La Maîtresse de langues (Adolphe DE LEVEN - DUMANOIR - Jules-Henri VERNOY DE SAINT-GEORGES)
Comédie en un acte, mêlée de chant.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 21 février 1838.
Personnages
VAUDORÉ, peintre
LE COMTE OSTROGOFF, seigneur russe
ALEXIS, son fils
LÉONIDE, maîtresse de langues
MILNA, fille d’Ostrogoff
ÉVA, fille d’Ostrogoff
UN COSAQUE
VOISINS
DOMESTIQUES
COSAQUES
SERFS
La scène se passe sur les confins de la Crimée, au château du comte Ostrogoff.
Le théâtre représente un salon donnant sur un jardin.
Scène première
OSTROGOFF, ALEXIS, MILNA, VAUDORÉ, ÉVA, DEUX COSAQUES
Vaudoré est assis devant un chevalet et achève un tableau de famille. En face de lui, le comte est placé dans un fauteuil, le bras tendu et tenant un knout ; Milna s’appuie sur le dos du fauteuil et a les yeux fixés sur Vaudoré ; Alexis, debout près d’elle, tient un perroquet, que caresse Éva ; deux Cosaques sont derrière et complètent le tableau.
VAUDORÉ.
Air : Jeunes beautés, charmantes demoiselles (Actéon).
Que ce tableau, ce portrait de famille,
Me plaît à faire, et charme mon pinceau !
Père chéri, noble fils, tendre fille,
Tout est charmant !... tout, jusqu’à cet oiseau.
Il faut qu’ici j’excelle :
Peintre heureux !... quand pour nous
La nature est si belle,
L’art est facile et doux.
Par mes couleurs fidèles
Retraçant tous vos traits,
Ô mes nobles modèles,
Vous vivrez à jamais.
Il faut qu’ici j’excelle, etc.
CHŒUR.
Bravo ! bravo !
Ah ! que c’est beau !
OSTROGOFF.
Jeune artiste français, mon fils, mes filles, mes Cosaques et mon perroquet, nous nous prêtons avec docilité à toutes les poses que vous suggère votre art... mais je ne puis vous dissimuler plus longtemps que la position de mon bras est une chose des plus pénibles.
ALEXIS.
Et moi, je commence à souffrir de la monotonie de ce perroquet.
MILNA.
Par exemple !... il n’y a pas plus de trois heures que nous posons... pour mon compte, je resterai là tant que monsieur voudra, et je me trouve fort bien.
À part.
Je ne le quitte pas des yeux.
VAUDORÉ.
Puisqu’il en est ainsi, nobles Russes, vous pouvez prendre un peu de repos... Comte Ostrogoff, déposez votre knout... dans ce moment, je suis tout entier à mademoiselle, dont je tiens l’œil gauche.
MILNA, à part.
Quel bonheur ! il tient mon œil gauche !
ÉVA, à part.
Il ne s’occupe que de ma sœur, et moi, il ne me fait pas ressemblante du tout... c’est ennuyeux.
OSTROGOFF, qui s’est levé.
Voyons, voyons un peu où vous en êtes.
Il regarde.
Oh ! admirable !
ALEXIS, regardant aussi.
Très gentil, très gentil !
OSTROGOFF.
Voilà bien mon air martial, mon regard belliqueux et téméraire.
ALEXIS.
Et votre bras, donc !... il est d’une ressemblance !... le knout, surtout... oh ! le knout est frappant !
VAUDORÉ.
Dam ! c’est son état.
OSTROGOFF.
Je trouve que vous avez flatté un peu mon fils... à son nez près, dont vous avez respecté les proportions... le nez de mon fils est parlant.
ALEXIS.
L’artiste lui rendra cette justice qu’il a posé avec un soin infini... mon nez... je ne cache pas que j’en ai été content.
VAUDORÉ.
Comment trouvez-vous les cosaques ?
OSTROGOFF.
Fort propres, fort décents... et d’une nuance très agréable.
VAUDORÉ.
J’ai fait mon possible pour vous fournir de la bonne marchandise... c’est fort, c’est solide... et je vous garantis la ressemblance... pour un an... D’abord, vous voyez que je n’ai pas épargné la couleur... le rouge, le cramoisi... tout ce qu’il y a de plus éclatant et de plus cher... j’y mettrais plutôt du mien... Tenez, voici une certaine quantité de jaune qui me reste, et dont la délicatesse me défend de profiter... Que désirez-vous que j’en fasse ?
OSTROGOFF.
Ah ! ah !... voyons un peu... Un arbre ?...
VAUDORÉ.
Nous sommes dans un salon... et d’ailleurs, cette nuance est peu usitée dans le règne végétal...
ALEXIS.
Pour le ciel si vous l’employiez au ciel ?
VAUDORÉ.
Du jaune !
ALEXIS.
Ce sera un ciel serin.
VAUDORÉ.
Le mot est d’une justesse remarquable... mais je propose mieux... une idée assez piquante... Je mettrai une orange dans la main de chaque Cosaque... hein ?...
TOUTE LA FAMILLE.
Ah ! bravo ! bravo !
VAUDORÉ, à part.
Cette famille est bête comme trente-six oies... mais ceci est favorable à mon projet de la plumer complètement.
OSTROGOFF, avec effusion.
Jeune peintre, plus je vais, et plus votre excellent ton, vos manières distinguées me charment et me captivent... plus aussi je me félicite d’avoir accaparé à mon profit vos rares talents. Mon château, éloigné des grandes villes, et situé dans cette province voisine de la Crimée, n’avait jamais abrité de peintre sous son toit... aussi nous vous avons accueilli avec enthousiasme, comme un phénomène étranger...Il s’agissait d’ailleurs, en cette occasion, de vous enlever à mon rival, le boyard Strikoff, et je vous tiens, je ne vous lâche plus.
VAUDORÉ.
N’ayez pas peur que je m’en aille...
Regardant Milna.
Il est de ces liens qui vous enlacent solidement un cœur sensible, et qu’on voudrait resserrer encore davantage... Ah ! mais quel est donc ce boyard Strikoff, que vous intitulez votre rival ?
OSTROGOFF.
Cet homme, dont je ne puis parler sans indignation, est un de mes voisins... Ce détestable boyard, cet odieux compatriote, qui est pétri d’orgueil et gonflé de jalousie, ne cherche qu’à éclipser ma splendeur...
ALEXIS.
Il ne cherche qu’à éclipser la splendeur à papa...
OSTROGOFF.
Il ne cherche qu’à m’enlever tout ce qui arrive de remarquable dans ces climats, en artistes, savants, étrangers et bêtes curieuses.
VAUDORÉ.
C’est une horreur !
ALEXIS.
Exemple : Si mon noble père achète un singe pour sa ménagerie, aussitôt l’infâme se procure un orang-outang, et mon noble père est éclipsé.
VAUDORÉ.
C’est une turpitude !
OSTROGOFF.
Autre exemple : Si, pour ma serre-chaude, je fais venir des arbustes exotiques de France, il en fait venir d’Italie... encore plus exotiques...
ALEXIS.
De malheureuses petites plantes italiennes, qui sont très frileuses, vu leur patrie, et que cet nomme a la fatuité de réchauffer à la vapeur... Que c’est mauvais !
OSTROGOFF.
Mais, cette fois-ci, mon cher ami, je me moque parfaitement de ses plantes et de son orang-outang... vous valez mieux que tout ça.
VAUDORÉ.
Vous me flattez.
MILNA.
Oh ! non.
ALEXIS.
Oh ! non.
OSTROGOFF.
Et la personne que nous attendons de jour en jour, la jeune dame que l’on m’expédie de Paris...
VAUDORÉ.
La jeune dame ?...
OSTROGOFF.
Lui occasionnera, j’espère, une violente contrariété, susceptible de l’étouffer net.
VAUDORÉ.
Mais enfin, quelle personne ?... quelle jeune dame ?
OSTROGOFF.
Comment vous ne savez pas...
ALEXIS.
On ne vous a pas dit...
VAUDORÉ.
J’ignore totalement...
OSTROGOFF.
Apprenez donc, mon aimable artiste...
Scène II
LES MÊMES, UN COSAQUE
Le Cosaque salue, remet une lettre au comte, et sort.
OSTROGOFF.
Quelle est cette missive ?...
Il lit et pousse un cri de joie.
Oh !
Il passe la lettre à Alexis.
ALEXIS, lisant.
Ah !
OSTROGOFF.
C’est elle, mes filles !
ALEXIS.
C’est elle, mes sœurs !
OSTROGOFF.
Elle arrive !
ALEXIS.
Elle est arrivée !
MILNA et ÉVA.
Quel bonheur !
