La Paysanne de Livonie (Ferdinand DE VILLENEUVE - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE - Louis-Émile VANDERBURCH)

Comédie historique en deux actes, mêlée de chants.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Nouveautés, le 6 décembre 1829.

 

Personnages

 

PIERRE Ier, Czar

MENZICOFF, son ministre

BAZILIOWITZ, boyard de l’Ukraine

BARADITCHEF, boyard moscovite

ZISKY, serf de Baziliowitz

ANNA, fille de Baziliowitz

MARTHA, paysanne de Livonie

BOYARDS

OFFICIERS

PAYSANS

 

La scène est aux environs de Moscou, dans le premier acte, et dans le second, près Wilna.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une salle basse d’une maison de plaisance de Menzicoff.

 

 

Scène première

 

MARTHA, ANNA, FEMMES ESCLAVES qui sont en train de filer, sous la direction d’Anna

 

CHŒUR.

Air : Travaillons, mesdemoiselles. (La Fiancée.)

Travaillons avec courage ;
Sachons profiter du temps.
Quand on se met à l’ouvrage
On abrège les instants.

MARTHA, à Anna.

Mais en chantant ils sont plus courts, je pense.
Daignez ici dire cette romance
Dont les accords sont si doux.

ANNA.

Je le veux bien.

LES FEMMES.

Toutes rapprochons-nous.

ANNA.

Premier couplet.

Dans la vieille Russie,
Un fier boyard, un jour,
Pour esclave jolie
Se sentit pris d’amour.
Usant de sa puissance,
En maître il commanda.
Qu’arriva-t-il ? Silence !
L’histoir’ ne dit pas ça.
Dans ce temps là,
Dam ! on aimait comme ça.

Deuxième couplet.

La belle, avec adresse,

D’ son malheur profitant,
D’esclav’ devient maîtresse ;
Voyez c’ que c’est pourtant !
Le fier guerrier qui l’aime
À son empir’ céda,
Et l’histoire dit même
Qu’enfin il l’épousa.
Dans ce temps là,
Dam ! on s’ mariait comm’ ça.

Reprise en CHŒUR.

Travaillons avec courage, etc.

Les femmes sortent.

ANNA.

Allons, ma bonne Martha, c’est assez travailler ; il est temps que tu songes à m’aider dans ma toilette.

MARTHA.

Je suis à vos ordres, mademoiselle.

Elle lui arrange les cheveux.

ANNA.

Hâte-toi, mon père ne peut tarder à revenir de la course qu’il fait dans les environs, pour visiter, en sa qualité de voisin, les dépendances de ce beau domaine que notre czar vient d’accorder au seigneur Menzicoff.

MARTHA.

Quelle fortune rapide !...

ANNA.

Oui... n’est-ce pas ?... Quand on pense à ce qu’il était autrefois.

MARTHA.

Le seigneur Menzicoff ? qu’était-il donc ?

ANNA.

Cela t’intéresse ?... Effectivement, j’ai cru remarquer qu’hier tu rougissais lorsqu’il t’adressait des compliments sur ta beauté.

MARTHA, avec tristesse.

Qu’importe la beauté quand on est esclave !

ANNA, se levant.

Eh bien ! on dit qu’il est né dans une classe très obscure. C’est le fils d’un simple boulanger de Moscou. Il porta un jour des petits gâteaux chez un grand seigneur qui le prit en amitié, l’attacha à sa personne, et bientôt il devint plus puissant que son protecteur lui-même.

MARTHA.

Air : Du partage de la richesse.

Premier ministre de Russie,
Un boulanger ; c’est surprenant.

ANNA.

Du moins c’est une garantie
Pour le chef du gouvernement.
En cas d’événements sinistres,
Si l’on vient à manquer de pain,
Le peuple, avec de tels ministres,
Ne craint pas de mourir de faim.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, ZISKY

 

ZISKY, couvert de neige et accourant en agitant ses bras en sens contraire pour se réchauffer.

Dieu ! fait-il froid ! Bonjour, Martha ?... Ah ! pardon, mam’zelle Anna.

ANNA.

Qu’avez-vous donc ? Zisky ; vous paraissez transi.

ZISKY, soufflant dans ses doigts.

Non, mam’zelle, je ne me permettrais pas ça devant vous. C’est que j’ai l’onglée. Je viens de conduire votre père en traîneau, et c’est un métier bien dur, surtout quand on a des talents qu’on ne peut pas exercer ; car j’en ai bien fait des métiers ; mais à quoi sert d’avoir été barbier, maçon, et cætera, dans un pays où chacun fait sa maison soi-même, et où personne ne fait sa barbe.

ANNA.

Il me semble que vous n’avez pas à vous plaindre ; mon père vous traite avec égard.

ZISKY.

Oui, à coups de knout ; mais il dit que ça le réchauffe quand il a froid, et il est frileux aussi, monsieur vot’ père. Dieu ! m’en a-t-il donné des coups de knout !

Air : Amis, voici la riante semaine.

Dès qu’arrivait la première gelée,
Dix coups de knout, voilà c’ qui me r’venait.
Si l’ vent soufflait, et qu’ mon maître eût l’onglée,
C’était vingt coups alors qu’il me donnait.
Quand l’ fleuv’ prenait, je tremblais, et pour cause ;
C’est quarant’ coups qui me tombaient du ciel.
Bref, tous les jours il redoublait la dose,
Et ça durait comme ça jusqu’au dégel.

Mais enfin j’espère qu’il ne m’en donnera plus.

ANNA.

Et pourquoi ?

ZISKY.

Parce que... parce que je viens d’entendre le seigneur Menzicoff lui dire que, par le dernier ukase, il devait fournir vingt-cinq hommes au czar pour l’armée. Il faut des beaux hommes, et je prévois bien que je vais quitter le traîneau pour le mousquet. Au moins au feu j’aurai pas si froid.

MARTHA.

Quoi ! Zisky, tu me quitterais !...

ZISKY.

Il le faudra bien... et puis, moi, j’ai de l’ambition... mon père était comme le tien... soldat...

MARTHA.

Oui, mais soldat suédois !

ZISKY.

Eh bien ! moi, je deviendrai peut-être caporal ; ça se peut ; l’empereur a bien été sergent. En tous cas... si je fais mon chemin... je ne t’oublierai pas... je me souviendrai que nous avons été élevés ensemble... que t’as toujours été ma meilleure amie... Que l’occasion de te servir se présente !... et tu verras.

ANNA.

Voici mon père et le seigneur Menzicoff... Martha, à ton ouvrage.

Martha reprend sa place.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MENZICOFF, BAZILIOWITZ

 

BAZILIOWITZ, à la cantonade.

Paresseux ! fainéants ! voulez-vous bien rejoindre vos femmes... Ils sont là à rien faire, et cette année le paysan est si rare ! Je n’ai pas pu en élever deux douzaines !

À Menzicoff.

Décidément, seigneur Menzicoff, c’est arbitraire ! me demander vingt-cinq paysans pour ma contribution de guerre ! c’est une somme énorme !

MENZICOFF.

C’est un homme sur cent, comme l’ordonne l’ukase.

BAZILIOWITZ.

Mais je suis ruiné !

Apercevant Zisky.

Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

ZISKY.

Je m’en vais.

BAZILIOWITZ, d’un ton dur.

Non, reste !... j’aurai peut-être besoin de toi pour me réchauffer.

À Menzicoff.

D’abord, seigneur Menzicoff, pour faire des soldats, il faut des hommes forts.

ZISKY, à part.

