La Mort de Socrate (Edme-Louis BILLARDON DE SAUVIGNY)
Tragédie en trois actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 9 mai 1763.
Personnages
SOCRATE
SIDIAS, chef du Conseil
ANITUS, Grand Prêtre
CRITON, ami de Socrate
MÉLITUS, ami d’Anitus
XAMTIPE, femme de Socrate
LE GEÔLIER
PRÊTRES
JUGES
PEUPLE
SOLDATS
Le lieu de la Scène est une Place publique d’Athènes : d’un côté se voit le Temple de Cérès, de l’autre la Prison.
PRÉFACE
C’est un coup d’essai que je présente au Public : j’ai besoin de son indulgence. Si j’ai commencé par un sujet aussi grave et aussi philosophique, c’est que je cher chois à former mon cœur encore plus que mon esprit. Quel charme pour un homme qui cultive les Lettres dans la solitude, que cette morale douce et insinuante de Socrate ! Heureux qui la médite, et qui en est vraiment pénétré ! Il jouit de la satisfaction intérieure, le seul bien qui soit réel.
Des Personnes d’un mérite distingué, me représentèrent toutes les difficultés de mon sujet pour m’en détourner. La Tragédie, me disaient-ils, ne doit peindre que des passions fortes ; Socrate est un Philosophe qui semble ne pas en avoir eu : Caton d’Utique vous conviendrait mieux.
Je balançai un moment ; mais je me demandai à moi-même : quel est le but moral qui résulterait d’une Tragédie dont Caton ferait le Héros ? Que l’on fait bien de se tuer quand on est las de vivre ! Principe erroné, puisqu’il est contraire au bien général. Chaque membre de la Société contracte avec elle, en naissant, des engagements qu’il ne lui est pas permis de rompre.
Je revins à Socrate, mais sans penser que ma Pièce dût jamais être jouée.
Le peu d’usage que j’avais du Théâtre, m’avait fait hasarder beaucoup de choses excellentes dans Platon, mais déplacées dans une Tragédie ; j’en ai retranché une grande partie, peut-être en reste-t-il encore trop.
J’ai vu, aux représentations, qu’il fallait souvent sacrifier l’Histoire à l’effet théâtral : on allait deux fois aux opinions. Socrate, d’abord, se condamnait lui-même à vivre au Prytanée, aux dépens de l’État : ce trait a déplu. Voici de quel le façon je l’amenais.
Je prévois, en tremblant, le fort qu’on me prépare ;
Non que mon cœur glacé craigne la faux du Temps ;
Tout prêt à succomber fous le fardeau des ans,
Je vois en paix la borne où la mort vient m’attendre.
Ma vie est à l’État, vous pouvez la reprendre ;
Mais je suis innocent, et mon cœur craint pour vous
Votre Juge et le mien, Dieu qui nous entend tous.
Plusieurs prétendent que ce sujet n’est pas assez théâtral. Je crois que c’est plutôt la hutte de l’Ouvrage que celle du sujet, puisqu’il excite la terreur et la pitié ;Au reste, si cette Tragédie, toute faible qu’elle est, peut m’attirer l’estime des honnêtes gens, j’aurai atteint le premier but que je me suis proposé.
ACTE I
Scène première
ANITUS, PRÊTRES
Les uns sortent du Temple avec Anitus ; les autres arrivent de différents côtés.
ANITUS.
Nos vœux les plus ardents n’auront pas été vains,
Amis, nous triomphons, Socrate est dans nos mains ;
Ce superbe Titan dont l’orgueil téméraire
Combattit quarante ans les Maîtres du Tonnerre,
A pu braver leur haine et non pas mon courroux ;
Lui qui brisa leur foudre, est tombé sous mes coups.
UN PRÊTRE.
Si j’en crois un bruit sourd, l’Athénien frivole
Foule aux pieds ce mortel dont il fit son idole ;
Mais comment, Anitus, a-t-on pu nous venger ?
ANITUS.
Dans le piège lui-même il vient de s’engager ;
Ministre de Cérès, pour la rendre propice,
J’offrais à la Déesse un sanglant sacrifice ;
Nos femmes, nos enfants, dans ce jour solennel,
Des plus riches présents couronnaient son Autel ;
Xamtipe s’empressait à suivre leur exemple,
Quand Socrate, accourant à la porte du Temple,
Où tournez-vous vos pas, lui dit-il, arrêtez,
Chère épouse, usez mieux des dons que vous portez ?
Vous voyez cette Troupe à vos pieds gémissante,
Elle lève, vers vous, une main suppliante ;
Il faut sécher les pleurs qui coulent de ses yeux :
Voilà, voilà l’encens qui doit flatter les Dieux.
Les dons font faits pour l’homme, un cœur pur est L’offrande
Qu’à nous, faibles humains, l’Être éternel demande.
Alors, en pâlissant, Xamtipe l’écoutait,
Au front de ses amis l’allégresse éclatait.
Les Prêtres indignés, par un morne silence,
Témoignaient leur surprise ; il le voit, il s’avance
Et partage soudain, entre ces Malheureux,
Des dons qui n’étaient faits, ni pour lui, ni pour eux,
Le Peuple en ce moment, trop lent à se résoudre,
Paraît glacé d’horreur, ou frappé de la foudre ;
Il ne sait plus s’il doit se partager, s’unir,
Applaudir ou se taire, admirer ou punir.
UN PRÊTRE.
Alors il était loin de remplir notre attente.
ANITUS.
J’élève tout-à-coup une voix foudroyante :
Tremblez, ingrats, tremblez, la Déesse en courroux,
Va retirer les biens qu’elle a versé sur vous ;
Un impie à vos yeux, dans son Temple, l’offense
Sans embraser vos cœurs du feu de la vengeance.
Ô Cérès, pourquoi suis-je un Ministre de paix,
Sa mort ferait déjà le prix de ses forfaits ?
Mais ce bras n’est point fait pour venger vos injures ;
Son sang est trop coupable, et mes mains font trop pures.
À peine ai-je parlé, tout le peuple frémit,
De cent cris menaçants le Temple retentit ;
On entoure Socrate, on le presse, on l’entraîne,
Sous cette voûte obscure où le retient ma haine.
UN PRÊTRE.
Des Citoyens, Seigneurs, peu nombreux, mais puissants,
À cette idole encor prodiguent leur encens,
Socrate dans les fers n’en est que plus à craindre ;
Criton tonne au Sénat et Criton doit le plaindre.
Songez que l’amitié...
ANITUS.
Dissipez votre effroi ;
S’il a pour lui Criton, j’aurai pour moi la loi.
J’ai su mettre ma tête à l’abri des orages ;
J’ai des plus grands d’Athènes obtenu les suffrages,
Le Conseil est pour nous et même un Sénateur,
Mélitus, contre lui nous sert d’accusateur ;
Portant un œil impie au fond du Sanctuaire ;
Aux Prêtres, plus qu’aux Dieux, Socrate a fait la guerre,
De leurs dons à l’envi les crédules mortels,
Sans lui, viendraient encore enrichir nos Autels.
