La Morte (Jacques-François ANCELOT - Léon BUQUET)

Sous-titre : départ et retour

Drame en quatre parties.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national des Nouveautés, le 6 juin 1831.

 

Personnages

 

MONSIEUR DERBAIN, mari d’Élise

ARTHUR DE LUSSAC, ancien amant d’Élise

SAINT-GENEST, médecin

GEORGES, fossoyeur

BERTRAND, menuisier

ÉLISE DUBREUIL, femme de monsieur Derbain

MADAME LAMBERT, femme de charge chez monsieur Derbain

JENNY, femme de Bertrand

PREMIER NÉGOCIANT

DEUXIÈME NÉGOCIANT

NÉGOCIANTS

GENS de la noce

AMIS de monsieur Derbain

 

La scène se passe à La Rochelle.

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Le théâtre représente une rue ; dans le fond, à droite, on doit voir l’entrée de l’église ; et, sur le côté gauche, l’entrée de l’auberge du Bras-d’Or.

 

 

Scène première

 

BERTRAND, JENNY, TOUTE UN NOCE sortant de l’église

 

CHŒUR.

Tous vos parents, tous vos amis,
Pour vous fêter sont réunis.
Chacun de nous aura son tour.
En attendant cet heureux jour,
Chantons jusqu’à demain
Et l’amour et l’hymen.

BERTRAND.

Allons ! il n’y a plus à s’en dédire ; je peux t’appeler ma Jenny.

JENNY.

Mon bon Bertrand !

BERTRAND.

J’ai attendu longtemps ce bonheur-là, mais enfin te voilà ma femme.

JENNY, lui frappant dans la main.

Et j’en suis bien aise.

BERTRAND.

J’espère que ça ne changera pas.

JENNY.

Ça dépend de toi...

BERTRAND.

Sois tranquille... et ce M. le curé qui n’en finissait pas !

JENNY.

Ah ! par exemple, qu’est-ce que tu dis donc ? C’est tout au plus s’il nous a donné une demi-messe, tant il se dépêchait ; n’a-t-il pas à quatre heures l’enterrement de madame Derbain ?...

BERTRAND.

À propos, c’est moi, qui ce matin en ma qualité de premier menuisier de La Rochelle, ai porté le cercueil... C’était le plus beau que j’eusse fait de ma vie... un vrai bijou.

JENNY.

Singulière chose !... C’est à trois heures qu’on nous a mariés et à quatre on va enterrer cette jeune dame...

BERTRAND.

Que veux-tu ? c’est l’histoire du monde ; il faut se signer.

JENNY.

M. Derbain devait être bien triste.

BERTRAND.

Oui, il s’affecte beaucoup.

JENNY.

On s’affecterait à moins.

BERTRAND.

C’est selon ! j’ai rencontré quelquefois des maris qui prenaient assez bien la chose.

JENNY.

Qu’est-ce que vous dites donc là, monsieur Bertrand ?

BERTRAND.

Oh ! c’est réciproque !... Tiens !... le dernier cercueil que j’ai porté, c’était celui de feu M. le juge de paix, et ma foi, la veuve faisait bonne contenance. Il est vrai qu’elle en avait la grande habitude... c’était son troisième. Mais ne parlons plus de tout cela ; c’est trop triste. Aussi bien le dîner nous appelle ; tous les fourneaux sont allumés au Bras-d’Or et ta tante nous attend.

JENNY.

À la bonne heure ! car avec vos cercueils vous nous mettez du noir dans l’âme.

BERTRAND.

Que veux-tu, ma petite Jenny, c’est ce que je confectionne le mieux ; je m’y suis appliqué, parce que je me suis dit : c’est un objet de première nécessité, c’est-à-dire de dernière nécessité, et dont chacun de nous doit se servir au moins une fois dans sa vie ; mais, sois tranquille ! j’espère bien que d’ici à deux ans, ta tante nous cédera sa bonne auberge, et alors, adieu la scie et le rabot... Allons, mes amis, il ne faut pas faire attendre la mère Simon... À table, et nous danserons après ; mais jusqu’à minuit seulement, parce qu’alors... enfin suffit !... suivez-moi tous.

CHŒUR.

Tous vos parents, tous vos amis, etc.

Ils entrent tous dans l’auberge.

 

 

Scène II

 

MADAME LAMBERT, sortant de l’église, SAINT-GENEST, arrivant par la gauche

 

SAINT-GENEST, entrant.

Ah ! une noce !...

MADAME LAMBERT.

C’est vous, docteur ?... Oui c’est la noce de ce brave Bertrand, le menuisier, qui épouse la nièce de madame Simon... et moi je viens de l’église, où j’étais allée prier pour ma jeune maîtresse, et régler tous les détails de la cérémonie funèbre.

SAINT-GENEST.

Ma pauvre madame Lambert ! comment va M. Derbain ?

MADAME LAMBERT.

Hélas ! monsieur le docteur, sa douleur est bien profonde.

SAINT-GENEST.

L’accident qui a emporté sa jeune femme a été bien subit.

MADAME LAMBERT.

Elle a passé en moins de temps qu’il n’en faut pour faire un signe de croix.

SAINT-GENEST.

Il est vrai qu’elle était bien faible, et que la plus légère émotion pouvait la faire mourir.

MADAME LAMBERT.

C’est ce qui est arrivé, elle est morte en pleine connaissance. Cinq minutes encore avant d’expirer dans mes bras, elle me regardait avec une expression... Monsieur Saint-Genest, j’ai lu bien des choses dans ce dernier regard de ma jeune maîtresse... Vous avez fait tout ce que vous avez pu pour guérir le corps ; mais c’était l’âme qui souffrait, et votre science était insuffisante. Voilà une triste nouvelle à apprendre à votre ami M. Arthur de Lussac... Est-il toujours à Philadelphie ?

SAINT-GENEST.

Hélas ! en ce moment il fait voile pour la France. On a signalé hier soir un brick américain à trois lieues de la côte, peut-être est-il à bord ? et j’allais m’en informer.

MADAME LAMBERT.

Revenir dans un pareil instant !

SAINT-GENEST

Que voulez-vous ? Après deux ans d’absence il pensait toujours à elle ; dans toutes ses lettres il me parlait d’Élise, et toujours avec la même chaleur, la même énergie de sentiment.

MADAME LAMBERT.

Élise non plus n’avait pas guéri de son amour.

SAINT-GENEST.

Ah ! c’est bien différent ! mariée à un autre, obligée de s’imposer une contrainte tous les jours, il y avait dans cette dissimulation forcée de toute pensée intime une sorte de supplice constant auquel elle ne pouvait résister longtemps ; et cependant elle aurait pu être encore heureuse.

MADAME LAMBERT.

Que dites-vous ?

SAINT-GENEST.

Elle était adorée de son mari. M. Derbain passe pour le meilleur des hommes ; aux petits soins avec sa femme, empressé, plein d’attentions ingénieuses et délicates, disposé à faire pour son bonheur les plus grands sacrifices.

MADAME LAMBERT.

Celui que fit la jeune fille de dix-huit ans en épousant le vieillard de cinquante était bien grand, monsieur Saint-Genest !... Elle a eu plus de courage que de forces.

SAINT-GENEST.

Mais on m’a dit que ce mariage ne lui fut point imposé, qu’elle y consentit de bonne grâce.

MADAME LAMBERT.

Elle aimait votre ami, M. Arthur de Lussac ; feu madame Dubreuil voyait avec plaisir se préparer cette union qui promettait à sa fille autant de bonheur qu’on en peut souhaiter à l’enfant qu’on adore : ces pauvres jeunes gens étaient si bien faits l’un pour l’autre ! Un événement affreux vint déranger tous ces projets à la suite d’une spéculation qui le ruina, M. Dubreuil mourut, laissant sa femme et sa fille dans l’indigence, et hors d’état de payer des dettes sacrées.

SAINT-GENEST.

C’est alors que se présenta M. Derbain ?

MADAME LAMBERT.

Il avait été lié d’affaires et d’amitié avec M. Dubreuil. Pour sauver sa famille de la pauvreté et du déshonneur, il demanda la main d’Élise ; madame Dubreuil eût refusé, mais la jeune fille voyant la santé de sa mère chancelante et délabrée, ne voulut point qu’elle traînât ses derniers jours dans la misère : elle accepta d’elle-même et librement les propositions de M. Derbain qui, en l’épousant, réhabilita la mémoire de son père ; certes, c’est un sacrifice celui-là.

SAINT-GENEST.

Il est sublime, madame.

MADAME LAMBERT.

Mais quel était donc le projet de M. Arthur en revenant ici ?

SAINT-GENEST.

Un projet d’insensé : la revoir une fois, fût-ce de loin... sans même lui parler : voilà ce qu’il voulait.

MADAME LAMBERT.

Malheureux ! que je le plains ! Mais j’oublie en causant avec vous que l’on va bientôt venir pour emporter Élise... ma pauvre enfant... Il y a deux heures que je me suis séparée d’elle pour toujours ; car c’est moi qui l’ai ensevelie... Durant sa longue maladie, elle m’avait fait promettre que si elle succombait, on l’ensevelirait avec la robe qu’elle portait le jour du départ de M. Arthur j’ai rempli sa volonté... Si vous l’aviez vue ! la mort n’a jeté sur ses traits qu’un léger voile de pâleur, et l’âme s’est détachée du corps sans secousse et même sans douleur apparente. Adieu, monsieur Saint-Genest ; n’oubliez pas que M. Derbain a besoin de consolations.

SAINT-GENEST.

Il peut compter sur mon amitié, sur tout mon dévouement.

 

 

Scène III

 

SAINT-GENEST, seul

 

Ce bon M. Derbain ! il était digne d’un meilleur sort. Et ce pauvre Arthur ! s’il est à bord de ce brick américain, que lui dirai-je ? passionné, impétueux, poussant tous les sentiments à l’extrême, comment supportera-il un si rude coup ? Ah ! s’il arrive, tâchons du moins que dans le premier moment il ignore... Oui, écartons de lui tout ce qui pourrait lui révéler la funeste nouvelle ; mais peut-être je m’alarme à tort, peut-être est-il encore loin de cette ville ; espérons et courons sur le port afin de nous en assurer.

Il fait quelques pas pour sortir.

Que vois-je ? hélas ! c’est lui.

 

 

Scène IV

 

SAINT-GENEST, ARTHUR, UN DOMESTIQUE, portant un sac de nuit

 

ARTHUR, se jetant dans ses bras.

