, mais il faut que les Russes se retirent à marche d’étape, et évacuent la Hongrie et la Pologne autrichienne.

LANNES.

Sa majesté russe consent à tout ; elle m’à juré qu’elle n’avait pris les armes que sur la demande de son allié. La bataille d’Austerlitz est la première affaire où elle a vu le feu ; elle est contente, si l’Autriche est satisfaite.

L’ARCHIDUC, souriant.

Il faut bien qu’elle le soit. Mais Votre Majesté ne permettra-t-elle une question ? Comment, étant inférieure en nombre, l’armée française s’est-elle trouvée partout supérieure aux troupes qu’elle attaquait ?

NAPOLÉON.

Mon frère, c’est le fruit d’une expérience de seize années de guerre : la bataille d’Austerlitz est mon quarantième combat. Quand j’ai vu l’armée russe concentrer ses forces sur le village d’Austerlitz, pour tourner ma droite je n’ai pu m’empêcher de dire à mes généraux : « Avant demain soir cette armée sera à moi. »

L’ARCHIDUC, souriant.

Nous voilà maintenant obligés de reconnaître Votre Majesté comme prophète.

NAPOLÉON.

Désormais ne me regardez que comme un ami. Mon frère, je vais vous accompagner à Vienne, où nous signerons la paix... Mais d’où viennent ces acclamations ?

LANNES.

Sire, vos soldats célèbrent votre victoire.

NAPOLÉON.

Et la leur aussi.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, SOLDATS chargés de drapeaux russes

 

UN GRENADIER.

Sire, c’est aujourd’hui l’anniversaire de ton couronnement. Malgré la neige, il fait assez chaud aujourd’hui pour voir naître des fleurs d’un bon genre, accepte ces drapeaux russes, et compte toujours sur nous.

TOUS.

Vive l’empereur !

NAPOLÉON.

Mes enfants, je reçois votre bouquet ; il est digne de vous ; vous m’avez donné la victoire, je vous donnerai la paix. Je vais la signer à Vienne, et je vous invite tous, dans deux mois, à un grand banquet aux Champs-Élysées.

TOUS.

À Paris ! à Paris !

L’Empereur monte à cheval, accompagné de l’archiduc, des généraux et de l’ambassadeur prussien, et s’éloignent en passant devant l’armée sous les armes. Les tambours battent aux champs.

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente le tombeau du grand Frédéric ; dans ce monument même, il y a un praticable formant le logement d’un vieux grenadier, nommé gardien du tombeau.

 

 

Scène première

 

FRITZ, gardien du tombeau

 

Tout ce qui arrive me passe... Les Français à Berlin, à Postdam... l’armée du grand Frédéric battue à plates coutures à Iéna !... Tertefle !... ce qui me console c’est que je n’y étais pas... Mais qu’est-ce qu’il aurait dit, lui ! Allons ! allons ! ne pensons pas à tout cela... ça m’ôterait l’appétit pour déjeuner.

 

 

Scène II

 

FRITZ, MINA, sa fille

 

MINA.

Bonjour, mon père ! Comment vous trouvez-vous ce matin ?

FRITZ.

Toujours triste.

MINA.

Voilà de quoi vous régayer : une bonne tranche de jambon de Westphalie et la petite fiole de genièvre... Quant aux nouvelles...

Elle s’arrête.

FRITZ, après avoir bu un coup.

Eh bien ! quant aux nouvelles ?

MINA.

On dit que vous allez recevoir une visite aujourd’hui.

FRITZ.

Une visite ?

MINA.

Et une fière !

FRITZ.

À moi !

MINA.

C’est-à-dire au tombeau dont vous êtes le gardien.

FRITZ.

Personne n’y entrera sans permission.

MINA.

Oh ! celui qui doit venir n’a pas besoin de permission... c’est lui qui en donne aux autres.

FRITZ.

Et comment se nomme ce gaillard qui prétend forcer le vieux Fritz à lui ouvrir, sans un ordre du roi, le tombeau du grand Frédéric !

MINA.

Comment il se nomme ? Tiens ! est-ce que ça ne se devine pas ?...

FRITZ.

Moi, je ne devine rien... Verdaw !... Des soldats ! des étrangers !

Il saisit sa hallebarde et se place devant le tombeau.

En arrière, petite fille, en arrière !

MINA.

Jesus, mein Goth ! Mon père, prenez-garde de faire quelque folie !

FRITZ.

Silence ! dans les rangs... qui vive !

 

 

Scène III

 

FRITZ, MINA, UN CAPORAL et QUATRE GRENADIERS DE LA VIEILLE GARDE

 

LE CAPORAL, dans la coulisse.

Garde impériale !

FRITZ.

Halte-là... chef de patrouille, avancez à l’ordre.

Le caporal français paraît et dit quelques mots à l’oreille de Fritz qui veut en vain faire des observations, puis fait avancer les quatre hommes, Fritz se met sous les armes pour les recevoir. Le caporal pose un factionnaire et se retire.

FRITZ, pendant ce mouvement.

C’est le droit de la guerre ; malheur aux vaincus !...

À sa fille.

Mina, remporte le déjeuner... je n’ai plus faim...

MINA.

Oui, mon père.

À part.

Je me garderai bien d’obéir... deux vieux soldats, quoique ennemis, doivent bientôt faire connaissance...

Ajoutant une bouteille au panier.

