La Mort d’Achille (Alexandre HARDY)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Pâris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1607.

 

Personnages

 

L’OMBRE DE PATROCLE

ACHILLE

NESTOR

AGAMEMNON

MÉNÉLAS

AJAX

ULYSSE

NIRÉE

PRIAM

PÂRIS

DEIPHOBE

POLYXÈNE

MESSAGER

SOLDATS GRECS

SOLDATS TROYENS

 

 

ARGUMENT

 

Les Grecs campés devant Troie pour le neuvième an, accordent une trêve de quelques jours aux assiégés, pendant laquelle Achille, l’un des principaux et plus valeureux chefs de l’armée Grégeoise, entrevit par rencontre au Temple d’Apollon Polyxène, fille de Priam, Princesse d’excellente beauté, qui ravit à même temps l’âme par les yeux à ce brave Guerrier : de sorte qu’il en fait dessous main pratiquer le mariage par ses plus confidents ; Pâris, et autres enfants de Priam, l’induisent d’accepter telle alliance, afin que ce leur fût une occasion de venger la mort de leur frère Hector, et en Achille mort contraindre l’ennemi de lever le siège, comme destitué de son premier et plus redoutable Capitaine ; le bon homme se laissant persuader, capitule du mariage, envoie Polyxène accompagnée de Pâris et Déiphobe ses frères, au Temple d’Apollon Tymbrean, sous ombre d’y jurer l’alliance réciproquement. Achille averti ne manque de s’y rendre seul au dessus des siens à point nommé, et prêt à jurer dans le Temple, est traitement poignardé parles deux frères, qui voulant encore triompher du mort, et l’emmener dans la ville, sont bravement repoussés par Ajax, et autres Capitaines Grecs survenus au bruit ; Le corps recouds, ils honorent ce Héros d’une sépulture digne de sa vertu. Dares Phrygien et Dictis de Crète, avec plus de vraisemblance qu’Homère, ont servi de Phare à l’Auteur en ce beau sujet.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

L’OMBRE DE PATROCLE, ACHILLE

 

L’OMBRE.

Écoute ton destin, vaillant fils de Pelée,

Paravant que Phœbus quitte l’onde salée,

Que ce peu de la nuit s’écoule de tes yeux,

Assoupis des pavots d’un somme gracieux ;

Reconnais, reconnais le geste, et le visage

De ton Patrocle cher, auteur de ce présage,

Tel que quand téméraire en tes armes caché

Hector lui eut la vie, et la gloire arraché,

Que l’âme je vomis par la poitrine ouverte,

Que les Grégeois heureux du profit de ma perte,

Revirent leur espoir, leur destiné vainqueur

Sous un nouvel harnois enflammé de rancœur,

Foudroyer, moissonner les Troyennes batailles,

Et mon meurtrier occis au pied de ses murailles,

Retrainé par trois fois de ta robuste main,

(Car mon deuil excessif te rendait inhumain)

Induit de l’amitié qui encore me dure,

Ni la palpable horreur de notre nuit obscure,

Ni les larges replis du fleuve Stygien

Ne m’empêchent franchir le parc Élyséen,

Pour te dire qu’Amour, ce tyran de nos âmes,

Dont mortel je sentis les immortelles flammes,

Tranchera le beau fil de tes jours regrettés,

Tes jours de l’ennemi capital aguettés :

Ô Parques, hé ! faut-il, qu’un si genreux homme

Que le Ciel, que la Terre, et l’Érèbe renomme,

Périsse traitrement par le fer victimé.

Du plus lâche qui vive, et plus efféminé ?

Oui, vos fuseaux d’airain tournez à sa ruine,

Précipitent ses pas à la tombe voisine.

Apollon qui nous hait, Cythérée, et son fils,

Resource tant de fois des Troyens déconfits,

Tressaillent animeux d’une extrême allégresse,

Voyant mourir en toi l’autre Mars de la Grèce :

Mais que veux-tu ? Caron prend sous pareilles lois

Tôt ou tard un tribut des Princes et des Rois,

Moins redoutable à ceux qui pleins de renommée

Furent ainsi que toi le salut d’une armée,

Furent ainsi que toi l’instrument glorieux

Qui rendit leur pays en fin victorieux :

Le rendit à la fin possesseur d’une ville

Qui tenait une part de ce Globe servile :

« Aucun ne se peut dire avoir trop peu vécu,

« Qui fut toujours vainqueur, et non jamais vaincu.

Si l’amour te surmonte assisté de l’envie

Des Dieux qui corps à corps ne t’ôtèrent la vie,

Jupiter lui céda, Jupiter a quitté

Son foudre épouvantable, et sa divinité,

Lorsque ce feu subtil esprits en ses moelles

Furieux le changeait en cent formes nouvelles ;

Patiente, assuré de ne mourir jamais,

Porté par l’univers sur l’aile de tes faits :

Demi-Dieu réclamé de l’Europe sans cesse,

Qu’un Cygne doit chanter égal à ta prouesse,

Que le surnom laissé d’un belliqueux enfant,

Vengera d’un meurtrier infâme triomphant,

Offert outre sa sœur en victime à ta cendre :

Ha ! désastreux Empire, ah ! chétive Cassandre,

Des conseils mieux pesés prévenaient nos malheurs ;

Mais en vain, mais en vain je plore ces douleurs,

Luttant contre le sort ; tu ne pouvais Achille

Faire de n’expirer au siège de la ville,

Comme elle ta vaillance invincible tromper,

Comme après ton décès du naufrage échapper :

Résous-toi consolé, magnanime Æacide,

D’avoir atteint le roc et la place d’Alcide ;

D’avoir es champs d’Élise un trône préparé,

Tout parsemé de fleurs, de lauriers tout paré,

Où je vais de ce pas attendre ta venue.

Le Soleil remonté hors de l’onde chenue

Paraît incompatible aux nocturnes esprits,

Adieu, pour m’accoler que du vent tu n’as pris.

ACHILLE.

Loyal Ménétiade, attend belle ombre aimée,

Trompeuse ne te perds ainsi qu’une fumée :

De grâce tant soit peu prolonge ton parler,

Donne à l’affection de pouvoir t’accoler,

Donne un conseil salubre à ma récente plaie :

Pour néant d’arrêter ta fuite je m’essaie,

Ja légère plongée en l’éternelle nuit ;

Et moi toujours pressé du bourreau qui me suit,

Toujours pauvre forçat remis à la cadène,

Toujours d’âme et de corps tourné vers Polyxène ;

Polyxène, l’honneur des mortelles beautés :

Ha ! j’abhorre vraiment nos longues cruautés,

Je confesse qu’à tort nous poursuivons ce siège,

Que la force où elle est emporte un sacrilège :

Pardonne nous Déesse, et à moi le premier

Veuille prendre à merci ton humble prisonnier,

Ne te ressouviens plus des injures passées

De tes frères meurtris, de tes villes forcées,

N’en accuse sinon la fortune de Mars,

Et je jure l’aimant de tes divins regards,

De ton soleil jumeau j’atteste les lumières,

Tarir dorénavant les communes misères,

D’une sanglante guerre établir une paix

À nos deux nations perdurable à jamais ;

Sans doute je le puis, ta beauté le mérite.

Troie d’un adultère, ou autant vaut détruite,

Tu ressusciteras pudique du cercueil :

 Ô projets insensés ! qu’elle vit de bon œil

L’embraseur, le fléau de sa douce patrie ?

Celui pour qui la gloire Asienne est flétrie ?

Hector mis au sépulcre, ha ! ce dur souvenir

Me défend d’espérer de grâce à l’avenir :

Toutefois la contrainte en leur endroit extrême,

L’offre sourdement fait de ce soulas suprême,

L’amour vers les parents, puis la divinité,

Jaçoit que nos forfaits passent l’infinité,

Fléchible au repentir, pitoyable pardonne ;

Mais le vieil Pylien s’achemine en personne,

Devançons-le il viendra possible soupçonneux,

Jeter contrariant de l’huile dans mes feux.

NESTOR.

Pélide généreux, l’antique bienveillance,

L’âge mûr qui conjoint aux secrets le silence,

M’osent émanciper de vouloir enquérir

La vérité d’un bruit qui commence à cou

Mais conforme à ce front qui langoureux et pâle

Semble déshonorer sa vigueur martiale ;

Serait-il advenu que le secret appas

D’une œillade luira votre los au trépas ?

Que l’aspect impourvu d’une fille ennemie

Obscurcît vos exploits d’éternelle infamie ?

Véritable à grand peine y donnerai-je fais,

Lors principalement que je me ramentai,

Quel fut jusques ici cet indomptable Achille

En aucune façon aux voluptés labile,

Athlète que le vice onc ne pût ébranler

De chute pour le moins qui valût le parler,

De chute qui ne fût plus soudain relevée,

Et qu’ores de loger son âme captivée

Sous les myrtes d’amour abaissât ses lauriers ?

Non la peur du futur empreinte en nos guerriers

Juge sinistrement, et Nestor vous conjure

D’éclaircir son esprit sur le commun murmure.

ACHILLE.

Mes libres actions n’admettent de censeur,

Suffit qu’à mon sujet chacun se tienne sûr

De ne souffrir jamais ni dommage ni honte,

Et qu’en tels accidents je sais comme on se donte.

NESTOR.

Admirable savoir de peu d’hommes appris,

Ou du moins pratiqué bien qu’ils l’eussent compris !

Tant une infirmité de la race mortelle

Malgré sa résistance à ce gouffre l’appelle !

Tant l’aiguillon sensible et poignant de la chair

Nous peut d’un voile épais la prudence boucher !

Bref amour a vaincu le vainqueur des Pergames,

Dedans votre poitrine il réveille ses flammes.

ACHILLE.

Flammes en mon endroit de glace auparavant

Ce miracle aperçue mes voluptés mouvant,

Âme de mes désirs, butte de mes pensées,

Mais qui promptes à naître aussitôt éclipsées,

Éteintes plus soudain par la difficulté

Défendent le public d’aucun mal résulté.

NESTOR.

L’hameçon dévoré de ce pécheur volage

Rarement se démord funéreux au plus sage ;

Maxime qu’une fois dedans sa nasse entré

L’homme sans ressortir y demeure empêtré,

Une fois asservis dessous sa félonie

Il produit des effets étranges de manie ;

Gardez-vous de sa trappe, il est encore temps ;

Ou que si les bouillons d’un avancé printemps

Désirent s’arrêter sous le joug d’Hyménée,

Mainte fille Royale, et sous même Ciel née

Heureuse se viendra ranger en votre lit,

Vous incoupable adonc de blâme, et de délit.

ACHILLE.

Polyxène exceptée, une Déesse offerte

Je voudrais repousser de ma couche déserte.

NESTOR.

Un lien conjugal de vous deux réussi,

L’Aigle s’apparierait a la Colombe aussi.

ACHILLE.

Pourquoi ? vu que mortels, journaliers, et sans heure ?

Cela monstre qu’il faut que toute haine meure.

NESTOR.

Seul vous ne pouvez pas le discord composer

Qui touche un général, ce serait trop oser.

ACHILLE.

Non, mais prendre mon mieux où mon mieux se rencontre.

NESTOR.

Nous préserve le Ciel de pareil malencontre.

ACHILLE.

J’excuse une vieillesse inepte à souhaiter,

Ce qu’à l’option mis opterait Jupiter.

NESTOR.

Ô frénétique erreur, périlleuse folie,

Croire que l’ennemi pur se réconcilie,

Pur de dol vers celui qui cause ses douleurs,

Qui plus qu’un monde armé seul lui source de pleurs !

ACHILLE.

Origine des maux leur produire un remède,

Se ranger devers ceux que la fortune excède,

Me promet regagner des courages perdus,

La première franchise a l’Empire rendus.

NESTOR.

Vous y pouvez beaucoup, mais tout passe la borne,

Fait à des Rois égaux un remarquable écorne :

Se connaître soi-même est un don souverain,

Des bons Dieux octroyé qui surpasse l’humain.

ACHILLE.

J’ai porté la plupart du faix de cette guerre.

NESTOR.

La plupart de l’honneur au ciel et en la terre

Éternise le nom d’Achille notre appui.

ACHILLE.

