La Petite sœur (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 6 juin 1821.
Personnages
LE BARON DE VILLIERS, capitaine de haut-bord
ADOLPHE DE VILLIERS, son neveu, officier de marine
M. DE ROSTANGES, riche propriétaire
PAULINE, sa fille aînée
JENNY, sa sœur, âgée de dix ans
LÉON, neveu de M. de Rostanges, élève d’un lycée
M. DE KERKAVEL, commandant militaire du département
GUICHARD, notaire bègue
LAGUÉRITE, caporal
DEUX FEMMES DE CHAMBRE
VALETS
La scène est au château de Rostanges, à une lieue d’une ville de province.
Scène première
M. DE ROSTANGES, PAULINE, JENNY, DEUX FEMMES DE CHAMBRE
Le Théâtre représente un salon. Un cabinet à droite et à gauche. Une fenêtre au troisième plan qui donne sur le parc. Au fond, un vestibule.
Au lever du rideau, Pauline est debout, en grande toilette de mariée, devant une glace ; la corbeille de mariage est sur une table près d’elle ; les femmes de chambre achèvent de la coiffer ; M. de Rostanges, assis de l’autre côté, tient un écrin qu’il admire ; la petite Jenny arrange la ceinture de sa sœur, déploie le cachemire, etc.
M. DE ROSTANGES, l’écrin à la main.
Eh bien ! vous ne mettez pas le collier de diamants ?
JENNY.
Mais du tout, mon papa, les diamants, c’est pour le jour de sa noce ; pour la signature du contrat, il ne faut qu’une demi-toilette.
M. DE ROSTANGES.
Ah ! mon Dieu ! que de choses l’on a à faire le jour de la signature d’un contrat.
Air : Tenez, je suis un bon homme.
Il faut peiner à la corbeille,
Il faut penser à son écrin,
À la toilette de la veille,
Puis à celle du lendemain !
Penser an bal de la journée ;
À peine enfin, moi, j’en suis sûr,
Trouve-t-on dans la matinée
Le temps de penser au futur.
UNE FEMME DE CHAMBRE, entrant.
Le notaire de la ville voisine, que vous avez fait demander, vient d’arriver au Château.
PAULINE, troublée.
Ah ! mon Dieu ! le notaire, déjà !
M. DE ROSTANGES.
Il attendra. Le futur, M. Legrand, n’est pas encore descendu.
JENNY, tenant un bouquet.
Et le bouquet de la mariée n’est pas attaché.
M. DE ROSTANGES.
Qu’il attende.
JENNY, regardant le bouquet, et l’attachant à sa sœur.
Oui, qu’il attende ! Ah ! les belles fleurs ! que c’est joli de se marier, et que je voudrais être l’aînée. Je ne sais pas pourquoi ma sœur est si triste et si chagrine ; il est vrai que toutes les mariées sont d’abord comme cela ! peut-être que les mamans le recommandent ; car je ne sais pas ce que la mienne a dit ce matin à ma sœur.
M. DE ROSTANGES, à Jenny.
Ah ça ! Jenny, finiras-tu tes bavardages. Eh ! j’entends notre ami, et Pauline n’est pas prête.
Scène II
M. DE ROSTANGES, PAULINE, JENNY, LE BARON DE VILLIERS, entrouvrant la porte du fond
LE BARON.
Peut-on se présenter ?
JENNY, se mettant devant lui et cachant sa sœur.
On n’entre pas, Monsieur, on n’entre pas.
LE BARON, avançant.
Vraiment, petite sœur, moi, je force la consigne.
M. DE ROSTANGES.
Et tu fais bien ; car je crois que cette toilette ne finira pas d’aujourd’hui.
UN VALET, qui suit le Baron.
Monsieur, on vous a dit que le notaire était là.
LE BARON.
À la bonne heure : mais il est furieusement pressé ; moi, j ai à parler à ma future, à mon beau-père ; est-ce qu’il ne peut pas attendre ?
LE VALET.
Si fait, Monsieur ; mais il dit comme ça que si vous en avez encore pour longtemps, on le demande ici près pour un testament ; c’est pour quelqu’un qui est pressé.
LE BARON.
Bien, bien, qu’il aille faire son testament, et qu’il nous revienne le plutôt possible. Nous ne serons pas fâchés d’avoir le temps de nous reconnaître.
Le valet sort.
Air du Vaudeville de Partie carrée.
Sur ma foi, l’état de notaire
Plus qu’on ne croit demande du talent ;
Au même instant, il leur faut faire
Un mariage, un testament.
Forcé soudain de changer de visage,
Plus d’un notaire se trompant,
Doit quelquefois pleurer au mariage,
Et rire au testament.
Ah ça ! bonjour tout le monde ; bonjour mon cher Rostanges ; bonjour ma belle future ; bonjour, ma petite espiègle.
À Jenny.
Tu es bien gentille, mais tu vas nous laisser un petit instant causer d’affaires.
JENNY.
Comment ! vous me renvoyez ?
LE BARON.
Non, ma chère enfant, mais je te prie de t’en aller.
JENNY.
Là, c’est bien agréable ! ne dirait-on pas que je suis une étrangère.
M. DE ROSTANGES.
Allons, allons, Jenny, tu as entendu ; fais nous grâce de tes commentaires.
JENNY.
C’est ça ; ils ont toujours des secrets ; pourquoi ne voulez-vous pas que j’écoute ? il faudra bien que je me marie à mon tour, et ce sera toujours ça de moins à apprendre.
M. DE ROSTANGES.
Te marier ! A-t-on jamais vu une petite fille de dix ans ?...
JENNY.
Dix ans et demi, Monsieur, dix ans et demi !
À sa sœur.
Est-il drôle, mon papa ! toutes les fois que je parle de mon établissement, il se fâche.
Air : Vaudeville de l’Homme vert.
Lorsque l’on est petite fille,
Personne hélas ! ne pense à vous ;
Dès qu’on devient grande et gentille,
Les amoureux arrivent tous :
En attendant ce jour prospère,
Je puis bien en parler, je croi...
Je n’y penserai plus, mon père,
Quand on y pensera pour moi.
Rencontrant un regard sévère de son père.
Je m’en vais, je m’en vais.
Bas à sa sœur, en s’en allant.
Pauline, tu me le diras, n’est-ce pas.
Elle sort.
Scène III
M. DE ROSTANGES, LE BARON, PAULINE
LE BARON.
Quel petit démon ! Ma foi, mon cher ami, je suis fort heureux que Pauline soit l’aînée ; avec Jenny, je n’aurais pas été si tranquille.
M. DE ROSTANGES.
Oui, c’est un cœur excellent ; mais une pétulance, une vivacité d’esprit, et des idées !... Il y a des moments où on lui donnerait seize ou dix-sept, ans.
Prenant Pauline par la main.
Pour ma Pauline, mon ami, c’est un ange de douceur ; je ne lui ai pas demandé seulement si tu lui convenais, si elle désirait se marier ; du moment que ça me faisait plaisir, j’étais sûr de son consentement ; n’est-il pas vrai, Pauline ?
PAULINE, timidement.
Mon père....
M. DE ROSTANGES
Tu l’entends, mon ami.
LE BARON.
C’est charmant, mais je dois reconnaître tant de bontés par une confiance absolue.
À Pauline.
Ma chère demoiselle, voilà deux mois et demi que votre père m’a accueilli, qu’il m’a même permis d’aspirer à votre main, et lui seul dans le château sait qui je suis ; mais c’est bien le moins que le jour de ses noces on connaisse le nom de son mari ; je ne suis pas M. Legrand ; je suis le baron de Villiers, capitaine de haut-bord, et le plus vieil ami de votre père.
PAULINE, étonnée.
Le baron de Villiers !
LE BARON.
Vous n’en êtes guères plus avancée, n’est-ce pas ? et le capitaine de Villiers vous est tout aussi inconnu que M. Legrand ? ça n’est pas étonnant.
Air : À soixante ans.
Sur l’Océan voguant dès mon enfance,
Depuis trente ans je ne l’ai point quitté ;
Ne désirant emploi, ni récompense,
Je n’ai jamais sollicité :
Loin d’imiter certain confrère
Qui conservant ses jouis pour son pays,
Fait ses campagnes à Paris,
Dans les bureaux on ne me connaît guère,
On me connaît chez tous nos ennemis.