Voilà du brandevin pour la consolider ! et plaçons le panier de manière à être vu quand il en sera tems.

Haut.

Adieu, mon père.

Elle s’éloigne.

 

 

Scène IV

 

FRITZ, LE GRENADIER

 

LE GRENADIER, regardant Fritz.

Voilà-t-il pas une fameuse garnison pour s’opposer à cinq grognards de la vieille... Par bonheur pour lui que le grenadier français connaît la consigne d’honneur...respect aux femmes, aux enfants, aux vieillards... Le voilà dans son coin comme un vieux boudeur ; parlons-lui par humanité, c’est au vainqueur à faire les avances !... Eh bien, mon vieux... nous allons monter une garde ensemble, et nous voilà camarades pour deux heures.

FRITZ.

Nous, camarades ! savez-vous, l’ami, que je suis l’un des vieux grenadiers du grand Frédéric ?

LE GRENADIER.

Ignorez-vous, mon ancien, que je suis l’un des grognards de Napoléon-le-Grand ; l’un vaut bien l’autre... il me semble même que j’y mets du mien ; mais c’est égal, touchez-là et causons de bonne amitié... Voulez-vous une goutte ? c’est du chenu, de l’eau-de-vie de France.

Il lui offre sa cantine.

FRITZ, après quelques réflexions.

Au fait entre soldats !

Il accepte et boit.

Bonne ! excellente !

LE GRENADIER.

Allons le vieux y prend goût.

FRITZ, rendant la cantine.

Je n’en ai jamais bu de meilleure, même en Champagne.

LE GRENADIER.

Ah ! vous avez été en France !

FRITZ, fièrement.

Pourquoi pas ? vous êtes bien ici.

LE GRENADIER, après avoir bu.

C’est juste...

FRITZ.

Et cette petite Mina qui a emporté mon déjeuner... Une politesse en vaut une autre, et j’aurais été bien aise de ne pas demeurer en reste avec le Français.

Il cherche.

Ah ! le voilà !

Il l’ouvre.

Une bouteille de brandwin ! La petite folle a parfois d’heureuses distractions...

Au grenadier.

Camarade, vous m’avez l’air d’un bon enfant.

LE GRENADIER.

Comment ! j’en ai l’air et la chanson.

FRITZ.

Eh bien ! nous allons casser une croûte puis nous dirons deux mots à ce brandwin.

LE GRENADIER.

C’est dit.

Fritz offre du pain et du jambon au Grenadier.

LE GRENADIER, mangeant avec appétit.

Jamais le moulin de Valmy n’a moulu du meilleur froment.

FRITZ, riant.

Ah ! ah ! Valmy... je comprends ! Il y faisait chaud, mais pas. tant qu’à Rosbach.

LE GRENADIER.

Si vous vous étiez trouvé à Iéna, vous auriez peut-être été content du thermomètre.

FRITZ.

Non-du-diable ! écoutez, camarade, parlez-moi un moment sérieusement et franchement, comme un vieux soldat à un vieux soldat... Est-il vrai qu’à Iéna les troupes prussiennes se soient battues comme des soldats du pape ?

LE GRENADIER.

Non, morbleu ! c’est faux !

FRITZ, lui serrant la main.

Tu ne sais pas le bien que tu me fais... raconte-moi toute l’affaire... je te croirai, toi ; les braves ne sont pas menteurs !

LE GRENADIER.

L’affaire s’engage au point du jour, et, aussitôt que le soleil a percé le brouillard épais qui nous couvrait, l’armée prussienne vient à nous en bon ordre et belle comme un jour de parade.

FRITZ.

J’en étais sûr !

LE GRENADIER.

Il faut en convenir, les Prussiens manœuvrèrent et se battirent comme de jolis garçons.

FRITZ.

Continue, continue !

LE GRENADIER.

Des villages et des positions furent pris et repris à la baïonnette...

FRITZ.

À merveille... après ?

LE GRENADIER.

Enfin, l’Empereur voyant que les gaillards ne voulaient pas céder, fit avancer la garde impériale.

FRITZ.

Et où était la garde royale prussienne ?

LE GRENADIER.

À Averstaedt, se battant contre le corps d’armée du maréchal Davoust... Comme je disais donc, l’Empereur fit avancer la garde impériale, et aussitôt.

FRITZ.

Assez... assez... je connais le reste.

LE GRENADIER.

Vous avez été malheureux ! mais c’est égal, mon ancien, il n’y a pas eu d’affront...

FRITZ.

Ah ! si j’avais pu quitter mon poste, je serais mort avec le brave duc de Brunswick.

LE GRENADIER.

Il vaut mieux que vous soyez ici... Ah ça ! il me paraît que vous êtes toujours de service auprès de ce tombeau ?

FRITZ.

Toujours !... j’ai eu l’honneur de promettre au Grand Frédéric de ne jamais le quitter.

LE GRENADIER.

Et vous lui tenez parole... c’est bien ; vous êtes fidèle à votre roi, comme je le serai à mon empereur.

FRITZ.

Et que venez-vous faire ici ?

LE GRENADIER.

Je viens pour faire respecter la cendre d’un grand homme.

FRITZ.

Ah ! c’est pour cela...

LE GRENADIER.

Et pourquoi donc ?... croyez-vous peut-être qu’un grenadier de la garde impériale soit mis de faction à la porte d’une baraque ?...

FRITZ.

