La Maison du faubourg (Ferdinand DE VILLENEUVE - Antoine SIMONNIN - Louis-Émile VANDERBURCH)
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 22 janvier 1829.
Personnages
LE COMTE
LA PRINCESSE DE PALMEZI
DELVILLE, secrétaire du Comte
MADAME DUHAMEL, grand’maman
ESTELLE, sa petite-fille
CATOGAN, coiffeur de la Cour
LAPIERRE
UN COUREUR
PLUSIEURS DOMESTIQUES
SOLDATS
Le premier Acte se passe à Paris, dans l’hôtel du Comte. Et le second dans sa petite Maison du faubourg.
ACTE I
Le Théâtre représente le cabinet du Comte, richement décoré ; des bibliothèques, des candélabres, deux bureaux couverts de riches tapis, une porte dans le fond et une au troisième plan, de chaque côté du théâtre ; celle de gauche est cachée par un paravant.
Scène première
DELVILLE, seul, occupé à écrire, et lisant à haute voix
« Les efforts de l’amiral ne purent empêcher l’ennemi d’être battu... »
Parlé.
Oui, il y faisait chaud, je m’en souviens, surtout aux changements de saison ; quand le temps se met à la pluie, je souffre toujours de cette blessure.
Il se lève.
Oui, mais c’est à notre jeune général que la France dût ce nouveau triomphe.
Air de Turenne.
Comme guerrier, il n’eut point de défaites,
Et la Victoire obéit à sa voix ;
Mais au nombre de ses conquêtes,
Il en est qui doivent, je crois,
Ternir l’éclat de ses premiers exploits.
De ce héros, quand parlera l’Histoire,
Sur ces erreurs sachons nous taire alors ;
Car on doit oublier ses torts,
Lorsqu’on se souvient de sa gloire.
Reposons-nous un peu. Monseigneur n’est pas si pressé de ses mémoires, que je ne puisse, en faisant ses affaires, m’occuper aussi des miennes. Relisons la lettre de mon oncle.
Il tire une lettre de sa poche.
« Mon cher neveu, c’est pour ton bonheur que je veux te marier. Ta cousine Estelle est un modèle de sagesse, de douceur et de beauté ; tâche, dans le courant du mois prochain, d’obtenir la permission d’aller passer quelques jours en Normandie... »
Parlé.
Je l’espère bien.
Lisant.
« Dans le cas contraire, madame Duhamel et sa petite-fille se décideront peut-être à aller à Paris ; n’oublie pas de leur envoyer ton adresse. »
Parlé.
En effet, elles ne savent pas que depuis quelque temps, je suis attaché à la personne de Monseigneur... Il faudra que je réponde bientôt.
Il se remet à son bureau.
CATOGAN, dans la coulisse, chantant.
L’amour et vos leçons m’ont enfin rendu sage.
Je préfère Colette a des biens superflus,
Elle m’aimait jadis en habit de village,
Sous un habit doré qu’obtiendrai-je de plus ?
DELVILLE.
Ah ! ah ! j’entends la voix de M. Catogan, le coiffeur de Monseigneur, en crédit à la cour.
Scène II
DELVILLE, CATOGAN
CATOGAN, accourant.
Quand on sait aimer et plaire,
A-t-on besoin d’autres biens ?
Salut à M. Delville... Toujours occupé, toujours dans les écritures, tel est notre sort, à nous autres hommes de génie... Quand on est secrétaire ou coiffeur d’un grand seigneur, il faut toujours avoir la plume ou la houppe à la main.
DELVILLE.
Oh ! je vous cède le pas, M. Catogan... j’arrange, et-vous inventez.
CATOGAN.
C’est vrai, c’est vrai... À propos, où en sommes nous des mémoires de Monseigneur ?... Ça fera-t-il du bruit, du scandale ?... Moi, je suis arrêté dans mon grand ouvrage... Vous savez, mon histoire des perruques... Ça fera crier, je le sais ; il y a même bien des gens qui prendront cela pour une personnalité... Mais, ça m’est égal... les perruques... moi, je ne sors pas de là.
Air : Vaudeville de Fanchon.
En vain la calomnie,
Contre nous fait furie,
Pour détrôner la poudre ; mais
Tant qu’on aura des nuques,
Nous les couvrirons de toupets ;
Les têtes à perruques
Ne périront jamais.
Même air.
Sorbonne et Médecine,
Contre moi j’imagine,
Feront pleuvoir les quolibets ;
Leurs modes sont caduques,
Et pour la gloire des Français,
Les têtes à perruques
Ne périront jamais.
DELVILLE.
Ah ça, quelles nouvelles en fait de coiffure ?...
CATOGAN.
Grande victoire, mon cher... mon catogan triomphe... la Cour est pour moi... le Régent a chassé Catacoua... il a bien fait... c’est un drôle, un imposteur... C’est que ça devenait un schisme, et les partis étaient sur le point de se prendre... mais j’ai coupé court à tout cela. Au fait, Catacoua ne pouvait pas tenir... il n’avait que la faculté et la cléricature pour lui... moi, j’avais la noblesse et le Parlement...
DELVILLE.
Oh ! alors votre victoire était certaine.
CATOGAN.
Sans doute... Il fallait varier la monotonie de la queue ; les gros bonnets imploraient une innovation... elle ne pouvait sortir que de là... de ce cerveau échauffé par l’amour de son art.
Montrant son catogan.
Tenez, regardez... ça s’appelle comme moi... catogan... C’est une fureur, et mon nom vole maintenant de tête en tête...
DELVILLE.
Quel noble enthousiasme !
CATOGAN.
Oui... Je suis né dans le cheveu, et j’y prétends mourir.
Air des Folies amoureuses (de Castil-Blas.)
À peine au sortir de l’enfance,
Je démêlais et je tondais l’adolescence ;
J’étais cité parmi les apprentis
Pour plaire au sexe, et pour coiffer tous les maris :
La conseillère
La financière,
Applaudissaient déjà ma grâce et ma manière ;
Dédaignant le plat des barbiers,
Je méprisais, et je fuyais les perruquiers.
Pour friser la classe vulgaire,
Je me sentais le cœur trop grand, l’âme trop fière.
Combien de fois je me trouvais
Admis dans le boudoir des Grâces ;
Que de secrets
Je devinais,
Et que d’appas j’entrevoyais ;
Mais toujours, crainte de disgrâces,
Sur tout cela je me taisais. (bis.)
L’étranger bientôt sembla réclamer mon mérite,
J’y portai mon nom et mon talent cosmopolite.
Sur des Zéphyrs porté,
Dans ce brillant voyage,
Ma main, sur mon passage,
Répandait des flots de beauté.
De mon vaste génie,
Tous les yeux sont surpris ;
Mais une voix chérie ;
Qui me parle en secret, me rappelle à Paris,
On aime à revoir sa patrie,
On aime à coiffer son pays
Aussitôt ma renommée,
De Paris a fait le tour,
Et de pommade embaumée,
Ma main paraît à la cour !
Là m’appelaient les beaux-arts et la gloire,
Là m’attendais le Temple de Mémoire.
Un brevet d’immortalité ;
Oui, des beaux-arts et de la gloire,
Je deviens l’enfant gâté,
Vers le Temple de Mémoire
Je m’élance avec fierté,
Et l’on me surnomme à la fois
Roi des coiffeurs, coiffeur des Rois.
Corrigeant la Nature,
Dans mes brillants essais,
J’ai de la tournure,
J’ai de la coiffure,
De la chevelure
Hâté les progrès ;
J’abordai l’Opéra :
Ah ! que de naïades.
Ah ! que de dryades,
Que d’hamadryades
Ont passé par là !
Montrant sa houppe.
J’ai souvent poudré la Fortune,
J’ai fait la queue à Jupiter,
Et c’est grâce à moi, que Neptune
Sortit tout frisé de la mer.
Vainqueur des Titus, dans mon art j’ai fait des conquêtes,
On m’a vu cueillir des lauriers sur toutes les têtes ;
Bref, j’ai su me rendre fameux,
En jetant de la poudre aux yeux,
Pour embellir la jeunesse,
Me voilà ;
Pour rajeunir la vieillesse,
Me voilà ;
Faut-il du tact, de l’adresse ?
Je suis là !
Je veux qu’on me cite, et que l’on m’admire à la ronde ;
Je veux que ma gloire étonne et remplisse le monde ;
Et joindre enfin le nom de Grand,
Au nom fameux de Catogan !
DELVILLE.
Comment donc, maître Catogan, je ne doute pas que vous n’arriviez un jour à l’immortalité !
CATOGAN.
J’y compte... Aussi, j’ai pris mes mesures pour ça... Ce n’est pas pour me vanter... mais je brille dans le cheveu comme vous dans la plume... car Monseigneur vous aime beaucoup ; c’est peut-être à cause de l’austérité de vos mœurs. Le fait est qu’on ne vous connaît pas une amourette, même au Palais-Marchand... Vous n’avez pas rossé le Guet une pauvre petite fois...