On parle de moi.

BAZILIOWITZ.

Et dans mon domaine le paysan ne réussit pas du tout. Il vient très mal.

Montrant Zisky.

Tenez, regardez plutôt.

ZISKY, à part.

J’en étais sûr !...

MENZICOFF, regardant Martha, et à part.

Elle est là !...

BAZILIOWITZ, à Menzicoff.

Mais ce n’est pas de ce côté.

MENZICOFF.

Non ; mais je remarquais que si, sur vos terres, les hommes réussissent mal, comme vous le dites, en revanche, l’autre sexe !... Cette jeune Martha est charmante !...

BAZILIOWITZ.

Elle n’est pas mal, pour une femme ; mais elle est d’une famille de Livonie, ça a été capturé enfant avec cet imbécile que voilà... je les ai eus d’occasion, d’hasard... Ce n’est pas le vrai sang russe.

MENZICOFF, à demi-voix.

Puisqu’il vous répugne tant de payer votre contingent, cédez-moi cette jeune Martha, et je fournirai douze hommes pour vous.

BAZILIOWITZ.

Quoi !... que je vous la donne ?

MENZICOFF.

Oui, cette maison que je viens de recevoir de la générosité du czar n’est pas encore montée. J’ai besoin de mettre à la tête de mes gens une femme intelligente, active, laborieuse.

BAZILIOWITZ.

J’entends... j’entends bien. Calculons. Douze paysans pour une femme, c’est douze homme de plus et une femme de moins. Ça ne peut pas me nuire... c’est un bénéfice tout clair. Mais cette jeune Martha, ma femme l’a élevée, ma fille l’aime beaucoup... et puis...

MENZICOFF, brusquement.

Eh bien donc, livrez les hommes qu’on vous demande, et apprêtez-vous à en livrer autant dans quelques mois, car cette maudite guerre avec les Suédois est désastreuse

BAZILIOWITZ.

Autant !... miséricorde !... Mais c’est un gaspillage... un vrai gaspillage !... Est-ce que l’empereur croit que le vassal pousse comme un champignon ?...

MENZICOFF.

Vous aurez soin aussi, mon cher Baziliowitz, de faire porter au trésor de l’armée les deux mille roubles que vous lui devez.

BAZILIOWITZ, à part.

Ô astucieux politique, je reconnais là l’homme d’état, et je vois qu’il faut en passer par où il veut.

Appelant.

Martha !... Martha !

MENZICOFF, à part.

Je savais bien le décider !

Martha approche.

BAZILIOWITZ.

Dès ce moment, ma chère Martha, vous ne m’appartenez plus !

MARTHA, vivement.

Quoi ! je serais libre !...

MENZICOFF.

Pas tout-à-fait, mon enfant, mais j’espère que tu ne t’apercevras point que tu as un maître.

Air de Lantara.

Tu règneras dans mon domaine,
Tous mes vassaux n’obéiront qu’à toi ;
Et même tu pourras sans peine
Régner sur mon cœur et sur moi.
(bis.)

MARTHA.

Ah ! mon seigneur, je crains de vous comprendre ;
Je ne suis qu’une esclave, hélas !
Mon travail, on a pu vous le vendre,
Mais le cœur ne s’achète pas.

ANNA.

Quoi, mon père, Martha va me quitter ?

ZISKY, avec feu.

Non !... mam’zelle Anna, elle ne vous quittera pas. Je me dévoue pour vous et pour elle. Me voilà, monseigneur ; je suis plus fort qu’elle ; si vous voulez me prendre à sa place, je crois que vous n’en serez pas fâché.

BAZILIOWITZ, le repoussant.

Imbécile !...

MENZICOFF.

C’est le jeune compatriote de Martha ?... ne les séparons pas. Vous devez encore treize paysans.

BAZILIOWITZ, poussant Zisky du coté de Menzicoff.

Eh bien ! tenez, voici justement le treizième, je vous le donne par-dessus le marché, et n’en parlons plus.

ZISKY, à part.

Par-dessus le marché ! quoique ça, c’est humiliant.

MENZICOFF, à Zisky.

Qu’est-ce que tu sais faire ?

ZISKY.

Tout ; mais il faut que j’aie chand.

MENZICOFF.

Eh bien, tu seras employé dans la cuisine.

ZISKY.

La cuisine !... ça me va. Justement j’ai été barbier et maçon. Je sais aussi faire des petits pâtés.

À Menzicoff.

Aimez-vous les petits pâtés ?

Mouvement de Menzicoff.

BAZILIOWITZ.

Allons, mon garçon, pour ton coup d’essai, prépare-nous un bon dîner... car j’ai une faim !

MENZICOFF.

Tu feras dresser la table ici, et nous boirons à notre marché, seigneur Baziliowitz. En attendant, allons voir s’il n’est pas venu de Moscou quelque message de l’empereur.

BAZILIOWITZ, à Martha.

Adieu, Martha... adieu, mon enfant... sois bien sage... sois bien travailleuse... ça me fait de la peine de me défaire de toi ; mais que veux-tu ?

À part.

Douze paysans.

À Zisky.

Suis-moi, serf...

Il sort avec Menzicoff, suivi de Zisky.

 

 

Scène IV

 

ANNA, MARTHA

 

ANNA.

Martha, tu sembles bien triste... ça m’afflige aussi de te quitter.

MARTHA, pleurant.

Me voilà donc encore une fois vendue, livrée à un nouveau maître !...et c’est sous le règne de ce jeune czar, de Pierre Ier, qui osa, pour entraîner son peuple dans une route nouvelle, se faire soldat, marin, charpentier, qui cherche à s’entoure, de lumières, qu’on trafique encore de la vie et de la liberté des hommes ! Ah ! que ne puis-je le voir ce jeune héros ! lui parler ! je me jetterais à ses pieds, je le supplierais de m’affranchir d’un joug odieux !

ANNA.

Tu es folle, ma pauvre Martha. Je l’ai vu, moi, ce jeune czar si noble, si généreux !...

MARTHA.

Vous l’avez vu !... ah ! que vous êtes heureuse !

ANNA.

Il est brutal et colère ! Ah ! bien plus encore que tous les boyards que tu as vus chez mon père !

MARTHA.

Lui !... lui que je me représentais sous des couleurs si brillantes !

ANNA.

Eh bien, ça ne lui va pas mal, je t’assure. Il a le caractère qu’un homme doit avoir ; mais toi, tu as des idées si singulières ! Il faut que ton pays ressemble bien peu au nôtre, car vraiment, quelquefois, tu parais vivre dans un autre monde... Mais quel est ce bruit ?

Elles courent toutes deux au fond du théâtre.

MARTHA.

La cour se remplit de soldats...

On entend du dehors des cris de Vive le czar.

Le czar !

ANNA, en riant.

C’est le ciel qui te l’envoie, ma chère Martha, puisque tu désirais tant de le voir !

MARTHA.

Je ne sais pourquoi je ressens une émotion, une terreur !

Nouveaux cris de Vive le czar.

 

 

Scène V

 

ANNA, MARTHA, LE CZAR, MENZICOFF, SUITE

 

CHŒUR de paysans.

Air : Amis, pour la cérémonie. (Valentine.)

Vive le czar ! Sur son passage, } (bis.)
Et vite, amis, accourons tous.   }
Au souverain, pour rendre hommage,
À ses genoux
Prosternez-vous.

Les paysans tombent à genoux, ainsi que Martha, Anna salue.

LES PAYSANS.

À ses genoux
Prosternons-nous.

LE CZAR.

