La Mort de Chrispe (François TRISTAN L’HERMITE)
Tragédie en cinq actes et en vers
Représenté pour la première fois en 1644.
Personnages
FAUSTE, femme de Constantin
CORNÉLIE, confidente de Fauste
CHRISPE, fils de Constantin, et beau-fils de Fauste
CONSTANTIN le Grand, Empereur
CONSTANCE, fille de Licine, beau-frère de Constantin
LACTANCE, précepteur de Chrispe
LÉONCE, domestique de Chrispe, et parent de Cornélie
PROBE, capitaine des Gardes
La scène est à Rome dans le Palais de Constantin.
À MADAME LA DUCHESSE DE CHAUNE
MADAME,
Vous avez porté si hautement cet ouvrage de Théâtre, en l’honorant de votre vue et de votre estime, que sa réputation pourrait décroître s’il ne portait point votre nom. J’oserai donc vous le consacrer comme à l’astre qui présidant à sa naissance, lui a donné par une céleste impression tout ce qu’il a de plus agréable. Certainement, MADAME, s’il y a rien de délicat en cette Peinture, c’est seulement aux endroits que vous avez daigné retoucher : c’est aux lieux où j’ai suivi de plus près la justesse de vos pensées.
Il faut confesser que vos sentiments sont tous pleins de lumière et de magnificence ; et qu’il n’y a point de productions d’esprit si achevées, à qui vous ne pussiez donner des grâces nouvelles, s’il vous plaisait de les embellir. Pour moi, MADAME, dès l’instant que j’eus l’honneur de vous voir et de vous entendre parler, je me trouvai tout surpris à l’objet d’un si grand recueil de différentes beautés : je fus tout ébloui de l’éclat d’un si merveilleux Chef-d’œuvre de la Nature. Et vous me fîtes juger favorablement de l’opinion de ces Philosophes qui veulent marier nécessairement la beauté de l’âme à celle du Corps : ne pouvant s’imaginer qu’un beau Palais ne loge toujours une belle hôtesse.
J’aperçus lors avec admiration les avantages que l’Esprit tire d’un beau sang, et quelles dispositions il reçoit de la perfection de ses organes.
En observant la grandeur de votre mérite, il m’eût été impossible de pouvoir douter de la grandeur de votre naissance ; il fut aisé de me persuader que vous sortez de ces grands héros dont le nom enrichit l’Histoire : de ces généreux Gaulois qui ne balançaient point à tirer l’épée contre le premier des Césars, et se trouvaient avoir assez de cœur pour vouloir défendre un coin de terre contre le Conquérant de tout le reste de l’Univers.
Ce furent ces beautés et ce grand éclat, MADAME, qui me firent en un moment mépriser pour votre service, ce que j’estimais auparavant plus que toutes choses. Cette liberté qui est si chère à tous les hommes, et sans qui toutes les douceurs de la vie deviennent amères.
Aussi, MADAME, vous étiez capable de me faire trouver de l’agrément dans une servitude plus contrainte. Je ne recevais pas en vous une Maîtresse pour l’autorité seulement ; j’en rencontrais encore une autre pour les belles connaissances et les excellentes qualités. Et servir de cette façon, était moins céder à la Fortune que ce n’était se soumettre à la Vertu. Je garderai donc le souvenir de cette aventure, MADAME, comme une faveur de mes destinées, et n’aurai jamais de qualité qui me soit plus chère que celle,
MADAME,
De Votre très humble et très obéissant serviteur
TRISTAN L’HERMITE.
ACTE I
Scène première
FAUSTE
Doux cruels Tyrans de mon âme insensée,
Qui mettez, tant de trouble en ma triste pensée.
Chères impressions qui causés ma douleur,
Inimitables traits d’Esprit et de valeur,
Belle Image de Chrispe où je vois tant de gloire,
Ne t’émancipes plus d’errer en ma mémoire,
Les lois de mon honneur t’en ont voulu bannir,
Et mon chaste dessein ne t’y peut retenir.
Sors idole charmante, abandonne la Place,
Le désir te retient mais la Vertu te chasse,
Et trouve avec raison mes sens bien effrontés
De prendre tant de droit dessus mes volontés.
Ma Raison doit sur eux agir comme une Reine,
Et ne consentir pas d’être mise à la chaîne :
Quel serait son malheur s’il fallait que les siens
La fissent soupirer sous de honteux liens ?
Et que par leur rapport de soi-même Ennemie
Elle quittât la gloire et cherchât l’infamie ?
Non, non, gardons-nous bien de faillir à ce point,
Nos Titres sont trop beaux ne nous dégradons point.
Ne revenez donc plus tragiques rêveries,
Sans doute vous sortiez de l’esprit des furies,
Du feu de leurs tisons je m’allais consumer,
Car le flambeau d’Amour ne pouvait l’allumer ;
Que ne dois-je pas craindre, et qu’est-ce que j’espère
Si j’ose aimer le Fils étant femme du Père ?
Quel crime à celui-ci se pourrait comparer ?
En quels gouffres de maux serait-ce s’égarer ?
Ce Prodige de mal tous les autres enserre,
C’est la haine du Ciel et l’horreur de la Terre ;
C’est le plus noir poison dont l’honneur soit tâché,
C’est un Monstre effroyable et non pas un péché.
Mon Âme toutefois est encore flattée
De ces mêmes horreurs qui sont épouvantée :
Je m’en sens tour à tour et brûler, et glacer,
Et je ne les saurais ni souffrir ni chasser.
Ô passion trop forte ! ô loi trop rigoureuse !
J’ai trop de retenue et suis trop amoureuse ;
Le Devoir et l’Amour avec trop de rigueur,
S’appliquent à la fois à déchirer mon cœur :
Je frémis tout ensemble et brûle pour ce crime,
La raison me gourmande et mon Amour m’opprime.
Mais il faut noblement achever son Destin,
Il faut vivre et mourir femme de Constantin,
Jusques dans le Tombeau l’honneur et l’innocence
Seront les Compagnons de la sœur de Maxance,
Nul crime à ce beau sang ne se peut reprocher,
Et j’aime mieux cent fois mourir que le tacher.
Clair Soleil de mes yeux, délices de mon Âme,
Cher Objet de mes soins, beau sujet de ma flamme,
Pardonne, aimable Chrispe, à la sainte pudeur,
S’il faut que je t’offense en perdant cette ardeur,
C’est la sévérité qu’elle met en usage,
Qui ne me permet pas de t’aimer davantage :
C’est le cruel effort de fin rigoureux trait,
Qui de mon cœur timide efface ton portrait ;
Je renonce par force à tant d’aimables charmes,
Et ne romps avec toi qu’avec beaucoup de larmes :
Ma résolution me comble de douleurs,
J’en appelle à témoin ces soupirs et ces pleurs :
Cher Chrispe, de ces pleurs je te fais une offrande,
Fauste ne peut te faire une faveur plus grande.
Scène II
CORNÉLIE, FAUSTE
CORNÉLIE.
Madame.
FAUSTE.
On a toujours quelque fâcheux propos,
Ne peut-on me laisser un moment en repos ?
Qu’as-tu donc à me dire ? et qu’est-ce qu’on demande ?
Ton importunité n’en sera pas plus grande.
CORNÉLIE.
Chrispe est à cette porte.
FAUSTE.
Ah Chrispe, il peut entrer :
Mais suis-je en un état à me pouvoir montrer ?
Demeure Cornélie ; ô Dieux ! à cette vue
On me verra changer, je ferai toute émue,
Je devrais éviter ce fatal entretien :
Retourne, et lui dis que... Mais non ne lui dis rien.
Va donc ; arrête encore.
CORNÉLIE.
Entrera-t-il, Madame.
FAUSTE.
Dis-lui qu’il peut entrer : rassure-toi mon Âme,
Dissipe promptement cette confusion,
J’ai besoin de ta force en cette occasion,
Tu vas apercevoir une grâce infinie,
On te voudra ravir, mais tiens-moi compagnie.
Scène III
FAUSTE, CHRISPE
FAUSTE.
Et bien, jeune César, c’est par votre Vertu
Que l’Empire aujourd’hui voit son Hydre abattu :
Vous avez fait cesser nos matières de larmes,
Le rebelle Licine a fait joug à vos armes,
Et ce bras glorieux qu’il voulut éprouver,
L’empêche pour jamais de se plus relever.
Vous voyant si bienfait, et si vaillant encore,
La Thrace vous a pris pour le Dieu quelle adore,
Elle s’en va vous mettre au dessus des Autels,
Et placer votre image entre les Immortels :
Car de si grands Exploits, et qui dont sans exemples,
Ont vraiment mérité des Autels et des Temples.
CHRISPE.
Madame, tout l’honneur de cet heureux destin,
Se doit attribuer au sage Constantin ;
Pour faire des progrès dont la Terre s’étonne,
On n’a presque besoin que des Ordres qu’il donne :
Ils sont toujours si beaux, et si bien conçus,
Qu’on a demi vaincu quand on les a reçus.
Cet illustre Empereur, ce Miroir des grands Princes,
Peut de son Cabinet conquérir des Provinces,
Envoyer la Victoire au bout de l’Univers,
Et se faire amener des Rois chargés de fers :
Il s’est voulu servir de mon obéissance,
Et ses Commandements ont fait voir sa puissance.
FAUSTE.
Ses Ordres font ainsi trembler les révoltés,
Quand par un si grand Prince ils sont exécutés :
Mais je douterais fort qu’entre les mains d’un autre
Ils eussent un succès, qui fut pareil au vôtre.
CHRISPE.
C’est en continuant les traits de vos bontés.
FAUSTE.
Je ne vous flatte point, ce sont des vérités.
CHRISPE.
Votre Âme à m’obliger est trop accoutumée.
FAUSTE.
Je ne parle de vous qu’après la Renommée :
Mais contez-moi comment le tout est arrivé,
Et de quelle façon Licine s’est sauvé.
Je n’en ay rien appris qu’en paroles confuses,
Ne vous préparez point à me payer d’excuses,
Mon désir curieux ne se doit point trahir.
CHRISPE.
Puisqu’il vous plaît, Madame, il faut vous obéir.
Licine à la Campagne exprimait tant d’audace,
Qu’il en faisait trembler tous les Monts de la Thrace :
Tous ses Fleuves étaient, ou taris ou troublés,
Du nombre des Soldats qu’il avait assemblés,
La Grèce toute entière avec l’Esclavonie,
Tous les peuples du Pont, tous ceux de l’Arménie,
De mille Pavillons, et de mille étendards,
Occupaient enfin son nom le Domaine de Mars :
Mais pour nous menacer d’un furieux Orage,
Il semblait que Mars même occupait son courage.
Comme nous fûmes prêts de voir venir aux mains,
Les Peuples d’Orient avecque les Romains,
Je l’aperçus d’un haut excitant la tempête,
Une plume touffue ondoyait sur sa tête,
Et ses yeux qui brillaient sous un front assuré,
Éclataient à l’envi de son armet doré :
Sur un cheval superbe et beau par excellence,
Qui s’emportait parfois d’une noble insolence ;
Il allait donner l’ordre, et visiter les rangs
De ce Corps composé de cent Corps différents ;
Où la plus grande part qu’avait armé la crainte,
Et qui n’obéissait qu’aux lois de la Contrainte ;
Fit assez, bonne mine au point qu’on se battit,
Fit ferme quelque temps, et puis se démentit.
Je ne vous dirai point comme les miens donnèrent,
Ni quel fut le péril où nos Aigles volèrent.
Cinq ou six cents drapeaux à l’abord emportés,
Ont pu vous annoncer ces belles vérités.
Vous avez, bien appris que par cette saillie
Quasi tout l’Orient plia sous l’Italie :
Et comme la fureur de nos premiers efforts
Fit tomber devant nous cinquante mille morts ;
Quand le reste pressé d’une honteuse envie
Lâcha soudain le pied pour conserver sa vie.
Licine cependant, accablé d’ennemis,
Fut vaincu seulement, et ne fut point soumis ;
Il rallia vingt fois quelque Cavalerie,
Et revint au Combat avec tant de furie,
Qu’il eut sur notre Camp renversé le malheur
S’il eut sur la puissance égale à la Valeur.
De même qu’un Lion que vingt Chasseurs talonnent,
Et que le bruit des chiens et des Trompes qui sonnent
Menacent hautement d’un assuré trépas,
Regagne la Forêt, mais c’est au petit pas ;
Tourne souvent la tête, et fait voir sur sa trace
Que sa crainte est petite au prix de son audace.