PAULINE, timidement.
De Villiers ! mais si je ne me trompe, Monsieur, il me semble que j’ai connu, c’est-à-dire que j’ai vu à Paris, chez ma tante, il y a quelques mois, quelqu’un qui portait ce nom.
LE BARON.
Ah ! c’est possible ; un jeune homme ?
PAULINE.
Oui, Monsieur.
LE BARON, à Rostanges.
Un mauvais sujet... mon neveu.
M. DE ROSTANGES.
Ton neveu ?
LE BARON.
Oui, un coquin qui depuis deux ans est à peine sorti de son lycée et que j’avais déjà poussé dans la marine lorsqu’il s’est avisé... mais ce n’est pas de lui qu’il est question ; revenons à mon histoire ; vous saurez que ma vivacité, ma franchise, ma brusquerie, si vous voulez, ont toujours retardé mon avancement. Je ne sais pas flatter mes supérieurs, moi, et quand ils font une sottise, il faut absolument que je me donne le plaisir de le leur dire. Dernièrement dans notre expédition sur les côtes barbaresques, nous étions cernés de tous côtés, et il n’y avait qu’un moyen de nous sauver, c’était d’attaquer sur le champ l’ennemi malgré l’inégalité des forces, et de le contraindre à nous livrer passage : le vice-amiral était d’un avis contraires ; son plan n’avait pas le sens commun : je le lui dis, il se fâcha et voulut-me mettre aux arrêts sur mon bord ; je l’envoyai promener sur le sien, et j’attaquai malgré ses ordres. Bref, je regagnai les côtes de France sans avoir perdu un seul bâtiment.
M. DE ROSTANGES.
Oui, et après avoir soutenu un combat qui t’a couvert de gloire, après avoir sauvé la flotte et coulé bas trois corsaires.
LE BARON.
Aussi, vous sentez bien que mon vice-amiral ne me pardonne pas de lui avoir prouvé qu’il n’était qu’un sot : il écrit à Paris ; mon affaire fait un train du diable ; j’apprends que le ministre est furieux contre moi, qu’il crie à l’indiscipline, à l’insubordination ; qu’il n’est question de rien moins que de m’envoyer finir mes jours dans une citadelle ; moi, qui ai besoin du grand air pour ma santé, je ne juge pas à propos de me laisser mettre en quarantaine ; je quitte aussitôt l’uniforme, je prends le nom modeste de Legrand, et je traverse la moitié de la France pour venir demander un asile à mon cher de Rostanges.
Lui serrant la main.
Air du Pot de fleurs.
Là, de l’amour éprouvant la puissance,
De vos attraits je suis charmé,
Je me marie ; eh ! que pourrait, je pense,
Faire de mieux un guerrier réformé !
À mon pays, grâce au nœud qui me lie,
Je veux donner des défenseurs nouveaux ;
Pour employer mes instant de repos
À servir encor ma patrie.
M. DE ROSTANGES.
Mais es-tu bien sûr qu’on ait réellement donné l’ordre de t’arrêter ?
LE BARON.
Comment, mon ami, bien mieux que cela, j’ai vu sur les journaux que je l’étais.
M. DE ROSTANGES et PAULINE.
Arrêté ?
LE BARON.
Oui vraiment ; j’ai lu, il y a à peu près deux mois, dans le Moniteur, que M. de Villiers, officier de marine, venait d’être arrêté et transporté au château de Saint-Vincent. Le plus bizarre, c’est que cette forteresse n’est qu’à une demi-lieue d’ici ; mais la vérité est que je n’y suis pas, que me voilà, et que, jusqu’à présent, personne n’a songé à m’inquiéter ! c’est là, ma chère demoiselle, ce que j’avais à vous confier, et vous savez le reste : voici maintenant mes intentions ; j’ai cinquante mille francs de rentes, je vous les donne.
M. DE ROSTANGES.
Un moment, et ton neveu ?
LE BARON.
Il n’aura rien ; un drôle, qui est mon seul parent, l’héritier de mon nom, et qui s’avise de devenir amoureux.
PAULINE.
Amoureux ?
LE BARON.
Une passion dont on ne connaît pas l’objet, mais qui lui fait négliger ses devoirs, son avancement.
Air de Marianne.
Morbleu ! ce n’est pas à son âge
Qu’il est permis d’être amoureux,
Lui qui peut à peine, je gage,
Compter une campagne ou deux !
Faisant le tour de l’univers,
Quand il aura battu toutes les mers,
Dans vingt combats
Vu le trépas,
Heureux et fier enfin quand il aura
Trente cicatrices nouvelles,
Un bras de moins, et cætera,
C’est alors, morbleu ! qu’il pourra
Songer à plaire aux belles.
Enfin, depuis deux mois et demi, impossible de savoir ce qu’il est devenu !
PAULINE, vivement.
Comment, Monsieur, vous croyez qu’il lui est arrivé quelque malheur ?
LE BARON.
Ma foi, je n’en sais rien, et je ne m’en embarrasse guères ; l’essentiel maintenant est de songer au contrat, vous sentez que je ne veux pas y figurer sous le nom de M. Legrand.
M. DE ROSTANGES.
Sois tranquille, je dirai deux mots au notaire, M. Guichard.
JENNY, en dehors.
Mon papa ! mon papa !
M. DE ROSTANGES.
Chut ! voici Jenny.
Scène IV
M. DE ROSTANGES, LE BARON, PAULINE, JENNY
M. DE ROSTANGES.
Comment, c’est encore toi ! tu ne veux pas nous laisser un instant de tranquillité ?
JENNY.
Mon Dieu ! mon papa, moi je ne peux faire les honneurs du château toute seule...
M. DE ROSTANGES.
Est-ce qu’il arrive déjà du monde ?
JENNY.
Le vieux major !
M. DE ROSTANGES.
Monsieur de Kerkavel ?
JENNY.
Précisément...
M. DE ROSTANGES, au baron.
C’est le commandant du département.
Air de Préville et Taconnet.
Il doit servir de témoin à ma fille
Qu’il a vu naître.
Montrant Jenny.
Ainsi que cette enfant :
C’est un ami de la famille
Dont, je crois, vous serez content ;
Car plus que lui personne n’est honnête.
JENNY, avec malice.
Et c’est pour de bonnes raisons :
Il n’a jamais son chapeau sur la tête
Pour ménager ses ailes de pigeons.
M. DE ROSTANGES, se fâchant.
Qu’est-ce que c’est, Mademoiselle ? je vous mettrai en pénitence, si vous répétez de pareilles choses. Mais ce pauvre major, je l’attendais plus tôt.
JENNY, en confidence.
Ah bien oui ! il a bien eu d’autres affaires, vous ne savez pas ? il parait qu’il y a un jeune prisonnier qui s’est échappé avant-hier du château de Saint-Vincent. Toutes les autorités militaires sont sur pied, et le major a été obligé de donner des ordres ; voilà ce qui l’a retardé.
M. DE ROSTANGES.
Il faut aller le recevoir, car il est un peu susceptible le cher major. Quant à toi, mon ami, dès que M. Guichard sera venu, tu lui expliqueras...
Il lui parle bas.
Air : Canon de Frédéric Kreubé.
PAULINE, à part.
Hélas ! quel parti prendre,
Pour conserver ma foi ?
Qui pourra me défendre,
Quand il est loin de moi ?
La crainte, les alarmes
S’emparent de mon cœur ;
Je sens couler mes larmes ;
Je vois fuir mon bonheur.
JENNY.
On ne peut nous entendre,
Pauline, calme-toi.
Que vient-on de t’apprendre ?
Un secret ? dis-le moi !
Pourquoi donc ces alarmes ?
Réponds, ma bonne sœur,
Peut-on verser des larmes
Le jour de son bonheur.
LE BARON et ROSTANGES.
On pourrait nous entendre,
Viens, mon ami, suis-moi,
Allons, sans plus attendre,
Engager notre foi.
Engager votre foi.
Bannissons les alarmes.
Montrant Pauline.
Et sa main et son cœur,
Dans ce jour plein de charmes,
Fixeront mon bonheur.