Et non, mon brave, et non, suffit !... Ah çà ; il me paraît que votre empereur estime Frédéric, et ce qu’il fait pour lui...

LE GRENADIER.

C’est tout naturel... entre grands hommes, il n’y a que la main.

FRITZ.

En ce cas, à la santé de Napoléon !

Pendant que Fritz boit, le Grenadier présente les armes.

LE GRENADIER.

Maintenant, que je vous fasse raison... À la mémoire du Grand-Frédéric !... Attention ! voici l’Empereur !

Fritz à son tour se met sous les armes.

 

 

Scène V

 

FRITZ, LE GRENADIER, NAPOLÉON, LE COMTE HARDEMBERG, GÉNÉRAUX, etc.

 

NAPOLÉON.

Ah ! voilà donc le monument élevé à la gloire de celui qui a créé la puissance de la monarchie prussienne...S’il avait vécu, la maison de Brandebourg n’eût pas compromis ses destinées.

Au Grenadier.

Quel est ton vieux compagnon ?

LE GRENADIER.

Mon Empereur, c’est un des anciens du Grand-Frédéric, qui avait juré de ne jamais le quitter mort ou vivant.

NAPOLÉON.

C’est un brave homme, et il mérite une récompense.

Il s’approche du grenadier, et lui ôte la décoration de la Légion d’Honneur. À Fritz.

Vieillard, en te décorant de l’étoile des braves, j’honore en toi ton ancien général.

FRITZ.

Vive l’ami du Grand-Frédéric !

NAPOLÉON, au grenadier.

Tiens, toi, voilà ma croix pour la tienne, tu ne perdras rien au change.

LE GRENADIER.

Au contraire, mon Empereur, j’y gagnerai deux blessures à la première bataille.

NAPOLÉON, se tournant vers le comte de Hardemberg.

Monsieur le Comte, que pensez-vous de mes soldats ?

LE COMTE, s’inclinant.

Ils sont dignes d’un aussi grand capitaine !

NAPOLÉON, à Fritz.

Ouvre-moi ce tombeau.

Il l’examine pendant quelque temps.

Je viens méditer quelques instants auprès du tombeau du grand-Frédéric, et grâce à sa mémoire la monarchie prussienne sera conservée... Ma clémence est peut-être une faute, mais la présence des grands hommes se fait et doit toujours se faire sentir... Frédéric arrache cette concession à ma politique. J’espère que ses petits-neveux, en se montrant mes alliés fidèles, s’acquitteront envers moi et envers lui !...

À ses soldats.

Messieurs, le Russe s’avance !... la leçon d’Austerlitz aurait dû l’éclairer ! Marchons donc ! et refoulons-le dans ses déserts de glace, où la politique de l’Europe devrait être de le confiner.

 

 

Troisième Tableau

 

Le Théâtre représente les bords du Niémen.

 

 

Scène première

 

Un trompette de la garde impériale française paraît sur le bord du fleuve et sonne une fanfare. Un autre trompette de la garde impériale russe paraît et sonne également. Quatre cavaliers de chaque nation paraissent simultanément.

UN BRIGADIER FRANÇAIS.

Qui vive ?

UN BRIGADIER RUSSE.

Lieutenant-feld-maréchal... Qui vive ?

LE BRIGADIER FRANÇAIS.

Maréchal d’empire.

 

 

Scène II

 

LE MARÉCHAL LANNES, LE GÉNÉRAL OUVAROFF

 

Ils arrivent, descendent de cheval, s’abordent sur le terrain avec cordialité.

OUVAROFF.

Monsieur le maréchal, croyez que je suis heureux et fier d’une mission qui me procure l’avantage d’être personnellement connu du héros de Montebello, et l’un des vainqueurs de Friedland.

LANNES.

Monsieur le général, vous êtes trop bon ! Ne parlons point de moi, mais venons-en à régler le cérémonial de l’entrevue que nos deux empereurs doivent avoir sur le Niémen... Le milieu du fleuve est neutre, et ce pavillon élevé sur un immense radeau recevra leurs majestés... Quelle sera la suite de l’empereur de Russie ?

OUVAROFF.

Son altesse impériale le grand-duc Constantin, le feld maréchal Benighsen, le prince Lebenoff, le comte Lieven et moi.

LANNES.

Murat, Berthier, Bessières, Duroc et Caulincourt accompagneront Napoléon. La rive droite et la rive gauche du fleuve seront occupées par chacune de nos armées, avec des avant-gardes respectives... Veuillez me suivre, nous examinerons le terrain.

Les deux généraux visitent les bords du fleuve, le radeau et le pavillon.

Ainsi, tout est entendu.

OUVAROFF.

Oui, monsieur le maréchal, il est impossible qu’il puisse arriver la moindre surprise.

LANNES.

Il n’y en a jamais avec nous.

OUVAROFF.

Pardon, je voulais parler de méprise, mon peu d’usage de la langue...

LANNES, riant.

Oui, oui, monsieur le général, je vois que vous ne connaissez pas encore bien le Français. Au revoir, monsieur le général, présentez, je vous prie, mes respects à l’empereur Alexandre.

OUVAROFF.

Daignez, monsieur le maréchal, déposer mon admiration aux pieds de votre maître.

LANNES.

Mon maître... c’est l’honneur !