Ainsi ce grand Guerrier des siens abandonné,
Se sauva devant nous, mais sans être étonné,
Tournant parfois un front où l’audace portraite
De quelque illustre coup honorait sa retraite :
Il menaçait encore, et bravait les Romains
Comme s’il eut tenu la Palme entre les mains ;
Il était aussi fier en sauvant sa personne
Que s’il eut de mon père enlevé la Couronne.
De moi, je fus touché de voir tant de valeur,
J’en goûtai la victoire avec quelque douleur,
Et bien qu’intéressé dans la gloire de Rome,
J’eus un peu de regret de perdre un si grand Homme,
Je poussai jusqu’à lui de peur qu’on l’enlevât,
Et lui donnai du temps afin qu’il se sauvât.
FAUSTE.
Quoi ? pour nos Ennemis avoir tant de clémence ?
CHRISPE.
Madame, je vous dis la chose en Confidence :
Et je sais des raisons qui vous feront juger
Qu’en cela je commis un crime fort léger.
FAUSTE.
Un Ennemi si grand est toujours redoutable.
CHRISPE.
Cette dernière chute entièrement l’accable :
Que peut-il désormais sans ressource et sans bien
Que demander la vie en ne demandant rien ?
Il vient de hasarder sur la terre et sur l’onde
La part qu’il possédait en l’Empire du Monde :
Il a de la Fortune éprouvé le revers,
Et c’est à Constantin qu’appartient l’Univers.
Licine malheureux autant qu’on le peut être,
Lui qui du monde entier s’est cru rendre le Maître,
N’a rien eu de meilleur pour fin de ses travaux
Que d’être accompagné de quinze ou vingt chevaux.
À la plupart encore, il a donné licence
Pour se pouvoir sauver avec plus d’assurance.
En un coin de l’Asie il sera parvenu,
Cachant sa qualité, passant pour inconnu,
Attendant qu’un pardon de sa peur le délivre,
Et que votre bonté lui permette de vivre.
J’ai laissé près d’ici sa fidèle moitié,
Dont les ennuis sont tels qu’ils vous feront pitié :
Craignant de son Époux la mort, ou le servage,
Elle en a pris le deuil ainsi que d’un veuvage ;
Mais comment ai-je dit quelle en a pris le deuil ?
Elle en est sur le point de descendre au Cercueil :
Ce trouble absolument finit sa destinée,
De tous ses Médecins elle est abandonnée.
Sa fille arrive ici pleine de ses douleurs :
Et pour obtenir grâce en de si grands malheurs,
Elle vient à vos pieds étaler tous les charmes
Qu’une vive douleur mêle en de belles larmes.
FAUSTE.
On ma dit qu’elle avait quelqu’éclat dans les yeux.
CHRISPE.
On pourrait l’appeler un Chef d’œuvre des Cieux.
FAUSTE.
Ne serait-elle point de ces Beautés muettes,
Que l’on dirait plutôt moins vives que portraites ?
CHRISPE.
Point du tout, son esprit en ses adversités,
À l’envi de ses yeux fait briller des clartés :
Rien ne peut égaler l’ennui qui la désole,
L’excès, de sa douleur dévore sa parole.
Mais quand le cours des pleurs, ou celui des soupirs
Lui permet dé parler dans ces grands déplaisirs,
L’art dont elle s’exprime est un charme agréable
Qui rend de sa douleur toute Âme inconsolable.
FAUSTE.
Ceux que nos intérêts touchent sensiblement,
S’en pourront consoler assez facilement.
CHRISPE.
Madame, en peu de temps vous en ferez l’épreuve,
Et vous verrez bientôt l’Orpheline et la Veuve.
Dont les illustres cœurs transis et désolés,
Ne prendront pas ces noms si vous ne le voulez :
Car si peu que le vôtre à leurs maux compatisse,
Il peut de Constantin désarmer la Justice.
FAUSTE.
Pourrait-on sans pécher leur être officieux ?
Désarmer les vertus, c’est offenser les Dieux.
CHRISPE.
Les Dieux sont bons, Madame, et sont pour leur puissance
Moins craints et respectés, qu’aimés pour leur clémence,
Les Rois que pour Enfants ils daignent adopter,
Peuvent-ils faire mieux que de les imiter ?
Ont-ils tant de pouvoir pour être inexorables,
Et n’essuyer jamais les pleurs des misérables ?
FAUSTE.
Parlez, en leur faveur ; de moi je n’y puis rien.
CHRISPE.
Vous pouvez tout, Madame, et vous les savez bien,
C’est par vous seulement que l’Empereur respire,
Vous êtes le bon ange et l’Âme de l’Empire.
On sait que votre Esprit qui n’a point de pareil,
Change comme il lui plaît la face du Conseil,
Vous pouvez, dispenser la rigueur ou la grâce,
Exciter la tempête, ou causer la bonace.
Hé ! de grâce, prenez, de sentiments humains,
Pour mes tristes Parents qui vous tendent les mains,
Et qui sur ma parole en ce débris funeste,
Fondent en vos bontés, tout l’espoir qui leur reste.
FAUSTE.
Comment ? à vous entendre on dirait qu’aujourd’hui
Chrispe n’aurait plus rien à demander pour lui.
CHRISPE.
Ce bien que je demande avecque tant d’instance,
Sera de mes travaux toute la récompense,
Et vous m’avancerez par ce trait de pitié
Tout ce que m’a promis votre sainte amitié.
FAUSTE.
Un Prince comme vous, si vaillant et si sage,
Ne doit rien demander à son désavantage.
CHRISPE.
Madame si les miens sont traités doucement,
Je suis la Caution de leur ressentiment,
Je puis vous assurer que la reconnaissance
Est vraiment naturelle en l’Âme de Constance,
Et que votre maison après ce rare effet,
Goûtera pleinement le fruit de ce bienfait.
De crainte d’offenser cette bonté Divine.
Constance deviendra l’Espion de Licine,
Et l’éclairant de près, fera toujours savoir
Si cet Esprit altier demeure en son devoir,
Puis ce dernier pardon que demandent nos larmes,
Le rendra plus soumis que la force des armes.
FAUSTE.
La victoire est certaine et cela ne l’est pas :
Nous pourrions vous revoir dans de grands embarras,
De grands rois tous les jours la Fortune se joue.
CHRISPE.
La Fortune est changeante, il est vrai, je l’avoue,
Mais elle n’a plus lieu de nous mettre en danger,
Nous l’empêcherons bien désormais de changer.
FAUSTE.
Oui bien, si nous savons user de la Victoire.
CHRISPE.
En saurait-on user avecque plus de gloire ?
Par ce trait de douceur, le nom de Constantin
S’épandra désormais du Couchant au Matin ;
Et vous qui prenez part à ses vertus illustres,
Ferez passer le vôtre à plus de mille lustres.
FAUSTE.
Vous voulez me séduire avec ses vanités.
CHRISPE.
Ces honneurs sont certains, ce sont des vérités,
Pour faire que vos noms s’élèvent sur la nue,
Que votre Renommée en tous lieux soit connue,
Et que par l’Univers aux Siècles avenir
On n’en puisse jamais perdre le souvenir :
N’employez point le marbre eu quelqu’autre matière,
Laissez-vous seulement fléchir à ma prière.
Pour vous éterniser sans ces Arcs glorieux,
Qu’une savante main taille aux Victorieux,
Et sans faire élever de hautes Pyramides,
Amollissez, ce cœur devant des yeux humides.
Quel Colosse de bronze et taillé doctement,
Peut mieux à sa grandeur servir de monument,
Et la faire paraître avec magnificence,
Qu’un Auguste Empereur sauve par sa Clémence ;
Qui fera redevable envers votre bonté
De l’honneur et du bien, comme de la clarté ?
FAUSTE.
Allez, sur cette affaire il faut que je m’emploie.
CHRISPE.
Ô que cette faveur me va donner de joie !
Que vous m’obligerez servant ces malheureux !
FAUSTE.
Je ferai tout pour vous, et rien pour l’amour d’eux.
Mon esprit n’agira que par votre prière.
CHRISPE.
Et bien, je prends sur moi la dette toute entière.
ACTE II
Scène première
FAUSTE
Fauste, à quoi te résoudras-tu ?
Entre l’Amour et la Vertu
Qui tiennent aujourd’hui ton Âme balancée ?
Déjà la Crainte et le Désir
Font des lignes dans ta pensée ;
Il faut laisser ou prendre, il est temps de choisir.
Je vois l’Honneur qui d’un côté
Monstre sa sévère beauté ;
L’Amour paraît de l’autre entouré de délices ;
Et la guirlande qu’il me tend
Éclate sur des précipices,
Mais mon Âme est encline où le péril est grand.
Aimable chef-d’œuvre des Cieux,
Chères délices de mes yeux,
Et dont la triste absence est l’Enfer de mon Âme ;
Chrispe, dois-je manquer de foi,
Et devenir toute de flamme
Pour celui qui paraît tout de glace pour moi ?
Suivrai-je un objet si charmant ;
Ou croirai-je le sentiment
Qui veut rendre en mon sein cette ardeur amortie ?
Ô dérèglement sans pareil !
C’est mon juge, et c’est ma partie
Que ma Raison troublée appelle à mon Conseil.
C’est cet Ennemi sans pitié
Dont les traits de mon amitié
Augmentent aujourd’hui le mépris et la haine :
Et qui pour une indigne amour
Rejette l’Amour d’une Reine,
Qui fait voir sa puissance aussi loin que le jour.
Ma beauté ne le touche point ;
Et je ne m’abaissais au point
De confondre à ses pieds, mes fleurs avec mes charmes,
Le cœur ingrat de ce Héros
Braverait l’effort de mes larmes
Comme un superbe écueil brave celui des flots.
N’importe, je veux l’adorer :
N’en dussai-je rien espérer,
Et quelque grand danger que mon cœur se propose :
Je n’attends qu’un funeste sort ;
Mais si j’en regarde la cause,
Je ne saurais périr d’une plus belle mort.
Fauste, dans quel excès ton amour te transporte,
Ne dois-tu pas rougir de parler de la sorte ?
C’est trop t’émanciper, c’est trop ; mais pour le moins
Ces licences d’amour s’expriment sans témoins,
Ce n’est qu’à mes pensers seulement que je m’ouvre :
« Le Ciel voit nos pensers, et parfois les découvre.
« Le Ciel est indulgent aux crimes amoureux ;
« Souvent des Criminels il fait des Malheureux.
« Quel crime en ces pensers si je cache ma flamme ?
« Toute l’horreur du Crime a sa source dans l’âme.
« Est-ce un crime d’aimer où l’on voit tant d’appas ?
« C’est enfreindre la loi qui ne le permet pas.
« Mais si nous le voulons les lois nous sont sujettes :
« Mais nous en dépendons, car les Dieux les ont faites. »
Si faut-il succomber sous un si doux poison,
« Il vaut mieux sur ses sens élever sa raison ; »
Le souhait en est doux, la honte en est sensible ;
Quittons donc ces desseins ; mais il m’est impossible.
Ô que de sentiments l’un à l’autre opposés !
Que de pensers de glace et de traits embrasés !
Que Junon la Nocière est pour moi rigoureuse ;
Et pour tout dire, enfin, que je suis malheureuse.
Qu’il en puisse arriver ce que le Ciel voudra,
Au moins rien de honteux ne nous diffamera,
Nous n’aurons qu’un désir qui sera légitime,
Quand l’amour est honnête, aimer n’est pas un crime.
J’aimerai les appas dont il est revêtu,
Comme un Esprit bien né peut aimer la Vertu ;
Mes feux se garderont d’offenser la Nature,
Ma flamme sera grande et se maintiendra pure.
Scène II
FAUSTE, CORNÉLIE
CORNÉLIE.
Madame, vos soupçons ne sont pas mal conçus,
On vient de m’informer pleinement là-dessus ;
Chrispe brûle d’Amour pour la jeune Constance,
Et même leurs Esprits sont en intelligence.
FAUSTE.
Quoi ! Chrispe aime Constance ? et l’on s’en aperçoit ?
CORNÉLIE.
Il lui rend tous les jours des soins qu’elle reçoit.
FAUSTE.
Croit-il innocemment que Constantin l’endure ?
CORNÉLIE.
L’étroite parenté leur sert de Couverture :
Visitant la Princesse en cette adversité
Son Amour peut passer pour générosité.
FAUSTE.
Nous lèverons le masque à sa trompeuse flamme :
Nom saurons éclairer jusqu’au fonds de son Âme,
Et nous lui ferons voir, s’il prétend s’échapper,
Qu’il est trop jeune encor pour nous vouloir tromper.
Mais pourrait-il aimer un fardeau pour la Terre ?
Un funeste débris des malheurs de la Guerre ?
La fille à un Tyran qui vit sans équité ?