Fixeront ton bonheur.
Le Baron et Rostanges emmènent Pauline.
Scène V
JENNY, seule
Certainement il y a quelque chose d’extraordinaire... ma sœur qui est triste et chagrine... et quand je songe aux six mois qu’elle a passés à Paris, chez ma tante, et puis comme papa l’a fait revenir et vite, et vite, parce qu’on disait qu’elle avait un amoureux ; ça doit être gentil ; un amoureux ; oh ! j’en aurai un, moi ! il faudra bien que ça finisse par là.
Air du Rondeau d’Adolphe et Clara.
Jeunes filles qu’on marie ;
Que n’ai-je, hélas ! vos quinze ans !
Ah ! cet âge que j’envie
Se fait attendre longtemps.
À quinze ans les demoiselles
Ont des bijoux, des dentelles !
On leur présente un époux
Qui toujours auprès de vous
Soupire et fait les yeux doux...
Car voilà comme ils font tous !
Toujours des robes nouvelles
Et des bijoux... c’est charmant,
Je me dis en y pensant :
Jeunes filles qu’on marie, etc.
Moi, je veux, je le répète,
Avoir un mari charmant,
Vif, aimable, bien galant ;
Et qu’il ail une épaulette !
Ah ! si j’avais quatorze ans,
On m’offrirait son hommage ;
Mais dix ans ! ah ! quel dommage !
Oui, je dois, je le sens,
Dire encor longtemps :
Jeunes filles qu’on marie, etc.
Oui, oui, c’est décidé ; je veux mon mari comme ce beau monsieur que j’ai vu hier au bal champêtre de la forêt ; au moins, il s’est occupé de moi, celui-là... ce n’est pas comme les autres qui ont toujours l’air de dire : c’est une petite fille ; de sorte qu’il n’y a que les petits garçons qui vous font danser ; et moi je ne peux pas les souffrir.
LÉON, en dehors.
Ma cousine, ma cousine...
JENNY.
En voilà encore un petit garçon et de plus un amoureux ; mais il est trop jeune, et puis c’est mon cousin, ça n’est plus la même chose.
Scène VI
JENNY, LÉON, en uniforme de lycée
LÉON, accourant.
Air d’une Sauteuse.
Me voila, quel plaisir
De jouer, de courir !
Adieu, thèmes
Et théorèmes ;
Laisser là Cicéron,
C’est si bon !
Que n’a-t-on
Des vacances deux fois
Par mois !
Nous irons à cheval,
Et puis, comme amiral,
Je veux sur le canal
Faire un combat naval.
Me voilà, etc.
JENNY.
Oui, vous venez pour la noce ! c’est cela qui vous a séduit ! je crois bien, à votre âge, à quatorze ans, un bal, des gâteaux, cela suffit pour faire tourner la tête.
LÉON.
Oh ! ce n’est pas cela ; mais le plaisir de danser ensemble. Vous ne savez pas, depuis les vacances de l’année dernière, je n’ai fait que songer à vous, que parler de vous.
JENNY.
Parler de moi ! comment, Monsieur, vous avez été assez léger...
LÉON.
Seulement à quelques camarades, ceux de ma classe ; mais ils m’ont bien promis d’être discrets ; et puis au collège nous en avions tous.
JENNY.
Comment, vous en aviez ?
LÉON.
Oui, nous avions tous des passions.
Air : On dit que je suis sans malice.
Parfois on en négligeait même,
Sa version ou bien son thème.
JENNY.
On vous envoyait aux arrêts.
LÉON.
Eh bien ! gaiement je m’y rendais :
À la salle de discipline,
Je m’occupais de ma cousine,
Et je n’ai pas été, je croi,
Un seul jour sans penser à toi.
JENNY.
Ce qui prouve que celte année vous avez fait de joliet études.
LÉON.
Tiens, est-ce que cela empêche ? Et la preuve, c’est que j’ai là des vers latins que je t’ai fait.
JENNY.
Qu’est-ce que c’est ? je t’as fait : je n’aime pas qu’on me tutoie, Monsieur, c’était bon quand j’étais petite ; mais il me semble que maintenant...
LÉON.
Eh bien ! que je vous ai fait ! parce que quand on est au moment d’entrer en seconde, et qu’on aime quelqu’un !... Il faut que je vous les montre ; ils ont fait l’admiration de tout le lycée.
JENNY.
Voyons donc, Monsieur, comment on fait des vers au collège.
LÉON, cherchant dans sa poche.
Attendez ; ce n’est pas cela, c’est une épigramme contre notre professeur de grec ; je les aurai mis de ce côté.
Il fouille dans l’autre poche et tire une balle.
JENNY.
Une balle ! ah ça ! vous serez donc toujours un enfant ?
LÉON.
Dam ! au collège, il faut bien s’occuper.
Montrant une poupée dans un coin du salon.
Vous avez bien une poupée.
JENNY, vivement.
Du tout, Monsieur ; c’est à la petite du jardinier.
LÉON.
Ah ! Mam’selle ; l’année dernière encore, vous vouliez me faire jouer avec vous, et même...
JENNY.
Voyons vos vers, Monsieur.
LÉON, frappant du pied.
Là ! je les aurai laissé dans mon pupitre.
JENNY.
Vous avez une si bonne tête.
LÉON.
Aussi, ma cousine, c’est votre faute, vous m’intimidez.
Air : Ainsi jadis un grand prophète.
Faut-il qu’un enfant me déconcerte,
Et me fasse ainsi perdre l’esprit !
JENNY.
Mais voyez donc quelle grande perte.
LÉON.
Me voilà vraiment tout interdit !
Si n’étant qu’un amant surnuméraire,
Telle est déjà ma timidité,
Grands dieux ! que devenir et que faire,
Si j’obtenais de l’activité ?
Aussi, je suis bien bon ; avec une petite fille !...
JENNY.
Une petite fille !
LÉON.
Oui, une petite fille, qui est bien heureuse de m’avoir ; car, sans moi, vous n’auriez pas d’amoureux.
JENNY, piquée.
Ah ! je n’en aurais pas ; eh bien ! c’est ce qui vous trompe, Monsieur, j’en ai un tout nouveau, d’hier, au b;il champêtre ; et un bel officier...
LÉON, ému.
Comment ! Mademoiselle ?
JENNY.
Écoutez, Léon, vous ne m’en voudrez pas, moi ce n’est pas ma faute. Il était auprès de la femme du notaire, madame Guichard, qui est si coquette ; mais, dès qu’il m’a entendu nommer, comment ! s’est-il écrié, mademoiselle de Rostanges !... Il s’est approché, et puis, il m’a parlé de mon père, de ma sœur ; combien il désirait être présenté chez nous... Vous comprenez ce que cela veux dire.
Air : Vos maris en Palestine.
Depuis hier de ma mémoire
Rien ne peut le détacher,
Mais au moins n’allez pas croire
Que ce soit pour vous fâcher !
Oui, si ta grâce est extrême,
Vous êtes fort bien aussi,
Et j’en conviens, aujourd’hui,
Avec tendresse.
Vous seriez celui que j’aime...
LÉON, parlant et vivement.
Serait-il vrai !
JENNY, finissant l’air.
Si vous étiez comme lui !
LÉON.
C’est-à-dire que c’est lui que vous aimez ? Eh bien ! Mademoiselle, c’est affreux ! et je le dirai à votre papa ; après ce que nous nous étions promis... d’ailleurs, il viendra peut-être au château, ce beau monsieur ; si je le rencontre...
JENNY.
Léon, je vous prie de ne pas faire d’extravagance.
LÉON.
Oh ! nous verrons ; je porte aussi l’uniforme, et entre militaires... hein ! qu’est-ce qui vient là ? quel est ce monsieur en noir ?
JENNY, à part.
Je ne me trompe pas, c’est lui-même ! J’étais bien sûre qu’il chercherait à me revoir.
Cachant la tête dans ses mains.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ils vont se battre !
Scène VII
JENNY, LÉON, ADOLPHE
ADOLPHE.
Mes amis, pourriez-vous m’indiquer...
LÉON, s’avançant.
Que vois-je ?
ADOLPHE.
Léon !
LÉON, se jetant dans ses bras.