OSTROGOFF.
Écoutez, écoutez !...
Il lit.
« Monsieur le comte, la présente servira de lettre d’introduction à Mlle Félicie Gervaux, qui, suivant vos désirs, se rend auprès de vous pour perfectionner mesdemoiselles Ostrogoff dans la langue française et les beaux-arts. J’ose solliciter de vous les plus grands égards pour cette jeune dame, qui est d’une excellente famille, et que ses vertus élèvent au-dessus de sa condition. » Vous entendez, mon fils... ses vertus !... Vous avez les passions vives, mon fils... j’espère que vous mettrez un frein...
ALEXIS, avec dignité.
Mon noble père, n’achevez pas... Celui qui met un frein à la... Je pourrais vous répondre bien des choses... je me borne à ce peu de mots : n’achevez pas.
OSTROGOFF.
Et vous, mesdemoiselles, beaucoup de soins, toutes sortes d’amitiés pour cette intéressante Française.
MILNA.
Oh oui, mon papa, nous l’aimerons bien... Tout ce qui vient de Paris...
Elle jette un regard à Vaudoré.
VAUDORÉ, à part.
Elle m’inonde de regards...
OSTROGOFF.
Et pour commencer, mes enfants... une brillante réception... volons à sa rencontre, ouvrons la grande porte du château...
ALEXIS.
Et déployons tous nos serfs à ses yeux.
TOUS.
Air de Guillaume Tell (Ad. Adam).
Courons ! (bis.)
Nous la ramènerons.
Pour cette Française accomplie
Soyons galants comme à Paris,
Afin qu’au sein de la Russie
Elle se croie en son pays.
Le comte, Alexis, Milna et Eva sortent. Milna et Vaudoré échangent des signes d’intelligence. Vaudoré pose la main sur son cœur et lève les yeux au ciel. Ostrogoff se retourne ; il change de pantomime et le salue gracieusement.
Scène III
VAUDORÉ, seul
Je triomphe !... elle est complètement subjuguée !... Ah ! Vaudoré, Vaudoré ! quel beau rêve, mon cher ami !... et dire que ce rêve-là n’es point une chimère ! Toi, qui n’étais à Paris qu’un peintre en bâtiments, te voilà, en Russie, peintre à l’huile et en miniature... ce qui prouve bien que qui peut le plus peut le moins... Toi, qui n’avais jamais captivé que des cœurs de chamarreuses, enlumineuses, figurantes du Cirque et autres premiers sujets du petit Lazary... te voilà adoré d’une jeune Moscovite, dont l’amour s’offre à toi environné de propriétés d’une valeur considérable... Quel avenir éblouissant !... Calculons un peu nos effets... La fille se jette aux genoux du père, je m’y précipite en même temps ; elle les arrose de ses larmes, je les inonde de mon côté... le vieillard s’emporte, s’arrache pas mal de cheveux... je le laisse faire... la fille pousse plusieurs cris... ça n’est pas mauvais... son trivial de père s’attendrit, sanglote, se mouche, et finit par me crier : « Elle est à toi !... » Enlevé le dénouement !... je deviens son époux, je deviens boyard, prince russe... le prince Vaudoroff... né à Paris, rue des Jeûneurs, 4 bis... aujourd’hui logé, nourri, blanchi, éclairé et très chauffé aux frais de la Russie... Ô ma patrie !... ma belle patrie ! je t’aime bien, je te porte dans mon cœur... mais je me félicite nuit et jour de t’avoir quittée pour jamais !... et vous toutes aussi, mes anciennes passions, mes folles amours d’autrefois, qui n’aviez à m’offrir qu’une paire de bretelles et une douzaine de faux-cols... toi, surtout, Léonide Bobinard, ex-modiste, ci-devant mercière, et pour le quart d’heure dame de comptoir au café du Bosquet... toi, à qui j’ai juré fidélité éternelle, pendant que le garçon te criait : Une limonade, cinq, quinze à prendre... toi, qui attends le retour du bien-aimé en comptant les morceaux de sucre... pauvre fille !... en voilà une d’illusion peu avantageuse !... Arrière, mes anciennes, arrière !... le prince Vaudoroff ne vous connaît plus... place au prince Vaudoroff !
Air : Contredanse des Laveuses.
Pour moi quel plaisir !
Quel superbe avenir !
Je pince
Le nom de prince :
J’aurai des honneurs,
Des grandeurs,
Et bien plus,
Des écus
Comme feu Crésus.
Combien d’agrément je me donne !...
Pour loger ma noble personne
Je me fais construire un palais...
Et c’est moi-mêm’ qui badigeonne
La port’ cochèr’, les murs et les volets.
Pour moi quel plaisir, etc.
Deuxième couplet.
Dans la fourrur’ je m’acoquine ;
À moi le r’nard bleu, la zib’line !...
J’ mang’ du caviar, j’ dans’ la mazourk...
Sur la mer Noire je patine ;
C’est bien plus grand que le canal de l’Ourcq !...
Pour moi quel plaisir, etc.
On vient !
Il va au fond.
Toute la famille !... tous les serfs ! le tout escortant l’institutrice, ma compatriote. Tiens, voyons donc un peu, si par hasard...
Reculant de surprise.
Dieu ! cette taille, ces yeux, ce nez, cette bouche... et cette ombrelle !... Cré nom ! cré nom !... nom d’un petit bonhomme !... si elle me dévisage, je suis dévoilé à la famille !... Oh ! il n’y a qu’une fuite honteuse...
Il court à une porte latérale, qu’il pousse.
Fermée !... allons, bon !... la fenêtre...
Il regarde.
Merci bien !... une autre fois... mais ils arrivent ! ils arrivent !... où me fourrer ?... Oh ! mon tableau !
Il se jette derrière le tableau, qu’il tire à lui.
V’là ce que c’est... éclipse totale.
Scène IV
VAUDORÉ, caché, LA FAMILLE OSTROGOFF, LÉONIDE, SERFS et SERVES
CHŒUR.
Air du Cheval de bronze (Entrée du prince).
Quel jour prospère
Brille en ces lieux !
Belle étrangère,
Reçois nos vœux ;
Reçois notre hommage et nos vœux.
LÉONIDE.
Ah ! pour mon âme attendrie
Que ces soins ont de prix !
Et tant de galanterie
Me rappelle Paris.
Je l’aimais,
Mais
En ces lieux
Mieux
Que partout,
Tout
Est nouveau,
Beau.
Ô Russie,
Ô ma patrie,
Pour toujours,
Sois mes amours !
CHŒUR.
Quel jour prospère, etc.
VAUDORÉ, à part.
Comment ! c’est Léonide !...
OSTROGOFF.
Adorable Française, votre arrivée nous transporte de joie.
ALEXIS.
Oui...je suis transporté... de ce que dit mon père...
À part.
Elle est étourdissante !
LÉONIDE.
Comte Ostrogoff, il faudrait que je fusse une sans cœur... une n’importe quoi... pour qu’un tel accueil ne me flattasse pas... il m’honore horriblement... j’en suis si touchée, que mes paupières nagent dans les pleurs et que la reconnaissance submerge ma poitrine de femme.
ALEXIS, à part.
Elle s’exprime avec une grâce !...
LÉONIDE, allant à Milna et Éva.
Voilà deux belles demoiselles qui ne se borneront pas, j’espère, à être mes élèves, et qui voudront bien devenir mes amies.
MILNA et ÉVA.
Oh oui, madame.
LÉONIDE.
C’est un titre dont je me crois digne... je ne suis pas une première venue, une aventurière, une... Du tout... Je tiens à une famille honorable qui a été criblée de malheurs... mon père était un brave général, qui a fait toutes les campagnes sous le grand homme...
VAUDORÉ, à part étouffant un éclat de rire.
Oh ! fameux !
OSTROGOFF.
Le nommé Napoléon ?... j’en ai beaucoup entendu parler.
ALEXIS.
Je me suis laissé dire que c’était un garçon de quelque mérite.
LÉONIDE.
Mais z’oui, il ne manquait pas de moyens, le gaillard... Mon père était son favori... son petit chéri... Il a péri dans un jour de victoire, et ne m’a laissé pour héritage que ses lauriers... On ne va pas loin avec ça !... dans mon pays, on ne paye en lauriers ni son terme ni le mémoire de la couturière... ça ne sert que pour les sauces... c’est une petitesse, mais c’est comme ça... Après avoir mis en plan l’épée de mon père, j’ai été forcée, pour me sustenter, de me précipiter dans l’instruction publique.
VAUDORÉ, à part.
En v’là une de colle forte !
LÉONIDE.