C’est par lui qu’en ce jour le vulgaire imbécile
Contre les Dieux et nous lève un front indocile ;
Mais de ses Sectateurs par nos mains foudroyés,
Tout le Sang répandu va fumer fous nos pieds.
Le Peuple sur Socrate a grossi la tempête,
Il l’a mis dans les fers, il demande sa tête ;
Hâtons sa mort, qu’il tombe abattu fous nos coups ;
Que son exemple apprenne à trembler devant nous.
C’est à vous maintenant de partager ma gloire,
Je n’ai fait que le vaincre, assurez ma victoire ;
Qu’une sainte fureur se répande en tous lieux
Et s’il le faut, Amis, faites parler les Dieux.
Scène II
ANITUS, seul
Que je goûte à longs traits l’espoir de la vengeance !
Ces lieux feront marqués du sceau de ma puissance,
Socrate va périr... Les citoyens tremblants.
Viendront tomber aux pieds de nos autels sanglants,
Contre mon ennemi j’arme l’Aréopage,
Je veux qu’à mon pouvoir lui-même il rende hommage ;
Avant que son ivresse ait pu se ralentir,
Tandis qu’il me seconde, il faut l’anéantir.
Scène III
ANITUS, PRÊTRES
UN PRÊTRE.
Tout est changé, Seigneur, le trouble est dans Athènes,
Le peuple de Socrate accourt briser les chaînes ;
Xamtipe l’encourage et verse dans les cœurs
L’ardeur de le venger, sa haine et ses fureurs.
À ces premiers transports dérobez votre tête.
ANITUS.
Non. Voici le moment d’affronter la tempête.
Je connais ce vil peuple, ami, rassurez-vous ;
Vous le verrez bientôt tomber à mes genoux.
Scène IV
ANITUS, PRÊTRES, SIDIAS, CRITON, PEUPLE, SOLDATS
Le peuple vient pour enfoncer la porte de la prison.
UN PERSONNAGE.
Laisserons-nous gémir la vertu qu’on opprime,
Dans un séjour infâme habité par le crime ?
SIDIAS.
Suspendez vos clameurs, peuple séditieux.
Vous, soldats, écartez Xamtipe de ces lieux.
ANITUS.
Du conseil hoelien, chef auguste et suprême,
Socrate fut aux fers condamné par vous-même ;
Vous savez de quel front cet insolent mortel
Osa braver Cérès jusques sur son autel.
J’ai voulu, pour la rendre à nos vœux plus propice,
Offrir à la Déesse un nouveau sacrifice,
L’encens s’est répandu, l’autel s’est ébranlé,
Le Ciel s’est entr’ouvert et la terre a tremblé.
Par des fignes affreux Athènes menacée,
Doit craindre ou doit venger la Déesse offensée.
CRITON.
Socrate fut sensible aux pleurs du malheureux.
Est-ce en les imitant qu’on offense les Dieux ?
ANITUS.
Criton, ne servez point d’Égide à cet impie :
Le crime est fait, il faut que son trépas l’expie.
CRITON.
Vous verra-t-on toujours insensé, furieux,
Souffler impunément la discorde en ces lieux ;
Toujours on pourra donc saintement politique
Armer du fer des Lois le bras du fanatique.
Eh, quoi ! Tout imposteur fous ton nom, Dieu puissant,
Aura le droit affreux de perdre un innocent ?
Hélas ! si quelquefois un malheureux t’offense,
S’il étouffe en ton sein la voix de la clémence,
Ton tonnerre qui gronde au-dessus des mortels,
Ne suffirait-il pas pour venger tes autels !
ANITUS.
Peuple, vous entendez cet horrible langage
De l’ennemi des Dieux reconnaissez l’ouvrage.
C’est ainsi que Socrate, insecte audacieux,
Lève contre le Ciel un œil séditieux ;
Cependant, sa rampante et sacrilège adresse
Le rendit autrefois l’oracle de la Grèce.
Loin de vous éclairer, c’est lui qui pour jamais
A banni de ces lieux l’innocence et la paix,
Sous le voile imposant de la philosophie,
Du souffle de l’erreur infecta la patrie,
Des Ministres des Dieux anéantit les droits,
Renversa les autels et fit taire les Lois.
CRITON.
Que vous connaissez mal un Philosophe, un sage,
Les troubles, les complots ne font pas son ouvrages
La paix est le seul but qu’il propose aux mortels ;
Il combat des erreurs sans briser des autels.
Imitateur de l’Être éternel et suprême,
Il a fait des heureux, il dût l’être lui-même.
Simple dans ses dehors, modeste en ses discours
Les vertus qu’il enseigne, il les suivit toujours.
Il plaint qui le noircit, pardonne à qui l’opprime ;
Son nom fait son malheur, sa gloire fit son crime.
Aux complots des méchants, n’opposant que ses mœurs,
À force de vertus il subjugua les cœurs.
De ses bienfaits sitôt peut-on perdre l’idée ?
Quand nos béliers frappaient les murs de Potidée,
Du jeune Alcibiade, il a sauvé les jours.
Dans la paix, dans la guerre, il nous servit toujours
Aux champs de Delium, théâtre de sa gloire,
Où le Béotien nous ravit la victoire.
On l’a vu du soldat rallumant la valeur
Enlever Xénophon dans les bras du vainqueur ;
On l’a vu s’opposant à tout l’Aréopage,
Du peuple mutiné faire avorter la rage.
Faut-il vous rappeler des désastres plus grands ?
Sparte qui nous vainquit nous donna des tyrans ;
Tout tremblait devant eux ; la malheureuse Athènes ;
N’offrait à nos regards qu’une sanglante arène ;
Lui seul osa marcher au-devant du trépas :
Lui seul à la vengeance encouragea nos bras.
Ah, loin de nous couvrir d’une tache éternelle,
En suivant une haine injuste et criminelle,
Changeons pour ses vertus, pour ses exploits guerriers,
Sa prison en un temple, et ses fers en lauriers !
ANITUS.
Qu’ai-je entendu, Criton ? quel horrible blasphème !
Vous osez devant nous insulter au ciel-même ?
Que dis-je, vous osez dans vos vœux criminels,
Demander pour Socrate un Temple et des Autels ?
On est donc innocent pour être téméraire ?
Quoi ! pour quelques exploits que l’audace fait faire,
On pourra se livrer à des forfaits affreux ?
Quand on sert les mortels on peut braver les Dieux ?
Le Ciel a par ma voix demandé sa victime ;
S’opposer à sa mort qu’il juge légitime,
C’est attirer sur nous un opprobre éternel :
Qui tolère le crime est déjà criminel,
Allons, en attendant une prompte vengeance
Purifier des lieux qu’a fouillé sa présence.
Anitus entre dans le Temple suivi des autres Prêtres et d’une partie du Peuple.
Scène V
CRITON, SIDIAS, le reste du PEUPLE
CRITON, vivement.
Arrêtez, citoyens, vous étiez son appui,
Vous réclamiez ses droits, vous vous armiez pour lui.
Quel caprice insensé tout-à-coup vous entraîne
De l’estime à l’horreur, de l’amour à la haine ?
Le croirai-je, un vieillard blanchi dans les vertus,
Vous l’osez soupçonner sur la foi d’Anitus ?