Mes travaux n’ont reçu que moleste, qu’ennui,

Qu’affront dessus affront, ingrate récompense.

NESTOR.

De mon consentement cela n’est que je pense.

ACHILLE.

Aussi votre respect a retenu des coups.

NESTOR.

Que ce même respect se conserve entre nous,

M’oblige n’attenter chose du tout indigne,

Chose qui vous causât un repentir insigne.

ACHILLE.

Tenez-le indubitable, Adieu, je vais penser

Du moyen de complaire à tous, et me forcer.

NESTOR.

Son esprit agité de contraires, ressemble

L’oiseau sur le sommet de la branche qui tremble,

Il volète douteux, fâché de le quitter,

Fâché qu’il ne pût plus dessous lui résister :

Ainsi ce grand Héros sauve sa renommée,

Volontiers servirait cette étrangère aimée.

Dieu ! détournez l’encombre, envoyez aux Grégeois,

Tout autre mal plutôt, fléchissez à ma voix ;

Si vais-je de ce pas trouver nos chefs, et dire

Quel chemin nous devons tenir pour le réduire

 

 

Scène II

 

AGAMEMNON, MÉNÉLAS, AJAX, NESTOR

 

AGAMEMNON.

Depuis l’ennuyeux cours d’un siège de dix ans

Où Mars fit remarquer ses tours plus inconstants ;

Siège fatal à plus de belliqueuses âmes,

Qu’au firmament la nuit n’étincellent de flammes,

Que Sigée en hiver n’a de grands flots tortus

Par l’orage grondant ses rivages battus ;

Depuis je ne crois point que le camp Argolide

Ait de faute commis à son los plus perfide,

Plus utile au répit de l’ennemi défait,

Qu’une trefue avec lui que dernière on a fait ;

Imprudents nous laissons reprendre à un Anthée

Du baiser maternel une force indomptée :

Nous laissons échapper le Lion de nos rets ;

Pour brigand retourner en l’horreur des forets,

Nous permettons, charmés, que Troie subjuguée.

Amené à son secours l’assistance briguée

De cent peuples voisins de son or alléchés ;

Nous faisons que les cours des soldats rebouchés,

Au lieu d’une fureur vengeresse, n’aspirent

Qu’à l’aise du repos, qu’une paix ne respirent,

Outre l’amour esprits au sein d’un insolent,

Dès le premier regard de luxure brulant,

Capable de ruer d’un coup de sa folie

Par terre nos labeurs, l’entreprise faillie.

Ah ! ce doute me tue, il trouble appréhende

Mon esprit qui sans cesse y demeure bandé.

MÉNÉLAS.

D’ordinaire le bruit la vérité surpasse,

Qu’au déçu de nous tous une alliance il brasse,

Répugnante à l’honneur ; si loin de la raison,

Qu’il prenne sa moitié d’une hostile maison ;

Je ne croirais jamais la chose qu’avenue.

L’étrangère à ses yeux passant comme une nue,

De quelque faible atteinte aura blessé le cœur,

Mais non pas un enfant surmonté ce vainqueur,

Vainqueur qui de plus près à sa gloire regarde.

L’honneur avec la vie ainsi ne se hasarde,

On recule trois fois avant que se jeter.

À sa ruine à perte, et se précipiter.

AJAX.

Partisan de l’avis que donnés, je n’estime

L’amère volupté d’un que la gloire anime

Triompher à l’abord, le mettre sous ses pieds :

Joint que de longue-main de courage liés,

Qu’unis d’affection, frères d’armes fidèles,

Les passions quasi deviennent mutuelles,

Il lit dans mes secrets, je lis dedans les siens,

Compagnons de fortune, ainsi que d’autres biens,

Jusqu’à ce néanmoins provoqué de paroles,

Il se moque entre nous de ces raisons frivoles,

Parle indifféremment de l’amour étranger ;

Mais Nestor l’aura vu qui nous vient soulager,

Qui du charmeur appas de sa bouche faconde

Tirerait les secrets du Monarque du monde.

AGAMEMNON.

En fin, qu’a résolu ce nouvel amoureux,

Ce Mars d’une Cythère à présent langoureux ?

D’ennemi capital en un moment se rendre

D’un vieillard ruiné le déplorable gendre ?

NESTOR.

L’âme et le corps en lui paraissent divisés

L’âme tend aux sentiers de la vertu brisés,

Le corps penche rebelle au vice qui le flatte,

Mais, qu’usants de moyen le pire ne s’abatte,

Que ce beau naturel à la gloire élevé,

Le voile de l’erreur incontinent levé

Devers son élément ne reprenne sa route,

Pour mon particulier je n’en fais point de doute ;

Médecins appelés l’ulcère guérira

Par un médicament qui doux ne l’aigrira,

S’entend que la prière aura plus d’efficace,

Qu’un scandaleux reproche, une rogue menace.

MÉNÉLAS.

Prudence merveilleuse ! Ô sage Pylien

Puissent les immortels pour notre commun bien

Trois âges ajoutés à la tienne chenue,

Ton oracle me plaît, et mon soin diminue.

AJAX.

Opiner après lui, reprendre ses conseils,

Rend les présomptueux aux Belides pareils,

Ou plutôt à quiconque irait croître l’arène

Ondoyante aux déserts de la vague Cyrène,

Ayant ce vieil Pilote on ne saurait verser,

Il n’y a flots, ni bancs qu’on n’allât traverser,

Achille qui n’est rien, que valeur, que courage,

Pliant sous sa prière en fera davantage.

AGAMEMNON.

Dites ce que voudrez, le Lion généreux

Demande un traitement quelquefois rigoureux.

J’ai le même rendu à la raison docile,

Pour ne lui point céder et n’être si facile ;

Mais je donne ma voix à la pluralité,

Qu’au premier jour ici en plein conseil cité,

Observant le milieu d’une grave prière,

Sa résolution se seiche toute entière.

NESTOR.

Je ferai qu’il s’y trouve à heure, et en temps dû :

Mais gardons bien que l’arc ne rompe trop tendu.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

PRIAM, PÂRIS, DEIPHOBE, NIRÉE.

 

PRIAM.

Célestes qui voulez que la grandeur humaine

Sages Modérateurs de ce grand Univers,

Qui créez, qui changez ses Monarques divers :

Hélas ! que vous a fait ce misérable Empire,

Qu’ensemble vous ayez juré de le détruire ?

Que les astres malins épuisés de malheurs,

Aucun nouveau sujet ne réservent de pleurs ?

Que moi dès le berceau presque avant que de naître,

Tombé captif ès mains d’un misérable maître,

D’Hercule, qui frustré de son juste guerdon,

Occit mon Géniteur, le vieil Laomédon,

N’exceptant que moi seul, extermina sa race,

Héritier de l’Asie, et de votre disgrâce ?

D’où procède, Immortels, cet obstiné courroux,

Que nos vœux continus n’amollissent plus doux ?

Ja neuf tristes Hivers franchissent leur carrière,

Que l’Europe féconde en jeunesse guerrière

Couvre nos champs, ainsi que les Fourmis, alors

Qu’un Printemps adouci met l’herbage dehors,

Que les fleurs par les prés commencent à s’épandre,

Et la cime des bois son feuillage reprendre ;

Depuis Mars enragé saccage nos Cités,

Depuis la bonde ouverte à mille adversités,

Il ne s’est passé jour qui sombre ne tempête

Quelque esclandre nouveau sur notre pauvre tête.

Depuis Troie assiégée a vu ses nourrissons

Trébucher plus menu qu’en Été les moissons :

Xanthe a frémi de voir son onde tant rougie,

Coup dessus coup, du sang valeureux de Phrygie :

Apollon de regret sa lumière a caché,

Seul des Dieux qui n’a point de nous perdre tâché ;

Maintenant on dirait que ce courroux étrange

Peu à peu modéré, vers la pitié se range.

Cette trêve des Grecs obtenue depuis

Qu’un miracle d’amour ses effets a produits,

Qu’Achille leur bouclier, leur chef plus redoutable,

Aux attraits de ma fille est devenu domptable,

Brûle de Polyxène, et nous fraye premier

La sente d’une paix sous le flambeau nocier,

S’offre de maintenir contre toute la Grèce,

Las ! que nous savons trop lui céder en prouesse,

Une paix établie en l’Hymen proposé ;

Hymen, qui nos discords aura tous composé :

C’est pourquoi mes enfants, ores je vous assemble,

Tour à tour dites moi libres qu’il vous en semble.

PÂRIS.

Sire, l’expérience acquise vous conduit

Comme un fanal toujours allumé dans la nuit,

Consulter que vous seul premier offense l’âge,

En second lieu le rang, et après le lignage.

Ployable néanmoins à vos commandements ;

Je dirai qu’il n’y a grossiers entendements,

Esprits louches, perclus du sentiment des choses,

Auxquels les volontés d’en haut demeurent closes,

Qui ne jugent les Dieux à bon droit animés,

Permettre l’assassin de nos parents aimés.

L’homicide d’Hector, la peste de l’Asie,

Concevoir d’un amour exprès la frénésie,

Se venir de plein gré empêtrer dans les rets

Que lui même se tend, pour y périr après,

Afin de recevoir les peines méritées ;

Peines chez Rhadamant plus aspres décrétées,

Au Lestrigon du sang des nôtres enyuré,

Qui tant de Phrygiens à la Parque a livré.

Je meurs de souvenir, je forcené, j’écume

De rage, une fureur dessus mon front s’allume,

Et vous délibérez, ou de le recevoir

À gendre, ou vous venger en oyant le pouvoir.

PRIAM.

Qui éteindrait en lui les tisons de la guerre,

Chasserait les périls de sa natale terre,

Qui d’un hydre en son chef triompherait vainqueur.

J’approuverai l’effet de sa juste rancœur,

Mais la prophète voix de ma triste Cassandre,

Assure qu’un vengeur sortira de sa cendre,

Pire, plus inhumain, et plus à redouter.

DEIPHOBE.

Voilà sur un scrupule ocieux s’arrêter,

SIRE pardonnez-moi, d’entre ces prophéties

Quelques-unes nous sont par hasard réussies.

Obscure elle nous a devant le temps prédit

Ce que par conjecture un du vulgaire eût dit.

Posons que le salut de nous, et de la ville

Pendît de l’alliance odieuse d’Achille ;

Combien estimez-vous qu’il vécut en repos ?

Ains quel de vos sujets allégrement dispos,

Ne l’irait immoler dans la Couche nopcière,

Aux mânes d’un neveu, d’un enfant, ou d’un frère ?

Moi, qu’il mères souvint du sort de mon germain,

Et pouvoir retenir ocieuse ma main ?

Nullement, je mourrais plutôt que de furie

Ne lui offrir victime ainsi qu’à la patrie.

PRIAM.

Vous voulez donc son offre indiscrète refuser ?

PÂRIS.

Mais de l’occasion qui se présente user.

PRIAM.

Quelle ?

DEIPHOBE.

J’enveloppant dans son propre cordage,

Un cercueil préparé au lieu d’un mariage.

PRIAM.

N’irritons plus les Dieux de la Foi protecteurs,

Du sacré nœud d’Hymen véritables auteurs.

PÂRIS.

Le cri de l’innocent à leurs oreilles saintes,

Des petits orphelins, et des veuves les plaintes

Arguent, qu’au contraire ils l’aveuglent exprès,

Poursuivants l’impieux, pour donner dans nos rets.

Qu’est-ce qu’il n’est permis par les lois de la guerre ?

DEIPHOBE.

Et contre un destructeur tel que lui de sa terre ?

PRIAM.

Dessous la foi publique il nous parle d’accord.

PÂRIS.

Pris d’un feu de luxure, et non d’aucun remord.

PRIAM.

Le titre d’Hyménée, incoupable de crime,

Approuve sa demande honnête et légitime.

DEIPHOBE.

Utile davantage.

PRIAM.

À quelle occasion

Venez-vous donc m’user de dissuasion ?

PÂRIS.

L’utilité s’entend lorsque sa méchante âme

Délaissera le corps transpercé d’une lame.

PRIAM.

Toujours la trahison rapporte un mauvais fruit.

DEIPHOBE.

Les bienfaits les meilleurs du monde elle produit.

PRIAM.

Pensez que des vengeurs le survivent terribles.