DELVILLE.
C’est vrai, on m’a même tourné en ridicule pour cela... Quant à Monseigneur, c’est bien différent... cette petite maison qu’il vient d’acheter dans le faubourg Saint-Antoine, est quelquefois le rendez-vous... de...
CATOGAN.
De jeunes seigneurs de la plus haute volée, aimables, spirituels... poudrés à blond... Ils y vont faire des petits soupers charmants... c’est le bon ton... c’est le ton de la régence... D’ailleurs, quel mal ?... moi aussi je soupe... tout le monde soupe... Au surplus, on dira ce qu’on voudra, Monseigneur est un homme charmant.
DELVILLE.
Oh ! sans doute !... Silence, je l’entends.
Il va se remettre à écrire.
Scène III
DELVILLE, CATOGAN, LE COMTE, en négligé du matin très élégant, il est précédé de quelques valets
LE COMTE, aux valets.
C’est bon, dites à la Marquise que je ne suis pas levé ; à la Comtesse, que je suis indisposé ; enfin, dites-leur ce que vous voudrez.
Les valets sortent.
En vérité, ces grandes dames m’obsèdent. Ah ! c’est toi, Catogan ? toujours une tête... originale.
CATOGAN, faisant plusieurs révérences.
C’est trop de bonté, Monseigneur.
LE COMTE, s’approchant de Delville.
Bonjour, Delville. Eh bien ! avez-vous mis au net les idées que je vous avais communiquées ?
DELVILLE.
Oui, Monseigneur, j’ai détaillé, autant que possible, votre dernière victoire.
LE COMTE.
Voyons cela.
Il prend le papier. À Catogan.
À propos, j’ai des compliments à te faire : la petite baronne de Neuville était coiffée comme un ange ; c’est toi, je pense... qui...
CATOGAN, s’inclinant.
Grâce aux bontés de Monseigneur, j’ai l’avantage de compter madame la Baronne au nombre de mes clientes.
LE COMTE, lisant, et à Delville.
Bien, très bien ; je n’aurais pas écrit ce chapitre avec autant de force ; mais il y a trop de louanges. Ah ! ah ! vous rappelez assez adroitement la campagne de Flandre. Mais, quoi ! pas un mot de cet inconnu qui me sauva la vie... à la prise de Mayence, dans le plus fort de l’assaut, et que depuis je n’ai pu découvrir.
DELVILLE.
J’ai cru cet événement trop peu important, pour en parler dans les mémoires de Monseigneur. Quel mérite eut en effet cet inconnu, en sauvant les jours de celui dont la victoire dépendait... tout autre à sa place en eût fait autant, et vos jours n’en eussent pas moins été conservés à la patrie ?
LE COMTE.
Mon ami, vous voyez avec trop d’indifférence un dévouement semblable ; je sais qu’avec votre beau caractère vous en eussiez fait autant, mais je veux que ce fait soit constaté dans mon ouvrage, c’est le seul moyen qui me reste de connaître mon libérateur.
Air : Je vous revois, séjour de mon enfance. (Caleb.)
Assez de gens, fiers de leur faux courage,
À tous propos parlent de leurs combats,
À la valeur, pour rendre un digne hommage,
Récompensons ceux qui n’en parlent pas :
De ce soldat, j’admire le silence,
Et l’imitant aujourd’hui je voudrais,
Puisqu’il se cache à ma reconnaissance,
Pouvoir aussi lui cacher mes bienfaits.
CATOGAN.
Quelle âme noble ! dites donc du mal d’un homme comme ça !
LE COMTE, rendant les papiers à Delville.
Mais j’oubliais, mon cher Delville, de vous prier de passer ce matin aux Bureaux de la Guerre. Vous prendrez les notes que vous remettra le premier commis, M. Blondot ; un homme charmant, qui a fait des couplets délicieux sur l’abbé Dubois.
CATOGAN.
Ah ! oui, je les connais... C’est rempli d’esprit... Ça frise l’épigramme.
DELVILLE.
Oh ! si l’on voulait chansonner tous les abus !...
LE COMTE.
Toujours frondeur ! Parbleu, mon bon Delville, je suis étonné qu’avec vos principes, vous soyez encore garçon...
CATOGAN.
Oh ! rassurez-vous ; le célibat de monsieur le Secrétaire va bientôt cesser. Hier, il m’a fait part de ses projets de mariage.
LE COMTE.
Bah ! vraiment ?... Mon compliment, Delville... Et qui épousez-vous ?
DELVILLE.
Une jeune parente que je ne connais pas encore, mais que l’on dit aussi sage que belle.
LE COMTE.
Eh bien ! je veux danser à votre noce. Vous me présenterez votre future.
DELVILLE.
Permettez-moi de n’en rien faire, Monseigneur. Un bonheur obscur est tout ce que je désire... Je veux retenir ma femme éloignée du monde... être tout pour elle, qu’elle soit tout pour moi... Accusez-moi de faiblesse... je crois encore à la vertu des femmes.
LE COMTE.
Très bien... Je vous félicite de votre opinion sur le beau sexe... Des mœurs, de la confiance... Ah ! vous ferez un excellent mari.
CATOGAN.
Oui, oui, c’est champêtre, c’est pastoral... comme dans le Devin de M. de Jean-Jacques.
Non, non, Colette n’est pas trompeuse,
Elle m’a promis sa foi.
Oh ! pardon, Monseigneur, j’oubliais que devant vous...
LE COMTE.
Tu chantes fort bien, mais tu coiffes encore mieux...
À la cantonade.
Ma toilette.
DELVILLE.
Monsieur le Comte n’a rien de plus à m’ordonner ?
LE COMTE.
Non... allez, et revenez promptement.
Delville sort.
Scène IV
LE COMTE, CATOGAN
Le Comte s’assied ; plusieurs valets apportent ce qu’il faut pour sa toilette.
CATOGAN.
Quel parfum ordonne Monseigneur ?... Rose ? muguet ? jasmin ?... c’est un peu commun... Ah ! la tubéreuse est en assez bonne odeur à la cour.
LE COMTE.
Muguet... tubéreuse... je n’y tiens pas... Que dit-on de nouveau, ce matin ?
CATOGAN, le coiffant.
Pas grand’ chose, Monseigneur... La médisance, n’a pas beaucoup donné ces jours-ci... Cependant, je crois que nous avons une petite disgrâce à Versailles, l’Œil de bœuf
LE COMTE.
Ah !
CATOGAN.
J’ai su par les gens de M. de Guébriant, que le jeune Roi lui avait refusé une audience.
LE COMTE.
Diable ! tant pis !
CATOGAN, le coiffant toujours.
En sortant de là, je suis allé chez M. de Lauraguais. Comme j’étais à le coiffer, nous entendîmes entrer dans l’hôtel, un équipage ; c’était son carrosse que Sophie Arnould lui renvoyait avec un cadeau... Deux petits enfants charmants qu’elle lui adressait par la même occasion.
LE COMTE, riant.
Ah ! ah ! cette Sophie a des réparties uniques !
CATOGAN, à part.
Il prend ça pour des réparties, deux enfants !...
Haut.
Ce n’est pas tout.
Air de l’Actrice.
J’appris hier, dans l’antichambre,
Par le coureur du comte Albin,
Qui le tient du valet-de-chambre
Du chevalier de Saint-Sornin ;
J’appris que Sallé, la danseuse,
Quitte le comte de Pinto,
Pour le vicomte de Chevreuse,
Qui rompt avec la Camargo !...
Les valets qui ont apporté la toilette, la remporte, sur une signe de Catogan, qui les fait sortir.
À propos, il y a demain grand bal chez l’Ambassadeur de Hollande... Monseigneur s’y montrera, sans doute ?
LE COMTE.
Non, non, je n’irai pas ; en ce moment j’ai une passion qui m’occupe, et...
CATOGAN.
Une passion ?
LE COMTE.
Oh ! sérieuse !
CATOGAN.
Quelque grande dame ?
LE COMTE.
Devine.
CATOGAN.
Une duchesse ?
LE COMTE.
Ce n’est pas si haut que çà.
CATOGAN.
Une marquise ?
LE COMTE.
Descends, descends.
CATOGAN.
Une comtesse ?
LE COMTE.
Descends encore.
CATOGAN.
Une conseillère ? une simple conseillère ?
LE COMTE.
Va toujours.
CATOGAN.
Une bourgeoise ?
LE COMTE, allant regarder aux carreaux de la croisée.
Elle y est.
Revenant.
Ouvre cette croisée, et regarde adroitement, là en face, au troisième, dans le petit hôtel garni ; et prends garde de te montrer, tu lui ferais peur.
CATOGAN, après avoir regardé.
Oh ! la belle demoiselle ! quel air d’innocence et de candeur ! Elle arrose du jasmin.
LE COMTE.