Malheureux, c’est par vous qu’on l’admire et qu’on l’aime !
Osez-vous démentir et la terre et vous-même ?
Que diraient tous les Grecs ? Que dirait l’univers ?
Non, la gloire et l’honneur à vos cœurs sont trop chers :
Non, vous connaissez trop et Socrate et sa vie,
Pour souffrir qu’il périsse en proie à l’infamie.
Vous n’irez point flattant un injuste courroux
Esclaves d’Anitus, ramper à ses genoux,
Abandonner, trahir, persécuter un sage,
Qui durant quarante ans mérita votre hommage.
À Sidias.
Père de la Patrie, appui sacré des Lois,
Du juste qui gémit entendez-vous la voix ?
Vous ne répondez-pas ! Quoi, Sidias lui-même
Aide à persécuter l’innocence qu’il aime !
Est-ce là ce qu’on doit au fort des malheureux ?
SIDIAS.
Je ne dois que ma haine à l’ennemi des Dieux.
De leurs Ministres Saints la voix s’est fait entendre ;
C’est en vain que contre eux vous voulez le défendre,
Contre tous vos discours je dois être affermi,
Criton, je suis son juge et non-pas son ami.
CRITON.
Quelle prévention aveugle, inconcevable,
Étend donc sur vos yeux son voile impénétrable ?
Si le ciel qui sur lui déploya sa rigueur,
Vous ouvrait comme à moi les replis de son cœur
Votre esprit, Sidias, ami de la droiture,
Rejetterait des bruits qu’a semé l’imposture.
Je l’aime : mais un nœud par l’estime affermi
Ne peut point sur un crime abuser un ami.
Sur ce sage opprimé plus l’amitié m’éclaire
Et plus il me paraît au-dessus du vulgaire.
Je crois voir dans Socrate un favori des Dieux,
Qui par son propre vol élancé dans les cieux,
Imita Prométhée, et d’une main hardie,
Alluma le flambeau de la philosophie.
C’est par lui que la flamme en rejaillit sur nous,
Mais fait-on des heureux sans faire des jaloux ?
Malgré leur haine injuste, il estime, il révère
Des Ministres des Dieux le sacré caractère.
Il n’est point à leur char en esclave enchaîné,
Mais par l’amour du vrai son cœur est entraîné ;
Mais il a distingué, pour son malheur peut-être,
La loi d’avec l’abus, l’homme d’avec le Prêtre.
Le Pontife Anitus, qui l’accuse aujourd’hui
L’encensoir à la main, s’est courbé devant lui ;
Il a pour l’éblouir inventé des miracles,
Prodigué des honneurs, fait parler les oracles :
Son cœur d’un vain encens fut toujours peu flatté :
Il n’a pu le séduire, il l’a persécuté :
Exhalant contre lui le venin du parjure,
Il a de vils témoins conduit la langue impure :
Au pied du Tribunal où s’assied la Vertu,
Le fourbe est triomphant, le juste est abattu.
SIDIAS.
Criton, avec douleur, je viens de vous entendre,
Quand l’ombre de la nuit sur nous viendra s’étendre.
Vous verrez le Conseil assemblé dans ces lieux,
C’est à lui de juger entre vous et les Dieux.
Le peuple sort.
Scène VI
CRITON, seul
Ne fermons pas encor mon âme à l’espérance ;
Le fanatisme en vain méconnaît l’innocence
Osons faire à ses yeux briller la vérité.
Il est des Sénateurs dont l’austère équité
Contre l’hypocrisie arme l’Aréopage,
Et fait du fourbe adroit démasquer le visage ;
Voyons-les ! Ah sans doute un juste infortuné
Des mortels vertueux n’est point abandonné.
Opposons la douceur aux fureurs d’un barbare,
C’est ainsi qu’on ramène un peuple qui s’égare.
ACTE II
Scène première
ANITUS, MÉLITUS
ANITUS.
Voici le lieu, l’instant où ce fier séducteur,
Socrate va tomber aux pieds de son vainqueur.
Tout prêt à triompher, quel vain effroi t’agite,
Mélitus ? tu frémis, ton âme est interdite !
MÉLITUS.
Mon cœur t’est dévoué, je t’ai donné ma foi ;
Tu hais Socrate, ami, je le hais comme toi :
Mais sa mort est pour nous de trop peu d’importance,
Va, crois-moi, son exil fera notre vengeance.
ANITUS.
Est-ce toi qui me parle ? Est-ce à moi, justes Dieux !
Je ne puis retenir mes transports furieux ;
Cette lâche pitié m’indigne et m’épouvante,
Connais-tu bien Socrate, âme faible et changeante ?
Pense-tu qu’on dédaigne un homme tel que lui ?
MÉLITUS.
Tu l’estimes ?
ANITUS.
Sans doute.
MÉLITUS.
Et tu le craindrais ?
ANITUS.
Oui.
MÉLITUS.
Et tu peux le penser et l’avouer ?
ANITUS.
N’importe,
Plus mon estime est grande et plus ma haine est forte.
L’orgueilleux ascendant qu’il a sur les esprits
Peut enfanter la haine et non pas le mépris.
Sous le poids du malheur, l’éclat qui l’environne
Me blesse presqu’autant que son génie étonnes
Ce n’est pas sans sujet que je veux son trépas,
La fureur me transporte et ne m’aveugle pas.
Tu sais par quels degrés cet obscur statuaire,
A détourné sur lui les regards de la terre.
Lui qu’on voyait au rang des plus vils Plébéiens ;
Semblait souler aux pieds les honneurs et les biens :
À l’entendre, à le voir, s’empressa la jeunesse.
Sous un masque imposant qu’on prit pour la sagesse ;
Il sut insinuer ses principes, ses mœurs ;
Il formait les esprits, il façonnait les cœurs.
Sur les Dieux et sur nous alors sa langue impie
Epanchait sourdement les poisons de l’envie ;
Mais dès que son pouvoir s’affermit dans ces lieux,
L’audace se fixa sur son front orgueilleux.
Tu le vois, chaque jour, il nous brave, il blasphème ;
Il ose nous poursuivre aux pieds de l’Autel même,
Dans l’ombre de l’école il s’arme contre nous,
Peut-être à son pouvoir mesure-t-il ses coups.
Mélitus, que ses traits retombent sur sa tête,
Et tournons contre lui la mort qu’il nous apprête.
MÉLITUS.
Te l’avouerai-je, avant d’avoir lu dans ton cœur,
Le seul nom de Socrate excitait ma fureur.
Je brûle d’abaisser son orgueil indomptable,
Mais son bienfait affreux est un poids qui m’accable.
Quand des tyrans de Sparte on affranchit ces lieux,
Tout le peuple voulait me confondre avec eux ;
Ce fût lui, tu le sais, dont la voix généreuse,
Calma des citoyens la rage impétueuse,
Il a sauvé mes jours.
ANITUS.
Pour les empoisonner :
L’affront qu’il nous a fait, peux-tu le pardonner ?
Ministres des Autels et l’appui de ton père,
Clitus, mon tendre ami, ton déplorable frère
En lui trouva son juge, ou plutôt son bourreau
C’est lui qui dans l’exila marqué son tombeau.