PÂRIS.

Je n’en cognais pas un après lui d’invincibles.

Tous nous les avons vues en besogne aux combats.

Tous frémiront de peur ce grand Platane à bas,

Privés de ses rameaux, privés de son ombrage,

Laisseront le perdant, aux nôtres le courage.

PRIAM.

Conclusion qu’il faut l’appâter, l’allécher,

Et puis d’un saut mortel le faire trébucher.

DEIPHOBE.

SIRE, vous embrassez le parti salutaire,

Vous complaisez aux Dieux en nous cuidant complaire,

Troie vous connaîtra son second fondateur,

Vous allez de sa gloire être restaurateur.

Vous allez illustrer vos faits d’une louange,

Qui célèbre courra du Nil jusques au Gange,

Du Sarmate glacé à l’Éthiopie noir ;

Amorcez ce félon de plus que son espoir,

Outre ma sœur à femme aisément accordée,

Nommez-le successeur de l’Empire en Idée ;

La promesse ne coûte, il n’y a que l’effet,

Je me tiens fort après de ce monstre défait,

J’espère en l’équité de si sainte querelle,

N’avoir plus de besoin d’assistance mortelle.

PRIAM.

Inviolable fais, rare ornement des Rois,

Que te gardant ne puis-je arrêter à mon choix ?

Hélas ! hélas ! le cœur frappé d’un sombre augure,

En la sienne me dit ma ruine future,

Mandez l’Ambassadeur qu’il nous a député,

Mandez-le que je sois perfide réputé,

L’indulgence des miens me coûtera la vie.

Ô grandeur que tu es aux malheurs asservie !

PÂRIS.

Oui, SIRE, qui aurait le courage abattu,

Ores qu’il est besoin d’une mâle vertu,

Ores qu’il est besoin d’un chef d’œuvre durable

En si grand coup d’état, qui peut, incomparable,

Relever ? mais voici le Grec Ambassadeur,

Faisons qu’il nous remarque une lente froideur.

PRIAM.

Outre ma volonté qui le consent expresse,

Tous les miens honorés, qu’un Soleil de la Grèce

Un patron de vaillance, un qui se fait de los

Reconnaître neveu de la Reine des flots,

Daigne les rechercher d’alliance inégale,

Prendre une de leur sang sous la torche jugale ;

Assurez le Héros qui vous transmet ici,

Que son contentement est mon plus grand souci,

Que malgré les hasards funéreux de Bellone ;

Moi, mes enfants, mes biens, mes sujets, ma Couronne,

Dévots, humiliés, volontaires soumis,

N’aspirons plus grand bien, que devenus amis,

Parents, si le vouloir lui persiste d’étreindre

Nos familles en un, le chérir et le craindre,

Qu’à ce sujet de vous amplement informés,

Lui plaise tels projets achever confirmés,

Du moins auparavant que la trêve s’expire,

Voilà ce que j’avais de réponse à vous dire.

NIRÉE.

Je ne présume moins qu’à cet heureux rapport,

Esculape amoureux, ressusciter un mort,

SIRE, bien qu’avoué de lui, je ratifie

Que sur la fais Royale, où un Scythe se fie,

Votre Majesté voit son gendre en peu de jours

Deux peuples divisés réunir à toujours.

PRIAM.

L’univers branlerait plutôt que ma parole,

Son destin proféré jamais ne se viole ;

Derechef, tenez-moi vers lui recommandé.

NIRÉE.

SIRE, je n’omets rien que n’ayez commandé.

 

 

Scène II

 

ACHILLE, NIRÉE, NESTOR

 

ACHILLE.

Que veux-tu plus Amour déchirer ma poitrine ?

Rendu je me soumets à ta force divine,

Premier que de sentir ton invincible effort,

Des mortels comparés je m’estimais plus fort ;

Voire Mars affronté, qui de valeur précède,

Autre m’éprouverait que jadis Diomède.

Quoi Mars ? Si Jupiter se prosterne souvent

De foudre désarmé, tes faveurs captivant,

Tu peux ce qu’il te plaît au Ciel, en Terre, en l’Onde,

Tu enflammes Pluton dessous la nuit profonde.

Las ! je jure exalter tes victoires plus haut,

Me daignant modérer ce furieux assaut ;

Me daignant procurer une réponse heureuse,

De celle qui détient mon âme langoureuse,

Une contraire peur me bourrelle transi.

Nirée est de retour, sans doute le voici.

Rassure-toi mon cœur d’un rayon de clémence

Sur sa face luisant après leur conférence.

NIRÉE.

Grand Prince on a reçu tes offres proposés,

Priam de t’obéir et les siens disposés,

Heureux de s’allier au foudre des alarmes,

Qui peut tarir d’un coup la discorde et les larmes,

Tels ou semblables mots les derniers m’a tenu

Dans son trône le Roi vénérable et chenu,

Assisté de deux fils, qui montraient au visage

Consentir à cela par un muet suffrage,

Ajoutant qu’il te plût lui renvoyer soudain

En termes plus exprès, un abrégé certain

Des articles requis à faire un mariage,

C’est ma légation, ma charge, et mon voyage.

ACHILLE.

Ô réponse agréable ! ô fortuné retour !

Ô veux favorisez de la mère d’Amour,

Recommence de grâce, et célèbre, Nirée,

La victoire qu’obtient ma flamme inespérée,

Qu’elle obtient sur le moule unique des beautés.

Coupable d’un refus pour tant de cruautés.

J’ai peur que mensonger tu flattes mon martyre,

Partant la vérité je t’adjure de dire.

NIRÉE.

L’âpre nécessité, les secousses du sort

Autorisent assez conforme le rapport ;

Moi-même de pitié j’avais l’âme saisie,

Contemplant la Cité maîtresse de l’Asie,

Triste, pleine de deuil, taciturne, semblant

Un corps faible aux abois de la Parque tremblant,

Veuve de sa splendeur, chétive, dépeuplée,

Ainsi que sous un joug étranger accouplée ;

Qui donc s’étonnera si le soulas offert

Unanime s’accepte un tel siège souffert ?

Avisez seulement, ne vous mettez en peine

Que d’un sortable dot avecque Polyxène.

ACHILLE.

M’exiger autre dot que la possession

De ce miracle saint de la perfection ?

Plus outre désirer sordidement avare,

Que ce que l’univers a de riche et de rare ?

Je démériterais l’honneur qu’elle m’a fait,

Amour se vengerait de ce lâche forfait ;

Nature punirait l’audacieux blasphème

Contre un chef-d’œuvre sien, qu’elle admire elle-même,

Il me suffit d’avoir en sa grâce une part.

Quant aux sceptres, mon bras négligez les départ ;

La borne de mes vœux gît en sa beauté nue,

Mais à ce clair Soleil découvert ta venue.

As-tu vu ma Déesse ? heureux as-tu joui

De l’aspect de ces yeux, dont je fus ébloui ?

NIRÉE.

Ma charge divulguée, elle vint en la salle,

Plus divine vraiment de geste que Royale,

Sa tristesse passée un peu disparaissait,

Ainsi que quand Phœbe de son jumeau reçoit

Une lueur entière, et que d’un nuau sombre

Elle tire sa tête, et raye à travers l’ombre,

Autant de fois le nom d’Achille proféré,

Autant un vermillon montait réverbéré

Sur le cristal voûté de son beau front d’albâtre.

ACHILLE.

Ha ! Cieux ne me rendez davantage idolâtre,

N’allumez plus de feux, plus de charbons ardants,

Dans le fourneau que j’ai pour elle là dedans ;

Retourne diligent, retourne je te prie

Devers son Géniteur, dis que sans vanterie,

Achille se promet les Troyens libérer,

Qu’Achille à ses périls fait la guerre expirer,

Éteindra les flambeaux d’Enion forcenée,

Comme le feu prendra dans celui d’Hyménée ;

Qu’obligé de la foi son bien plus précieux,

Il voudrait guerroyer le Monarque des Cieux,

Maintenir contre lui sa parole immuable ;

Que si le pacte leur tombe utile et agréable,

D’otages assurés réciproques, premier

Nous puissions en un lieu neutres négocier,

Jusqu’au Temple où je fus pénétré de ce foudre,

Qui les membres entiers réduit le cœur en poudre,

D’Apollon Tymbræan patron de la Cité,

Souverain, là dessus tu as l’autorité.

Choisis même avec toi de suffisants otages,

Et moi sauf, acquiesce à tous leurs avantages ;

Pourvu que ma Carite accompagne ceux-là

Qui seront délégués moyenneurs de cela ;

Pourvu que la faveur d’entendre sa parole,

(Ce peu que de mon âme elle a laissé me vole)

Dépêche, du séjour ton labeur serait vain,

« Un mal extrême veut un remède soudain.

NIRÉE.

Fils de Déesse tien l’entreprise accomplie,

Au défaut ne te prends qu’à moi je te supplie.

ACHILLE.

N’emploie dessous toi que des gens affidés,

Et qui marchent discrets, du silence guidés,

L’importance y est grande, las ! Nestor s’achemine,

Évade, et de ses yeux débiles te décline.

Tel âge décrépit ennemi de l’Amour,

Ne voudrait qu’opposer un nuage à mon jour.

NESTOR.

Le conseil nous attend, allons, l’heure nous presse,

Et le plus de séjour tes vertus intéresse,

Et le plus de séjour me ferait soupçonner

De ne venir à temps cet avis te donner.

ACHILLE.

Sur quel nouveau sujet ?

NESTOR.

La grandeur et l’urgence

Ne nous permet, sinon marcher en diligence.

ACHILLE.

Douteux il l’appréhende, et craint pour se hâter,

Que l’on n’en puisse pas grand profit rapporter.

 

 

Scène III

 

AGAMEMNON, MÉNÉLAS, AJAX, NESTOR, ACHILLE

 

AGAMEMNON.

Que Phœbus n’alluma la sinistre journée,

Du profond de l’Érèbe elle fut amenée,

Mégère éblouissant mes yeux charmés, alors

Qu’Aulide m’aperçût couronner sur ses bords,

Recevoir déplorable, outre mon Diadème,

Sur tant de Rois fameux l’autorité suprême,

Mon sang glaça de crainte, et trois fois dans mon sein

Un bon Démon voulut révoquer le dessein,

Autant je refusai cette onéreuse charge,

Pour laquelle un Atlas a l’épaule peu large ;

Mais l’importunité de ce monde confus,

Forçant ma volonté repoussa ce refus :

Ô père Jupiter ! combien depuis ma vie

Sujette à ces rancœurs, de reproches, et d’envie,

Importune me vient, et que mal à propos

Je me laissai tirer d’un aimable repos,

En la pénible horreur d’un violent orage,

Qui trois lustres passez ne modère sa rage,

Qui trois lustres entiers sur mes yeux n’a produit

Le somme qu’ils goûtaient en une seule nuit ?

Hélas ! et maintenant de surcharge nouvelle,

Porté du bien public j’entame une querelle,

J’ose un homme de soi farouche et furieux,

Qu’Amour aura privé de jugement et d’yeux,

J’ose réprimander devant tous sa manie :

Servez-moi de témoins contre la calomnie.

Vous généreuse fleur, vous guerriers indomptés

Qui colomnes, du faix une part supportés,

Arbitres, publiés qu’insolent je n’abuse

Du pouvoir absolu, si après on m’accuse.

MÉNÉLAS.

La médecine au goût amère nous déplaît,

Qui suave d’odeur l’estomac ne repaît,

D’abord nous la fuyions, et pourtant avalée

Soudain que la langueur diminue écoulée,

Ces effets merveilleux nous ravissent contraints

D’avouer qu’à grand tort nous-nous en sommes plaints.

SIRE, non autrement, l’utilité commune

Jointe à la sienne, un jour chassera sa rancune,

Il connaîtra remis, les causes par l’effet,

Outre qu’au demeurant comprise en ce bienfait

L’Europe maintiendra, que vrai Pasteur d’armée,

Soigneux de son salut, et de sa renommée,

Ni faveur, ni courroux ne vous ont maîtrisé.

Ha ! je ne l’avais pas, survenant avisé,

Conduit du vieil Nestor ! l’auspice de son guide,

Me promet plus facile à dompter le Pélide.

AGAMEMNON.

