La Reine d’Écosse (Antoine DE MONTCHRESTIEN DE VASTEVILLE)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois en 1605.
Personnages
REINE D’ANGLETERRE
CONSEILLER.
CHŒUR DES ÉTATS
REINE D’ÉCOSSE
CHŒUR DE DAMOISELLES
DAVISON
MAÎTRE D’HÔTEL
MESSAGER
ACTE I
REINE D’ANGLETERRE, CONSEILLER
REINE.
Enfin jusques à quand mon âme désolée
D’effroyables sursauts doit-elle être ébranlée ?
Jusques à quand vivrai-je exposée au danger
Du poison domestique et du glaive étranger ?
« Un corps sous le Soleil n’a jamais plus d’une ombre ;
« Mais tant et tant de maux qu’ils surpassent tout nombre,
« Accompagnent le Sceptre, envié des humains,
« Lourd fardeau toutefois de l’esprit et des mains
« Qui croît de jour en jour, puis à la fin accable
« Son possesseur superbe encor que misérable.
Bien qu’un monde de gens me respecte à l’envi,
Me regarde marcher d’œil et d’esprit ravi :
Bien que cent Nations admirent mes richesses,
M’élèvent plus d’un rang sur les autres Princesses ;
J’estime quant à moi malheureux mon bonheur,
Qui prend pour les séduire un vain masque d’honneur.
Le glaive de Damoclès appendu sur ma tête
Menace de la chute, et moins que rien l’arrête :
L’Espagnol non content de son monde nouveau
Veut son trône orgueilleux planter sur mon tombeau ;
Où la force ne vaut l’artifice il emploie.
Pour remettre ma vie et mon État en proie :
Ce Pirrhe ambitieux, dont la toile est sans bout
Embrasse tout d’espoir, aspire à gagner tout,
De la fin d’un dessein un autre fait renaître :
Des deux bouts de la terre on le connaît pour maître :
Encor’ sa convoitise il ne peut assouvir.
S’il ne vient, ô forfait ! cette Île me ravir ;
Et sans la main d’en haut qui m’est toujours propice,
L’innocence aurait vu triompher la malice.
Ma Tamise l’honneur de nos fleuves plus beaux
Roulerait pour lui seul ses tributaires eaux ;
Et mon peuple Guerrier en armes indomptable
Porterait gémissant son joug insupportable.
Mais à quoi désormais me réserve le sort ?
Lorsque moins je me doute, on me brasse la mort.
Une Reine exilée, errante, fugitive,
Se dégageant des siens qui la tenaient captive.
Vint surgir à nos bords contre sa volonté :
Car son cours malheureux tendait d’autre côté.
Je l’ai bien voirement dès ce temps arrêtée,
Mais, hors la liberté, Royalement traitée ;
Et voulant mille fois sa chaîne relâcher,
Je ne sais quel destin est venu m’empêcher.
Chacun par mon exemple à l’avenir regarde,
« Qu’une beauté Royale est de mauvaise garde.
Quoique de sa prison l’ennuyeuse longueur
Pût un juste courroux allumer en son cœur ;
Par mon doux traitement elle devait l’éteindre,
Se plaignant en son mal de ne s’en pouvoir plaindre :
Mais l’on m’a rapporté qu’en ce dernier effort,
Elle brigue mon Sceptre, et minute ma mort.
Serait-ce donc l’amour. Âme ingrate et légère,
Que me jurait sans fin ta bouche mensongère ?
Aurai-je ce loyer non du, non attendu,
D’une à qui tant de bien pour le mal j’ai rendu !
Mais dois-je tenir vraie une simple apparence,
Et former un soupçon en certaine créance ?
« Qui croit trop de léger aisément se déçoit :
« Aussi qui ne croit rien mainte perte en reçoit.
« Qui s’émeut à tous vents, montre trop d’inconstance :
« Aussi la sureté naît de la méfiance.
« Celui qui vit ainsi, meurt cent fois sans mourir ;
« Il vaut mieux craindre un peu que la mort encourir.
Si donc pour assurer mon État et ma vie,
Je l’ai, même à regret, quelque temps asservie,
Ne cherchant point sa mort, ains tâchant seulement
À dompter son audace et vivre assurément,
Faut-il qu’une fureur à l’autre la transporte,
Et qu’à me courir sus tout le monde elle exhorte ?
Que contre moi les miens elle tâche animer,
Qu’elle excite mon peuple, et s’efforce à l’armer.
Bref que par ses attraits maint qui m’était fidèle
Distrait de son devoir s’engage à sa cordèle.
Ô cœur trop inhumain pour si douce beauté,
Puisque tu peux couver tant de déloyauté,
D’envie et de dépit, de fureur et d’audace,
Pourquoi tant de douceur fais-tu lire en ta face ?
Tes yeux qui tous les cœurs prennent à leurs appas,
Sans en être troublez, verront-ils mon trépas ?
Ces beaux Astres luisants au ciel de ton visage.
De ma funeste mort seront-ils le présage ?
N’auras-tu point le cœur touché d’affliction,
Voyant cette belle Île en désolation,
En proie à la discorde en guerres allumée,
Au meurtre de ses fils par ses fils animée ?
Verras-tu sans douleur les soldats enragés.
Massacrer à leurs pieds les vieillards outragés,
Égorger les enfants présence de leurs pères.
Les pucelles forcer au giron de leurs mères,
Et les fleuves encor regorger sur leurs bords
Par les pleurs des vivants et par le sang des morts ?
Si cette volonté barbarement cruelle
Peut tomber en l’esprit d’une Reine si belle.
Si le cœur d’une femme ayant la mort au sein,
Ose encor’ concevoir ce furieux dessein ;
Je croirais désormais que les Ourses cruelles
Dépouillent les fureurs qui leur sont naturelles ;
Et que la femme née à la bénignité
Environne son cœur d’une âpre cruauté.
CONSEILLER.
Le masque est jà levé, la chose est trop connue :
L’œil qui ne la voit point est voilé d’une nue ;
L’esprit qui ne la croit soi-même se dément ;
Le cœur qui ne la craint n’a point de sentiment ;
Il s’endort misérable, et l’orage tempête
Qui doit à l’impourvu fondre dessus sa tête.
Il ne faut plus, Madame, en demeurer ici ;
Embrassez de vous même et de nous le souci :
Car si le bien public doit être votre envie,
Il faut aussi pour lui conserver votre vie.
Ainsi pourrez vous rendre éteins plutôt que nés
Les barbares desseins de ces fiers Basanés ;
Ainsi vous nous pouvez apporter assurance,
À l’Écosse dommage, et terreur à la France ;
Là où si vous mourez c’est le souhait des Rois,
La fin de notre Foi, le tombeau de nos lois.
Et comme le troupeau dépourvu de son maître
Qui pense en sûreté dans l’herbage se paître
Est exposé en proie à la fureur des loups ;
Un semblable danger tomberait dessus nous,
Si la Parque cruelle avait coupé la trame.
Qui joint pour notre bien votre corps et votre âme
« Lorsque de factions l’État est divisé,
« Toujours le plus méchant est plus autorisé ;
« Le désordre à la voix, la licence effrénée
« Aux énormes péchez rend l’âme abandonnée ;
« Tout est indiffèrent et profane et sacré,
« Le mal fait est sans peine et le bienfait sans gré.
Madame, je vous pri’ de remettre en mémoire.
Que tous les Rois du monde envient votre gloire ;
Que chacun vous en veut, que l’orgueil étranger
Vous trame incessamment quelque nouveau danger,
Recherche tous moyens de vous ravir la vie,
Votre mort seule étant le but de son envie.
L’effort de l’Espagnol mille fois retenté.
Fait voir assez à clair son infidélité ;
Et s’il n’a satisfait à son traître courage,
C’est faute de bonheur et non faute de rage ;
C’est que le Ciel bénin veille toujours pour vous,
D’autant qu’en votre bien gît le salut de tous.
REINE.
Je sais bien, mon ami, qu’ores les destinées
Des Anglais, semblent être à ma vie enchaînées ;
Que plusieurs par ma mort du devoir divertis,
Auraient bien tôt éclos cent Monstres de Partis ;
Que comme la Vipère est de son fruit rongée,
L’Angleterre serait des siens mêmes mangée.
Songeant à tel malheur je souffre cent tourments.
Et d’une seule peur j’ai mille étonnements ;
Mais cette noire humeur qui mon âme possède,
Ne me permet jamais de songer au remède,
Semblable au Patient qui languit sans mourir,
Et ne peut malheureux sa douleur secourir.
CONSEILLER.
Sortez vous de ce trouble, il n’est rien plus facile.
Maintenant que le Ciel est serein et tranquille,
Que la mer est bonace et le vent bien tourné,
Mettez la voile au mat ; c’est par trop séjourné :
Car lors qu’à ce beau temps succédera l’orage,
Démarrer seulement c’est chercher le naufrage.
« Tel peut en temps de paix sa vengeance exercer
« Qui s’endort en son aise et ne veut y penser ;
« Puis quand la guerre vient est contraint de le faire,
Trouvant pour son salut, juste, le nécessaire.
REINE.
À quoi me résoudrai-je en ces confusions ?
CONSEILLER.
Tranchez en un seul chef l’Hydre des factions.
REINE.
Pour frapper ce grand coup il faut un bras d’Alcide.
CONSEILLER.
On peut sans grand péril occire une homicide.
REINE.
Combien qu’elle fût telle, elle est hors de nos lois :
« De Dieu tiennent sans plus les Reines et les Rois.
CONSEILLER.
« C’est piété d’occire une femme méchante
« Aussi bien qu’un Tyran : de tous deux on se vante.
REINE.
Considérez la bien ; elle est mère d’un Roi,
L’épouse de deux Rois, et Reine comme moi.
CONSEILLER.
Considérez la bien ; c’est une déloyale
Qui dément par ses mœurs la majesté Royale.
REINE.
Mon intérêt privé m’empêche d’en juger.
CONSEILLER.
Et ce même intérêt vous semond d’y songer.
REINE.
J’y vois plus de péril alors que plus j’y pense.
CONSEILLER.
Vous pouvez l’amoindrir en vengeant votre offense.
REINE.
Geste juste vengeance il faut laisser à Dieu.
CONSEILLER.
Dieu la remet en vous, qu’il a mise en son lieu.
REINE.
Si le Ciel est pour moi la terre m’est contraire.
CONSEILLER.
« Si le Ciel est pour vous rien ne vous peut mal faire.
REINE.
« Ses secrets sont profonds, et l’humain jugement
« Proposant d’une sorte, il dispose autrement.
CONSEILLER.
« Puisque le Ciel est juste il ne peut lui déplaire,
« Que la Justice rende aux méchants leur salaire.
REINE.