C’est vous, mon cher...
ADOLPHE, bas.
Chut ! ne me nomme pas, je t’en conjure.
JENNY, très étonnée.
Comment ! ils s’embrassent à présent ! qu’est-ce que cela veut dire ?
ADOLPHE, à Jenny.
Pardon, Mademoiselle, de m’être présenté aussi brusquement ; mais mon empressement...
Bas à Léon.
Tâche donc d’éloigner cette petite ; il faut absolument que je te parle.
JENNY.
Monsieur, certainement, nous sommes très flattés...
Bas à Léon.
Comment ! vous ne vous disputez pas ?... mais c’est lui... c’est lui, vous dis-je.
LÉON.
C’est bon, Mademoiselle, je ne me bats pas, pour ces misères-là ; et vous oubliez d’ailleurs que votre papa vous attend.
JENNY.
On y va, Monsieur, on y va.
À part.
Comme il me regarde ; c’est sûr, c’est pour moi qu’il est venu !
À Léon.
Et peut-on savoir quel est Monsieur ?
LÉON.
Oh ! c’est...
ADOLPHE.
Le notaire... que vous attendez.
LÉON, étonné et contenu par un geste d’Adolphe.
Le notaire !
JENNY.
Comment, le notaire... le vieux M. Guichard...
ADOLPHE.
C’est-à-dire, l’un des notaires, le collègue de M. Guichard, qui m’a même confié des papiers et si vous aviez la bonté de prévenir...
JENNY, le regardant.
Tout de suite, Monsieur, tout de suite ; c’est drôle, moi j’avais idée que Monsieur était militaire ; il me semble même, que ça allait mieux à sa figure.
À part.
C’est qu’il est très bien ce jeune homme !
Haut.
C’est égal, Monsieur ; notaire, c’est un fort bel état, et puis on peut acheter une étude à Paris !...
LÉON, qui cause bas avec Adolphe.
Mais allez donc, ma cousine, vous voyez que Monsieur est pressé.
JENNY, les regardant.
J’y vais, mon cousin, j’y vais.
À part.
Je vois ce que c’est : Léon a eu peur de lui, et puis il y a encore quelque mystère là-dessous ; mais celui-ci je le saurai.
Faisant la révérence.
Je vais vous annoncer, Monsieur...
Au milieu de sa révérence, Léon la pousse.
Mais finissez donc, Monsieur, vous me l’avez fait manquer.
Elle la recommence et sort.
Scène VIII
ADOLPHE, LÉON
ADOLPHE, riant.
Ouf ! la voilà partie !... j’ai cru que je ne pourrais jamais me tirer de mes petits mensonges !
LÉON.
C’est bien vous mon cher Adolphe ; vous qui étiez mon protecteur, et qui me défendiez toujours au lycée ; dam, voilà au moins deux ans que vous avez quitté la pension, et j’étais bien jeune ; mais voyez-vous, les amitiés du collège... c’est sacré...
Air du vaudeville de la Chambre à coucher.
Quels que soient les rangs et les grades,
Nous obliger est la commune loi ;
Je compte sur mes camarades,
Comme ils peuvent compter sur moi.
De nos serments conservant la mémoire,
Guidant celui qui chancelle en chemin,
Toujours unis, marchons tous à la gloire,
En nous donnant la main. (bis)
ADOLPHE.
Aussi, suis-je bien heureux de te rencontrer, moi qui ne connais ici personne.
LÉON.
En effet, ce trouble, cet air d’embarras, pourquoi cacher votre nom et vous faire notaire ?
ADOLPHE.
Tu le sauras, mon cher Léon, tu es bien jeune sans doute pour recevoir une pareille confidence, mais tu as une raison, une prudence au-dessus de ton âge ; j’ai besoin de ton secours, et je suis persuadé que tu ne me le refuseras pas.
LÉON.
À un ami, à un ancien camarade ! dieux ! que je content de pouvoir être bon à quelque chose !
ADOLPHE.
Tu ne peux pas trouver une plus belle occasion, car, Dieu merci ! je ne sais plus où donner de la tête ! Poursuivi de tous côtés, séparé de celle que j’aime...
LÉON.
Comment ! vous êtes aussi amoureux ?
ADOLPHE.
Chut ! mon cher Léon, de la discrétion ; oui, je voulais me marier malgré les ordres de mon oncle, digne et excellent marin, qui ne veut penser à m’établir que lorsque je serai contre-amiral ; ma foi ! je n’ai pas voulu attendre le brevet, qui pouvait rester longtemps en route, et j’étais parti de Paris pour venir demander le consentement des parents de celle que j’aime ; juge de mon malheur : je m’arrête à trois lieues d’ici pour faire raccommoder ma voiture ; je soupe avec un brigadier de gendarmerie fort honnête, et comme je cause assez facilement, il sait bien vite mon nom et mon état !... De Villiers ! dit-il. – Oui, Monsieur. – Officier de marine ? – Sans doute. – C’est bien cela, je vous arrête ?
LÉON.
Comment !
ADOLPHE.
Oh ! mon Dieu, en deux minutes une chaise de poste se trouve prête, on m’y fait monter, et j’arrive au château de Saint-Vincent, où j’ai passé deux mois et demi sans pouvoir obtenir la moindre explication de mes gardiens, ni une seule visite du commandant du département, à qui j’ai écrit plus de vingt lettres, et qui m’a toujours répondu fort sèchement.
LÉON.
Et vous ne soupçonnez pas le motif de celte singulière arrestation ?
ADOLPHE.
Ah ! si fait, il n’y a que mon oncle capable d’une pareille attention ; il aura été instruit de mon amour de mes projets de mariage ; et pour s’y opposer, il aura obtenu un ordre. Mais, ma foi, je n’y tenais plus... deux mois et demi séparé de celle que j’aime, sans savoir ce qu’elle était devenue...
Air : Vaudeville de Voltaire chez Ninon.
Pour mieux dérouler mon gardien,
Employant un adroit manège,
J’ai fait le malade...
LÉON.
Fort bien,
Comme nous faisions au collège.
ADOLPHE.
Puis me glissant, après cela,
Le long du mur de la tourelle...
LÉON.
Ah ! grands Dieux ! que n’étais-je là
Pour vous faire la courte échelle.
Et vous vous êtes sauvé ?
ADOLPHE.
Oui, mais fort embarrassé de ma personne, craignant à chaque pas de rencontrer mon honnête brigadier, j’allais m’éloigner, lorsqu’hier soir, le hasard me conduit à une danse de village ; j’entends nommer mademoiselle de Rostanges, je m’approche, je fais jaser la petite Jenny, et j’apprends que Pauline est dans ce château.
LÉON.
Quoi ! ce serait ma cousine ?
ADOLPHE.
Elle-même ; je n’ai pu résister au désir de la voir, de la rassurer sur mon sort, et comme en rôdant dans le parc, j’ai entendu les domestiques parler d’un contrat de mariage, d’un notaire qu’on attendait, cela m’a suffi, et je me présente à tout hasard. Ah ça ? qui est-ce qui se marie donc ici ?
LÉON.
Ah ! mon Dieu ! c’est votre prétendue.
ADOLPHE.
Pauline !
LÉON.
Je ne m’étonne plus si elle était si triste.
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
Elle n’aura pu s’en défendre,
Craignant sans doute et le bruit et l’éclat ;
Mais vous allez tout voir et tout entendre,
Car vous signerez au contrat.
Que de maris ont, dit-on en ménage,
Des accidents aussi fâcheux au moins,
Et qui n’ont pas comme vous l’avantage
D’en être les témoins.
Mais j’entends du bruit.
ADOLPHE.
Et quel est le futur ?
LÉON.
Un monsieur Legrand, un ami de mon oncle que je ne connais pas.
ADOLPHE.
Eh bien ! il ne risque rien.
LÉON.
On vient, vite à votre rôle. Avez-vous seulement des papiers ?
ADOLPHE, fouillant dans sa poche.
Oui, oui, des ordres du ministre de la marine, les réponses du commandant de la citadelle ; voilà mon dossier, mes minutes.
LÉON.
Chut ! voici mon oncle et Pauline.
Scène IX
ADOLPHE, LÉON, M. DE ROSTANGES, PAULINE, JENNY
JENNY.