Mus généralement d’un devoir d’amitié,

Touchés de fraternelle et louable pitié,

Faisant au nom de tous l’office d’Interprète,

Comme roche exposée aux coups de la tempête,

Ne trouvez pas étrange aujourd’hui, que cité

Nous désirons savoir de vous la vérité,

Importante le bien d’on sourcilleux Empire,

Ou la perte d’un camp qui vainqueur y aspire,

Si cette passion fréquente à la valeur,

Fréquente à sa ruine, et son fatal malheur,

Ne nous captive épris d’une fille ennemie ?

La coupe jusqu’ici exempte d’infamie.

Commune å la verdeur d’on vigoureux printemps,

Ne donne encor sujet d’en être malcontents ;

Mais le persévérer dangereux est à craindre,

Il donnerait de quoi se repentir et plaindre,

L’auteur déshonoré ne garantirait pas

Nos travaux de naufrage, et nos chefs du trépas,

Ouvrez succinctement les concepts de votre âme,

Que l’on jette de l’eau sur sa naissante flamme.

ACHILLE.

Me prendre en qualité de perfide, ou d’enfant ?

Ha ! telle question la réponse défend.

MÉNÉLAS.

L’un ni l’autre croyez, ne nous vient en pensée,

Oculaires témoins de la vertu passée,

Sans plus une rumeur éparse qui se suit,

Le charme qui souvent les plus sages séduit :

Joint la peur que l’on a d’une perte si grande,

Dispense l’assemblée à semblable demande.

ACHILLE.

Que l’on m’oppose donc ces braves délateurs ;

En présence de tous je les ferai menteurs.

AJAX.

L’apparence d’aller parmi la multitude

Trier un délateur qu’avec incertitude ?

ACHILLE.

Cependant mon honneur y demeure engagé,

Dessus l’incertitude à cette heure outragé.

NESTOR.

Que sert de recacher une chose visible ?

L’étrangère beauté vous surmonte invincible.

ACHILLE.

J’estime qu’un rocher pourvu d’yeux, l’aimerait,

Qu’une glace approchant d’elle s’enflammerait ;

Inférer néanmoins que l’amitié conçue

Ne se puisse trouver qu’en une honteuse issue :

Que ce feu qui ressemble un oiseau passager,

Doive l’affection du pays m’étranger,

Me fasse de l’honneur les saintes lois enfreindre,

Comme il n’est vraisemblable, on ne le dût pas craindre,

On ne dût m’objecter l’impossible à venir,

Moyen de me l’ancrer plus fort au souvenir.

AGAMEMNON.

Vous inspirent les Dieux de la meilleure voie :

Ores un autre point à vider se déploie,

Avertis du renfort auquel nos ennemis

Laissant couler le temps, leur espérance ont mis,

Prêts de recommencer une guerre plus griève ;

La commune voix dit, qu’il faut rompre la trêve ;

De moi je le confirme, et pour déterminer

L’affaire absolument, reste à vous d’opiner.

ACHILLE.

Qui du premier faux bruit la nouvelle hasarde

Sèmera celui-ci âme vile et couarde,

Bastante d’effrayer ces débiles cerveaux,

Qui se forment de rien des prodiges nouveaux,

Difficile à tromper de si grossières ruses,

Onc je n’estimerais de valables excuses,

D’argument légitime à violer sa foi,

Je n’y consentirai jamais quant est de moi.

MÉNÉLAS.

Seul d’une opinion s’obstiner de la sorte,

Ouvrirait au soupçon finalement la porte.

ACHILLE.

Je ne puis des soupçons volontaires ôter,

Trop bien les démentir, et les faire avorter.

AJAX.

L’impatient nous fuit coléré sans résoudre,

Ses deux yeux comme éclairs, avant-coureurs d’un foudre,

Confus je ne saurais que dire là dessus.

AGAMEMNON.

Lui-même s’est trompé, s’il nous pense déçus,

Sa forte passion traverse toute feinte,

Ô vieillard prévoyant ! notre lumière sainte,

Ici nous réclamons l’accoutume secours,

L’Europe en ce péril n’a point d’autre recours.

NESTOR.

Nous n’avons sûreté, hormis la défiance,

Lui obstacle de mal hormis la conscience,

Sur nos gardes toujours il pourra convertir,

Faute d’occasion, sa coupe en repentir.

AGAMEMNON.

Ô ! que vous comprenez en ce peu de paroles,

Le tonnerre pardonne aux matières plus molles.

Ainsi ce grand Guerrier mis à sa liberté,

Reprendra le chemin des vertus écarté.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PÂRIS, POLYXÈNE, DEIPHOBE

 

PÂRIS.

Aujourd’hui, chère sœur, les désolés Pergames

N’espèrent se sauver des Argoliques flammes,

Troie n’a de refuge, et ses Pénates saints,

Qu’au tutélaire effet, je ne dis de tes mains,

Hector, le même Hector éveillé de la tombe,

Ne pourrait soutenir cet Empire qui tombe.

Ta victoire consiste en appas déceptifs,

Qui en restent les cœurs, et les tiennent captifs.

Ta victoire consiste en une douce force,

Ta victoire dépend d’une subtile amorce

De la langue, et de l’œil élançant des regards,

Esquels le Cyprien trempe ses poignants dards.

Belle à l’infinité, tu peux une partie

De ce que tu voudras encore avertie,

Tu n’auras pas grand peine à prendre ce poisson,

Qui frétille gourmand au tour de l’hameçon,

Tu n’auras pas grand peine à subjuguer plus forte,

Une âme qui de gré sa liberté t’apporte,

Achille, que les Dieux aveuglent, vient s’offrir

Au supplice qu’il est destiné de souffrir,

Il vient griller au feu le crêpe de son aile,

Et choir de ton amour en la trappe mortelle :

Reste de prolonger tes amères faveurs,

Reste de redoubler ses ardentes ferveurs,

Ne laisser en arrière aucun trait de ta grâce,

Feindre qu’il n’est au prix de ton feu que de glace,

Bref, nous le délivrer tellement garroté,

Que tout espoir lui soit de se sauver ôté.

POLYXÈNE.

Ah, douloureuse feinte ! Ah ! pénible entreprise,

Qu’avant l’exécuter la Parque ne m’a prise,

Que ce Tigre altéré du sang des Phrygiens,

Premier ne m’a jetée au sépulcre des miens.

Compagne chez Pluton dans les nuits éternelles,

De votre piété, ô Ombres fraternelles !

Comment, hélas ! comment pourrai-je caresser

Votre commun bourreau, et ne vous offenser ?

Ains de quelle façon me contraindre le geste,

Que la rancune au front n’éclate manifeste ?

Que me précipitant avec mon faible effort,

Soudain je ne lui donne, ou reçoive la mort ?

Du moins ne lui saillir furieuse au visage,

Et comment pratiquer ce dont je haï l’usage,

La germaine d’Hector ? Hector qui tint toujours

Purs, non contaminez de trahison ses jours ?

Las ! j’ai trop de vouloir, et l’espoir de bien faire

Me fait craindre à part moi de ruiner l’affaire.

DEIPHOBE.

L’extrémité cruelle où nous sommes rangés,

Doit surseoir ces bouillons de colère enragés ;

Dompte-les par l’amour pieux de la patrie,

Qui outre tes parents à deux genoux te prie ;

Scrupuleuse, ne crains de l’honneur vaciller,

Autre chose est trahir, autre dissimuler,

« N’importe pas comment la victoire s’obtienne

« D’un puissant ennemi moyennant qu’on la tienne ;

Ainsi que nous ferons si ta dextérité

Immortelle de los à la postérité,

Ne refuse venger les morts que tu déplore,

Sauver le résidu de ce naufrage encore.

Il n’y a qu’un moment se savoir contenir,

Dans l’embûche attiré laisse le nous punir,

Prend le plaisir de voir en sa tête abattus,

La Grèce regagner ses navires battus,

Troie libre de siège, et libre de douleurs,

Semer dessous tes pas une moisson de fleurs,

À l’exploit consacrer mille et mille cantiques,

T’ordonnant des autels, et des fêtes publiques.

POLYXÈNE.

Redevable au pays, redevable aux parents,

De la vie, et des Cieux qui me vont éclairants,

Réduite à ne pouvoir n’exercer tel office,

Déesse révérée en Paphe, et en Érice,

Favorable Vénus, prête à ma voix un ton

Qui passe de douceur celui-là de Python.

Rempare mes défauts naturels de tes grâces,

De celles dont tu prends le puissant Dieu des Thraces.

Fais Mère de beauté, fais Mère des Amours,

Que ce haineur dompté, nous t’adorions toujours,

Que l’ennemi commun de nous et de ta gloire,

Honore de sa mort ma facile victoire.

PÂRIS.

Tes justes veux ouïs ne manqueront jamais,

Sus, acheminons-nous, il est temps désormais :

L’heure passe donnée à se trouver au Temple,

Or ma sœur derechef examine, contemple,

Qu’en la perfection du labeur entrepris,

L’État branlant d’Asie, et les tiens sont compris ;

Avise que de l’ombre un vrai corps ne se forme ;

Ce serait perpétrer un sacrilège énorme,

Que la contagion d’un devis ocieux,

Peu à peu ne conçoive un désir vicieux ;

Que prise au lieu de prendre, avec un beau langage

La pitié ne se glisse en ton tendre courage ;

Tu l’abordes, armé de sanglants aiguillons,

Coutumiers de percer les cœurs des plus félons,

Fragile quant au sexe, et facile à séduire,

Ce conseil superflu au moins ne te peut nuire :

Beaucoup destituez de guide en lieux ardus,

Et par terre, et par mer y demeurent perdus.

POLYXÈNE.

Adonc notre Soleil oublieux de sa course,

Égaré lèvera de la plage de l’Ourse.

Adonc la biche mère oubliera ses petits ;

Adonc les vents fuiront l’Empire de Thétis ;

Adonc l’oiseau pieux ne fera plus sa proie

Du serpent ennemi qu’il rencontre en la voie ;

Adonc la nuit obscure et le jour seront un ;

Adonc l’âge innocent remettra tout commun ;

Adonc au propre instant que finira ma haine,

Achille vêtirai le corps de Polyxène.

Cessez de redoubler mes ennuis, ou cesser

De vouloir mes ennuis dedans l’âme presser.

DEIPHOBE.

Il doute sans douter, un avis salutaire

Se doit bien recevoir, fût-il de l’adversaire.

Allons plus contester de paroles ici,

Le tient en défiance, Et nous tous en souci.

 

 

Scène II

 

ACHILLE, MESSAGER, PÂRIS, DEIPHOBE, POLYXÈNE

 

ACHILLE.

Dis-tu que ma Déesse arrivera première ?

Accuse du séjour une ardeur casanière,

Je ne suis sans excuse, elle a le cœur absent

De l’homme, vers les Dieux agréable présent,

Ah ! Cieux. Ah ! Cieux, Benine, croirai-je qu’elle daigne

S’abaisser jusque-là ? qui ses pas accompagne ?

MESSAGER.

Pâris et Deiphobe à cela députés,

Deux de ces frères seuls, en silence apprêtés ;

Allaient sortir dehors, et m’a soudain Nirée

Mandé vous avertir.

ACHILLE.

Nouvelle désirée,

Nouvelle qui de joie éblouit mes esprits.

Allons vite, courons prévenir ma Cypris.

Cet amoureux hommage à mon devoir se lie.

Hélas ! que pourrait moins un captif qui supplie ?

MESSAGER.

Regardez là devant, ce nuage poudreux

Près du Temple élevé, je crois que ce sont eux.

ACHILLE.

Il n’y a point de doute, au milieu je remarque

De mon heureux destin la désirable Parque.

J’aperçois, j’aperçois de loin mon Orient

Darder sur moi les rais de son beau front riant,

Et mille petits amours y décochent leurs flèches,

Je ne suis plus que feu, que désir, et que brèches,

Retirez-vous amis, m’attendant à l’écart.

Sa déité m’absout de craindre du hasard.

PÂRIS.