C’est-à-dire dans l’éducation particulière... Vendant mes talents aux familles distinguées, et formant, à tant par mois, l’esprit et le cœur des jeunes personnes comme il faut... je puis dire que toutes celles que j’ai élevées ont été loin et ont fait parler d’elles... J’ai inondé la société de mes écolières... j’en ai dans le notariat, dans la banque, dans la diplomatie, dans la littérature et dans l’épicerie...
OSTROGOFF.
Je le crois.
ALEXIS.
Nous le croyons tous.
LÉONIDE.
Je pourrais vous exhiber des certificats émanant de ministres, conseillers d’état, sous-préfets et capitaines de la garde nationale... mais ce serait vous faire injure, et je ne vous montrerai rien du tout !...
VAUDORÉ, à part.
Je te le conseille.
OSTROGOFF.
Nous avons une confiance...
ALEXIS.
Aveugle...
OSTROGOFF.
Enfant !... j’allais le dire.
LÉONIDE.
Les meilleures preuves de mon savoir-faire seront dans les résultats de mon genre d’éducation, qui, j’ai l’amour-propre de le dire, ne ressemble à aucune autre... c’est un adroit mélange de la méthode Jacotot et du système de M. Marle.
ALEXIS.
C’est très beau.
LÉONIDE.
Mais, quoique je ne soye appelée que comme maîtresse de français, je ne me bornerai pas à montrer à votre famille ma langue maternelle... j’ai, de plus, l’avantage d’être versée dans les beaux-arts.
VAUDORÉ, à part.
Autre couleur.
LÉONIDE.
Je pince de la guitare, je joue du violon, un peu de la clarinette, et, depuis peu, j’exerce le cornet-à-piston... un instrument à la mode... tout cuivre... et qui fait les délices des Parisiennes... Autrefois, dans un salon, on conduisait une dame au piano, et elle soupirait une romance... aujourd’hui, dans les meilleures sociétés, on lui présente un cornet-à-piston, et il n’est pas une femme d’avoué qui ne vous détache Adieu, mon beau navire, ou Mire ton œil dans mon œil, avec un égal succès.
TOUS.
Ah ! c’est charmant !
MILNA.
Ah ! madame, vous m’apprendrez le cornet...
LÉONIDE.
À piston, mademoiselle... certainement... et mieux que ça, la danse.
TOUS.
La danse aussi ?
LÉONIDE.
Toutes les danses de mon pays... la contredanse classique, la valse, le galop, la mazurka, la...
VAUDORÉ, à part.
Connu... connu !
LÉONIDE.
La cachoucha... une danse espagnole, exécutée par une sylphide allemande... tout ce qu’il y a de plus parisien.
TOUS.
Admirable ! admirable !
OSTROGOFF.
Je suis si enthousiasmé, que je veux vous voir entrer tout de suite en fonctions... je donne bientôt un grand diner à plusieurs boyards de ma connaissance, et je serais flatté d’y faire briller ma postérité... au dessert.
LÉONIDE.
Toute à vos ordres, comte Ostrogoff... mais je ne vous cache pas que j’ai besoin d’un peu de repos, et je ne dédaignerais pas non plus un frugal déjeuner.
VAUDORÉ, à part.
Oh ! que c’est ça !... je la retrouve.
OSTROGOFF.
Comment donc ! et moi qui oubliais... un déjeuner à la française !
LÉONIDE.
Oh ! presque rien... un demi-poulet, une omelette, une tasse de chocolat... j’ai l’estomac si faible !
VAUDORÉ, à part.
Toujours portée sur la bouche.
OSTROGOFF.
Nous vous laissons... Suivez-moi, mon fils, mes filles et mes serfs.
ALEXIS, à part, regardant Léonide.
C’est fini... je suis pris jusqu’à la moelle des os !...
Reprise du CHŒUR.
Quel jour prospère, etc.
La famille Ostrogoff et les serfs sortent.
Scène V
LÉONIDE, VAUDORÉ, d’abord caché, puis DES COSAQUES
Léonide ôte son chapeau et s’assied.
VAUDORÉ, à part.
Elle s’établit ici !... Dieu ! si elle me découvre, elle m’arrachera la vue !
LÉONIDE.
Allons, pour la première séance, ça s’est bien passé... j’ai eu un aplomb superbe, et les Tartares ont gobé mon histoire avec une facilité qui me garantit des intelligences au-dessous de zéro... ça ira comme sur des roulettes.
Deux Cosaques apportent une guitare, un violon et un cornet-à-piston.
Ah ! voilà mes instruments. C’est bon, posez là, et sortez...
Les Cosaques sortent.
Tiens ! comme ça obéit ! c’est bien apprivoisé...
Ses regards tombent sur le tableau.
Ah ! juste ciel !... quelle horreur ! quelle croûte !
VAUDORÉ, à part.
Hein !... croûte ?
LÉONIDE.
Quel est le massacre qui leur a barbouillé ça ? Ah ! par exemple, je leur dirai qu’ils sont volés.
VAUDORÉ, sans paraître.
Malheureuse !
LÉONIDE.
Dieu ! une voix humaine !
VAUDORÉ, toujours derrière le tableau.
Léonide Bobinard !
LÉONIDE.
Mon nom !
VAUDORÉ.
Si tu dis un mot...
Paraissant.
je te proclame aux Ostrogoff.
LÉONIDE.
Vaudoré !... Ah ! je m’évanouis !
Vaudoré ne bouge pas.
Tu ne me soutiens pas, malhonnête ? Eh bien ! non, je ne veux plus m’évanouir... Comment ! comment ! c’est toi ?
VAUDORÉ.
En personne, de la tête aux pieds, au grand complet.
LÉONIDE, hors d’elle-même.
Toi ! traître ! infidèle ! qui m’as trahie, abandonnée, laissée là comme un paquet de n’importe quoi !... Tu pars un matin, tu me dis que tu vas faire une course dans le faubourg Saint-Jacques, et tu pousses jusqu’en Russie !... Monsieur était tranquillement ici à faire des perroquets, des Cosaques et des oranges, pendant que je l’attendais dans les larmes et le désespoir !
VAUDORÉ.
Oh ! plus bas ! plus bas !
LÉONIDE, avec dignité.
Monsieur Oscar Vaudoré, j’éprouve le besoin de vous dire que vous êtes un gamin !
VAUDORÉ.
Léonide !
LÉONIDE.
Un galopin !
VAUDORÉ.
Léonide Bobinard !
LÉONIDE.
Un pas grand’chose, un chenapan... par respect pour moi-même, je n’en dirai pas davantage.
VAUDORÉ.
Il est bien temps de s’arrêter... c’est du joli, c’est du propre... et sans attendre que j’explique ma conduite !
LÉONIDE.
Voyons, explique-la donc, ton ignoble conduite !
VAUDORÉ.
As-tu donc oublié l’existence peu opulente que nous menions à Paris ?... tranchons le mot, cette débine, cette panne, qui froissait mon amour-propre d’artiste ?
LÉONIDE.
Artiste !... peintre en bâtiments.
VAUDORÉ.
Soit... artiste en bâtiments... ça pouvait-il durer ?... Non, j’étais las de vivre d’aliments du dernier ordre, de porter des redingotes râpées et de marcher sur mes tiges... il me fallait la fortune, à moi... et puisque mon pays natal me la refusait, je suis venu la chercher en Russie... mais pour qui ?... pour toi, ingrate !... pour la partager avec toi, pour la mettre à tes pieds... pour te dire un jour : « Mes pinceaux ont prospéré, voilà des bijoux, des cachemires, des rouleaux de cinq francs ; marchons à l’autel de l’hyménée, et que deux heureux de plus florissent dans le cinquième arrondissement. » Voilà quels étaient mes projets... et tu viens m’agonir, m’invectiver de la manière la plus humiliante !... Ah ! Léonide, ce que vous faites là est bien médiocre !
LÉONIDE.
Eh quoi il serait vrai !... pour moi ?... tu m’aimes toujours ?
VAUDORÉ.
Plus que jamais !
LÉONIDE.
Tu veux m’épouser ?
VAUDORÉ.
À mort.
LÉONIDE.
Tiens, vois-tu, il est possible que tu mentes comme un arracheur de n’importe quoi ; mais, ta voix a quelque chose qui me persuade et m’entraîne... je te crois... je veux te croire... et ta fortune ?
VAUDORÉ.
Marche un train de poste... comme sur les chemins de fer... la famille Ostrogoff m’adore, trouve tout ce que je fais, tout ce que je dis charmant, et veut couvrir de roubles toute la surface de mon individu.
LÉONIDE.
Alors, à deux de jeu ; à peine arrivée, je leur ai déjà tourné la tête.
VAUDORÉ.