Saint-Genest !... Ah ! mon ami, que je suis heureux de te rencontrer !...

Il fait un signe, le domestique sort par la gauche.

Depuis deux ans, c’est mon premier bonheur... Embrassons-nous encore.

SAINT-GENEST.

Mon cher Arthur, je partage ta joie, tu n’en doutes pas... et pourtant j’espérais que tu aurais réfléchi... et retardé un voyage...

ARTHUR.

Qu’entends-je ? après une si longue absence, est-ce ainsi que tu me reçois ? je ne te reconnais pas !... Toi, mon ami d’enfance, mon compagnon d’études !...

SAINT-GENEST.

C’est qu’alors tu étais plus raisonnable que tu ne l’es maintenant.

ARTHUR.

Je ne te comprends pas.

SAINT-GENEST.

Traverser la mer ! exposer sa vie ! faire dix-huit cents lieues pour commettre un acte de folie !

ARTHUR.

Saint-Genest !...

SAINT-GENEST.

Je le répète, une folie insigne ! Que pouvais-tu te promettre de ce voyage ? qu’en peut-il résulter ?

ARTHUR.

Ah ! mon ami, tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer ! La voir encore, respirer l’air qu’elle respire, rencontrer son regard, presser sa main peut-être, ne fût-ce que comme un frère presse la main d’une sœur !... c’est tout ce que je veux, c’est tout ce que j’espère ! Loin d’elle, ma vie n’a été qu’une torture ; ici, je renais, je suis dans les lieux qu’elle habite ; dans un instant, peut-être, elle va s’offrir à moi !... Oh ! comme mes vœux pressaient la marche du navire ! comme mes yeux s’élançaient vers le port ! Enfin, j’ai vu jaillir du sein des mers les toits de cette heureuse cité où vit mon Élise. J’ai touché le sol que foulent ses pas ; comme mon cœur a battu librement dans ma poitrine ! Que ma patrie m’a semblé belle !

SAINT-GENEST.

Arthur ! mon cher Arthur, ton exaltation m’afflige : tu es venu étourdiment chercher un bonheur qui sourit à ton imagination romanesque, et pourtant...

ARTHUR.

Va, je ne me suis pas abusé sur la nature du plaisir que j’appelais de si loin ! Je le sais, mon ami, c’est une de ces joies cuisantes comme la douleur, qui blessent, qui déchirent, et dont le souvenir même est encore un supplice !... Mais qu’importe ? Je la verrai ! Tout est renfermé dans ce peu de mots. Peut-être trouverai-je l’occasion d’échanger quelques paroles avec elle !... Alors j’oublierai tout ce que j’ai souffert durant deux années, et le peu d’instants qu’elle pourra m’accorder me sera doux comme le passé !... Oh ! Saint-Genest, je ne croirai pas acheter trop cher ce court bonheur même en le payant des larmes qui doivent suivre une seconde séparation.

SAINT-GENEST.

Pauvre Arthur ! que je le plains !

ARTHUR.

Son excellente mère madame Dubreuil, elle est donc morte... Je l’ai bien pleurée ! Elle m’aimait, et moi aussi je l’aimais ! Dis-moi, Saint-Genest, et nos amis ?

SAINT-GENEST.

Ils sont tous heureux.

ARTHUR.

Et le vieux Georges, mon protégé, est-il plus content de son sort ? 

SAINT-GENEST.

Georges ! il vient souvent chez moi demander de tes nouvelles il se souvient toujours des services que tu lui as rendus, et il en a conservé la plus vive reconnaissance... Eh mais ! n’est-ce pas lui que j’aperçois ?

ARTHUR.

Oui vraiment : Georges, Georges !

 

 

Scène V

 

ARTHUR, GEORGES, SAINT-GENEST

 

GEORGES.

Comment, monsieur Arthur, c’est vous ! que je suis donc content !... Je vous cherchais. J’avais su par monsieur Saint-Genest que vous deviez venir bientôt, et dès que j’ai appris l’arrivée d’un brick américain, j’ai vite couru sur le port ; mais ne vous ayant pas trouvé, j’allais chez le docteur.

ARTHUR.

Ce brave Georges ! Je suis bien aise, mon ami, que vous me m’ayez pas oublié.

GEORGES.

Vous oublier ! ah bien oui ! Allez, monsieur Arthur, je ne suis qu’un pauvre diable, mais je ne sais pas ce que c’est que l’ingratitude, et je n’oublie pas ceux qui m’ont fait du bien.

ARTHUR.

Que devenez-vous à présent, Georges ?

GEORGES.

Ma foi, monsieur, fatigué de demander inutilement du pain aux vivants, je me suis adressé aux morts.

ARTHUR.

Comment ?

GEORGES.

Je m’en trouve bien ; vrai, je n’ai pas à me plaindre d’eux.

ARTHUR.

Que voulez-vous dire ?

GEORGES.

Je suis fossoyeur.

ARTHUR.

En vérité ?

GEORGES.

C’est un métier comme un autre, et qui, dans ce moment-ci, rapporte assez. On meurt beaucoup depuis quelque temps : demandez au docteur ; il m’envoie quelquefois ses malades.

SAINT-GENEST.

Maître Georges !...

GEORGES.

Oh ! pardon, je sais bien que c’est presque toujours leur faute... Mais il se fait tard, et il faut que je vous quitte, monsieur Arthur ; je suis venu à la hâte ; je dois être à quatre heures à mon cimetière pour l’enterrement de madame Derbain.

ARTHUR.

Madame Derbain !...

SAINT-GENEST.

Malheureux ! qu’as-tu dit ?

ARTHUR.

Madame Derbain !... un enterrement !... Georges, Saint-Genest !...

GEORGES.

Oh ! mon Dieu, comme vos traits sont altérés !

ARTHUR.

Non, non, cela n’est pas, cela ne peut pas être... mes oreilles m’ont trompé... madame Derbain Élise !...

GEORGES.

Elle est morte depuis hier.

ARTHUR.

Morte !... Ah !...

Il tombe accablé sur un banc de pierre.

GEORGES.

Pauvre jeune homme ! si j’avais soupçonné...

SAINT-GENEST.

Qu’avez-vous fait, Georges !

GEORGES.

Oh ! monsieur, j’ignorais... mais voyez comme il est abîmé dans sa douleur ! emmenez-le, c’est par ici que l’enterrement va passer.

ARTHUR, se relevant violemment.

Je veux la voir encore !

SAINT-GENEST, l’arrêtant.

Insensé, que dis-tu ? demeure !

ARTHUR.

Oh ! mon Dieu, que vous ai-je fait ? Élise !... morte !... pourquoi elle ? et pourquoi pas moi ? quand mon cœur volait au-devant d’elle, quand ma voix l’appelait, elle était là, glacée, pour toujours ! le nom de son Arthur ne la réveillerait pas de ce sommeil éternel. Que dis-je ! il ne me sera pas même permis d’aller pleurer sur ses restes inanimés ! car on a su mon amour ; mes larmes aux yeux du monde seraient une insulte à sa mémoire... il ira jeter des fleurs sur sa tombe, celui qui l’a ravie à ma tendresse... Et moi, moi, je n’en aurai pas le droit ! Eh bien ! ce droit, je le prendrai... ces restes précieux, je les lui ravirai à mon tour.

SAINT-GENEST.

Qu’entends-je !

ARTHUR.

Oui, je pars, et loin d’ici par-delà les mers, j’emporte avec moi ce qui fut Élise... là, mon deuil, mes larmes ne seront pas surveillés... personne n’osera m’en faire un crime. Oui, je le veux, il le faut... Georges, écoutez-moi : votre chaumière avait été brûlée, c’est moi qui l’ai relevée ; votre enfant serait devenu la proie des flammes, c’est moi qui l’ai sauvé ; votre famille aurait péri dans la misère et le besoin, c’est moi qui l’ai arrachée à cette horrible destinée : voici le moment de vous en souvenir, Georges, car j’ai à vous demander un service qui vaudra tous ceux que je vous ai rendus.

GEORGES.

Parlez, monsieur Arthur, parlez ! demandez-moi mon sang si vous voulez, je suis tout prêt.

ARTHUR.

Eh bien ! Georges, je veux le corps de cette jeune femme que vous allez ensevelir.

SAINT-GENEST.

Ah ! mon ami, tu t’égares... qu’oses-tu dire ? Sais-tu que tu demandes un crime à cet homme ?

ARTHUR.

Un crime !... Eh ! non ; pour lui, pour vous ce n’est qu’un cadavre... pour moi, c’est le monde, c’est l’univers, c’est tout, enfin !... Georges, que ferez-vous ?

GEORGES.

J’obéirai.

ARTHUR.

Ah ! Saint-Genest, demain, je pars !... tu me logeras jusqu’à demain ; tu nous logeras...tous deux ! oui, je te demande l’hospitalité pour elle, et pour moi ; veux-tu nous l’accorder ?

SAINT-GENEST.

Mon amitié n’a rien à refuser à ta douleur ! Mais je t’en conjure, Arthur, renonce à cet affreux projet, songe aux suites funestes...

ARTHUR.

Je n’entendrai rien !...je le veux. Georges, je compte sur votre promesse.

GEORGES.

Vous serez satisfait.

Ici on entend dans l’auberge des éclats de rire qui se renouvellent jusqu’à la sortie des gens de la noce.

ARTHUR.

Ah ! les voilà qui la mènent en pompe à sa dernière demeure !

On entend sonner les cloches de l’église, on voit défiler le cortège funèbre.

Attends, Élise, attends !... ils pleurent !... Je ne pleure pas, moi ! car c’est pour eux seulement qu’elle est perdue !...

Les amis de Bertrand sortent de l’auberge en riant et en sautant.

GEORGES, à Saint-Genest.

Arrachez-le d’ici, monsieur, sa douleur le trahirait.

SAINT-GENEST.

Viens, Arthur, viens, ne restons pas ici... tout le monde nous observe... appuie-toi sur moi.

ARTHUR.

Georges, à ce soir !...

GEORGES.

À ce soir !

Le convoi passe dans le fond ; les gens de la noce en l’apercevant se découvrent et conservent un religieux silence. Georges sort d’un côté, Arthur et Saint-Genest sortent de l’autre.

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

Le théâtre représente un appartement chez Saint-Genest ; porte au fond, et une porte à droite conduisant dans une chambre. Une table à gauche, sur laquelle est une lampe. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

GEORGES, ARTHUR

 

ARTHUR, assis en face de la porte de la chambre.