MÉLITUS.
Ah ! sans doute, Anitus, ma haine est implacable,
Mais Socrate était juge, et Clitus fut coupable.
ANITUS.
Tu sais que le Conseil sans lui l’aurait absous ;
Juge de son pouvoir et préviens son courroux,
Lui, qui devant tes pas écarta la tempête,
Du fond de son exil ferait tomber ta tête.
Le Conseil est pour nous, tout y fléchit sous toi ;
Tout change, un jour Criton doit y donner la loi,
Socrate est son ami, son conseil et son maître.
Si le peuple est calmé son parti va renaître :
Alors nous reverrons plus puissant et plus vain,
L’insolent dont un mot va régler le destin.
Veux-tu voir à ta place un rival qui te brave ?
Veux-tu parler en maître ou trembler en esclave ?
Et, qui t’a dit qu’un jour l’espoir d’être vengé,
S’il revient, sortira de son cœur outragé ?
Peut-être qu’il voudra, pour prix de ta clémence ;
De ton sang et du mien abreuver sa vengeance ;
Peut-être on le verra, dans sa haine pour nous,
Jusques sur nos neveux étendre son courroux.
Crois-moi, tout homme, ami, qui reçoit une injure,
Doit rester sans vengeance, ou choisir la plus sûre.
MÉLITUS.
Garde-toi de penser que faible en ma fureur
J’embrasse aveuglément les transports de ton cœur ;
J’en crois ma juste haine, et non pas ta colère ;
Son exil me suffit, il vengera mon frère.
Des coups les plus affreux dût m’accabler le sort,
Ainsi, je veux sa honte et ne veux point sa mort.
ANITUS.
Que dis-tu ?... Mais déjà le peuple ici s’assemble,
Mélitus, songe au nœud qui nous unit ensemble.
Scène II
ANITUS, SIDIAS, CRITON, MÉLITUS, PEUPLE, JUGES, PRÊTRES, ACCUSATEURS
MÉLITUS, à Sidias.
Que Socrate à l’aspect de ses accusateurs ;
Vienne justifier et son culte et ses mœurs.
CRITON.
Qu’entends-je ?
SIDIAS.
C’est assez... Que Socrate paroisse.
CRITON.
Ô fort ! C’est donc ainsi que ta main nous abaisse :
Est-ce vous, Mélitus, qui contre un bienfaiteur,
Oserez vous charger du nom d’accusateur ?
Socrate en ce lieu même a sauvé votre vie,
Il y verra par vous la sienne poursuivie :
C’est vous qui demandez l’arrêt de son trépas,
Faut-il que des bienfaits tombent sur des ingrats !
Eh ! Que te servait-il d’employer tant d’adresse,
Pour perdre un citoyen qui n’a que sa sagesse ;
Est-ce en troublant l’État que tu crois plaire aux Dieux ?
Mélitus, la vertu ne rend pas furieux.
Socrate paraît.
Regarde de quel front ta victime s’avance,
La paix est dans les cœurs où régné l’innocence.
Scène III
LES MÊMES, SOCRATE
ANITUS.
Nous t’invoquons, Minerve, ô toi qui dès longtemps
Daigne jeter sur nous tes regards bienfaisants ;
Et toi, fier Souverain du Ciel et de la Terre,
Lève ton bras puissant, allume ton tonnerre,
Et si la bouche ici peut démentir le cœur,
Tombe à l’instant sur nous ton foudre destructeur.
MÉLITUS.
Pontifes, Sénateurs, et vous peuple d’Athènes,
La superstition, l’intérêt ou la haine,
N’ont point guidé mes pas dans ces augustes lieux,
Ce sont d’autres objets, ma Patrie et mes Dieux,
Maintenant sous le nom de la Philosophie,
Marche à front découvert l’impiété hardie ;
Elle foule à ses pieds les autels et les lois,
Et la licence infâme applaudit à sa voix ;
Si nous ne détruisons ce monstre en sa naissance ;
Il va nous accabler du poids de sa puissance ;
Et fous le voile adroit de réforme et de mœurs,
De son poison funeste infecter tous les cœurs.
Aveuglement fatal, triste effet du délire,
Faibles mortels, hélas ! Nous nous laissons séduire
Toujours par l’apparence et par la nouveauté ;
Moi-même qu’abusait un dehors apprêté,
J’ai cru longtemps Socrate un céleste émissaire
Descendu parmi nous pour éclairer la terre.
À ses hautes vertus quand Delphes applaudissait,
Quand de son nom le monde au loin retentissait,
Son âme de sa gloire alors trop enivrée,
Fut par l’Ambition tout-à-coup dévorée :
Alors il publia qu’un des enfants des Dieux,
S’exprimait par sa bouche et voyait par ses yeux :
Cependant unissant la folie au blasphème,
Favorisé du Ciel, il brava le Ciel même ;
Son penchant fut sa loi, son Dieu fut la raison,
Le culte une faiblesse, et la patrie un nom.
SOCRATE.
Je ne reconnais point ces Êtres fantastiques,
Ces Dieux, l’effroi du peuple, instruments politiques,
Dont on fait des tyrans injustes et jaloux,
Plus cruels, plus changeants, et plus faibles que nous,
Il est un Dieu puissant, dont la main étendue
Tient au milieu des airs la terre suspendue ;
Le souffle de sa voix enfanta l’Univers,
Dans le centre du monde il creusa les enfers,
Il plaça fous ses pieds ce flambeau tutélaire,
Ce feu qui nous soutient, ce jour qui nous éclaire.
L’intérêt, seul ressort qui meut tous les mortels,
Par espoir et par crainte éleva ses autels ;
L’ignorance enfanta tous ces cultes bizarres,
Et ces lois qui souvent nous ont rendus barbares.
Victimes de l’erreur, jouets de nos penchants,
Hélas ! Nous sommes nés plus faibles que méchants.
Ce n’est point par l’amour d’une vaine science,
Que j’ai voulu briser le joug de l’ignorance :
On ne m’a jamais vu d’un vol audacieux,
Le Compas à la main m’égarer dans les Cieux ;
Je ne cultive point tous ces Arts inutiles,
Ces frivoles enfants du luxe de nos Villes.
J’ai voulu, pour sortir des pièges de l’erreur,
Approfondir mon Être et rentrer dans mon cœur :
Alors je me sentis inspiré de Dieu même,
Pour rendre un juste hommage à sa grandeur suprême,
Pour offrir à vos yeux la vérité, la paix,
L’amour de la sagesse et l’horreur des forfaits.
MÉLITUS.
Quel fruit nous a produit cette vaine sagesse ?
Elle a semé le trouble et l’erreur dans la Grèce.
Socrate vous séduit, et cependant sa voix
Enseigne la révolte et le mépris des lois,
Affranchit les enfants du joug sacré des pères,
Relève des erreurs, peut-être, nécessaires,
Combat des préjugés qu’on n’efface jamais,
Veut donner la sagesse et vous ôte la paix.
SOCRATE.
Qui, moi, j’aurais troublé la paix de ma Patrie ?
MÉLITUS.