Phœnix des valeureux, ains la même vaillance,

De tes armes vaincus, et de ta bienveillance,

Nous t’amenons l’objet moyenneur d’une paix,

Objet duquel ton âme indigne tu repais,

Quoi que Royal issu d’une race d’ancêtres,

Qui du temps de Saturne ont manié des Sceptres,

Qui des Dieux ont reçu le Ministère saint,

Fondant du mur Troyen le merveilleux enceint ;

Mais l’instable fortune, et la céleste envie

Détiennent la rondeur de ce monde asservie,

Abaissent aujourd’hui l’un pour l’autre élever,

Et nul n’a leurs faveurs firmes peu captiver,

Tout roule menacé de la vicissitude ;

Exemple, hélas ! en nous trop récent, et trop rude ;

Exemple qui d’horreur étonne l’univers,

Qui n’éclate que trop chez ces peuples divers,

Venons au principal, Priam ne se dispose

Qu’à ce que ton vouloir magnanime propose,

Telles conditions de l’Hymen te remet,

Que ta rare prudence aviser lui promet ;

Gendre tu as ses biens, ses enfants, sa personne,

Outre ce que le sort ja vainqueur te les donne.

ACHILLE.

Ravi d’étonnement que dirai-je, sinon

Qu’Hélène te suivant n’a trahi son renom ?

Plus facond que le Dieu, des hommes l’interprète,

Et autant accompli qu’elle semble indiscrète.

Indiscrète au vulgaire, ignare que l’amour

De la confusion sortant à vu le jour.

Qu’elle extraite en un mot de semence divine,

Sur tes perfections rejoint son origine.

Ah ! barbares vraiment, barbares sommes nous,

Qui crûmes de léger un forcené courroux,

Qui tînmes la Phrygie, exécrable repaire

D’une gent Cyclopée, horrible et sanguinaire ;

L’expérience m’a de l’erreur diverti,

Coupable je m’en suis dès l’heure repenti ;

Que ce flambeau d’amour, cette chaste Cythère

M’allia d’un espoir d’alliance nocière,

Ô célestes auteurs de ce saint sacré Nœud,

Faites qu’à bonne fin réussisse mon vu.

DEIPHOBE.

L’apparence reluit, Prince tout magnanime,

Si claire en ton vouloir, en ta vertu sublime,

Qu’il ne peut n’avenir, nous jurant à tes pieds

D’acheter du trépas le titre d’alliés ;

Jaçoit qu’un désespoir total ne nous possède,

Que nos maux, bien que grands, attendent du remède.

ACHILLE.

Périsse malheureux, qui ne croit si c’est moi,

Fortune nous tenir, sous presque pire loi,

Presque plus affligés des malheurs de la guerre,

Que ceux même de qui nous occupons la terre,

Demeure le passé, puis que son roide flux

Dans les âges mêlé, ne se révoque plus.

Voici de nos discords le rameau pacifique ;

Voici de mes combats le myrte magnifique,

Voici le chaste oiseau, qui sereine les flots,

Le soleil, qui plutôt de ces rayons déclos,

Plutôt aurait séché cette source inhumaine

De meurtrière rancœur, et d’implacable haine.

PÂRIS.

Nous vous la laisserons quelque temps gouverner

Des ares d’amitié requis à se donner

La première entrevue un peu libre demande,

Pour s’entr’apprivoiser, sa franchise plus grande.

DEIPHOBE.

Certes à dire vrai, je n’estime qu’un tiers

Soit guères des amants aperçu volontiers,

Du dépôt conservé l’honneur nous en assure.

Or sus, nous vous venons retrouver à cette heure ;

Capitulez d’amour, et après vous fiez,

Tous articles de nous restants ratifiez.

ACHILLE.

Mieux appris aux effets, Déesse, ne présume

D’entendre un long discours, ce n’est pas ma coutume,

Outre mon naturel, ma forte passion,

La langue bégayante ôte à la fonction,

Les foudres décochés des yeux d’une Méduse,

Me serviront encor de trop valable excuse,

D’homme je ne me sens qu’un stupide rocher,

Et mon étonnement redouble à l’approcher :

Puissance de l’amour, merveilleuse, incroyable,

Que celui qui la mort épouvante effroyable,

Que Bellone redoute, et qui sur les hasards

Triomphe sans pareil ès orages de Mars,

Cède à l’aimable aspect d’une céleste face,

Tremble perclus de voix, lui voulant rendre grâce,

Accident qui te peut à la pitié plier,

Et plus la qualité de qui prie oublier,

Jadis âpre ennemi du Monarque d’Asie.

Ton esclave à présent, autre de fantaisie ;

Maintenant défenseur de son Empire offert,

Prêt à vous réparer le dommage souffert ;

M’objecter au surplus la longueur de l’injure,

Toi seule en es coupable, et cause, je le jure ;

Parce que quand la Grèce à vos murs effrayés,

Eût de mille vaisseaux les soldats déployés,

Fourmillant par escadrons, comme un essaim d’avettes,

Qui retourne au Printemps picorer les fleurettes,

Exposée un moment en vue à nos guerriers,

Ils eussent à ton Temple appendu les Lauriers ;

Jeté les armes bas, où ma dextre animée

Suffisait d’arrêter les fureurs de l’armée.

Noyons d’dorénavant ce fâcheux souvenir,

D’un mutuel amour, qui dure à l’avenir,

Des deux peuples amis étalant la fortune,

Et qu’entre nous ainsi toute chose soit une :

L’âme, la volonté, le penser, le désir,

Mise au choix des humains, tu n’aurais que choisir.

POLYXÈNE.

Ta Royale grandeur soumise à mon élite,

Qui nue de beauté, de grâces, de mérite,

Ne suis pauvre, ne suis qu’un reflux de malheurs,

Qu’un égout eternel de langoureuses pleurs,

Tant d’inégalité ne me permet de croire,

Que jamais Polyxène entre dans ta mémoire,

Que l’amour conjugal te porte à la chercher ;

Sous ce voile pipeur tu désires cacher,

De sa pudicité, dernier bien qui lui reste,

Un naufrage honteux.

ACHILLE.

Hélas ! je vous atteste,

Quiconque pénétrez les yeux toujours ouverts

Du trône Olympien nos courages divers,

Quiconque punissez l’ingrate perfidie,

D’une foudre à deux mains, vengeresse brandie :

Criminel reconnu ne m’épargnez ici ;

Innocent prêtez-moi votre faveur aussi.

Toi sur tout réclamé, fils d’une douce mère,

Converti-moi Madame, incrédule et sévère.

Que sert d’importuner aucune Déité ?

L’épreuve ne saurait tromper la vérité,

Commande, je te prie, à ma dextre indomptée

Les labeurs du Thébain parfaits sous Eurysthée,

Où Omphale pudique à un service abject,

Profane la vertu d’Achille ton sujet ;

Rétif, ne déniant le bien que je pourchasse,

L’asile que j’implore en ta divine grâce.

POLYXÈNE.

J’ai perdu de plus vivre, et l’envie et le soin,

Mon désastreux pays de tel aide a besoin.

ACHILLE.

L’effet de notre Hymen de crainte le délivre.

POLYXÈNE.

Ce bon heur avenu, qu’à la Parque on me livre.

ACHILLE.

Tu ne trépasseras que d’aise, si tu veux

Libérer ta patrie exorable à mes vœux.

POLYXÈNE.

Pendante du vouloir paternel qui me guide,

Je subirais ce joug avec son homicide.

ACHILLE.

Sais-tu pas que le Roi ton père le consent ?

Qu’en cette conférence assemblés on descend

Sous son autorité ? mais que pourtant, ma belle,

Je fisse à tes désirs une force cruelle ?

Qu’outrageux je ravisse une femme en mon lit ;

Que dis-je, une Déesse ? Ô l’énorme délit !

M’en préserve le Ciel, une amitié forcée

Est autant que la loi de nature faussée,

Qui possède le corps du courage éloigné,

À beaucoup indiscret, plus perdu que gagné,

La feuille au lieu du fruit de l’arbre lui demeure ;

Que de mille trépas auparavant je meure.

POLYXÈNE.

Pourvu qu’une constance immuable suivit ;

Mais qui ta violence excessive ne vît ?

ACHILLE.

Où l’honneur et la tête on avance d’otage.

POLYXÈNE.

Certes en son pouvoir l’homme n’a davantage.

ACHILLE.

Promets-tu de m’aimer d’un véritable amour ?

L’effet apparaissant, et dès le premier jour.

POLYXÈNE.

Véritable, pourquoi ?

ACHILLE.

La haine féminine,

Plus que les feux à craindre, et que l’onde mutine,

Dure un siècle couverte, et rarement démord,

Que l’objet menacé n’encoure un mauvais sort.

POLYXÈNE.

Saisi de telle peur, je ne vais d’apparence.

ACHILLE.

Pardonne-moi ; mon heur, je sais la différence ;

Je la sais, je la crois, comme extraite du Ciel,

Tu ne gardes au cœur, ni vindicte, ni fiel ;

Confirme d’un baiser la parole donnée.

Immortel, je dépite après la destinée.

POLYXÈNE.

Une loi du pays, pour adultère tient

Qui de telles faveurs le nopçage prévient.

ACHILLE.

Ma franchise t’absout de ce devoir inique.

POLYXÈNE.

Mais cela se prendrait d’auspice tyrannique.

ACHILLE.

Qui le témoignera ?

POLYXÈNE.

La crainte que j’aurais

Haut plus que cent témoins.

ACHILLE.

Refusé, je croirais

Éconduit de si peu, que forclos de ta bouche,

À plus forte raison je le suis de ta couche.

POLYXÈNE.

Voilà mal appliquer une comparaison,

Chaque chose a son temps, et sa propre saison ;

Tu me soupçonne froide, Hélas ! qui verrait l’âme,

D’ignare, ou d’imposteur te donnerait le blâme.

Achille, à ton sujet elle n’est que de feu,

Sans honte je le dis, je l’avoue, oyant eu

L’indice souhaité, la preuve, la coupelle

Des réciproques feux d’un amour mutuelle.

Hé ! Cieux, combien de fois du haut de nos remparts,

Alors que ta fureur foudroyait nos soldats,

Qu’en la forme d’un Dieu, sous des armes brillantes,

Tu jonchais de Troyens les campagnes dolentes ;

Combien ai je versé de regrets douloureux

Prié de tout mon cœur les astres coléreux

T’inspirer, converti, t’amollir, te réduire,

Battant de nous sauver, comme de nous détruire ?

Dommageable j’avais (les Cieux m’en sont témoins)

Plus de peur de ta mort, que les Grecs, néanmoins

Possible à mon avis du futur inspirée

De ta claire vertu dès lors enamourée,

L’infortune d’Hector me touchait vivement,

Le sang me commandait, il ne peut autrement ;

Des imprécations se mêlèrent aux larmes,

Contre son homicide, et ses fatales armes ;

Mais remise depuis, j’ai pensé que ta main

Généreuse n’avait rien commis d’inhumain ;

Rien que de juste droit, encontre un adversaire,

Qui proche de valeur t’astreignait au pis faire,

Repose ce Héros, qui mort au lit d’honneur,

Au lit de piété eut un double bonheur,

D’expirer, subjugué du plus vaillant des hommes,

Tôt ou tard nous suivrons ces pas tant que nous sommes,

Il n’en faut plus parler, il ne faut plus songer

Qu’en la commune paix du destin se ranger,

Qu’ensevelir nos pleurs, nos maux, nos funérailles,

Puisqu’il te plaît ainsi, dedans ces épousailles.

ACHILLE.

Ô charmeuse réplique ! Oracle inespéré,

L’ardeur de mon brasier tu accrois tempéré,

L’espoir me ressuscite, et l’attente me tue,

Fût de toutes les lois cette main débattue ;

Je la rebaiserai, me confirmant l’accort,

Que vous faites baisers en mon âme d’effort.

Hé ! que sera-ce au prix désaltérant ma fièvre

Sur le nectar sucré du Corail de sa lèvre ?

Précipite ce jour, conjugale Junon,

Que de nouveaux Autels fument en ton saint nom.

PÂRIS.

L’Océan tarirait auparavant son onde,

Phœbus se lasserait au milieu de sa ronde,

Premier que deux Amants, à leurs privez discours,

Imposent quelque borne, et ne les trouvent cours,

D’épreuve je le tiens, ô indompté Pélide,

Protecteur désormais de la Gent Priamide ;

Résous du principal, tu auras le loisir

De satisfaire mieux à ce bouillant désir.