Elle est là !... quelques pas m’en séparent... Pâle et les yeux fermés, la voix éteinte, et l’âme... Plus rien, plus rien !

Il se lève.

Ah ! Georges, vous êtes encore ici ? je suis content de vous. Tenez, prenez cette bourse.

GEORGES.

Vous n’y pensez pas, monsieur ! le chagrin vous égare ; ce que je viens de faire ne se paie pas avec de l’or.

ARTHUR.

Vous avez raison, je suis un insensé ; pardonnez-moi, mon ami, je ne voulais pas vous offenser : c’est moi qui suis votre obligé, maintenant.

GEORGES.

Non, monsieur, nous sommes quittes.

ARTHUR.

Quittes !... je ne l’entends pas ainsi, Georges. Écoutez-moi là-bas, j’ai des terres, de vastes établissements ; je suis riche, en un mot. Voulez-vous me suivre ? vous et votre famille, voulez-vous essayer d’une existence plus heureuse ?

GEORGES.

Vous suivre, parce que vous êtes riche !...

ARTHUR.

Dans quelques heures je pars ; décidez-vous, Georges. Voulez-vous être ma famille ?

GEORGES.

À la bonne heure, comme cela ! je le voudrais de tout mon cœur ; mais je ne puis accepter, monsieur, il faut que je reste.

ARTHUR.

Non, vous dis-je, je veux que vous me suiviez.

GEORGES.

Impossible !... Si demain la maison du fossoyeur était déserte, on se demanderait, n’en doutez pas, quelle cause m’a pu faire partir si vite, on fouillerait de nouveau peut-être cette terre que tout à l’heure... et je ne voudrais pas être accusé du vol d’un cadavre. Tous ces corps qui reposaient sous mes yeux, c’était un dépôt confié à mon honneur... Les jeunes chirurgiens m’ont plus d’une fois montré de l’or, j’ai toujours refusé ; violer une tombe !... si je l’ai fait pour vous, monsieur, si j’ai cru devoir vous sacrifier mes scrupules, souffrez du moins que je reste pour que les hommes ne soupçonnent pas ma faute et laissez-moi le masque de la probité !... c’est bien peu, ce me semble.

ARTHUR.

Vous me donneriez des remords, Georges, s’il pouvait entrer dans mon âme autre chose que du désespoir ! Vous êtes un brave et digne homme que j’aime, que je révère ; mais promettez-moi que plus tard vous viendrez vous réunir à moi.

GEORGES.

Eh bien ! soit ; peut-être alors serez-vous plus heureux, et la vue de votre bonheur me consolera.

ARTHUR.

Oui, la vue de mon bonheur...Allez, allez, mon ami, j’ai besoin d’être seul ; mais ne vous éloignez pas.

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

ARTHUR, seul

 

La jeune fille si douce, si jolie que j’ai laissée il y a deux ans en proie aux baisers d’un vieillard, et dont le souvenir s’agitait sans cesse dans mon cœur... Je l’ai revue... Insensé que j’étais ! sous le beau ciel des États-Unis, loin d’elle et plein de son image, je nourrissais mille chimères. Je me disais : un jour elle sera peut-être à moi ! Quelques années auront passé sur sa tête, mais que m’importe ? son âme sera tout aussi belle et tout aussi pure... Eh bien ! non ; la mort a pris l’âme, et je n’ai plus maintenant sous les yeux qu’un corps flétri. Ah ! qu’est-ce donc, mon Dieu, qu’est-ce donc qu’une telle destinée ! On vient... fermons vite cette porte. Ah ! c’est toi, Saint-Genest !

 

 

Scène III

 

ARTHUR, SAINT-GENEST

 

ARTHUR.

Eh bien ! mon ami, pourrai-je partir ?

SAINT-GENEST.

Dans deux heures le Washington met à la voile.

ARTHUR.

Dans deux heures !... Il sera minuit !

SAINT-GENEST.

C’est l’heure de la marée. Il ne peut qu’à ce moment sortir du port. Il faut qu’il en profite.

ARTHUR.

Soit ; dans deux heures ! Tu me pardonneras, Saint-Genest, d’être venu fatiguer ton amitié du spectacle de mes malheurs. Nous avons chacun notre lot ici-bas : le mien est de souffrir... le tien, de soulager.

SAINT-GENEST.

Je sens toute ton affliction, Arthur ; les restes de celle que tu as si follement aimée reposeront près de toi. Puisses-tu trouver quelques consolations dans cette idée !

ARTHUR.

Oui, oui, vous me l’avez dit souvent, vous autres... j’ai toujours eu un caractère romanesque ; vous appeliez cela de la bizarrerie ; que m’importe ? Je ne demande pas à être compris par toi, il me suffit que tu m’aimes.

SAINT-GENEST.

Ah ! mon ami ! mais une chose n’afflige ; je te vois partir avec la plus vive inquiétude... Cette fièvre qui te brûle le sang, qui travaille dans ta tête et ne lui laisse pas un instant de calme, cette fièvre me tourmente au dernier point, et quoiqu’il y ait de l’imprudence à demeurer plus longtemps, je voudrais que tu restasses...

ARTHUR.

Cela ne se peut, je ne dois pas abuser de ton hospitalité ; si j’étais seul !... mais nous sommes deux. Il ne faut pas mettre au hasard ce terrible secret.

SAINT-GENEST.

Il ne faut pas non plus risquer ta vie.

ARTHUR.

Les douleurs de l’âme laissent vivre, il n’y a que celles du corps qui tuent... Tu as retenu mon passage sur ce navire, Saint-Genest ?

SAINT-GENEST.

Te l’avouerai-je ?...je t’avais vu dans un état si alarmant que je ne l’ai pas osé.

ARTHUR.

Malédiction ! il faut que je parte cependant, et le plus tôt sera le mieux.

SAINT-GENEST.

Ne te fâche pas, cela peut se réparer ; j’y vais retourner.

ARTHUR.

Y retourner !... c’est bien ; quelles que soient les conditions, je les accepte : retourne, retourne bien vite... mais non, reste, j’ai besoin de toi ici, Saint-Genest : j’y vais plutôt envoyer Georges.

Il appelle.

Georges !...

 

 

Scène IV

 

ARTHUR, GEORGES, SAINT-GENEST

 

ARTHUR.

Le moment est venu, mon ami ; allez sur le port, demandez à parler au capitaine du Washington et prenez avec lui les arrangements nécessaires pour qu’il ne parte pas sans moi... Viens, Saint-Genest, viens ! je veux la voir encore.

Ils entrent dans la chambre.

 

 

Scène V

 

GEORGES, seul

 

Il veut partir ! Il va l’emporter avec lui ! Et demain, le vieux mari viendra me demander de le conduire à l’endroit où repose le corps de sa femme, il s’agenouillera sur la tombe vide, y jettera des fleurs ; il faudra que je lui dise : elle est là !... Puis des pleurs tomberont de ses yeux, et je le verrai... Allons ! ce sera ma punition ! Mais laissons là mes réflexions et occupons-nous des ordres de M. Arthur.

Il va pour sortir et reste, apercevant Arthur.

 

 

Scène VI

 

ARTHUR, GEORGES, puis SAINT-GENEST

 

ARTHUR, accourant dans la plus grande agitation.

Tu me trompes, Saint-Genest, tu me trompes ! cela ne se peut pas.

GEORGES.

Qu’y a-t-il, monsieur ? D’où vient cette agitation ?

ARTHUR, entraînant Georges sur le devant de la scène.

Tu ne sais pas, Georges, il dit que ce corps n’est pas froid, que le cœur a battu sous sa main, que cette mort c’était un jeu de la nature. Oh ! c’est une sanglante ironie, que ce qu’il dit, l’insensé ! je ne le crois pas au moins, j’ai ma raison toute entière... Non, non, je ne le crois pas... Elle est morte et je l’ai pleurée !...

SAINT-GENEST, en dedans.

Elle vit, elle vit, te dis-je !

GEORGES.

Est-il possible !

ARTHUR.

Oh ! ne prenez pas ainsi plaisir à me tourner le poignard dans le cœur. Non, ce que vous dites est impossible !

SAINT-GENEST, sur le seuil de la porte.

Elle n’est pas morte, mon ami, je ne te trompe pas. Je la sauverai.

ARTHUR.

Ah ! je cours !...

SAINT-GENEST, l’arrêtant.

Demeure ; la moindre émotion peut être mortelle ! Demeure ; je te l’ordonne !

ARTHUR.

Dix ans de ma vie, pour qu’elle se ranime ! Dix ans ! mon Dieu ! je les donne.

GEORGES.

Regardez, monsieur ; la voilà debout, couverte de ses habits.

ARTHUR.

Oui, comme il y a deux ans... pâle et chancelante.

 

 

Scène VII

 

ÉLISE, appuyée sur le bras de SAINT-GENEST, ARTHUR, GEORGES

 

Saint-Genest fait signe à Georges d’approcher un fauteuil, il y place Élise.

ARTHUR.

Oh ! ce n’est donc pas une illusion ! Tout cela existe, mes yeux ne me trompent pas, c’est bien elle ! Non, ce n’est pas une illusion. Ah ! j’en mourrai de joie !

ÉLISE.

Où suis-je ? où me conduisez-vous ? Marguerite n’est-elle pas là ? J’ai dormi bien longtemps... Je me sens mieux.

SAINT-GENEST.

Elle est sauvée ! elle vivra !

ÉLISE.

Ah ! c’est vous, docteur ; je vous reconnais maintenant ; je n’ai plus de fièvre, n’est-ce pas ? J’ai fait un rêve affreux.

ARTHUR.

Que le son de sa voix est enivrant et doux à mon cœur !

Il s’approche et lui prend la main.

Élise, c’est moi.

ÉLISE, se jetant dans ses bras.

Arthur ! vous ! Est-il possible ?... ou suis-je donc ? J’ai rêvé de naufrage, de flots soulevés. Ô mon ami, que le réveil est doux ! Merci à la tempête, si c’est elle qui vous a conduit !

ARTHUR.

Élise, me voilà revenu ; nous sommes réunis pour toujours maintenant !

ÉLISE.

Certainement, pour toujours !... Mais attendez donc que je me rappelle si cela est bien possible... mes idées sont encore tellement confuses dans ma tête...

ARTHUR.