Vos disciples, Socrate, ont fait plus, l’ont trahie ;
On sait qu’Alcibiade ainsi que Critias,
Nourris dans votre école, ont marché sur vos pas ;
Leur vertu répondit à ce généreux zèle,
L’un fut notre tyran, l’autre fut un rebelle.
SOCRATE.
Le succès à nos vœux ne répond pas toujours ;
Parmi ceux qui prêtaient l’oreille à mes discours,
Il fut plus d’un méchant, comme il fut plus d’un sage ;
Leurs vices, leurs vertus ne font pas mon ouvrage,
Si j’ai bravé les Lois, renversé les Autels,
Arraché vos enfants de vos bras paternels,
Altéré, corrompu leur crédule innocence,
Ô vous qui m’entourez appelez la vengeance !
Respectables vieillards, pressez, hâtez ma mort...
Mais non, je vous vois tous attendris sur mon sort,
Et vous, membres sacrés de ce Sénat auguste,
Je vous découvre un cœur inébranlable et juste :
Que de vils criminels du supplice effrayés
Prosternent devant vous leurs fronts humiliés :
Sans m’abaisser comme eux j’attendrai ma sentence ;
La crainte ne doit point avilir l’innocence.
MÉLITUS.
De ses fausses vertus l’appareil fastueux,
D’Athènes trop longtemps sut éblouir les yeux :
C’est à vous maintenant d’éclairer le vulgaire,
Sénateurs, que l’exil soit son juste salaire.
ANITUS.
Quoi l’exil ! est-ce ainsi qu’on venge les Autels ?
Est-ce ainsi qu’on punit des complots criminels ?
Démasqué dans Athènes et non pas dans la Grèce,
Il séduira toujours par sa feinte sagesse.
Son exil va grossir ses hardis Sectateurs,
La persécution met un prix aux erreurs.
Si la cause des Dieux, Sénateurs, vous est chère,
Du glaive de Thémis frappez un téméraire.
Prévenez par sa mort...
CRITON.
Arrête, et connais-moi,
Socrate est mon ami, sa conduite est ma loi ;
Ses crimes sont les miens, et s’il faut qu’il périsse,
Je veux que le Sénat ordonne mon supplice.
Prononcez, Sénateurs.
On va aux opinions.
SIDIAS.
Le Conseil par ma voix,
Vous condamne à la mort comme rebelle aux Lois.
CRITON.
Eh bien, pour m’accabler que tardez-vous encore ?
La vie est déformais un fardeau que j’abhorre.
Sénat, je t’abandonne à ce vil séducteur ;
Athènes je te suis, tes murs me font horreur.
S’il me faut séparer du vertueux Socrate,
Tonnez Dieux tout-puissants sur ma patrie ingrate ?
Qu’en éclairant la mort du plus grand des mortels,
La foudre embrase Athènes et ses murs criminels.
SOCRATE.
Eh quoi, votre vertu, Criton, s’est démentie,
Respectez le Sénat, chérissez la patrie.
Je naquis pour mourir, l’arrêt de mon trépas,
Vient de m’ouvrir la tombe où j’allais à grands pas.
J’y descend, et mon cœur n’en est que plus tranquille ;
La vie est un passage et la mort un asile ;
Son image à nos yeux sans cesse doit s’offrir ;
Qui cherche à vivre heureux, apprend à bien mourir
Ô vous tous dont la bouche a dicté ma sentence,
Vous connaîtrez, sans doute, un jour mon innocence :
Puisse mon sang versé pour l’intérêt des Cieux,
Faire multiplier les Sages dans ces lieux.
Que l’immortel flambeau de la Philosophie,
S’élevant par degré du sein de ma patrie,
Étende sa lumière au bout de l’Univers,
Et fasse le bonheur de cent peuples divers.
Scène IV
CRITON, SOCRATE
SOCRATE, retenant Mélitus par le bras.
Mélitus, mon trépas fera donc votre ouvrage ?
Écartez, Dieu puissant, un sinistre présage.
Athènes peut donner des regrets à mon sort,
Puisse-t-elle sur vous ne pas venger ma mort,
Vous vouliez me ravir son amour, son estime
Vous avez triomphé, je suis votre victime ;
Vos regards vont jouir de mes derniers instants,
Mais la vérité reste et l’erreur n’a qu’un temps.
CRITON.
Mélitus à pleurer a donc pu me contraindre ?
SOCRATE.
Criton, si vous pleurez que ce soit pour le plaindre.
CRITON.
Ah ! Je plains la vertu quand le crime est heureux.
SOCRATE.
Croyez-moi, le bonheur est d’être vertueux.
CRITON.
Mais mourir innocent... ô mort trop déplorable !
SOCRATE.
Eh quoi, voudriez-vous me voir mourir coupable ?
Scène V
MÉLITUS, seul
Qu’ai-je fait... de quels traits mon cœur est-il atteint ?
C’est moi qui l’assassine, et c’est lui qui me plaint ;
Et j’ai pu concevoir cette affreuse pensée...
Monstre d’ingratitude en ta fougue insensée,
Tu n’es que l’instrument du courroux d’Anitus ;
Tu foules tout aux pieds, devoirs, bienfaits, vertus.
Pourquoi ? pour n’écouter que la haine et l’envie...
Il a sauvé tes jours et tu proscris sa vie.
Scène VI
ANITUS, MÉLITUS
ANITUS.
Enfin, nous pouvons donc nous flatter de sa mort ?
Ami, sans toi, peut-être, il triomphait encor.
MÉLITUS.
Cruel ! tu m’as rendu traître, ingrat et parjure ;
L’opprobre des humains, l’horreur de la nature,
Ne flatte pas encor ton cœur d’un vain succès,
Mon œil perce la nuit qui couvre tes secrets ;
Ce n’est qu’en frissonnant que je les envisage,
Tremble, si je ne puis le soustraire à ta rage.
Je serai son vengeur, je serai ton bourreau,
Nous expierons tous deux sa mort sur son tombeau.
ANITUS.
Quoi donc, à cet excès la douleur vous égare !
Outrager un ami !
MÉLITUS.
Moi ton ami, barbare !
Que mon bras ne peut-il, âme lâche et sans foi,
Confondre, anéantir des amis tels que toi !
Que les Cieux soient vengés, que la terre en frémisse !
Ou pour te souhaiter un plus cruel supplice,
Un tourment dont jamais rien n’égala l’horreur,
Que mon affreux remords passe au fond de ton cœur ;
Que l’enfer tremble aux cris de ta douleur profonde ;
Que la mort les entende et jamais n’y réponde !
ANITUS.
Pourquoi me fuyez-vous, où tournez-vous vos pas ?
Mélitus... écoutez... Mais il ne m’entend pas ;
Ménageons un ami faible, mais nécessaire ;
S’il va de mes secrets dévoiler le mystère,
Il peut sauver Socrate, il rompt tous mes projets,
Je perds en un instant le fruit de mes forfaits.
Allons rendre le calme à son âme interdite,
Assurer ma vengeance ou préparer ma fuite.
ACTE III
Scène première
XAMTIPE, LE GEÔLIER, SOCRATE, endormi dans le cachot
XAMTIPE.