D’un monstre furieux que nous avons dompté ?
Qui t’a donc apporté cette belle nouvelle ?
CORNÉLIE.
Léonce mon Neveu qui suit Chrispe chez elle,
Et qui va de sa part enchanter ses ennuis,
Lui portant les matins ou des fleurs, ou des fruits,
Et qui l’a vu soutient aux pieds de cette belle
Mêler ses pleurs aux siens, et se plaindre avec elle.
FAUSTE.
Puisque sur ton parent tu prends tant de pouvoir,
Fais qu’il t’apprenne tout et me fais tout savoir.
CORNÉLIE.
Lorsque je suis entrée, il me venait d’apprendre
Que ce couple d’Amants ici se venait rendre,
À dessein de vous voir, et vous solliciter
De détourner les maux qu’il espère éviter.
Et sans doute aujourd’hui que le Conseil s’assemble,
Après vous avoir vue, ils viendront ensemble.
FAUSTE.
Ils n’ont pas mis encor mon esprit à leur point,
Je les servirai fort, je n’y manquerai point.
Il aurait toutefois à combattre l’orage,
Si l’approche du port dépend de mon suffrage :
Mais les voici venir qui se parlent tout bas,
Ils ont mal pris leur temps, ils ne me verront pas.
Scène III
CHRISPE, CONSTANCE
CHRISPE.
Je vous le jure encore, ô ma belle parente,
Que je raffermirai votre Fortune errante,
Que je vaincrai des miens l’implacable courroux,
Ou que j’aurai l’honneur de mourir près de vous.
Essuyez donc ces pleurs dont la course ravage
Les roses et les lys de votre beau visage ;
Et de votre penser chassez les déplaisirs
Qui font entrecouper votre voix de soupirs ;
Suspendez la douleur qui vous tient abattue,
Donnez quelque relâche à l’ennui qui vous tue,
Armez-vous un moment de résolution,
Soyez toute Constance en cette occasion.
Je confesse que Fauste a l’humeur trop altière,
Qu’en tous ses sentiments elle est assez entière,
St même qu’en celui qu’elle m’a témoigné
À la presser beaucoup, j’aurais fort peu gagné.
C’est pourquoi lui contant l’aventure importune,
Qui confondit ma gloire avec votre infortune ;
J’ai couvert mon amour du titre d’Amitié,
J’ai déguisé ses traits des traits de la pitié,
Et n’ai pas témoigné qu’ayant causé vos larmes,
Je fusse au désespoir du bonheur de mes armes ;
Ou j’en ai fait connaître un regret apparent,
Non comme un serviteur, mais bien comme un parent ;
Enfin sur ce discours je l’ai bien flattée
Qu’à vous favoriser elle est toute portée,
Et votre esprit craintif ne doit point redouter
De l’aller voir encor pour l’en solliciter :
Croyez, que j’ai rendu cette entrevue aisée,
Elle est à vous servir à peu près disposée,
Et nous mettrons bientôt la chose au dernier point.
CONSTANCE.
Seigneur, en cet espoir ne vous trompez vous point ?
J’ai connu dans ses yeux une secrète haine
Qui rejetait ma plainte, et me souffrait à peine,
Et ses regards altiers faisaient assez savoir
Qu’elle ne prenait point de plaisir à me voir ;
J’ai peur d’en recevoir quelque mauvais visage.
CHRISPE.
Madame, sans sujet vous prenez cet ombrage.
CONSTANCE.
Son Orgueil me pourrait traiter de haut en bas,
Et je suis d’une humeur à ne le souffrir pas :
Car bien que j’eusse en tête une forte partie,
À peine un trait piquant serait sans répartie.
CHRISPE.
Vouloir d’une affligée accroître la douleur ?
CONSTANCE.
On appréhende tout étant dans le malheur.
CHRISPE.
Pour avoir ces pensers Fauste est trop généreuse.
CONSTANCE.
Constance pour tout craindre est assez malheureuse,
CHRISPE.
Madame, votre peur vous le fait figurer.
CONSTANCE.
Seigneur, votre désir vous fait tout espérer.
CHRISPE.
Mais on vient de sa part nous dire quelque chose.
Scène IV
CONSTANCE, CHRISPE, CORNÉLIE
CORNÉLIE.
Seigneur, l’Impératrice au Cabinet repose ;
Un grand mal sur le champ vient de la travailler.
CHRISPE.
Nous n’entrerons donc pas de peur de l’éveiller.
Scène V
CONSTANCE, CHRISPE
CONSTANCE.
Hé bien, Seigneur, hé bien ? où sont vos espérances ?
Direz-vous que j’ai vu de fausses apparences ?
J’ai fait un jugement dont vos sens font témoins ;
Son horreur naturelle a surmonté vos soins,
À faire ce rebut elle était préparée :
Sachant que nous entrions elle s’est retirée,
Le mal qui l’a surprise est un mal affecté
Et celui de sa haine est une vérité.
Je ne pourrai sortir d’un sort si déplorable.
Vous ne fléchirez point cette âme inexorable.
CHRISPE.
Pour ce trait de malheur ne nous rebutons pas,
Un astre plus heureux y conduira nos pas ;
Et lorsque sa santé sera mieux affermie,
Nom pourrons par nos soins fléchir cette ennemie.
CONSTANCE.
Il sera malaisé de pouvoir l’adoucir,
Seigneur, c’est un dessein qui ne peut réussir.
CHRISPE.
Ne désespérons pas de notre destinée.
CONSTANCE.
Sa haine pour Constance est trop enracinée.
CHRISPE.
Qui rendrait contre vous ces esprits animés ?
CONSTANCE.
Je crois qu’elle me hait parce que vous m’aimez.
CHRISPE.
S’il était véritable, ô charmante Princesse,
Sa haine contre vous, n’aurait jamais de cesse,
Puisque qu’étant embrasé pour un objet si beau,
J’ai fait vœu de l’aimer jusques dans le tombeau.
CONSTANCE.
Durant le peu de temps que vous m’y présentâtes
Elle pâlit toujours quand vous me regardâtes ;
Fut toujours inquiète, et fit assez juger
Que me servir ainsi n’était pas l’obliger ;
D’où peut venir cela ?
CHRISPE.
C’est qu’elle est glorieuse
Pleine de Vanité, hautaine, impérieuse,
Et quelle s’imagine ayant l’autorité
Que toute la louange est due à sa beauté.
Pourtant à vous servir elle s’est obligée ;
Et lorsque de parole elle s’est engagée
Elle est religieuse à maintenir sa Foi,
Et je ne puis penser qu’elle y manque pour moi.
Mais que Fauste nous soit favorable ou contraire,
Nous parviendrons sans doute au bonheur que j’espère :
Mon Père est le meilleur d’entre tous les mortels,
La Nature jamais n’en a formé de tels.
Quand on l’obséderait, je romprais tous ces charmes
Si j’avais devant lui répandu quelques larmes.
CONSTANCE.
Acheter à ce prix la fin de nos malheurs ?
Ce serait trop, Seigneur, il vous coûtait des pleurs :
Il se contentera des miens qui sont vulgaires,
Il plaît à mon malheur qu’ils ne me coûtent guère.
CHRISPE.
Dieux ! mais préparons nous, Constantin va passer,
Il serait à propos encor de le presser,
Il faudrait sur le champ lui faire une Harangue.
CONSTANCE.
Ô sainte Piété, viens inspirer ma langue.
Scène VI
CONSTANCE, CONSTANTIN, CHRISPE
CONSTANCE.
Nos importunités, plaisent aux Immortels
Lorsque nos vœux pressants assiègent leurs Autels ;
Parce que cet effort marquant notre espérance,
Honore leurs bontés et leur Toute-puissance :
Et fait voir clairement que pour avoir du bien
Nous avons besoin d’eux qui n’ont besoin de rien.
J’espère aussi, Seigneur, que dans mes infortunes,
Mes plaintes aujourd’hui vous sont moins importunes ;
À vous qui sans pareil gouvernés sous les Cieux,
Et marchez ici bas au premier rang des Dieux.
À qui plus justement faut-il que l’on s’adresse
Lorsqu’on est accablé de mal ou de tristesse,
Qu’à celui qui partout fait respecter ses lois
Et s’est rendu le Maître et l’Arbitre des Rois ?
Votre rare bonté peut ici toute entière
Travailler sur le fonds d’une illustre matière ;
Sur un noble Tissu, dont un cruel malheur
A troublé l’ordonnance et terni la couleur.
Il est juste, Seigneur, que vous goûtiez la joie,
De rétablir des jours filés d’or et de soie,
Et qu’oubliant enfin tout ce qui s’est passé
Vous redressiez vous-même un Trône renversé.
Changez, par vos bontés un destin si funeste,
Le plaisir de bien faire est un plaisir Céleste ;
Et celui d’excuser lorsque l’on peut punir,
De rendre des États qu’on pourrait retenir,
Et libéralement remettre une Couronne,
C’est de ces grands effets dont l’Univers s’étonne :
Et la Félicité d’un spectacle si doux
Ne peut jamais venir que des Dieux et de vous.
Écoutez une sœur qui vos bontés réclame,
Et qui vous en conjure avant que rendre l’Âme ;
Elle que ses Ennuis, ou la fin du malheur
S’en vont faire mourir de joie ou de douleur.
CONSTANTIN.
Ah ! ma Nièce, cessez ; je ne puis vous entendre ;
À l’objet de vos pleurs je me trouve trop tendre,
Mais je suis endurci pour ce Père inhumain,
Pour ce Père cruel j’ai le cœur trop d’airain :
Et quoi qu’on me promette, et quoique l’on me die,
Je ne puis oublier sa noire perfidie :
Je ne puis oublier les cruels attentats
Dont il a si souvent ébranlé mes États.
Après tant de bienfaits par qui cet infidèle
Devait être lié d’une chaîne éternelle ;
Ce Tyran insensible aux traits de ma pitié,
A toujours violé les lois de l’Amitié :
Il n’eut jamais plaisir qu’à me faire la guerre ;
Il m’a persécuté sur l’Onde et sur la Terre,
Et contre sa promesse, et sans aucun propos
Il s’est toujours ému pour troubler mon repos.
Combien l’avons-nous vu recourir à ma grâce,
Vaincu dans l’Allemagne et vaincu dans la Thrace ;
Et venir par les siens pleurer à mes genoux,
Pour se rendre rebelle à même temps qu’absous ?
Ne se souvenir plus de l’effet de vos larmes,
Et mettre injustement toute la terre en armes ?
Non je ne veux plus voir à tous coups hasardé
Un si grand diffèrent par le fer décidé :
J’aurai seul désormais la puissance absolue ;
Qu’on ne m’en parle plus, la chose est résolue.
CONSTANCE.
Seigneur, considérez...
CONSTANTIN.
C’est en vain battre l’air.
CHRISPE.
Retirez-vous, Madame, et me laissez parler.
Scène VII
CONSTANTIN, CHRISPE
CONSTANTIN.
C’en est fait, c’en est fait.
CHRISPE.
Quoi, Seigneur, point de grâce ?
CONSTANTIN.
Tu veux en m’exposant que je la satisfasse ?
Pour un Fils bien-aimé c’est trop peu me chérir.
CHRISPE.
Moi ? t’exposer ? Seigneur ? j’aimerais mieux mourir.
Je ne pourrais ici te parler de Clémence
Si tu ne l’exerçais avec toute assurance :
Et tu connaîtrais bien, s’il te plaît m’écouter,
Que ton autorité n’a rien à redouter.
CONSTANTIN.
Parle donc, et m’en donne une raison bien ample,
Apprends-moi pour le moins à faillir par exemple :
Cherche dans notre Siècle, ou dans l’Antiquité
Un trait si favorable à la témérité.
CHRISPE.
Alexandre vainquit un Prince de l’Indie
Qui pour l’oser combattre eut l’Âme bien hardie.
Et qui fait prisonnier sans trouble et sans effroi,
Demanda hautement qu’on le traitât en Roi.
Et cependant charmé d’une Vertu si grande,
Le Macédonien accorda sa demande ;
Le voulut rétablir en ses mêmes États,
Et s’acquit de la gloire en ne l’opprimant pas,
Ici, grand Constantin, n’oserais-tu prétendre
À ce degré d’honneur ou s’élève Alexandre ?
Et peux-tu bassement craindre ton Allié
Lorsqu’en tant de Combats tu l’as humilié ?
Quand ta sœur son épouse en larmes te convie
De la laisser en paix le reste de sa vie ?
Craindre un Ennemi seul atterré par tes mains,
Toi qui donne des lois au reste des Humains,
Et qui voit dans le Ciel par les Divins mystères
Ta Fortune tracée en brillants caractères ?