Non, non ; ne cherche point à te souvenir. Point de regards en arrière !... Vois devant toi plutôt... Nous n’avons tous qu’une vie à épuiser... Toi, s’il t’en est donné deux, qu’au moins la seconde te dédommage des peines de la première !...

ÉLISE.

Mon ami, je ne vous comprends pas...

ARTHUR.

Te voilà donc à moi, ma fiancée d’autrefois ! Ces rêves de bonheur dont nous nous sommes l’un et l’autre enivrés, ta mère les partageait ; et quand la fatalité vint se jeter à travers, elle pleura, ne prévoyant pas qu’ils dussent un jour se réaliser. Eh bien ! ils sont éclos, le temps les a mûris... Ta patience d’ange et ta noble résignation méritaient bien quelque attention du ciel, et c’est justice que ce qu’il fait aujourd’hui pour toi... Dans une heure, nous partons ; je t’enlève à ce monde, dont la tombe te sépare déjà, et sans souci de lui, sans souvenir du passé, nous épuiserons joyeusement les jours que nous garde l’avenir... Georges !... Vous m’avez oublié... Allez donc ! allez donc ! Maintenant plus que jamais il faut que je parte aujourd’hui.

GEORGES.

En effet, j’oubliais... vous avez raison ; mais j’y cours, et vous serez satisfait.

ARTHUR.

Le Washington ! retenez bien ce nom.

GEORGES.

Le Washington ! Il suffit.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

SAINT-GENEST, ÉLISE, ARTHUR

 

ARTHUR.

Dans une heure, Élise, je mets la mer entre eux et nous... dix-huit cent lieues d’Océan ; et quand nous aurons mis le pied sur le sol, d’Amérique, un avenir de joie et d’amour commencera pour nous.

ÉLISE.

Encore une fois, je ne vous comprends pas. Que s’est-il donc passé ?... Pourquoi êtes-vous ici ? pourquoi y suis-je ? comment se fait-il que nous soyons réunis ?

ARTHUR.

Ne te suffit-il pas qu’il en soit ainsi ?... que t’importe par quels moyens ?

ÉLISE.

J’ai été bien malade... j’ai souffert longtemps... Votre souvenir me tuait, Arthur ; je ne pouvais vivre de cette vie accablante d’où vous étiez absent ; je vous cherchais partout, et je ne sais quelle contrainte étouffait votre nom sur mes lèvres... Puis, je me souviens que ce désordre de mes pensées se calma tout d’un coup... j’étais bien faible et je m’endormis... Qu’est-il donc arrivé pendant que je dormais ?

ARTHUR.

Que sais-je ?... Ton sommeil était morne et glacé, bientôt on cessa de sentir les mouvements de ton cœur ils t’ont cru morte...

ÉLISE.

Morte !

ARTHUR.

Oui, morte !... Moi, j’arrive... le hasard m’instruit. Inspiré par mon désespoir, je veux te voir encore, je veux que tu me suives dans mon exil ; nous r’ouvrons cette tombe, et te voilà ma conquête.

ÉLISE.

Ô mon Dieu ! que je te rends grâces !... Vous le disiez bien, Arthur, c’est deux fois la vie !

ARTHUR.

À moi celle-ci ! c’est un bien qui m’appartient. Tu ne peux plus vivre pour d’autres que pour moi... je t’ai conquise sur la mort !

ÉLISE.

Oui, qui, je suis à vous ; je vous appartiens tout entière !... mais un autre n’a-t-il par des droits ?... Ô mes souvenirs, mes souvenirs !... les voilà qui reviennent et se pressent en foule dans ma tête !

ARTHUR.

Ils datent d’une autre vie, tes souvenirs ! ils sont d’une vie épuisée, éteinte, ensevelie ! Les hommes n’ont-ils pas mis la tombe entre eux et toi ?... Tu me suivras, Élise, et j’effacerai tes souvenirs avec des larmes de joie...

ÉLISE.

Vous suivre !... non, je ne puis : un lien sacré, indestructible m’attache à ce monde auquel vous m’avez rendue... Je suis encore aujourd’hui ce que j’étais hier, l’épouse d’une autre... Vous suivre, ce serait un crime !

ARTHUR.

Élise... mon Élise, vous me déchirez le cœur !... Est-ce donc pour cela que je t’aurai arrachée aux entrailles de la terre ?

ÉLISE.

Que ne m’y avez-vous laissé mourir !... Sans doute, c’eût été une mort épouvantable ; mais, croyez-moi j’aurais moins souffert qu’en ce moment... Grâce ! mon ami, grâce ! ne me poussez pas au crime !

ARTHUR.

Prenez garde de mépriser les faveurs du ciel. N’est-ce pas un doigt mystérieux qui a conduit tout cela ? La volonté de Dieu ne s’est-elle pas assez manifestée ?... Défie-toi, mon Élise, de cette exaltation qui t’égare, et ne te crois pas ainsi liée éternellement à un joug qu’une force supérieure a brisé, sans que tu aies rien fait toi-même pour t’y soustraire... Ce n’est pas toi, c’est le destin, c’est Dieu qui le veut.

ÉLISE.

Oh ! si je pouvais vous croire !

ARTHUR.

Eh bien ! non, ne me croyez pas. Restez... Allez vous jeter aux bras du vieillard qui vous a ravie à mon amour... Et moi, le jour même où il célébrera votre retour à la vie que je vous ai rendue... J’ai des armes...

ÉLISE.

Arthur, n’achevez pas... au nom du ciel !

ARTHUR.

Oh ! ne craignez rien ; ce n’est pas lui, ce n’est pas votre époux que je frapperai... moi, moi seul, je dois mourir.

ÉLISE.

Grand Dieu !

ARTHUR.

Que vous importe mon sort ? Vous m’aimez bien peu, puisque vous préférez le vieillard avec son opulence. Eh bien ! soyez riche avec lui, soyez heureuse, heureuse au prix de ma mort.

ÉLISE.

De sa mort !... Épargnez-moi, de grâce, Arthur ; je vous suivrai.

ARTHUR.

Tu me suivras !... Pardonne, pardonne ! Tu pleures... et c’est moi qui fais couler tes larmes !... Reste, reste, je n’ai pas mérité que tu fisses cela pour moi...

ÉLISE.

Nous partirons quand vous voudrez, Arthur, je suis à vous.

ARTHUR.

À moi ! du fond de sa tombe, que ta mère t’entende et nous bénisse tous deux !

SAINT-GENEST.

Arthur, que dis-tu ?

ARTHUR.

Saint-Genest, elle est à moi... Quel que soit l’événement qui l’ait mise en mes bras, je lui rends grâce... Elle m’appartient ! Quel que soit l’avenir, sombre, chargé d’orages et de remords... je m’y précipite en aveugle.

SAINT-GENEST.

Non, non, cela ne sera pas... Il faudra bien que la raison se fasse jour à travers ce tumulte des passions... Tu peux méconnaître un instant lois, justice, convenances ; mais moi, j’ai mes devoirs aussi ! Puis-je, comme toi, les fouler aux pieds, moi qui suis calme et de sang froid ?

ARTHUR.

Qu’entends-je !

SAINT-GENEST.

Veux-tu que je t’immole mon honneur ? exiges-tu de moi ce sacrifice, Arthur ? prétends-tu me mettre de moitié dans tes remords ?

ARTHUR.

Qui me parle ainsi ?... Quel funeste langage !

SAINT-GENEST.

Mon devoir est de ramener cette jeune femme à son mari, et de lui tout avouer. Je ne l’ai pas quittée un seul instant... je la lui rendrai pure.

ARTHUR.

La lui rendre !... T’ai-je bien compris, Saint-Genest ?... tu parles de me l’enlever !

SAINT-GENEST.

Oui, car tu as mis mon amitié à une bien rude épreuve.

ARTHUR.

Ton amitié ?... Ah ! ne me pousse pas, Saint-Genest, à quelque acte de désespoir.

ÉLISE.

Je l’aime !...prenez pitié de lui... Je l’aime assez pour lui tout sacrifier... ne nous séparez pas.

SAINT-GENEST.

Madame !

À part.

Les infortunés !

ARTHUR.

Ne comprends-tu donc pas ce qu’il y a de fort et d’irrésistible dans cet amour qui dévore ma jeunesse ? Ne suis-je pas aimé d’elle ? Veux-tu la rendre à ses chagrins, à ses pleurs, à la tombe de qui je la tiens ?... Malédiction sur toi, si tu prétends le faire !

SAINT-GENEST.

Ce que je veux, Arthur ! c’est que tu m’entendes sans passion, sans colère... voilà ce que je veux.

ARTHUR.

Et ma mission à moi est de la rendre heureuse ! Cette mission, je l’ai reçue de Dieu, je la remplirai. Mais qui vient ?... Ah ! c’est Georges.

 

 

Scène IX

 

SAINT-GENEST, ÉLISE, GEORGES, ARTHUR

 

GEORGES.

Onze heures et demie sonnent à l’horloge de Saint-Paul, le navire part à minuit et vous recevra à son bord ; vous n’avez pas de temps à perdre, monsieur Arthur.

ARTHUR.

Bien, Georges, bien ; mais qu’avez-vous ? vous tremblez.

GEORGES.

Oui. Je viens de faire une rencontre qui m’inquiète : un homme marchait lentement devant moi, se dirigeant de ce côté ; j’allais vite, je le dépasse, et à la lueur du réverbère je reconnais M. Derbain.

SAINT-GENEST et ARTHUR.

Monsieur Derbain !

ÉLISE.

Mon mari !... Grand Dieu !...

GEORGES.

Je redouble de vitesse, et j’arrive assez tôt pour vous prévenir. Entendez-vous ? la porte vient de se refermer. C’est lui sans doute, c’est bien ici qu’il venait.

ARTHUR.

Suis-je déjà trahi ?... si je le croyais...

ÉLISE, avec abattement.

Nous sommes perdus.

ARTHUR.

De quel côté sortir ? Aucune issue...

GEORGES.

Dans cette chambre. Évitez ses regards.

SAINT-GENEST.

M. Derbain monte l’escalier. Arthur ! je ne souffrirai pas...

ARTHUR.

Saint-Genest, ma vie, la sienne sont entre tes mains ! J’ai des armes... dis un mot... trahis-nous... elle meurt... et moi aussi !

Il entraîne Élise dans la pièce voisine où Georges les suit.

 

 

Scène X

 

SAINT-GENEST, seul

 

Se tuer !... la frapper !... l’insensé, il n’hésiterait pas !... Et mes devoirs ?... Que faire, que devenir ? ô mon Dieu !... On approche... oui... c’est lui !...