Il y a huit jours que cette enfant-là m’empêche de dormir...
CATOGAN.
Quel honneur ! empêcher de dormir Monseigneur.
LE COMTE, avec passion.
C’est que je l’aime... sérieusement ; j’éprouve pour elle un sentiment que je ne connaissais pas encore, et que je ne puis définir. Elle est avec sa grand’mère. Je m’y suis présenté sous un nom supposé.
CATOGAN.
Monseigneur doit plaire sous tous les noms.
LE COMTE.
Pourtant cette fois encore, j’ai eu recours à l’adresse de Dupré, mon valet de chambre. Il y est en ce moment...
Scène V
LE COMTE, CATOGAN, UN VALET
LE VALET, annonçant.
Madame la princesse de Palmezi.
LE COMTE.
Encore. Ah ! mon dieu ! cette femme-là m’accable.
Au Valet.
Je n’y suis pas.
CATOGAN.
Prenez garde, elle est capable de forcer la consigne.
LE COMTE.
C’est vrai.
Au Valet.
Un instant.
À lui-même.
Au fait, la princesse est d’un caractère jaloux, emporté. Elle compte sur la promesse que je lui ai faite d’un prochain mariage ; de plus elle jouit d’un grand crédit auprès du Régent, elle est reçue chez le jeune Roi ; c’est une femme à craindre... et par conséquent à ménager.
Au Valet.
Faites entrer.
À Catogan.
Et toi, sors.
GATOGAN.
Il suffit, Monseigneur ; je reprends mes armes, mon bouclier, et je m’esquive.
Si des galants de la Ville
J’eusse écouté les discours.
Il sort en chantant. La Princesse entre par le fond.
Scène VI
LE COMTE, LA PRINCESSE DE PALMEZI
LE COMTE, allant à sa rencontre avec empressement.
Eh quoi ! c’est vous, belle dame. Ah ! que j’ai de plaisir à vous revoir ; tout à l’heure encore, je me plaignais de votre rareté ; je comptais les heures, les minutes ; mais vous voilà, et j’oublie un siècle de tourment. Pardon, si je vous reçois dans ce négligé, mais vous me surprenez.
LA PRINCESSE.
Toujours galant, toujours aimable ; en vérité, l’on serait tenté de vous croire, si l’on ne vous savait aussi faux, aussi perfide.
LE COMTE.
Eh quoi ! Princesse, m’accuser de perfidie, moi !
LA PRINCESSE.
Trois fois sans vous trouver !
LE COMTE.
À cette heure-ci pourtant, je suis souvent à l’hôtel.
LA PRINCESSE.
Et plus souvent encore dans votre petite maison du faubourg. On la dit fort élégante ; on en parle dans tout Paris.
LE COMTE.
De grâce, belle Princesse, ménagez-moi.
LA PRINCESSE.
Où avez-vous été hier ?
LE COMTE.
Hier ? mais je ne sais...
LA PRINCESSE.
Chez la Marquise. Je vous ai fait suivre.
LE COMTE.
Attendez donc. Où prenez-vous cette Marquise-là ?
LA PRINCESSE.
La jeune marquise d’Ablimard...
LE COMTE.
Bon ! il y a cent ans que je ne la vois plus.
LA PRINCESSE.
Et pourtant on a aperçu samedi votre livrée à sa porte...
LE COMTE.
Ah ! samedi, oui ! oui ! c’est vrai... visite de politesse, de rupture.
LA PRINCESSE.
Lui avez-vous rendu son portrait ?
LE COMTE.
Ma foi, je ne sais pas trop... Au surplus, je puis vous le dire...
Il va ouvrir un secrétaire, il en tombe une douzaine de portraits de femmes.
LA PRINCESSE.
Eh ! bon dieu ! qu’est ce que tous ces portraits de femmes ?
LE COMTE, riant.
Bagatelles... quelques souvenirs en miniature.
LA PRINCESSE.
Quoi ! en ma présence !... cette conduite est affreuse.
LE COMTE.
J’y attache si peu d’importance !
LA PRINCESSE.
Pourquoi les gardez-vous ?
LE COMTE, jouant l’indifférence.
Oh ! seulement... pour me rendre compte...
LA PRINCESSE.
Vous ne méritez pas qu’on vous aime...
Air de l’Angélus.
Après m’avoir offert ses vœux !
Ah ! rien n’égale ma colère !...
Vous êtes un monstre à mes yeux. Quand vous voulez vous savez si bien plaire ?
Pourquoi savez vous si bien plaire ?
De mes tourments, pour m’affranchir,
Chaque matin, dans ma folie,
Je fais le serment de vous fuir,
De vous braver, de vous haïr,
Mais je vous vois... et je l’oublie !...
LE COMTE, à part.
Sans son crédit à la cour.
Haut.
Comment, Princesse ! à moi des reproches !... des menaces !... mais c’est une injustice révoltante !... je vous aime si tendrement !...
LA PRINCESSE.
Ah ! qu’un seul mot de vous a d’empire sur mon cœur ! Il faut donc vous croire encore ?
LE COMTE.
Il faut me croire toujours... Allons, accordez-moi mon pardon ; je l’implore à genoux.
Il s’incline et lui baise la main.
Air nouveau de M. Doche.
Faisons la paix, (bis.)
Plus de dépit, plus de disgrâces ;
Qu’on puisse dire désormais :
Le jeune Comte avec les Grâces,
A fait la paix.
LA PRINCESSE.
Deuxième couplet.
Faisons la paix, (bis.)
Triompher, vous est ordinaire,
Vous brillez de tant de succès ;
Je sais si peu faire la guerre,
Faisons la paix.
Allons, je vous pardonne... vous êtes charmant !...
LE COMTE.
Et vous... enchanteresse !...
Scène VII
LE COMTE, LA PRINCESSE, DELVILLE, puis CATOGAN
DELVILLE, en entrant, dépose le portefeuille sur la table, ainsi que quelques papiers.
Veuillez m’excuser, Monseigneur, si je trouble votre entretien... mais cette lettre demandait une prompte réponse... et j’ai cru devoir m’empresser...
Il lui remet la lettre.
LA PRINCESSE.
Sans doute encore un message secret...
LE COMTE.
Eh quoi ! toujours des soupçons injustes... me supposez-vous donc des aventures galantes jusque dans les murs de la Bastille... Tenez, voyez la signature... c’est Voltaire qui m’écrit... mais il faut que je réponde. Mettez-vous là, Delville.
Delville se place à son bureau.
LA PRINCESSE, bas au Comte.
Avant j’exige que vous écriviez devant moi à la Marquise...
LE COMTE.
N’est-ce que cela ?... oh ! bien volontiers... tenez... prenez vous-même cette plume... je vais vous dicter un congé en bonne forme, et je le signerai devant vous...
LA PRINCESSE.
Ah ! cette fois je vous prends au mot...
Elle s’approche du secrétaire à droite et s’assied. À part.
Il aura bien de l’adresse s’il me trompe !
CATOGAN, arrivant et s’approchant mystérieusement du Comte.
Monseigneur... Dupré, que je viens de rencontrer... sachant que la Princesse était près de vous...m’a chargé de vous remettre secrètement ces tablettes.
LE COMTE.
Donne...
LA PRINCESSE.
Mais dictez donc, Monsieur... je vous attends...
LE COMTE.
Pardon, belle Dame... j’ai tant d’affaires...
Il lit les tablettes précipitamment et à voix basse.
« La jolie voisine est à nous... elle a pour futur un cousin Edmond qu’on ne » connaît pas encore. Je n’ai rien trouvé de mieux que de vous faire passer pour lui... N’oubliez pas que vous êtes secrétaire d’une princesse étrangère La grand’mère consent à venir avec la petite... On vous aime presque... Vos ordres sur le champ... »
À Catogan.
Prends un crayon, ces tablettes, et écris.
Il s’assied près de la Princesse.
Je suis à vous...
Il dicte à la Princesse.
« Belle Marquise, tout philosophe que je suis, l’éternité m’a toujours effrayé... et surtout en amour... »
À Delville.
« Rassurez-vous, mon cher Voltaire, votre ami ne vous oublie pas, il songe à dissiper la nuée de corbeaux qui s’attache à vos écrits... »
Bas à Catogan qui écrit au crayon sous la dictée du Comte.
« J’adopte ton plan et ma nouvelle parenté. Je consens à tout, même au mariage. »
CATOGAN, bas.
Eh quoi ! Monseigneur...
LE COMTE, lui fermant la bouche.
Tais-toi !
Allant près de la Princesse.
« Surtout en amour... Ne comptez donc plus sur moi... franchement, je ne saurais aller plus loin. «Tout à vous, belle Marquise. »
LA PRINCESSE, riant.
Cette lettre est d’une impertinence...
LE COMTE, à part.
Je connais la Marquise ; si je lui disais des douceurs, elle ne pourrait plus me souffrir.
À Delville.