Non, non, quelque vengeur sortirait de ses os.
Qui m’ôterait la vie et à vous le repos.
« Les Rois qui font mourir ceux qui leur sont contraires,
« Pensant les amoindrir, croissent leurs adversaires ;
« Les parents, les voisins, les enfants, les amis,
« Revivent pour ceux là qu’au sépulcre ils ont mis :
« L’arbre rejette ainsi mainte nouvelle branche
« Au lieu des vieux rameaux que le fer en retranche.
CONSEILLER.
« Mais en telle saison l’arbre peut se trancher
« Que jusqu’à la racine on le voit dessécher.
REINE.
Ce remède est jugé pire que le mal même.
CONSEILLER.
« Mais aux extrêmes maux, il est toujours extrême.
REINE.
« Supporter une injure est quelquefois meilleur
« Que d’en chercher revanche, et trouver son malheur.
CONSEILLER.
« Si vaut-il toujours mieux se venger de l’injure,
« Qu’en attirer mainte autre à cause qu’on l’endure.
REINE.
« En deux périls du moindre on fait élection.
CONSEILLER.
« Mais il en faut juger sans nulle passion.
REINE.
Si nous l’exécutons, nous irritons la France.
CONSEILLER.
La laissant vivre aussi quelle est votre assurance ?
REINE.
Nous pouvons l’accuser mais non pas la punir.
CONSEILLER.
Puisqu’elle est en vos mains qui vous en peut tenir ?
REINE.
Maint peuple sous cette ombre envahirait ma terre.
CONSEILLER.
À qui la paix la paix. La guerre à qui la guerre.
REINE.
Les Rois la pleureront, j’aurai seule le tort.
CONSEILLER.
Ils ne pourront au moins rire de votre mort.
REINE.
Pour l’injure commune ils armeront leur dextre.
CONSEILLER.
« Plus d’effroi que de mal le tonnerre fait naître.
« Lorsqu’un grand se châtie il s’émeut bien du bruit.
« Après le coup frappé peu d’effet s’en ensuit.
REINE.
« Le sacré sang des Rois doit être inviolable.
CONSEILLER.
Elle devait du votre estimer le semblable.
REINE.
Nul ne croira qu’elle ait à ma vie entrepris !
CONSEILLER.
Encor’ le vaut-il mieux que d’en être surpris.
REINE.
« Les Ligues sont toujours obscurément connues,
« Tant qu’à l’effet sanglant elles soient parvenues.
CONSEILLER.
« Mais telle connaissance arrive un peu bien tard ;
« Car on est cependant trop sujet au hasard.
REINE.
« Je tien qu’il vaudrait mieux abandonner la vie
« Que pour la conserver s’acquérir de l’envie.
CONSEILLER.
« Le Prince a peu de cœur s’il ne peut endurer
« Ceux qui ne peuvent rien outre le murmurer.
REINE.
La Clémence le gagne, il convient que j’essaie
Si par doux appareils je puis sonder la plaie ;
Je veux encor un coup cette voie éprouver ;
Car la pouvant bien perdre et la voulant sauver,
Au moins l’on connaîtra que j’ai l’âme si bonne
Que je veux tout sauver et ne perdre personne.
CONSEILLER.
Gardez en la gardant de perdre vous et nous.
REINE.
J’ai peu de soin pour moi, mais l’en aurai de vous.
CONSEILLER.
Ce n’est rien de le dire, il en faut apparaître.
REINE.
Voulant ôter le mal gardon bien de l’accroître.
CONSEILLER.
Sans employer le fer on ne le peut guérir.
REINE.
Si ne le faut-il mettre à la faire mourir.
CONSEILLER.
Quoi ! votre âme au pardon lâchement s’abandonne
REINE.
« Quand la douceur nous sert je la juge être bonne.
CONSEILLER.
« L’homme doux au méchant est inhumain au bon.
REINE.
« Le méchant quelquefois se vainc par le pardon :
« Mais qui veut par le sang cimenter sa fortune,
« Meurt toujours à la fin d’une mort non commune.
CONSEILLER.
« Celle qu’on ne craint point ou qui pardonne tout
« Achève son chemin avant que d’être au bout.
REINE.
« La peur qui n’a pouvoir que sur l’âme couarde
« Des Royaumes puissants est une faible garde.
CONSEILLER.
« L’impunité du vice a causé maintes fois
« La ruine et la mort du Royaume et des Rois.
REINE.
« La trop grande rigueur jamais ne va sans haine.
CONSEILLER.
« Et la facilité des mépris nous amène.
REINE.
D’être aimée entre vous j’ai beaucoup eu de soin.
CONSEILLER.
D’y être crainte aussi vous aviez bon besoin.
REINE.
« L’amour de nos subiets qu’engendre la Clémence,
« Cent fois plus que leur crainte apporte d’assurance.
CONSEILLER.
« L’amour de vos sujets vous doit donc émouvoir
« À fermer l’œil à tout fors à votre devoir.
REINE.
Je le veux faire aussi, mais sans être cruelle :
« La douceur en la femme est vertu naturelle.
CONSEILLER.
Ce n’est point cruauté que d’ordonner la mort
À celle qui tâchait vous la donner à tort.
REINE.
« C’est un bien grand honneur de remettre l’offense,
« Quand on a le pouvoir d’en prendre la vengeance.
CONSEILLER.
« Si l’œil peut pénétrer jusques dans le penser,
« Punissez bien plutôt qui songe d’offenser.
REINE.
« Qui pardonne à l’autrui pour l’amour de soi-même,
« Se connaissant fautif mérite un lot extrême.
CONSEILLER.
« Mais souvent il se liure en proie à l’étranger,
« Lorsque de ses subiets il ne s’ose venger.
REINE.
Des Avettes le Roi porte en sa république
Un poignant aguillon et si jamais ne pique.
CONSEILLER.
« Aussi contre les bons vous n’en devez avoir ;
« Mais contre les méchants qui forcent le devoir.
REINE.
« Le Prince trop sévère est taxé d’injustice.
CONSEILLER.
« Le Prince trop bénin se rend fauteur du vice.
REINE.
Pécher en la Clémence est toujours le meilleur.
CONSEILLER.
L’un aussi bien que l’autre est cause de malheur.
« L’excès et le défaut font des erreurs notables
« En matières d’État, peu ou point réparables.
REINE.
Je veux donc à ce coup un entre-deux choisir
Utile à mes subiets, et propre à mon désir.
CONSEILLER.
Madame, avisez bien, pensant être en la voie,
Gardez que votre pied maintenant ne fourvoie,
« Tel s’égare souvent qui pensait bien aller.
En ce chemin glissant venant à vaciller,
Vous verriez (ô bon Dieu, détournez ces présages)
Ruiner les Châteaux, fourrager les villages,
Ravager les Cités, les flottes abîmer,
Et le sang à torrents fuir dedans la mer ;
Que dis-je, vous verriez ? possible votre vue
Cacherait sa clarté d’une mortelle nue,
Et parmi tant de maux vous resterait ce bien
De ne les pouvoir voir et de n’en sentir rien.
Heureux qui dormirait en la tombe poudreuse.
Pour ne languir captif sous une grotte ombreuse,
Où tout vif enterré comme dans un tombeau,
En vain Phœbus pour lui ressortirait de l’eau.
REINE.
Et bien, pour empêcher qu’une telle tempête
N’enveloppe avec vous mon incoupable tête,
En prison plus étroite il la faut enfermer ;
Je le fais par contrainte, on ne m’en peut blâmer.
CONSEILLER.
Pour vous bien délivrer de cette prisonnière,
Vous tenterez en vain la façon coutumière :
Rechargez de cent fers ses jambes et ses mains.
Vous la rendrez toujours plus âpre en ses desseins.
Et s’elle peut un coup échapper de la chaîne,
Elle se plaira lors à faire l’inhumaine,
Mille maux, mille morts elle suscitera ;
Le souvenir des fers sa rage augmentera.
Et sa propre fureur se rendra plus félonne.
Ainsi voit-on le Tigre ou la rousse Lionne
Retenus pour un temps dans la cage enfermés.
S’ils gagnent la campagne être plus animés.
Faire plus de dégâts, de meurtres, de carnages,
Que ceux qui sont nourris dans les déserts sauvages.
REINE.
Nous pouvons l’adoucir en lui faisant merci,
Encor qu’elle eût le cœur d’un Rocher endurci,
Et que du mont Caucase elle prît sa naissance :
Aussi serait-ce alors de ma seule Clémence
Qu’elle obtiendrait la vie avec la liberté
Que perdre par sa faute elle avait mérité.
CONSEILLER.
Son courage perfide est si fier de nature
Que ces rares bienfaits lui seraient une injure.
« Je connais son humeur. D’un ingrat obligé
Que peut-on espérer que d’en être outragé ?
CHŒUR.
« Heureux le siècle d’or où sans avoir envie
« De monter à l’honneur,
« L’homme sentait couler tous les jours de sa vie
« En un égal bonheur.
« Il n’était affligé de crainte et d’espérance
« Ni mû d’ambition ;
« Son corps plain de vigueur était franc de souffrance,
« Son cœur sans passion.
« Il ne désirait point voir sa vie estimée
« Au prix de ses travaux ;
« Ni pour un peu de gloire, agréable fumée,
« N’endurait mille maux.
« Il repaissait des fruits que la terre bénine
« De soi-même apportait ;
« Et tout plat étendu sur une eau cristalline,
« Sa soif il contentait.
« Libre il se promenait ès forêts verdoyantes
« De son plaisir conduit,
« Et n’habitait encor’ les places résonnantes
« D’un populaire bruit.
« Il reposoir l’Été dessous un frais ombrage
« S’il se trouvait lassé,
« Et sommeillait la nuit dans un antre sauvage
« De mousse tapissé.
« Là sans être louché des vains soucis du monde
« À son aise il dormait ;
« Le chagrin ni l’envie en mille maux féconde
« Son cœur ne consommait.
« Qui ne préférerait l’heur de ces douces choses
« À la rompe des Rois ;
« Qui ne souhaiterait cueillir ainsi les roses
« Sans se piquer les doigts ?
« L’ardente ambition qui les Princes transporte
« Trouble leur jugement ;
« La gloire plus de mal que de bien leur apporte ;
« Leur aise est un tourment.
« Leur repos s’établit au milieu de la peine ;
« Leur jour se change en nuit :
« Leur plus haute grandeur n’est qu’une Idole vaine
« Qui le peuple séduit.
« Leur État n’a rien sûr que son incertitude ;
« En moins d’un tournemain
« On voit leur liberté tomber en servitude,
« Et leur gloire en dédain.
« Encores que chacun les prise et les honore,
« Ils n’en sont plus contents :
« Car le ver du souci sourdement les dévore
« Parmi leurs passetemps.