 

 

Scène XI

 

SAINT-GENEST, DERBAIN

 

SAINT-GENEST.

Monsieur Derbain !

DERBAIN.

Oui, mon ami, c’est moi : me pardonnerez-vous mon indiscrétion ? Je n’ai pu rester dans cette maison où tout me la rappelle ; je suis sorti pour échapper à ce supplice ; mes pas se sont machinalement dirigés de ce côté ; j’ai vu de la lumière à vos fenêtres, et je viens chercher près de vous des consolations que vous ne me refuserez pas.

SAINT-GENEST.

Vous avez bien fait. Je vous remercie de cette préférence.

À part.

Horrible situation !

DERBAIN.

Vous qui lui avez donné des soins, vous qui l’avez étudiée durant ses longues souffrances, vous pouvez l’apprécier et comprendre mes regrets... Son absence me laisse un vide affreux !

SAINT-GENEST.

Tâchez de combattre ces idées pénibles.

DERBAIN.

Tout m’y ramène. Ô mon ami ! ne m’en veuillez pas si je vous fatigue de ma présence ! je suis si malheureux !... Cette demeure qu’elle embellissait et qu’elle a quittée pour toujours, m’est devenue odieuse : j’éprouve une invincible répugnance à y rentrer. Ma pauvre Élise !... je la revois partout !... Si vous saviez comme ma pauvre tête travaille ! comme mes sensations sont vives et douloureuses !... Donnez-moi asile pour cette nuit, Saint-Genest ; demain, je tâcherai d’être plus fort.

SAINT-GENEST.

Pour cette nuit !

DERBAIN.

Vous hésitez ? ne me refusez pas ! je ne vous dérangerez point : je serai bien partout, pourvu que je n’aie pas sous les yeux cette foule d’objets qui réveillent mes souvenirs... oui, point de lit, un fauteuil, ici, dans cette salle me suffira. Pardonnez-moi.

SAINT-GENEST.

Sans doute, c’est avec plaisir.

À part.

Que faire ? si je parle, je les tue tous les deux... Et comment sortiront-ils ?... L’heure s’écoule... le vaisseau va partir...

L’heure sonne.

Ah ! minuit ! Est-il encore temps ?

 

 

Scène XII

 

GEORGES, sortant du cabinet, SAINT-GENEST, DERBAIN

 

GEORGES, bas.

Monsieur, je ne puis maîtriser l’impatience de M. Arthur ; il veut sortir.

SAINT-GENEST.

Et comment ?... Regarde, Georges !

Derbain est assis ; il a la tête appuyée dans ses mains.

GEORGES.

Je ne réponds plus de lui. Accablée par son émotion, la pauvre femme est sans connaissance. Tenez, le voici.

Arthur sort tenant dans ses bras Élise évanouie.

SAINT-GENEST.

Grand Dieu ! Faut-il donc que je sois son complice !

DERBAIN, le voyant passer.

Ah ! une femme !...

SAINT-GENEST, se jetant devant lui, et l’arrêtant.

Silence !

À part.

Que le ciel me pardonne !

Saint-Genest retient Derbain ; Arthur et Élise sortent avec Georges.

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

Le théâtre représente la salle commune d’une auberge à La Rochelle.

 

 

Scène première

 

BERTRAND, JENNY

 

BERTRAND, à la cantonade.

Allons, mes enfants, de l’activité, du zèle, que le service ne languisse pas ; ces messieurs du numéro 3 ont-ils tout ce qu’il leur faut ? de riches négociants qui déjeunent méritent considération.

Il revient en scène.

JENNY.

Pas tant d’embarras, monsieur Bertrand, on voit bien que vous êtes novice dans le métier.

BERTRAND.

C’est vrai, ma petite femme ; j’ai été menuisier plus longtemps qu’aubergiste ; mais puisque ta tante nous a cédé son auberge, il faut la faire prospérer. Voilà une tempête qui va nous amener des voyageurs ; un navire vient d’entrer enfin, après avoir bien souffert pendant trois jours de ce coup de vent ; il y a des passagers à bord, ça nous revient de droit. Ah ! dame ! c’est que nous avons joliment achalandé l’auberge ; d’abord, une jolie femme bien avenante... trop, même, quelquefois ; puis, une enseigne superbe, à ce que tu dis.

JENNY.

Sans doute, superbe ! et c’est à moi que vous la devez sans mes conseils, vous auriez gardé ce vilain Bras-d’Or qui montrait le poing aux passants.

BERTRAND.

Dame ! un Bras-d’Or, tout le monde connaît ça, au lieu que ce grand diable de tableau !... enfin, tu l’as voulu, et puis, ça a payé la dépense de ce jeune peintre romanesque.

JENNY.

Romantique, monsieur !... Ah ! voilà un talent !... Voyez plutôt comme on s’arrête devant la porte pour regarder le repas de Sardanapale.

BERTRAND.

Si les repas que j’accommode ne valaient pas mieux !... enfin, suffit ; pas de dispute entre nous, madame Bertrand : tenez, j’entends du bruit... ah ! c’est le docteur Saint-Genest qui amène une jeune dame... Elle était sans doute à bord du navire.

 

 

Scène II

 

BERTRAND, JENNY, ÉLISE, SAINT-GENEST

 

SAINT-GENEST.

Entrez, madame, suivez-moi. Madame Bertrand préparez une chambre, et veuillez nous laisser un instant.

JENNY.

J’y vais, monsieur, j’y vais.

Elle sort.

BERTRAND.

Si madame avait besoin de quelque chose ?

SAINT-GENEST.

Non, mon ami ; allez, je vous prie.

Bertrand sort par le fond.

 

 

Scène III

 

ÉLISE, SAINT-GENEST

 

SAINT-GENEST.

Est-il possible ?...vous, de retour à La Rochelle !... Vous !

ÉLISE.

Hélas ! monsieur, nous sommes bien malheureux !

SAINT-GENEST.

Que je bénis le ciel d’avoir permis que je vous rencontrasse encore, au moment où vous avez débarqué avec Arthur ! il vous a confiée à mes soins ; mais pourquoi avoir quitté Philadelphie ?

ÉLISE.

Une fatalité cruelle nous poursuit : vous savez, monsieur, combien depuis trois ans nous étions heureux ; les lettres d’Arthur vous l’ont appris ; un mariage coupable, sans doute, mais que le destin lui-même semble avoir commandé, m’avait unie à celui que j’aimai si longtemps sans espoir ; nous vivions ignorés... heureux !... et les jours s’écoulaient bien doux et bien rapides. Une affaire importante, qui exigeait impérieusement la présence d’Arthur, l’appelle en Angleterre ; je ne peux supporter l’idée d’une séparation, et je le décide à m’emmener avec lui ; nous partons ; déjà nous apercevions les côtes d’Angleterre, lorsqu’un ouragan s’élève, le vent souffle du nord avec une horrible violence ; il faut regagner la pleine mer, et enfin, après trois jours d’angoisses, notre navire à demi démâté et faisant eau de toutes parts entre ici, trop heureux de trouver un port où se réfugier, mais mieux valait pour nous l’orage et ses dangers qu’un pareil abri !

SAINT-GENEST.

Ah ! vous avez raison ! Chaque pas que vous faites dans cette ville vous expose à des périls sans cesse renaissants, et déjà !...

ÉLISE.

Que dites- vous ?

SAINT-GENEST.

Oui, dans cette foule de curieux qu’il a fallu traverser pour arriver ici, il est des gens que vos traits ont frappés ; qui attachaient sur vous des regards surpris... enfin, vous le dirai-je ! M. Derbain lui-même.

ÉLISE.

Il était là ?...

SAINT-GENEST.

C’est par lui que j’ai appris votre arrivée ; il vous avait vue ; il est accouru chez moi, pâle, tremblant, hors d’haleine ; ses discours m’ont tout révélé : j’ai usé de mon empire sur son esprit pour le convaincre que vous n’avez de commun avec celle qu’il aima, qu’une étrange ressemblance ; j’y suis parvenu ; il n’a point de soupçons, mais craignons qu’ils ne s’éveillent.

ÉLISE.

Infortunée !

SAINT-GENEST.

M. Derbain a su qu’Arthur vous aimait à l’époque de votre mariage.

ÉLISE.

Qui lui a dit ?

SAINT-GENEST.

Sans doute, l’ancienne femme de confiance de votre mère ; il l’a gardée à son service.

ÉLISE.

Pauvre Marguerite !

SAINT-GENEST.

Cette indiscrétion vous est utile. J’ai rappelé à M. Derbain ce que naguères j’avais raconté ici, que votre ressemblance avec Élise avait seul décidé Arthur à se marier à Philadelphie, ainsi, cela ne saurait vous nuire ; mais la plus légère imprudence peut tout perdre. Il faut donc vous dérober à tous les regards, et partir aujourd’hui même, s’il est possible.

ÉLISE.

Arthur a couru à la recherche de Georges, de ce brave homme dont l’amitié, il y a trois ans, m’arracha à la tombe ; il doit tout tenter pour que nous quittions La Rochelle cette nuit. Espérons, monsieur Saint-Genest.

SAINT-GENEST.

Je crois l’entendre.

 

 

Scène IV

 

ÉLISE, ARTHUR, SAINT-GENEST

 

ARTHUR.

Mon ami, combien je te remercie ! Que ne devrai-je pas encore à tes soins, à ton dévouement !

SAINT-GENEST.

Eh ! n’ai-je pas, malgré moi, été ton complice ?

ÉLISE.

Eh bien ! Arthur, qu’avez-vous fait ?... que deviendrons-nous ?

ARTHUR.

J’ai tout lieu de croire, ma chère Élise, que dans quelques heures nous serons hors de cette ville fatale ; Georges est allé par mon ordre, à toutes les voitures publiques, et s’il ne trouvait pas de places, je lui ai prescrit d’acheter une chaise de poste à quelque prix que ce soit, et de prendre des chevaux. Évite tous les yeux jusqu’à ce moment, et nous n’aurons plus rien à craindre.

ÉLISE.

Puissiez-vous dire vrai !...

 

 

Scène V

 

ÉLISE, ARTHUR, SAINT-GENEST, PLUSIEURS NÉGOCIANTS, sortant d’une pièce voisine

 

PREMIER NÉGOCIANT.

Allons, messieurs, après le plaisir les affaires ; voici l’heure de la Bourse.