Il salue de la main, et s’éloigne au galop. Les deux armées prennent position sur les rives du fleuve. Alexandre et sa suite, Napoléon et la sienne, s’embarquent au bruit du canon, et montent sur le radeau où se trouve placé le pavillon. Les deux souverains s’embrassent en s’abordant.

NAPOLÉON.

Mon frère ! je ne veux pas que nos ministres discutent en diplomates les conditions d’une paix que je viens vous offrir sans orgueil, afin que vous puissiez la recevoir sans honte.

ALEXANDRE.

La France et la Russie n’auraient jamais dû se rencontrer sur le même champ de bataille. L’Orient m’était ouvert, et la politique de mes aïeux m’en avait frayé les chemins, mais l’Angleterre a prétendu que votre intention, mon frère, était de vous opposer aux plans légués par Catherine à ses successeurs.

NAPOLÉON.

L’intérêt des rois était de nous diviser, mon frère, déjouons ce machiavélisme, soyons unis, donnons au monde l’exemple si rare d’une amitié de rois. Mon frère, c’est du fond du cœur que je vous donne ce titre que l’étiquette a con sacré parmi nous. Je vous promets bonne foi, fidèle alliance ; estime et amitié sincère.

ALEXANDRE.

Je m’engage également ; puissé-je descendre misérablement du rang élevé où Dieu m’a placé, si j’oublie jamais ce qu’un de vos poètes a si bien dit :

Lui prenant la main.

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des Dieux !

Les deux empereurs s’embrassent ; le canon tonne, et de nouvelles acclamations se font entendre de toutes parts.

 

 

ACTE IV

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente un site aux portes des faubourgs de Grenoble.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS DE NOIRVILLE, LE PRÉFET, GENDARMES, etc.

 

LE MARQUIS.

Messieurs, arrêtons-nous, il ne nous convient pas, à nous, premières autorités de la province, d’aller chercher des nouvelles plus loin.

LE PRÉFET, avec ironie.

Elles viendront sans doute nous trouver ici... mais peut-être arriveront-elles trop tôt.

LE MARQUIS.

Monsieur le Préfet, que voulez-vous dire ?

LE PRÉFET.

Je crains, monsieur le marquis, que nous ne soyons pas préparés à les recevoir.

LE MARQUIS.

Que voulez-vous qui arrive ?

LE PRÉFET.

Je ne sais, mais l’effervescence du peuple est à son comble : on parle sourdement de complots, de révoltes... Monsieur le marquis, êtes-vous bien sûr des troupes ?

LE MARQUIS.

Très sûr !... Nous avons changé presque tous les chefs de corps...

LE PRÉFET.

Mais le soldat ?

LE MARQUIS.

Le soldat est fait pour obéir aveuglément... De quoi diable irait-il se mêler ?

LE PRÉFET.

Il regrette l’Empereur.

LE MARQUIS.

L’Empereur !... Quel Empereur ! Je ne connais que S. M. Louis XVIII, moi. Vive le roi ! messieurs ; vive le roi ! allons gendarmes !

LES GENDARMES.

Vive le roi !

LE MARQUIS.

C’est cela ! tout va bien !

LE PRÉFET.

Je voudrais partager votre assurance, mais je ne le puis. Napoléon, retiré à l’Île d’Elbe, est trop voisin de nos côtes pour ne pas savoir ce qui se passe parmi nous. Il a en France, dans ce pays-ci surtout, un nombre immense de partisans, et je le connais trop...

LE MARQUIS.

Croyez-vous le connaître mieux que moi ? que moi qui, pendant dix ans, ai rempli les fonctions de Chambellan au près de lui.

LE PRÉFET.

Vous, monsieur le marquis ! vous ! un serviteur si dévoué des Bourbons.

LE MARQUIS.

Monsieur, le tyran m’a forcé d’accepter cette place... Il était bien aise d’ailleurs, d’avoir auprès de lui des hommes de l’ancienne coche... Sa prétendue cour était si grossière... si burlesque. Ah ! ah ! combien j’ai ri souvent de toutes les balourdises de ces parvenus !

LE PRÉFET.

Ces gens-là prêtaient cependant peu à la plaisanterie.

LE MARQUIS.

Au contraire, ils étaient très comiques, sur ma parole.

LE PRÉFET.

À la cour soit, et ce fut un tort à eux d’y paraître : mais à l’armée, mais aux affaires...

LE MARQUIS.

Je vous dis qu’ils ne s’entendaient à rien, et ils l’ont bien prouvé par la stupidité avec laquelle ils nous ont laissé travailler à la restauration de nos princes légitimes.

LE PRÉFET.

Ils ont été étourdis par la rapidité des événements... mais ils commencent à revenir à eux ; prenons garde à leur réveil.

LE MARQUIS.

Bah ! bah ! une monarchie de dix siècles, glorieusement restaurée depuis un an, doit avoir au moins cinq cents années d’existence devant elle... Je vous le répète, messieurs, il n’y a rien à craindre, nous avons pour nous le clergé et les puissances étrangères. Vive le roi ! vive Louis XVIII ! Allons, gendarmes !

LES GENDARMES.

Vive le roi ! vive Louis XVIII !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, UN AIDE-DE-CAMP

 

LE MARQUIS.

Eh bien ! monsieur, que se passe-t-il ?

L’AIDE-DE-CAMP.

Général, toute la campagne est en mouvement ; les paysans des terres froides couvrent les routes ; on parle du débarquement de Bonaparte !