Guide mes pas tremblants, seul ami que j’implore,
Dans ces murs abhorrés, le crime veille encore.
Cher époux, tendre objet de douleur et d’effroi,
L’alarme est en tous lieux, la paix est avec toi.
Il dort... en frémissant tu détournes la vue :
Hélas ! à son aspect ton âme est donc émue.
Il est un sentiment sublime et généreux, !
Que nous inspire un homme illustre et malheureux ;
Surtout, quand son malheur naît de son innocence ;
Il t’arrache des pleurs, je le vois... la Sentence.
Dont le fourbe Anitus est l’exécrable auteur,
Comment as-tu donc pu l’entendre ?
LE GEÔLIER.
Avec horreur !
XAMTIPE.
Eh bien ! à ta Patrie ose épargner un crime ;
Deviens le bienfaiteur du juste qu’on opprime ;
Ose rompre ses fers.
LE GEÔLIER.
Oui, je sens qu’aujourd’hui,
Le Ciel même ; le Ciel s’intéresse pour lui.
J’ai vu de Mélitus le repentir sincère ;
Je l’ai vu détester son complot sanguinaire.
Ses larmes, ses sanglots, ses remords, sa douleur
Viennent de faire entrer la pitié dans mon cœur.
Pour la fuite ses soins ont devancé l’aurore,
Tout est prêt, il m’attend ; mais Socrate l’ignore,
Par la honte abattu ; Mélitus aujourd’hui
N’a pas encor osé paraître devant lui.
Et je viens...
Scène II
XAMTIPE, LE GEÔLIER, SOCRATE
SOCRATE, se réveillant
Dieu du Ciel, éternelle Puissance ;
Socrate qui t’adore, implore ta clémence ;
C’est en cet heureux jour que le flambeau des Cieux ;
Pour la dernière fois, va briller à mes yeux !
XAMTIPE.
Non, vous ne mourrez pas, les champs de Thessalie
Me répondront bientôt d’une si chère vie.
Fuyons.
LE GEÔLIER, voulant ôter les fers de Socrate.
Vous êtes libre.
SOCRATE, l’en empêchant.
Est-il quelques climats
Où l’on puisse échapper à la faux du trépas ?
XAMTIPE.
Cruel ! que faites-vous ? laissez briser vos chaines,
Les moments nous font chers ; éloignons-nous d’Athènes.
Sachez que Mélitus honteux, désespéré,
Vient de trouver pour vous un asile assuré ;
Que dans la juste horreur qui maintenant l’anime,
À la face du Ciel il abjure son crime.
SOCRATE.
Son cœur s’est repenti ? Je suis moins malheureux ;
Puisse le Ciel propice exaucer tous mes vœux.
Il est donc vrai, grand Dieu, ta bonté secourable
A jeté sur Socrate un regard favorable.
XAMTIPE.
Sans doute, cher époux, un Dieu vous tend les bras,
Venez.
SOCRATE.
La loi, Xamtipe, enchaîne ici mes pas.
XAMTIPE.
Des complots des méchants quand on est la victime ;
On doit s’en affranchir.
SOCRATE.
Le puis-je par un crime ?
XAMTIPE.
Quoi, sauver l’innocence est un crime à vos yeux ?
SOCRATE.
La loi l’ordonne ainsi, la loi nous vient de Cieux.
XAMTIPE.
Mais d’affreux suborneurs trompent l’Aréopage ;
Il faut donc...
SOCRATE.
Obéir, c’est le devoir du Sage.
XAMTIPE.
Et vous voulez...
SOCRATE.
À tout, mon cœur est résigné.
XAMTIPE.
Mais il est innocent.
SOCRATE.
Mais je suis condamné.
XAMTIPE.
Faudra-t-il que le fourbe ose avec arrogance,
Sous un pied sacrilège, écraser l’innocence ?
Croira-t-on que, pouvant éviter sa fureur,
Vous vouliez, à ses coups, présenter votre cœur ?
Non, rien n’égalerait l’affreuse ignominie,
Dont ce lâche attentat couvrirait la patrie.
Songez que votre mort attirerait sur nous
Tous les foudres vengeurs du céleste courroux.
Pour vos Concitoyens, pour vous, pour votre gloire,
Privez donc Anitus du fruit de sa victoire ;
Et, si l’Aréopage à pu se démentir,
Accordez-lui du moins le temps du repentir.
SOCRATE.
Votre amitié m’est chère, et mon âme attendrie,
Xamtipe, en ce moment, partage votre envie ;
Puisse le Ciel payer des foins si généreux !
Mais voyez si je dois favoriser vos vœux,
Ce n’est ni l’amitié, ni l’amour, ni la gloire ;
C’est la seule équité que Socrate en peut croire.
Au Geôlier.
Nous permet-elle, ami, de rompre à notre gré,
Un serment qui, pour nous, est un lien sacré ?
LE GEÔLIER.
Non.
SOCRATE.
C’est donc faire au Ciel la plus sensible injure,
Que d’attendrir un cœur pour le rendre parjure.
À sa femme.
S’il est vrai ; pourquoi donc corrompez-vous la foi
Du mortel dont les yeux doivent veiller sur moi ;
Et que lui fait ma mort injuste ou légitime,
S’il ne peut de ces lieux m’arracher sans un crime ?
Ami, croyez-en moins la pitié que les lois,
On n’est point équitable et parjure à la fois.
LE GEÔLIER.
Hélas ! tant de grandeur rend mon âme étonnée ;
On n’a point corrompu la foi que j’ai donnée ;
C’est la seule vertu qui me parle pour vous,
Socrate, et qui me fait tomber à vos genoux ;
Mon cœur s’ouvre, il succombe à ses tristes alarmes :
Laissez briser des fers arrosés de nos larmes.
Je vous suivrai. J’irai loin d’un Ciel corrompu,
Où le vice orgueilleux foule aux pieds la vertu,
Où je vois triompher le crime que j’abhorre ;
Enfin, où je punis la vertu que j’honore.
Voulez-vous me réduire au désespoir affreux,
De vous voir par ma main expirer à mes yeux !
XAMTIPE.
Non, votre cœur n’a point cette vertu farouche,
Que rien ne peut fléchir, qu’aucun malheur ne touche ;
Toujours il fut sensible à la tendre amitié :
Quoi, ne voudrait-il plus s’ouvrir à la pitié ?
Hélas ! dois-je vous voir injuste envers vous-même,
Porter le coup mortel à ce cœur qui vous aime ?
Ces gages de nos nœuds, l’espoir de vos vieux ans,
Vous les abandonnez vos malheureux enfants !
La vie est après vous le seul bien qui leur reste ;
Leur vendrez-vous si cher un présent si funeste ?
La raison entr’ouvrant leurs yeux chargés de pleurs,
Ne peut qu’éterniser leur honte et leurs douleurs.
En redoublant l’horreur de leur fort déplorable,
Les tyrans conjurés, dont la main vous accable,
Leur feront détester des jours trop malheureux.
Ah ! Si ce n’est pour vous, au moins vivez pou eux
Un Esclave présente les enfants de Socrate.