ARTHUR.

Ô ciel !... ce sont d’anciennes connaissances... il faut les fuir.

LE PREMIER NÉGOCIANT, regardant Élise.

Ah !... que vois-je ?

SAINT-GENEST.

Il est trop tard, ils vous ont vue.

ARTHUR, bas à Élise.

Du sang froid.

PREMIER NÉGOCIANT.

Eh ! bonjour, mon cher de Lussac ! vous voilà donc de retour dans nos murs ?

ARTHUR.

J’y ai été poussé par la tempête, et je compte les quitter bientôt ; des affaires importantes m’appellent en Angleterre.

DEUXIÈME NÉGOCIANT.

Quelle ressemblance !

ÉLISE, à part.

Comment cacher mon trouble ?

PREMIER NÉGOCIANT.

Ah ! je regrette que vous ne nous donniez pas quelques jours. Madame...

ARTHUR.

C’est ma femme que j’ai l’honneur de vous présenter.

DEUXIÈME NÉGOCIANT.

Ah !

À part.

C’est incroyable !... on jurerait que c’est elle.

PREMIER NÉGOCIANT.

Nos regards semblent vous embarrasser, madame ; pardonnez-nous, vos traits nous rappellent une jeune femme que nous avons tous connue, et...

ÉLISE.

Oui, messieurs, je sais... mon mari m’a dit plus d’une fois...

PREMIER NÉGOCIANT.

C’est qu’en vérité, jamais ressemblance ne fût plus complète.

SAINT-GENEST.

Moi, que les lettres d’Arthur avaient averti de cette circonstance, lorsqu’il m’annonça son mariage aux États-Unis, j’ai été moins frappé que vous, messieurs, j’ai vu des exemples de phénomènes plus étranges encore.

ÉLISE, à part.

Quel supplice !...

PREMIER NÉGOCIANT.

Nous n’abuserons pas de vos moments ; à revoir, mon cher Arthur, et laissez-nous espérer que vous ne partirez pas si vite.

ARTHUR.

Je tâcherai, messieurs, je tâcherai... mille remerciements !

DEUXIÈME NÉGOCIANT.

Madame...

Ils saluent.

ARTHUR, les conduisant.

Au plaisir de vous revoir, messieurs.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

SAINT-GENEST, ÉLISE, ARTHUR

 

ARTHUR.

Enfin, ils sont partis !

SAINT-GENEST.

Cette rencontre est fâcheuse : dans une demi-heure, il ne sera question à la Bourse que de la ressemblance extraordinaire de madame avec feu madame Derbain ; de la Bourse, cette nouvelle va passer dans tous les quartiers : on jasera ; la curiosité va s’enflammer, et je ne serais pas surpris que ce soir, on fit queue à la porte de cette auberge.

ARTHUR.

Ce soir ?... nous n’y serons plus, j’espère. J’attends Georges, il va venir ; il aura tout préparé pour notre fuite ; nous gagnerons Paris, et delà Dieppe ou Calais.

SAINT-GENEST.

Vous ne sauriez trop vous hâter ; M. Derbain...

ARTHUR.

Eh bien !... aurait-il vu mon Élise ?

SAINT-GENEST.

Il n’est que trop vrai.

ARTHUR.

Juste ciel !...

À Élise.

Ô pardonne-moi de t’avoir associée à ma misérable existence ! C’était enlacer la tienne de mille soucis, de mille inquiétudes, et je ne pouvais t’offrir qu’un bonheur empoisonné !... Je suis bien malheureux.

ÉLISE.

Arthur !... comptez-vous pour rien les trois ans qui viennent de s’écouler ?... n’ont-ils pas été, ceux-là du moins, exempts d’amertume et de chagrins ?

ARTHUR.

Et peut-être l’instant de les expier est-il venu.

SAINT-GENEST.

Non, non !... je vais chercher M. Derbain ; je tâcherai de le distraire ; je l’emmènerai s’il le faut.

ÉLISE.

Toujours tromper !...

SAINT-GENEST.

Ne m’avez-vous pas associé à votre destinée ?

ÉLISE.

Le tromper !... lui ! il m’aimait tant !... il m’a pleurée, n’est-il pas vrai, monsieur ?

SAINT-GENEST.

Je ne le cache pas ; le chagrin a altéré sa santé, mais il n’a point aigri son caractère ; c’est toujours la même bonté, la même égalité d’âme, aussi tout le monde a pris part à son malheur.

ARTHUR.

Assez, Saint-Genest, assez.

ÉLISE.

Mon ami, ayons le courage de l’entendre... Je ne regrette pas ce que j’ai quitté, vous le savez, mais, je dois accepter l’expiation.

ARTHUR.

Mon Élise !...

SAINT-GENEST.

Allons, il faut quitter cette salle... Venez.

Derbain paraît au fond.

TOUS.

Ciel !...

 

 

Scène VII

 

SAINT-GENEST, DERBAIN, ÉLISE, ARTHUR

 

DERBAIN.

De grâce, pardonnez mon indiscrétion.

ÉLISE, à part.

Dieu puissant ! où fuir ? où me cacher ?

ARTHUR, bas.

Élise !... Élise !... tu nous perds... Malédiction !... Que vient-il faire ici ?

DERRAIN.

Saint-Genest, veuillez m’excuser auprès de votre ami.

SAINT-GENEST.

Monsieur...

DERBAIN, les yeux fixés sur Élise.

Oui, excusez-moi...

À part.

Ô mon Dieu ! Je crois la revoir !...

Élise fait un mouvement.

Ah ! madame, je vous en conjure, demeurez. Ne fuyez pas mes regards... Si vous saviez...

ÉLISE, à part.

Que faire ?... que devenir ?...

DERBAIN.

M. de Lussac, veuillez m’écouter un instant ; je serai franc avec vous ; un autre, peut-être, inventerait mille prétextes pour excuser ce que ma démarche a d’irrégulier ; moi, je vais droit au but.

ARTHUR, passant entre Élise et Derbain.

L’honneur que vous me faites, monsieur...

DERBAIN.

Laissons de côté ses froides politesses, monsieur Arthur ; j’ai appris le sacrifice que vous avez fait, il y a déjà bien longtemps. Et si vous consentiez à me traiter comme un ami.

ARTHUR.

Moi !...

SAINT-GENEST.

Que dit-il ?

ÉLISE, à part.

Malheureuse !...

DERBAIN.

Ah ! vous m’en voulez peut-être ?... Oui, je vous ai fait bien du mal, mais je ne le savais pas alors... Madame, c’est pour vous voir que j’ai osé me présenter en ce lieu ; vous ne me connaissez pas ; vous m’accusez, sans doute ?... Mais, moi aussi, j’ai été l’heureux époux d’une femme que j’aimais... que j’aimais avec passion, qui vous ressemblait... à s’y méprendre... Eh bien ! comme moi, il l’avait aimée !... Entraîné par des circonstances funestes, sans le savoir, je les ai séparés... Lui, bon jeune homme, loyal et généreux, il consentit au sacrifice, il s’exila... La providence lui devait un dédommagement, il l’a trouvé !...

À Arthur.

Vous n’avez plus de colère contre moi, n’est-il pas vrai ?

ARTHUR.

Monsieur...

À part.

C’est lui qui demande grâce !

DERBAIN.

J’ai révélé des choses que votre jeune épouse ignorait peut-être... N’en concevez pas de jalousie, madame... S’il vous a aimée parce que vous ressemblez au premier objet de son choix, il vous sera fidèle !... et vous n’avez plus cette rivale à craindre !... elle est morte ! morte de chagrin, peut-être... Et c’est moi !

ÉLISE, à part.

Il pleure ! Et moi aussi j’ai des larmes dans les yeux.

ARTHUR, à part.

Que je souffre !

DERBAIN.

Tous les jours je vais prier et pleurer sur sa tombe... Eh quoi ! vous prenez part à mes douleurs !... Vous lui ressemblez donc aussi par l’âme ? Elle aurait votre âge... la même candeur au front, la même expression dans le regard... et j’éprouve à vous voir une sorte de consolation !... Il me semble que c’est elle.

ÉLISE, troublée.

Que dites-vous, monsieur ?

DERBAIN.

Et tenez, quand vous parlez, je crois entendre sa voix !... Oui... Saint-Genest, mon ami, elle n’est plus, celle que j’aimais... elle n’est plus !... J’ai besoin que vous me le répétiez... Pardonnez-moi, ma pauvre tête s’affaiblit ; ce que je vois me confond... Ah ! ne m’abandonnez pas, ma raison s’égare.

ÉLISE, à part.

Horrible tourment !

SAINT-GENEST.

Monsieur, je vous en prie, modérez-vous. Ne vous laissez point entraîner par une illusion.

DERBAIN.

Vous dites vrai... ce n’est qu’une illusion, et pourtant !... Eh bien ! je veux qu’elle se prolonge... Ne me refusez pas la grâce que je vais vous demander... Monsieur, je vous en conjure, venez chez moi, avec elle, dans cette demeure qu’embellissait mon Élise.

ÉLISE, à part.

Grand Dieu !

ARTHUR.

Que demandez-vous, monsieur ?

DERBAIN.

Oh ! ne repoussez pas ma prière... Consentez, monsieur, consentez... J’assemblerai mes amis ; je croirai revoir encore mon Élise, présidant à ces fêtes que je donnais pour elle, souriant aux efforts que je faisais pour lui plaire !... Trois années de regrets et de douleurs disparaîtront... Ah ! les souvenirs qu’on réveille au cœur d’un vieillard ont un charme qui tue... J’en mourrai peut-être... Qu’importe... Un instant, un seul instant de ce bonheur... Faut-il que je vous le demande à genoux ?

ARTHUR, l’empêchant de s’agenouiller.

Monsieur !

ÉLISE, bas à Arthur.

Jamais !... jamais !

DERBAIN.

Pourriez-vous me refuser ?

ARTHUR.

Excusez-moi, cela m’est impossible, je quitte cette ville ce soir même. Des affaires de la plus haute importance m’appellent à Londres ; je pars pour Dieppe dans quelques heures, je n’ai pas un moment à perdre.

DERBAIN.

Que je suis malheureux !

ARTHUR.

Veuillez me pardonner, et croire que sans cette circonstance...

ÉLISE, à part.

Qu’avons-nous fait ?

 

 

Scène VIII

 

SAINT-GENEST, DERBAIN, GEORGES, ARTHUR, ÉLISE

 

GEORGES.