Je te devais cette visite, Menzicoff.

MENZICOFF.

Sire, c’est un honneur...

LE CZAR.

Que j’ai voulu te faire. Mais es-tu content de ta nouvelle habitation ? Je viens pour cette nuit te demander l’hospitalité, non pas comme ton maître... mais comme ton ami, ton ancien compagnon d’armes. Tu me donneras la table et le logement.

MENZICOFF.

Vous êtes chez vous, sire ; je crains seulement que vous ne soyez point traité comme vous avez droit de l’exiger.

LE CZAR.

Sois tranquille ; je suis homme de prévoyance... Je sais que tu ne dois pas encore être approvisionné... mais deux traîneaux chargés sont à ma suite ; le bon vin de Hongrie ne nous manquera pas, et nous boirons ici sans façon, sans étiquette, comme dans les tavernes de Saardam.

MARTHA, à part.

C’est le czar !... combien je m’étais abusée !

ANNA.

Je te le disais bien.

LE CZAR, à Menzicoff.

J’aurai aussi à te parler d’une affaire importante...

MENZICOFF.

Sire...

À Martha.

Sortez, et ne reparaissez que lorsque je vous ferai demander.

LE CZAR.

Quelle est cette femme ?

MENZICOFF.

Une de mes esclaves.

ANNA, prenant la main de Martha.

Oui, une esclave, mais peut-être méritait-elle un meilleur sort. Son père était un brave soldat.

LE CZAR, d’un ton approbateur.

Ah ! ah !...

ANNA.

Oui, un soldat suédois.

LE CZAR, avec colère.

Suédois ! malheur à eux ! Puisse mon canon les anéantir tous !

MARTHA.

Il est permis à celui qui souffre de se plaindre de l’auteur de sa souffrance. Le matelot peut maudire la tempête...

LE CZAR, la regardant avec étonnement.

Que dit-elle ?

MENZICOFF.

Martha, sortez !

LE CZAR.

Non... qu’elle reste !

À Martha.

Ah ! tu as de l’orgueil ? Eh bien, tu nous serviras à table, fière Suédoise. Fais tout préparer.

Menzicoff fait un signe aux paysans, qui sortent.

Reprise du CHŒUR.

Vive le czar ! Sur son passage,
À le fêter préparons-nous.
Puisqu’il a reçu notre hommage,
À nos travaux retournons tous.

 

 

Scène VI

 

LE CZAR, MENZICOFF

 

LE CZAR.

Maintenant, je vais t’ouvrir mon cœur, Menzicoff. Le malheur me poursuit. Le ciel sait ce que je voulais faire pour la Russie. J’espérais l’affranchir de sa vieille barbarie asiatique et la mettre au niveau des autres nations européennes. Mes guerres, mes projets d’amélioration, rien ne réussit !

MENZICOFF.

Peut-être le temps n’est-il pas venu...

LE CZAR, vivement.

Il faut qu’il vienne !... Est-ce inutilement que j’aurai consumé les plus belles années de ma jeunesse, sous un nom obscur, sous des vêtements grossiers, occupé de travaux pénibles !... Mais personne ne me seconde !...

MENZICOFF.

Sire, cependant vos ordres sont exécutés ; des ouvriers et des savants de France et d’Italie sont en route...

LE CZAR.

Eh ! cela suffit-il ? Les arts, les sciences, ce n’est point assez de les faire venir de l’étranger ; il faut savoir les faire naître dans nos climats, sans quoi nous n’aurons jamais qu’une politesse factice, une civilisation d’emprunt.

Air de Garrick.

J’ai des esclaves, des soldats ;
Mais, pour chasser la barbarie,
Je voudrais voir dans ces climats
Naître les arts, fruits du génie.
Je veux, comme les autres rois,
Pour vivre plus grand dans l’histoire,
Qu’un magistrat régénère nos lois,
Qu’un peintre, un jour, retrace mes exploits,
Qu’un poète chante ma gloire.

MENZICOFF.

Les peuples tiennent aux usages qu’ils ont reçu de leurs pères...

LE CZAR.

Il faudra bien qu’ils obéissent aux ordres qu’ils recevront de moi.

MENZICOFF.

Sans doute. Ils le doivent.

LE CZAR.

Ils le feront !... ou par saint Newsky !

 

 

Scène VII

 

LE CZAR, MENZICOFF, MARTHA et ZISKY, portant la table, puis BAZILIOWITZ

 

BAZILIOWITZ, accourant sans voir le czar.

De loin, j’ai entrevu la table et je suis accouru en la suivant au fumet.

Il rit, et se trouve tout-à-coup face à face avec le czar. Avec stupéfaction.

Ah ! mon Dieu !... l’empereur !

LE CZAR, à Menzicoff.

Qu’est-ce que c’est ?

MENZICOFF.

Le boyard Baziliowitz.

ZISKY, bas à Martha.

A-t-il l’air soumis ! c’est qu’il a un maître aussi, lui.

BAZILIOWITZ, à part.

Mon pauvre dîner !...

Haut.

Sire, excusez-moi, je me retire.

LE CZAR.

Restez, seigneur boyard. J’aime à m’entourer de la noblesse de mes provinces. Le corps des boyards n’est-il pas le plus ferme soutien de l’empire ?

BAZILIOWITZ, à part.

Quel bonheur !

LE CZAR.

Vous pourrez nous aider de vos conseils.

BAZILIOWITZ.

Oui, sire, au dessert.

Ils se mettent à table tous les trois. Zisky et Catherine servent.

ZISKY, à part.

Ils ont bon appétit tous les trois ; mais c’est étonnant, l’empereur n’a pas l’air de manger plus qu’eux... cependant dans son rang !... Si j’étais empereur !...

BAZILIOWITZ.

Je me souviendrai toute ma vie d’avoir dîné avec le plus grand souverain de l’Europe !...

LE CZAR.

Le plus grand !... non !... pas encore, mais peut-être un jour viendra !...

BAZILIOWITZ.

Bah ! bah ! sire, vous êtes le plus grand monarque de la terre, comme la Russie est le plus grand empire de... de l’Europe.

MARTHA, en servant.

Oui, par son étendue.

BAZILIOWITZ.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qui a parlé ? Sortez, vassale, et n’oubliez pas qu’en présence du czar on ne doit jamais ouvrir la bouche.

Il mange.

LE CZAR, regardant Martha avec plus d’attention.

Ah ! ah !... c’est encore toi ?

BAZILIOWITZ, se levant.

Sire, c’est qu’il est inconcevable qu’en votre présence une paysanne... ose !...

LE CZAR, à Baziliowitz.

Taisez-vous.

BAZILIOWITZ, se rasseyant.

À la bonne heure, majesté.

LE CZAR, à Martha.

Approche, et verse-moi à boire.

Martha verse en tremblant.

Eh bien, tu as peur ?

MARTHA.

Non, sire, mais le respect est si près de la crainte...

LE CZAR.

Eh ! mais tu t’exprimes !... tu sembles n’avoir ni le ton ni les manières d’une esclave.

MARTHA.

Pourquoi pas ? Il y a peut-être des princes qui n’ont point les mœurs de leur rang.

BAZILIOWITZ.

Oh ! par exemple, c’est trop fort !

LE CZAR.

Paix donc, paix donc, seigneur boyard, elle peut avoir raison et je crois que ça s’adresse à nous.

BAZILIOWITZ.

Vous croyez, sire.

LE CZAR, après avoir bu à plusieurs reprises.