LE MARQUIS, effrayé.

Lui ! débarqué !

Se rassurant.

Impossible ! monsieur, il est trop bien garde à vue par notre marine et par la marine anglaise.

LE PRÉFET.

Je pense comme vous ; cependant il serait prudent de prendre des mesures.

L’AIDE-DE-CAMP.

Qu’ordonnez-vous, général !

LE MARQUIS.

Général ! général !... j’ordonne d’abord que vous ne me donniez pas toujours ce titre... Je suis général, à la bonne heure ; mais tout le monde l’était sous le tyran. Appelez-moi monsieur le marquis... Je suis marquis, que diable ! tout le monde n’est pas marquis.

L’AIDE-DE-CAMP.

Quels sont les ordres ?

LE MARQUIS.

Allez trouver le commandant de Grenoble, et dites-lui que je le charge de veiller à la sûreté de la ville... Il répondra de tout, d’abord, dites-lui bien de ma part...

L’aide-de-camp s’éloigne.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, LE PRÉFET, GENDARMES

 

LE MARQUIS.

Quoi qu’il arrive, voilà ma responsabilité à couvert... Mais il n’arrivera rien ; non, non, S. M. Louis XVIII est trop solidement établie sur son trône... Vive le roi ? messieurs ; allons, gendarmes.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, LE PRÉFET, GENDARMES, UN COURRIER À CHEVAL

 

LE MARQUIS.

Courrier, quelles nouvelles.

LE COURRIER.

L’Empereur est débarqué au golfe Juan.

Il continue son chemin.

LE MARQUIS.

L’imbécile !... le butor ! crier ainsi une telle nouvelle !... Messieurs, où en sommes-nous ? bon Dieu ! que devenir ?

LE PRÉFET.

Monsieur le marquis, il faut faire notre devoir.

LE MARQUIS.

Sans doute, monsieur, sans doute... Bonaparte au golfe Juan ! Mais Napoléon peut arriver devant Grenoble d’un moment à l’autre... Messieurs, je connais l’Empereur ; aujourd’hui ici, demain à Lyon. S. M. est capable de coucher dans huit jours aux Tuileries.

LE PRÉFET.

Ce n’est point vous, monsieur, qui l’en empêcherez.

LE MARQUIS.

Non, certes ; d’ailleurs puis-je m’armer contre lui ?... ne lui ai-je pas prêté serment à son sacre ?... Mais voici le colonel du 7e régiment de ligne... Que nous veut-il ?

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LE PRÉFET, GENDARMES, LABÉDOYÈRE

 

LABÉDOYÈRE.

Général, confirmez-vous les ordres qui viennent de m’être donnés par le commandant de place ?

LE MARQUIS.

Quels mouvements vous sont prescrits, colonel ?

LABÉDOYÈRE.

Il m’est ordonné d’envoyer un bataillon en avant, et de prendre position dans les faubourgs avec le reste de mon régiment.

Le marquis hésite.

LE PRÉFET.

Obéissez, monsieur le colonel.

LABÉDOYÈRE.

Mon bataillon d’avant-garde a l’ordre de faire feu sur les soldats qui se présenteront devant lui sans la cocarde blanche ! Faut-il encore obéir ?

LE MARQUIS.

Hum ! Hum !

LE PRÉFET.

Sans doute monsieur le colonel, tel est notre devoir.

LABÉDOYÈRE.

Mais je ne puis répondre du soldat.

LE PRÉFET.

Monsieur, le roi peut-il compter sur vous ?

LABÉDOYÈRE.

S’il s’agit de guerre civile, aucun prince du monde ne doit compter sur mes services.

LE PRÉFET.

Cependant vous devez au roi...

LABÉDOYÈRE.

Je dois mon sang à mon pays, et je suis prêt à le répandre devant l’ennemi ; l’honneur me défend tout autre sacrifice.

LE PRÉFET, au marquis.

Monsieur le marquis, vous devriez consigner ce colonel.

LE MARQUIS.

Pourquoi ?... C’est un homme bien né...

LE PRÉFET.

Belle raison.

À part.

La cause royale est perdue !

Haut.

Monsieur le marquis, je retourne à la préfecture.

LE MARQUIS.

Je vous y suivrai... Messieurs, vive...

Aux gendarmes.

Silence, gendarmes !

Ils s’éloignent ; le colonel rentre dans le faubourg.

 

 

Scène VI

 

OFFICIERS et SOLDATS

 

Un bataillon sort des portes et prend position, bientôt des cris de vive l’Empereur se font entendre dans le lointain.

PREMIER SERGENT.

Entends-tu ?

DEUXIÈME SERGENT.

Je ne suis pas sourd, voilà un cri qui me fait joliment battre le cœur.

PREMIER SERGENT.

Notre colonel vient de sourire en l’entendant.

DEUXIÈME SERGENT.

Cependant il y a commandement de ne point communiquer.

PREMIER SERGENT.

Il y a peut-être des raisons... suffit... on obéira aux ordres.

Les cris de vive l’empereur se font entendre de plus près ; le peuple se répand sur le théâtre.

PREMIER SERGENT.

Qui vive ?

PREMIER GRENADIER DE L’ÎLE D’ELBE.

Garde impériale !

PREMIER SERGENT.

C’est la garde impériale ! Halte-là !

LE PEUPLE, aux grenadiers.