« Qui s’attache à vos écrits... Patience, mon cher philosophe. J’envoie chez le Régent, et j’espère, avant peu, vous aller voir à la Bastille. »
CATOGAN.
Trois lettres à la fois, Monseigneur est un nouveau César !
LE COMTE, bas à Catogan.
« Je consens à tout, même au mariage. Dans un instant, je serai seul pour recevoir ma nouvelle famille. »
CATOGAN, bas.
Eh bien ! j’avais toujours eu l’idée que Monseigneur finirait par...
LE COMTE.
Silence !... Porte cette réponse à Dupré, et sois discret...
Il va signer la lettre de Delville.
CATOGAN.
À la bonne heure.
À part.
Je n’y comprends rien du tout.
Il sort en courant.
LE COMTE, s’approchant de la princesse.
Je signe... Et, pour que tous vos doutes soient dissipés, c’est vous que je prierai... d’envoyer cette lettre à son adresse.
Air : Romance de Téniers.
Montrez-moi plus de confiance,
Vous voyez ma sincérité ;
Vous devez croire à ma constance.
LA PRINCESSE.
Je ne sais plus que croire, en vérité,
Quand nous aimons, ah ! quel sort est le nôtre !
Chagrins, tourments, même nous semblent doux ;
On fuit, hélas ! la constance d’un autre,
On aime mieux être trompé par vous.
LE COMTE.
Adieu, bel ange. Delville, offrez la main à la Princesse, jusqu’à son carrosse... La réponse de Voltaire à mon coureur. Ensuite, rendez-vous au palais du Régent, et priez-le de signer sur-le-champ ces rapports.
Delville offre la main à la Princesse ; le Comte l’accompagne jusqu’à la porte du fond.
Scène VIII
LE COMTE, seul
Quel supplice ! Enfin, me voilà débarrassé.
Allant regarder à la fenêtre.
Elle va venir ; c’est singulier, rien qu’à cette idée, j’ai senti renaître en moi le même trouble... le même embarras... Allons donc, une telle faiblesse est indigne de moi... et je ne me reconnais pas moi-même...
En ce moment, on ouvre la porte du fond.
Mais, la porte s’ouvre... songeons à mon rôle.
Il ferme sa robe chambre par le haut, pour cacher son cordon bleu.
Scène IX
LE COMTE, MADAME DUHAMEL, ESTELLE
Le Comte est assis au bureau de Delville, et semble travailler. Madame Duhamel et Estelle sont introduites par un domestique qui leur montre le Comte, en leur disant à voix basse : Voici monsieur le Secrétaire. Le domestique sort aussitôt.
Madame Duhamel et Estelle ont l’air très timides ; elles regardent çà et là avec étonnement, et semblent ne pas oser avancer.
ESTELLE.
Air : Ni jamais, ni toujours.
Ah ! maman que c’est beau,
L’hôtel d’une Princesse !
Tout me semble nouveau ;
Que d’or !... quelle richesse !
Se rapprochant de sa maman.
Ah ! tiens toi.
LE COMTE, à part.
Je la vois.
ESTELLE.
Près de moi.
LE COMTE, à part.
Près de moi !
Cachons-leur bien mon trouble et mon effroi.
ESTELLE.
J’ai peur et ne sais pas pourquoi.
MADAME DUHAMEL.
Allons, mon enfant, calme toi !...
Mais silence... Tiens, voilà qu’il nous regarde.
LE COMTE, levant la tête.
Eh ! mais, c’est ma bonne tante... et la charmante Estelle.
ESTELLE, bas à madame Duhamel.
C’est lui !
LE COMTE, allant au devant d’elles.
Approchez, Mesdames.
À Estelle, lui prenant la main.
Votre main tremble... pourtant, vous n’avez rien à craindre.
MADAME DUHAMEL.
Elle est si timide !... Et puis vous ne nous aviez pas dit que vous demeuriez dans un bel appartement comme ça !...
LE COMTE.
Je ne suis pas chez moi ; on a dû vous en informer.
ESTELLE.
Oui, nous savons maintenant que vous êtes secrétaire d’une grande Princesse.
MADAME DUHAMEL.
La princesse de Palmezi. Mais n’est-ce pas singulier, que vous soyez précisément ce cousin Edmond, dont on nous a dit tant de bien, et que nous cherchons depuis huit jours.
ESTELLE, au comte.
Se chercher si longtemps, être si près l’un de l’autre, et ne pas se reconnaître !
MADAME DUHAMEL.
Tout cela est la faute du cher oncle.
ESTELLE.
De l’oncle Durozier
LE COMTE, à part.
Ah ! il y a un oncle, bon.
MADAME DUHAMEL.
Certainement ; il devait bien se douter de notre prochaine arrivée à Paris. Cependant il ignore qu’un motif imprévu nous y a amenées. Nous sommes ici depuis huit jours environ, pour suivre un procès qui se plaidait au Parlement de Paris.
LE COMTE.
Rassurez-vous, bonne maman, tout s’accomplira selon vos vœux.
À part.
Que de bonté, que d’innocence ; je ne sais plus où j’en suis, j’hésite, et pourtant je sens encore s’augmenter mon amour...
MADAME DUHAMEL.
Eh bien ! je suis enchantée de voir que vous vous convenez si bien l’un et l’autre.
Au Comte.
Parce que l’oncle m’avait bien écrit qu’il voulait vous unir à Estelle, mais j’ignorais si vous aviez d’autres projets, d’autres intentions.
LE COMTE.
Mes intentions ! en douter serait me faire injure. Ah ! bonne grand’mère, si vous aviez un reproche à m’adresser, ce serait au contraire d’être trop amoureux.
À part.
Songeons à mon projet.
Air : Oui, Noble et Dame et Bachelette.
Ah ! n’ayez plus de défiance,
En tous les temps, je me montrai l’appui
De la beauté, surtout de l’innocence,
Puisse mon sort s’accomplir aujourd’hui :
À tort vous douteriez, je gage,
De mon amour et de mes feux ;
Et vous changerez de langage,
Lorsque vous me connaîtrez mieux.
Ah çà ! chère tante, puisque nous voilà réunis, je ne souffrirai pas que vous habitiez plus longtemps un hôtel garni, quand vous pouvez trouver chez moi un logement tout disposé à vous recevoir.
MADAME DUHAMEL.
Chez un jeune homme, y pensez-vous ? chez l’oncle Durozier, à la bonne heure ; quoique je ne le connaisse pas encore, ce sera plus convenable.
LE COMTE.
Eh bien ! chez notre oncle, soit !
MADAME DUHAMEL.
Vous allez nous donner son adresse ?
LE COMTE, à part.
Diable ! comment faire ? Ah ! quelle idée !
Haut.
Oui, Mesdames, justement notre oncle demeure dans un quartier tranquille, où n’habite pas le riche, mais l’honnête artisan.
MADAME DUHAMEL.
Enfin ? où loge-t-il ?
LE COMTE.
Faubourg Saint-Antoine, dans une maison simple et modeste, où vous serez fort bien reçues.
MADAME DUHAMEL, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah ! Et nous qui étions venues étourdiment nous établir dans le beau quartier, rue de Richelieu. Ah ! ah ! ah ! ah !
LE COMTE.
C’est dans cet asile, chère Estelle, que doit s’augmenter notre intimité. Ah ! il semblera divin, puisque votre présence l’embellira bientôt.
MADAME DUHAMEL.
Eh bien ! puisque nous sommes tous d’accord... savez-vous une chose, vous allez nous conduire chez l’oncle.
LE COMTE.
Oh ! bien volontiers ; et je vais...
Scène X
LE COMTE, MADAME DUHAMEL, ESTELLE, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS, annonçant.
Madame la Princesse...
LE COMTE, à part.
Ô ciel ! quel embarras !
MADAME DUHAMEL.
La Princesse ! oh ! mon dieu !
ESTELLE.
Bonne maman, je n’oserai jamais paraître à ses yeux.
MADAME DUHAMEL.
En effet, elle pourrait trouver singulier...
LE COMTE, à part.
Que faire ?
MADAME DUHAMEL.
Cousin, y aurait-il une autre sortie ? ou un endroit...
LE COMTE, agité, à lui-même.
Ah ! cette chambre derrière ce paravent.
Haut.
Tenez, là.
Il tire le paravent sur elles. Apercevant la princesse qui entre.
La voilà !
Scène XI
LE COMTE, MADAME DUHAMEL, ESTELLE, LA PRINCESSE DE PALMEZI, puis CATOGAN
Ici l’Orchestre se fait entendre en sourdine, et continue jusqu’à la fin, jouant toujours en sourdine le final du premier acte du Mariage d’inclination, fragment de la Muette.
LA PRINCESSE.
J’arrive du palais du Régent, et je me suis empressée de monter, pour vous annoncer... Eh mais ! qu’avez-vous donc, vous paraissez bien agité ?
LE COMTE, se remettant.
Moi, et pourquoi donc, Princesse ? Je ne fus jamais plus calme.