J’estime bienheureux qui peut passer son âge
Franc de peur et de soin,
Et qui tous ses désirs borne dans son village,
Sans aspirer plus loin.
ACTE II
CHŒUR DES ÉTATS, REINE D’ANGLETERRE
CHŒUR.
Ô l’honneur souverain des Dames Souveraines
Qui feras désormais bénir le joug des Reines,
Daigne baisser tes yeux d’éclairs environnés
Sur tes humbles subiets devant toi prosternés,
Qui viennent par ma voix te sommer de promesse,
Assurez en leur cœur, que toi grande Princesse
Qui même à tes haineux de parole ne faux.
N’en manqueras jamais à tes peuples loyaux,
Ains que tu permettras que la juste sentence
Donnée en plain Conseil en ta sainte présence
Contre cette Princesse, aie son libre cours,
Puisque les factions renaissent tous les jours.
C’est le désir de tous. Le bien de la patrie,
Que seul tu dois chercher maintenant t’y convie ;
Tes États assemblés en sont là résolus,
Et ton peuple dévot ne souhaite rien plus.
Il n’est temps qu’au pardon ta bonté se hasarde,
Garde ta Majesté afin qu’elle nous garde ;
Ce que tu ne peux faire en voulant que les lois
Épargnent celle-ci pour toucher à nos Rois.
Souffre que l’Angleterre en ma parole jure,
Que par ta seule mort plus de perte elle endure
Qu’elle n’acquît jamais par ces preux Chevaliers
Qui dans le champ des Lys plantèrent leurs Lauriers.
Ils moururent suivants une frivole Guerre,
Et toi plus charitable envers ta propre terre
La pourras garantir de tout nuisible effort
Si tu trompes un coup les pièges de la mort.
Mais en l’abandonnant à ce cruel orage,
Son État est pour faire un si piteux naufrage
Qu’aucun n’ayant moyen d’en ramasser le bris,
Sa gloire et son honneur tomberont en mépris :
Celle qui fut jadis en armes si prisée,
À ceux qu’elle a vaincus servira de risée ;
Ceux qui tremblaient de peur voyant ses étendards,
Accourront l’assaillir, bandés de toutes pars.
Portant donques le front peint d’une couleur blême,
Et craignant plus pour toi que non pas pour soi-même,
Imagine la voir, et te dire ces mots
Tranchez de longs soupirs et de tristes sanglots :
Fille que j’enfantai pour me servir de mère.
Reine chère à mon cœur, à mon bien nécessaire,
Prends garde à ton salut, et si ce n’est pour toi.
Soit au moins pour les tiens, pour les miens, et pour moi :
Si de mourir pour nous jamais te prît envie,
Conserve aussi pour nous le reste de ta vie.
« La Dame est bienheureuse à qui les Cieux amis
« Par une grand’ faveur ont tant de bien permis
« Qu’elle vive une vie au public profitable,
« Agréable à chacun, à soi-même honorable.
REINE.
« Ô combien malheureuse est l’humaine grandeur,
« Quoi qu’elle éclate aux yeux d’une belle splendeur,
« Si des malheureux même il faut qu’elle se garde ;
« Car que ne peut la main qui sans peur se hasarde ?
« Qui présage un orage au port se va ranger ;
« Qui prévoit le danger doit pourvoir au danger ;
Aussi veux-je assurer mon État et ma vie
Comme le bien publique et le mien m’y convie.
Moi qui voudrais me perdre afin de vous sauver.
Pour ne vous perdre pas me dois bien conserver.
La cause est raisonnable et prudente est la crainte
De ce péril voisin, dont vous doutez l’atteinte :
Car il semble à peu près qu’en moi seule est compris
Tout l’espoir du repos qui nourrit vos esprits.
Mais vous n’ignorez point que cette belle Reine,
En qui nous offensons la grandeur Souveraine
Par trop injustement la tenir en prison,
De chercher sa franchise a bien quelque raison ;
Encores que peut être il nous soit dommageable
D’élargir une Dame en beautés admirable,
Féconde en artifice et faconde en discours,
Et qui sert de Soleil aux Astres de deux Courts.
Je ne veux point ici m’informer d’avantage
S’elle me veut du mal ; je sais bien son courage.
À dire vrai, sa vie importe à notre État,
Mais la faire mourir c’est un grand attentat.
CHŒUR.
Plusieurs leurs sont passez que nous l’y destinâmes
S’elle ourdissait encor d’autres nouvelles trames.
REINE.
« Le temps au sage esprit sert par fois de raison,
« La volonté se tourne avecques la saison,
« Et le Pilote seul est digne de louange,
« Qui peut tendre la voile ainsi que le vent change.
CHŒUR.
« Quand un dessein est pris il ne le faut changer,
« Si par ne le point faire on se met en danger.
REINE.
Étant bien convaincue elle est mal condamnée.
CHŒUR.
Au péché non au rang la peine soit donnée.
REINE.
Je veux encor surseoir cette exécution.
CHŒUR.
Gardez vous d’avancer notre perdition.
REINE.
Que peut plus, je vous prie, une femme enchaînée ?
CHŒUR.
« Que ne peut une femme à mal faire adonnée ?
REINE.
Trop tard après sa mort viendra le repentir.
CHŒUR.
Trop libre en peu de jours vous la pourrez sentir.
REINE.
Sa mine est éventée à son propre dommage.
CHŒUR.
Encor le marinier vogue après le naufrage.
REINE.
S’elle ose l’entreprendre il faudra la punir.
CHŒUR.
Vous êtes à ce point pour n’y plus revenir.
Voyez l’éclat brillant des cuirasses Françaises,
Écoutez les tambours des bandes Ecossaises,
Et les piffres d’Espagne, aujourd’hui son danger
Suscite tout le monde, et pour la dégager
On va couvrir la mer de voiles et de rames,
Emplir nos riches ports et de fer et de flammes.
Cependant parmi nous ce tison consommant
Ira de tous côtés les Ligues allumant,
Et la peste mortelle enclose en nos mouelles
Causera plus de mal que les guerres cruelles :
Où voulant seulement consentir à sa mort.
Vous pouvez dès le bers suffoquer cet effort ;
Et par un peu de sang l’embrasement éteindre,
Qui, tant plus rampe avant, est davantage à craindre.
REINE.
Bien, faites, mes amis, comme vous l’entendez,
De ma part vos desseins ne seront retardez ;
En toutes les deux parts même raison je trouve
Comme même péril ; ainsi je n’en approuve.
Et n’en reprouve rien ; mais soyez avertis
D’aviser bien encor’ au meilleur des partis.
CHŒUR.
Le Ciel veuille bénir notre haute entreprise ;
À ce notable effet la terre favorise ;
Soit le Démon Anglais des autres le vainqueur.
Aussi bien par nos mains comme par notre cœur.
Dieu veuille sur ton chef assurer la couronne.
Le Sceptre dans ta main, et que l’ire félonne
Des peuples conjurés pour le rendre abattu,
Cède finalement à l’heur de sa vertu :
Afin qu’à l’avenir l’image de sa gloire
Vole sur les autels du temple de Mémoire.
REINE.
Quoi ! que pour contenter ce conseil obstiné.
L’on mène cette Reine au supplice ordonné ;
Dois-je bien le vouloir ? Le puis-je bien permettre ?
Que ne pourra donc plus l’audace se promettre ?
Teindre ainsi l’échafaud du sacré sang des Rois ?
Je pourrai le mien même y verser quelquefois :
« Car qui force le droit des Gens et de Nature,
« Ce qu’il fait à tout autre en soi-même l’endure.
Il faut bien empêcher que mon bruit renommé
Soit d’acte si barbare à jamais diffamé,
Je pourrai mieux d’ailleurs signaler ma mémoire
Que d’une si tragique, et malheureuse histoire :
Pour le vulgaire seul soit levé l’échafaud,
Non pour ceux que Dieu monte en un degré si haut.
Car que diraient de moi les Nations étranges ?
Pourraient-ils sans dépit écouter mes louanges
Que la voix du Renom publie en tous endroits ?
Veux-je en cette Princesse outrager tous les Rois ?
Leur mettre contre moi la fureur au courage ?
Le blasphème dans l’âme ? en la bouche l’outrage ?
Qui pourrait désormais sans horreur me nommer ?
Elle a pris, dirait-on, naissance de la mer ;
Au bers elle a tété le pis d’une Lionne
Moins rempli de lait doux que de rage félonne ;
Bref elle porte bien un estomac de chair,
Mais il recelé un cœur de marbre ou de Rocher.
Mon sexe qui de moi tire tant d’avantage.
N’en pourrait recevoir que vergogne et dommage ;
On le blasonnerait cruel, vindicatif,
Méchant, double, jaloux, cauteleux, et craintif.
Sanguinaire, imposteur, artisan de mensonges,
Inventeur de malice, et controuveur de songes,
Caméléon venteux, sujet au changement,
Prenant toutes couleurs, fors le blanc seulement.
Les femmes que le sceptre a mis sous ma puissance
Ne se tiendraient jamais de dire en mon absence :
Ô cruel déshonneur de notre sexe humain !
Tu ne devrais tenir en ta sanglante main
Le sacré gouvernail de cette Île fameuse
Qui ceint de tous côtés la grand’mer écumeuse.
Si tu vins sur la terre en un tel ascendant.
Qu’il faille que ta vie y passe en commandant,
Que n’établissais-tu ta fière tyrannie
Sur les Lions d’Afrique et Tigres d’Hyrcanie,
Puisque ces animaux en leur plus grand courroux
Au prix de toi barbare ont le courage doux.
Pour donques éviter qu’avec de si grands blâmes
Leur babil ne diffame aux étrangères Dames,
Ces Dames à leurs fils, ces fils à leurs neveux
Et ces neveux encor à ceux qui naîtront d’eux,
Il me faut à ce coup délivrer cette Reine
Dont tout le monde a plaint la prison et la peine.
Tenant comme ses fers, et libre de ses fers.
Possible elle oubliera tous les ennuis soufferts
Et le doux souvenir de telle bienveillance
Ne sortira jamais hors de sa souvenance.
« Ainsi de quelque bien nous devons obliger
« Ceux qui d’un mal reçu peuvent se revenger ;
« L’homme bien avisé toujours s’il se peut taire
« Gagne par courtoisie un puissant adversaire.
Tant de difficultés se viendront présenter
Lorsque l’Arrêt de mort devra s’exécuter,
Que pour y prendre avis faut prendre une remise ;
Je romprai cependant le coup de l’entreprise.
CHŒUR.