Ni places, ni chevaux, monsieur ; impossible de partir aujourd’hui,

ARTHUR.

Qu’entends-je ?

DERBAIN avec joie.

Ah ! que dit-il ?

ÉLISE, à part.

Quel abîme s’ouvre sous nos pas !

GEORGES.

Je me suis adressé à toutes les diligences, pas une place... à la poste, pas un cheval !

ARTHUR.

Grand Dieu !

ÉLISE, se laissant tomber sur un fauteuil.

Le ciel n’aura-t-il pas pitié de nous ?

DERBAIN.

Vous voilà contraint de rester... Me refuserez-vous encore ?

ARTHUR.

Je ne puis, monsieur ; excusez-moi.

DERBAIN.

Vous n’avez plus de motifs pour rejeter ma prière. Que ma maison soit la vôtre, je vous en prie, jusqu’au moment où vous devrez nous quitter.

ARTHUR, à part.

Que dire ? que faire ?

SAINT-GENEST, à part.

Il ne faut qu’un soupçon, qu’ils prennent garde de l’éveiller.

Haut.

Arthur, cède aux désirs de monsieur Derbain.

DERBAIN.

Eh bien ! n’obtiendrais-je pas une réponse ?

ARTHUR, à part.

Il le faut...

Haut.

Vous l’exigez, monsieur, nous irons chez vous.

ÉLISE, à part.

Il consent ! ô mon Dieu !

ARTHUR, passant auprès d’elle.

Silence, Élise ! et soumettons-nous.

DERBAIN.

Vous consentez ? Ah ! vous me comblez de joie... que je vous remercie. Madame, que de reconnaissance je vous devrai !... Saint-Genest, donnez-moi votre bras.

À Arthur.

Dans deux heures, n’est-ce pas ?

ARTHUR.

Oui, dans deux heures.

DERBAIN.

Au revoir, mes amis.

ARTHUR.

Au revoir !

Derbain et Saint-Genest sortent par le fond.

 

 

Scène IX

 

ARTHUR, ÉLISE

 

ÉLISE.

Moi, rentrer dans cette maison, jamais !... je n’irai pas, Arthur, je n’irai pas.

ARTHUR.

Et comment nous soustraire à cette fatale nécessité ? l’embarras que nous avions peine à déguiser, ton trouble, le mien, peuvent éveiller des soupçons ; et si notre absence y venait ajouter, quel sort serait le nôtre ?

ÉLISE.

Tu veux me condamner à cette effroyable contrainte !... moi, revoir ces lieux, où sous chacun de mes pas se ranimera un souvenir qu’il faudra étouffer ; où chaque objet fera naître une émotion qu’il faudra vaincre !... ne l’espère pas, Arthur. Cette lutte de tous les instants est au-dessus de mes forces.

JENNY, entrant.

La chambre de madame est prête.

ARTHUR.

C’est bien.

Jenny sort.

Faisons tête à l’orage, affrontons-le, mon Élise, c’est le plus sûr moyen de le conjurer... l’ingénieuse amitié de Saint-Genest nous protégera.

ÉLISE.

Je n’y consentirai pas... cela m’est impossible ; laisse-moi, Arthur, laisse-moi.

Elle s’arrache d’auprès de lui et elle sort toute troublée.

ARTHUR, la suivant.

Puissé-je la décider ?

 

 

QUATRIÈME PARTIE

 

Le théâtre représente un salon chez M. Derbain.

 

 

Scène première

 

MADAME LAMBERT, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

C’est comme je vous le dis, madame Lambert ; j’étais sur le port quand les passagers ont débarqué, et il m’a semblé reconnaître ses traits.

MADAME LAMBERT.

Taisez-vous, vous êtes un fou ; c’est un fantôme, n’est-ce pas ?

ANDRÉ.

Je ne dis pas cela ; mais, on a vu des choses... Voici monsieur.

 

 

Scène II

 

ANDRÉ, DERBAIN, MADAME LAMBERT, VALETS

 

Pendant cette scène les domestiques ont été les toiles qui couvraient le piano et les fauteuils, et ont allumé le lustre.

DERBAIN, entrant.

Ah ! c’est vous, madame Lambert ! vite, écoutez-moi, il faut improviser sur-le-champ une petite fête pour ce soir ; j’ai déjà invité quelques amis.

MADAME LAMBERT.

Une fête !

DERBAIN.

Oui, ma bonne Marguerite. C’est une chose bien étrange pour nous à présent, qu’une fête ! il y a longtemps que le deuil habite ici ; c’est un hôte importun, je veux qu’on le chasse.

MADAME LAMBERT.

Ai-je bien entendu ? Je ne comprends pas, monsieur.

DERBAIN.

Je vous le répète, je prétends que ce soir on rie chez moi, qu’on joue, qu’on danse... comme autrefois, Marguerite ; ne vous en souvient-il plus ?

MADAME LAMBERT.

Pardonnez-moi, monsieur ; mais alors...

DERBAIN.

Eh bien ! ce sera aujourd’hui comme alors : des fleurs, de brillantes toilettes, de l’or sur les tables, et de joyeux accords... elle, au milieu de cette fête, belle et parée... et son sourire gracieux... tout l’enivrement du plaisir... puis après isolement, désespoir... C’est un éclair qui va passer dans notre nuit.

MADAME LAMBERT.

Encore une fois, monsieur, je ne comprends pas.

DERBAIN.

C’est une faveur du ciel !... Vous ne savez donc pas, Marguerite, je l’ai retrouvée.

MADAME LAMBERT.

Qui, monsieur ?

DERBAIN.

Qui ? l’enfant que vous avez élevé, l’épouse que j’ai perdue.

MADAME LAMBERT.

Y pensez-vous, monsieur ! votre chagrin vous égare.

DERBAIN.

En vérité, je suis tenté de le croire ; oui, je me dis quelquefois : cela n’est pas, je me trompe... et pourtant cela existe ; vous la verrez vous-même, Marguerite, non pas elle, mais son image vivante. Ah ! si c’était elle-même ! ou si quelque puissance mystérieuse l’avait arrachée au tombeau !... Tête folle de vieillard, où vas-tu t’égarer ? on bercerait ma pauvre imagination avec des contes d’enfant... André, Marguerite, exécutez mes ordres ; l’heure s’avance, on va venir, j’ai encore quelques dispositions à prendre ; ne négligez rien, mes amis, je vous en conjure ; je reviens dans peu d’instants.

Il sort.

 

 

Scène III

 

ANDRÉ, MADAME LAMBERT

 

MADAME LAMBERT.

Y concevez-vous rien, André ?

ANDRÉ.

Je crois deviner que monsieur a fait la même rencontre que moi.

MADAME LAMBERT.

Je m’y perds !... cette ressemblance dont vous m’avez parlé, et qui l’a frappé à ce point.

ANDRÉ.

Cette jeune dame est arrivée avec son mari, on l’a nommé devant moi ; c’est M. Arthur de Lussac.

MADAME LAMBERT.

M. Arthur ! Mais comment M. Derbain a-t-il été la chercher ?

ANDRÉ.

Il était homme à lui demander si par hasard elle n’était pas sa femme.

MADAME LAMBERT.

Vous plaisantez mal à propos, André.

ANDRÉ.

J’en conviens, madame Lambert, et j’oublie en causant les ordres de monsieur... Allons, faisons ce qu’il prescrit ; je vais tout préparer...

On sonne.

on sonne déjà, je vais ouvrir.

 

 

Scène IV

 

MADAME LAMBERT, seule

 

Est-ce un rêve que je fais ? est-ce donc Dieu qui conduit tout cela ? Ce que j’entends me confond, et je ne sais que penser... M. Arthur... cette jeune femme !... Que vois-je ? c’est-elle ! ah !

 

 

Scène V

 

ARTHUR, ÉLISE, SAINT-GENEST, MADAME LAMBERT

 

Élise fait un mouvement pour se jeter dans les bras de madame Lambert, Arthur la retient. Madame Lambert qui était prête à s’élancer au-devant d’elle, s’arrête tout à coup, parce que Saint-Genest se place entre elles.

MADAME LAMBERT.

Pardonnez-moi, madame, je n’ai pas été maîtresse... j’ai cru voir...

ÉLISE, bas à Arthur.

Oh ! laissez-moi l’embrasser... elle ne nous trahira pas.

ARTHUR, bas.

Pas un mot, pas un geste.

ÉLISE, bas.

Quel tourment !

SAINT-GENEST.

Vous voilà comme tout le monde, madame Lambert, étonnée, stupéfaite !

MADAME LAMBERT.

Ah ! il y a là-dessous quelque mystère !... je ne sais que penser... elle n’était donc pas morte ?

Mouvement d’Élise et d’Arthur.

SAINT-GENEST.

Allons, madame Lambert, soyez raisonnable ; respectez l’embarras de cette jeune dame que troublent vos folles suppositions, et veuillez dire à M. Derbain que nous nous sommes rendus à son invitation.

MADAME LAMBERT.

J’y vais, monsieur, j’y vais... Ô mon Dieu ! que faut-il croire ?

 

 

Scène VI

 

ARTHUR, ÉLISE, SAINT-GENEST

 

ARTHUR.

Ma chère Élise, je t’en prie, commande à tes émotions ; nous avons cru cette épreuve indispensable pour écarter les de force et de courage, soupçons... un peu et nous sommes sauvés.

ÉLISE.

Voyez, Arthur, voyez, c’est ici... tout est encore à la même place, mon piano !...

SAINT-GENEST.

Assez, madame, assez ! votre avenir est entre vos mains.

ARTHUR.

Et ma vie dépend de toi.

ÉLISE.

Eh bien il le faut... Allons, je l’ai promis... ne soyons ici qu’une étrangère... Ah ! le portrait de ma mère ! ses yeux sont attachés sur moi... Oh ! ce regard parle.

ARTHUR.

Élise !...

ÉLISE.

Oh ! mes souvenirs, mes souvenirs, qui viendra me les enlever ?

SAINT-GENEST.

J’entends quelqu’un... silence et comptez sur moi !

 

 

Scène VII

 

ARTHUR, ÉLISE, DERBAIN, SAINT-GENEST, FOULE D’AMIS et D’INVITÉS

 

DERBAIN.

Enfin, c’est vous ! que d’excuses je vous dois, et que de reconnaissance !

Aux invités.

Mes amis, votre étonnement, je le vois, égale le mien ; unissez-vous à moi pour remercier cette jeune dame qui veut bien prendre en pitié la faiblesse d’un vieillard, et lui rendre pour quelques instants une image de son bonheur passé.