Oui, c’est le collègue de monsieur Guichard, un jeune homme très aimable : mais ne croyez pas mon papa, que ce ne soit qu’un notaire de campagne.
M. DE ROSTANGES.
En effet, il a fort bon air. Bonjour mon cher Léon ; mille pardons, Monsieur, de vous avoir laissé presque seul ; c’est le futur et monsieur le major, un de mes témoins qui, en attendant la signature du contrat, ont commencé par faire un demi piquet et ont fini par se disputer : je vous présente toujours ma fille aînée, celle que vous allez marier.
PAULINE.
Ah ! mon Dieu ! quoi c’est là...
M. DE ROSTANGES.
Qu’as-tu donc ?
PAULINE.
Rien, rien, mon père.
LÉON.
Peut-être une faiblesse.
ADOLPHE.
Oui, un étourdissement. Moi qui vous parle, j’y suis très sujet.
Le baron et monsieur Kerkavel, se disputant dans la coulisse.
LE BARON.
Je vous répète que j’ai trois marqués et le postillon.
ADOLPHE.
Ô ciel ! c’est la voix de mon oncle : comment diable se trouve-t-il ici ?
Pendant que M. de Rostanges, Jenny et Pauline remontent le théâtre pour aller au-devant du baron, Adolphe dit, bas à Léon.
C’est mon oncle, je suis perdu.
Voyant le cabinet qui est près de la table où il écrit.
Ah ! cet appartement... tâche surtout de l’empêcher d’entrer.
Il se précipite dans le cabinet ; Léon en retire la clé, la met dans sa poche et va aussi au-devant du baron.
Scène X
ADOLPHE, LÉON, M. DE ROSTANGES, PAULINE, JENNY, LE BARON, M. DE KERKAVEL, entrent en se disputant, LAGUÉRITE est derrière eux
LE BARON.
Puisque j’avais écarté la dame de trèfle.
LAGUÉRITE.
Mais mon commandant...
LE BARON, à Laguérite.
Va-t’en au diable ! comment voulez-vous que l’on puisse compter son jeu, quand au milieu d’une partie il vous arrive des estafettes et des ordonnances.
KERKAVEL.
Au fait, monsieur à raison, voyons, Laguérite, dépêche-toi. tu viens là me relancer.
LAGUÉRITE.
C’est au sujet du prisonnier dont le commandant de la citadelle vous a envoyé le signalement : on assure l’avoir vu rôder dans les environs.
PAULINE, bas à Léon.
Ah ! mon Dieu !
LE BARON.
Eh bien, tant mieux ! qu’il aille se promener. En ce moment monsieur le major n’est pas commandant de place ; il est ici pour signer un contrat et achever une partie de piquet, car nous l’achèverons... diable ! j’ai trois marqués. Ainsi, Laguérite, en arrière, et tiens-toi en réserve.
KERKAVEL.
Oui, mon vieux, je te parlerai tout à l’heure ; reste dans la chambre à côté, eu armée d’observation. Ah çà ! voyons où est notre notaire ?
M. DE ROSTANGES.
Eh mais ! où est-il donc ? il était là tout à l’heure, et je ne le vois plus.
LÉON.
Il sera probablement sorti.
LE BARON.
Impossible, nous l’aurions rencontré.
KERKAVEL.
Sans doute, un notaire, ça se voit.
JENNY.
Il ne peut être alors que dans ce cabinet.
LÉON, bas à Jenny.
Taisez-vous donc !
JENNY.
Mais sans doute, Monsieur, puisqu’il n’y a pas d’autre issue.
Allant à la porte.
Monsieur le notaire ! monsieur le notaire !
TOUS, criant.
Monsieur le notaire !
KERKAVEL.
Allons, il n’y sera pas.
LÉON.
C’est ce que je disais, il est bien sûr qu’il n’y est pas.
JENNY.
Si vraiment, je le vois très bien à travers la serrure ; il tourne le dos à la porte et est dans un fauteuil.
LE BARON.
Eh bien donc ! pourquoi diable ne répond-il pas ? à moins qu’il ne se trouve mal.
JENNY.
C’est drôle ! c’est que cela lui a pris en même temps qu’à ma sœur.
LÉON.
Vous tairez-vous ?
JENNY.
Comment ! me taire, quand ce pauvre jeune homme est aussi mal ; quand il y va peut-être de sa vie... fi ! que c’est laid, vous qui êtes son ami.
M. DE ROSTANGES.
Eh ! mais où est donc la clé ?
JENNY, cherchant.
Comment, elle n’est pas là ? moi qui l’ai vue toute à l’heure. Mais cette porte n’est pas bien solide...
LE BARON.
Sans doute, je vais chercher ce qu’il faut pour faire sauter la serrure.
M. DE ROSTANGES.
Je vais avec vous.
Le Baron et M. de Rostanges sortent, Kerkavel est sur le point de les suivre.
Scène XI
LÉON, PAULINE, JENNY, KERKAVEL
LÉON, à part.
Ah ! la maudite petite fille !...
Haut, à Kerkavel qui revient sur ses pas.
Eh bien ! vous ne les suivez pas ?
KERKAVEL.
Ils sont plus de monde qu’il ne faut, et ils n’ont pas besoin de moi.
LÉON, bas à Pauline.
Allons, il ne s’en ira pas ; et ce pauvre Adolphe, que nous ne pouvons délivrer !
KERKAVEL.
Mais a-t-on idée ! ce notaire qui déserte au moment de l’action. En tout cas, ce n’est pas avec armes et bagages ; car il a laissé là ses plumes, son écritoire et ses papiers.
En prenant un.
Hum ! hum ! qu’est-ce que cela ? un ordre du ministre de la marine... une lettre de moi.
À Léon.
C’est fort étonnant ! c’est celle que j’écrivais dernièrement à M. de Villiers, le prisonnier, qui m’avait adressé des réclamations.
Haut.
Vous êtes bien sûr que ces papiers appartiennent...
JENNY.
Au notaire ? Oui, Monsieur, c’est lui qui les a apportés.
KERKAVEL.
Et ce commencement d’écriture ?
JENNY.
Oh ! cette écriture, c’est la sienne... Hein ! comme c’est moulé !
KERKAVEL, se grattant l’oreille.
Diable ! diable ! et cette fuite soudaine...
À Jenny.
Dites-moi, ma petite fille, êtes-vous bien sûr que ce soit un notaire ? et n’avait-il pas quelques façons militaires ?
JENNY.
Comment, Monsieur, vous croyez ? Eh bien ! maintenant que j’y pense ; oh ! que je suis contente... parce qu’il n’y a pas de comparaison, j’aime mieux que ce soit un militaire ; d’ailleurs, je me rappelle très bien l’avoir vu avant hier au bal de la forêt ; et il avait un frac bleu, sans épaulettes ; et ici, sur les basques, des ancres brodés en or.
KERKAVEL.
Un officier de marine... c’est lui, il n’y a plus de doute ; et je devine aisément pour quelles raisons il se déguise.
Haut.
Parbleu ! vous me voyez enchanté ; c’est justement le prisonnier que l’on m’a recommandé de poursuivre.
PAULINE.
Quoi ! Monsieur, vous pourriez... ici, chez mon père...
KERKAVEL.
Eh parbleu ! il le faut bien ; j’en suis désolé, mais mon devoir, ma responsabilité, m’obligent de l’arrêter.
JENNY.
L’arrêter ! ah ! malheureuse, qu’ai-je fait ?
KERKAVEL.
Holà ! Laguérite ?
LAGUÉRITE, en dedans.
Présent.
Scène XII
LÉON, PAULINE, JENNY, KERKAVEL, LAGUÉRITE
KERKAVEL.
Approche à l’ordre. Tu vas te tenir ici en faction ; notre prisonnier est là, dans ce cabinet ; un homme en habit noir... un notaire... tu comprends.
LAGUÉRITE.
Oui, mon général.
KERKAVEL.
Ainsi, sois à ton poste ; et le premier notaire que tu verras...
LAGUÉRITE.
Je mets la main dessus.
KERKAVEL.
C’est bien ; je vais chercher du renfort pour le faire escorter et conduire en lieu sûr.