Paraissez, chers enfants, peut-être que vos larmes
M’offriront contre lui de plus puissantes armes !
Ou bien, si le barbare est son propre bourreau,
Au moins nous descendrons dans le même tombeau !
Approchez ! Secondez une mère expirante,
Unissez vos sanglots à ma voix défaillante :
Si l’amitié, le sang ont sur vous quelques droits,
Vos parents, vos amis vous parlent par ma voix,
Ils sont à vos genoux vous leur devez un père,
Un époux, un ami sensible à leur misère.
Pouvez-vous d’un œil sec contempler à vos pieds
Xamtipe et vos enfants dans leurs larmes noyés ?
Mes lamentables cris, mon désespoir horrible
N’adouciront-ils pas votre cœur inflexible !
SOCRATE.
Cessez de déchirer le cœur de votre époux,
Laissez-moi mes enfants, Xamtipe, levez-vous.
Au Geôlier.
Vos devoirs font sacrés, ami, l’heure est venue,
Allez pour mon trépas préparer la cigüe.
Dites à Mélitus que je bénis mon sort,
Puisqu’on l’a vu verser des larmes sur ma mort ;
Que le Ciel satisfait d’un repentir sincère,
Ne nous punira point en tyran, mais en père ;
Et que si mes souhaits sont exaucés des Cieux,
Il sera toujours juste et jamais malheureux.
Scène III
SOCRATE, XAMTIPE
XAMTIPE.
Non, jamais tu n’aimas, jamais de la nature
Ton cœur féroce et dur n’écouta le murmure ;
Jamais les cris du sang, l’amour, ni l’amitié
N’ont arraché de toi la plus faible pitié.
À la peine, au plaisir ton âme inaccessible,
Se fait une vertu de rester insensible.
D’un œil indifférent tu vois couler nos pleurs,
Tu croirais t’avilir en plaignant nos douleurs,
Cruel ! l’humanité dégraderait ton âme,
La gloire est ton tyran, la vanité t’enflamme !
Une épouse éplorée et des fils malheureux,
Sont des objets trop bas pour ton cœur orgueilleux.
Ou plutôt en secret tu t’applaudis, barbare,
Quand la mort, d’avec nous, pour jamais te sépare.
Nos larmes, nos sanglots, nos tourments, notre effroi,
Ce qui fait nos malheurs est un plaisir pour toi.
Oui, cruel ! Loin de moi c’est ton cœur qui t’entraîne ;
Dès longtemps ton épouse est l’objet de ta haine.
Et si devant mes yeux tu dédaignes ton sang,
C’est pour être sorti de mon malheureux flanc !
Songe qu’en ma fureur je puis tout entreprendre,
Mais que vois-je... Criton... Que va-t-il nous apprendre !
Scène IV
SOCRATE, XAMTIPE, CRITON, et LES AMIS de Socrate
CRITON.
Ah ! quel sanglant tableau vient de frapper mes yeux !
C’en est fait, Mélitus.
XAMTIPE.
Il est mort.
SOCRATE.
Justes cieux !
CRITON.
J’errais près de ces murs à ma douleur en proie
Leur aspect redoublait les pleurs où je me noie ;
J’aperçois ce barbare immobile, éperdu,
Il était à mes pieds dans la fange étendu.
Dès qu’il porte sur moi sa vue épouvantée,
Il frappe de son front la terre ensanglantée,
Se lève, et par des pleurs soulageant ses tourments,
Il fait retentir l’air de ses rugissements.
Le peuple qui l’entend, autour de lui s’arrête ;
C’est par moi, nous dit-il, qu’on a proscrit sa tête.
Socrate est innocent, allez rompre ses fers,
Je ressens dans mon cœur tout le feu des enfers.
Il dit : en ce moment, vous eussiez vu son trouble,
Il s’arme d’un poignard, il se frappe, il redouble,
Il tombe. Je saisis le fer encor fumant ;
Soudain... ô désespoir, ô spectacle effrayant !
Je vois... Dieux, j’en frémis ! Je vois sa main mourante,
Ouvrir avec effort sa blessure sanglante !
Et soulevant sa tête où se peint le trépas ;
Son œil s’entrouvre, il meurt en me tendant les bras.
SOCRATE.
Ah, que tes châtiments, Dieu vengeur, font terribles !
Quand la mort nous saisit dans ses bras invisibles,
Et du sein de la nuit nous traîne devant toi,
Qu’il est doux d’y porter un cœur exempt d’effroi !
XAMTIPE.
Ah ! Criton, il pouvait éviter, par la fuite,
Tous les maux que sa mort va traîner à sa suite.
CRITON.
Pouvez-vous préférer de mourir dans les fers ?
XAMTIPE.
Et nous laisser en butte aux plus honteux revers.
SOCRATE.
Athènes veut ma mort et doit être obéie.
CRITON.
Vous servez Anitus, et non pas la Patrie ;
Vous servez l’ennemi, le Tyran de l’État
Qu’enhardit aux forfaits un si lâche attentat.
SOCRATE.
Criton, si ce n’est point la crainte du supplice.
Mais l’amour des vertus qui vous fait fuir le vice,
Ce ne sont point des fers en ce jour d’effroi,
Qui doivent retenir Socrate ; c’est la loi.
Du bonheur de l’état, songez qu’elle est le gage,
Qu’elle est l’appui du faible et la règle d’usage ;
Qu’à mes yeux satisfaits, plus je suis innocent,
Plus la loi me demande un cœur obéissant.
C’est sa voix qui m’arrête, il me semble l’entendre :
« Aux discours d’un ami, garde toi de te rendre,
Socrate, dans ton cœur étouffe ton orgueil,
De l’humaine sagesse il est souvent l’écueil.
Pourquoi sauver tes jours, ils sont à ta patrie,
Ne peut-elle à son gré disposer de ta vie ?
Loin du champ de la mort détournais-tu tes pas,
Quand sur toi, jeune encor, elle étendait son bras ?
Et tu veux aujourd’hui, quand sa main consolante
Borne le triste cours d’une vieillesse lente,
Malgré le Ciel et moi, fuir à pas chancelants
Et ternir en un jour l’éclat de soixante ans.
Malheur à toi ; malheur aux peuples qui s’exposent
À s’affranchir du joug que les lois leur imposent ;
L’audace alors s’unit avec l’impiété,
Le crime rompt les nœuds de la société ;
Il n’est plus de vertu, d’honneur et de patrie,
Et l’or est le dieu seul à qui l’on sacrifie.
Quoi, tu voudrais, du monde, inutile fardeau.
Végéter dans la honte au bord de ton tombeau ?
Fais plutôt de tes jours un noble sacrifice,
Le Ciel à tous tes vœux en fera plus propice ;
Offre lui tes enfants, il veillera sur eux ;
Il veillera sur toi, si tu fus vertueux.
Ton devoir, ton honneur, tout sert à te résoudre
La terre te condamne, et le Ciel va t’absoudre. »
Oui, Criton, mon esprit plein d’un espoir flatteur,
Semble entendre ces mots retentir dans mon cœur.
CRITON.
Ami, je ne saurais soutenir votre vue,
Je vous suis, trop d’horreur est ici répandue.