C’est vrai... j’ai assisté à la présentation. Tu leur as monté des couleurs comme jamais je n’en ai employé... ça te rapporte mon estime, en attendant mieux. Ah çà, mais dis-moi, comment diable es-tu arrivée ici ?
LÉONIDE.
Par la grande route.
VAUDORÉ.
Petite naïve !... mais cette lettre ? ce titre de maîtresse de langues ?
LÉONIDE.
Je vais te conter mon histoire. Inutile de te dire qu’après la catastrophe de ton départ, j’ai commencé par pleurer comme une Madeleine, que j’inondais mon mobilier et que les mouchoirs me manquaient.
VAUDORÉ.
Pauvre ratte !
LÉONIDE.
Pendant que je larmoyais à trois francs le cachet, v’là une seconde catastrophe qui me tombe. Ce polisson de café du Bosquet, pour remonter la consommation qui dégénérait, s’avise d’engager une femme sauvage pour mettre à ma place.
VAUDORÉ.
Pas possible !
LÉONIDE.
Une intrigante, qui avait été odalisque du dey d’Alger, et qui n’était pas plus sauvage... que... n’importe quoi... enfin, le public croit ça et avale des limonades avec... Me voilà donc détrônée de mon comptoir, et j’étais femme à faire quelque bêtise avec du charbon, quand on me dit : Vous avez du talent, vous tournez le chapeau avec verve ; allez en Russie, où on manque de jeunes modistes. C’est mon affaire, que je réponds ; le pays des glaces et des princes russes, ça me va. Et me voilà partie. En route, je fais connaissance d’une jeune dame qui m’apprend qu’elle venait faire l’éducation des Ostrogoff à raison de 6000 roubles par an... ça me paraît encore plus gentil que de fabriquer des chapeaux et je lui dis : Vous êtes bien heureuse ! Heureuse ! réplique-t-elle, oh ! non, je regrette trop la France, mes amis, et surtout quelqu’un... Je comprends l’apologie ; c’est du sentiment, une passion, et je devine qu’on s’arrêtera en chemin... ça ne manque pas. À Francfort, la tristesse augmente ; Berlin, c’est du désespoir... mais elle avait promis, on l’attendait... comment faire ? oh ! alors, je me lance : Donnez-moi votre lettre, que je lui dis, je prends votre place, et vous retournez faire le bonheur de monsieur... chose. Voilà, mon cher ami, comment je me trouve pour le quart d’heure institutrice, maîtresse de langue, de musique, de danse et de n’importe quoi.
VAUDORÉ.
C’est charmant, juste comme je me trouve peintre de portraits.
LÉONIDE.
C’est la sympathie qui nous rassemble.
VAUDORÉ.
Parbleu !
LÉONIDE.
Nous nous établissons ici.
VAUDORÉ.
Nous nous faisons mousser.
LÉONIDE.
Nous nous vantons mutuellement.
VAUDORÉ.
Nous faisons notre fortune.
LÉONIDE.
Et nous allons nous marier à Paris.
VAUDORÉ.
C’est dit.
LÉONIDE.
Air : Trompons-nous. (Am. de Beauplan.)
Entre nous signons un traité.
VAUDORÉ.
Que l’un par l’autre soit vanté.
LÉONIDE.
Je louerai les talents
De l’artiste en bâtiments.
VAUDORÉ.
Je louerai le savoir
De la dame de comptoir.
LÉONIDE, riant.
Ton mérite et ton goût !...
Quel mensonge, pour le coup !
VAUDORÉ, riant.
Tes vertus, ta candeur,
V’là la plus forte couleur.
ENSEMBLE.
Trompons-les aujourd’hui tout le monde en est là,
On ne fait que cela.
Trompons-les... c’est charmant
De mentir effrontément !
Trompons-les (bis.)
Surtout ne nous trompons jamais !
LÉONIDE.
Je vais déjeuner... à bientôt !
Elle sort.
Scène VI
VAUDORÉ, seul
En voilà une de rencontre fabuleuse ! Léonide professeur ! si elle enseignait le chapeau de paille ou la Saint-Simonienne, je ne dis pas, mais la grammaire !... elle qui parle français comme une génisse andalouse ! elle va importer le cuir national dans le pays du cuir de Russie. Oh ! sa présence est archi-vexante pour mon amour... ça dérange tous mes projets d’opulence. Eh quoi ! je me rabaisserais au sentiment de cette Circassienne du café du Bosquet quand je puis m’élever à l’adoration de ma jeune boyarde ! Non, non, Vaudoré, non, tu seras boyard. Vite, un mot à la belle Milna pour avancer mes affaires.
Il écrit.
« Adorable Milna, je n’y résiste plus ! je mets ma fortune à vos jolis pieds : suivez-moi dans ma patrie ; les arts, le plaisir et mes nobles parents vous attendent... je renonce à l’avenir brillant qui m’est promis dans cette contrée : puisse mon désintéressement vous prouver mon amour !... Emportez vos diamants, ça ne peut pas nuire.
« VAUDORÉ, peintre en tous genres. »
Maintenant, si je pouvais me débarrasser de la passion de Léonide au moyen de quelque jeune kan de Tartarie... elle qui rêve un prince étranger depuis sa plus tendre enfance... si je pouvais lui trouver un imbécile numéro un... oh ! il me faudrait pour cela le fils aîné d’une citrouille et d’un concombre... le roi des cornichons !
Scène VII
VAUDORÉ, ALEXIS
ALEXIS, entrant sur le dernier mot de Vaudoré.
Me voilà !
VAUDORÉ, à part.
Est-ce qu’il m’a entendu ?
ALEXIS, à Vaudoré.
Deux mots, monsieur l’artiste.
VAUDORÉ.
Lesquels, aimable indigène ?
ALEXIS, avec mélancolie.
Voilà ce que c’est : j’ai besoin d’épancher mon jeune cœur dans un cœur qui me comprenne.
VAUDORÉ.
Épanchez, mon jeune ami, épanchez.
ALEXIS, du même ton.
J’ai besoin de frotter mon âme passionnée contre une âme sensible.
VAUDORÉ.
Frottez, mon jeune ami, frottez ferme.
ALEXIS.
L’aveu sera long sachez, pour commencer, que l’amour m’a rendu stupide.
VAUDORÉ.
Vous m’étonnez.
ALEXIS.
C’est comme je me fais l’honneur de vous le dire.
VAUDORÉ.
Au fait, vous en êtes bien capable. Mais quelle est la Vénus hyperboréenne qui a procréé cette métamorphose ?
ALEXIS.
Vous ne devinez pas ?
VAUDORÉ.
Je ne devine point.
ALEXIS.
Eh bien ! apprenez que j’ai donné ma démission d’homme spirituel depuis l’arrivée de la ravissante étrangère dans ce château.
VAUDORÉ, avec transport.
Qu’entends-je ? il serait vrai, cher Moscovite ! cette femme distinguée aurait apprivoisé votre cœur !
À part.
Ô bonheur des bonheurs ! voilà bien le légume demandé !
ALEXIS.
Oui, artiste français, ta compatriote m’a inondé d’amour, m’a abruti des pieds à la tête... approuves-tu le choix de mon cœur ?
VAUDORÉ.
Ton cœur, jeune enfant du Caucase, ton cœur s’est attaché à tout ce qu’il y a de mieux dans ma patrie, à la femme modèle, à la femme phénix, à la femme... l’épithète ne me vient pas.
ALEXIS.
Unique ?
VAUDORÉ.
Unique... oui... et tu as deviné toutes ses perfections au premier coup d’œil... toi, simple Russe... ô intelligente créature ! viens dans mes bras que je t’étreigne.
C’est du Nord maintenant que nous vient la lumière !
Il embrasse Alexis avec transport. À part.
En voilà un qu’il faut laisser monter en graine pour semer des jobards.
ALEXIS, se dégageant.
Je suis infiniment flatté...
VAUDORÉ, continuant.
À présent, noble Ostrogowitz, ce n’est pas tout que d’aimer, il faut allumer, brûler, incendier le cœur de la belle Parisienne.
ALEXIS.
Je suis prêt à incendier, mais comment ?
VAUDORÉ.
Par une foule de présents tous plus magnifiques les uns que les autres.
ALEXIS, avec transport.
Je lui donnerai trente serfs et trois villages.
VAUDORÉ.
La Parisienne ne hait pas les serfs, mais elle préférera les villages, surtout si elle peut les convertir en bijoux, dentelles, cachemires, billets de mille francs et autres ornements à l’usage de son sexe.
ALEXIS.