Ensemble.
KERKAVEL.
Air : Qu’une douce, aimable folie.
Regardant Jenny.
Que d’esprit, que d’intelligence !
Oui, d’honneur, j’en suis enchanté,
Sans vous, le prisonnier, je pense,
Déjà serait en liberté.
LÉON, ironiquement à Jenny.
Que d’esprit et que d’obligeance
Oui, vraiment, j’en suis enchanté ;
Sans vous, le prisonnier, je pense,
Déjà serait en liberté.
JENNY, à part.
Qu’ai-je fait ? et quelle imprudence !
J’en perds la tête, en vérité...
Sans moi, sans mon inconséquence,
Il retrouvait la liberté.
PAULINE, à part.
C’en est fait, je perds l’espérance,
Dont mon amour s’était flatté.
À Jenny.
Sans vous, oui, sans votre imprudence,
Il retrouvait sa liberté.
Kerkavel sort.
Scène XIII
LÉON, PAULINE, JENNY, LAGUÉRITE, qui se promène devant la porte du cabinet
PAULINE.
Quel parti prendre ?
LÉON, à Jenny.
Qu’allons-nous devenir ? Savez-vous ce que vous avez fait, par votre indiscrétion, par votre curiosité ? c’est mon meilleur ami.
PAULINE.
C’est celui que j’aime que vous allez faire arrêter.
JENNY.
Celui que vous aimez ! Voilà donc ce secret... et c’est moi qui serai cause de votre malheur et du sien... ma sœur, me pardonnerez-vous jamais ?
PAULINE.
Calme-toi, je ne t’en veux pas ; tu ne pouvais pas prévoir...
JENNY.
Non, je suis bien coupable ; mais je réparerai ma faute ; j’irai, je parlerai à mon père, à monsieur le major ; et s’ils résistent âmes prières,
Fondant en larmes.
je ne sais pas ce que je ferai.
LÉON.
Allons, Jenny, il ne s’agit pas de pleurer, et vous êtes une enfant.
JENNY.
Ah ! je suis un enfant ! ah ! je suis un enfant... Eh bien ! on verra, Monsieur.
Essuyant ses yeux.
Ce n’est pas qu’il n’ait raison, parce qu’au fait, quand je pleurerai pendant une heure, ça ne m’avancera à rien ; et ce n’est pas cela qui nous débarrassera de l’invalide.
Frappant du pied, et marchant avec impatience.
Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vais faire ? Je ne trouve aucun moyen.
Regardant par la fenêtre qui est à la première coulisse.
Ah ! mon Dieu ! que vois-je au bout de l’allée ? c’est M. Guichard, le notaire, qui arrive toujours en courant ; c’est le ciel qui nous l’envoie.
Criant et faisant comme si elle avait peur.
Mon Dieu !
Détournant la tête.
il va se blesser.
Regardant.
Non, le voilà par terre. Laguérite ! Laguérite ! le prisonnier qui vient de sauter par la fenêtre...
PAULINE et LÉON.
Grands dieux ! serait-il vrai ?
Jenny, en souriant leur fait signe de la tête que non.
LAGUÉRITE, après s’être approché de la fenêtre.
Comment ! mille bombes !
JENNY.
Oui, vois-tu, là, en bas, ce monsieur en habit noir, et en perruque poudrée... ce notaire qui court dans le jardin ?
LAGUÉRITE.
Oui, morbleu ! mais c’est drôle, il se sauve par ici.
JENNY.
C’est qu’il a perdu la tête.
LAGUÉRITE.
Heureusement que j’ai encore la mienne.
Il sort en courant.
Scène XIV
JENNY, PAULINE, LÉON
JENNY, sautant en l’air et frappant des mains.
Ah ! comme il court ! comme il court ! combien je suis contente...
LÉON, mettant la clé dans la serrure.
Adolphe !... Adolphe !... vous pouvez sortir.
ADOLPHE.
Mon ami, ma chère Pauline...
JENNY, à part.
Ah ! que ma sœur est heureuse ! Mais voyez seulement s’ils s’occupent de moi !
ADOLPHE.
Mon cher Léon, que je le dois de remerciements, et à vous surtout, Mademoiselle.
JENNY, d’un ton piqué.
Du tout, Monsieur, vous ne m’en devez pas, adresser-les à ma sœur ; c’est pour elle seule ce que j’en ai fait... Je ne rends service qu’aux gens qui ont confiance en moi, et qui ne me traitent point comme un enfant.
PAULINE, d’un ton de reproche.
Jenny, y penses-tu ?
JENNY.
Ah ! pardon ; si tu savais quelles idées j’ai eues un instant, des idées que je ne puis m’expliquer, mais qui faisaient que j’étais presque fâchée de ce que tu étais contente. Mais vous avez raison, je ne suis qu’an enfant, à qui il faut pardonner bien des choses :
À Adolphe.
N’est-ce pas mon beau-frère ?
ADOLPHE.
Oui, oui, ma jolie petite sœur, je pardonne et de grand cœur.
PAULINE.
Et vite... On vient de ce côté.
JENNY.
Sortez par l’appartement de ma sœur, qui donne sur le jardin ; vous, Léon, aidez-le à se sauver.
LÉON.
Et toi ?
JENNY.
Et moi, et moi, je reste ; il faut bien empêcher ce contrat ; il faut bien apprendre à mon père que vous voulez en épouser un autre.
PAULINE.
Oh ! d’abord, je n’oserai jamais lui dire et braver sa colère.
LÉON.
Eh bien, c’est moi qui m’en chargerai ; qu’est-ce que je risque ! d’être mis eu pénitence... et je veux bien encore me dévouer pour vous. Allez.
Pauline, Léon et Adolphe sortent par la porte à droite.
Ah ! mon Dieu ! c’est ce pauvre notaire que j’ai fait arrêter.
Scène XV
JENNY, M. DE KERKAVEL, LAGUÉRITE, tenant M. GUICHARD au collet
LAGUÉRITE.
Air : Verse encor, encor, encor.
Le voilà, voilà, voilà, voilà,
Ici je le ramène,
Et ce n’est pas sans peine ;
Le voilà, voilà, voilà, voilà,
Et je réponds, morbleu ! de ce prisonnier là.
GUICHARD, bégayant.
À ce transport brutal,
Quoi, nul ne me dérobe !
Accueillir aussi mal
Un notaire royal !
Traiter de malfaiteur
Nous... un homme de robe !
Ils m’ont, sur mon honneur,
Pris pour un procureur !
CHŒUR.
Le voilà, voilà, voilà, voilà, etc.
KERKAVEL.
Laissez, Laguérite. D’où venez-vous, Monsieur ?
GUICHARD.
De faire un... un testament.
LAGUÉRITE.
Et où alliez-vous ?
GUICHARD.
Faire un contrat de ma... ma... mariage.
LAGUÉRITE.
C’est faux, mon commandant, il vient de sauter par la fenêtre, et il allait prendre la clé des champs : demandez plutôt à mademoiselle Jenny.
GUICHARD.
Justement, je m’en rapporte à cet en... enfant.
JENNY, à part, d’un air mécontent.
Tiens, cet enfant !
GUICHARD.
N’est-ce pas, ma petite amie vous me reconnaissez ? Monsieur Gui... Guichard, notaire de la famille.
JENNY.
Sans doute, je vous reconnais. Ah ! mon Dieu ! vous êtes-vous fait mal tout à l’heure en sautant par la fenêtre ?
GUICHARD.
Moi, j’ai sau... sauté ?
Laguérite prend Guichard au collet et veut l’emmener.
Scène XVI
JENNY, M. DE KERKAVEL, GUICHARD, M. DE ROSTANGES, LE BARON
M. DE ROSTANGES.
Eh ! mon dieu ! quel est ce bruit ? monsieur Guichard, mon notaire, qui livre une bataille.
KERKAVEL.
Quoi, c’est là votre notaire ?
M. DE ROSTANGES.
Et celui de toute la ville.
GUICHARD.
Voilà une heure que je le ré... répète à ces messieurs, et vous conviendrez que c’est très désagréable, moi dont les mo... moments sont précieux, et mon épouse, madame Guichard, qui m’a... m’attend.