Qu’est-ce, ô Dieu, que de l’homme ! une fleur passagère,
« Que la chaleur flétrit ou que le vent fait choir ;
« Une vaine fumée, une ombre fort légère
« Qui se joue au matin et passe sur le soir ;
« Un Soleil de la terre assez clair de lumière,
« Mais que mille brouillats vont sans cesse cachant,
« Qui s’élève au berceau pour tomber en la bière,
« Qui dès son Orient incline à son couchant :
« Une ampoule venteuse au front de l’onde enflée,
« Mais qui tout à l’instant se refond en son eau ;
« Une étincelle morte aussi tôt que soufflée,
« Mais qu’on ne peut jamais raviver de nouveau.
« La vie est un air chaud sortant par la narine,
« Qu’un pépin de raisin peut soudain étouffer ;
« Un vif ruisseau de sang arrosant la poitrine,
« Qui glacé de la mort ne se peut réchauffer.
« La Lune a un Soleil pour réparer sa perte
« Et remplir son croissant une fois tous les mois ;
« Mais depuis que la vie est de la mort couverte,
« Elle ne renaît pas en mille ans une fois.
« Si les arbres l’Hiver perdent leur chevelure
« Le Printemps les revêt d’un feuillage plus beau ;
« Et l’homme ayant perdu sa plaisante verdure,
« Ne doit point espérer de second renouveau.
« On ne peut rendre aux Heurs leur couleur printanière
« Lorsqu’elles ont senti les chaleurs de l’Été :
« Quand une fois la mort flétrit notre paupière,
« Yeux, vous pouvez bien dire : adieu, douce clarté.
« La vie est sans arrêt, et si court à son terme
« D’un mouvement si prompt qu’on ne l’aperçoit point ;
« Là si tôt qu’elle arrive elle y demeure ferme,
« Le naître et le mourir est presque un même point.
« Bien certaine est la mort, mais la sorte incertaine.
« Qui pourrait du matin juger la fin du jour ?
« L’on veut bien décoller une Déesse humaine
« Fille de la vertu et mère de l’amour.
ACTE III
DAVISON, REINE D’ÉCOSSE, CHŒUR
DAVISON.
« Qui veut à la grandeur élever le courage
« Doit exposer son corps et son âme à l’outrage
« D’un maître injurieux dont le commandement
« Est suivi d’une honte ou bien d’un monument.
« Ô l’homme possédé d’une manie extrême
« Qui s’engage au seigneur et renonce à soi-même !
« Qui pour une faveur muable comme vent
« D’honneur et de repos se prive bien souvent.
La charge qu’on m’impose est certes bien fâcheuse,
Mais je crains qu’elle soit encor’ plus périlleuse :
Je vais frapper un coup, mais soudain je le vois,
Je le vois, malheureux, retomber dessus moi.
Ô que d’un corps meurtri renaîtront de querelles !
Que d’une mort vivront de douleurs immortelles !
Que de sang innocent sera bas épanché
Avant que cette plaie ait le sien étanché !
Cette Hydre s’accroîtra sous les coups de l’épée.
Cent Chefs pulluleront d’une tête coupée ;
Cependant moi chétif, déchassé, langoureux,
Je serai mais en vain du trépas désireux,
Toujours pour mon tourment s’allongera ma vie.
Justement poursuivi de rancune et d’envie ;
Pour m’être à ce forfait ainsi tôt résolu,
De tous également je serai mal voulu.
Sans cesse il me souvient de la mort de Pompée
Et que de ses meurtriers l’attente fut trompée.
Le mâtin hérissé de rage et de courroux,
Quand un passant le chasse à grands coups de cailloux,
Ne regarde le bras qui sur lui se desserre,
Mais son aigre fureur consomme sur la pierre :
Sur moi seul tout de même on voudra désormais
Prendre vengeance d’elle, et je n’en pourrai mais :
Où ceux qui sont auteurs du mal de cette Reine,
Au milieu de mes pleurs se riront de ma peine.
Le sort est bien cruel qui me donne la loi !
Je ne le veux point faire et faire je le dois :
Il faut bien le vouloir ; car c’est force forcée ;
Tremblant je m’y résous. Ô ma triste pensée,
Éloigne loin de toi ce qui peut t’effrayer :
« Quand la promesse est faite il convient la payer.
Ne restivons donc plus, ne tardons davantage.
Bien, je serai l’auteur de mon propre dommage.
Baste, l’on me tiendra pour ma témérité.
Fidèle exécuteur d’une infidélité.
CHŒUR.
« Que l’âme a de peine à mal faire !
« Elle sent dix mille combats
« Qui la poussent de haut en bas
« Par maint et maint discours contraire :
« Mais las pour considérer tout,
« Elle est tant au vice inclinée,
« Que pourtant elle s’y résout
« Par malice ou par destinée.
« Que sert aux mortels la raison
« Si la passion est si forte
« Qu’il faut que la pauvrette sorte
« Pour la loger en sa maison ?
« En vain certes en nos devis
« Reine des hommes on l’appelle,
« Puisque par force ou par cautèle
« Ses plus beaux droits lui sont ravis.
« Cessez, pauvres âmes humaines,
« De plus vanter vos qualités,
« D’un vent d’honneur vous vous flattez,
« Mais vous n’en sentez moins les peines :
« Et si par les biens et les maux
« On mesurait le bien de l’Être
« Les plus stupides animaux
« Plus heureux se font reconnaître.
« Un seul point vous fait prévaloir
« Qui n’est pas commun à la bête,
« C’est quand la vertu vous arrête
« Dedans les termes du devoir
« Sans que l’appétit aveuglé
« Tyran de votre fantaisie
« D’un élan plain de frénésie
« Vous emporte au train déréglé.
« Mais qui se pourra tant promettre
« Sinon par la faveur d’en haut :
« Sans elle la force défaut,
« Quand le vice nous veut soumettre,
« Mais ne sais quoi de plus qu’humain,
« Que le Ciel de grâce nous donne
« À la vertu nous aiguillonne,
« Au vice nous tire le frein.
REINE D’ÉCOSSE.
De qui me dois-je plaindre ! ô ciel, ô mer, ô terre !
Qui de vous trois me livre une plus aspre guerre ?
Depuis que le Soleil alluma son flambeau
Pour orner de clarté le monde encor nouveau
Le sort en son courroux n’a versé tant de peine
Sur aucun des mortels non que sur une Reine
Comme sur moi chétive et pleine de douleurs ;
Seule je suis en bute aux traits de tous malheurs
Dès le moment fatal de cette heure première
Qui me vit en pleurant saluer la lumière,
Jusques au jour présent, jour triste et déploré,
Sans trêve, sans secours j’ai toujours enduré ;
Et si j’ai quelquefois senti l’ombre d’un aise
C’était pour rendre encor ma douleur plus mauvaise.
Mon corps faible et débile était gisant au bers,
Où ses pleurs présageaient les maux que j’ai soufferts,
Quand mon pais natal divisé de courage.
Comme s’il prend plaisir à son propre dommage,
Chasse de son esprit toute fidélité.
Pour y substituer une déloyauté.
De notre antique trône il débouta ma mère,
Qui par des lieux secrets errante et solitaire,
Transportait mon berceau toujours baigné de pleurs,
Au lieu d’être semé de roses et de fleurs,
Comme si dès ce temps la fortune inhumaine
Eût voulu m’allaiter de tristesse et de peine.
Cette grande Princesse ornement de ses ans
Me tenant quelquefois en ses bras languissants,
De nos malheurs communs émue en son courage,
Du ruisseau de ses yeux me noyait le visage ;
Et haussant vers le Ciel le cœur et le sourci,
Soupirait tendrement et me parlait ainsi :
Ô chère part de moi, débile créature,
Je ne sais quelle bonne ou mauvaise aventure
Te garde le destin ; car l’œil du plus savant
Ne peut dans ses secrets pénétrer si avant.
Bien sais-je seulement que si ta pauvre vie
Du fil qui la commence est toujours poursuivie,
Le Ciel pour démontrer combien peut son malheur,
T’a fait naître ici bas pour y vivre en douleur.
Mais, dis, Ciel inhumain, quel mal ou quelle injure
T’a peu faire au berceau ma pauvre géniture,
Qui semble tous les jours à force de pleurer
Ta grâce pitoyable à nos maux implorer ?
Si c’est pour les péchés de la mère dolente,
Que tu punis la fille, elle en est innocente :
Épargne-la, cruel, et plutôt dessus moi,
Dessus moi misérable épands tout cet émoi.
En ces termes ma mère au Ciel fît sa demande ;
Mais il s’en alluma d’une fureur plus grande,
Elle n’était encor au milieu de son cours
Qu’une nuit éternelle obscurcit ses beaux jours,
Et redoubla sur moi qui restais orpheline
Les coups de sa colère indomptable et maline.
À peine avais-je encor’ vu neiger sept Hivers
Et sept fois le Printemps prendre ses habits vers.
Que l’abandonnai là ma terre naturelle,
Qui ne m’était plus mère, ains marâtre infidèle,
Et traversant la mer jusques en France vins
Dessous un autre Ciel, chercher d’autres destins,
Là le Roi m’épousa, mais ce haut Mariage
Fut suivi de bien près d’un funèbre veuvage ;
Il mourut ce bon Prince, et le sort rigoureux
Ne fît que le montrer aux Gaulois malheureux.
Ô fortune volage, est-ce ainsi que ta roue
Des Reines et des Rois inconstamment se joue !
Reconnaissant depuis qu’en cette belle Cour
J’avais toujours Éclipse au plus clair de mon jour,
France, la belle France, à tout autre agréable
Ne fut plus à mes yeux qu’un désert effroyable.
Je revins voir ma terre où je pensais sans fin
Lamenter tristement mon malheureux destin ;
Mais je n’y suis longtemps, qu’au milieu de mes plaintes,
Je ressens de plus beau ses fatales atteintes,
Et ne vois pas si tôt l’un de mes maux faillir,
Qu’un autre plus cruel retourne m’assaillir :
Sur le triste moment qu’au monde je fus née.
Le Ciel à souffrir tout m’avait bien condamnée !
Mais s’il s’est envers moi déclaré rigoureux,
Ne s’est montré plus doux mon pays malheureux ;
Ayant laissé glisser dedans la fantaisie
La folle opinion d’une rance hérésie ;
Ayant pour un erreur fardé de nouveauté,
Abreuvé son esprit de la déloyauté ;
Il émeut furieux des querelles civiles,
Il révolte les champs, il mutine les villes,
Il conjure ma honte et me recherche à tort.
Croyant qu’à mon époux j’eusse brassé la mort.
Peux-tu bien, cher mari, qui maintenant reposes
Au séjour bienheureux entendre telles choses ?
Peux-tu voir diffamer ta plus chère moitié
Qui même après ta mort vit en ton amitié ?
Reloge dans ton corps cette âme généreuse,
Et par avance sors de la tombe poudreuse.