Oh merci ! merci, grand homme, de tes conseils. J’entortillerai cette beauté de laine du Tibet, je la noierai dans une mer de voluptés, je ferai donner trois fois par jour le knout à tous nos esclaves pour la récréer et la divertir.
VAUDORÉ.
Ces ravissantes distractions ne manqueront pas de la séduire, mais il faudrait d’abord lui adresser quelque poulet tendre et brûlant... un poulet à la Tartare.
ALEXIS, tirant une lettre de sa poche.
Voici le poulet en question, je l’avais préparé d’avance.
VAUDORÉ.
Déjà !
À part.
Diable ! cet animal-là est mieux dressé que je ne croyais.
ALEXIS.
Mais je suis tremblant comme le saule pleureur, je n’ose le lui remettre.
VAUDORÉ.
J’oserai pour vous, passez-moi le poulet.
ALEXIS, baisant la main de Vaudoré.
Ô mon bienfaiteur ! puissent tes vertus obtenir un jour leur récompense !
VAUDORÉ.
Merci... mais je l’entends : laissez-moi dompter le cœur de l’étrangère à votre profit, et allez vous promener.
ALEXIS.
Français, je vais rêver à elle et me parfumer la moustache.
VAUDORÉ.
Ça ne vous fera pas de mal, au contraire.
Alexis sort.
Scène VIII
VAUDORÉ, seul, mettant le billet d’Alexis dans sa poche
Maintenant, la lettre du frère à côté du billet à la sœur... Je me fais l’effet de l’omnibus de la poste aux lettres.
Scène IX
VAUDORÉ, à l’écart, LÉONIDE
LÉONIDE, sans voir d’abord Vaudoré.
Ça va très bien ! la famille est dans le ravissement ; je les pétrifie d’admiration. Le père dresse les oreilles à chaque mot que je dis ; les filles ouvrent des yeux comme des portes cochères, et le jeune boyard pousse des soupirs comme n’importe quoi. En voilà un musée grotesque !
VAUDORÉ, vivement.
Léonide !
LÉONIDE, jetant un cri.
Ah ! tu m’as fait une peur !...
VAUDORÉ.
Ne fais pas attention.
Tirant un billet de sa poche, et le lui présentant.
Prends.
LÉONIDE.
Hein ?
VAUDORÉ.
Lis.
LÉONIDE.
Quoi ?
VAUDORÉ.
Ça.
LÉONIDE.
C’est...
VAUDORÉ.
Oui.
LÉONIDE.
Mais...
VAUDORÉ.
Lis.
LÉONIDE, prenant le billet.
Ce sera plus tôt fait.
Elle lit.
« Adorable Milna, je n’y résiste plus, je mets ma fortune à vos jolis pieds... »
VAUDORÉ.
Ah ! sapristi ! je me suis trompé d’épître.
LÉONIDE, furieuse.
Qu’est-ce que ça signifie ?
VAUDORÉ, à part.
Léonide, Léonide, il y a amphigouri de poulet.
LÉONIDE, retenant la lettre que Vaudoré veut reprendre.
Ah ! monstre ! c’est une déclaration de toi à la fille du boyard !
VAUDORÉ.
Léonide, ça y ressemble ; mais tu me rendras justice plus tard.
LÉONIDE.
Non, brigand, non, je veux te la rendre tout de suite !
Elle lui donne un soufflet.
Voilà ce que tu es !
VAUDORÉ.
Léonide, votre procédé me touche sensiblement.
LÉONIDE, continuant de lire.
« Les arts et mes nobles parents vous attendent. »
S’interrompant.
Ses nobles parents !...
VAUDORÉ.
Léonide, Léonide, respectez au moins le sang dont je suis issu !
LÉONIDE.
Je ne respecte rien, je me moque de tout, je te poursuivrai jusque dans les bras de ta Moscovite, je t’arracherai les yeux et à elle aussi, et à son abruti de père, et à tout le monde !
VAUDORÉ.
Léonide, encore une fois, ton orageuse passion t’égare ; ce second billet renferme une proposition d’hymen sonnante, remarque bien ce mot, que t’adresse le jeune Ostrogoff. Dans mon désespoir généreux, je me décidais à quitter ces climats en enlevant la fille du boyard, pour te laisser en paix jouir d’un bonheur si bien fait pour tes vertus paisibles...
LÉONIDE.
Ah !... et que dit ce billet ?
VAUDORÉ.
Il dit que tu seras, à ton choix, comtesse, duchesse ou princesse russe, que tu auras un équipage, des châteaux, une table excellente, et dr homard à chaque repas.
LÉONIDE.
De l’homard ! j’adore l’homard !
VAUDORÉ.
Et, par-dessus le marché, un mari bon enfant, susceptible d’une infinité de choses risibles. Enfin ce fortuné boyard sera à la fois ton époux et ton serf.
LÉONIDE, avec transport.
Mon serf !...Ce mot me décide ! j’épouse, j’épouse à outrance ; puis je vole à Paris, je divorce avec les socques, les omnibus et le parapluie ; je ne marche plus qu’en landau, je dîne chez Véry, je goûte chez Félix, je soupe chez Véfour ; j’éclabousse mon ancien magasin de modes, je me fais faire des chapeaux par ces demoiselles, et je leur parle tartare pour les humilier.
VAUDORÉ, avec joie.
Léonide, ma Léonide, je te retrouve encore !
LÉONIDE.
Tu me retrouveras toujours, Vaudoré.
VAUDORÉ.
J’y compte ; et maintenant alliance offensive et défensive contre les roubles de la famille ; il faut séduire, entraîner, subjuguer toute cette ménagerie russe, il faut les écraser par nos talents. Ce soir, concert, danses variées, tours d’adresse et mystifications françaises à l’usage des amateurs. Les billets une fois pris, le boyard en paiera la valeur.
LÉONIDE.
Ainsi, convenu ? Tu me plantes là pour la fille du boyard ?
VAUDORÉ.
Tu me trahis indignement pour le fils du même ?
LÉONIDE.
Je te deviens indifférente.
VAUDORÉ.
Je te deviens odieux.
LÉONIDE.
Je suis pour toi la dernière des dernières.
VAUDORÉ.
Tu me regardes comme ce qu’il y a de plus insignifiant au monde.
Air : Trompons-nous.
Au diable la fidélité !
Qu’ chacun s’en aill’ de son côté.
Adieu donc, toi que j’aimais,
Je n’en veux plus désormais !
LÉONIDE.
Adieu donc, mon ancien,
Désormais tu n’m’es plus rien.
VAUDORÉ.
Trahissons nos serments,
Comme font tous les amants.
LÉONIDE.
Mais, du moins, nous l’ disons
Et nous nous en prévenons.
ENSEMBLE.
Trompons-nous (bis), tout le monde en est là.
On ne fait que cela.
Trompons-nous : c’est charmant
De se tromper franchement.
Trompons-nous,
C’est si doux !
Demandez à tous les époux.
VAUDORÉ.
Chut ! le voici !
Scène X
VAUDORÉ, LÉONIDE, ALEXIS
ALEXIS, bas à Vaudoré.
Eh bien ? eh bien ?
VAUDORÉ, le poussant.
À ses pieds à ses pieds !
ALEXIS, se jetant à genoux.
Ah ! délicieuse créature !
Bruit.
VAUDORÉ.
Fichtre ! monsieur votre père !... relevez-vous !
ALEXIS, se relevant.
Oh !
Scène XI
VAUDORÉ, LÉONIDE, ALEXIS, OSTROGOFF, MILNA, ÉVA, VOISINS, DOMESTIQUES, COSAQUES
CHŒUR.
Air.
La famille est réunie,
Et devant nous, à l’instant
Une Française accomplie
Va déployer son talent.
VAUDORÉ, montrant Léonide.
Pour vous quelle belle conquête !
Vous possédez dans le pays des czars
Un ange, une femme parfaite.
LÉONIDE, montrant Vaudoré.
Vous possédez l’enfant chéri des arts.
CHŒUR.
La famille est réunie, etc.
OSTROGOFF, à Vaudoré.
Tiens, tiens ! jeune coloriste, vous connaissez mademoiselle ?
VAUDORÉ.
Si je la connais ! C’est comme si vous me’ demandiez si je connais la colonne Vendôme, la Madeleine, les Invalides ou l’Institut. Si je la connais ! jour de Dieu ! mais, de la rue de la Paix à la rue Mouffetard, il n’est question que de la célèbre, de la sublime, de l’incomparable...
LÉONIDE, à demi-voix à Vaudoré.
Félicie Gervaux !
VAUDORÉ.
De la divine Félicie Gervaux !
OSTROGOFF, à Léonide.
Et vous, idéale Parisienne, vous avez donc entendu parler du jeune artiste ci-inclus ?