Quel timide penser peut récuser tes yeux
Ou te faire douter des promesses des Cieux ?
Dois-tu rien redouter en l’état où nous sommes
Ni du côté des Dieux, ni du côté des hommes ?
Si l’effroi peut saisir un cœur si généreux,
Sacrifie à ta peur Licine et ses Neveux ;
Enveloppe ta sœur dam la même disgrâce,
Et fais ainsi périr la moitié de ta Race :
Mais garde que ta gloire aille du même rang,
Tu pourras la tâcher en répandant ton sang.
CONSTANTIN.
Que de maux apparents mêlés en ta requête !
Elle remet mon sort du calme à la tempête,
Me retire du port pour m’en rendre éloigné,
Et redonne au hasard tout ce que j’ai gagné.
Je dois craindre Licine, il est homme de guerre,
Il a pour partisans les deux tiers de la Terre ;
Je crains les attentats, je crains les trahisons,
Mais Chrispe est plus puissant que toutes ces raisons.
Fauste et tout le Conseil auront beau faire instance,
En faveur de mon fils j’ai pitié de Constance :
Je veux, comme il souhaite, embrasser la douceur,
Et faire encore grâce au mari de ma sœur :
Afin qu’elle guérisse, et qu’essuyant ses larmes
Elle bénisse encor la douceur de mes armes.
CHRISPE.
Ô Père le meilleur d’entre tous les humains,
Souffrez pour ce bienfait que je baise vos mains ?
Quoi, répondre, Seigneur, à ma secrète envie,
À vos rares bontés, je dois deux fois la vie,
Mon plus ardent souhait, et mon sort le plus doux.
C’est de pouvoir un jour la prodiguer pour vous.
CONSTANTIN.
Je sais bien que mon Fils m’aime avec tendresse,
Mais il faut qu’on se serve ici de quelque adresse,
Fauste pour t’obliger m’a parlé d’un pardon,
Va-t’en lui témoigner qu’elle t’a saisi ce don,
Qu’elle a calmé mon Âme, et que sans son suffrage
Tes parents en ce jour allaient faire naufrage :
Tu connais cet Esprit qui veut être flatté,
Et j’aime le repos et la tranquillité.
ACTE III
Scène première
CONSTANTIN, LACTANCE
CONSTANTIN.
Toi qui me fus donné pour mon soulagement
Esprit où la doctrine est jointe au jugement,
Et mêlant au savoir une admirable adresse,
Sait raisonner sur tout avec tant de sagesse.
Viens donner du remède à ce secret ennui
Qui prévenant mes maux m’inquiète aujourd’hui :
Il faut qu’à tes discours ma peine se console,
Et quelle s’adoucisse au miel de ta parole/
Ah !
LACTANCE.
Qu’avez-vous, Seigneur, qui vous fait soupirer ?
CONSTANTIN.
J’ai ce que sans frémir je ne puis déclarer :
Je n’aperçois partout que de tristes présages
Qui de l’ire du Ciel m’apportent les messages ;
Du pied droit en sortant j’ai le seuil rencontré,
Un hibou dans ma chambre en plein jour est entré,
Et pour marque des maux qu’il me venait apprendre
Est tombé raide mort dès qu’on l’a voulu prendre.
Un chien que j’ai nourri qui me fuit en tous lieux,
Et qui n’a nul repos s’il n’a sur moi les yeux,
Devient morne aujourd’hui lorsque je le caresse,
Et d’un aboi plaintif m’imprime sa tristesse :
Puis je suis effrayé d’un songe que j’ai fait.
LACTANCE.
Ces augures parfois ne sont pas sans effet.
CONSTANTIN.
Il m’a semblé la nuit qu’achevant la Campagne
Encor tout fatigué des exploits d’Allemagne,
Je voulais reposer dessus des gazons verts
Durant le plus grand chaud en des lieux découverts,
Et qu’une Aigle Royale, si belle, et glorieuse,
Qui suivait des Romains l’Aigle victorieuse,
S’opposant au Soleil, venait tout à propos
Ajuster en ce temps son vol à mon repos :
Planait dessus ma tête, et d’un égal ombrage
De la chaleur du jour défendait mon visage.
Au gré de mes désirs, l’Oiseau parfois baissait,
Et du vent de son aile il me rafraîchissait ;
Chassait loin de ce lieu d’importunes Corneilles
Qui venaient pour blesser mes yeux ou mes oreilles :
Et bref avec ardeur prenait autour de moi
Les soins d’un Serviteur ardent et plein de foi.
Sa beauté me plaisait, j’aimais ses bons offices,
C’était mon passe-temps et mes chères délices,
Et tous mes Courtisans disaient pour me flatter,
Qu’il semblait près de moi l’Aigle de Jupiter.
Lorsqu’un sale vautour ami de la voirie,
Sur ce noble Animal descendant de furie
Par un dépit jaloux à sa perte animé
L’a fait choir à mes pieds d’un bec envenimé :
J’ai vu l’Oiseau sanglant mourir sur l’herbe verte,
Et d’un trait décoché j’en ai vengé la perte :
Son ennemi cruel mourant auprès de lui,
Allégea ma colère, et non pas mon ennui ;
Car ce cher animal qui n’a point de semblable,
Laissa de son malheur mon Âme inconsolable ;
J’en répandis des pleurs, j’en poussai des soupirs,
Et vins à m’éveiller dans ces grands déplaisirs.
LACTANCE.
Ce songe est effroyable, et j’en ai fait un autre
D’aussi mauvais présage, et qui répond au vôtre :
Chrispe sans doute est l’aigle ardente à vous servir,
Et quelque grand malheur s’en va nous le ravir,
Si la bonté du Ciel ou l’humaine prudence,
Ne font passer ailleurs la maligne influence ;
Devers le point du jour, dans un profond repos
Ce Prince ma paru, je l’ai vu les yeux clos,
Et mon timide esprit troublé d’une ombre vaine
A cru que tous mes sens prenaient part à sa peine :
J’ai senti les glaçons qui saisissaient son corps,
J’ai vu son teint tout pâle et ses yeux demi morts ;
Et parmi cet horreur à nul autre pareille,
Sa languissante voix a frappé mon oreille.
Lactance, m’a-t-il dit, jetant les yeux sur moi,
J’éprouve les rigueurs d’une cruelle loi :
Le violent excès d’une effroyable rage
Précipite mes jours en l’avril de mon âge.
De grâce, vois mon Père, et le vas avertir
Que mon Âme l’appelle avant que de partir,
Et pour l’affection qu’il m’a toujours gardée,
Cherche sa main Royale et la baise en idée.
À ces mots, son Esprit de son corps est sorti,
Et dans le vif regret que j’en ai ressenti,
L’abondance des pleurs roulant sur mon visage
A fait évanouir cette funeste Image.
Je me suis éveillé tout ému de douleurs,
Le sein gros de soupirs, et tout trempé de pleurs ;
Et dessus mon chevet à paupières décloses,
J’ai longtemps contemplé l’inconstance des choses ;
Médité sur mon songe, et promené mes yeux
Sur l’instabilité qu’on trouve sous les Cieux,
Où la plus belle vie et la mieux attachée,
D’un prompt coup de ciseau se voit souvent tranchée.
Seigneur, c’est votre Image et votre digne appui,
Veillez, sur son salut, et prenez garde à lui :
Conservez, ce Héros qui marchant sur vos traces,
N’a son doux élément que dans vos bonnes grâces.
CONSTANTIN.
Tous mes autres enfants me sont beaucoup moins chers,
J’en atteste le Ciel, et le Dieu que je sers :
Mais par où puis-je faire une perte si grande ?
Je ne l’aperçois point quoi que je l’appréhende.
En l’état où je suis, Chrispe est hors des hasards,
Sa vie est à l’abri des piques et des dards.
LACTANCE.
Il est en sûreté des dangers dont Bellone
Pourrait au champ de Mars menacer sa personne ;
Mais on sait que l’Envie avec sa trahison,
Use de plus d’un fer, et de plus d’un poison ;
Lorsque sans redouter la honte ni le blâme,
Elle a fait le dessein de couper une trame.
Gardez, qu’on vous surprenne, et que quelque ressort
Traverse votre vie en lui donnant la mort :
La vertu sollicite en ce lieu la Nature,
Comme il est votre Fils, il est ma nourriture,
Et si cet arbrisseau se trouvait arraché,
Celui qui le dressa serait bientôt séché.
CONSTANTIN.
Chrispe est en sûreté, jamais nul artifice,
Ni... Mais éloigne-toi voici l’Impératrice.
Scène II
FAUSTE, CONSTANTIN
FAUSTE.
Seigneur, vous rendrez-vous à l’importunité
Oui veut qu’on vous offense avec impunité,
Et que pardonnant tout par une fausse gloire
Nous ne goûtions jamais les fruits de la Victoire ;
Si votre fermeté peut ici balancer,
Tous vos travaux passés sont à recommencer ;
Sur la mauvaise foi qu’on vous a témoignée,
Il faut débattre encor une palme gagnée ;
Il faut remettre encor le harnais sur le dos,
Et ne goûter jamais un moment de repos.
CONSTANTIN.
Ce discours me rejette en une peine extrême,
Il est embarrassant et contraire à soi-même,
C’est vouloir une chose, et ne la vouloir pas,
C’est promettre la vie et donner le trépas.
Quels contraires effets voulez-vous que j’assemble ?
Puis-je être impitoyable et clément tout ensemble ?
Pourquoi me parliez-vous de leur donner la paix ?
N’êtes-vous plus d’accord avecque vos souhaits ?
FAUSTE.
Seigneur, le plus souvent la première pensée
Dans le meilleur Esprit n’est pas la plus sensée ;
Quoi qu’elle semble bonne à force d’y songer,
Quelqu’autre vient après qui la peut corriger ;
Et notre jugement augmentant de lumière,
Prend souvent la seconde, et quitte la première.
Puis, quand j’ai demandé qu’on mit tout en oubli,
Je ne croyais pas voir Licine rétabli,
J’espérais qu’on tiendrait son audace bannie
Sur les rives du Pont, ou vers la Bithinie ;
Qu’il vivait en repos et non pas élevé,
Non plus en Empereur, mais en homme privé :
C’est tout ce que de vous il se devait promettre.
CONSTANTIN.
Il faut entièrement le perdre ou le remettre ;
La gloire me défend de faire rien de bas,
Pardonner à demi, c’est ne pardonner pas.
FAUSTE.
J’aimerais mieux aux miens assurer la Couronne,
Punissant un Tyran qui jamais ne pardonne.
CONSTANTIN.
Notre Chrispe s’oppose à ses derniers malheurs,
Et pour la parenté me conjure avec pleurs.
FAUSTE.
Chrispe est comme un enfant qui voit un fer reluire,
Et qui le veut avoir quoi qu’il lui puisse nuire ;
Mais on doit sagement combattre son désir,
Pourvoir son salut plutôt qu’à son plaisir ;
Et quoi qu’avec des pleurs il demande les armes,
Pour épargner son sang, laisser couler ses larmes.
Ici l’exact refus fait montre d’amitié,
Et la haute rigueur y tient lieu de pitié ;
Et comme il tient de vous la lumière et la vie,
C’est à vous qu’appartient de régler son envie.
CONSTANTIN.
Sans l’avis du Conseil nous n’en résoudrons rien.
FAUSTE.
Conseillez-vous en donc avec des gens de bien.
Scène III
FAUSTE, CORNÉLIE
FAUSTE.
Ah ! cette cruauté me perce jusqu’à l’âme,
Est-il rien de pareil ?
CORNÉLIE.
Ne pleurez point, Madame,
FAUSTE.
Ah ! ce trait de rigueur me blesse au dernier point :
Et tu me dis encor que je ne pleure point ;
Ne vois-tu pas que Chrispe en faveur de Constance,
M’a près de l’Empereur fait voir mon impuissance ?
Qu’il s’est rendu contraire à tout ce que j’ai dit,
Et contre ma faveur fait lutter son crédit ?
Ô dure ingratitude ! ô noire perfidie !
Qu’il faut que dans l’enfer un méchant étudie,
Et que jamais Esprit ne saurait concevoir
Qu’inspiré des démons du souffle le plus noir.
Quoi ? j’aime donc ce Fils à l’égal de son père,
À mes propres enfants mon Amour le préfère,
Mon âme à l’estimer s’accorde avec mes yeux,
Et contre la Nature, et contre tous les Dieux,
Et lui du même temps par une erreur extrême,
Pour nous contrarier est contraire à lui-même ?
Se met dedans les fers pour nous mieux oppresser,
Et lui-même se tue afin de nous blesser ?