Pour prendre ma défense en l’accusation
Qu’intente contre moi ma propre Nation.
« Cependant je m’enfui sachant que l’innocence
« À l’endroit des méchants n’est pas sûre défense,
Et m’embarquant sur mer je maudis mille fois
Les destins ennemis, mon Royaume et ses lois.
Mais comme si la mer eût quelque intelligence
Avec la terre ingrate où j’ai reçu naissance,
À peine fus-je entrée en son calme giron
Émue dessous ma Nef des seuls coups d’aviron.
Que je vis aussi tôt les plaines écumeuses
Faire blanchir l’azur des vagues orgueilleuses.
Qui menaçaient aux bords par leur mugissement
Le naufrage à ma Nef gémissante âprement.
Je single nonobstant, doutant moins la tempête
Que le danger des miens qui couraient à ma tête ;
Aussi pensais-je bien trouver plus de repos
Au fort de la tourmente, au beau milieu des flots.
Qu’entre un peuple agité de félonie et d’ire
Qui la mort de sa Reine injustement désire.
Le Ciel ne permit pas comme je le voulais.
Que je mouillasse l’ancre au rivage Gaulois,
Où j’espérai trouver une terre étrangère
Plus que la mienne ingrate à mes cendres légère :
Mais comme hélas ! je fui ce pais qui me fuit
La tourmente s’accroît, le jour se change en nuit,
Les éclairs enflammés qui partent de l’orage,
Comme traits rougissants entre-fendent l’ombrage :
L’horreur, le bruit, l’effroi, les sanglots et les cris
Étourdissent l’oreille, et brouillent les esprits ;
Tous s’adressent à Dieu durant l’aspre tempête
Et son oreille est sourde aux vœux de leur requête ;
L’air décoche son ire, et plus fort que devant
S’animent les combats des ondes et du vent.
Tantôt gît notre Nef es gouffres enfoncée ;
Tantôt haute s’élève aux étoiles poussée ;
Puis tantôt ballottée en égal contrepoids
Puise le sel flottant par les fentes du bois :
Bref courant à peu près la dernière fortune,
Une fière bourrasque à nos vœux importune
La vient jeter aux bords des barbares Anglais,
Peuple double et cruel, dont les suprêmes lois
Sont les lois de la force et de la tyrannie.
Dont le cœur est couvé de rage et félonie,
Dont l’œil se paît de meurtre et n’a rien de plus cher
Que voir le sang humain sur la terre épancher.
Ô qu’il me valait mieux être bien loin jetée
Au rivage inconnu d’une île inhabitée.
Ou dans l’onde écumeuse éteindre mon flambeau,
L’Océan pour le moins fût mon fameux tombeau.
On me fît prisonnière ; un grand nombre d’années
Dedans leur cercle rond sont du depuis tournées,
Et nulle toutefois ne m’a jamais rendu
L’heur de ma liberté chétivement perdu.
Ô chère liberté, mais en vain désirée !
Tu t’es donques de moi pour toujours retirée.
Encor un jour enfin j’espérai te revoir ;
Cela n’a rien servi fors à me décevoir ;
Je ne dois plus sortir d’une prison si forte,
Ou si l’en dois sortir la mort en est la porte.
On veut frapper le coup que je ne puis parer ;
Et bien, c’est fait de vivre, il m’y faut préparer.
« Le mal impatient s’irrite davantage ;
« Nous n’avons rien d’humain plus grand que le courage.
CHŒUR.
Madame, quoi qu’on die ils n’en viendront point là.
REINE.
Je suis quoi qu’il en soit résolue à cela.
CHŒUR.
Traiter en criminelle une telle Princesse.
REINE.
« À qui veut se venger tout autre respect cesse.
CHŒUR.
Ils le font à dessein pour vous épouvanter.
REINE.
Le cœur me trompe, ou bien c’est pour m’exécuter.
CHŒUR.
On craint trop d’offenser ces grands Princes de France.
REINE.
On craint moins pour ma mort que pour ma délivrance.
CHŒUR.
La Reine votre sœur jamais ne le voudra.
REINE.
De ma prison injuste elle se souviendra.
CHŒUR.
C’en est aussi trop fait sans oser davantage.
REINE.
« Les grands mesurent tout par le seul avantage.
CHŒUR.
Et que dirait-on d’elle en toutes Nations ?
REINE.
« Le souci du renom se perd es passions.
CHŒUR.
« Qui n’a la vertu même au moins l’ombre désire.
REINE.
« Qui n’a la vertu même à tout forfait aspire.
CHŒUR.
« D’un spécieux prétexte il tâche le voiler.
REINE.
« Tel est si déploré qu’il ne le veut celer.
CHŒUR.
« Un courage modeste a crainte de la honte.
REINE.
« Un courage impudent n’en fait jamais grand conte.
CHŒUR.
Il nous faut donc prier, c’est le dernier recours.
REINE.
« Les esprits furieux aux prières sont sourds.
CHŒUR.
J’en reviens toujours là que l’on fait cette trame,
Pour éteindre le feu nourri dedans votre âme
Du vivant souvenir de mille indignités,
Que vos déportements n’avaient pas mérités.
« Car quand au désespoir on vient offrir la grâce,
« Es courages plus durs le mal talent s’efface.
REINE.
« Une âme désolée aisément se déçoit
« Par croire de léger le bien qu’elle conçoit.
CHŒUR.
« Une âme infortunée a toujours méfiance,
« Et de son bien prochain recule sa croyance.
REINE.
« Quand les pensers du cœur sont d’espoir agités,
« Il vit incessamment plain de perplexités.
CHŒUR.
« Heureux en ses malheurs qui nourri d’espérance,
« Au plus épais des maux s’en promet délivrance.
REINE.
Mais plutôt malheureux l’homme désespéré,
Qu’un vain espoir du bien rend sans fin malheuré.
Ne m’en parlez jamais ; ce n’est en la parole.
C’est en la douleur même en quoi je me console,
Et chassant loin de moi tout autre doux penser,
J’embrasse seulement ce qui peut m’offenser :
Aussi d’assez longtemps je suis en servitude,
Pour avoir pris au mal une forte habitude.
PAGE.
Voici des Gens, Madame, assez bien assistés,
Qui descendus là bas demeurent arrêtés :
Je n’ai peu rien savoir du sujet qui les mène.
Mais ils sont pour le vrai de la part de la Reine.
REINE.
Bien, s’ils viennent à nous il nous les faudra voir ;
Plaisir ni déplaisir je n’en puis recevoir ;
Car à tous accidents j’ai l’âme préparée :
Moi-même je me suis de moi-même assurée.
CHŒUR.
Mes sœurs, prions d’un cœur et d’une voix
Le Dieu du Ciel qui tient le cœur des Rois,
Qu’il tire hors de peine
Notre innocente Reine.
Prions celui qui sur tous a puissance,
Et qui de tous demande obéissance.
Qu’il ait compassion
De notre affliction.
Prions celui qui ployé à ses desseins
Les mouvements des cœurs plus inhumains,
Qu’il nous rende propice
La grâce ou la Justice.
Prions celui de qui la dextre forte
De la prison ouvre et ferme la porte,
Qu’il nous tire d’ici
Par sa douce merci.
Prions celui qui seul est le recours
Des affligés, et des bons le secours,
Qu’il ôte la tristesse
À notre grand’ Princesse.
Prions celui qui promet délivrance
Au cœur constant en sa dure souffrance
Qu’il finisse aujourd’hui
Son mal et notre ennui.
DAVISON.
À vous Reine d’Écosse en prison arrêtée
Du depuis qu’à nos bords vous fustes apportée,
Les États d’Angleterre unis en même accord.
Désireux de venger vos forfaits et leur tort
Ce juste Arrêt de mort par moi vous font entendre.
Pour avoir contre nous fait les Rois entreprendre,
Fomenté la discorde, ourdi la trahison,
À notre bonne Reine attenté par poison,
R’allumé çà et là les civiles querelles.
Semé des factions et des haines mortelles,
Ressuscité l’ardeur des combats amortis,
Formé contre l’État grand nombre de partis ;
Le Conseil vous prononce une telle sentence.
Loyer bien mérité de votre griesve offense.
Sur un noir échafaud votre beau chef voilé.
Par la main du bourreau tombera décollé.
Votre âme monte aux Cieux ! En cet espoir fidèle
Disposez vous, Madame, à la vie éternelle.
REINE.
En fin vient le moment si longtemps attendu
Par qui le doux repos me doit être rendu.
Ô jour des plus heureux tu feras qu’une Reine
Sortant de deux prisons sortira de sa peine,
Pour entrer dans les Cieux d’où jamais on ne sort.
D’où n’approchent jamais les horreurs de la mort.
CHŒUR.
Ô jour malencontreux, plutôt nuit ténébreuse,
Qui mets notre lumière en la tombe ombrageuse !
Sans bien et sans support nous laissez vous ici ?
REINE.
« Il n’est point dépourvue que Dieu prend en souci.
CHŒUR.
Vous nous laissez, Madame, et nos moites paupières
À force de pleurer éteindront leurs lumières,
Pour nous voir, ô douleur ! entre mille dangers
Parmi ces ennemis et traîtres étrangers.
REINE.
Vous me quittez plutôt, ce n’est moi qui vous laisse ;
J’abandonne la terre et au Ciel je m’adresse.
« C’est une loi certaine à qui vient ici bas,
« Que toujours la naissance apporte le trépas.
« Que chaque jour, chaque heure et moment qui se passe
« De la mortelle vie accourcisse l’espace.
« Mais combien que la mort soit un mal aux méchants,
« Si est-ce un bien aux bons, qui par le cours des ans
« Sont conduits à ce port dont l’entrée moleste
« Introduit les élus en la cité céleste,
« Plutôt vivants que morts, plutôt jeunes que vieux,
« De pèlerins errants faits combourgeois des Cieux.
« Alors que le Coureur a quitté la barrière,
« Il aspire à gagner le bout de la carrière ;
« Le Nocher ennuyé de voguer dessus l’eau
« Désire sur la rade amarrer son vaisseau ;
« Le voyageur lassé sent rire son courage
« Quand il voit le clocher de son propre village :
« Moi donc ayant fourni la course de mes ans,
Supporté constamment les orages nuisants.
Tandis que je flottais es tempêtes du monde,
Je veux ancrer au port où tout repos abonde,
Je finis mon voyage en bien rude saison,
Mais tant plus agréable aurai-je la maison.
Où même je dois voir ce père pitoyable,
Qui tire du discord la concorde amiable,
Qui régit constamment les mouvements des Cieux,
Qui fait danser en rond les Astres radieux.
Et tient ce large monde enclos dans sa main forte ;
Par qui tout est en tous d’une diverse sorte,
Par qui nous avons l’être, en qui seul nous vivons,
En qui seul nous sentons, respirons, et mouvons.