LÉONIDE, vivement.
De ce grand artiste... mais il occupe à lui seul les cinquante-sept langues de la renommée ; c’est Raphaël !
VAUDORÉ.
C’est Minerve !
LÉONIDE.
C’est Horace Vernet !
VAUDORÉ.
C’est Mme de Staël !
LÉONIDE.
Ah ! noble famille du Caucase, que vous êtes heureuse de réchauffer dans votre sein un être aussi radieux !
VAUDORÉ.
Une créature aussi gigantesque !
OSTROGOFF.
Que l’on vienne nous dire maintenant que les artistes français ne s’entendent pas, qu’ils sont jaloux les uns des autres !
ALEXIS.
Oui, qu’on vienne un peu nous dire ça, papa.
VAUDORÉ.
Des artistes comme nous s’entendront toujours, surtout quand il s’agira de prouver notre dévouement à votre noble maison.
LÉONIDE.
À votre charmante progéniture.
VAUDORÉ, à Ostrogoff.
Vos enfants tiennent de vous, cher comte, la force, la souplesse et la beauté du corps.
LÉONIDE.
Et moi, je me charge de leur inculquer les qualités de l’âme.
VAUDORÉ.
Ce sont des diamants bruts.
LÉONIDE.
Que je veux polir.
ALEXIS.
Oh ! papa ! entendez-vous ? je suis un diamant !...
LÉONIDE.
Brut.
ALEXIS, à Léonide.
Oh oui, j’ai soif d’être poli.
VAUDORÉ.
D’abord, mademoiselle dévoilera à vos élégants rejetons toutes les finesses, toutes les ruses de la langue française ; elle connaît sa langue comme sa poche.
LÉONIDE.
J’ai travaillé z’au Dictionnaire de l’Académie Française.
VAUDORÉ, à part.
Aïe, aïe, aïe ! quelle liaison affligeante !
OSTROGOFF.
Maintenant, si nous passions aux arts d’agrément ?
LÉONIDE.
Vos désirs sont des lois, illustre comte... Par où désirez-vous que nous commençassions ?
VAUDORÉ.
Si vous m’en croyez, nous débuterons par une romance sentimentale, avec accompagnement de cornet à piston.
Présentant galamment le cornet à Léonide.
Allons, jeune virtuose, embouchez la trompette ; d’abord entamons ensemble la partie vocale.
VAUDORÉ.
Air de M. Eugène Prevost.
Dans la musique du quinzième
J’suis professeur de piston ;
Ô ma blanchisseus’, que j’aime
À te donner ta leçon !
LÉONIDE.
Aussi, de ma fenêtre,
Dès que j’te vois paraître,
Je te peins tendrement
Sur ce bel instrument
L’excès d’ mon sentiment.
Léonide joue du cornet.
VAUDORÉ.
L’entendez-vous ?
Ah ! que c’est doux !
Sois toujours
Mes amours !...
Qu’il me plaît,
Cher objet,
Le son de ton cornet !
ENSEMBLE.
Sois toujours, etc.
Deuxième couplet.
LÉONIDE.
Mon Dumanet, je te le jure,
C’est toi seul que j’ veux chérir,
Et, sous l’ rapport de la figure,
J’suis fièr’ de t’appartenir.
VAUDORÉ.
Ta froideur est détruite,
Mon talent t’a séduite...
T’occupant tour à tour
De musique et d’amour,
N’va pas fausser un jour...
Léonide joue du cornet.
VAUDORÉ, à part.
Oh ! oh ! saperlotte, elle vient de faire un couac !
L’entendez-vous ?
Ah ! que c’est doux !
Sois toujours
Mes amours ;
Qu’il me plaît,
Cher objet,
Le son de ton cornet !
ENSEMBLE.
Sois toujours, etc.
TOUS.
Bravo ! brava ! bravi !
ALEXIS.
Oh ! j’en pleure, j’en ai mal aux nerfs ! charmant cornet, va, comme ça grince !
OSTROGOFF.
Le fait est que cet instrument va à l’âme ; mais je brûle de passer à un autre exercice.
LÉONIDE.
Je vous proposerais bien la danse, mais il me faudrait un danseur.
VAUDORÉ.
Présent ! je suis une vraie Taglioni... à peu de chose près.
ALEXIS.
Vous me stupéfiez ! Ah ! ça, vous possédez donc tous les talents ? ô Parisien ! et ô Parisienne !
VAUDORÉ.
C’est notre état.
LÉONIDE.
Pour lors, avec la permission de l’honorable société, nous allons exécuter un menuet gracieux, qui a enlevé tous les suffrages à a Grande Chaumière et au bal d’Idalie ; c’est la Cachucha Française,
Avec solennité.
autorisée par M. le préfet de police.
L’orchestre joue le galop de Musard ; Vaudoré et Léonide exécutent un cancan gracieux ; les autres personnages, en les regardant, marquent la mesure avec leurs jambes comme par entraînement.
ALEXIS, dansant comme malgré lui.
Je n’y tiens plus, j’ai une fourmilière dans les mollets ! Papa, papa, il faut que je me mêle à cette danse voluptueuse.
MILNA, entraînée.
Et moi aussi.
ÉVA, dansant.
Et moi de même.
OSTROGOFF.
Arrêtez, mes enfants, l’étiquette nous défend...
VAUDORÉ, dansant.
Au diable l’étiquette !
LÉONIDE, de même.
Nous sommes tous égaux devant la queue du chat.
OSTROGOFF, gigotant malgré lui.
Ils ont raison, au diable l’étiquette !
VAUDORÉ, lui prenant la main.
En avant deux, cher boyard.
Galop général. Tous les personnages sortent en galopant par une des portes du fond ; Ostrogoff, Alexis, Vaudoré, Léonide et Milna rentrent aussitôt en scène par une autre porte, toujours en galopant, puis ils s’arrêtent essoufflés.
ALEXIS.
C’est enivrant ! c’est étouffant ! c’est étourdissant !
OSTROGOFF.
Jeunes indigènes de Paris, vous m’avez rajeuni complètement avec votre Cachetouça ; aussi je ne veux plus que vous quittiez mes domaines et mes enfants ; y consentez-vous ?
LÉONIDE.
Ça dépend.
VAUDORÉ.
C’est une question.
OSTROGOFF.
Vous hésitez ! je vous donne à chacun dix mille roubles d’appointements fixes, et quinze cosaques de gratification.
LÉONIDE, avec dignité.
L’argent ni les cosaques ne peuvent rien sur mon âme.
VAUDORÉ.
Ni sur la mienne, grand boyard ; l’attachement peut seul nous retenir.
LÉONIDE.
Et nous vous sommes attachés comme le lièvre à l’ormeau.
VAUDORÉ.
Comme la vigne à son échalas.
ALEXIS.
Ah ! papa, mon illustre papa, je sais un moyen d’enchaîner à jamais près de nous ce couple désintéressé.
OSTROGOFF.
Lequel, ô mon fils ?
LÉONIDE.
Lequel, beau Russe ?
ALEXIS.
Ils sont dignes par leur mérite et leurs vertus de devenir membres de notre famille ; qu’ils enlacent leurs rameaux aux branches de notre souche.
OSTROGOFF.
Je ne comprends pas...
ALEXIS.
Bref, donnez-moi pour épouse notre maîtresse de langues et unissez au jeune artiste, ma sœur Milna, qui l’aime et qui en est idolâtrée.
OSTROGOFF.
Qu’entends-je !
À Milna.
Il serait vrai, ma fille ?
Milna baisse les yeux.
ALEXIS, se jetant aux genoux d’Ostrogoff.
Cimentez ainsi, ô mon père, une union indissoluble entre la France et la Russie...qui ont vécu en froid jusqu’ici, quoi qu’on en dise.
OSTROGOFF.
Je ne sais si je dors ou si je suis éveillé... une semblable union ! Mais que dirait la diplomatie ?
VAUDORÉ.
Des bêtises... rassurez-vous, noble boyard ; ma délicatesse ne permet pas que je m’immisce dans une famille contre le gré de son chef.
LÉONIDE.
Pour des milliards de millions, jamais je n’entraînerai un fils dans la désobéissance paternelle.
VAUDORÉ.
Je flambe des pieds à la tête pour la fille dont vous avez orné la société.
MILNA, avec élan.
Ah !
LÉONIDE.
Je suis attirée par le magnétisme animal vers le jeune homme que vous avez créé à votre image.
ALEXIS, avec ivresse.
Oh !
VAUDORÉ.
Mais si mon amour vous tracasse...
LÉONIDE.
Si ma passion vous donne le moindre tintouin...
VAUDORÉ.