À part.
Quel supplice !
LA PRINCESSE.
Vous n’étiez pas seul ici ?
LE COMTE.
Eh quoi ! vous pourriez supposer...
LA PRINCESSE.
Et je ne sais quel changement... dans ce salon...
Elle s’approche du paravent, et semble observer les yeux du Comte.
ESTELLE, bas à madame Duhamel.
Maman, si elle me surprend ?
Estelle ouvre doucement la porte du cabinet caché par le paravent, et s’y précipite ; la porte se referme. Madame Duhamel écoute avec inquiétude. Au moment où elle va entrer, la Princesse tire à elle le paravent, qui étant ouvert ne lui laisse voir que madame Duhamel.
LA PRINCESSE, très étonnée.
Eh quoi ! que signifie...
MADAME DUHAMEL, lui faisant une profonde révérence.
Madame, j’ai bien l’honneur...
CATOGAN, arrivant par la porte du fond.
Je venais de la part de M. Dupré.
LE COMTE, l’arrêtant au fond du théâtre.
Tais-toi.
L’Orchestre n’a pas cessé jusqu’ici, de jouer en sourdine, ainsi que c’est indiqué au commencement de cette scène.
ACTE II
Le Théâtre représente un salon élégant, de la petite maison du Comte.
Scène première
LE COMTE, LAPIERRE, QUELQUES VALETS
LE COMTE est en grand costume.
Le Régent m’amuse avec ses reproches.
Riant.
Il a été, je crois, jusqu’à me parler de lettre de cachet... C’est bien à lui de faire le moraliste !... N’importe, ayons l’air de l’écouter, je tiens à mon ambassade.
À Lapierre.
Il n’est encore venu personne ?
LAPIERRE.
Non, Monseigneur.
LE COMTE.
Je le crois bien, je n’ai mis que cinq minutes pour venir du Palais-Royal à ma petite maison.
LAPIERRE, lui remettant des lettres.
Monseigneur, voici les lettres arrivées depuis hier.
LE COMTE.
Donnez.
Il s’assied négligemment, et jette le paquet de lettre sur la table, après en avoir décacheté quelques-unes. Lisant.
Madame de Prie : mécontentement, froideur ; elle ne dit pas ce qu’elle pense.
En prenant une autre.
Madame Renaud dépit, tendres reproches ; nous y sommes habitué. Ah ! ah ! madame Michelin, la jolie tapissière ; voilà la première fois qu’elle m’écrit ; que peut-elle me dire : des larmes, des remords ; pauvre petite femme.
Riant.
Tout ; cela m’ennuie, je n’en veux plus lire.
Il les jette au feu.
Air : Vaudeville de la Robe et les Bottes.
Je sais par cœur le refrain de ces dames,
Depuis longtemps je connais leur amour ;
Mais je ne puis répondre à tant de flammes,
C’est bien assez que chacune ait son tour.
J’estime fort leur style épistolaire,
Mais tant d’amour finit par m’alarmer ;
Si par hasard j’ai le temps de leur plaire,
Je n’ai jamais le temps de les aimer.
D’ailleurs, que m’importe maintenant tant de souvenirs et de serments. Estelle seule, m’occupe ; que de beauté, de grâce, d’innocence. Ah ! cet amour-là s’est emparé de tout mon être.
LAPIERRE, s’approchant.
Quels sont aujourd’hui les ordres de Monseigneur ?
LE COMTE.
Point de livrée ; qu’on m’appelle Edmond, ou simplement monsieur le secrétaire. Je suis ici chez M. Durozier, mon oncle. Vous, Lapierre, vous nous servirez seul. Dupré a dû vous donner mes autres instructions.
LAPIERRE, s’inclinant.
Oui, Monseigneur.
LE COMTE.
Qu’on vienne m’habiller.
Il sort suivi de deux valets ; les deux autres restent en scène.
Scène II
LAPIERRE, LES DEUX VALETS
LAPIERRE.
Ordinairement nous donnons à souper aux belles que nous recevons ; aujourd’hui ce n’est qu’un déjeuner ; tout est déjà disposé dans la salle à manger. Mais chut ! M. Lapierre point de réflexions, M. le Comte me les a expressément, défendues. Il m’a promis la première vacance à l’hôtel, tâchons de mériter cette faveur. Ah ! si je parviens à être laquais, je me dédommagerai d’avoir passé pour le valet-de-chambre d’un obscur particulier, car chaque fois que Monseigneur vient à sa petite maison, il prend toujours un nouvel état.
Air de Marianne.
Tantôt aux yeux de quelques belles,
Il s’ fait notaire ou procureur ;
Un autr’ jour des sels et gabelles,
Il n’est que simple receveur.
Tous ces emplois,
De p’tits bourgeois,
M’ font prendr’ pour un
Domestiqu’ du commun.
Mais à l’hôtel de Monseigneur,
D’être, laquais en titr’ j’aurai l’honneur,
À l’orgueil mon âme livrée,
Cherch’ la considération,
Et comme j’ai de l’ambition,
J’veux porter la livrée !
Scène III
LAPIERRE, LES DEUX VALETS, CATOGAN
CATOGAN est vêtu en vieux Procureur Fiscal de l’époque.
Chantant.
Ah ! cher Thisbé, ma voix t’appelle,
Je suis Pyrame, réponds-moi !
From... from... Ah ! mon dieu ! je m’oubliais devant la valetaille, moi !... Qu’est que c’est que tout ce monde-là ?... Je ne veux pas de tout cela ici. Valets, sortez.
Les deux valets sortent.
LAPIERRE.
Pourrai-je à mon tour savoir qui vous êtes, et ce que vous demandez ?
CATOGAN.
Je demande ce que je demande, et je suis ce que je suis, ça ne regarde personne.
À part.
D’ailleurs, qu’est-ce qu’il veut que je lui dise ? je n’en sais rien moi-même.
Haut.
Domestique, annoncez-moi chez M. Edmond.
LAPIERRE.
Et qui annoncerai-je ?... On m’a donné l’ordre de n’introduire personne.
CATOGAN.
Et moi, on m’a donné l’ordre d’entrer, et j’entre. Annoncez M. Durozier, et que ça finisse.
LAPIERRE.
Comment vous êtes l’oncle !
CATOGAN.
Oui, mon cher, Procureur Fiscal de mon état, et oncle de mon nature ! Gare que je passe.
LAPIERRE, le reconnaissant.
Eh ! mais, c’est M. Catogan ?
CATOGAN.
Tiens, c’est Lapierre ! Bonjour, Lapierre ; comment que ça va, Lapierre ?
LAPIERRE.
Monseigneur m’avait bien prévenu que son oncle Durozier viendrait ici ; mais il ne m’avait pas dit que c’était vous.
CATOGAN.
Il ne comprend pas... eh bien ni moi non plus, mon garçon. Je rentrais dans l’hôtel pour parler à Monseigneur de la part de Dupré ; il me saisit au collet, et me ferme la bouche en me disant : Catogan, tu es mon oncle. – Votre oncle, Monseigneur ! – Tu t’appelles Durozier ; tu es Procureur Fiscal. – Procureur Fifiscal, je ne demande pas mieux. – Rends-toi sur-le-champ faubourg Saint-Antoine, n° 104. – J’y cours, Monseigneur. – Je ne suis pas Monseigneur, je m’appelle Edmond. – À la bonne heure. – Obéis, ou ne reparais jamais ici. À ces mots, il me pousse dehors d’un bras si vigoureux, que j’en ai perdu la respiration et la parole. J’ai obéi afin de reparaître, et je reparais. Maintenant si tu peux me dire ce que tout ça signifie, tu me feras plaisir ; car de toute cette conversation-là, je n’ai compris que le coup de poing ; il est là ; je le sens encore !
Il se donne un coup de poing dans l’estomac, et, comme par contrecoup, en donne un pareil à Lapierre.
LAPIERRE.
Soyez tranquille, ça se passera.
CATOGAN.
Ce qui est certain, c’est que Monseigneur me fait l’honneur de m’appeler son oncle sans me faire l’honneur de me dire pourquoi ; qu’il m’a invité à déjeuner, et que je me. suis fait l’honneur d’accepter, voilà ce qu’il y a de plus clair et de plus positif...
LAPIERRE,.
Mais quelqu’un vient... Ne seraient-ce pas déjà la vieille dame et la jeune demoiselle ?
CATOGAN.
Une vieille dame... une jeune demoiselle... Quelle idée !... C’est ça, j’y suis maintenant : il s’agit d’un mariage secret, et la jeune demoiselle est sans doute une orpheline d’un grand nom... Ça s’est vu ; et dire que je suis l’oncle !
LAPIERRE.
Les voilà.
CATOGAN.
Ah ! mon dieu !
Il prend le ton et les manières d’un vieillard septuagénaire.