M. DE ROSTANGES, souriant.
En effet, j’oubliais que vous étiez jaloux ; mais puisque vous aviez envoyé un confrère, ce jeune homme qu’ici j’ai vu tantôt à votre place.
GUICHARD.
À ma place !
M. DE ROSTANGES, montrant le cabinet.
Oui, et qui même était indisposé, était malade...
LAGUÉRITE.
Comment, ils étaient deux ? Dites donc, mon commandant, je crois que c’est le malade qui aura sauté le pas.
Il montre la fenêtre.
KERKAVEL.
Je le crois aussi. Mais que nous disait donc cette petite fille ?
JENNY.
Écoutez donc, est-ce qu’on peut s’y reconnaître ? tous ces Messieurs se ressemblent, c’est le même uniforme.
LAGUÉRITE, sortant.
Il sera peut-être encore temps et je vous en rendrai bon compte.
Il sort.
GUICHARD.
Vous avez raison ; c’est lui qui... qu’il faut arrêter ; certainement, un notaire qui s’introduit dans les maisons pour vous enlever une cli... clientèle, ce sont de ces abus que l’autorité doit réprimer.
KERKAVEL.
Eh ! il ne s’agit pas de cela !
GUICHARD.
C’est qu’il y a un sort attaché à ce maudit contrat, et je crois vraiment, qu’il ne se fera pas d’aujourd’hui ! je viens !... une première fois, on me fait attendre une seconde, on... on me renvoie ; une troisième, on m’a... m’arrête.
LE BARON.
De sorte, que si vous reveniez une quatrième, je ne sais pas ce qui vous arriverait. Eh bien, raison de plus pour ne pas désemparer et pour rédiger sur le champ les articles.
KERKAVEL.
Au fait, nous voulions un notaire, quelque il fût, le voilà, terminons.
M. DE ROSTANGES.
Oui, oui, terminons ; mettez-vous là, et écrivons.
M. Guichard est à la table, M. de Kerkavel s’assoit à sa droite ; le Baron et M. de Rostanges à sa gauche, en demi-cercle, de sorte que M. de Rostanges est le plus près de Jenny.
JENNY, à part.
Ah ! mon Dieu ! les voilà tons d’accord.
Haut.
Mais mon papa, ma sœur qui n’est pas là !
M. DE ROSTANGES.
On la fera appeler pour signer.
GUICHARD, taillant sa plume.
C’est une chose bien importante, Messieurs, que la ré... rédaction d’un contrat de mariage ; j’ai apporté mon Co... Code civil. Voyons pour les époux l’article des do... do... donations.
JENNY.
Ah ! mon Dieu, monsieur Guichard, votre femme a-t-elle envoyé à ma sœur ce modèle de robe qu’elle lui avait demandé ?
GUICHARD, s’arrêtant tout court.
Qu’est-ce que c’est ?
M. DE ROSTANGES.
Vous voyez bien, Jenny, que nous sommes en affaires ; et s’il vous arrive de nous interrompre, je vais vous renvoyer.
JENNY.
Mais mon papa, c’est essentiel puisque c’est pour le bal de ce soir.
M. DE ROSTANGES.
C’est bon, c’est bon, tenez vous tranquille, et jouez là dans votre coin avec voire poupée, ou si non...
JENNY, va s’asseoir à l’autre coin du théâtre en prenant sa poupée d’un air boudeur.
C’est désagréable ; on ne peut rien dire.
M. DE ROSTANGES, sévèrement.
Qu’est-ce que c’est ?
JENNY.
Je ne dis rien, mon papa, je joue avec Mademoiselle.
Parlant à la poupée.
Voyons, Mademoiselle, tenez-vous droite et obéissez-moi, pour qu’au moins il y ait quelqu’un à qui ça arrive dans la maison. D’abord, que je vous fasse belle pour votre noce ; parce que je vais vous marier à M. Polichinelle ; hein ! ça vous convient-il ? Non ? eh bien ! c’est égal ; parce que dès que ça plait au papa et à la maman, ça suffit. Qu’est-ce que c’est, je crois que vous faites la grimace ? Vous trouvez peut-être que M. Polichinelle est trop vieux, et qu’il ne pourra pas vous conduire au bal ? eh bien ! vous ferez comme madame Guichard, qui était l’autre jour avec ce petit blond, monsieur Théodore, le maître clerc.
GUICHARD, qui écrit, s’arrête et reste la plume en l’air.
Hein ! qu’est-ce ? qu’est-ce que c’est ?
M. DE ROSTANGES.
Eh bien ! qu’avez-vous donc ? continuez.
GUICHARD.
Rien. C’est que quelquefois ces petites filles font des remarques...
JENNY, continuant à parler à sa poupée.
Dieux ! que vous allez être une belle madame, avec ce chapeau-là ! voyez-vous, vous seriez ma bonne amie ; et je viendrai vous faire la cour. Voyons un peu, Mademoiselle, qu’est-ce que vous me diriez ? allons donc, répondez-moi, comme disait ce malin ma sœur à ce beau jeune homme.
LE BARON, prêtant l’oreille.
Hein ?..
M. DE ROSTANGES, l’arrêtant.
Chut ! taisez-vous donc.
Ils écoutent.
JENNY.
« Oui, c’est vous que j’aime et que j’aimerai toujours ; en vain on veut me marier à un autre, cela est impossible à mon cœur. »
M. DE ROSTANGES, voulant se lever.
Morbleu !
LE BARON, le retenant à son tour.
Mais, mon ami, tenez vous donc !
GUICHARD.
Nous disons, après cela, pour les acquêts de la communauté ?
LE BARON, écoutant toujours.
Oui, oui, faites comme vous l’entendrez.
Regardant Jenny.
Allons, elle ne veut plus parler à présent.
JENNY, fait un geste pour montrer qu’elle s’aperçoit qu’on l’écoute, et elle continue.
Voyons maintenant votre leçon de lecture car vous êtes bien peu avancée pour votre âge ; ma chère amie, vous êtes si paresseuse... allons, lisez avec moi.
Prenant un papier sur la table et faisant lire sa poupée.
M, a, ma, chère... Pauline.
M. DE ROSTANGES, à part.
Une lettre adressée à ma fille ?
LE BARON.
À ma prétendue !
JENNY, épelant.
N, o, t, not... notre ; a, m, am... o, u, r, our... notre amour... mais allez donc, Mademoiselle, tout le monde connaît ce mot-là.
M. DE ROSTANGES.
Si je pouvais prendre cette lettre !
Pendant qu’il s’approche doucement pour la saisir, Jenny, qui l’observe du coin de l’œil, déchire le papier en sept ou huit morceaux.
LE BARON, à part.
Oh ! la petite masque !
JENNY.
C’est bien ; voilà maintenant de quoi vous faire des papillotes.
M. DE ROSTANGES.
Que venez-vous de déchirer là, Mademoiselle ?
JENNY, froidement.
Rien, mon papa ; c’est une lettre à ma sœur un papier qu’elle a laissé traîner.
M. DE ROSTANGES.
Et de qui est ce papier ; car je présume que vous l’avez lu ?
JENNY.
Oh ! oui, mon papa, et tout couramment ; si vous m’aviez entendu, vous auriez été bien content, mais je ne sais pas ce que ça veut dire ; c’est d’un jeune homme qui parle de flamme, d’amour, et qui dit qu’il est le mari de ma sœur vu que ma sœur lui a promis de l’épouser.
LE BARON.
De l’épouser !
M. DE ROSTANGES, au baron.
Laissez donc, laissez donc.
À Jenny.
Et quel est son nom ?
JENNY.
Oh ! son nom, je l’ai retenu parfaitement ; c’est M. De Villiers, officier de marine.
KERKAVEL, M. DE ROSTANGES et LE BARON, chacun avec une intention différente.
Villiers !
Le Baron et M. de Rostanges se mettent à rire.
ROSTANGES et LE BARON.
Ah ! ah ! ah !... elle m’a fait une peur !
JENNY.
Eh bien ! qu’est-ce qu’ils ont donc ?
LE BARON, riant et regardant Rostanges avec intelligence.
C’est ça ; la petite sœur a écouté aux portes, impossible de lui rien cacher ; je vois qu’elle sait mon nom.