Avancez ! avancez ! ce sont vos frères.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LES GRENADIERS le fusil sous le bras, puis NAPOLÉON

 

NAPOLÉON s’avance à pied jusqu’auprès des soldats.

Camarades ! s’il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son général, son empereur, il le peut, me voilà !

PREMIER SERGENT.

Je n’y tiens plus !... vive l’empereur !

TOUS.

Vive l’empereur !

NAPOLÉON, au sergent.

Comment, mon vieux, toi qui as servi dans ma garde, tu voulais faire feu sur moi ?

LE SERGENT.

Le plus souvent.

Faisant sonner sa baguette dedans le canon du fusil.

Tiens, regarde ! si j’aurais pu te faire beaucoup de mal ; tous les autres sont de même.

TOUS.

Oui, oui.

Ils exécutent le même mouvement.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, LE COLONEL LABÉDOYÈRE, et le reste de son régiment qui arrive en criant : vive l’empereur ! vive la garde ! les grenadiers crient : vive le Septième !

 

LABÉDOYÈRE.

Sire, j’amène à votre majesté le 7e régiment.

NAPOLÉON.

Colonel, je n’oublierai pas qu’il fut le premier à rejoindre son empereur. Mais que vois-je, soldats ? que sont devenus mon aigle et la cocarde tricolore ? je vous ramène ces glorieux attributs de gloire et de nationalité que j’avais emportés dans l’exil ! qu’avez-vous fait de ceux que je vous avais confiés.

UN TAMBOUR, crevant sa caisse et en sortant un aigle.

Voilà le coucou !

LE SERGENT, découvrant sa poitrine.

Et voilà la cocarde !

Tous les soldats la sortent de leurs schakos, arrachent la cocarde blanche, et arborent la tricolore en faisant éclater la plus vive joie. Tableau.

NAPOLÉON.

Français ! j’ai entendu vos vœux et je suis accouru, je viens vous délivrer de la faction de l’étranger, des émigrés qui redemandent à grands cris leurs biens ou une indemnité, et de ces princes que le malheur n’a point instruits, qui n’ont rien appris et rien oublié. Ne craignez point la guerre ci vile, j’arriverai à Paris sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang. Mon aigle, volant de clocher en clocher jusque sur les tours Notre-Dame, suffira pour disperser mes ennemis.

TOUS, dans le fond.

Vive l’empereur !

NAPOLÉON.

Soldats ! entendez-vous ? vos frères vous appellent !

TOUS.

À Grenoble ! à Grenoble ! en avant !

LABÉDOYÈRE, aux artilleurs.

Ouvrez les portes ! ouvrez les portes !

UN ARTILLEUR.

Nous ne pouvons pas, les clefs sont chez le commandant !

LABÉDOYÈRE.

Travaillez de votre côté, nous allons travailler du nôtre ; en avant, sapeurs !

Les sapeurs, aidés des soldats d’artillerie, enfoncent les portes à coup de hache, et aux cris de vive l’empereur. Les portes ouvertes, Napoléon s’avance ; les soldats se mettent sous les armes, les tambours battent aux champs, et l’empereur entre dans Grenoble au milieu des cris de joie et de triomphe.

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente la butte Montmartre.

 

 

Scène première

 

GRENADIERS DE LA GARDE, SOLDATS de diverses armes, UN CANTINIER

 

LE CANTINIER.

Qu’est-ce qui veut la goutte ?... allons mon ancien.

LE GRENADIER.

Merci, garçon ; depuis cette infernale affaire de Mont-Saint-Jean, je n’ai plus de cœur à rien.

LE CANTINIER.

Bah ! bah ! ce n’est qu’une bataille perdue... après tout, les étrangers vous doivent encore quelque chose.

LE GRENADIER.

La belle avance ! nous avons toujours joué franc jeu, nous, tandis que cette canaille !... se mettre dix contre un !

LE CANTINIER.

Écoutez-donc... quand cet un est fort comme neuf.

LE GRENADIER.

Ah ! si nous pouvions les frotter encore une bonne foi !

LE CANTINIER.

Qu’est-ce qui sait !... tenez, v’là des gens qui viennent avec de bonnes dispositions.

LE GRENADIER.

La garde nationale, les invalides, les élèves de l’école Polytechnique ! Qu’ils soient les bien venus !

LE CANTINIER.

Voilà le capitaine Lovinski. C’est ça un brave homme... il paie toujours comptant.

LES SOLDATS.

Le voici ! le voici !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LE CAPITAINE LOVINSKI

 

LE CAPITAINE.

Mille millions de tonnerres !

Il jette son sabre par terre.

LE GRENADIER.

Capitaine, est-ce que ça va plus mal ?

LE CAPITAINE.

Je crois que l’enfer s’en mêle, les pairs, les députés, les généraux, tout le monde s’est divisé ; c’est à qui enfoncera davantage son voisin dans le bourbier.

LE GRENADIER.

Et l’empereur ?

LE CAPITAINE.

Il a jugé qu’il n’y avait plus d’espoir... il vient d’abdiquer.

LE GRENADIER.

Il a donné sa démission !

LE CAPITAINE.

Oui, oui, et j’en vais faire autant... au diable les épaulettes ! les porte qui voudra.

LE GRENADIER.

Comment ! capitaine, vous nous quittez ?

LE CAPITAINE.

Mes amis, je suis étranger... je suis Polonais... je prends congé de vous, avant qu’on me chasse... Adieu, mes amis.