Rassure-toi, jeune fille, nous sommes encore en arrière, mais si nous n’avons pas ce vernis brillant du cours de l’Europe, la Russie aura son tour. En attendant, remplis mon verre.

Il tend sa coupe à Martha.

Air : Verse, verse le vin de France. (Guillaume Tell.)

Je sais que les rois nos voisins
Font grand cas de la politesse.
Je veux un jour, avec leurs vins,
Recevoir cette aimable hôtesse,
L’aimable hôtesse.
En Italie elle brilla,
Elle règne aux bords de la Seine ;
En Allemagne elle est déjà.
Quittant sa majesté prussienne,
À Stockholm elle arrive à peine.
Verse-nous, verse à tasse pleine,
La politesse nous viendra.

Deuxième couplet.

Charles douze a de bons soldats,
Par eux les miens ont pu s’instruire ;
Un jour aussi de ses états
Je veux augmenter mon empire,
Mon vaste empire !
Si par l’adresse il s’empara
Et de l’Ingrie et de l’Ukraine,
Si dans les plaines de Narva
Son armée a battu la mienne,
Ma défaite assurait la sienne.
Verse-nous, verse à tasse pleine,
La victoire nous reviendra.

BAZILIOWITZ.

Oui, elle nous reviendra ! Nous l’irions plutôt chercher nous-mêmes ; buvons, combattons, mourons pour le héros qui nous gouverne. À la santé du czar !

LE CZAR, renversant le verre de Baziliowitz.

Au diable !... buvons à la civilisation de la Russie !

MARTHA, à part, en les regardant au milieu de leur orgie.

La civilisation !...

LE CZAR.

Quant à la Suède !... je n’oublie pas que Charles XII vient de m’enlever Riga au mépris d’une trêve. Je lui garde une vieille rancune !... Les prisonniers suédois qui sont en mon pouvoir me paieront sa déloyauté.

BAZILIOWITZ.

C’est ça, grand prince. Le knout à ces drôles-là !... vivent les coutumes de la vieille Moscovie !

LE CZAR.

Il n’en seront pas quittes à si bon marché.

Passant un papier à Menzicoff.

Tiens, lis, Menzicoff ; que dis-tu de mon projet ?

MENZICOFF, lisant.

Quoi ! sire, vous voudriez...

LE CZAR.

Leur mort !

MARTHA.

Grand Dieu !

MENZICOFF.

Mais, sire, ne pourriez-vous attendre un autre instant ?

LE CZAR.

Pas d’observations !... il le faut !... Je veux signer !...

À Martha.

Esclave, apporte-moi cette plume.

Martha la remet en tremblant, le czar signe.

Allons, jeune fille, tu trembles encore ; quand on est jeune et belle, on n’a rien à craindre. Assieds-toi là !

Il lui indique un siège près de lui.

MARTHA.

Moi, sire !...

LE CZAR.

Pourquoi pas ? une servante peut bien prendre place entre un pâtissier et un charpentier !... Ah ! tu fais la fière !... Toi, Menzicoff, donne l’ordre qu’un courrier s’apprête, Va !...

MENZICOFF.

J’obéis.

Il sort.

LE CZAR, se passant la main sur le front, et s’appuyant le coude sur la table.

Je ne sais si c’est la fatigue ou la chaleur de ce vieux vin de Hongrie...

Ici, l’orchestre joue en sourdine le dernier motif de l’air précédent, que fredonne le czar qui s’endort peu à peu.

MARTHA, à part.

Il s’endort !

BAZILIOWITZ, ivre.

Illustre czar nous verrons toujours en vous le soutien de nos lois et de nos privilèges... Mais, que vois-je ? sa majesté est assoupie. Respectons le sommeil de ce grand homme, allons rejoindre Anna !...

Il sort. Pendant cette scène, Zisky va et vient pour le service de la table, et vers la fin apporte une lampe de fer sur un pied élevé.

 

 

Scène VIII

 

LE CZAR, endormi, MARTHA

 

MARTHA.

Signer un arrêt !... oser juger des hommes dans un pareil moment ! malheureux prince !

Elle s’approche avec précaution de la table, et jette les yeux sur le papier signé par le czar et qui est resté ouvert.

Que vois-je ?... les Suédois ! mes compatriotes ! Ah ! comment les sauver ! Ainsi donc un seul instant d’oubli peut flétrir la vie d’un grand roi !

Air de la Villageoise somnambule.

Sa gloire ainsi pourrait être ternie,
Et ses regrets deviendraient superflus...
Ces prisonniers !... ils me devraient la vie...
Ah ! si j’osais !... Non ! je n’hésite plus !

Elle prend le papier, et l’allume à la lampe.

Même air.

Il pourrait tout, et moi je suis esclave.
Et son courroux sur moi retombera !...
Mais sa fureur !... N’importe ! je la brave !
Demain peut-être il me remerciera.

LE CZAR, se réveillant.

Eh bien je m’étais endormi ! où suis-je donc ?

Apercevant Martha.

Comment, tu es seule ?... Mais, cet ordre que j’avais signé !... il n’est plus là ! tu trembles !... c’est toi !...

MARTHA, se jetant à ses pieds.

Grâces ! grâces !

LE CZAR.

Quelle audace ! tu as osé...

MARTHA.

Oui, j’ai voulu vous épargner des regrets... un repentir éternel. Je suis coupable à vos yeux, eh bien ! punissez-moi mais ayez pitié de votre gloire !...

LE CZAR, en la regardant.

Tu pleures ?... relève-toi... Qu’elle est belle !... Écoute, Martha... toute autre eût payé cher une telle offense... Tu m’as intéressée... je ne sais quel charme m’enchaîne auprès de toi.

Il lui prend la main.

Tu peux racheter ton pardon.

MARTHA.

Eh ! quoi, votre majesté oublie...

LE CZAR.

Oui, j’oublie qui je suis, qui tu es...

Final.

LE CZAR.

Mais le repos m’est nécessaire...
Rentrons dans mon appartement.

MARTHA, à part.

Ô ciel ! quel regard effrayant !
Ah ! je crains tout de sa colère !

LE CZAR.

Prends cette lampe, éclaire-moi.

MARTHA.

Ah ! je le sens, je meurs d’effroi...

Elle prend la lampe avec la plus grande agitation.

LE CZAR.

De mon amour n’es-tu pas fière !...

MARTHA, après avoir fait quelques pas, et tombant presque accablée près de la porte de l’appartement destiné au czar.

Seigneur, ah ! soyez généreux !

 

 

Scène IX

 

LE CZAR, MARTHA, MENZICOFF, UN OFFICIER, PLUSIEURS COSAQUES, portant des flambeaux

 

Les cosaques restent dans le fond ; Menzicoff s’avance à la porte avec l’officier.

MENZICOFF.

Le messager.

LE CZAR, à Menzicoff.

Silence !

À Martha.

Obéis !... Je le veux !...

Martha s’appuie en tremblant contre la porte, tombe à genoux, et laisse échapper la lampe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente l’intérieur d’une tente, suspendue sur des pins couverts de neige. Le fond s’ouvre à volonté par un double rideau.

 

 

Scène première

 

MENZICOFF, BARADITCHEFF

 

BARADITCHEF.

Tous les boyards vont se rassembler dans la tente voisine... le manifeste est déjà signé par un grand nombre d’entre eux.

MENZICOFF.

C’est bien, excite toujours leur mécontentement, et surtout que mon nom ne soit pas prononcé.

Il sort.

 

 

Scène II

 

BARADITCHEFF, BAZILIOWITZ, BOYARDS

 

Air : Fragment de Guillaume Tell.