CORNÉLIE.
On ouvre, j’ois du bruit.
FAUSTE.
Ah ! mon trouble est extrême,
Que je le hais, grands Dieux, ou plutôt que je l’aime
Que n’ai-je des appas à changer son dessein ?
Ou que n’ai-je un poignard pour lui percer le sein.
Mes yeux qu’il est charmant, mon cour qu’il est horrible !
Que je suis indulgente, et que je suis sensible :
Pour nous laisser parler éloigne un peu tes pas :
Mais, j’ai besoin de toi, ne te retire pas.
Scène IV
FAUSTE, CHRISPE, CORNÉLIE
FAUSTE.
Chrispe dont l’Univers fait ses chères délices,
Faut-il pour qui vous aime inventer des supplices ?
Faut-il qu’un si grand Prince et si considéré
Opprime des sujets dont il est adoré ?
Des Tigres, des Lions je craindrais moins la rage,
Vous êtes plus cruel que l’Ours le plus sauvage,
Ceux de qui la fureur se prend aux Immortels
Qui répandent le sang jusques sur les Autels ;
Le bras des assassins, la bouche des impies,
Les traîtres, les brigands, les monstres, les harpies,
Et tout ce qui du Ciel attire le courroux,
A plus de retenue, et de bonté que vous.
CHRISPE.
Moi, Madame, et comment ?
FAUSTE.
Aussi je vous déteste
Beaucoup plus que la mort, beaucoup moins que la peste ;
J’ai plus d’horreur de vous que des feux, que des fers,
Et de tous les serpents qui rampent aux enfers.
CHRISPE.
Quelle en est la raison, veuillez donc me l’apprendre.
FAUSTE.
Ah ! ne me parlez plus, je ne puis vous entendre,
N’aurai-je point le bien que l’on me laisse en paix ?
CHRISPE.
Puisqu’il vous plaît ainsi, Madame, je m’en vais,
Mais je ne pense pas vous avoir offensée.
FAUSTE.
Ah ! Chrispe, revenez, ma colère est passée :
Et quelque procédé qui me doive toucher
Je ne dirai plus rien qui vous puisse fâcher.
Je vous pardonnerai de bon cœur tout ce crime,
Je vous aurai toujours en la plus haute estime,
Et je ne vivrai plus que pour vous honorer
De toutes les faveurs que l’on peut espérer,
Pourvu que par serment votre âme enfin s’engage.
CHRISPE.
À quoi ?
FAUSTE.
C’est... je ne puis en dire davantage,
Il m’a pris tout à coup des éblouissements ;
Voilà qui vous dira quels font mes sentiments ?
CORNÉLIE.
Madame.
FAUSTE.
Cornélie, achevez de lui dire,
Cette incommodité veut que je me retire.
Scène V
CORNÉLIE, CHRISPE
CORNÉLIE.
Quelle peine ô grands Dieux ?
CHRISPE.
Dites, je vous attends :
Mais je ne puis ici perdre beaucoup de temps.
CORNÉLIE.
Seigneur...
CHRISPE.
Vit-on jamais une telle merveille ?
Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille :
Vois-je des yeux de l’âme on bien de ceux du corps,
Je n aperçois ici qu’Énigmes, que transports,
On exerce sur moi l’humeur la plus mauvaise,
On vient m’injurier, puis soudain l’on m’apaise,
Et m’ayant protesté que tout est pour mon bien,
On me dit que j’écoute et l’on ne me dit rien.
CORNÉLIE.
Seigneur, vous savez bien les excès de tendresse
Qu’a toujours eu pour vous cette grande Princesse ;
C’est pourquoi votre Esprit se devrait détacher
De tous les procédés qui la peuvent fâcher :
Voila ce qui la trouble et dont elle est touchée.
CHRISPE.
Mais sachons, Cornélie, en quoi je l’ai fâchée.
CORNÉLIE.
C’est que possible elle a des déplaisirs secrets,
De ce que vous méfiant en d’autres intérêts,
Bien loin de retrancher le mal par sa racine,
Vous parlez, au Conseil en faveur de Licine,
Elle n’en vent point voir relever la maison ;
De ce nouveau dépit c’est toute la raison.
CHRISPE.
Ah ! ce n’est point cela ; cette grande saillie
Vient d’un autre motif, dites tout, Cornélie :
Cet esprit qui s’emporte en ce dérèglement,
En matière d’État agit plus sagement.
Oui, quelqu’autre sujet produit la violence
Qu’exprime son discours, et même son silence :
Vous devriez satisfaire à son commandement,
Et me dire la chose un peu plus clairement.
CORNÉLIE.
L’ordre que j’ai reçu, Seigneur, c’est de vous dire
Qu’il ne tiendra qu’à vous de gouverner l’Empire ;
Admirant aujourd’hui vos exploits triomphant,
Fauste vous considère autant que ses enfants,
Auprès de l’Empereur ses soins et ses suffrages
N’agiront désormais que pour vos avantages :
Mais pour vous préparer à goûter tant de biens,
Il faut que vous quittiez, Licine, et les siens :
Il faut abandonner toute cette famille,
Et ne voir jamais plus Constance, ni sa fille.
CHRISPE.
Constance ni sa fille ! ô trait injurieux !
Je les verrai toujours tant que j’aurai des yeux.
Comment, elle veut donc que dans cette aventure
Je renonce à mon sang, je manque à la Nature,
Et que pour obéir aux lois de sa rigueur
Je déshonore ainsi mon Esprit et mon cœur ?
Allez lui rapporter, mais avec diligence,
Qu’elle peut sur ma vie exercer sa vengeance,
Mais non pas m’obliger à vivre sans pitié,
Et manquer pour les miens d’honneur et d’amitié ;
Comment, afin qu’on m’aime, et qu’on me considère,
Je serai l’Ennemi de la sœur de mon Père,
J’aurai l’Esprit si noir, j’aurai le cœur si bas ?
Ah ! j’aime beaucoup mieux que l’on ne m’aime pas.
Qu’un autre prenne part à cette bienveillance
Qui conduit à la honte avec tant d’insolence,
Quiconque ose tenter mon courage en ce point
Ne doit pas me connaître et ne m’estime point.
Ma résolution ne peut être changée,
J’ai fait vœu de servir une Tante affligée ;
La menace de Fauste et de tout son pouvoir
Ne saurait divertir le cours de mon devoir.
Dépêchés Cornélie, allez, courez lui dire,
Et que l’honneur à Chrispe est plus cher qu’un Empire.
Seigneur, dispensez-moi de faire ce rapport,
Fâchant l’Impératrice, il peut vous faire tort.
CHRISPE.
Elle m’en fait assez alors qu’elle s’attache
À mettre sur ma gloire une éternelle tâche :
Dites-lui, dites-lui, qu’il n’en faut plus parler,
Mon cour est un rocher qu’un ne peut ébranler.
Scène VI
CORNÉLIE, FAUSTE
CORNÉLIE.
Je ne porterai point ces mauvaises nouvelles,
Son discours m’a laissé dans des transes mortelles,
Madame !
FAUSTE.
Cornélie, et bien ?
CORNÉLIE.
C’est temps perdu.
FAUSTE.
J’étais en cet endroit d’où j’ai tout entendu ;
Qu’il est audacieux et qu’il est téméraire.
CORNÉLIE.
Il s’emporte un peu trop.
FAUSTE.
Je ris de sa colère,
Il faut qu’elle se passe, il faut qu’humilié
Il me vienne prier que tout soit oublié.
Qu’il vienne par ses pleurs divertir une foudre,
Et baiser une main qui le peut mettre en poudre.
Il ose s’attacher à ce qui me déplaît,
L’insolent et l’ingrat, je l’ai fait ce qu’il est ;
Si j’ai su le servir, je saurai bien lui nuire,
J’ai bien su l’élever, je puis bien le détruire.
N’a-t-il eu jusqu’ici tant de respects pour moi
Qu’afin de s’introduire à me donner la loi ?
Avoir des sentiments à mes désirs contraires,
Pour hasarder l’Empire, et troubler les affaires ;
Pour former une ligue avec nos Ennemis,
Pour nom égaler ceux que nous avons soumis,
Et régler à son gré nos bonnes aventures.
Ah ! je lui ferai voir qu’il prend mal ses mesures,
Il changera d’état s’il ne vient s’excuser,
Tout est perdu pour lui s’il tarde à m’apaiser.
Je veux à mes enfants laisser l’État tranquille,
Et dompter hautement ce Lion indocile.
CORNÉLIE.
Madame, c’est un joug qu’à peine il recevra.
FAUSTE.
Je l’y forcerai bien, s’il ne plie il rompra,
Il quittera l’Empire, ou changera de flamme.
CORNÉLIE.
Mais il est Fils d’Auguste.
FAUSTE.
Et moi j’en suis la femme,
Et nous verrons bientôt, s’il me veut mettre au pis,
Lequel l’emportera de la femme, on du fils.
ACTE IV
Scène première
CONSTANTIN, FAUSTE
CONSTANTIN.
Quoi ! je ne saurai point d’où cette humeur procède ?
L’ennui qui vous afflige, est-ce un mal sans remède ?
FAUSTE.
C’est un mal pour le moins à guérir mal aisé,
Puisque même d’Auguste il est autorisé ;
C’est un mal qui se forme, et qui venant à croître,
Pourra faire périr ceux qui l’auront fait naître.
CONSTANTIN.
La prière de Chrispe en est le fondement.
FAUSTE.
L’indulgence d’Auguste en fait l’accroissement.
CONSTANTIN.
Ce mal n’est pas si grand que Fauste se figure.
FAUSTE.
Puisse l’événement tromper ma conjecture.
CONSTANTIN.
Mais qu’appréhendez-vous ?
FAUSTE.
Des malheurs infinis,
Vos peuples révoltés, vos enfants désunis ;
Une guerre Civile, un trouble épouvantable,
Mille changements, un destin lamentable.
CONSTANTIN.
Nous saurons détourner un si funeste sort.
FAUSTE.
Oui tant que vous vivrez mais après votre mort ?
CONSTANTIN.
Chrispe prendra toujours l’intérêt de son frère.
FAUSTE.
Je crains avec raison qu’il fasse le contraire.
CONSTANTIN.
Et sur quel fondement craignez-vous ce danger ?
Chrispe est-il si méchant ?
FAUSTE.
Non, mais il peut changer.
CONSTANTIN.
On voit fort peu changer des Âmes si bien nées.
FAUSTE.
Si l’a-t-on vu changer en fort peu de journées.
CONSTANTIN.
Je ne m’aperçois point d’un si grand changement.
FAUSTE.
La Cour avec regret fait ce discernement.
Chrispe nous honorait avant que la Victoire
Eut éclairé son front des rayons de le Gloire,
Et qu’un vent orgueilleux de réputation
Eut essoré le vol de son ambition.
Il suivait nos conseils avant que cette guerre
L’eut vu dans les dangers passer pour un tonnerre,
Et de peur de faillir, et de trop hasarder,
Il n’entreprenait rien sans nous le demander.
Mais ce bon naturel s’est changé dans la Thrace,
Où la Fortune Amie, a flatté son audace,
Et sans considérer son flux et son reflux,
Dans cette haute mer il ne nous connaît plus.
Il croit que nos avis lui sont peu nécessaires,
Il veut tenir tout seul le timon des affaires,
Et si sous cet orgueil nous plions aujourd’hui,
Le naufrage est pour nous, et le port est pour lui.
Rome est en sa puissance, et nous pouvons bien dire
Qu’il est Maître absolu de nous et de l’Empire,
Et qu’il se hâtera de nous fermer les yeux.
CONSTANTIN.
Fut-il Maître de tout, il nous traiterait mieux.
FAUSTE.
L’ambition rendrait son Âme inexorable.
CONSTANTIN.
Fauste, sa piété nous serait favorable.
FAUSTE.
Jamais la piété ne peut accompagner
Un cœur préoccupé du dessein de régner,
Car l’avide désir de prendre une couronne
Ôte les sentiments que la Nature donne,
Et bien souvent un fils d’un aveugle transport,
Marche lors sans dessus un Père mort.
Chrispe vous craint, Seigneur, et je puis dire encore
Qu’il vous aime beaucoup, même qu’il vous adore ;
Mais ce bon naturel peut être corrompu
Par ceux qui pour nous perdre ont fait ce qu’ils ont pu.
S’il faut que désormais par une erreur fatale,
Ce Prince si bien né passe dans leur cabale,
Licine aura bientôt suborné son esprit
Pour lui faire achever le coup qu’il entreprit.
CONSTANTIN.
Ce n’est pas un parti qu’il faille qu’il embrasse ;
Par quel raisonnement jugez-vous qu’il y passe ?