Assigne-nous le temps, le jour et la manière

Que nous consommerons l’alliance nocière.

Choisis des pactions, telles qu’il te plaira,

Assuré que le Roi consentant se taira.

ACHILLE.

Immuable en propos, de lui je ne demande

Que sa fille à moitié, récompense assez grande :

La possédant s’il veut des Empires nouveaux,

À travers le péril des flammes et des eaux.

J’irai les conquérir, les vaincre, les soumettre,

Quelque-part que ce soit, ajoutez à son sceptre.

La possédant, je suis heureux, riche, content,

Avoir des autres biens Achille ne prétend.

Que souhaiterait plus Jupiter en ma place ?

Qu’a de plus sa Junon, qui la mienne outrepasse ?

Des pudiques beautés du corps, ou de l’esprit ?

Nature en son parfait un autre tout comprît.

Somme rapportez-lui que devenu son gendre ;

J’offenserai tous ceux qui le voudraient offendre.

Je n’excepte personne, au regard du séjour,

Il est incompatible avecques mon amour.

Demain me durera de terme autant que dure

Celui du criminel tendu sur la torture.

Hé ! que dès maintenant nous ne pouvons unis,

Rencontrer nos labeurs également finis ?

Quant à l’élection du lieu de l’alliance,

Phœbus nous prêtera son Temple en confiance.

Patron des Phrygiens, je l’accepte commun,

Car l’acte célébré nous ne sommes plus qu’un.

DEIPHOBE.

Te plaît-il rien mander à Priam davantage ?

ACHILLE.

Qu’il sacrifie à l’heur du prochain mariage ;

Tandis j’avertirai mes vaillants Myrmidons ;

Trop loin, pour les dangers onc nous ne regardons.

PÂRIS.

Notre meilleur consiste au peu de compagnie ;

Fuyions avant le coup tumulte et calomnie.

ACHILLE.

Le nombre ne croîtra, Adieu mes chers amis

Adieu Geôlière à qui j’ai mon âme soumis,

Traite-la doucement.

PÂRIS.

Apollon te regarde

D’un œil bénin toujours, et te tienne en sa garde.

POLYXÈNE.

Ha ! Monstre que ta vue exécrable me nuit,

Que n’erres-tu déjà dans l’infernale nuit ?

DEIPHOBE.

Console-toi ma sœur du peu de temps qui reste

À couronner ton front de sa belle conquête ;

Paravant qu’à son point retourne le Soleil,

Le te le plège proche, ou ôte du cercueil.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PRIAM, PÂRIS, DEIPHOBE

 

PRIAM.

Depuis que l’injustice accompagne la haine,

Nullement différents des brutes animaux,

Nous donnons le chef bas dans un gouffre de maux ;

Commettons insensés des actes exécrables,

Qui rendent à la fin leurs auteurs misérables ;

Attirent tôt ou tard la vengeance des Dieux,

À nous-mêmes, à tous devenus odieux.

Remettez ce complot perfide à la balance,

Pesez-le derechef avec plus d’attrempance,

Infâme, il penche tout devers la cruauté,

La foi sur les vertus pare une Royauté.

Sans elle l’univers serait un brigandage,

Nous la devons tenir fût-ce à notre dommage.

Que sert de répéter les torts qu’on a reçus ?

S’ils retournent sur nous, ils en étaient issus ?

Qui le sait mieux que toi ? Passons outre, j’estime

L’effet de ce second pire qu’un premier crime,

Massacrer qui se donne à nous de son plein gré,

Qui tient des valeureux le suprême degré,

Qui tient le contrepoids en l’une et l’autre armée,

Autant de sa vertu, que de sa renommée,

Qui clément s’humilie à rechercher vainqueur,

Ceux qui n’ont tantôt plus, ni d’espoir, ni de cœur,

Abstenez-vous mes fils, ma chère géniture,

De telle impiété, notre perte future.

PÂRIS.

Discours mal assortis à la bouche d’un Roi,

Où il dût l’assurance y jeter de l’effroi,

Ne plus, ne moins, que si au plus fort de l’orage,

Le Pilote des siens relâchait le courage ;

Que si pour emporter à la course un beau pris,

On arrête au milieu le cheval bien appris.

SIRE, remémorez le devoir d’un bon Prince,

Sensible des premiers au mal de sa province,

Remémorez l’Amour de son sang si prégnant,

Qu’inviolable il va chez les frères régnant ;

Pensez quel fut Hector vers vous, vers la patrie,

Et vous représentez sa charogne meurtrie,

Qu’un enragé mâtin déchire après la mort,

Qu’avare il vous survend ; remémorez le sort

Déplorable entre tous, du jeune enfant Troïle,

Tant de vos bons sujets occis dehors la ville ;

Et recevoir après de gendre l’assassin,

Et révoquer après l’équité du dessein.

C’est barbare sortir de l’office de père,

Pardonnant au cruel qui le mit en la bière,

Vous irritez les Dieux, défiant leur secours,

À leur haute justice interrompant le cours.

PRIAM.

Les ranger au combat d’une pareille sorte,

Qu’ils moururent vaincus, l’équité nous y porte.

DEIPHOBE.

Savoir si le Veneur se soucie aux forets

D’attraper le lion de force, ou dans les rets ?

PRIAM.

Lourde comparaison, inepte, ridicule,

Vu qu’en ce passe-temps la fais demeure nulle,

Qu’hommes entr’obligés d’un devoir mutuel

Nous ne nous traitons pas comme un Monstre cruel.

PÂRIS.

Pire que les dragons de l’Afrique altérée,

La ruine Troyenne en son âme jurée.

Du plutôt qu’il aurait la luxure amorti,

Le croire persister ferme en notre parti ?

Ô l’abus ! ô l’erreur ! ô la frêle espérance !

L’agnelet pris du loup est en plus d’assurance,

Doutons-nous d’autre-part les Grégeois frauduleux

Ne lui faire semer cet appas mielleux ?

Afin de nous surprendre impourvus en leur nasse,

De nous envelopper en un coup de tirasse.

PRIAM.

Sa franchise conjointe à ne sais quel respect,

M’empêche de l’avoir aucunement suspect.

DEIPHOBE.

Parce que soupçonneux il ouvre la barrière.

PRIAM.

On l’a toujours nommé d’une foi singulière.

PÂRIS.

SIRE, conservez donc ce Serpent avec vous,

Prenez le successeur nous lui céderons tous,

Peuples, soldats, enfants, nouvelle colonie ;

Nous irons habiter les déserts d’Hyrcanie,

Fonder une demeure ès autres Caspiens,

Avant que de tomber captifs en ses liens.

DEIPHOBE.

L’heure passe qu’il faut mettre la main à l’œuvre,

Que le moindre séjour l’intention découvre,

Qu’arrivé dans le Temple, impatient d’ardeur,

À nous voir procéder d’une lente froideur,

Au manque d’appareil que requiert l’Hyménée,

À sa réception nullement ordonnée.

Signes trop évidents, le Renard démordra ;

Et que vaut la paresse un jour nous apprendra.

SIRE, au nom de nos Dieux, au nom de la patrie,

De n’y plus résister je vous prie, et reprie.

PRIAM.

Allez contre mon gré, un meurtre je permets ;

Qui saignera vengé dessus nous à jamais :

Remuez les Enfers, le Ciel, la terre et l’Onde,

Seul je vais dévorer mon angoisse profonde.

PÂRIS.

Certes l’expérience ores nous monstre à plein,

Que l’esprit suit le corps, oyant même déclin ;

Jadis le Roi bouillant de jeunesse et d’audace,

En ce fameux exploit eût gagné notre place,

Où maintenant perclus de sa vivacité,

Ses conseils dénués de leur capacité,

Peu s’en faut qu’il n’arrache à nos dextres la proie,

Victime destinée au salut de sa Troie ;

Mais employons le temps, pressons l’occasion,

Tu n’auras grand besoin de persuasion

Vers cet efféminé que l’amour ensorcelle,

Feignant que je lui mène après toi la pucelle ;

Mercure l’endormant de discours retissus,

Improviste, j’irai soudain lui courir sus,

D’un poignard traversé sur le carreau l’étendre.

Mon frère hâte toi, c’est trop le faire attendre.

DEIPHOBE.

Venez le petit pas, vous n’aurez à l’autel

Qu’au Taureau préparé donner le coup mortel.

 

 

Scène II

 

ACHILLE, DEIPHOBE, PÂRIS, AJAX, SOLDAT GREC, MESSAGER

 

ACHILLE.

Alme flambeau du jour, éternelle lumière,

Tu as ouï bénin ma dévote prière,

Ta course va tomber sur le point de mon heur,

Relevant des Troyens tutélaire l’honneur.

Pardonne-moi Phœbus mes offenses rebelles,

Mis en possession de la belle des belles,

Béni notre Hyménée, et fais qu’en oliviers,

Chez nos peuples amis se changent les lauriers ;

Termine nos discords, Déité débonnaire ;

Et que je sois aux deux un moyen salutaire,

Clairvoyant dessus ceux de la troupe d’en haut,

Que l’Amour chaque fois victorieux assaut ;

Père tu sais très bien que ma licite flamme

Rien de déloyauté ne souffre dedans l’âme,

L’un ne l’autre parti trahir je ne prétends,

Ains d’un horrible Hiver éclore un gai Printemps,

Sécher ces gros torrents de sang humain qui coulent,

Dès l’heure sur mon chef neuf de tes courses roulent ;

Neutre je n’ai désir que de les appointer ;

Les armes hors des poings, en un temps leur ôter ;

Certain que je le puis, certain que ma vaillance

Retient le contrepoids de semblable balance,

Au reste résolu d’embrasser l’équité,

De suivre son enseigne à une extrémité,

Mais rêveur discourant, j’approche mon Erice,

D’où vient qu’un pied glissé tout le poil me hérisse ?

L’œil me tourne ébloui, j’ai le cœur palpitant,

Que d’augures mauvais survenus à l’instant !

Serais-je menacé d’une embûche traîtresse ?

Non, et c’est vivre encor, mourant pour ma maîtresse.

Je l’offense coupable à ce lâche penser,

Marchant, quelqu’un nous vient du Temple devancer,

Deiphobe, celui de ces frères que j’aime

De ma réception prend la peine lui-même.

DEIPHOBE.

Race illustre des Dieux que j’ose saluer,

« Quoi que plus que mortel, ce soit te polluer,

De surnom désormais de frère secourable,

Tu sois le bien venu, que ce jour favorable,

Ce beau jour qui t’a fait des Troyens allié,

Qui nous à des prisons d’un siège délié,

Mémorable a toujours reçoive chaque année,

En célèbres honneurs la fête retournée.

Crainte qu’il t’ennuyât le premier arrivé,

Je me suis au devant de la troupe esquivé,

Curieux de te rendre un devoir, un hommage

Conjoint à ta vaillance, et à ton haut courage,

Devoir qu’il l’univers oblige avecques moi,

Digne de le courber Monarque sous ta loi.

ACHILLE.

Vaincu de courtoisie, et de telle louange,

Je ne puis que mon cœur te donner en échange,

Te vouer un service, un amour eternel ;

Un amour sans feintise, et vraiment fraternel,

Comment va de l’affaire ? ou ceux de l’assemblée ?

Quelque cas survenu l’aurait-il point troublée ?

DEIPHOBE.

Nullement, nous n’avons que plaindre, grâce au Dieux,

Nos desseins réussis ne peuvent aller mieux,

Pour le retardement, cela n’est autre chose,

Que chacun dans la ville à l’envi se dispose

D’honorer le convoi nuptial ; joint qu’aussi

Ce sexe à s’attifer superflu de souci,

Laisse couler un an par manière de dire,

Trouvant toujours sur soi quelque chose à redire.

ACHILLE.

Souci qui n’appartient qu’aux vulgaires beautés,

Car qu’aucun artifice, aucunes nouveautés

Accrussent le parfait des beautés de Madame,

Je ne le croirais pas, et ce labeur je blâme.

DEIPHOBE.

Amour charme la vue aux fidèles amants,

Les cailloux plus obscurs leur semblent diamants.

ACHILLE.

Du pouvoir naturel vous rendez légitime

Ce que je punirais à un autre de crime.