CHŒUR de boyards.

Veillons, amis, veillons ensemble
Au salut de notre pays ;
Et vers le but qui nous rassemble
Marchons tous, et marchons unis.

BAZILIOWITZ, entrant.

Boyards, mes bons amis, silence,
Parlons tous ; mais parlons plus bas...
Révoltons-nous avec prudence,
Ou bien je ne conspire pas.

TOUS.

Veillons, amis, etc.

Vive le czar !... à bas la favorite !

BAZILIOWITZ.

Chut boyards imprudents... voulez-vous bien vous taire... Avec des figures comme ça... ils ont l’air d’une révolution !

BARADITCHEFF.

Oui, c’est par les conseils de Catherine que nos anciennes prérogatives nous sont enlevées.

BAZILIOWITZ.

Qu’on veut nous forcer de renoncer...

BARADITCHEFF.

À nos privilèges...

BAZILIOWITZ.

À nos coutumes...

BARADITCHEFF.

À nos droits...

BASILIOWITZ.

Et à nos barbes ! c’est de la tyrannie, nous ne le souffrirons pas ; c’est un droit sacré, nous tenons nos barbes de nos pères, nous devons les transmettre à nos enfants.

BARADITCHEFF.

Tous ces griefs sont relatés dans cet écrit... Maintenant c’est à vous de signer, et comme le plus ancien des boyards de l’Ukraine, à présenter le manifeste.

BAZILIOWITZ.

Volontiers.

BARADITCHEFF.

Lisez...

BAZILIOWITZ.

Du tout, je m’en garderai bien.

Air : J’en rends grâce à la nature.

Je sais signer, mais rien de plus.
Je rougirais de savoir lire ;
Pour nos climats c’est un abus
Que l’on ne saurait trop proscrire.
Imitant mes nobles parents,
Qui des beaux-arts méprisaient la culture ;
De père en fils nous sommes ignorants,
Et j’en rends grâce à la nature.

Il signe.

Mais, j’aperçois le petit Zisky... Depuis qu’il est en faveur, nous devons nous méfier de lui... Si l’on vous voyait près de ma tente... ça pourrait me compromettre ; allez-vous-en, je me charge de tout.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Veillons, amis, etc.

Ils sortent tous.

 

 

Scène III

 

BAZILIOWITZ, ZISKY, PAYSANS

 

ZISKY.

Air de la Demoiselle au bal. (Amédée de Beauplan.)

Vive la liberté !
De par sa majesté
On peut chanter et rire.
Ah ! pour moi quel bonheur !
Me v’là donc en faveur,
J’suis barbier de l’empire.

Du grand sultan,
D’ la barbe et du turban,
À bas la vieill’ méthode.
Faut qu’ désormais
L’esprit, l’habit français
Deviennent à la mode.
Vive la liberté,
etc.

Chacun, je crois,
Doit montrer à la loi
Respect, obéissance.
Le knout est là
Pour quiconqu’ refus’ra
De suivre l’ordonnance.

LE CHŒUR.

Vive la liberté, etc.

BAZILIOWITZ.

Serf, tais-toi.

ZISKY.

Ah ! c’est vous, seigneur Baziliowitz ; je ne suis plus serf ; je viens d’être nommé premier barbier de l’empire, rien que ça... Ça vous mortifie, pas vrai ?

BAZILIOWITZ.

Un Zisky! un gibier de knout !... que j’ai donné comme treizième il y a un an... Où en sommes-nous ?... mais le bon temps reviendra ! tout rentrera dans l’ordre... et je te rachèterai à quelque prix que ce soit, ne fût-ce que pour te payer l’arriéré.

ZISKY.

Ah ! ah ! le bon temps... pour les boyards ! D’ailleurs, si on me mettait à l’enchère, qu’est-ce que ça me fait ; j’ai l’argent, je m’achèterai moi-même.

BAZILIOWITZ.

De l’argent !... Et d’où te vient cet argent ?

ZISKY.

Est-ce que je le sais ? J’étais bien tranquille au milieu de mes petits pâtés ; car j’avais joliment appris à les faire chez le seigneur Menzicoff... il s’y connaît... Lorsqu’un grand diable de Kalmouck est venu me trouver dans mon four... Zisky, qu’il m’a dit, tu n’es plus fait pour végéter dans la pâte ; dès à présent, tu es libre, tu vas devenir un homme civilisé. Bah ! vous croyez, Kalmouck ?... Il me donne une bourse pleine de roubles et disparaît... J’envoie promener les brioches... J’arrive à Moscou... là, j’apprends une grande nouvelle : Le czar n’a plus de barbe !... s’écriait-on partout, il l’a coupée pour plaire à la favorite.

BAZILIOWITZ.

Oui, nous savons trop que l’autocrate de toutes les Russies a renoncé pour une femme à un ornement si national !... Quelle faiblesse !...

ZISKY.

Enfin, on ne pouvait plus être reçu à la cour sans avoir suivi l’exemple de l’empereur... Alors, je me rappelle mes anciennes armes... et de serf que j’étais, je suis devenu sans m’en douter un des instruments de la civilisation moscovite.

BAZILIOWITZ.

Malheureux ! mais on nous prendra pour des femmes !

ZISKY.

Moi ! à la bonne heure ; mais vous, laissez donc tranquille, avec un physique comme ça ; d’ailleurs, c’est un parti pris.

Air : du Péage du Châtelain. (Amédée de Beauplan.)

Nous ras’rons les grands de l’empire,
Nous ras’rons les soldats du czar,
Et même jusqu’au dernier boyard.
Ils auront beau faire et beau dire,
Plus de barbes, c’est un abus.
À bas tous les mentons barbus.
Non, pas un seul n’aura sa grâce,
Et je tiens là
C’ qu’il faut pour ça.
Il faut que tout le monde y passe,
Et tout le monde y passera.
Partout, dirigeant nos attaques,
J’veux, pour rajeunir la nation,
Pousser la civilisation
Jusqu’à la barbe des cosaques.
Plus de barbes, c’est un abus,
etc.

UN PAYSAN.

Dites donc, vous autres, il n’est pas fier, le petit Zisky... mais je suis sûr qu’il ne se souvient pas de la danse du pays.

ZISKY, aux paysans.

Vous croyez ça vous, eh bien ! vous allez voir.

À un paysan.

Danse avec moi, toi.

Ils dansent sur l’air suivant.

CHŒUR.

Air russe arrangé par M. Béancourt.

D’un ami fidèle
Nous r’trouvons le cœur.
Ce jour nous rappelle
Le temps du bonheur.
Malgré l’opulence,
Malgré d’ beaux habits
Ils s’ souvient d’ la danse
Et d’ l’air du pays.

Roulement de tambour.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, ANNA, accourant

 

ANNA.

Mon père, le czar vient d’arriver au camp avec toute sa suite.

BAZILIOWITZ.

Le czar !

ANNA.

Air de la Fiancée.

Entendez-vous, c’est le tambour ;
Le czar au camp fait son entrée.
Entendez-vous, c’est le tambour
Qui nous annonce son retour.
D’or et de diamants parée,
La favorite entre à son tour.
Entendez-vous, c’est le tambour.

BAZILIOWITZ.

Il fait un bruit à rendre sourd.

Le czar ! je n’oublie point que je suis chargé de lui présenter...

ANNA.

Vous ne tarderez pas à le voir, car c’est cette tente qu’il a choisie pour sa résidence.

BAZILIOWITZ.