Le feu prompt et léger prend au Ciel sa volée ;
L’eau par son propre poids est en bas dévalée,
D’autant que chaque chose aspire au même lieu
Qui lui fut comme un centre assigné de par Dieu :
Mon esprit né du Ciel au Ciel sans cesse tire.
Et d’ardeur altérée incessamment soupire
Après le tout-puissant, le bon, le sainct, le fort,
« Que voir est une vie et non voir une mort.
Jaçait que la tempête amassant mainte nue
Veuille du Paradis m’empêcher l’avenue,
Et que par le chemin mille difficultés
Viennent dessous mes pas s’offrir de tous côtés ;
Que le chaud et le froid, que le vent et l’orage
Tâchent me détourner en cet heureux voyage,
Si ne le peuvent-ils : là je dois arriver :
Je vois pour m’honorer les Vierges se lever ;
Les Princes et les Rois joyeux de ma venue,
M’assigner en leur rang la place retenue ;
Et Dieu même au milieu des Anges glorieux,
Me recevoir chez lui d’un accueil gracieux,
Me faire mille traits d’honneur et de caresse.
Et me vêtir au dos la robe de liesse
Teinte au sang précieux de l’innocent Agneau,
Qui voulut s’immoler pour sauver son troupeau ;
Qui de libre fait serf, et qui de Dieu fait homme.
Porta dessus la Croix de nos péchés la somme.
Ciel, unique confort de nos âpres travaux,
Port de notre tourmente, et repos de nos maux,
Reçois donc mon esprit qui sauvé du naufrage
De l’éternelle mort descend à ton rivage.
CHŒUR.
« Ne t’afflige point de la mort,
« C’est une chose trop commune
« Comme le faible le plus fort
« Court à la fin cette fortune.
« Tous finissent également,
« Mais non pas tous semblablement.
« Mortel, cesse donc de penser
« Fléchir la dure destinée ;
« Si rien ne la peut avancer,
« De rien elle n’est détournée ;
« Larmes, soupirs, plaintes, discours
« Sont vains obstacles pour son cours.
« Une forte nécessité
« Conduit à son point toute chose,
« Qui court d’un pas non arrêté
« Tant qu’en sa fin elle repose :
« Sans sentir mouvoir le bateau,
« On gagne à l’autre bord de l’eau.
« Piéça tous nos premiers parents
« Ont battu cette noire voie,
« Où mille animaux différents
« La Parque nuit et jour convoie,
« Si l’un part du monde aujourd’hui
« L’autre suit demain après lui.
« L’homme au dernier terme arrivé
« Ainsi qu’à sa première source,
« Par le sort humain est privé
« De faire encor une autre course ;
« Comme un fleuve à la mer se joint,
« Qui puis après n’en ressort point.
« Un chemin se peut-il trouver
« Qui ne termine en quelque issue ?
« Tu vois le Soleil se lever
« Et puis se cacher à ta vue ;
« De là commence à discourir
« Qu’un mortel est né pour mourir.
« Celui qui s’estomaquerait
« De n’avoir eu plutôt la vie,
« Vrai fou il se déclarerait :
« C’est bien une aussi folle envie
« De vouloir différer sa mort
« Contre le dur Arrêt du sort.
« L’homme jamais ne résoudra
« Qui craint une chose assurée :
« La Parque aussitôt lui viendra
« Toute affreuse et défigurée
« Pour craindre l’heure du trépas,
« Comme pour ne la craindre pas.
« Qui voudra constamment la voir,
« S’arme le cœur d’un haut courage :
« Et s’apprête à la recevoir.
« Comme un bien non comme un outrage.
« Il n’en peut jamais avoir peur
« Qui peint son image en son cœur.
« L’homme qui se reconnaît bien
« Sait en quelque saison qu’il meure,
« Que de son temps ne se perd rien,
« Mais qu’aux autres l’autre demeure ;
« Étant vieil, finît-il son cours
« En la fleur de ses plus beaux jours.
« Il voit la Parque racler tout
« Sans respect de grandeur ne d’âge,
« Voit que de l’un à l’autre bout
« Le monde est de son apennage ;
« Et qu’il n’est aucune saison,
« Qui ne lui porte sa moisson.
« Il épie le vol du temps
« Qui toutefois n’importe guère
« À ceux dont les esprits contents
« Ont la fortune si prospère,
« Qu’ils ne sauraient rien espérer
« Sinon perdre à plus désirer.
« Il regarde grands et petits
« Se suivre de peu d’intervalle
« Au lieu qui les tient engloutis,
« Et que dans sa demeure pâle
« Tout homme est pressé au sommeil
« Jusqu’au grand jour de son réveil.
« Il contemple qu’en se plaignant
« Pour une belle Créature
« Lorsque la mort va l’éteignant,
« Il accuse à tort la Nature,
« Qui reçoit d’un plus grand que soi
« La contrainte de cette loi.
« Il connaît qu’au branle soudain
« De tant d’inconstances humaines,
« Le trépas demeure certain
« Entre ses façons incertaines,
« Mais qu’on ne peut sur son moment
« Asseoir aucun vrai jugement.
« Celui-là qui médite ainsi
« Et l’attend toujours de pied ferme ;
« Qui n’est point de frayeur transi
« Quand il voit avancer son terme,
« Mais le croit toujours accompli,
« Seul est de sagesse rempli. Tragédie.
ACTE IV
REINE D’ÉCOSSE
Voici l’heure dernière en mes vœux désirée,
Où je suis de longtemps constamment préparée
Je quitte sans regret ce limon vicieux
Pour luire pure et nette en la clarté des Cieux,
Où l’esprit se radopte a sa tige éternelle,
Afin d’y refleurir d’une vie immortelle.
Ouvre-toi, Paradis, pour admettre en ce lieu
Mon esprit tout brûlant du désir de voir Dieu ;
Et vous, Anges tuteurs des bienheureux fidèles,
Déployez dans le vent les cerceaux de vos ailes,
Pour recevoir mon âme entre vos bras alors
Qu’elle et ce chef Royal voleront de mon corps.
Qu’au sein d’Abram par vous elle soit transportée
Où la gloire de Dieu nous est manifestée.
J’anticipe parfois ce doux contentement,
Qui d’un espoir certain me remplit tellement,
Que tout ce que mon âme à mon cœur représente
Me fait vivre là haut quoi que l’en sois absente.
Mais que sera-ce au prix si parvenue aux Cieux,
Je puis voir de l’esprit ce qui n’est vu des yeux ?
Ce qui n’est point ouï ? ce qui ne peut en somme,
Tomber aucunement sous l’intellect de l’homme,
Si déchargé du corps il n’est fait tout esprit.
Pour comprendre le bien qu’en terre il ne comprit ?
Or afin de jouir du fruit de mon attente.
Humble et dévotieuse à Dieu je me présente
Au nom de son cher Fils, qui sur la Croix fiché
Dompta pour moi l’Enfer, la mort, et le péché ;
Qui prend d’un serf mortel la sensible figure,
Pour nous restituer l’immortelle nature ;
Et qui daigna du Ciel en terre s’abaisser,
Afin qu’au Ciel la terre il puisse rehausser :
Au nom, di-je, du Fils, l’adresse à toi, le Père,
Les fidèles accents de mon humble prière ;
Plaise toi l’accepter en sa seule faveur,
Puisqu’il s’est par sa mort déclaré mon Sauveur.
Ramentevant les maux dont je suis criminelle
Tu me peux adjuger à la mort éternelle,
À l’abîme de Souffre où résonnent dedans
Plaintes, cris, et sanglots, et grincements de dents :
Mais vêtue au manteau de l’entière innocence
Dont ton enfant unique a couvert notre offense,
Je te prie, ô Seigneur, de donner à ma foi
Ce que peut ta justice alléguer contre moi.
Père doux et bénin en jugement n’arrive
Contre ta créature. Hélas mon Dieu ! n’étrive
Contre moi ta servante, et ne me viens prouver
Tous les péchés mortels qu’en moi tu peux trouver.
Tous ont failli, Seigneur, devant ta sainte face :
Si par là nous étions exilés de ta grâce,
À qui serait en fin ton salut réservé ?
Qu’aurait servi le bois de tant de sang lavé ?
« La terre des vivants demeurerait déserte,
« Si l’erreur des humains en apportait la perte.
Tu nous as relevez de la chute d’Adam,
Et tiré notre bien de notre propre dam :
Puis ouvrant un trésor de grâces libérales,
De toi-même as payé nos dettes déloyales.
Là même où les péchés avaient plus abondé
Pour tous les abîmer ton sang a débordé.
Comme quant au matin l’air est chargé de nues,
Le Soleil décochant ses œillades menues
Fait soudain disparoir les brouillats épandus
Entre la terre et lui comme un voile tendus ;
Tu dissipes ainsi, clair Soleil de justice.
Quand tu lèves sur nous, l’amas de notre vice.
Qui sans les doux regards qui partent de tes yeux,
Ferait comme un obstacle entre nous et les Cieux.
S’il te plaît tant soit peu jeter sur moi la face,
S’éprendront dans mon cœur les rayons de ta grâce,
Qui le repurgeront des infâmes péchés
Dont j’ai l’âme et le corps l’un par l’autre tachés.
Ô Dieu, fais que mon âme en ses fautes ternie
Reçoive le portrait de ta gloire infinie
Par ta main nettoyée, ainsi que pour s’y voir
Quand la glace est crasseuse on frotte le miroir.
Délivre-moi, Seigneur, de ce mortel servage
Dont la chaine éternelle est le plus certain gage,
Et permets que mon âme en dépouillant ce corps
Qui l’a longtemps serrée en ses liens trop forts,
Par son poix dangereux ne soit point retenue,
Mais que prompte et légère elle fende la nue,
Afin qu’étant admise au séjour éternel,
Elle possède en soi ton amour paternel,
Qui se conçoit plus grand par l’objet de ta face
En l’esprit dévoilé de sa fangeuse masse.
Il ne me reste plus au partir de ce lieu,
Que faire à tout le monde un éternel Adieu.
Adieu donc mon Écosse, adieu terre natale,
Mais plutôt terre ingrate à ses Princes fatale,
Où règnent la discorde et les dissensions,
Où les cœurs sont partis d’étranges factions,
Et soudains à la guerre ainsi qu’à la créance,
Les mouvements premiers n’ont point en leur puissance.
Le Ciel veuille apaiser ces bouillons intestins
Qu’émeuvent en ton sein les orages mutins
D’un tas de factieux, qui de guerres civiles
Déchirent la concorde et la paix de tes villes.
Puisse ton jeune Roi mon enfant bien aimé
Te gouverner longtemps, par les siens estimé.