DEIPHOBE.

Dieux ! que telle menace agréable me plaît,

Que d’un heureux espoir mon âme elle repaît !

ACHILLE.

Sa Majesté viendra ?

DEIPHOBE.

Tout ébloui de joie,

Désirant vous parler le bon homme larmoie.

ACHILLE.

La Reine aussi s’entend ?

DEIPHOBE.

Elle meurt de pouvoir

Faire la révérence à son gendre, et le voir.

ACHILLE.

Seul qu’on ne nous découvre ici je m’achemine.

DEIPHOBE.

Coup d’état, et qui sent la prudence divine !

ACHILLE.

Le bruit est-il commun par la ville épandu ?

DEIPHOBE.

La ville sortirait qui ne l’eût défendu

De peine capitale.

ACHILLE.

Oubliant sa rancune ?

DEIPHOBE.

Rancune où elle sent l’utilité commune ?

Il est bon à savoir.

ACHILLE.

Parmi le nombre espoix

Quelqu’un hurle toujours d’une mutine voix.

DEIPHOBE.

Priam de longue-main sait régner en Monarque,

Exemplaire marquant les mutins de sa marque.

ACHILLE.

Il a donc le secret de commander heureux,

Loin de ces Roitelets qui vivotent pour eux,

N’osent quasi tremblants démarcher d’une place

Sans le gré, sans le su d’une orde populace.

DEIPHOBE.

La longueur de son règne avecque l’équité,

Vous le confirmeront de telle qualité.

ACHILLE.

Vague d’entendement et perplexe je m’étonne

Que vers nous de leur part il n’arrive personne.

DEIPHOBE.

Tous du premier accueil se reposent sur moi.

ACHILLE.

Mais leur propre séjour me mettrait en émoi.

DEIPHOBE.

L’impétuosité du désir vous méconte,

Fait d’un moment un siècle, et de nature prompte,

Outre la passion, vous vous imaginez,

Phœbus avoir depuis les deux pôles tournés.

ACHILLE.

L’excès de mon bonheur mérite plus d’attente.

DEIPHOBE.

Tel bonheur nous revient, honorez-nous contente,

Or ne pouvons-nous plus tarder d’apercevoir.

PÂRIS.

Non, barbare, tu vas ton guerdon recevoir.

Voici, méchant, voici l’Épouse méritée,

Une dague émoulue en ta gorge plantée.

ACHILLE.

À l’aide, on m’assassine, au secours, je suis mort,

Traîtres que ferez-vous ? 

PÂRIS.

Serre ses bras plus fort.

ACHILLE.

Couard, efféminé auras-tu le courage ?

PÂRIS.

Toi d’outrager un mort tu as bien eu la rage,

Tu mourras, tu mourras, s’en est fait.

DEIPHOBE.

Ôtons-nous.

PÂRIS.

Ce coup assouvira mon reste de courroux.

ACHILLE.

Ha ! bourreaux inhumains, engeance déloyale,

Faut-il que sans combat au tombeau je dévale

Par de si lâches mains ?

PÂRIS.

Va-t’en plaindre là-bas,

Va conter à Pluton l’honneur de tes combats ;

Mais qu’un plus fin que tul(!) dépouille leur couronne,

Voici de souvenir l’are que je te donne.

ACHILLE.

Accourez Myrmidons votre Prince venger.

DEIPHOBE.

Qui ne se prévaudra de la fuite léger ?

Enveloppés soudain, je prévois notre perte,

Au bruit de ces clameurs la chose découverte.

PÂRIS.

Content j’expirerais, ores qu’aux Élysées,

Les mânes fraternels je présume apaisés,

Ores qu’ils ont reçu l’effusion propice ;

Mais regagnons la ville.

ACHILLE.

Ô céleste justice,

Ô conseil salutaire, Ô présages moqués,

Las, ne verrai-je point des nôtres invoqués ?

Leur parlerai-je point avant que je trépasse ?

SOLDAT GREC.

Un bruit jusques ici dedans nos tentes passe,

Et n’était que la trêve empêche de douter,

Je croirais l’ennemi quelque chose attenter.

ACHILLE.

Ô déplorable Achille ! en cela déplorable,

Que ta prouesse a eu une fin misérable,

Misérable et honteuse.

SOLDAT GREC.

Hélas ! qu’ai-je entendu

D’Achille ? mais quel corps gît là-bas étendu ?

ACHILLE.

À moi, Soldat, à moi.

SOLDAT GREC.

Ô prodige ! Ô esclandre !

Ô spectacle hideux ! que voulez-vous attendre ?

Grégeois accourez tous, voyez votre support,

Votre espérance mise aux abois de la mort.

Grand Prince, hélas ! hélas ! quelle dextre assassine ?

À la bonne heure Ajax devers nous s’achemine.

AJAX.

Sur quel triste sujet, les bras ainsi croisés,

Jettes-tu des sanglots du profond épuisés ?

Où tendent ces regrets de pitié que tu jettes ?

Rentre dedans toi-même, et dis qui tu regrettes.

SOLDAT GREC.

Je regrette chétif notre camp orphelin,

Orphelin de son chef par un astre malin.

ACHILLE.

Ô fils de Télamon ! n’ai je ta voix amie

Entr’ouï, tout couvert de mal et d’infamie ?

AJAX.

Ô terre criminelle ! ô Cieux injustes Cieux !

Perdez-vous, conjurez notre plus précieux ?

Invincible Pélide ! Est-ce toi qui tremblotes ?

Qui dans un fleuve épois de ton propre sang flottes ?

Achille, la moitié de mon âme, est-ce toi,

Que massacré de coups honteusement je vais ?

ACHILLE.

Trop crédule, séduit d’une fraude damnée,

Le plus lâche du monde a clos ma destinée.

AJAX.

Ha ! funèbre aventure, à l’accent de ta voix,

Le meurtrier scélérat maintenant je cognais,

Pâris a fait le coup, le méchant, l’infidèle ;

Mais es-tu si pressé de la douleur mortelle,

Que ne puissions savoir par ta bouche ; comment

Ce furieux amour te pousse au monument ?

ACHILLE.

La Parque d’un côté, et de l’autre la honte,

Défendent opposés que je te le raconte,

L’amitié néanmoins conservée entre nous

Pourra plus que les deux, et voire plus que tous,

Forcé de mon destin, forcé d’une furie,

La prudence au besoin me défaillit périe,

Conduit en mes desseins d’une (!) aveugle insensé,

Je venais accomplir le pacte encommencé ;

Je venais sous espoir du lit de sa germaine,

Désireux de tarir une guerre inhumaine :

Sœur en mon innocence, au lieu du Temple élu

J’espérais célébrer l’Hyménée conclu,

Quand (ô la trahison !) de première rencontre,

Avec un front serein Deiphobe se monstre,

M’accueille, m’entretient de discours si courtois,

Que ravi l’honneur en moi-même j’étais,

Que d’ocieux discours un espace il m’amuse,

Qu’ennuyé du séjour il fuit de ruse en ruse,

Ores de son vieil père accusant l’âge lent,

Ores me reprochant un feu trop violent ;

Infère que sa sœur affecte préparée

Paraître avantageuse à son loisir parée.

Hélas ! je n’en puis plus, la voix manque au vouloir,

Pense comme ils ont peu sur moi se prévaloir.

AJAX.

Comme sur un grand cœur innocent qui ne doute,

Ni, franc de trahison, les traîtres ne redoute,

Invincible en ta vie, usant d’un mâle effort,

Achève le surplus, triomphant de la mort.

ACHILLE.

Pâris le déloyal, le faussaire, l’infâme,

Qui mâle par le front a le reste de femme,

Impourvu, désarmé, me surprend, me saisit,

Aidé de son germain, les coups mortels choisit.

Où failli de vigueur, donne que je t’embrasse,

Une dernière fois, et m’oblige de grâce,

Me promets d’assurer les Princes de ma part,

Qu’eux de périls exempts, j’ai couru ce hasard,

Que l’on m’eût démembré, premier qu’à leur dommage

Perfide contracter ce furtif mariage.

Adieu, je vais mourir, je ne laisse qu’un fils,

Sous toi futur vengeur des Troyens déconfits ;

Car vous ferez passer les antiques Pergames,

Priam suivi des siens, par le fer et les flammes.

Adieu, donne la main derechef à baiser,

En signe de mes vœux derniers ne refuser.

AJAX.

La pitié me transit, ô Soleil de vaillance !

Tu te vas donc coucher en la nuit du silence ?

Le Nautonnier fatal passera tes esprits,

Pêle-mêle avec ceux d’une commune pris.

Ô malheur ! Ô malheur ! Ô spectacle effroyable !

Ô histoire aux neveux exemplaire et notable,

 Ô Amour le tyran des hommes, et des Dieux !

Ô fatale manie ! Ô Serpent odieux !

Hélas ! il ne vit plus, son âme sanglotée

Un siècle doit errer au bord Achérontées.

Il ne vit plus, ces yeux où Mars soulait briller,

D’un long somme d’airain se sont laissés aller,

Sa bouche qu’autrefois arrousait l’ambrosie,

D’une pâleur de mort lamentable est saisie,

Tant de rares vertus, et de l’âme et du corps,

S’évaporent ainsi qu’ils rompent leurs accords.

Hélas ! quoique ce soit, le plus parfait qui vive,

Terrestre vient toujours de sa prison massive,

L’homme se sent de l’homme, et sujet à broncher,

Ne peut la Déité que de loin approcher,

Achille, grand Achille, Ha ! que je te regrette ;

Mais quel homme effrayé devers nous fait retraite ?

MESSAGER.

Suprême réconfort des Danois affligés,

Aux regrets plus avant ici ne vous plongez ;

Pâris accompagné de l’élite Troyenne,

Encourage d’un bruit de faveur citoyenne,

Vient pour avoir ce corps, de force l’enlever ;

Veuillez en vous sauvant les vôtres conserver.

AJAX.

Cours vite, va donner l’alarme à chaque bande,

Près de mon Pavillon, que la flotte se rende,

Les Atrides soudain du désordre avertis,

Traîtres, vous rentrerez et plutôt que sortis,

Un autre Achille en moi suffit de vous défendre

De profaner (bourreaux) sa vénérable cendre,

Seul je l’entreprendrais, et seul, vu l’équité,

Conduits d’un chef peureux le corps serait quitté.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PÂRIS, CHŒUR DES TROYENS, DEIPHOBE, AJAX, CHŒUR DES GRECS

 

PÂRIS.

Guerriers, avant-coureurs, qui conçus de la gloire,

Onc n’estimâtes cher le prix d’une victoire,

Dardanes indomptés, en qui la piété

Autant que la vaillance, a remarquable été,

Que des Dieux immortels la providence sage

Réserve défenseurs d’Ilion leur ouvrage,

L’heure, l’occasion, l’honneur, et le devoir

Vous somment compagnons d’admirer, et de voir

Un exploit signalé, qui du penser effraie,

Ce brave d’où pendait la ruine de Troie,

Ce foudre des combats, ce vanteur impudent

De celle qui les flots gouverne descendant ;

Ce tigre qui humait votre sang, à toute heure,

Qui nous priva d’Hector, que tout le monde pleure ;

Barbare n’épargna sa rage sur un mort,

C’est lui que j’ai rendu compagnon de ce sort,

Lui que ma dextre a fait de la bande légère ;

Il ne vous nuira plus, remordant la poussière,

Étouffé dans son sang, victime d’Apollon.

Ne craignez plus amis, la rage du félon :

Seulement achevons ensemble la conquête,

Qu’au pouvoir ennemi la charogne ne reste.

Emportons-le à leurs yeux, qui de crainte éperdus

Ne nous attendront pas au combat descendus,

Qui de chef dépourvus pensent de la retraite,

Ains n’espèrent rien mieux qu’une entière défaite,

Ou s’ils viennent aux mains, s’ils viennent jusque-là,

Si leur mauvais Démon les conduit à cela,

Souvenez-vous enfants, points de juste colère,

Que vous sacrifiez aux mânes de mon frère,

Que fortune vous veut son homicide offrir,

Pour lui faire à bon droit la pareille souffrir.

Or le langage ôté, l’effet prompt nous demande

À ce laurier acquis la piété vous mande.