LES SOLDATS.

Adieu, capitaine !

Ils prennent la main du capitaine, la serrent avec affection, et s’éloignent en silence.

 

 

Scène III

 

LE CAPITAINE, seul

 

Et dire que tout est fini ! S’il n’y avait que moi, je m’en soucierais peu ; mais voir la France envahie, l’empereur vaincu, abandonné, mes vieux camarades persécutés, dans la misère... Ah ! il y a de quoi tirer des larmes d’un rocher... Et pourquoi rougirai-je de pleurer ?

Ramassant ses épaulettes.

Allons ramassons cela, je veux les garder comme le souvenir du plus beau rêve... et d’ailleurs ce sera peut-être le seul héritage que je laisserai à mes enfants... Holà ! cantinier !

 

 

Scène IV

 

LE CANTINIER, LE CAPITAINE

 

LE CANTINIER.

Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, capitaine ?

LE CAPITAINE.

Un verre d’eau-de-vie.

LE CANTINIER.

Il me semble que vous n’êtes pas comme à l’ordinaire... je vous trouve un peu malade.

LE CAPITAINE.

Imbécile !

LE CANTINIER.

Redoublez-vous ?

LE CAPITAINE.

Non. Y a-t-il du monde dans ta cantine ?

LE CANTINIER.

Il n’y a que ma vieille mère.

LE CAPITAINE.

C’est bon. Je vais y entrer un moment pour changer de costume, et m’y reposer un peu. Il faut que je sois demain à Fontainebleau, et l’étape est bonne.

LE CANTINIER.

Est-ce que la garde marche ?

LE CAPITAINE.

Non, je marche seul... Tiens ! voilà pour la peine que tu auras de remettre quelques lettres que je vais écrire... un dernier adieu aux vieux lanciers !...

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE CANTINIER, seul

 

Le capitaine Lowinski est généreux comme un général... Mais ça n’empêchera pas que je me repentirai joliment d’avoir quitté mon commerce de Nanterre pour me faire cantinier. Dieu de Dieu ! les Français ne boivent guère dans le malheur ! Voyons un peu nos comptes.

Il vérifie l’état de sa petite caisse.

 

 

Scène VI

 

LE CANTINIER, NAPOLÉON, UN GÉNÉRAL

 

LE GÉNÉRAL, à un domestique.

Que la voiture de l’empereur attende au bas de cette colline.

Le domestique sort.

Sire, nous voici au milieu des cantonnements de l’armée... Quoi que veuille entreprendre Votre Majesté, les troupes seront pour elle.

NAPOLÉON.

Oui, malgré mes malheurs, les soldats et le peuple me sont toujours dévoués.

LE CANTINIER, à part.

Allons, décidément je suis en perte... cette maudite campagne me coûtera au moins 50 francs.

NAPOLÉON, au général.

Voilà un pauvre diable qui a aussi perdu sa bataille de Waterloo !... Par bonheur, il est facile de réparer ses pertes ; les nôtres, si nous voulions nous entendre, ne seraient au dessus ni de notre courage, ni de nos ressources !...

Au Cantinier.

Tiens ! mon garçon, voici de quoi rétablir ta petite fortune.

LE CANTINIER, à part.

L’empereur !

Haut.

Quel bonheur ! oh ! quel bonheur ! Allons vite montrer à ma vieille mère... Vive l’empereur Napoléon !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

NAPOLÉON, LE GÉNÉRAL, LE CAPITAINE

 

LE CAPITAINE, en dehors.

Qui parle de l’empereur ?...

Il s’avance.

NAPOLÉON.

Qu’est-cc à dire, capitaine Lowinski ? Pourquoi ce costume ?

LE CAPITAINE.

Sire, j’ai cessé d’être capitaine du moment que V. M. n’était plus empereur.

Se jetant à ses pieds.

Sire ! une grâce !

NAPOLÉON.

Parle !...

LE CAPITAINE.

Sire, en butte à la haine de l’étranger, à la jalousie des princes, mille embûches secrètes vont vous environner de toutes parts... permettez au vieux Lowinski de vous suivre partout.

NAPOLÉON.

Quoi ! tu voudrais ?

LE CAPITAINE.

Si je ne puis plus combattre sous vos ordres ; je puis du moins vous servir comme un fidèle domestique... Ce n’est pas tout, Sire ; si un jour, trahi par l’étranger, vous vous trouviez captif dans une de ses villes, ou prisonnier dans une de ses forteresses... que sais-je ; Eh bien ! je serai là dans ce moment suprême, luttant avec vous contre le désespoir ; et, à chaque infamie nouvelle, retraçant à votre Majesté quelques-unes des grandes époques de sa vie !... Sire, nos ennemis auront beau faire, nous pourrons opposer un glorieux souvenir à chaque persécution.

NAPOLÉON.

Oui, nous le pourrons !... Eh bien ! tu ne me quitteras pas... Je ne puis mieux faire pour l’un des fils de cette Pologne, si loyale et si noble. Lowinski ! je voulais l’indépendance de ta patrie, le sort a trahi mes armes !... Mais un jour viendra où cette héroïque nation secouera le joug moscovite, et tous les peuples du monde applaudiront à sa délivrance !... Avant de partir, j’assurerai le sort de ta femme et de tes enfants... Que ne puis-je aussi partager le peu qui me reste entre tous les braves de mon armée !...