Scène IV
LAPIERRE, CATOGAN, MADAME DUHAMEL, ESTELLE
MADAME DUHAMEL, s’appuyant sur Estelle.
Nous voilà donc enfin chez M. Durozier ! Comment donc, mais c’est que monsieur le Procureur-Fiscal est très bien logé, un peu loin, par exemple... heureusement que notre cousin nous a fait prêter un des carrosses de la princesse.
LAPIERRE, montrant Catogan.
Mesdames, voici M. Durozier.
ESTELLE, bas à madame Duhamel.
Bonne maman, c’est mon oncle.
MADAME DUHAMEL.
Ah ! je vais donc enfin le revoir, ce cher enfant !
CATOGAN, à part.
Enfant ! il a profité, l’enfant. Ah ça, mais je me trouve être l’oncle de tout le monde, moi.
MADAME DUHAMEL.
Eh ! mon dieu ! est-il possible qu’il ne soit pas plus vieilli que ça.
CATOGAN, à part.
Je ne me suis pas assez vieilli.
Il tousse et se courbe.
MADAME DUHAMEL, mettant ses lunettes.
Attendez donc.
Elle le regarde.
Oui, c’est bien lui. Je le reconnais.
CATOGAN, à part.
Elle me reconnaît, eh bien elle est bonne enfant ! Mais voyons, à mon rôle je suis oncle, et je ne sors pas de là.
Air : Vaudeville de l’Écu de six francs.
Que je vous embrasse, ma nièce.
ESTELLE.
Ma nièce ! y pensez-vous. Eh ! mais
C’est votre tante.
CATOGAN, à part.
Ô maladresse !
Du hasard singuliers effets,
Ma foi, j’y suis moins que jamais...
On n’ sait dans un’ famill’ récente,
Tous les parents qu’on peut avoir,
Mais j’ suis bien aise de savoir,
Que je n’ suis pas l’oncl’ de ma tante.
MADAME DUHAMEL.
N’importe, embrassons-nous toujours.
Ils s’embrassent.
ESTELLE.
C’est moi qui suis votre nièce.
CATOGAN.
Eh bien oui... et la grand’-mère ma tante, c’est ça que je voulais dire.
MADAME DUHAMEL.
Quand j’y pense, monsieur le Procureur-Fiscal, savez-vous que je vous ai vu pas plus haut que ça... Dam ! je vous parle d’un temps qui ne nous rajeunit pas.
CATOGAN.
C’est vrai, ma tante.
MADAME DUHAMEL.
Vous étiez un petit mauvais sujet... un vrai polisson...
CATOGAN.
J’ai toujours été comme ça.
MADAME DUHAMEL.
À propos, dites-moi donc ce que vous avez fait de la bonne femme Françoise ?
CATOGAN, très embarrassé.
Ah ! Françoise... Françoise... Nous l’avons mariée dans le temps.
MADAME DUHAMEL.
Qu’est-ce que vous me dites donc là ! Mais elle était presque centenaire.
CATOGAN.
Non, non, nous l’avons...
Il cherche.
nous l’avons enterrée... c’est encore ce que je voulais dire.
MADAME DUHAMEL.
À la bonne heure. Eh bien, Estelle, tu ne dis donc rien à ton oncle ?
ESTELLE.
Dam ! grand’maman, quand on ne se connaît pas encore.
MADAME DUHAMEL, à Catogan.
C’est juste, mais vous ferez bientôt connaissance ; car elle est votre nièce au même degré qu’Edmond, de la première branche. À propos, de ça, il y a quelque chose que j’ai toujours voulu éclaircir. Vous allez m’expliquer ça. Voyez-vous, moi, je suis une Joblot, du côté de mon père, ma mère était de la branche des Frichard... Ah ça, dites-moi maintenant de quelle branche vous descendez.
CATOGAN, très étonné.
Moi ? de quelle branche je descends ?
MADAME DUHAMEL.
Sans doute...
CATOGAN.
Il est clair que je descends d’une branche... Je descends des... je suis des... des...
MADAME DUHAMEL.
Des Frichard.
CATOGAN.
C’est ça même.
À part.
Je n’y tiens pas, va pour les Frichard.
MADAME DUHAMEL.
Cependant, ça m’étonne, parce que mon frère, qui a épousé une Joblot, n’avait eu qu’un enfant.
CATOGAN.
Eh bien, justement... je suis ce petit Joblot-là, moi... Coco Joblot...
Scène V
LAPIERRE, CATOGAN, MADAME DUHAMEL, ESTELLE, LE COMTE, en costume simple, mais élégant
LE COMTE.
Bonjour, mes bonnes parentes. Excusez-moi de ne vous avoir point accompagnées, mais le devoir... des obligations à remplir auprès de la princesse...
MADAME DUHAMEL.
Vous êtes tout excusé, mon cher Edmond. Mais savez-vous, à propos de ça, que votre Princesse nous a fait bien peur ? Estelle s’était enfuie, moi, j’étais presque honteuse. Heureusement, tout s’est bien passé, mais puisque nous voilà chez le bon oncle Durozier, nous allons jaser de nos petites affaires.
CATOGAN.
C’est ça, c’est ça ; il faut jaser.
À part.
J’apprendrai peut-être quelque chose.
MADAME DUHAMEL.
Il est un peu singulier, le cher oncle. Sa maladie lui a ôté la mémoire.
CATOGAN, à part.
Tiens ! j’ai été malade, moi.
MADAME DUHAMEL.
Croiriez-vous qu’il ne se rappelait pas qu’il était de la branche des Frichard ? Ah ! ah !
LE COMTE.
En vérité !
Bas à Catogan.
Comment, ta oublies ces choses-là !
CATOGAN, bas.
Vous ne m’aviez pas dit que j’étais un Frichard.
ESTELLE.
On ne dirait jamais que mon oncle a soixante-dix ans...
LE COMTE, bas à Catogan.
Entends-tu, soixante-dix ans... Courbe-toi.
MADAME DUHAMEL à Estelle.
Ah ! tu pourrais bien dire soixante-quinze.
LE COMTE.
Soixante-quinze. Courbe-toi encore.
CATOGAN, se courbant et toussant.
Je vais me casser, Monseigneur.
MADAME DUHAMEL.
Assez, assez à ce sujet. Quant à présent, ne nous occupons que de notre grande affaire, le moment est venu de vous confier l’avenir de mon Estelle. Je ne devrais pas le désirer, puisqu’il va me séparer d’elle pour quelque temps ; mais dame son bonheur avant tout.
ESTELLE.
Oh ! bonne maman, vous allez encore vous attrister.
MADAME DUHAMEL.
Non, non, mon enfant ; mais c’est que l’on a beau s’y préparer, cette idée-là fait toujours battre le cœur d’une pauvre grand’mère comme moi.
Au Comte.
Heureusement je sais à qui je vais confier ma petite-fille. Vous n’êtes point un de ces hommes qui, n’écoutant que leurs caprices et leurs passions, ne se font qu’un jeu des larmes et du malheur d’une femme.
Lui prenant la main.
N’est-ce pas, mon cher Edmond ?
LE COMTE.
Comment donc, Madame ; je suis loin...
MADAME DUHAMEL.
Allons, allons, je lis dans vos yeux et dans ceux d’Estelle... Elle est à vous, mon cher Edmond, rendez-là bien heureuse, et tous mes vœux seront comblés.
LE COMTE.
Ainsi donc, dans quelque temps... dans un mois...
MADAME DUHAMEL.
Qu’est-ce que vous dites donc ? plutôt que cela. Avant de repartir pour Dreux, je veux que le sort d’Estelle soit fixé, et j’ai hâte d’être chez moi, pour lui assurer la possession da petit bien que je lui destine.
LAPIERRE, entrant, la serviette sous le bras.
Monsieur le... M. Durozier est servi.
CATOGAN.
C’est bien, Lapierre.
Lui frappant sur la joue.
Nous sommes contents de toi, Lapierre.
À part.
Le déjeuner. à la bonne heure, ça se comprend, c’est à la portée de tout le monde.
Il va pour offrir sa main à Estelle, le Comte le pousse et se place devant lui.
LE COMTE.
Ma belle cousine veut-elle accepter ma main ?
CATOGAN, à part.
Il ne m’en reste plus qu’une à choisir, c’est la vieille.
Lui présentant la main.
Ma respectable tante, pourrais-je avoir l’honneur...
MADAME DUHAMEL.
Certainement. Eh ! eh ! eh ! mon neveu est encore galant.
Il lui prend la main avec importance, pendant l’air suivant.
ENSEMBLE.
Air du Siège de Corinthe. (Contredanse.)
Allons, allons nous mettre à table,
Et causer de notre bonheur ;
Mais à ce repas délectable,
Avant tout il faut faire honneur.
LE COMTE, à Estelle.
De votre main,
Lorsque j’obtiens le gage ;
Ici je le présage,
Mon bonheur est certain.
À part.
Son innocence,
Sa confiance ;
En ce moment
Viennent redoubler mon tourment,
Reprise de l’Ensemble.