On regarde Élise avec étonnement. À Arthur.

Comme vous paraissez soucieux ! mon jeune ami.

ARTHUR.

Il est vrai, le retard que j’éprouve...

DERBAIN.

Ne vous affligez pas de ce qui cause ma joie.

À Élise.

Et vous, madame, si vous daigniez consentir à faire les honneurs de ma maison !

ÉLISE.

Moi !...

DERBAIN.

Je vous en prie !, que l’illusion soit complète ! ne me résistez pas, madame, je vous en conjure.

Ici l’orchestre est censé jouer dans une autre pièce.

ÉLISE.

Vous le voulez ?... j’y consens.

À part.

Le sort en est jeté !

Haut.

Qu’on place une table de ce côté ; une autre par ici... Messieurs, la main aux dames, les contredanses vont commencer.

SAINT-GENEST.

Monsieur Derbain, je vous propose votre partie d’échecs.

DERBAIN.

Non, mon ami, jouez avec monsieur Arthur ; moi, je veux être simple spectateur ; égaré dans cette foule, tout voir et tout entendre... Ah ! jouissons du moins de cette heure qui me reste.

On danse ; on joue. Arthur et Saint-Genest jouent aux échecs.

SAINT-GENEST, à Arthur.

Tout va bien.

ARTHUR.

Espérons.

DERBAIN.

Madame, voici le piano de mon Élise... Si vous voulez comme elle...

Mouvement d’inquiétude d’Arthur et de Saint-Genest.

ÉLISE.

Monsieur, daignez m’excuser, je n’ai pas ce talent.

DERBAIN.

Pardon ! j’espérais...

SAINT-GENEST, à Arthur.

L’heure s’avance, nous sommes sauvés.

DERBAIN.

Que je vous remercie encore du bonheur que vous avez consenti à m’apporter.

Lui montrant un petit tableau.

Voyez, madame, c’est son ouvrage.

ÉLISE, à part.

Ah ! en effet !... 4

DERBAIN.

J’ai assisté à ce travail de mon Élise... Elle était là avec ses jeunes amies... Mon Dieu ! plus je vous regarde plus cette ressemblance me frappe ; et je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que je retrouve tous vos traits dans le portrait de sa mère... Regardez, madame.

ÉLISE, à part.

Grand Dieu !

ARTHUR, à part.

Pauvre Élise, quel supplice !

DERBAIN.

Ne remarquez-vous pas ?...

Une dame vient parler bas à Élise.

ÉLISE, à la dame.

C’est juste...

À Derbain.

Excusez-moi, monsieur.

DERBAIN.

Ah ! madame, que je ne vous dérange pas.

ÉLISE, dans le fond prend une carte et l’offre.

Madame, voudriez-vous accepter...

UN JOUEUR.

Il manque des jetons.

ÉLISE.

Des jetons ! qu’on ouvre cette armoire, on doit en trouver.

DERBAIN.

Qu’entends-je ! Comment savez-vous ?

ÉLISE, poussant un cri.

Ah !

Elle tombe sur un fauteuil.

ARTHUR.

Malheureuse ! elle s’est trahie !

DERBAIN.

Juste Dieu ! se pourrait-il... Élise ! Élise !

Aux invités.

Laissez-nous, de grâce, laissez-nous.

SAINT-GENEST.

Qu’on se retire, qu’on nous laisse seuls...

À part.

Les infortunés !... que deviendront-ils ?

Haut.

Encore une fois, éloignez-vous, je vous en prie.

Il fait sortir tous les invités qui s’éloignent en murmurant.

 

 

Scène VIII

 

SAINT-GENEST, ÉLISE, DERBAIN, ARTHUR

 

ÉLISE, levant les yeux sur le portrait.

Ma mère !... ma mère ! Ne me regarde pas ainsi !

DERBAIN.

Tout cela est-il un rêve ?

ÉLISE.

Non... cette contrainte, c’était une fièvre ardente qui me brûlait le sang ! le masque est tombé ; oui, c’est moi, c’est moi, vous dis-je ! Je n’ai pu mener jusqu’au bout cette horrible trahison... c’est moi !... c’est votre femme !

DERBAIN.

Vous !... est-il vrai ?... par quel infâme complot me fût-elle donc ravie ?... Élise !... et vous, parlez donc, ne provoquez pas la malédiction du vieillard !... parlez.

ARTHUR.

Oui, monsieur ; il y a trois ans, le jour même des funérailles, j’arrivais ; on me dit : elle est morte ! vivante elle n’avait pu être à moi... je voulus du moins que ses restes me suivissent... je ne croyais vous dérober qu’un cadavre ! tout à coup, la nature défaillante se ranime ; l’art vient à notre secours... nous la sauvons... j’avais alors des droits sur elle !

DERBAIN.

Des droits !... et les miens ?

ARTHUR.

La tombe les avait prescrits !... j’en devais triompher, car je l’aimais depuis longtemps, et j’étais aimé d’elle. Que vouliez-vous qu’elle fit, faible, épuisée, ayant déjà respiré le froid du tombeau ?... que vouliez-vous qu’elle fit, ressaisissant par moi l’existence dont vous l’aviez vue privée pour toujours ?... Ah ! si la vie encore devait avoir de la joie pour elle, certes, j’avais des droits à la partager !... ne l’avais-je pas arrachée à la mort ?...

DERBAIN.

Ah !...

ARTHUR.

Et vous, qui l’aimez, comprenez-vous ce qu’elle aurait souffert, au réveil, condamnée à mourir dans ce cercueil où vous l’aviez enfermée ? vainement elle aurait crié !... La terre eût intercepté ses cris, et les vivants ne l’auraient pas entendue.

DERBAIN.

Effroyable image !

ARTHUR.

Eh bien ! moi, poussé par je ne sais quel pressentiment, je l’ai sauvée !... dites maintenant, avais-je des droits ?... Il me restait à triompher des scrupules d’un ami, témoin de tout ce qui se passa alors !... j’étais parvenu à vaincre ceux d’Élise... et la nuit même où vous pleuriez sa mort, nous partîmes... oui, sous vos yeux... car, vous étiez là.

DERBAIN.

Ah ! je me souviens ! cette femme... et vous aussi, Saint-Genest, vous me trompiez.

ARTHUR.

Non ! il la sauvait une seconde fois, car s’il nous eût trahis, je la tuais et je mourais avec elle.

DERBAIN.

Mourir !... vous !... c’est elle !... ma voix tremblait en lui parlant ; vous êtes bien pâle, Élise !

ARTHUR.

Comme elle était dans le cercueil.

ÉLISE, tombant à genoux.

Grâce, monsieur, grâce !... vous devez m’accuser... me maudire !

DERBAIN.

Vous maudire !... Non, je ne le puis !... Relevez-vous, Élise.

ÉLISE.

Oh ! je suis coupable à vos yeux... Je le suis... Mes devoirs, mes serments, j’ai oublié tout !... Punissez-moi, monsieur, je l’ai mérité... Ordonnez de mon sort... Celui pour qui je vous ai trahi, je le fuirai... L’obscurité d’un cloître peut me cacher à tous les yeux... Eh bien ! j’y vivrai seule avec mon repentir et le souvenir de vos bontés... Heureuse encore, si je peux penser qu’un jour vous me pardonnerez !

DERBAIN.

Élise, le jour où votre mère mourut, elle me dit, en baignant mes mains de ses larmes je vous la recommande !... je vous confie l’avenir de ma fille !... Élise, vous en souvenez-vous ?

ÉLISE.

Hélas !

DERBAIN.

Ce dépôt sacré, c’est à moi seul qu’il fut remis ; seul, je lui en dois compte... Reconnaissez-vous mes droits ?

ÉLISE.

Ah ! monsieur, commandez ; votre volonté va décider de mon sort.

DERBAIN.

Eh bien ! suivez-moi...

À Arthur.

vous aussi, monsieur, suivez moi...

ARTHUR.

Qu’exigez-vous ?

DERBAIN.

Vous allez le savoir !... Venez !... Monsieur Saint-Genest, veuillez demeurer ici.

Ils entrent tous trois dans une pièce voisine.

 

 

Scène IX

 

SAINT-GENEST, seul

 

Que va-t-il faire ?... Cette foule qui était ici présente, elle sait tout !... Qu’allons-nous devenir ?

 

 

Scène X

 

GEORGES, SAINT-GENEST

 

GEORGES, accourant.

Ah ! monsieur... si vous saviez ! je tremble.

SAINT-GENEST.

Qu’avez-vous ?

GEORGES.

On sait tout à présent... La foule se rassemble autour de cette maison... On parle de tombe violée, de profanation... On a couru avertir la justice.

SAINT-GENEST.

Grand Dieu !

GEORGES.

Nous sommes perdus. Tenez, entendez-vous tout ce bruit ? On vient de ce côté... On appelle... On demande M. Arthur.

SAINT-GENEST.

Comment les sauver ?

 

 

Scène XI

 

GEORGES, SAINT-GENEST, foule de CONVIÉS et DE GENS du peuple

 

VOIX dans la foule, entrant en tumulte.

Oui, oui, qu’il soit livré aux tribunaux !

D’AUTRES VOIX.

C’est un crime !

D’AUTRES.

On doit le punir !... Où est-il ?... Ah ! dans ce cabinet, peut-être.

SAINT-GENEST.

Que voulez-vous faire ?... Respectez cette demeure.

VOIX.

Non, non ; il doit être puni.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, DERBAIN, sortant du cabinet

 

DERBAIN.

Pourquoi tout ce bruit ?... Quels sont vos droits chez moi ?... que prétendez-vous ?

UN HOMME.

La justice est avertie ; elle va venir. Et votre femme...

DERBAIN.

Vous vous trompez !... ce n’est pas elle !

LA FOULE.

Comment ?... Oh ! oh !

SAINT-GENEST.

Qu’entends-je ?

GEORGES.

Que dit-il ?

DERBAIN.

Élise, celle que j’ai pleurée, est morte !... Qu’on respecte madame de Lussac.

À demi-voix.

 Saint-Genest, j’ai pardonné !... Ma voiture les emmène, et la bénédiction du vieillard les accompagne !...

On entend rouler une voiture.

Entendez-vous !

SAINT-GENEST.

Homme généreux !

DERBAIN.

Ma mort les rendra libres !... Ils n’attendront pas longtemps.

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