Le czar me fait l’honneur de daigner s’emparer de ma tente !...C’est une faveur toute particulière...J’y suis sensible.

Bruit du tambour.

ANNA et LE CHŒUR.

Suite de l’air précédent.

Venez bien vite,
Tout vous invite
À courir sur les pas du czar.
Sujet fidèle,
Sa voix m’appelle,
Je ne dois pas être en retard.

BAZILIOWITZ.

J’y vais bien vite ;
Oui, tout m’invite
À courir saluer le czar.
Boyard fidèle,
Sa voix m’appelle,
Je ne dois pas être en retard.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, MARTHA, OFFICIERS et DAMES de sa suite

 

MARTHA, à sa suite, à mi-voix.

Les voici, retirez-vous.

ZISKY.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois-là ?... Martha !... Dieu ! est-elle belle femme habillée comme ça !

MARTHA.

Bonjour Zisky, bonjour Anna. Je vous salue, seigneur Baziliowitz.

BAZILIOWITZ.

Je ne me trompe pas, c’est Martha, mon ancienne esclave.

ANNA.

Comme te voilà belle ! tu as donc été à la cour ?

MARTHA.

À la cour !... Oui, j’arrive de Moscou.

BAZILIOWITZ.

Serais-tu par hasard attaché à la favorite de notre czar, cette fière Catherine ?

MARTHA, souriant.

Peut-être ?

ZISKY.

Ah ! ça ! mais, il paraît que depuis notre séparation vous avez fait aussi joliment ton chemin... de votre côté... vous.

MARTHA.

Plus vite que je ne le désirais.

ANNA.

Cette bonne Martha est-elle heureuse !

BAZILIOWITZ.

Taisez-vous, mademoiselle ; heureuse ! d’être au service d’une femme artificieuse, vindicative, intrigante... jetée dans les Russies, comme une pomme de discorde, qui veut saper nos plus belles institutions.

Il caresse sa barbe avec fierté.

ZISKY, bas à Anna.

Dites donc, mademoiselle, il appelle ça une institution... Quel préjugé !

MARTHA.

Je sais que pour vous Catherine est un objet de haine, et peut-être de mépris, mais vous la jugez avec trop de sévérité ; qu’a-t-elle fait pour paraître à vos yeux si redoutable ?... elle ne songe point à vous nuire, car elle vous aime.

BAZILIOWITZ.

Elle m’aime !

MARTHA.

Elle vous veut du bien...

BAZILIOWITZ.

Pas possible !

MARTHA.

Elle n’a pas oublié que c’est dans votre famille qu’elle a trouvé des secours... Une amie ! quand elle était étrangère et malheureuse.

BAZILIOWITZ.

Que dites-vous ?

ZISKY.

Quoi ! Martha !...

MARTHA.

J’ai dû quitter en même temps le nom et l’habit d’une, esclave. C’est moi qui suis cette Catherine que vous maudissez tous.

BAZIOLIWITZ, ôtant son bonnet.

Qu’entends-je, illustre princesse !

ZISKY, à part.

À présent, je comprends le Kalmouck.

MARTHA.

Air : Vaudeville de Préville.

Si de mon nom, de mon obscurité,
Autour de moi souvent j’entends médire,
Pour vous punir d’une injuste fierté,
J’appelle la lumière au sein de cet empire.
Pour mon malheur si vous formez des vœux,
Par vos mépris si je suis outragée,
Je veux un jour vous rendre tous heureux,
Et c’est alors que je serai vengée.

BAZILIOWITZ.

Qu’est-ce qu’ils sont venus me conter ? que vous aviez subjugué le czar ? que vous vouliez bouleverser toutes les Russies... depuis le Dnieper jusqu’au Pruth ?...

MARTHA.

Seigneur Baziliowitz... je conservais l’espoir de vous présenter à la cour de Moscou...

BAZILIOWITZ.

Quel honneur !

ZISKY, à Anna.

Moi aussi, je serai présenté... soyez tranquille, mademoiselle Anna, je vous protégerai...

MARTHA.

Mais je suis inscrite secrètement que vous faites partie des mécontents... des révoltés peut-être...

BAZILIOWITZ.

Moi, un révolté... Qu’est-ce qui a pu dire des choses comme ça ? Je vous demande si j’ai l’air d’un révolté... moi qui ne me bats jamais. J’ai fait partie des mécontents, c’est vrai, mais c’est qu’alors j’ignorais... si j’avais su...

MARTHA.

Vous tenez à vos anciens préjugés ?

BAZILIOWITZ.

Moi, des préjugés !... Oh ! si j’y tiens, c’est si l’on veut... comme ça, par habitude. Il y a si longtemps que ces mêmes préjugés tiennent à moi !

MARTHA.

Grâce à moi, le czar eût peut-être aimé à s’entourer de vos conseils.

BAZILIOWITZ.

Voyez-vous ça ?

MARTHA.

Mais vous persistez, comme tous ses ennemis, à porter encore un costume et des insignes qui ne conviennent plus à ceux dont il veut composer sa cour.

ZISKY.

Mais, oui, boyard, regardez-vous, et dites-moi si vous êtes présentable.

BAZILIOWITZ.

J’ai compris... il paraît qu’elle y tient.

ANNA.

Mon père, les paysans de la bourgade voisine accourent ici pour présenter leurs hommages à la favorite.

MARTHA.

Je suis flattée de cette marque d’intérêt.

BAZILIOWITZ, passant la main sur sa barbe.

C’est bien, moi, je n’hésite plus !... un sacrifice à la patrie !... Zisky, suis-moi : allons, suis-moi.

Il sort avec Zisky et les paysans.

 

 

Scène VI

 

MARTHA, seule

 

Pierre est maintenant dans le camp... Sa présence au milieu de ses soldats était indispensable... il refusait de s’y rendre... ce n’est que par mes conseils qu’il y est venu. Je connaissais les mauvaises dispositions de l’armée... oui, je fus bien inspirée... Si les Strélitz refusaient de marcher contre Wilna, j’ai conçu un projet... peut-être téméraire, mais j’aurai la force de l’accomplir... Quand Pierre aura reçu de moi cette nouvelle preuve de dévouement, sans doute il me sera plus facile d’atteindre le but glorieux que je me suis proposé ; mais, hélas ! une femme, faible esclave, sans trésor, sans armée... réussira-t-elle à dompter ce peuple grossier, endurci dans ses préjugés et ennemi de sa propre gloire... ma puissance doit être éphémère comme l’amour du czar ; mais j’en profiterai pour accomplir mes projets.

Air : Je les revois, ces lieux (de Caleb).

Puisque le sort, aux champs de la Russie,
Enfant proscrit, m’a jeté sans retour,
Que ce pays me serve de patrie,
Et ses enfants me béniront un jour !
Que leur bonheur devenant mon ouvrage,
Porte mon nom à la postérité :
Oui, sur ce sol flétri par l’esclavage
Je ferai naître un jour la liberté.

 

 

Scène VII

 

MARTHA, LE CZAR, OFFICIERS, puis MENZICOFF

 

LE CZAR.

Qu’on exécute mes ordres, allez.

À part.

Le silence de mes soldats m’a prouvé leur mécontentement ; que m’importe, c’est leur obéissance que je veux.

MARTHA.

Pierre, j’ai appris à lire dans vos regards, et je vois que, dans ce moment, vous projetez quelques mesures rigoureuses.

LE CZAR.

Peut-être, mais cette fois la nécessité l’ordonne.

MARTHA.

Oserai-je vous rappeler encore que souvent la clémence est plus puissante que les châtiments ?