Allons, allons nous mettre à table,
Et causer de notre bonheur ;
Mais à ce repas délectable,
Avant tout il faut faire honneur.
Ils entrent à gauche.
Scène VI
LAPIERRE, puis LA PRINCESSE DE PALMEZI
LAPIERRE, seul quelques instants.
On dirait vraiment que monsieur le coiffeur de la Cour a été oncle toute sa vie. Quelle belle perruque, et quel appétit.
Regardant à gauche.
Tenez, le voilà à table jusqu’au menton. C’est qu’il a un neveu qui fait bien les choses.
LA PRINCESSE.
On ne m’a pas trompée ; il n’est pas seul ici ; il ne se doute pas de la ruse que j’ai employée pour m’introduire dans cette maison.
LAPIERRE.
Ah ! mon dieu ! la Princesse !
Il ferme la porte précipitamment.
LA PRINCESSE.
Avec qui ton maître est-il à table ?
LAPIERRE.
Madame...Votre Altesse... je ne sais... mais... pardon, le service...
Il va pour sortir.
LA PRINCESSE.
Reste, je te l’ordonne ; et dis-moi tout, ou je te fais chasser.
LAPIERRE, à part.
Elle est capable de le faire.
Haut.
Madame, il est avec son oncle, et une dame âgée.
LA PRINCESSE, à part.
Toujours cette femme.
Haut.
Tu me trompes, il y en a une autre avec elle, je le sais.
LAPIERRE, à part.
Allons, impossible de la persuader.
LA PRINCESSE.
Elle est jeune ?
LAPIERRE.
Oui, Madame.
LA PRINCESSE.
Jolie ?
LAPIERRE.
Oh !
LA PRINCESSE.
Il suffit. Retirez-vous, et surtout pas un mot devant le Comte.
Il s’incline et sort.
Scène VII
LA PRINCESSE DE PALMEZI, seule
Et j’avais la faiblesse de le croire. Ah ! je m’en veux à moi-même. Le perfide, fiez-vous donc à leurs serments.
Air : Époux imprudent, fils rebelle.
Ah ! trop souvent leur artifice
A triomphé de notre aveuglement,
On souffre de leur injustice,
Quand on les aime, hélas trop tendrement ! (bis.)
Extrêmes, faux, quand l’espoir les anime,
Se jouant du plus pur amour,
D’une femme, ils font tour à tour,
Et leur idole et leur victime.
Elle se met à la table et écrit précipitamment.
J’ai plus de crédit qu’il ne le pense, à la Cour du jeune Roi. Que je souffre ! mais par mon imprudence, j’ai mérité le tourment que j’éprouve. N’importe, je veux me venger, venger aussi toutes celles qu’il a trompées. Il va me détester, tant mieux.
Elle continue d’écrire.
Scène VIII
LA PRINCESSE DE PALMEZI, LAPIERRE
LAPIERRE, rentrant avec précaution.
Elle est encore là ; et on va se lever de table, comment faire ?
LA PRINCESSE.
Approche.
LAPIERRE.
Madame ?
À part.
Je tremble que Monseigneur...
LA PRINCESSE.
Une place de laquais dans mon hôtel, et tes gages doublés, si tu me gardes le secret jusqu’à demain ?
LAPIERRE.
Votre Altesse est sûre de ma discrétion.
LA PRINCESSE, à part.
Si j’ai perdu son cœur, du moins je veux mériter sa haine.
Elle se lève tenant à sa main la lettre qu’elle vient d’écrire.
Air : Un Page aimait la jeune Adèle.
Oui je saurai punir son inconstance,
Il sentira l’effet de mon courroux ;
Je ne respire à présent que vengeance,
Tout est rompu désormais entre nous.
Cédons au dépit qui m’entraîne,
Je veux, puisqu’il trahit sa foi,
En l’accablant sous le poids de ma haine,
Le forcer de penser à moi.
Elle fait un signe à Lapierre, pour lui recommander la discrétion. Laporte latérale s’ouvre. Elle sort.
Scène IX
LAPIERRE, LE COMTE, CATOGAN, MADAME DUHAMEL, ESTELLE
CATOGAN, paraissant d’abord.
Ah ! j’ai bien déjeuné.
Frappant sur son ventre.
À la bonne heure, voilà une parenté profitable. Manger à la même table que Monseigneur, quelle gloire ! et quelle bonne crème fouettée.
LE COMTE, donnant la main aux deux dames.
Voilà qui est convenu ; j’irai vous voir à Dreux, visiter votre petit ermitage.
MADAME DUHAMEL.
Ce sera me faire honneur et plaisir. En vérité, mon cher Edmond, plus je vous connais, et plus je vous aime, plus j’ai de confiance en vous. Mais je pense à une chose, il est bientôt deux heures, et je dois me rendre au Châtelet pour obtenir la main levée.
À Catogan
Vous devez connaître ça dans votre état, mon neveu ?
CATOGAN.
La main levée ! Je crois bien que je connais ça !
Il fait le geste de poudrer.
C’est le pont aux ânes du métier !
MADAME DUHAMEL.
Vous me conduirez vous-même ; pendant ce temps-là, mon neveu Edmond tiendra compagnie à ma petite Estelle.
ESTELLE.
Quoi, bonne maman, je n’irai pas avec vous ?
MADAME DUHAMEL.
Non, non, c’est inutile ; et puis il faut bien que tu fasses connaissance, avec ton prétendu, puisque nous voulons presser votre mariage ; et entre futurs, on a bien des confidences à se faire ; bien des choses à se dire. Adieu, mes petits enfants, je ne serai pas longtemps absente. Allons, mon Estelle, ne sois pas si craintive, si timide, et vous, mon cher Edmond, montrez-vous indulgent pour elle.
Essuyant une larme.
Je ne sais pourquoi j’éprouve une émotion... C’est de plaisir, sans doute ; ah ! oui, ce moment me rappelle mon bon temps.
Air : Amusez-vous jeunes fillettes.
Je reçus jadis en partage,
Un bon cœur et de la santé,
Et tous les galants de mon âge,
Parlent même de ma beauté,
N’importe, si le temps s’avance,
Le souvenir reste toujours ;
Au fond du cœur j’ai l’espérance
De voir encor quelques beaux jours.
Même Air.
Elle les prend tous deux par la main.
Pour moi va naître une autre aurore,
Je le sens, à quatre-vingts ans,
Notre bonheur existe encore,
Dans le bonheur de nos enfants ;
Auprès de vous... la Providence
Me ramène au temps des amours !
Au fond du cœur j’ai l’espérance
De voir encor quelques beaux jours.
Allons, allons, Durozier, donnez-moi le bras, et partons.
CATOGAN.
Ah ! mon dieu ! deux heures et demie, et monsieur le Président, comment prononcera-t-il son discours, s’il n’a pas sa perruque !
MADAME DUHAMEL, prenant le bras de Catogan, et faisant un signe d’adieu.
Au revoir, au revoir, mes amis.
Elle sort en répétant le refrain des couplets précédents.
Au fond du cœur j’ai l’espérance
De voir encor quelques beaux jours.
Scène X
LE COMTE, ESTELLE
LE COMTE, à part.
La confiance de cette bonne vieille me ferait presque renoncer...
Il reste pensif.
ESTELLE, qui a été faire quelques signes d’adieux à la porte.
Elle est partie, nous voilà seuls ; causons maintenant. Eh bien ! mon cousin, à quoi pensiez-vous donc ?
LE COMTE.
À rien, rien, chère Estelle.
ESTELLE.
En ce cas, ne soyez donc pas si sérieux que ça. Es-ce que je vous fais peur ?
LE COMTE, à part.
Elle a raison ; j’éprouve un trouble... Ah ! tant d’innocence, tant d’abandon me désarment.
ESTELLE.
Eh bien ! qu’avez-vous donc ?
En ce moment, on entend la serrure de la porte du fond se fermer à deux tours. Un mouvement du musique en sourdine accompagne ce jeu.
Quel est ce bruit ? On ferme une porte, je crois.
LE COMTE.
Non, non rassurez-vous.
À part.
Qu’ai-je fait !
ESTELLE.
J’avais pourtant cru entendre... Ah ! c’est sans doute bonne maman qui vient de sortir. Voyons, Monsieur, Asseyez-vous là, et causons.
Elle s’assied.
LE COMTE, approchant un fauteuil.
Oh ! bien volontiers.
À part.
qu’elle est jolie !
ESTELLE.
Dites-moi d’abord pourquoi madame la Princesse avait l’air si en colère hier, quand nous étions chez elle.
LE COMTE.
Elle a souvent ses moments d’humeur ; il faut bien passer quelque chose aux dames de la cour.
ESTELLE.
Oh ! moi, je ne serai jamais comme ça ; je ne me fâcherai jamais contre vous ; à la vérité, je ne suis pas une princesse, mais vous n’êtes pas prince non plus, vous mon cousin. Aussi, vous m’aimerez bien, n’est-ce pas ? Ah ! comme nous serons heureux dans notre petit ménage !