Sachez, si je ne puis changer l’arrêt du sort,
Qu’on ne me verra pas survivre à votre mort.
Scène V
LES MÊMES
XAMTIPE.
Enfants infortunés d’un père plus barbare,
Vous ignorez les maux que sa mort vous prépare.
Il brave la nature, il est sourd à sa voix,
Cependant il vous voit pour la dernière fois ;
Des chaînes et la mort font donc la récompense
Que le Dieu qu’il adore accorde à l’innocence !
SOCRATE.
Ah ! Xamtipe, arrêtez, ne vous aveuglez pas,
Si vos yeux franchissaient les bornes du trépas,
Vous verriez que le Dieu qui vous donna la vie,
Vous fit, ainsi que moi, pour une autre patrie ;
Et que si sa bonté qui doit me rassurer,
Éprouve ma vertu, c’est pour mieux l’épurer.
Je laisse entre vos mains et sous votre puissance,
Ces gages précieux d’une sainte alliance :
Le Ciel et mes amis prendront soin de leur sort ;
Mettez-leur fous les yeux et ma vie et ma mort ;
Dites-leur qu’aux honneurs, ainsi qu’à la richesse,
J’ai toujours préféré la vertu, la sagesse ;
Que le souverain bien, le suprême bonheur
N’est pas dans les plaisirs, mais dans la paix du cœur ;
Qu’ils soient soumis au lois, qu’ils servent la patrie.
En voyant la coupe qu’on lui apporte.
Inspirez-leur surtout le mépris de la vie.
Il faut nous séparer, recevez mes adieux,
Épargnez le tableau de ma mort à vos yeux.
Approchez, mes enfants, embrassez votre père.
Vivez unis, vivez soumis à votre mère.
Si leur oreille un jour était sourde à ta voix,
S’ils défiaient ta foudre, et s’ils bravaient tes lois,
Dieu puissant, que sur eux ton bras s’appesantisse,
Ou que le repentir prévienne ta justice !
Allez.
XAMTIPE.
Non, je ne puis me séparer de toi,
Cruel ! et pourquoi donc veux-tu mourir sans moi ?
Après toi, cher époux, il m’est affreux de vivre,
Tu me trouves sans doute indigne de te suivre.
Pardonne mes erreurs et mes emportements,
C’est moi, c’est ma fureur qui fit tous tes tourments,
Tu dois les oublier, j’en suis assez punie,
Elle l’embrasse.
Ô lumière du jour que ne m’es-tu ravie !
SOCRATE.
Si vous m’aimez encor, vivez, séchez vos pleurs,
Xamtipe. Adieu.
Socrate prend la coupe, Xamtipe veut l’en empêcher.
Crémés, éloignez-la.
XAMTIPE s’évanouissant.
Je meurs !
Scène VII
SOCRATE, SES AMIS, LE GEÔLIER
SOCRATE.
Toi qui lis dans mon cœur, exauce ma prière,
Accorde un heureux terme à mon heure dernières
Mon âme pour jouir d’un bonheur éternel,
Va bientôt s’envoler dans ton sein paternel.
Il boit.
Quoi, loin de voir ma mort avec indifférence,
Vos cœurs font abattus ! votre pitié m’offense.
Ah ! rappelez à vous la vertu, la raison.
Quoi, Crémés, vous pleurez, et vous aussi, Platon ?
Ô Ciel ! Et que devient cette Philosophie,
Qui d’un œil dédaigneux vous faisait voir la vie ?
Apollodore, Hiles, vous me suivrez.
UN AMI.
Hélas !
SOCRATE.
Si vous vous affligez vous ne te croyez pas.
À quoi sert de gémir, de pleurer, de me plaindre ;
Pour un cœur innocent la mort est-elle à craindre ?
UN AMI.
Ah ! que nous sommes loin de rien craindre pour vous,
Socrate, en vous perdant nous ne plaignons que nous ;
Nous pleurons un malheur affreux, irréparable,
Dont va nous accabler le Ciel impitoyable :
Comment agira-t-on pour vous après la mort ?
SOCRATE.
Ami croyez-vous donc me retrouver encor ?
Il ne reviendra point de son erreur extrême,
Il confondra toujours mon corps avec moi-même.
L’Être qui vit en moi, qui promène mes yeux,
De la terre aux enfers et des enfers aux Cieux
Qu’élève la vertu, que rabaisse le crime,
Que la honte épouvante et que la gloire anime ;
Qui par un noble instinct luttant contre ses fers,
Se trouve resserré dans ce vaste Univers,
Et voit avec mépris sa dépouille mortelle,
Pourrait-il se dissoudre et périr avec elle ?
Non, cet Être invisible est descendu du Ciel ;
Il ressemble à Dieu même, il doit être immortel.
Ami, soutenez-moi, mes membres s’affaiblissent,
Mon corps s’appesantit et mes genoux fléchissent :
Je vais donc m’affranchir de mes faibles liens ;
Ne reprochez jamais ma mort aux Citoyens.
Vos mœurs feront le sort de la Philosophie,
Et ce sera par vous qu’ils jugeront ma vie.
Je ne me soutiens plus. Qu’entends-je ?
LE GEÔLIER.
Sidias
Et Criton qui vers nous précipitent leurs pas.
Scène VIII
LES MÊMES, SIDIAS, CRITON, PEUPLE
On ouvre les portes de la Prison.
CRITON, vivement et de loin.
Socrate, le Sénat abjure sa sentence,
Anitus ne vit plus, il craignait la vengeance.
Il fuyait, mais le peuple enflammé de courroux,
Sur lui se précipite et l’abat fous ses coups.
Criton et Sidias s’aperçoivent que Socrate va mourir ; Criton reste immobile.
SIDIAS.
Je vous ai condamné, le repentir m’accable,
Vous étiez innocent.
SOCRATE.
Vous m’avez crû coupable,
Un Juge, au tribunal, oubliant jusqu’à foi,
Ne connaît que le Ciel, et ne fuit que la loi.
Anitus est donc mort ?
SIDIAS.
Comme un tigre farouche,
La rage dans le cœur, le blasphème à la bouche.
SOCRATE.
Hélas, que je te plains, malheureux Anitus !
Soulevez-moi, Criton.
SIDIAS
Ô regrets superflus !
Ô fureur ! ô remords ! ô monstre détestable !
Me pardonnerez-vous ce crime abominable.
SOCRATE.
Il ne l’est pas pour vous, calmez votre frayeur,
Le mortel le plus juste est sujet à l’erreur.
SIDIAS.
Ô détestable erreur, aveuglement funeste !
SOCRATE fait un effort pour se tenir debout.
Je suis entre la terre et le séjour céleste,
Je sens que par degrés la mort s’avance.
CRITON.
Hélas !
SOCRATE.
Ami, n’est-ce pas-là la main de Sidias.
CRITON.
Oui.
SOCRATE, la presse contre son cœur.
La nuit à mes yeux dérobe la lumière ;
Je ne vois plus. Criton, viens fermer ma paupière...
Un jour pur... va bientôt... chasser l’obscurité...
Je fais... le premier pas... vers... l’immortalité.