Bien voulu des voisins, craint des peuples étranges,
Et connu jusqu’au Ciel par ses propres louanges.
Ô toi l’espoir des Gens, doux souci de mon cœur,
Quoi que l’on m’use à tort de fraude et de rigueur
Possible en tel sujet par tout inusitée,
Que ton âme pourtant ne s’en tienne irritée ;
« Mais pour le bien public porte patiemment
« Ce que tu ne devrais endurer autrement.
« En telle occasion se taire de l’outrage
« Ce n’est point lâcheté, c’est grandeur de courage.
Adieu puis qu’en vivant ci-bas régner te faut
Aussi bien qu’en mourant je vais régner là-haut.
Puisses-tu croissant d’âge accroître tant en grâces,
Qu’après tous autres Rois toi-même tu surpasses.
Adieu France jadis séjour de mon plaisir,
Où mille et mille fois m’emporta le désir
Depuis que je quittai ta demeure agréable,
Par toi le fus heureuse, et par toi misérable :
Si toutefois chez toi pouvaient loger mes os,
La mort me tiendrait lieu de grâce et de repos :
Mais puisque l’Éternel autrement en dispose.
Sur son juste vouloir mon âme se repose.
Adieu ton grand Henry, Monarque glorieux,
Délices de la terre et doux souci des Cieux,
Qui porte aux yeux l’amour, la grandeur au visage,
L’éloquence en la bouche, et Mars dans le courage.
Adieu Princes du sang honneur de l’univers,
Adieu braves Lorrains qui de Lauriers couverts,
Faites que votre Race en tous lieux estimée,
Vante encor’ à bon droit les palmes d’Idumée.
Adieu superbe Louvre, enflé de Courtisans ;
Adieu riches Cités, adieu Châteaux plaisants,
Adieu Peuple courtois, adieu belle Noblesse,
Qui m’avez tant chérie étant votre Princesse,
Lorsqu’un François second clair Astre des Valois,
Sur la Gaule exerçait les paternelles lois.
Adieu finalement chastes et belles Dames,
Le beau désir des cœurs, l’ardeur des belles Âmes,
Qui dedans l’air François brilles plus vivement.
Que ne font par la nuit les feux du Firmament,
Et qui passés encor’ en nombre les Étoiles,
Quand pour luire en Hiver elles n’ont plus de voiles.
Maintenant de quels mots pourrai-je m’aviser,
Belles et chères sœurs, de quels adieux user
En partant d’avec vous pour aller voir les Anges ?
Je sens plus que jamais des mouvements étranges,
Lorsque je vois vos yeux de larmes se baigner,
Pour ne pouvoir au Ciel mes pas accompagner ;
Au son de ces soupirs qui vous ouvrent la bouche,
Un grand trait de douleur si vivement me touche
Que l’en ai l’âme outrée, et contre mon vouloir,
Je me contraint moi-même à gémir et douloir.
Mais calmons notre Esprit, serenons notre face
Puisque cette tempête apporte une bonace.
« C’est fort peu de mourir pour revivre à jamais
« Au séjour éternel en éternelle paix.
À ce dernier départ baisés moi, Damoiselles,
Et priés Dieu pour moi ; vos prières fidèles
Serviront de cerceaux à mon esprit léger.
Pour s’aller d’un plain vol sur les Astres loger.
Mais je vous supplierai (c’est le dernier office
Que je requiers de vous pour comble de service)
Que les mains du bourreau ne profanent mon corps ;
« Le cher soin de l’honneur doit survivre les morts.
Fermés donc de vos doigts mon obscure paupière,
Ensevelissez-moi, couchez moi dans la bière :
Si mes membres gelés n’en ont nul sentiment,
Mon âme en goûtera quelque contentement.
CHŒUR.
« L’Homme avant qu’il soit mort heureux ne se doit croire ;
« Car la félicité n’habite en ces bas lieux ;
« Elle vit loin du monde et nul ne voit sa gloire,
« Sise laissant soi même il ne retourne aux Cieux.
« Que l’esprit est content qui connaît cette Belle
« Et peut à plain souhait la chérir et baiser ;
« Que l’âme est satisfaite en la gloire immortelle
« D’user de ses plaisirs qui ne peuvent s’user.
« Quels doux ravissements de goûter l’Ambroisie
« Que sa main délicate offre à ses Courtisans,
« Et boire son Nectar qui de la fantaisie
« Écarte la tristesse et les soucis cuisants.
« Celui qu’elle reçoit à l’honneur de sa table,
« Au banc des immortels elle le fait asseoir,
« Pour mener dans le Ciel une vie agréable,
« Et commencer un jour qui n’aura point de soir.
« Sa tête est par sa main de gloire couronnée,
« Son corps est revêtu de l’immortalité ;
« Il célèbre en ce point le céleste Hyménée,
« Qui pour jamais l’allie avec l’éternité.
« Les Anges assistants au sacré mariage
« Font le chant nuptial retentir dans les Cieux,
« Un extrême plaisir chatouille leur courage,
« Pour l’extrême plaisir des Amants glorieux.
« Possesseurs éternels des grâces éternelles,
« Vivez paisiblement en la maison de paix :
« Le temps rendra toujours vos liesses nouvelles ;
« La fleur de vos plaisirs ne flétrira jamais.
« Vous habitez un port d’où n’approche l’orage
« Qui le calme du monde à l’instant peut troubler :
« Là l’esprit s’est sauvé le corps faisant naufrage,
« Et les flots courroucez ne le font plus trembler.
« Vous ne redoutez plus les aguets d’un Corsaire,
« Qui la mer épouvante et périt le Nocher :
« Vous n’avez plus la peur d’un brigand sanguinaire,
« Qui court le fer au point le pas vous empêcher.
« Plus l’avare usurier qui les vivants dévore,
« N’envoie à votre porte un Sergent rigoureux :
« L’homme vous méprisait. Dieu même vous honore,
« Et par votre malheur vous êtes bienheureux.
« Un Prince ambitieux ne vous fait plus d’outrage,
« Pour ranger tout un peuple à sa discrétion ;
« Et vous ne craignez plus d’un Tyran le visage,
« Prenant pour tout conseil sa seule passion.
« La trompette en sursaut vos âmes ne réveille ;
« Vous ne voyez nos champs de bataillons couverts ;
« La musique des Cieux contente votre oreille,
« Et pour en voir le bal vos beaux yeux sont ouverts.
« Rien ne peut désormais du repos vous distraire,
« Vos cœurs sont maintenant saoulés de tous plaisirs ;
« Ce qui plus nous déplaît ne vous saurait déplaire,
« Et vos contentements surmontent vos désirs.
« Bref, vous possédez tant de grâces nonpareilles,
« Que l’oyant et voyant on ne s’en croirait pas,
« Mais on tiendrait suspects les yeux et les oreilles,
« Comparant vos plaisirs à ceux-là d’ici bas.
ACTE V
MAÎTRE DHÔTEL
Trois et quatre fois serviteur misérable !
Tu vis encor’, et vois ce malheur déplorable,
Ains ne le voyant pas, et par trop de regret,
En ta discrétion demeurant indiscret.
Reine unique ornement des Dames de notre âge,
Que ton malheureux sort afflige mon courage !
Beau corps, de qui la mort travaille tant d’esprits
Dont le plus grand bonheur en tes yeux fut compris,
Je n’ai peu m n’ai du te faire cet office,
Quoi que je fusse né pour te rendre service.
Après t’avoir servie en un degré si haut,
Que je t’eusse conduite au honteux échafaud.
Ce n’eût pas été rendre un certain témoignage
Combien j’abominais un si cruel outrage.
J’avais vu ci-devant ton auguste grandeur
Surpasser le Soleil en sa vive splendeur,
Et croyais que la nue à l’entour amassée,
Serait par ton bonheur quelque jour déchassée ;
Mais j’en suis si trompé qu’au lieu de te revoir
Sur un trône Royal exercer ton pouvoir ;
Hélas ! je suis contraint te regarder de l’âme
Exposée au Bourreau sur un théâtre infâme.
Certes, je fusse mort au milieu de mes pas,
Si je t’eusse guidée à ce honteux trépas,
Honteux non pas à toi mais à cette Barbare,
Que le visage seul de ses Ourses sépare.
C’est être bien vraiment la même cruauté
De laisser manier cette unique Beauté,
Qui des Rois seulement mérite être touchée,
À la main d’un Bourreau de carnage entachée,
Pour en elle meurtrir sans vergogne et sans peur
La grâce de la grâce et l’honneur de l’honneur.
Ô toi qui le consens, peuple fier et saunage.
Puisse ton propre sang humecter ton rivage ;
Toujours par tes Cités se promené la Mort,
Conduisant devant soi la haine et le discord ;
Toujours le Ciel brouillé d’orage et de tempête
Mille foudres agus delâche sur ta tête ;
Toujours la mer enflée en ses bruyants dehors
Coure sur ton rivage et sans bride et sans mors.
CHŒUR.
« Nous vivon en un siècle auquel la modestie,
« La honte et la vergogne est du monde partie ;
« Nous sommes en un temps où tout est confondu,
« Où l’injuste supplice au bon droit est rendu,
« Où le vouloir des grands est estimé loisible,
« Où toute la raison se mesure au possible
On fait si peu de cas du sacré sang Royal
Que la hache s’en trempe et le bras déloyal
L’épand ne plus ne moins que le sang mercenaire ;
On donne aux majestés le supplice vulgaire,
Et ce qui de tous temps restait d’inviolé
Se voit pour l’avenir profanément souillé.
D’autant plus que de près tel supplice on contemple,
On le juge exécrable et de mauvais exemple :
Car jamais le Soleil dans le Ciel tournoyant
N’aperçut ici bas de son œil flamboyant
Une si détestable et si perfide injure ;
Ô Dieu, tu le connais et ton foudre l’endure !
Mais voici pas quelqu’un qui s’en vient devers nous ?
Marchons vite au devant, mes sœurs, avancez-vous.
MESSAGER.
Vous venez à propos, dolentes Damoiselles,
Pour entendre par moi de piteuses nouvelles.
CHŒUR.
Nous les attendons bien ; mais parle, Messager,
Aussi bien nos esprits cherchent à s’affliger
MESSAGER.
Cette Dame Royale et d’âme et de courage,
En qui le plus haut Ciel admirait son ouvrage,
Est morte maintenant ; son sang fumeux et chaud
Ondoyé à gros bouillons sur le noir échafaud.
CHŒUR.
Forfait inusité ! supplice abominable !
Cruauté barbaresque ! attentat exécrable !
D’un visage si beau les roses et les lis
Par les doigts de la mort ont donc été cueillis ?
Cette bouche tantôt si pleine d’éloquence
Est close pour jamais d’un éternel silence ?