LE COMTE.
Et croyez-vous pouvoir m’aimer aussi ?
ESTELLE.
Comment ! mais je vous aime déjà.
LE COMTE, se rapprochant.
Ah ! cet aveu de votre bouche était le but de toutes mes espérances ; désormais, mon seul bonheur sera de vous plaire, de ne vivre que pour vous.
ESTELLE, reculant.
Oui, mon cousin ; mais c’est que... je ne sais pourquoi, vous me faites peur, maintenant en me disant ça.
LE COMTE, lui saisissant la main.
Je pourrais vous inspirer un pareil sentiment, quand c’est l’amour le plus pur, l’ardeur la plus sincère qui m’entraîne à vos pieds.
Il se jette à ses genoux.
ESTELLE.
Ô ciel ! relevez-vous, Monsieur.
LE COMTE.
Non, il n’est plus temps de feindre ; Estelle, je t’aime comme un insensé... ma passion est un délire... j’ai vainement tenté de la vaincre... elle m’entraîne, elle m’égare... Estelle !... Estelle !...
Air nouveau de M. Doche.
Ah ! de la flamme la plus pure ;
Consens à partager les feux ;
À tes genoux je t’en conjure...
ESTELLE, le repoussant.
Ah ! laissez-moi fuir de ces lieux.
LE COMTE, s’animant.
Le sort t’a mise en ma puissance.
ESTELLE, voulant s’échapper.
Quel moment ! quel effroi !...
LE COMTE, la retenant.
De m’échapper plus d’espérance...
ESTELLE, courant vers une porte latérale.
Laissez-moi, laissez-moi.
LE COMTE, la suivant.
Non, je le sens, l’amour m’égare.
ESTELLE, à ses pieds.
À votre pitié j’ai recours !
LE COMTE, exalté.
Et de mon cœur le délire s’empare.
ESTELLE, hors d’elle.
N’approchez pas !... au secours ! au secours !
En ce moment on entend crier et frapper rudement à la porte.
DELVILLE, en dehors.
Ouvrez, ouvrez cette porte,
Ouvrez, c’est au nom de l’honneur !
LE COMTE.
Qui donc chez moi vient de la sorte ?
ESTELLE, courant vers la porte.
Ah ! qui que vous soyez, devenez mon sauveur !
Les coups redoublent, la porte est brisée. On voit paraître Delville.
LE COMTE, à part, dans le plus grand trouble.
Delville !...
Ensemble.
LE COMTE.
Quelle audace ! (bis.)
Eh quoi !
C’est toi.
ESTELLE.
Ah ! de grâce ! (bis.)
Secourez-moi.
DELVILLE, au Comte.
Quelle audace. (bis.)
Comptez sur moi.
Scène XI
LE COMTE, ESTELLE, DELVILLE
LE COMTE.
Vous ici, Delville !...
ESTELLE.
Delville !...
Elle est toute tremblante, et écoute avec étonnement tout ce qui suit.
DELVILLE, avec force.
Oui, Monsieur, c’est moi qui viens vous demander raison de votre conduite !
LE COMTE.
De quel droit vous permettez vous une telle violence chez moi ?...
DELVILLE.
De quel droit !... Quoi ! Monsieur, c’est vous qui le demandez vous, pour qui rien n’est sacré, ni les devoirs de l’honnête homme... ni le respect qu’on doit à l’innocence !...
LE COMTE.
Rappelez-vous que vous parlez à votre maître !
DELVILLE.
Non, Monsieur... L’homme sans fortune peut, en échange de ses talents, accepter un salaire légitime, mais il n’a point de maître !
LE COMTE.
Ailleurs qu’ici, vous ne parleriez pas avec tant d’audace, mais soyez sûr que plus tard, le comte saura vous faire punir.
DELVILLE.
Me faire punir !... Voilà donc le prix que je devais attendre de lui !... Ah ! je le vois ; on doit regretter les services qu’on lui rend, puisque rien ne saurait enchaîner la reconnaissance d’un ingrat !
LE COMTE.
Insolent ! Et que pourriez-vous lui dire pour excuser à ses yeux une témérité, dont tout autre que vous serait déjà puni ?
DELVILLE.
Je lui dirais... ce que je dis ici, fut-il environné de tout l’éclat dont l’entourent et son rang et son nom... je lui rappellerais le danger qu’il a couru dans la campagne d’Alsace, je lui dirais enfin, que son libérateur est le parent et le fiancé de cette jeune fille.
Air : J’aime Agnès et j’ai su lui plaire.
Allez, Monsieur, dire à son Excellence
Qu’un franc soldat, combattant sous ses yeux,
Blessé pour lui, sous les murs de Mayence,
Qui, jusqu’ici. se cachait à ses yeux,
D’un tel service espérait un peu mieux ;
Dites lui bien que la balle ennemie,
D’un coup moins dur a menacé son cœur
Lorsqu’a celui qui lui sauva la vie,
En ce moment il veut ravir l’honneur...
LE COMTE, bas et très ému.
Il se pourrait !... quoi, Delville, c’était vous ?
DELVILLE, à voix basse.
Oui, Monsieur.
LE COMTE.
Au nom du ciel, garde le silence, et pardonne-moi, mon ami.
ESTELLE.
Que se passe-t-il donc entre eux ?... Ils m’effrayent.
DELVILLE.
Comptez sur moi, Monseigneur... Je sais me taire.
ESTELLE.
Monseigneur !...
LE COMTE, à part.
Quelle leçon !...
Scène XII
LE COMTE, ESTELLE, DELVILLE, LA PRINCESSE DE PALMEZI, MADAME DUHAMEL, CATOGAN, LAPIERRE
CATOGAN.
La maison entourée par le Guet ; ça se complique d’une manière effrayante, et décidément je m’y perds tout-à-fait.
ESTELLE, allant prendre le bras de madame Duhamel.
Ah ! bonne maman, je vous revois.
MADAME DUHAMEL.
Eh quoi, madame la Princesse, il serait possible ?
LA PRINCESSE, jetant un regard sévère sur le Comte.
Oui, on vous trompait ; voici le véritable Edmond Delville, que j’ai instruit de tout.
MADAME DUHAMEL, à Delville.
Vous, Monsieur.
Montrant Catogan.
Et l’autre n’est donc pas mon neveu ?
CATOGAN.
Non, ma tante, je n’ai pas cet honneur-là.
MADAME DUHAMEL, effrayée.
Et chez qui donc étions-nous ?
LA PRINCESSE, avec intention.
Chez le protecteur de Delville.
LE COMTE.
Non, Madame.
Serrant la main de Delville.
Dès ce jour, chez son ami le plus sincère.
LA PRINCESSE.
C’est fort bien d’être généreux, Monseigneur, mais ce n’est pas assez.
À voix basse, et lui remettant un papier.
Lisez.
LE COMTE, lisant, et à part.
Que vois-je ! la signature du Régent ! une lettre de cachet !
LA PRINCESSE.
Vous voyez que l’on vous invite à vous rendre sur-le-champ à la Bastille.
Avec ironie.
J’espère au moins que sous les verrous, Monseigneur sera fidèle.
Ici l’on voit paraître plusieurs domestiques, et quelques officiers du corps des mousquetaires.
CATOGAN.
Des mousquetaires ici ! ah ! mon dieu ! est-ce que je serais aussi un prisonnier d’État ? je vais me trouver mal.
Il tombe sur un fauteuil.
LE COMTE.
Allons, j’avais raison d’écrire à Voltaire que j’irais lui rendre visite. Oh ! je suis un homme de parole.
LA PRINCESSE.
Pour vous éviter le déplaisir d’une telle escorte...
Elle montre les mousquetaires.
je vous offre ma voiture et ma compagnie.
LE COMTE.
Quoi, jusques sous les verrous ? c’est une attention délicate, et je ne l’oublierai pas.
Lui offrant la main.
Belle Princesse, je suis à vous.
À Delville.
Je réparerai ma faute envers toi.
CATOGAN, se relevant précipitamment.
Noble Princesse ; et vous, Monseigneur, je vous en supplie, ne me perdez pas aux yeux des grosses têtes de la Cour.
Le Comte prend la main de la Princesse. Delville donne le bras à madame Duhamel et à Estelle.
Air : Final de M. Doche.
Du silence,
De la prudence
Partons, partons, partons,
ENSEMBLE.
Pour se taire,
Sur cette affaire,
Chacun de nous a ses raisons :
De la prudence, du mystère,
Un jour nous nous retrouverons.
Adieu partons, (bis.)
Un jour nous nous retrouverons ;
Adieu partons,
Partons.
Les officiers mousquetaires se rangent sur le passage du Conte, et lui présentent les armes. Catogan s’esquive, et Delville accompagne madame Duhamel et Estelle.