FAUSTE.
Par l’Amour qui le pousse à le voir rétabli,
Et fait que pour Constance il m’est tout en oubli.
CONSTANTIN.
Quoi, Chrispe est-il touché de la jeune Constance ?
FAUSTE.
Pour elle toute seule il vous fait cette instance.
Si le bandeau d’Amour ne lui couvrait les yeux
Il verrait sous des fleurs un serpent furieux ;
Il craindrait de ce lieu l’alliance funeste,
Il fuirait cet Amour comme l’on fuit la peste.
Une haine envieillie en un cœur déloyal,
Corrompra lâchement ce cour vraiment Royal ;
Et vous l’ayant prédit, je serai la Cassandre
Qui verrai mettre Rome et nos Palais en cendre :
Possible que là-haut assis entre les Dieux,
Lorsque sur nos malheurs vous porterez les yeux,
Vous aurez du regret de voir Fauste enchaînée,
Près du Char de Licine en triomphe menée ;
Vos Temples démolis, vos Peuples saccagés,
Et vos jeunes enfants lâchement égorgés ;
Et l’Italie enfin cruellement détruite,
Détester pleurant votre peu de conduite.
Toutefois ces malheurs ne me surprendront pas,
J’en préviendrai l’effet par un noble trépas :
Le poison ou le fer, ô misère incroyable !
Plutôt que Constantin, me sera favorable,
Et sans leur prompt secours je ne puis éviter
Les maux où le Destin me va précipiter.
CONSTANTIN.
Ah ! ne vous troublez point de ces grandes alarmes
Mon cœur pénétré par le cours de vos larmes :
De tout autre intérêt vos pleurs m’ont détaché,
Mon fils m’avait surpris mais vous m’avez touché,
Il faudra que je pense à vos amis fidèles,
Pour gauchir sagement ces embûches mortelles.
Mais Chrispe vient ici vous parler sur ce point,
Suspendez cette affaire et ne l’aigrissez point.
N’outragez point ce Fils dont je suis idolâtre,
Soyez toujours se mère, et jamais sa marâtre,
Ne lui retranchez rien de votre affection.
FAUSTE.
Seigneur, laissez-moi faire en cette occasion,
Je tiens qu’il faut un peu lui tenir la main haute,
Afin que son Esprit reconnaisse sa faute,
Et se rende plus souple à suivre nos avis,
S’étant si bien trouvé de les avoir suivis.
Scène II
CHRISPE, FAUSTE
CHRISPE.
Je viens de vous rendre grâce ô divine Princesse
D’avoir fait que des miens enfin la crainte cesse :
Votre Esprit balançant la pitié de mes pleurs,
Avec la cruauté de leurs derniers malheurs ;
Encor qu’il s’y portât avec quelque répugnance,
A fait à la Rigueur succéder la Clémence.
FAUSTE.
À quoi tend ce discours confus et mal tissu ?
CHRISPE.
À vous remercier d’un bien que j’ai reçu :
Car bien que Constantin m’aime, et me considère,
J’avais besoin de vous pour fléchir ce bon Père,
Vous seule avez sauvé Licine du trépas.
FAUSTE.
Lui sauvé ? point du tout, ne vous abusez pas.
CHRISPE.
Un Courrier dépêché porte cette nouvelle.
FAUSTE.
Cette nouvelle est fausse, il faut qu’on le rappelle.
CHRISPE.
Licine l’apprendra comme une vérité.
FAUSTE.
Il peut la recevoir comme un conte inventé.
CHRISPE.
Assez distinctement on me l’a fait entendre.
FAUSTE.
Quelqu’un par ce discours vous a voulu surprendre.
CHRISPE.
L’Empereur me l’a dit avec tant de bonté.
FAUSTE.
L’Empereur vous l’a dit ? il s’est fort méconté :
Il n’y pensait donc pas ; c’est par quelque surprise ;
S’il s’abuse si fort, il faut qu’il se ravise.
CHRISPE.
J’attends de sa promesse un effet bien certain.
FAUSTE.
Si c’est là votre espoir, vous espérez en vain.
CHRISPE.
On peut sur sa parole encore plus prétendre.
FAUSTE.
En cette occasion l’on en doit rien attendre.
CHRISPE.
L’Honneur piégeant sa foi, m’assure sur ce point.
FAUSTE.
Moi, je suis caution qu’il ne le fera point.
CHRISPE.
J’en vais tout de ce pas rafraîchir sa mémoire.
FAUSTE.
C’est une illusion que vous lui ferez croire.
CHRISPE.
Je sais par quels serments il s’y trouve obligé.
FAUSTE.
L’intérêt de l’État l’en rend désengagé.
CHRISPE.
Nous verrons.
FAUSTE.
Voyez donc... As-tu vu, Cornélie,
Quelle confusion succède à sa folie ?
Il pourra discerner d’un jugement plus sain
S’il a quelque avantage à choquer mon dessein :
Ici son insolence est un peu réprimée,
Assez, hautainement je me suis exprimée.
CORNÉLIE.
En vous parlant, Madame, il semblait tout transi.
FAUSTE.
Constance est absente, il n’était pas ici,
Ce n’est que la moitié d’un Tout qui m’est funeste,
Ce n’en est qu’une part, mais en voici le reste.
Scène III
CONSTANCE, FAUSTE
CONSTANCE.
Je ne viens plus, Madame, avec de tièdes pleurs
Vous demander la fin de nos longues douleurs ;
Avec un teint plus gai je dois vous rendre grâces
D’avoir du mauvais sort dissipé les menaces :
Nous donnant une épreuve en ces adversités
Qu’il n’est rien d’admirable au prix de vos bontés ;
Car ces rares bontés adoucissant les choses
S’en vont bientôt changer nos épines en roses.
FAUSTE.
Encor que vos destins soient si bien disposez,
Vous n’aurez, pas les fleurs que vous vous proposez.
CONSTANCE.
Tous les vœux que je forme en mon âme craintive
Sont que la haine meure et que mon Père vive,
Que jamais la Discorde et le Trouble mutin
N’éloigne ses désirs de ceux de Constantin ;
Bref qu’en leur union la paix soit infinie.
FAUSTE.
Mais vous à quel objet voulez-vous être unie ?
CONSTANCE.
Moi Madame ? à l’honneur comme à vos intérêts,
FAUSTE.
Point, point, nous avons su quelqu’un de vos secrets.
CONSTANCE.
Je n’ai point de secrets qu’il faille que je cache,
Ils sont fort innocents je veux bien qu’on les sache.
FAUSTE.
Quoique vous les cachiez ils sont fort apparents,
Vous travaillez pour vous plus que pour vos Parents :
Prenant un soin pour eux, vous en avez un autre,
D’abattre une maison pour agrandir la vôtre.
CONSTANCE.
D’abattre une Maison ?
FAUSTE.
Oui, oui, mais c’est en vain.
Nous ferons hautement avorter ce dessein.
CONSTANCE.
Madame, ces effets d’une haine visible
Sont encore des traits d’un malheur invincible,
Qui par notre constance a semblé s’irriter
Et s’est plu si longtemps à nous persécuter :
Il faut, sans murmurer, souffrir sa violence,
Puisque votre pouvoir nous impose silence.
FAUSTE.
Que peut-on à cela vous répondre, sinon
Qu’il nous est bien aise de porter votre nom :
Puisque dansée succès, il est vrai que Constance
Pour le malheur a des siens a peu de répugnance,
Le jour de leur défaite est un jour glorieux,
Elle veut de bon cour ce que veulent les Cieux.
Si Licine en fuyant est sorti de la Thrace,
Vous l’avez sur le champ vengé de bonne grâce :
Exprimant un pouvoir qui n’est point limité,
Vous avez mis aux fers celui qui l’a dompté.
Vous avez tout soumis en blessant un seul homme ;
Quoi que Rome ait vaincu, vous triomphez de Rome.
Quel effet merveilleux ! un puissant Empereur
Qui jusqu’au bout du monde a semé la terreur,
En de si grands périls n’a gagné tant de gloire
Que pour mettre à vos pieds le fruit de sa Victoire.
Quoi ? du nom de malheur ce succès, appeler ?
De semblables malheurs on se peut consoler.
CONSTANCE.
Madame, à ce discours je ne puis rien entendre.
FAUSTE.
Auguste et le conseil l’ont fort bien su comprendre ;
Chrispe vous rend des soins et vous fait les doux yeux,
Vous obsède à toute heure et vous fuite en tous lieux ;
Il vous promet beaucoup, mais sachez qu’il se moque.
CONSTANCE.
S’il se moque de moi, la chose est réciproque.
FAUSTE.
En pouvez-vous douter ?
CONSTANCE.
Je n’en ai feint de peur.
FAUSTE.
Il est assez adroit.
CONSTANCE.
Mais il n’est point trompeur.
FAUSTE.
Il tient un rang bien haut.
CONSTANCE.
Je suis de la famille.
FAUSTE.
Il est Fils d’Empereur.
CONSTANCE.
Et n’en suis-je pas Fille ?
FAUSTE.
On voit en ces Césars de l’inégalité.
CONSTANCE.
La Fortune en a mis, mais non pas l’Équité.
FAUSTE.
L’un de ces Empereurs a pu l’autre soumettre.
CONSTANCE.
L’autre de sa valeur se pouvait tout promettre.
FAUSTE.
Il n’a pas en campagne eu les Dieux pour amis.
CONSTANCE.
Il n’est pour rien moins que ceux qui l’ont soumis.
FAUSTE.
Les vaincus aux vainqueurs ne sont pas comparables.
CONSTANCE.
La Vertu rend parfois les malheurs vénérables.
FAUSTE.
Cependant hors du Trône on voit cette Vertu.
CONSTANCE.
Elle peut éclater sous un Trône abattu.
FAUSTE.
Enfin quoi qu’il en soit, Constance n’est point née
Pour prétendre avec Chrispe au lien d’Hyménée ;
Nous ne souffrirons point qu’il soit fait son Époux.
CONSTANCE.
Vous souffrirez au moins qu’il m’aime mieux que vous.
FAUSTE.
À son dam s’il vous aime, interdit de le faire.
CONSTANCE.
À son dam beaucoup plus s’il agit au contraire.
FAUSTE.
Une peut vous aimer qu’avec beaucoup d’erreur.
CONSTANCE.
Ni vous aimer aussi qu’avec beaucoup d’horreur.
FAUSTE.
Ah ! sortez promptement engeance de Vipère.
CONSTANCE.
On ne m’accuse point d’avoir perdu mon Père.
FAUSTE, seule.
Quel Fantôme a fait bruit ? Et quel Spectre a passé ?
Dors-tu point ? est-ce à toi que l’on s’est adressé ?
Et peut-on appliquer ce que l’on vient de dire
À qui tient aujourd’hui les rênes de l’Empire ?
Mais cette vérité ne se peut démentir,
Constance me parlait, elle vient de sortir ;
C’est à moi, c’est à moi que ce discours s’adresse,
Elle vient d’offenser sa Reine et sa Maîtresse :
L’insolente qu’elle est voit encore le jour
Après avoir choqué ma gloire et mon amour ?
À moi, que sur le champ cette impudente expire.
CORNÉLIE.
Madame.
FAUSTE.
Ce n’est rien, allez qu’on se retire.
Connaissant Constantin et sa mauvaise humeur,
Il ne faut pas ici faire de la rumeur ;
Et n’ayant peu paré une atteinte si rude,
Il vaut mieux ménager ma rage avec étude,
Dévorer mon dépit, et me plaindre tout bas,
Que d’éclater plus haut et ne me venger pas.
À moi Constance ? à moi ? me parler de la sorte ?
En aurions-nous raison quand elle serait morte ?
Pour rendre un si grand coup mon bras est trop léger,
Je pourrai la détruire, et non pas me venger.
Mais Chrispe est tout ici, cette jeune indiscrète
De ses noirs sentiments n’est rien que l’interprète.
Cet ingrat, il me joue, et bravant mon crédit,
L’avoue absolument de ce qu’elle m’a dit.
Quoi Chrispe rira donc avec cette effrontée
Du plaisir qu’elle a pris à m’avoir irritée ?
Il se vantera donc près d’elle chaque jour
Des traits dont son mépris a payé mon amour ?
Ma défense inutile et ma vaine furie
Pourront entrer encore en cette raillerie ?
Ah ! je veux bien parer un si sensible affront,
J’ai le bras assez fort pour garantir mon front,
Et je vais m’employer de toute ma puissance
Pour faire avant ma honte éclater ma vengeance.
Il faut bien que le fer, la flamme ou le poison,
D’un mépris si sanglant me fassent la raison.