Je m’éclipse à vos regards, et je vais mourir, n’importe où, du trait qui m’a percé !
LÉONIDE, sanglotant.
Je transporte dans un autre hémisphère ma langue et mon cornet à piston.
ALEXIS, hors de lui.
Papa ! papa ! si vous n’êtes pas trempé de larmes, je vous déclare l’ours le plus mal... élevé de la Sibérie.
OSTROGOFF.
Silence !... qu’on me laisse réfléchir.
Il va à la table, et pendant la scène il écrit.
VAUDORÉ, à demi-voix.
Je brûle, je bous, je fris d’inquiétude et d’émotion !
LÉONIDE, de même.
Ce moment va décider de nos quatre z’existences.
VAUDORÉ.
Si le boyard refuse, trépas général !
ALEXIS.
Mieux que ça !... il me pousse une idée prodigieusement spirituelle !...
TOUS.
Bah !...
ALEXIS.
Enlevez-la... enlevez-moi... enlevons-nous tous !
LÉONIDE.
En ballon ?
ALEXIS.
En kibik !...
MILNA, regardant Vaudoré
Ah ! oui !
VAUDORÉ.
Ah ! non !... jeunesse imprudente !... Où diable nous conduiront-ils vos kibiks ?
ALEXIS.
À Paris... séjour des ris et des jeux.
VAUDORÉ.
Très bien... mais, dans le séjour des ris et des jeux on ne vit pas de l’air du temps, quoiqu’il y soit très pur... le numéraire n’y coule pas des bornes-fontaines.
ALEXIS.
L’amour tient lieu de tout.
LÉONIDE.
Quand on ne manque de rien
ALEXIS.
Que faire alors ?...
À Ostrogoff.
Papa, songez-y... le suicide est à la mode... deux cœurs passionnés ne se connaissent plus... vous n’avez qu’un fils et deux filles... qui de trois ôte deux, reste un...
LÉONIDE.
Il est très fort sur la soustraction, ce gaillard-là...
OSTROGOFF, écrivant toujours.
Que personne ne bouge !... dans un instant vous connaîtrez mon ultimatum.
ALEXIS.
Mon cœur bat vite !
LÉONIDE.
Le mien s’agite !
VAUDORÉ.
Le mien palpite !
LÉONIDE.
Juste comme un trio d’opéra comique !
OSTROGOFF, se levant et leur présentant un contrat.
Voici ma réponse, nobles étrangers... lisez...
TOUS, lisant et avec un transport de joie.
Oh !...
OSTROGOFF.
Vous remarquerez qu’il y a un petit dédit de vingt mille roubles par corps pour celle des parties contractantes qui ferait manquer le mariage.
VAUDORÉ.
Ça ne sera pas moi !
MILNA.
Ni moi !
LÉONIDE, prenant le contrat qu’elle serre.
Ni moi !
ALEXIS.
Ni moi ! par saint Nicolas, patron de la Russie !
OSTROGOFF.
Je vais donner des ordres pour les apprêts de ce double mariage, et mettre sous les armes tous mes vassaux...
LÉONIDE, à part.
Je suis comtesse, quel avancement !
VAUDORÉ.
Je suis boyard !... quelle promotion !
ALEXIS.
Et moi, je suis... je ne sais pas tout ce que je suis !
TOUS.
Air : Je veux qu’on chérisse (Postillon).
La belle existence !
L’heureux avenir !
À nous la bombance !
À nous le plaisir !
VAUDORÉ, à Léonide.
À nous la cassette
Du noble papa !
À nous sa recette,
À nous tout c’ qu’il a !
TOUS, ensemble.
La belle existence !
L’heureux avenir !
À nous la bombance !
À nous le plaisir !
Ostrogoff sort suivi de ses enfants.
Scène XII
VAUDORÉ, LÉONIDE
VAUDORÉ, avec transport.
Vivent la Russie !...la Moscovie, la Tartarie et la flouerie !... Nous voilà riches...
LÉONIDE, de même.
Richissimes !...
VAUDORÉ.
Les gens de monsieur !...
LÉONIDE.
Les femmes de madame !...
VAUDORÉ.
Mon whisky, mon tilbury, mon vis-à-vis...
LÉONIDE.
Ma calèche, mon landau, deux gros cochers, six laquais, huit chevaux et des armes sur mes panneaux...
VAUDORÉ.
Et quels dîners !... quels déjeuners ! quels soupers !... perdreaux truffés matin et soir... madère sec à l’ordinaire, et petits verres à discrétion.
LÉONIDE.
Des toilettes renversantes... des poufs de diamant et des plumes d’autruche.
VAUDORÉ.
À bas la misère !... à bas les Vatel à vingt-deux sous !...
LÉONIDE.
Nous renonçons à Paris...
VAUDORÉ.
Pour toujours !...
LÉONIDE, le regardant.
Sans regrets, hein ?...
VAUDORÉ, vivement.
Sans regrets...
Se reprenant.
c’est-à-dire, c’est un peu taquinant... mais nous voilà Russes... Russes à mort !
LÉONIDE, changeant de ton.
Vivre au milieu des glaces de la Russie, moi qui n’aime que celles du jardin Turc... et à la pistache encore !...
VAUDORÉ.
Léonide, songez à votre rang, à votre opulence...
LÉONIDE.
L’opulence... je ne dis pas... mais pour le rang, j’en avais un fort gentil dans mon comptoir d’acajou...
VAUDORÉ.
Léonide, Léonide, vous m’affectez...
LÉONIDE.
Adieu le boulevard du Temple... adieu Romainville, les prés Saint-Gervais et la Grande Chaumière, où l’on dansait si bien.
VAUDORÉ.
Autres mœurs, autres folies, Léonide !...
LÉONIDE.
Plus de bal Julien... de concert Musard... de Debureau, où l’on riait si fort...
VAUDORÉ.
Tu verras knouter des Cosaques et patiner des chambellans Russes.
LÉONIDE.
Plus de parties de campagne... le dimanche... à nous deux...
Se rapprochant de Vaudoré.
comme ça... côte à côte... où tu t’en allais chantant ma Normandie, un melon sous un bras... et moi sous l’autre...
Elle lui prend le bras.
VAUDORÉ, ému, se dégageant.
Finissez, Léonide... vos souvenirs me montent à la tête, ma chère amie...
LÉONIDE, s’approchant encore.
Et le couvert sur l’herbe, et la bouteille calée dans l’ornière.
VAUDORÉ, avec sentiment.
Nous mangions du veau dans des pots de confiture !
LÉONIDE, de même.
Et nous buvions du vin de Champagne dans des pots de moutarde ! Ah ! c’était le bon temps !
VAUDORÉ, pleurant presque.
Léonide, ménage le cœur d’un nouveau boyard.
LÉONIDE, avec élan.
Et nos courses à âne, où l’on tombait quelquefois.
VAUDORÉ.
Assez, assez, sirène !
LÉONIDE.
Et Memorency, où l’on s’embrassait toujours !
VAUDORÉ, avec effusion.
Mais l’on s’embrasse encore, Léonide, on s’embrasse avec le même entraînement.
LÉONIDE, avec dignité.
Arrêtez, Oscar Vaudoré, je ne m’appartiens plus, je suis mariée, vous êtes marié, nous sommes mariés !
VAUDORÉ.
Duo.
Air de Bérat.
Renoncer à Paris !
LÉONIDE.
Rester en ce pays...
VAUDORÉ.
Pour devenir boyard.
LÉONIDE.
Ah ! c’est par trop jobard !
ENSEMBLE.
Ah ! c’est par trop jobard !
VAUDORÉ.
J’ voudrais revoir encore
Ma rue et mon quartier.
LÉONIDE.
Mon sixièm’ que j’adore,
Et mon bon vieux portier...
VAUDORÉ.
Et le Cirque-Olympique
Avec Napoléon.
LÉONIDE.
Et l’Ambigu-Comique
Avec monsieur Guyon.
J’ voudrais avec délice
Galoper au Wauxhall.
VAUDORÉ.
J’ voudrais fair’ mon service
De garde national.
LÉONIDE.
Ensemble à la guinguette
Manger des goujons frits.
VAUDORÉ.
Ou s’étouffer d’ galette
Au boul’vard Saint-Denis.
ENSEMBLE.
Ou s’étouffer d’ galette
Au boul’vard Saint-Denis.
Renoncer à Paris,
Rester en ce pays,
Pour devenir boyard,
Ah ! c’est par trop jobard !
VAUDORÉ.
Oh ! ma tête se perd ! mon cœur est perdu... je patauge dans une macédoine de tilburys, de perdreaux truffés, de parties d’âne et de tendres souvenirs ! Je donnerais mon état de boyard, mes serfs, et mon beau-père pour le moindre cancan à Romainville avec ma Léonide !