KERKAVEL.
Comment, votre nom ?
M. DE ROSTANGES.
Eh ! oui, c’est le mien.
KERKAVEL.
Monsieur De Villiers ! celui qui a eu cette querelle avec le vice-amiral ?
LE BARON.
Moi-même, et vous allez le voir tout à l’heure, quand je signerai le contrat.
KERKAVEL.
Comment, c’est vous ! Ah ! mon ami ! mon cher ami ! pourquoi diable êtes-vous venu me dire cela ! j’en suis désolé !
LE BARON.
Et pourquoi donc ?
KERKAVEL.
Désespéré, vous dis-je ; mais je suis obligé de vous arrêter.
LE BARON.
M’arrêter !
JENNY.
Allons, voilà que j’ai fait arrêter l’autre ; ils ne s’y reconnaissent plus.
KERKAVEL.
Si, vraiment ; j’y vois clair, vous êtes condamné à trois mois d’arrêts ; et comme vous n’en avez encore subi que deux et demi...
LE BARON.
Qu’est-ce que vous dites donc là ?
KERKAVEL.
Ne voilà-t-il pas deux mois et demi que vous êtes au château Saint-Vincent, que vous vous êtes échappé avant-hier, qu’on a donné ordre de vous poursuivre !
LE BARON.
Ah çà ! il perd la tête, le commandant.
Scène XVII
JENNY, M. DE KERKAVEL, GUICHARD, M. DE ROSTANGES, LE BARON, LAGUÉRITE
LAGUÉRITE.
Monsieur le major ! monsieur le major ; bonne nouvelle ; notre fugitif est rattrapé.
Air : Du partage de la richesse.
Grâce à ma diligence extrême,
Nous venons d’arrêter ses pas.
KERKAVEL.
Je le sais bien, car il est ici même.
LAGUÉRITE.
Non, morbleu ! puisqu’il est là bas.
KERKAVEL.
Quand je le dis que le voilà, regarde.
LAGUÉRITE.
C’est un de plus. Tenez bien celui-là,
Mon commandant, il faudra qu’on le garde
Pour le premier qui nous échappera.
L’autre a été pris par nos gens au moment où il voulait sortir des jardins : il est convenu lui-même qu’il était monsieur de Villiers notre prisonnier, et je vous le ramène.
LE BARON.
Air du Vaudeville du Colonel.
Oui, je ne sais encor si l’on m’abuse,
Mais je ne puis deviner sur ma foi,
Le galant homme qui s’amuse
À se faire arrêter pour moi.
De mon malheur me dérober ma place,
De ma prison me voler les ennuis,
Heureux celui qui trouve en sa disgrâce,
De tels fripons dans ses amis.
Voyant Adolphe.
Eh ! c’est mon neveu !
Scène XVIII
JENNY, M. DE KERKAVEL, GUICHARD, M. DE ROSTANGES, LE BARON, LAGUÉRITE, ADOLPHE, PAULINE, LÉON
ADOLPHE.
Lui même, qui n’a pu échapper à son sort ; mais qui, avant de retourner en prison, vient former opposition au mariage.
KERKAVEL.
Je comprends, enfin.
Montrant Adolphe.
C’est Monsieur qui est à la fois le prisonnier et l’amant préféré.
M. DE ROSTANGES et LE BARON.
Comment, l’amant préféré ?
KERKAVEL.
Eh parbleu ! il n’y a pas de quoi se fâcher, et je vous en félicite au contraire. Savez-vous, mon ami, que ce jeune homme a fait un chemin superbe, qu’il n’a plus que quinze jours à passer en prison et qu’après cela il sera fait contre-amiral ?
TOUS.
Contre-amiral ?
KERKAVEL.
Eh oui ! sans doute ; c’est ainsi que l’a décidé le ministre ; trois mois d’arrêts pour punir son insubordination, et le grade de contre-amiral pour récompenser son mérite.
JENNY.
Mon beau-frère, contre-amiral !
LÉON, à Adolphe.
Dites donc, vous me ferez enseigne, n’est-ce pas ? vous savez que je manœuvre joliment.
LE BARON.
Comment ! mille bombes ! il serait vrai ?
KERKAVEL.
Oui, mon cher : comprenez-vous enfin ?
LE BARON.
À merveille, excepté que c’est moi qui ai le grade, et que c’est mon neveu qui a eu les arrêts.
KERKAVEL.
Comment ! il serait possible !...
ADOLPHE.
Quoi, mon oncle, c’est pour vous que j’ai été arrêté ?
LE BARON.
Oui, mon Adolphe, oui mon pauvre garçon, tu as pris ma place en prison.
Regardant Pauline.
Il est vrai que tu l’avais déjà prise autre part, ce qui établit une sorte de compensation, mais ce qui n’empêche pas que je ne sois ton débiteur.
GUICHARD, se levant, le papier à la main.
Messieurs tout est fini, et je dis : ce n’est pas sans peine.
JENNY.
Eh bien, vous aviez raison, monsieur Guichard ; voilà un contrat qui ne se fera pas d’aujourd’hui, car il faut le recommencer.
GUICHARD.
Comment ! le recommencer ?
JENNY.
Eh ! oui ; demandez plutôt. N’est-ce pas mon papa, que vous voulez bien que monsieur Guichard en fasse un autre ?
LE BARON, prenant la main de Rostanges.
Eh ! sans doute, il le faut bien, à condition qu’il y joindra une belle et bonne donation de cinquante mille écus à mon neveu et à ma nièce.
JENNY, à Pauline et Adolphe.
Qu’est-ce que je vous avais promis ?
ADOLPHE.
Ah ! mon oncle !
LE BARON.
Je te dois ça mon ami, c’est le prix de ma rançon ; mais mon trimestre n’est pas acquitté ; j’ai encore quinze jours de prison.
LAGUÉRITE, au baron.
Si Monsieur voulait, je les lui ferais au même prix.
LE BARON.
Non, non, il est des circonstances ou il faut enfin payer de sa personne ; je vous suis, mon cher major ; mais j’espère que vous viendrez me voir en prison ; que nous ferons des piquets.
KERKAVEL.
Je vous le promets monsieur l’amiral.
LE BARON.
Quant à toi, Jenny, qui nous a fait enrager aujourd’hui, prends bien garde, il se pourra bien que dans cinq ou six ans je me venge sur toi ?
ADOLPHE.
Je ne vous le conseille pas, mon oncle ; voilà Léon qui pourrait encore prendre votre place !
Vaudeville.
Air : La ville est bien l’air est très pur (du Colonel).
JENNY, à M. de Rostanges.
Enfin, tout le monde est content,
Je vois heureux tout ce que j’aime,
Pourtant, je ne suis qu’un enfant ;
Tantôt vous le disiez vous-même.
Ah ! combien je suis fière aussi,
Grâce à ma petite équipée,
De vous avoir fait aujourd’hui
Jouer encore à la poupée.
M. DE ROSTANGES.
Tous ces biens, objets de nos vœux,
Et qui sont les mépris du sage,
Sont plus utiles à ses yeux
Que les hochets du premier âge.
Que nous portions, fiers et contents,
Le sceptre, la lyre ou l’épée,
Nous sommes toujours des enfants,
Nous ne changeons que de poupée.
LE BARON.
Quoique le fait soit étonnant,
Je conçois bien, sur ma parole,
Qu’en ces lieux un jouet d’enfant
Comme un autre ait rempli son rôle.
Le hasard règle nos destins,
Et dans des places usurpées
J’ai déjà vu tant de pantins,
Qu’on peut bien y voir des poupées.
LÉON.
On est libre, heureux et garçon,
On a vingt mille écus de rente ;
Et dans quelque bonne maison
On prend une femme charmante,
Jeune, brillante, et cætera,
Et de sa toilette occupée :
On veut une épouse, et voilà
Que l’on achète une poupée.
JENNY, au public.
Devant nous, en tremblant, je vien
Montrant sa poupée.
Vous présenter Mademoiselle,
Voyez qu’elle est jolie, eh bien !
Elle est encor plus casuelle.
Je tiens beaucoup à mes joujoux ;
Et de terreur je suis frappée,
Pensant que votre courroux
Peut faire tomber ma poupée.