Pour les presser d’agir, dès cette heure je donne
Le plus beau diamant qui brille en ma Couronne.
Plutôt que cette Amour m’offense impunément,
Je veux perdre à la fois et l’Amante, et l’Amant.
Chrispe, il te souviendra de m’avoir offensée,
Ta sentence mortelle est déjà prononcée,
Et le désir pétille en mon cour dépité
Que ce sanglant Arrêt ne soit exécuté.
Oui Chrispe, c’en est fait, et tes jeunes années
Par mon juste courroux se verront terminées :
Pour le soulagement de ma vive douleur
Je vais faire passer la faux sur cette fleur.
Il faut que ma vengeance en ta perte médite
Sur ce que fait un corps lorsque l’âme le quitte ;
Et les convulsions qu’on lui voit ressentir
Quand la bouche dispute à la laisser sortir.
Avec attention je te verrai, perfide,
Devenir pâle et froid sans avoir l’œil humide :
Et verrai sans regret en ce dernier effort
Passer dedans tes yeux les ombres de la mort.
Mais où va ma fureur ? Arrête ma Colère,
Peux-tu bien outrager une chose si chère ?
Détournons de ce couple nos mains, et nos yeux,
Car c’est un attentat qui blesserait les Dieux.
Fauste, à quoi te portait ta furieuse envie ?
Ces vœux vindicatifs attentaient sur ta vie,
Et ta soudaine mort bornerait le plaisir
Que ton dépit cruel propose à ton désir.
Tu te verrais surprise, et dans cette disgrâce
Ta plus brûlante ardeur se changerait en glace.
Ne fais rien qui t’oblige à de grandes douleurs,
Et préviens sagement tes soupirs et tes pleurs.
Quoi que Chrispe t’offense, il peut vivre sans crainte,
Tu ne pourrais blesser une chose si sainte ;
Il est inviolable à ton ressentiment,
Il aura part au crime, et non châtiment ;
Et lorsque tu pourrais d’un éclat de tempête
Perdre tout l’Univers, il sauverait sa tête.
Je consens qu’un Héros le plus grand des humains
Au fort de mon courroux me désarme les mains ;
Il nous plaît de sauver un Complice du crime,
Nous nous contenterons d’une seule Victime ;
Constance par son sang pourra désaltérer
Cette brûlante soif qui nous fait soupirer.
Mais par où m’y prendrai-je ? et que faudra-t-il faire
Pour ouvrir cette source à mon bien nécessaire,
Sans qu’elle fasse bruit, et qu’un Peuple mutin
Aigrisse contre moi l’esprit de Constantin ?
Ouvre-toi mon Esprit cherche, invente et t’emploie
Pour bâtir sur ce plan le comble de ma joie :
Fais que dans ce débris mon nom soit conservé,
Conduis bien cet ouvrage et le rends achevé.
En voici le secret, j’en ai trouvé l’adresse :
Je surprendrai l’amant, il perdra sa Maîtresse,
Elle, à ce serviteur que je lui ravirai,
Imputera les maux dont je la comblerai :
Je porterai Constance à mourir enragée,
On ne la verra plus, et je serai vengée.
Ah ! serpent dangereux qui t’oses prendre à moi,
Tu t’émancipes trop, ta mort en fera foi :
Tu te repentiras de l’air dont tu me traites,
Tu crèveras bientôt du venin que tu jettes.
Filles.
UNE DES FILLES.
Avançons-nous, on nous vient d’appeler.
FAUSTE.
Ce n’est qu’à Cornélie à qui je veux parler :
As-tu vu ton parent ?
CORNÉLIE.
Il est ici, Madame.
FAUSTE.
Mais me veut-il servir ?
CORNÉLIE.
Oui, mais il craint le blâme,
Il balançait encor la gloire, et l’intérêt.
FAUSTE.
Presse, et le fais pencher du côté qui me plaît,
Hâte une heureuse crise en mon esprit malade ;
Il faut que le raison bientôt le persuade :
Fais qu’il hasarde tout afin de me sauver,
Et s’il est résolu, qu’il me vienne trouver.
Je veux que l’Univers après ce grand service,
Doute qui de nous deux sera l’Impératrice.
Scène IV
CORNÉLIE
Ô Dieux quelle faveur ! ô Cieux qu’ai-je entendu !
Mon cour dans cette joie est encor suspendu.
Essayons de lui faire acquitter sa promesse,
Et servons dignement cette digne Maîtresse ;
Je tiens ce qu’elle veut à moitié réussi ;
Léonce est-il par là ?
Scène V
LÉONCE, CORNÉLIE
LÉONCE.
Madame le voici.
CORNÉLIE.
Hé bien ? me veux-tu croire, ou suivre ton caprice ?
Prends-tu part pour Chrispe, ou pour l’Impératrice ?
Du plomb avecque l’or fais-tu comparaison ?
Ou quittes-tu ton sens pour suivre la Raison ?
Es-tu pour ta fortune, ou de glace ou de flamme ?
Mes avis sont-ils point passés jusqu’en ton âme ?
LÉONCE.
Madame, à vos avis j’ai mûrement pensé,
Mais mon Esprit encor se trouve balancé ;
J’aime ce jeune Prince, et j’ai peine à rien faire
Qui le puisse offenser, ou lui puisse déplaire ;
Peut-on mieux acquérir du bien qu’en le servant ?
N’est-il pas adoré comme un Soleil levant ?
CORNÉLIE.
Léonce sen ce discours dépourvu de Science,
On voit que la jeunesse a peu d’expérience,
Et qu’en ton âge encor nos Esprits innocents
Suivent avec erreur le Conseil de nos Sens.
Selon les yeux du peuple, et son grossier langage,
C’est un Soleil levant qu’un Prince de cet âge :
Mais comme tous les jours nous voyons arriver
Ces Soleils dont parfois longtemps à se lever.
Et quelquefois encor tous brillants de lumière,
On les voit éclipser entrants dans la carrière,
Chrispe est brave et bienfait, mais on voit qu’aujourd’hui
Il prend beaucoup de peine à travailler pour lui ;
Qu’il coulera du temps avant qu’il s’établisse,
Et qu’il puisse agrandir ceux qui lui font service.
Constantin prise fort ses exploits triomphants,
Mais il sait bien aussi qu’il a d’autres enfants
D’une aimable Princesse ; Illustre pour la Race,
Digne pour la Vertu, charmante pour la Grâce ;
Qui peut plus de beaucoup que ce jeune Vainqueur,
Ayant absolument son oreille, et son cœur.
Pour acquérir des biens et de l’honneur encore,
Ce n’est pas Constantin, c’est Fauste qu’on adore ;
Les charges, les emplois, et le bien et le mal
Passent par cette main, coulent par ce canal :
Elle verse aux sujets de ce puissant Empire
Ce qu’ils ont de meilleur, et ce qu’ils ont de pire.
La source est à chercher plutôt que les ruisseaux,
Il faut se prendre à l’arbre, et non pas aux rameaux ;
Surtout, quand à nos yeux la Fortune se montre,
Il faut soudain tirer profit de sa rencontre :
Et qui n’est pas habile à la prendre aux cheveux,
Après l’occasion fait d’inutiles vœux.
LÉONCE.
Madame, ce discours montre mon ignorance,
Je veux sur vos conseils fonder mon espérance,
Et je croirai faillir avec impunité,
Servant aveuglement une Divinité.
CORNÉLIE.
Entre donc là-dedans ; dis à l’Impératrice
Que tu veux les yeux clos embrasser son service :
Dès l’heure, ta fortune est sans comparaison,
Tu verras les flots d’or rouler dans ta maison.
ACTE V
Scène première
FAUSTE, seule
Poison subtil, Esprit de douleur et de mort,
Hâte-toi de faire un effort
Qui satisfasse Fauste, et punisse Constance ;
Trop longtemps à ma honte elle demeure au jour,
Et je dois pour le moins contenter ma vengeance.
Moi qui ne dois jamais contenter mon Amour.
Son sang tout corrompu semble être préparé
À cet effet si désiré ;
C’est d’un monstre cruel quelle a reçu la vie ;
Mais parmi cet espoir je crains avec raison
Que l’Amour quelle a prise et qu’elle ma ravie
Lui serve d’antidote, et de contrepoison.
Le beau portrait de Chrispe est gravé dans son cœur,
Et cet agréable vainqueur
Sera son Protecteur comme il est son Complice :
Mais j’y donne bon ordre en mon secret dessein ;
Car l’instrument fatal qui sert à ma justice
Attaquera plutôt sa tête que son sein.
Ah Vénus ! ni l’Amour ne la sauveront pas
Puisque j’ai juré son trépas,
Quand ils l’enlèveraient au Temple d’Amathonte
Pour la percer à jour de mille coups mortels,
J’aborderais en Cipre, et moi-même à leur honte
Irais la poignarder jusques sur leurs Autels.
Tandis qu’a te venger un Ministre s’emploie,
Élargis-toi mon cœur, et nage dans la joie ;
Goûtons avec plaisir ce mets délicieux
Dont la délicatesse est réservée aux Dieux.
Nous sommes leurs enfants, et leur grâce équitable
Permet que nous prenions un morceau de leur table,
En cette occasion nous en pourrons goûter
Sans que jamais à crime on le puisse imputer.
En m’osant offenser Constance s’est perdue,
La mort quelle reçoit est une peine due,
Ma violence est juste et n’a rien d’inhumain,
Elle dicte l’Arrêt la balance à la main.
J’ai dû donner ce coup à cet objet de haine,
Afin que de son crime elle portât la peine.
Que peut dire cet âge, ou la postérité,
Sinon quelle a reçu ce qu’elle a mérité :
Et que ce grand exemple empêchera l’audace
Qui du pouvoir suprême excite la menace ?
Si Constantin se plaint, nous nous plaindrons aussi,
C’est possible déjà ce qui l’amène ici.
Scène II
CONSTANTIN, FAUSTE
CONSTANTIN.
Vos derniers procédez, ont bien montré, Madame,
Que toute femme est faible, et fait toujours la femme,
Et qu’au moindre sujet de mécontentement,
Ce sexe impérieux s’adoucit rarement.
Mais avec tant d’excès montrer sa violence,
Ne mettre point du tout mon respect en balance ;
Et faire éclat ainsi d’un injuste courroux,
C’est un dérèglement qui n’appartient qu’à vous.
C’est une émotion aveugle et téméraire,
Qui pourra bien vous nuire autant que me déplaire.
Nous y mettrons bon ordre, et vous ferons bien voir
Que qui vit sans bonté doit vivre sans pouvoir.
FAUSTE.
Seigneur, s’il vous plaisait d’entendre ma défense,
Possible que l’excuse amoindrirait l’offense.
CONSTANTIN.
Quand par vos actions vous osez me choquer,
Les frivoles raisons ne vous peuvent manquer :
Mon cour qui hait à mort l’artifice et les ruses,
Veut plus de retenue, et beaucoup moins d’excuses.
Mais pouvez-vous jamais pour aucune raison
Mettre par ces éclats du trouble en ma maison ?
FAUSTE.
Jamais en son courroux une femme d’Auguste
Ne saurait éclater sur un sujet plus juste :
Si l’exemple est nouveau du trait de ma fureur,
L’exemple est rare aussi d’une pareille erreur ;
Et si l’on mesurait la peine avec l’audace,
L’attentat paraîtrait plus grand que la disgrâce.
Seigneur, si j’avais eu sur trois mots prononcés,
Cent foudres dans les mains je les aurais lancés :
Devant vos propres yeux je l’aurais mise en cendre
Quand vous auriez été présent pour la défendre ;
L’une a commis le crime, et l’autre l’a puni,
Constance a commencé, depuis Fauste a fini.
CONSTANTIN.
Quel étrange réplique, et quelle extravagance ?
Quand je parle de Chrispe on répond de Constance ?
FAUSTE.
Seigneur, pour votre Fils si je l’ai mal traité,
Il n’en doit accuser que sa légèreté ;
Lui qu’on voit s’emporter d’une aveugle conduite.
Et de qui le projet est à craindre en sa suite.
CONSTANTIN.
C’est une fausse erreur qu’on lui veut imposer.
FAUSTE.
Quoi ? d’adorer Constance ? et vouloir l’épouser ?
Ce n’est point une erreur, on voit qu’il s’y prépare.
CONSTANTIN.
Que voulez-vous qu’il aime, une fille barbare ?
Une esclave étrangère, un objet de courroux,
Dont un jour les enfants régneraient après nous ?
FAUSTE.
Seigneur, jamais esclave et jamais inconnue,
Qui serait par nos choix en son lit parvenue,
Vint-elle du Sarmate ou du peuple noirci,
N’apporterait en dot les maux de cette-ci.