LÉONIDE.
Je troquerais mes plumes, mon titre et mon futur pour un mot d’amour de mon Oscar.
VAUDORÉ.
Je t’aime comme jadis...
LÉONIDE.
Je t’aime cent fois plus que jadis.
VAUDORÉ.
Et deux âmes si bien assorties vont se désunir !
LÉONIDE.
Et deux êtres si bien confectionnés l’un pour l’autre vont se disjoindre !
VAUDORÉ.
Je te verrai au bras d’un singe moscovite.
LÉONIDE.
Je te verrai aux pieds d’une tourterelle cosaque.
VAUDORÉ.
Oh ! la jalousie me rendra criminel !
LÉONIDE.
J’en aurai la jaunisse de désespoir !
VAUDORÉ.
Je dépérirai comme un goujon dans une guitare !
LÉONIDE.
Ah ! j’entends ces cauchemar d’Ostrogoff, toute la noce qui vient nous chercher.
VAUDORÉ.
Ô guignon, guignon !
LÉONIDE.
Et dire qu’il n’y a pas moyen...
VAUDORÉ.
Léonide, calmez-vous. Voyez, je suis maître de mes émotions.
LÉONIDE, exaltée.
Je ne suis maître de rien du tout ! Oscar, je te r’aime, je te r’aime comme une insensée ! je ne puis passer ma vie qu’avec la tienne, et tu vas savoir si c’est vrai ! je vais te le prouver, Oscar !
Scène XIII
VAUDORÉ, LÉONIDE, TOUTE LA FAMILLE OSTROGOFF, COSAQUES et SERFS
CHŒUR.
Air : Introduction du Postillon.
La Russie et la France
Vont former alliance,
Et cet hymen, je pense,
Va faire quatre heureux
La Russie et la France
Vont s’unir en ces lieux.
LÉONIDE, à part, regardant Vaudoré.
Voici l’instant de lui prouver mon amour !
OSTROGOFF, avec solennité.
Vassaux et vassales, en ce jour solennel, où mes illustres rejetons...
LÉONIDE.
Un instant, père noble, et écoutez-moi.
Elle le prend par la main et le place en face de Vaudoré.
Je vais vous sauver d’un énorme danger, qui menace la maison des Ostrogoff.
OSTROGOFF.
Je suis fort ému.
LÉONIDE, montrant Vaudoré.
Vous voyez cet homme ?
VAUDORÉ, à part.
Elle va recommencer mon éloge. Prenons une attitude modeste.
LÉONIDE, continuant.
Vous croyez introduire dans votre famille un peintre célèbre ? Vous croyez qu’il s’appelle Eugène Célicour et qu’il a exposé au salon ? Eh bien ! cet homme vous a horriblement abusé...
VAUDORÉ, à part.
Hein ?
LÉONIDE.
Il a nom Oscar Grenouillot, dit Vaudoré.
VAUDORÉ.
Qu’est-ce qu’elle dit !
LÉONIDE.
En fait de peinture, il avait un atelier en plein air ; il peignait les enseignes, badigeonnait les maisons et portait une casquette de papier.
VAUDORÉ, furieux.
Ah mais ! ah mais !...
LÉONIDE.
En fait de parents, son père est fabricant de briquets éventés ; il a montré des figures de cire pour deux sous ; il a été Bédouin à la Porte-Saint-Martin...
VAUDORÉ.
Ça passe les bornes !...
LÉONIDE.
Enfin c’est un intrigant, un banquiste, un saltimbanque, un équilibriste qui vous tournera en ridicule sur la surface de toutes les Russies.
VAUDORÉ, hors de lui.
Ah ! c’est trop violent ! je n’y tiens plus ! À mon tour !
Il prend le boyard par la main et le place en face de Léonide ; Ostrogoff est tout étourdi.
Vous voyez cette femme ? tranchons le mot, cette jolie blonde ?
LÉONIDE, riant à part.
Les yeux lui sortent !
VAUDORÉ.
Vous croyez donner pour épouse à monsieur votre fils une femme à talents ? Vous croyez qu’elle s’appelle Félicie Gervaux, fille d’un guerrier français ? Point ! Cette femme s’est jouée de votre fort peu d’intelligence.
LÉONIDE, enchantée, à part.
Allons donc !
VAUDORÉ.
Elle a nom Léonide-Zizine Bobinard.
LÉONIDE, à part.
Très bien, Vaudoré !
VAUDORÉ, de même.
Elle a été sultane au café des Aveugles.
LÉONIDE.
Bravo, Oscar !
VAUDORÉ.
Elle sait sa langue maternelle comme le portugais, qui lui est parfaitement inconnu. En fait de musique, elle est de la force d’un orgue de Barbarie, et, en fait de danse, elle apprendra à ces demoiselles juste ce qu’il faut pour que le municipal s’en mêle.
LÉONIDE.
Il va comme un ange.
VAUDORÉ.
Bref, c’est une descendante pur sang de feu le baron de Wormspire, qui vous rendra la risée de l’Europe, à quinze lieues à la ronde.
OSTROGOFF.
Arrêtez, arrêtez, je suis étourdi ! j’ai mal à l’estomac ; j’ai besoin de prendre l’air.
ALEXIS.
Si je ne me retenais, je deviendrais imbécile ; mais je me retiens.
OSTROGOFF, s’emportant.
Ah ! voilà donc ce que vous êtes tous les deux ? À mon tour, à moi ! Allez-vous-en, fuyez, sortez de mes domaines... plus de mariage ; que le contrat soit déchiré en mille pièces.
MILNA.
Papa !
OSTROGOFF.
En deux mille pièces !
ALEXIS.
Papa !
OSTROGOFF.
En trois mille pièces !... je paie le dédit. Intendant, qu’on leur donne vingt mille coups de knout... non, non, je me trompe, vingt mille roubles... quarante mille roubles, s’il le faut... Mais qu’ils s’en aillent, qu’ils s’en aillent.
MILNA, se trouvant mal.
Ah !
OSTROGOFF.
Emportez ma fille.
Des femmes emmènent Milna.
ALEXIS, s’évanouissant aussi.
Oh !
OSTROGOFF.
Emportez mon fils.
Des cosaques emportent Alexis.
Et vous, malheureux, je vous couvre de ma malédiction... Ah !
Il se trouve mal.
LÉONIDE.
Emportez votr’ bourgeois.
Des cosaques soutiennent Ostrogoff, qui sort suivi de tout le monde.
Scène XIV
VAUDORÉ, LÉONIDE
LÉONIDE, riant aux éclats.
Ah ! ah ! ah !
VAUDORÉ, abasourdi.
En voilà du gâchis !... eh bien, je vous en complimente, vous avez fait de la jolie ouvrage, parlons-en.
LÉONIDE, tranquillement.
Vaudoré, mon garçon, je vous croyais plus d’esprit qu’un imbécile, vous en avez juste autant.
VAUDORÉ.
Hein !
LÉONIDE, vivement.
Comment ! ne m’as-tu pas dit que tu m’aimais toujours ?
VAUDORÉ.
Oui, Léonide.
LÉONIDE.
Que tu regrettais Paris ?
VAUDORÉ.
Oui, Léonide.
LÉONIDE.
Mais qu’il te fallait de la fortune ?
VAUDORÉ.
Trois fois oui, Léonide.
LÉONIDE.
Eh bien ! ta Léonide que tu aimes, Paris qui te plaît, le dédit de quarante mille roubles qui ne te déplait pas, tout cela est à toi ; comprends-tu à présent ?
VAUDORÉ, transporté de joie et d’admiration.
Oh ! quel trait de lumière ! Ah ! Léonide, ah ! créature supérieure ! vous avez six pieds de haut ! oh ! laisse-moi me prosterner et baiser la poussière de tes brodequins. Non, non, ça ne suffit pas, je voudrais avoir un arc de triomphe, pour te faire passer dessous.
LÉONIDE.
Nous sommes millionnaires !
VAUDORÉ.
À perpétuité !
LÉONIDE.
Paris ! Paris ! Paris !
VAUDORÉ.
Comme les cochers de coucou : Péris ! Peris ! Péris !
ENSEMBLE.
Air de la Norma (Bellini).
Ah ! quelle ivresse !
Quelle allégresse !
Mon cœur s’élance
Vers notre France !
Plus de Russie !
Soleil de ma patrie,
De ta chaleur
Viens réchauffer mon cœur.
Plus de soucis et plus de peine.
Enfin nous avons du quibus !
Nous reverrons la ru’ Vivienne,
L’Obélisque et les Omnibus.
Ah ! quelle ivresse, etc.