LE GÉNÉRAL.

Sire, nous pouvons commencer l’inspection des fortifications.

NAPOLÉON.

J’attendrai ici le retour de l’officier d’ordonnance que j’ai envoyé au gouvernement. Mais quels sont ces cris ?

On entend crier vive l’empereur.

LE GÉNÉRAL.

Sire, ce sont vos soldats. Votre Majesté a été aperçue.

 

 

Scène VIII

 

NAPOLÉON, LE GÉNÉRAL, LE CAPITAINE, OFFICIERS, SOLDATS de toutes armes

 

Ils entrent tumultueusement. Napoléon fait un signe de la main, et chacun se range à son poste.

NAPOLÉON.

Mes enfants, je viens voir si vous êtes en mesure de bien vous défendre. Je suis un vieux soldat... mes conseils peu vent vous être utiles... je vous les offre.

LABÉDOYÈRE.

Sire, commandez, et nous obéirons.

TOUS.

Oui, oui.

NAPOLÉON.

Mes enfants, je n’ai plus aucun pouvoir.

LE GÉNÉRAL.

Vous êtes toujours notre empereur.

TOUS.

Oui, oui, vive l’empereur !

NAPOLÉON.

Ne me donnez plus ce titre, je ne suis que votre général, c’est en cette qualité que je viens de faire offrir au gouvernement provisoire de marcher à votre tête et d’écraser l’ennemi qu’une marche aventureuse et de mauvaises manœuvres mettent dans le plus grand danger... Voici justement mon officier d’ordonnance.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, L’OFFICIER D’ORDONNANCE

 

NAPOLÉON.

Eh bien ! colonel, le gouvernement si national que les chambres viennent de se donner, accepte-t-il mes propositions ?

L’OFFICIER.

Sire, il préfère employer les négociations.

NAPOLÉON.

Ils sont des fous ou des traîtres.

LES SOLDATS.

En avant, marchons, vive l’empereur, à bas le gouvernement provisoire.

NAPOLÉON.

Soldats ! je vous le répète, je ne suis plus rien... j’ai abdiqué.

LE GÉNÉRAL.

Sire, vous n’en aviez pas le droit, le peuple vous avait donné la couronne pour la porter dans le bonheur comme dans l’infortune... La gloire de la nation, le salut de l’armée, tout dépend de vous... si vous cédez le pouvoir, qui protégera les vieux soldats ? qui vous payera le prix du sang versé sur tant de champs de bataille ? Qui donnera du travail au peuple ? Qui maintiendra les prêtres, les nobles, les émigrés ? Enfin qui chassera l’étranger qui désole nos provinces ? Sire, reprenez votre couronne ; mettez-vous à notre tête...

NAPOLÉON.

Il n’est plus temps... j’ai donné ma parole, et Napoléon ne doit point y manquer.

LE CAPITAINE LOWINSKI.

S’il n’y a plus d’empereur Napoléon, il ne doit plus y avoir de lanciers polonais.

LES GRENADIERS.

Il n’y a plus de garde.

LES GÉNÉRAUX.

Il n’y a plus d’armée.

TOUS.

Non, il n’y a plus d’armée !

NAPOLÉON.

Que dites-vous, soldats ! si j’ai abdiqué l’empire, c’est pour ôter aux souverains alliés, qui prétendent ne faire la guerre qu’à moi seul, le prétexte de ravager la France ! Vous, soldats, vous déserteriez votre poste ! au lieu de vous séparer, restez unis ! vos débris glorieux en imposeront encore à l’étranger. Vivez pour la France, pour lui rendre l’éclat qu’elle a perdu ! Restez sous les armes pour protéger la patrie.

LE GÉNÉRAL.

Mais nos aigles, mais les drapeaux conquis sur l’ennemi ; faudra-t-il les remettre à d’insolents vainqueurs !

LABÉDOYÈRE.

Il faut les brûler !

TOUS.

Brûlons-les ! brûlons-les !

Les soldats forment un bûcher des drapeaux et des aigles.

NAPOLÉON.

Mon cher Labédoyère, vous vous êtes beaucoup trop compromis pour moi. Songez à vous mettre en sûreté.

LABÉDOYÈRE.

Sire, je suivrai vos derniers ordres, et bien que ma tête doive tomber la première, je ne me séparerai pas de l’armée.

On apporte les aigles.

UN CANONNIER, présentant une mèche enflammée.

Sire, à vous l’honneur !

NAPOLÉON, mettant le feu au bûcher.

Ma carrière politique est terminée, et dès aujourd’hui pour moi... la postérité va commencer... qu’elle me juge !

Coup de canon.

TOUS.

À l’ennemi !

 

 

Apothéose

 

Le théâtre se couvre de nuages sombres qui s’ouvrent au son d’une musique funèbre. On aperçoit, dans un tableau voilée de gaze, Labédoyère étendu devant un peloton de fusiliers. Des nuages couvrent encore ce tableau, et bientôt après on voit le maréchal Ney percé de plusieurs balles ; deux sœurs de la Charité pleurent auprès de lui. Ce groupe s’élève et Napoléon mort est couvert du manteau de Marengo. Les victoires en deuil conduisent le héros à l’immortalité. Le dernier tableau représente le temple de la gloire. Napoléon, entouré de ses maréchaux, reçoit dans ses bras le roi de Rome qu’un nuage amène auprès de lui.

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