Et cet esprit divin hôte d’un corps humain
En est chassé dehors d’une bourrelle main.
MESSAGER.
Seules vous ne plaignez le sort de cette Dame,
Mais écoutez sa fin pour consoler votre âme.
« Une constante mort dite à l’esprit discret,
« Mêle quelque plaisir avecques son regret.
Une grand’ salle était funèbrement parée,
Et de flambeaux ardants haut et bas éclairée,
D’une noire couleur éclatait le pavé,
L’échafaud paraissait hautement élevé.
Là des peuples voisins se fait une assemblée,
Qui de tel accident était beaucoup troublée,
Et la Reine qui porte un visage constant,
Arrive tôt après où le Bourreau l’attend.
Paulet son garde-corps lui servait de conduite,
Et ses femmes en pleurs cheminaient à sa suite.
Elle qui lentement à la mort se hâtait,
Leur douleur par ces mots doucement confortait :
Je vous pri’ que ma mort ne soit point poursuivie
De larmes et sanglots ; me portez-vous envie,
Si pour perdre le corps je m’acquiers un tel bien,
Que tout le monde entier auprès de lui n’est rien ?
Puisqu’il faut tous mourir suis-je pas bienheureuse
D’aller revivre au Ciel par cette mort honteuse ?
Si la fleur de mes jours se flétrit en ce temps,
Elle va refleurir à l’éternel Printemps,
Et la grâce de Dieu comme une aime rosée,
Distillera dessus sa faveur plus prisée,
Pour en faire sortir un air si gracieux.
Qu’elle parfumera le saint pourpris des Cieux.
« Les esprits bienheureux sont des célestes Roses
« Au Soleil de Justice incessamment écloses ;
« Celles-là des jardins durent moins qu’un matin,
« Mais pour ces fleurs du Ciel elles n’ont point de fin.
Quand elle eut dit ces mots à ses tristes servantes,
Pour son cruel départ plus mortes que vivantes,
S’accrurent les soupirs en leurs cœurs soucieux.
Les plaintes en leur bouche, et les pleurs en leurs yeux.
Comme elle est parvenue au milieu de la salle,
Sa face paraît belle encor qu’elle soit pâle,
Non de la mort hâtée en sa jeune saison.
Mais de l’ennui souffert en si longue prison.
Lors tous les assistants attendris de courage.
Et d’âme tous ravis, regardent son visage,
Lisent sur son beau front le mépris de la mort,
Admirent ses beaux yeux, considèrent son port ;
Mais la merveille en eux fait jà place à la crainte,
Du prochain coup mortel leur âme est plus atteinte,
Quand s’abstenant de pleurs elle force à pleurer,
Quand ne soupirant point elle fait soupirer.
Comme tous demeuraient attachez à sa vue
De mille traits d’amour même en la mort pourvue,
D’un aussi libre pied que son cœur était haut.
Elle monte au coupeau du funèbre échafaud.
Puis souriant un peu de l’œil et de la bouche :
Je ne pensais mourir en cette belle couche ;
Mais puis qu’il plaît à Dieu user ainsi de moi,
Je mourrai pour sa gloire en défendant ma foi.
Je conquête une Palme en ce honteux supplice,
Où je fais de ma vie à son nom sacrifice.
Qui sera célébrée en langages divers ;
Une seule couronne en la terre je perds.
Pour en posséder deux en l’éternel Empire,
La couronne de vie, et celle du Martyre.
Ces mots sur des soupirs elle envoyait aux Cieux,
Qui semblaient s’attrister des larmes de ses yeux ;
Mais soudain se peignant d’allégresse plus grande,
Un Père confesseur tout haut elle demande ;
L’un s’avance à l’instant qui veut la consoler.
Elle qui reconnaît à l’air de son parler
Qu’il n’est tel qu’elle veut, demeure un peu confuse.
Si peu donc de faveur, dit-elle, on me refuse ?
C’est trop de cruauté de ne permettre pas
Qu’un Prêtre Catholique assiste à mon trépas :
Mais quoi que vous fassiez je mourrai de la sorte.
Que mon instruction et ma croyance porte.
Ce dit sur l’échafaud ployant les deux genoux,
Se confesse elle même, et refrappe trois coups
Sa poitrine dolente et baigne ses lumières
De pleurs dévotieux qui suivent ses prières,
Et tient tous ses esprits dans le Ciel attachés,
Pour avoir le pardon promis à nos péchés.
Son Oraison finie elle éclaircit sa face.
Par l’air doux et serein d’une riante grâce.
Elle montra ses yeux plus doux qu’auparavant,
Et son front s’aplanit comme l’onde sans vent ;
Puis encor derechef forma cette parole :
Je meurs pour toi, Seigneur, c’est ce qui me console.
À ta sainte faveur, mon Sauveur et mon Dieu,
Je recommande j’âme au partir de ce lieu.
Puis tournant au Bourreau sa face glorieuse :
Arme quand tu voudras ta main injurieuse,
Frappe le coup mortel, et d’un bras furieux
Fait tomber le chef bas et voler l’âme aux cieux.
Il court oyant ces mots se saisir de la hache ;
Un, deux, trois, quatre coups sur son col il delâche ;
Car le fer acéré moins cruel que son bras
Voulait d’un si beau corps différer le trépas.
Le tronc tombe à la fin, et sa mourante face
Par trois ou quatre fois bondit dessus la place.
CHŒUR.
Ô quel froid marrisson nous suffoque le cœur !
Afin que notre sort connaisse sa rigueur :
Transformez-vous, nos yeux, en sources éternelles,
À force de pleurer aveuglez vos prunelles ;
Et vous, cœur désolé, lâchez tant de sanglots,
Qu’ils bruyent aussi haut que l’orage des flots.
MESSAGER.
Laissez, laissez à part ces plaintes misérables.
CHŒUR.
Qui peut assez pleurer des maux si déplorables ?
MESSAGER.
« On doit tant seulement lamenter pour les morts
« Dont toute l’espérance est morte avec le corps
« Ignorants l’autre vie, et ne croyants que l’homme
« Est mis dans le tombeau pour dormir un court somme,
« Et qu’à la voix de l’Ange il ressuscitera.
« La mort n’est point un mal ; et quand le bon mourra,
« Cette injure ne peut jusqu’à ce point s’étendre
« De changer son État et malheureux le rendre :
« Car bien que même fin fût à l’homme innocent,
« Qu’à l’homme vicieux qui coupable se sent,
« Celui-là dont la vie a toujours été bonne,
« Meurt toujours assez bien quelque mort qu’on lui donne,
« Si le genre de mort nous faisait malheureux,
« Le Ciel serait aux bons trop aspre et rigoureux :
« Car il aurait rendu chétifs et misérables
« Tant de sacrez Martyrs, de Pères vénérables,
« Et de saints Confesseurs qui constants en la foi,
« Sont morts honteusement à l’honneur de leur Roi.
CHŒUR.
Votre conseil est bon. Ne lamentons pour elle
Qui maintenant jouit de la gloire éternelle,
Mais plaignons notre perte, et pleurons seulement
Pour chercher à nos maux quelque soulagement.
« L’amertume des pleurs adoucit la tristesse.
Écoute ces regrets, bienheureuse Princesse.
Princesse unique objet des Princes et des Rois,
Par qui l’amour faisait reconnaître ses lois.
En toi seule acquérant dessus tous la victoire,
La beauté respirait quand tu vivais ici.
Mais lorsque tu mourus elle mourut aussi,
Et le regret sans plus en reste à la mémoire.
Si ta main possédait un sceptre glorieux,
Tu le viens d échanger au Royaume des Cieux :
Mais on nous aveugla nous cachant ta lumière ;
Car bien que le Soleil rayonne sur notre œil,
Notre âme en te perdant a perdu son Soleil,
Dont la seule clarté nous ouvrait la paupière.
Beauté qui commandais absolument aux cœurs.
Et qui trempais d’attraits les traits de tes rigueurs,
Par lesquels on mourait de douleur ou d’envie ;
S’il te fallait mourir naître il ne fallait pas,
Ou si rien ne peut vivre immortel ici-bas,
Tu devais toute vive au Ciel être ravie.
Immortel ornement des mortelles beautés
Dont tous les yeux humains languissaient enchantés,
Amour étant lui-même amoureux de ta grâce,
Toujours la Chasteté sur ton front reluisait,
La douceur en tes yeux sa retraite faisait,
Et la pudeur semait ses roses en ta face.
Beau corps qui la vertu dedans toi renfermais,
Comme le seul esprit duquel tu t’animais.
Pour être aux yeux de tous plus parfaite rendue ;
Quand l’on te fît aller de la vie au trépas,
Avec toi dans les Cieux elle alla d’ici bas,
Comme des Cieux en toi elle était descendue.
Tête où les jeux mignards comme oiseaux se nichaient,
Doux liens où les cœurs des Princes s’attachaient.
Et faisaient tous ravis gloire de leur service,
Las vous n’éclairez plus, ô cheveux bien aimés,
Ou bien c’est dans le Ciel, en astres transformés,
Comme furent jadis ceux-là de Bérénice.
Beau front, glace brûlante où les yeux arrêtés
Admiraient chacun jour cent nouvelles beautés,
Siège de majesté tout relevé de gloire,
Amour ce grand Démon qui sait ranger les Rois,
Le sceptre dans la main donnait en toi ses lois,
Assis pompeusement sur un trône d’ivoire.
Beaux yeux de ce beau Ciel en clarté nonpareils,
Beaux Astres, mais plutôt deux rayonnants Soleils,
Aveuglants tout ensemble et brûlants de leurs flammes,
Autrefois vos regards doucement courroucés.
Furent autant de traits rudement élancés,
Pour faire en leur désir mourir l’espoir des âmes.
Bouche plaine de bâme et de charmes coulants
Qui les cœurs plus glacez pouvaient rendre brûlants.
Plus faconde en beaux traits qu’en doux attraits féconde :
Vif oracle d’amour toujours tu ruisselais,
D’un grand flux d’éloquence alors que tu parlais,
Pour ravir de merveille et de crainte le monde.
Hélas vous n’êtes plus, cheveux plus beaux que l’or,
Ou vous êtes sanglants si vous êtes encor ;
Front tu n’as plus aussi ta blancheur naturelle ;
Yeux qui tant de lumière épandiez à l’entour,
La mort vous a voilés en dépit de l’amour ;
Le silence te clôt, ô bouche sainte et belle.
Puisque tant de beautés l’on a vu moissonner,
Cessez, pauvres mortels, de plus vous étonner
Si vous ne trouvez rien de constant et durable :
« De moment en moment on voit tout se changer ;
« La vie est comme une ombre ou comme un vent léger,
« Et son cours n’est à rien qu’à un rien comparable.