Vous voulez recevoir en cet hymen funeste
Quelque chose de pis que la mort, que la peste ;
Car c’est un embarras à vous faire sentir
Tout ce qu’a de cuisant l’aigreur du repentir.
Licine après cela pourrait faire son compte,
De nous combler de maux, de regret et de honte ;
Mais si le Ciel nous aime, il doit faire un effort
Pour éloigner de nous et la honte et la mort.
CONSTANTIN.
Nous verrons, nous verrons : mais qui mène Lactance ?
Scène III
CONSTANTIN, FAUSTE, LACTANCE, UN CAPITAINE DES GARDES
LACTANCE.
Seigneur accourez, vite au quartier de Constance.
CONSTANTIN.
Que s’y passe-t-il donc ?
LACTANCE.
Ah Sire ! des malheurs
Qui vous obligeront à fondre tout en pleurs.
CONSTANTIN.
C’est quelque trait de Fauste : ah méchante ! ah cruelle !
Scène IV
FAUSTE, CAPITAINE DES GARDES
FAUSTE.
Arrête, et nous apprends qu’elle est cette nouvelle.
CAPITAINE DES GARDES.
Madame, en un moment deux Astres de la Cour
Ont perdu pour jamais la lumière du jour :
Ô que cet accident a détruit d’espérances !
FAUSTE.
Qui sont ces deux Soleils, sont-ce les deux Constances ?
L’état en leur salut avait grand intérêt.
CAPITAINE DES GARDES.
Voici le tout, Madame, écoutez, s’il vous plaît.
Chrispe était venu voir Constance dans sa chambre,
Elle avait à la main des gants parfumés d’Ambre,
Garnis tout alentour de diamants et d’or.
Et dedans leur papier enveloppés, encor ;
Voila, ç’a-t-elle dit à ce Prince adorable,
Des soins d’un cher parent une marque admirable :
Voilà qui dans l’état où le fort nous a mis,
Montre que nous avons encore des Amis :
Et que si leur bonté ne manque de puissance,
Nous n’aurons pas sujet de perdre l’espérance.
Lors elle a déplié ce funeste présent,
Et l’a considéré de près en le baisant.
Chrispe comme surpris...
FAUSTE.
Ah ! ma crainte est extrême.
CAPITAINE DES GARDES.
Prenant aussi les gants les a sentis de même :
Et comme si jamais il ne les avait vus,
A loué la beauté dont ils étaient pourvus.
Puis comme tout à coup éprouvant leur puissance,
En les jetant par terre, il dit à Constance :
D’où viennent donc ces gants ? qui vous les a donnés ?
Ah ! ne les sentez plus, ils sont empoisonnés,
Une vapeur maligne en ma tête est montée,
Ô Cieux ! déjà ma vue en est débilitée :
Et déjà le venin dont je me sens surpris,
D’un effort violent attaque mes Esprits.
Lors faible et sans couleur, Constance a fait réponse,
Ce sont des gants, Seigneur, que m’a donné Léonce :
Et c’est de votre part qu’il me les a rendus.
Là le Prince a repris, ah nous sommes perdus !
En ce prompt accident, vous pouvez bien connaître
Que quelqu’un pour nous perdre a su gagner ce traître :
Tout ce qu’en ce malheur je rencontre de doux,
C’est que j’aurai l’honneur de mourir prés de vous.
Plut au Ciel que la rage en ce coup témoignée,
M’eut attaqué tout seul et vous eut épargnée :
Vous voyant éviter un trait si rigoureux,
Expirant à vos pieds, je mourrais trop heureux :
Je me contenterais seulement de la gloire
De pouvoir à jamais vivre en votre mémoire,
Nous resterons unis, encor que séparés,
Mais vous ne parlez plus je meurs et vous mourez.
La Princesse abattue à ce discours funeste,
A dit encor : Croyez... sans achever le reste.
À ce mot en mourant ils se sont embrassés :
Pour marque du poison...
FAUSTE.
C’est assez, c’est assez.
CAPITAINE DES GARDES.
Un sang tout violet a couvert leur visage.
FAUSTE.
Tu m’en as trop appris, n’en dis pas davantage :
Je fuis sur ce récit trop tendre de moitié,
Il m’aurait bien suffi d’en ouï la moitié :
De grâce laisse-moi dans l’humeur sombre et noire.
Où me vient de plonger cette funeste histoire :
Heureuse dans l’excès des plus cuisants malheurs,
Si j’ai la liberté des soupirs et des pleurs.
Ah Fauste misérable ! ah Fauste infortunée !
Quel tissu de malheur forme ta destinée ?
Qu’est-ce que contre toi de violence épris,
Tous les Dieux conjurés pourraient faire de pis ?
Lorsque tu fais périr une âme criminelle
Tous tes contentements périssent avec elle,
Et tout ce que tes yeux connaissent de plus beau,
Avec leur seul horreur passent dans le tombeau,
Ô Destins ! ô Venins ! ô Mort ! ô Violence !
Que ne laissiez-vous Chrispe en enlevant Constance.
Ô colère funeste ! aveuglement fatal,
Qui n’a pu séparer le bien d’avec le mal,
Et qui de tout mon bien par une erreur étrange,
Fait avec tout mon mal un si triste mélange !
Quoi ? si je lance un trait, ô rigoureuse loi !
Pour me percer le cour il réfléchit sur moi :
Par ce funeste trait qui ne m’a point vengée,
J’ai servi ma rivale et me suis outragée.
Constance a de ce mal, retiré mille biens,
Chrispe a fermé ses yeux, elle a fermé les siens,
Et serrant les liens dont Amour les assemble,
Ils ont fait leurs adieux et sont partis ensemble.
Pour rendre mon dépit et plus juste et plus grand,
On les a vus encor s’embrasser en mourant :
En un sang qui se glace ils conservent des flammes,
Leurs corps restent unis aussi bien que leurs âmes ;
La Mort ne défait pas ce que l’Amour a joint,
Ils quittent la lumière et ne se quittent point :
Chrispe baise en mourant Constance qui l’adore,
Ils n’ont plus de chaleur et s’ils brûlent encore :
Leur dessein continue delà du trépas.
Et dans leur cour éteint leur Amour ne l’est pas.
Ah Constance ! c’est trop traverser mon envie,
Ta mort pour me déplaire enchérit sur ta vie :
Mais en dépit du Ciel, de l’Amour et du Sort,
Je m’en veux ressentir encore après ta mort,
Je te veux suivre encore, et chercher une voie
Pour rompre tes plaisirs et traverser ta joie,
Je veux troubler encor ton amoureux dessein,
Te porter des flambeaux et des fers dans et sein :
Et m’opposant là-bas à ton Idolâtrie :
Au milieu des damnés, te servir de furie.
Scène V
CORNÉLIE, FAUSTE
CORNÉLIE.
Rassurez-vous, Madame, et calmez vos Esprits,
Le fidèle Léonce a failli d’être pris :
Mais ce bon serviteur s’est lancé dam le Tibre
Pour garder le secret et pouvoir mourir libre :
On ne l’a point revu sur la face de l’eau,
Et du sein de ce fleuve il a fait son tombeau.
Puisque ses yeux sont clos, si vous fermez la bouche,
En ce grand accident il n’est rien qui vous touche,
Vous pourrez tout nier avecque sûreté.
FAUSTE.
Oui, mais e veux tout dire avec sincérité ;
Crois-tu que je souhaite une faute impunie,
Qui fait que je me porte une haine infinie,
Moi-même à Constantin je la veux découvrir,
J’ai mérité la mort, si je veux la souffrir.
CORNÉLIE.
Dieux ! voici l’Empereur, quel trouble en son visage,
Employez cet esprit à calmer cet orage.
Scène VI
CONSTANTIN, FAUSTE, PROBE
CONSTANTIN.
Ah perfide !
FAUSTE.
Seigneur, ne vous emportez pas.
CONSTANTIN.
Qu’as-tu fait de mon Fils ?
FAUSTE.
J’ai causé son trépas.
Mais l’ayant su parti, j’ai fait vœu de le suivre.
CONSTANTIN.
Accompli donc ton vœu, car tu ne dois plus vivre.
FAUSTE.
Je vais vous satisfaire à tous deux de ce pas.
CONSTANTIN.
J’approuve ton dessein, meurs et ne tarde pas.
Ô tigresse enragée ! ô femme impitoyable !
Digne fille d’un Monstre aux siècles effroyable ?
Cet arrêt de ta mort est selon l’équité ;
Meurs et dépêche-toi tu l’as bien mérité,
Détestant hautement ta fatale alliance,
J’en attends la nouvelle avec impatience.
Va vite ton trépas ne se peut différer,
Le moment vient trop tard qui nous doit séparer ;
Avant ces trahisons tu devais rendre l’âme,
J’eusse été plutôt veuf d’une méchante femme,
Tu n’aurais rien commis qui peut choquer ta foi,
Mon Fils serait vivant qui valait mieux que toi,
Et ta cruelle rage, et ta maudite envie,
Ne m’auraient point privé du support de ma vie.
Vois d’un impie objet l’acte le plus pieux :
Suis là, Probe, et la vois mourir devant tes yeux,
Hâte-là de subir cette juste ordonnance,
Et reviens me le dire avecque diligence.
CONSTANTIN, seul.
Ah ! que le coup est grand dont je fuis atterré !
C’est vraiment un effort d’un bras démesuré,
Accablé sous le faix d’une charge pesante,
Je puis bien discerner la main Toute puissante,
C’est par son mouvement que je suis abattu,
C’est ici que sa force accable ma Vertu.
Ô main toute Céleste, ici je te vois luire,
Tu viens me châtier, mais non pas me détruire :
C’est pour me raffermir que tu choques les miens,
Je baises de bon cour les verges que tu tiens.
Par ces vives leçons, je deviendrai plus sage,
Le mal que je ressens est à mon avantage.
Hélas je m’endormais d’affaires travaillé,
Quand ce coup imprévu m’a soudain réveillé :
Sans le fidèle avis de ces choses funestes,
J’oubliais le secours de cent faveurs Célestes
Qui maintinrent mon Trône en dépit des Tyrans,
Et qui me demandaient l’honneur que je leur rends.
Je vous avais promis, ô Puissance suprême,
De purger mes États d’erreur et de blasphème :
Ce vœu si négligé rentre en mon souvenir,
Si je vous l’ai promis je vous le veux tenir ;
Les Temples des faux Dieux et leurs vaines Idoles
Verront en leur débris l’effet de mes paroles,
Et je saurai partout ou mon pouvoir a lieu
Faire à tous mes sujets adorer le vrai Dieu ;
Ce grand Dieu qui m’assiste, et qui dans ma souffrance
Par sa sainte faveur souviendra ma constance,
Consolera mon cour de sa secrète voix,
Et me fera tout vaincre à l’ombre de la Croix.
Scène VII
CONSTANTIN, PROBE
CONSTANTIN.
Déjà Probe revient ; Et bien cette méchante
Est-elle résolue ?
PROBE.
Elle n’est plus vivante.
CONSTANTIN.
Quoi si tôt par le feu, le fer ou le cordeau ?
PROBE.
Non Sire, elle a fini dans un bassin plein d’eau :
Comme elle est arrivée en la prochaine étuve
Elle même a donné l’eau chaude dans la cuve,
Qui par quatre canaux coulant incessamment,
A rendu ce vaisseau comblé dans un moment ;
L’eau bouillonne en fumant de son dernier supplice,
Et tandis la superbe et triste Impératrice
Passe dans sa ceinture un coffre tout plein d’or,
Puis dit, ce beau métal nous doit servir encor :
Qu’on me l’attache bien de peur qu’il se délie,
Comme j’ai tout perdu tu me perds Cornélie :
Mais pour récompenser ton service et ta foi,
Je laisse des enfants qui prendront soin de toi.
Serre encore ces nœuds d’une étreinte plus forte,
Cet or fera pour toi lorsque je serai morte
Toi Probe, de ma part retourne à Constantin,
Dis lui qu’avec plaisir j’achève mon destin,
Qu’il soit autant heureux que je fuis misérable,
Si je meurs tout ensemble innocente et coupable ;
Lors tenant le coffret serré de ses deux bras,
Elle s’est élancée en l’eau la tête en bas :
Au fonds de l’eau bouillante elle s’est abîmée,
Et l’on ria plus rien vu dans l’épaisse fumée.
CONSTANTIN.
Il faut qu’on la retire, et que soudainement
On la fasse sans bruit porter au monument.
Elle avait des défauts, mais elle avait des charmes
Qui m’obligent encore à répandre des larmes.