LE CZAR.

Catherine, je le sais... tu es toujours là pour désarmer mon bras... Mais tu ignores ce qui se passe... Je suis ou ragé... méconnu par mon armée, influencée par les boyards... Les Strélitz refusent d’obéir à mes ordres... et cependant, si dans trois jours cette ville n’est pas à nous, nous courons les plus grands dangers.

MENZICOFF, entrant.

Sire, le mécontentement devient général et les Strelitz refusent obstinément de marcher contre Wilna.

LE CZAR, à part.

Les Strélitz ! ma garde !

MARTHA, à part.

C’est le moment d’agir. J’espère encore !

Elle parle bas à Anna (qui est au nombre de ses femmes), s’incline devant le czar, et sort.

 

 

Scène VIII

 

LE CZAR, MENZICOFF, BAZILIOWITZ

 

BAZILIOWITZ entrant, il est sans barbe.

Vous voyez, belle Catherine, que je me suis hâté !... Dieu ! le czar !...

MENZICOFF.

Mais voici justement l’un des boyards, le seigneur Baziliowitz... Je sais qu’il fait partie des mécontents.

BAZILIOWITZ.

Moi !

À part.

Qu’est-ce qu’il dit donc là ?

MENZICOFF.

Il est même chargé de vous présenter un manifeste au nom de tous les boyards coalisés.

LE CZAR.

Donne !

BAZILIOWITZ.

Grand czar, il est vrai que...

LE CZAR.

Donne !

BAZILIOWITZ, tirant le manifeste de sa poche.

Quelle situation ! un homme en faveur ! je sens que mes jambes se dérobent sous moi.

LE CZAR, à Menzicoff prenant le manifeste.

Lis.

BAZILIOWITZ.

Allons, du courage... ouf !

MENZICOFF, lisant.

« Les boyards rassemblés dans le camp... après avoir délibéré sur les nouveaux changements que l’on veut introduire dans l’empire... sont décidés à ne jamais concéder les droits que l’on veut s’arroger, même sur leurs propres personnes, en leur faisant adopter des usages et des costumes nouveaux, en les forçant de renoncer à porter de longues barbes, signes chez eux de noblesse et d’indépendance. »

BAZILIOWITZ, s’oubliant.

Oui, illustre czar... cet ornement national doit rester... Ah ! mon Dieu, malheureux Zisky, qu’as-tu fait ?...

MENZICOFF, continuant.

« Jusqu’ici nos lois... »

BAZILIOWITZ.

Vous voyez, grand prince, que quant à moi je suis étranger à tout.

LE CZAR, brusquement.

Les signatures.

MENZICOFF.

Pétéroff ! Baraditcheff ! Baziliowitz !

BAZILIOWITZ.

Je suis perdu !

LE CZAR prend le manifeste et achève de lire.

« Et qu’une favorite gouverne la Russie. Catherine trahit non-seulement les intérêts de l’État, mais ceux du czar ; et Suédoise, toujours Suédoise, on sait qu’elle a des intelligences secrètes avec le gouverneur de Wilna » C’est une calomnie !

 

 

Scène IX

 

LE CZAR, MENZICOFF, BAZILIOWITZ, UN OFFICIER, puis LES BOYARDS

 

L’OFFICIER.

Les chefs des boyards demandent à être introduits.

MENZICOFF, à qui l’officier a parlé bas.

Pas un mot devant le czar.

À part.

Elle sert elle-même mes projets.

BAZILIOWITZ.

Ils vont me voir ! pourvu qu’ils n’aperçoivent pas...

Il cache son manteau dans la fourrure de son collet.

LE CZAR.

Non, je ne compose point avec la violence, je ne les recevrai pas.

À Baziliowitz.

Puisque c’est toi qu’ils ont choisi pour leur député, tu peux leur porter ma réponse ; voilà le cas que je fais de leur audacieuse remontrance.

Il déchire le manifeste.

Va !

Il rentre dans l’intérieur de la tente.

BAZILIOWITZ.

Ah ! mon Dieu, les voilà !

Les boyards entrent en foule et l’entourent.

BARADITCHEFF.

Eh bien ! seigneur Baziliowitz, la réponse de l’empereur ?

BAZILIOWITZ.

La voilà.

BARADITCHEFF.

Il a refusé de nous entendre.

BAZILIOWITZ, se cachant le menton dans la fourrure de son manteau.

Laissez donc, ne touchez donc pas... Oui, il a refusé... il est furieux contre vous et contre vos barbes.

BARADITCHEFF.

Malheur à celui d’entre nous qui se soumettrait à de semblables ordres !

BAZILIOWITZ, de même.

Sans doute... c’est si beau un boyard avec... Allons-nous-en.

BARADITCHEFF.

Non ; il faut jurer ici...

BAZILIOWITZ.

Suivez-moi.

À part.

Je retourne dans mon domaine, j’y resterai six mois sans reparaître.

Il sort.

BARADITCHEFF.

Arrêtez...

Il lui arrache son manteau.

Que vois-je ?... amis, il n’a plus de barbe !

TOUS.

Il n’a plus de barbe !

Ils le saisissent et l’entraînent.

 

 

Scène X

 

LE CZAR, MENZICOFF

 

LE CZAR, sortant de la tente.

Pour être victime d’une telle accusation, Catherine aurait-elle commis quelqu’injustice en mon nom ?

MENZICOFF.

Sire !... sans doute la démarche des boyards est blâmable, ils devaient avant tout respecter la tranquillité et le bonheur de leur maître.

LE CZAR.

Menzicoff ! toi qui as toujours été son défenseur et mon ami plutôt que mon ministre, je te charge de confondre et de punir ceux qui la calomnient...

MENZICOFF.

Qui la calomnient... sire ?

LE CZAR.

Pourquoi ce trouble ? ce regard ?

MENZICOFF.

Ne m’interrogez pas.

LE CZAR.

Tu hésites ! parle, je te l’ordonne.

MENZICOFF.

Eh bien ! sire, dussé-je encourir votre disgrâce... j’oserai tout vous dire ; oui, Catherine trahit notre cause ; elle vous trahit vous-même... On vient de la voir pénétrer dans Wilna, accompagnée de quelques personnes de sa suite. Un officier vient de m’en instruire à l’instant même.

LE CZAR.

Que dis-tu ? Catherine ?... elle me trahissait !... le seul, cœur que je pensais avoir bien jugé. C’en est donc fait !... Menzicoff, qu’elle ne s’offre plus à mes yeux... qu’elle parte ! qu’elle retourne parmi les esclaves... je le veux.

Menzicoff sort.

 

 

Scène XI

 

LE CZAR, seul

 

Catherine !... Ah ! cette idée m’ôte tout mon courage.

Air de l’Île des Noirs (de Béancourt.)

Séduit par les nobles projets
Que dans mon cœur elle fit naître,
Comme un insensé je l’aimais,
J’oubliais que j’étais son maître.
Je pourrais, malgré ma fureur,
De ses torts, perdant la mémoire,
Lui pardonner d’avoir trahi mon cœur,
Mais non d’avoir trahi ma gloire.

Moi ! me laisser gouverner par une femme ! jamais ! Qu’elle ne s’offre pas à mes regards.

 

 

Scène XII

 

LE CZAR, MARTHA

 

LE CZAR.

C’est elle ! que viens-tu faire ici ?

Elle entre précipitamment.

MARTHA.

Pierre, vous m’avez fait défendre l’entrée de cette tente !... mais j’ai voulu voir encore une fois celui qui se disait mon ami !... celui que je voulais rendre digne de commander à des hommes.