CHŒUR DES TROYENS.

Sur le sacré sujet du défunt, conduis-nous,

Résolus de mourir assurément aux coups,

Nul nombre d’ennemis, nul péril, nul obstacle

Ne nous retardera le bonheur du spectacle,

Nous ravirons le corps du Pélide ennemi,

Qui frustre la victoire autrement à demi,

Des antres de Pluton, et du ventre des flammes,

Dégradés autrement qu’on nous répute infâmes.

PÂRIS.

Sus donc à petit bruit, en bon ordre marchant,

Qu’on aille comme un foudre au Temple décochant,

Courez éterniser vos pieuses louanges,

Au rencontre brisant les Argives phalanges.

Quand l’armée en un corps se voudrait opposer

Que ne peut ? que ne doit votre courage oser ?

Toi, mon frère, tandis feras ferme à la porte ;

Repoussés au besoin nous prêteras mainforte,

Viendras favoriser notre retraite à temps,

Et lui remettre en front de nouveaux combattants.

DEIPHOBE.

Commis à ce devoir que superflu j’espère,

L’entreprise atteindra une fin plus prospère,

Ne doutez de ma part d’œil et d’esprit tendu

Vous aurez toujours prêt le renfort prétendu.

AJAX.

Importun, je ne veux du miel de ma harangue

Vous attacher (amis) aux chaînons de ma langue,

Moins enfler le courage à qui n’en a besoin,

À qui les armes onc ne tombèrent du poing,

Premier que l’ennemi réduit et mis en route,

Lui concédât l’honneur d’une victoire toute.

Premier que ne conduire au but d’autres desseins,

Nous allouer seulement pour battre des assassins.

Sans plus nous recourrons les pieuses reliques

Du Héros conducteur des troupes Argoliques,

D’Achille l’invincible (ah ! ce nom révéré

Sans pleurs je ne saurais entendre référé)

Vous ne le verrez plus armé à claires armes,

Le visage brillant repousser les alarmes.

Vous ne le verrez plus d’un large coutelas

Fendre les ennemis, mais qui mesure,

Hélas ! Gisant ainsi qu’un tronc, la poussière sanglante,

Qui ne demande plus qu’une tombe relante ;

Encor ces inhumains la lui veulent tollir,

Au ventre des Corbeaux veulent l’ensevelir,

Encor leur cruauté lutte contre son ombre,

Eux qui sont inégaux de valeur et de nombre,

Eux qui se sont couards à la fuite saunés,

Qui tremblent au regard de vos bras éprouvés

Des hommes et des Dieux le mépris et la haine,

Ce sont, Soldats, ceux là contre qui je vous mène,

Leur chef est le meurtrier, comparez-le avec moi.

Celui qui fit dès lors banqueroute à sa foi,

Que Ménélas déçu sous le droit d’hostelage,

Ne se pût garantir en sa lubrique rage,

Signalé d’adultère, et de perfides tours,

Mais le premier à fuir aux belliqueux étours,

Que dis-je ? vous n’avez qu’Achille qui vous guide

Au rang des Demi-dieux enrôlé comme Alcide,

De l’Olympe à présent hôte Déifié,

Qui veut à son trépas ores gratifié,

D’un millier d’ennemis une fraiche hécatombe,

Attendant qu’Ilion de fonds en comble tombe,

Marchons, un tel discours ennuyeux je vous fais,

Ennemis du langage, et propres aux effets.

CHŒUR DES SOLDATS GRECS.

Animés de ta voix, nous soutiendrons la chute,

Du Ciel, si de nos Chefs il proposait sa bute.

Donnons, leur avant-garde à l’escarmouche vient,

Et de grande roideur au Temple nous prévient.

PÂRIS.

Courage mes amis, sus, que l’honneur de Troie

Vous incite vainqueurs à remporter la proie.

AJAX.

Preux Salaminiens suivez, ils sont à nous,

À la fuite déjà je vais qu’ils branlent tous,

Ne faites que frayer la sente que je trace,

Tournant soudain le dos ils quitteront la place.

PÂRIS.

Ô furie incroyable ! Ô gens désespérés !

Que de foudres à coup dessus nous desserrés !

Le moyen de tenir ? la fuite m’est plus sûre ;

Car nul exemple ici les soldats ne rassure.

CHŒUR TROYEN.

Hélas ! tout est perdu, regagnons nos remparts,

Le Grec victorieux chasse de toutes parts,

Notre Chef qui s’enfuit dispense de le suivre ;

Et ne demeure ici, qui n’est lassé de vivre.

 

 

Scène II

 

AJAX, AGAMEMNON, NESTOR, ULYSSE, MÉNÉLAS

 

AJAX.

Victoire, les fuyards d’épouvante domptés

So sont dedans la ville en fuite rejetés,

Le nuage écarté de ces femmes Troyennes,

Sent la comparaison de nos forces aux siennes.

Ô grande couardise ! énorme lâcheté ;

Ô qu’à peu de labeur ton corps est racheté,

Gloire de l’univers, secourable génie ;

Car que telle victoire à ton los on dénie ?

Nullement, nullement, d’invincible vertu

Certes tu as pour nous, et pour toi combattu ;

Et en particulier tu m’obliges, profane,

Qui te sers de nos bras, comme un second organe,

Qui te remets ès mains de tes tristes amis ;

Afin qu’en un cercueil condigne tu sois mis.

AGAMEMNON.

Hélas ! que ce devoir funéreux nous afflige !

Que de cœurs ta prouesse aux complaintes oblige !

En toi Mars et l’Europe égalez de malheur,

Ont perdu le trésor de leur plus belle fleur,

En toi de courts labeurs la moisson retardée,

Languide attend de maux une mer débordée.

En toi le Phrygien se rehausse d’espoir,

Autant que notre camp s’en laissera déchoir,

En ton bras nous perdons une puissante armée,

Quelle armée eût valu ta simple renommée ?

Beaucoup réputeront mes regrets comme feints,

Que Protée à ce deuil public je me contraints.

Hélas ! vous le savez, Scrutateurs des pensées,

Vous savez que vivant, nos querelles passées,

Durables n’ont jamais porté jusques au cœur,

Qu’oncques je ne connais contre lui de rancœur ;

Mais les fureurs de l’âge à son courage jointes,

Désiraient que parfois on rabattit leurs pointes,

Et tels cas d’importance ensemble démêler,

Il est fort malaisé de ne point quereller.

MÉNÉLAS.

Motif de son désastre et sa vraie origine,

C’est à moi que sa mort dût frapper la poitrine.

Il fut à mon sujet tiré hors d’un séjour,

D’un séjour gracieux, de repos et d’amour.

Je l’arrachai des bras d’une chère maîtresse,

Pour le jeter dans ceux de la parque traîtresse.

J’ai fait un Occident de son jeune matin,

Je le fis tributaire à la loi du destin,

Où sa mère Déesse appliquait le remède,

En délices tenu, caché chez Diomède ;

La gloire toutefois acquise du depuis,

Aurait mediocré mon crime, et mes ennuis,

Si la pique en la main, au front de nos batailles,

Mille ennemis percés au travers des entrailles,

Sur un monceau de corps tu fusses trébuché,

Et qu’après nous t’eussions au sépulcre couché.

Fin du tout convenable à l’honneur de ta vie ;

Mais, les astres cruels lui portaient trop d’envie,

Amour, de tes beaux faits a voulu triompher,

Amour, de ces appas a voulu t’étouffer,

Amour, de ton amour se dixma les prémices,

Qu’il répète à la mort, fréquentes injustices.

Ha ! peste ruineuse. Ha ! funèbre poison ;

Meurtrier du flambeau de sa sainte raison.

Meurtrier de nos corps après l’avoir éteinte,

Que tu nous as causé de malheur, et de plainte !

NESTOR.

Prophète il m’en souvient, tombez sur ce discours,

Que je lui annonçai la borne de ses jours,

Que je lui annonçai ce furtif Hyménée

Devoir fallacieux clore sa destinée.

Pensif un long espace, il frémit, protestant

L’étrangère beauté ne le posséder tant,

Que l’on s’imaginait, qui lui pût d’injustice

Jamais rien extorquer au commun préjudice,

Moins porter de dommage en son particulier ;

Mais que sert de promettre au chétif prisonnier ?

À l’amant qui ne vit plus qu’en la chose aimée ?

Qui ne dispose plus de son âme enflammée ?

Le chancre avait gagné incurable au conseil,

Et sa fureur levait aussi tôt l’appareil,

Las ! Que dis-je ? Clothon paravant que de naître,

Le vouait à mourir d’une couarde dextre.

ULYSSE.

Demeurons à ce point, que la même Clothon

Ne dévide deux fois le même peloton,

Que distillés en pleurs son aïeul implacable,

Ne rompit de sa mort l’arrêt irrévocable,

Mort assez glorieuse, emplissant de regrets,

Comme père commun, le courage des Grecs.

Mort qui le fait revivre en exemple donnée,

De tant de hauts exploits, que Mars a couronnée

« Mort que dût envier tout homme valeureux,

« N’était que son sujet semble trop malheureux.

Vous enchargea-il rien d’importance à nous dire,

Proche de dévaler au ténébreux Empire ?

AJAX.

Autre chose, sinon que l’accord nuptial,

Oncques ne l’eût rendu vers les siens déloyal,

Que son ambition procurait salutaire,

À nos deux nations une paix nécessaire,

Des serments qui portaient au front la vérité,

Faillirent à sa voix, ja fort débilité.

Après, un peu remis notre troupe il conjure,

Et son fils, ne laisser impuni ce parjure,

Mieux que devant poursuivre un ouvrage avancé.

À ces mots un sanglot du profond élancé

Lui emporte à la fois et l’âme et la parole,

Du souvenir quasi la mienne après s’envole.

AGAMEMNON.

Il faut contre le sort malin s’évertuer,

Quelqu’un digne du grade ores substituer,

Le commettre en sa place, et remparer la perte,

Au moins mal que permet l’infortune soufferte.

MÉNÉLAS.

La facilité grande à ce choix solennel

Appelle son enfant au titre paternel ;

Outre que je conçois les Mirmidons à peine

Se vouloir commander d’un autre Capitaine.

NESTOR.

Pareil au Lionceau qui brûle généreux

De courir à la proie, un espoir valeureux

Reluit en ce portrait animé de son père,

Et semble que le Ciel pitoyable tempère

Avecques le surjon de tel arbre laisse,

L’encombre survenu à un tiers oppressé.

AJAX.

Bien souvent le défunt, d’une vive allégresse

Se vantait de produire un enfant à la Grèce,

Qui le surpasserait d’héroïque valeur,

Qui serait en conseil, et en armes meilleur.

« Aussi l’Aigle n’éclot la Colombe craintive,

« Et du sang des parents le courage dérive.

ULYSSE.

Maints ont dégénéré, et toujours ce compas,

Envers les successeurs infaillible n’est pas,

Douter pour son regard ? Tant s’en faut, qu’au contraire

Je tiens que les Troyens trouvent un adversaire

Pire que le premier, qui d’animosité

Vengeur les poursuivra jusqu’à l’extrémité,

Semblables passions, conjointes au courage,

Présagent sur leur chef un redoutable orage.

AGAMEMNON.

Je le supplie aux Dieux, à toi grand Jupiter !

Que daignes les Grégeois protecteur assister,

Et toi sa Sœur épouse, et toi Saturnienne,

Tutrice réclamée en ville Argienne,

Favorise de même, ô Guerrière Pallas !

Notre troisième espoir, notre ferme soulas,

Où deux points résolus, le siège de la ville Renforcé,

Pirrhe mis où fut son père Achille,

Nous autres les premiers embrasserons l’effet.

Ulysse regardez que le second soit fait ?

Mandez-le, ou si la peine agréable vous tente,

Si vous nous désirez abréger cette attente,

Comme jadis son père, avec meilleur destin,

Emmenez-le, tenant ce trépas clandestin ;

Cachons-lui jusqu’à temps que d’une voix commune

On adoucisse mieux le fiel et l’infortune.

Tandis, Ô pauvre corps ! nous t’allons procurer

La dernière maison où tu dois demeurer.

Tandis nous préparons la pompe mortuaire

De tes rares vertus, déplorable exemplaire !

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