LE CZAR.

J’en étais digne avant de te connaître, va-t’en !

MARTHA.

Pierre l’ordonne ?

LE CZAR.

Va-t’en, tu m’as ôté mon courage, tu m’a ravi l’amour, la confiance de mes soldats... tu m’as rendu odieux à mon peuple.

MARTHA.

Pierre oublie-t-il donc que c’est malgré moi que je suis restée près de lui ?

LE CZAR.

J’ignorais que tu y restais pour me trahir... Ton amour pour les Suédois m’était déjà connu, mais pouvais-je penser qu’il irait jusqu’à leur sacrifier les honneurs et l’intérêt de ton maître ?

MARTHA.

Vous n’avez pu le croire, Pierre ?

LE CZAR.

On t’accuse.

MARTHA.

De quel crime ?

LE CZAR.

D’avoir pénétré dans la ville ennemie ?

MARTHA.

C’est vrai.

LE CZAR.

Misérable ! quand pour toi je compromets notre sûreté !... sais-tu que mes soldats refusent de marcher contre ces murs que ton infidélité protège ?

MARTHA.

Eh bien ! maintenant, tu peux y entrer sans eux, à toi seul en sera la gloire ; la ville se rend, et voilà sa soumission.

Elle lui remet un papier.

LE CZAR, l’ayant lu.

Quoi ! Wilna est en mon pouvoir ! et c’est à toi...

MARTHA.

Tu ne pouvais plus rien par la force, l’adresse devait assurer ton triomphe, je l’ai employée au péril de ma vie. J’ai vu ce gouverneur suédois qu’aucun de tes envoyés n’avait pu fléchir ; instruite de ton mécontentement contre la diète polonaise, j’ai parlé, j’ai agi en ton nom, j’ai exagéré tes forces, mon titre de Suédoise ; l’espoir d’une récompense, d’un commandement supérieur, ont vaincu son hésitation... il t’ouvre ses portes et passe sous tes drapeaux.

LE CZAR.

Catherine et je t’accusais !

MARTHA.

Air d’Aristippe.

Tu vois ici le pouvoir d’une femme :
Sans force on peut triompher quelquefois ;
Lorsque jadis je régnais sur ton âme,
Avec orgueil je voyais tes exploits !
À ton amour, je me croyais des droits.
J’ajoute un peu de gloire à ta patrie,
Ton nom sera plus grand dans l’avenir
Maintenant ma tâche est remplie,
Adieu, Pierre, je puis partir.

LE CZAR.

Je ne consens plus à un tel sacrifice... l’ordre de ton exil est révoqué... reste, reste toujours auprès de moi.

 

 

Scène XIII

 

LE CZAR, MARTHA, BAZILIOWITZ, ZISKY

 

LE CZAR.

Qu’est-ce encore ?

BASILIOWITZ, ZISKY.

Vengeance ! vengeance ! noble czar !

BAZILIOWITZ.

Oui, prince, l’honneur national est compromis... La Russie entière vient d’être déshonorée... flagellée... dans ma propre personne.

MARTHA.

Mais, seigneur Baziliowitz, que vous est-il donc arrivé ?

BAZILIOWITZ.

Pour vous avoir obéi, pour avoir suivi l’exemple du noble czar, au moment où j’allais monter dans mon kibick, pour retourner dans mes domaines, je fus saisi par les boyards, mes infâmes collègues... Amis, il n’a plus de barbe, s’écrièrent-ils, c’est un traître !... qu’il soit puni, et que la même main qui l’a dépouillé de ce noble insigne, se charge de son châtiment !

ZISKY, attendri.

Cette main, c’était la mienne ; oui, ils sont venus me chercher, m’ont nommé leur knoutier extraordinaire... encore un nouvel état... et c’est moi qui ai été obligé... j’en ai encore les larmes aux yeux... et les bras tout engourdis...

BAZILIOWITZ.

Cinquante coups de knout !

ZISKY.

Je crois même que ça a été à soixante !... j’étais si troublé... je ne comptais plus... et puis il fait si froid.

BAZILIOWITZ.

C’est un abus ! c’est une horreur !

LE CZAR.

Air : Le beau Lycas.

Eh ! quoi ! tu te plains ; le croirai-je ?
Toi, pour tes serfs si rigoureux,
C’est un antique privilège
Qui nous vient de nos bons aïeux.

BAZILIOWITZ.

Des coups pourtant la méthode était bonne.

ZISKY.

Diversement on en raisonne ;
Aisément cela se conçoit.
(bis.)
Ça paraît doux quand on les donne.

BAZILIOWITZ.

Mais ça fait mal quand on les r’çoit.

N’importe, illustre czar, ma cause est devenue la tienne, car ils ne m’ont quitté que pour aller se réunir aux Strélitz. Pierre nous a trompés ! s’écriaient-ils... malgré ses promesses... malgré l’ordre donné à Menzicoff... la favorite est encore toute puissante.

LE CZAR.

Les téméraires !... Eh ! bien, je vais me rendre au milieu d’eux.

MARTHA.

Pierre, craignez leur fureur.

 

 

Scène XIV

 

LE CZAR, MARTHA, BAZILIOWITZ, ZISKY, MENZICOFF, LES BOYARDS, STRÉLITZ, PEUPLE

 

MENZICOFF.

Sire, vous courez des dangers... l’armée s’est réunie aux chefs des factieux... ils demandent à grands cris que Catherine leur soit livrée... j’ai tenté de rallier quelques soldats, mais en vain ; un seul instant vous reste, fuyez !

LE CZAR.

Moi fuir !

MARTHA.

Pierre il faut obéir à la nécessité.

MENZICOFF.

Ils ne souffriront jamais, disent-ils tous, qu’une esclave les gouverne. LE CZAR.

Une esclave !

MARTHA.

Pierre, il en est temps encore... tout peut se calmer... écoute-moi.

Le czar fait un signe, tout le monde se retire.

Pierre, ils ont raison, tu ne dois pas plus longtemps mettre dans la balance tes devoirs envers ton peuple et ton amour pour moi ; par mes conseils, j’avais cru pouvoir t’aider à rendre ce peuple heureux... je me suis trompée... il faut céder... en effet, tu as semblé te laisser guider par une femme obscure, qu’aucun droit, qu’aucun lien ne pouvait faire respecter... souviens-toi de Mahomet II que tu as souvent pris pour modèle : comme toi, il aimait une esclave... les janissaires révoltés osaient menacer ses jours... ils demandaient la tête de celle qu’il aimait.

LE CZAR.

Eh ! bien qu’a-t-il fait ?

MARTHA.

Il la leur envoya, et tout rentra dans l’ordre...

LE CZAR.

Je connais mon devoir, je le remplirai.

À Menzicoff.

Qu’on fasse approcher les chefs des rebelles.

Les boyards, les Strélitz et le peuple entrent.

LE CZAR, avec amertume.

Je sais que la vertu des boyards s’irrite de me voir soumettre mon cœur à une femme qu’aucun lien légitime n’attache à moi... eh ! bien, la favorite vous sera sacrifiée.

À Catherine.

Esclave, à genoux.

Catherine s’agenouille, Pierre étendant la main sur elle et avec force.

Impératrice de toutes les Russies, levez-vous ! et vous, prosternez-vous aux pieds de votre souveraine !

Menzicoff et les boyards se prosternent aux pieds de Catherine. L’orchestre reprend l’air de l’entrée du premier acte.

PDF