La Liste des notables (Alexis DECOMBEROUSSE - Charles DUPEUTY)

Comédie en deux actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 11 mai 1836.

 

Personnages

 

DALIMBERT, sous-préfet

CRÉPU, son ami, ancien fourreur, retiré du commerce

FRÉDÉRIC DE GENCY, étudiant en droit

LOUISA, femme de Dalimbert

MADAME CRÉPU

VIRGINIE, jeune couturière

UN DOMESTIQUE

UN GARÇON IMPRIMEUR

 

La scène est à Paris de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon ; au premier plan, à droite, l’appartement de Mme Crépu ; à gauche, celui de Dalimbert ; au fond porte conduisant au dehors ; croisées garnies de rideaux, chaises, fauteuils, table, etc.

 

 

Scène première

 

LOUISA, DALIMBERT, continuant une querelle

 

DALIMBERT.

Enfin, madame, vous me direz pourquoi vous ne voulez pas aller au bal.

LOUISA.

Je ne suis pas d’humeur à danser... et d’ailleurs je n’ai pas de robe convenable.

DALIMBERT.

C’est un caprice...

LOUISA.

Comme vous voudrez.

DALIMBERT.

Vous irez !

LOUISA.

Je n’irai pas !

DALIMBERT.

Ah ! c’est trop fort... pousser l’obstination jusqu’à refuser un plaisir...

LOUISA.

Et vous la tyrannie jusqu’à vouloir une l’imposer.

DALIMBERT.

J’ai mes raisons pour aller à cette fête que donne Mme Delbée.

LOUISA.

Et moi les miennes pour ne pas y paraître. Vous avez cru, monsieur, qu’en épousant une jeune fille de dix-sept ans, il vous suffirait de dire je veux, pour que ce mot seul fût une loi pour elle... vous vous êtes trompé.

DALIMBERT.

À votre âge, cette répugnance pour un bal est une monstruosité.

LOUISA.

Je pourrais répondre qu’au vôtre, un pareil goût est une folie.

DALIMBERT.

Madame, je vous en prie, parlez moins haut.

LOUISA.

Pourquoi donc ça ?

DALIMBERT.

M. Crépu, qui nous a forcés, pour ainsi dire, d’accepter un appartement dans sa maison, est un fort brave homme, sans doute, un excellent ami ; mais je crains son caractère indiscret et curieux.

LOUISA.

Quand on n’a rien à se reprocher...

DALIMBERT.

La médisance est chez lui une passion, presqu’une monomanie ; dès qu’il est question de certaines mésaventures très communes... son cerveau déménage, et je ne serais nullement flatté de servir de passe-temps à cette folie qui le tourmente.

LOUISA.

Je vous approuve, monsieur ; mais qu’avez-vous besoin de ma présence à cette fête ?

DALIMBERT.

L’intérêt qu’inspire une jeune et jolie femme se reporte toujours sur le mari, et comme tous mes protecteurs doivent s’y trouver...

LOUISA.

Croyez bien, monsieur, que si je refuse...

DALIMBERT.

Ah ! finissons, madame, et préparez-vous.

LOUISA.

Puisque vous ne voulez rien entendre, préparez-vous donc alors, monsieur, à m’y conduire dans cette toilette !...

Elle sort vivement à gauche.

DALIMBERT, la suivant jusqu’à la porte de son appartement.

C’est affreux, madame, c’est une indignité...

 

 

Scène II

 

DALIMBERT, CRÉPU, MADAME CRÉPU

 

CRÉPU, entrant à droite avec sa femme.

Eh bien ! eh bien ! qu’y-a-t-il donc, cher ami ?... comment ! une querelle, une brouille dans le ménage ? Il me semble que quand on se marie, c’est pour être unis... Vois madame Crépu et moi... deux tourtereaux, deux pigeons pattus, absolument.

DALIMBERT.

Louisa, qui ne veut pas aller au bal.

CRÉPU.

Et tu veux qu’elle y aille, toi...

DALIMBERT.

Je l’exige même.

MADAME CRÉPU.

Vous ne m’avez jamais fait une aussi aimable violence, monsieur Crépu.

CRÉPU.

Je crois bien, tu acceptes toujours.

DALIMBERT.

Oh ! j’y suis bien décidé, je ne céderai pas.

CRÉPU.

Prends garde, Dalimbert... prends garde... veux-tu que je te dise, mon ami ? je te trouve trop sous-préfet avec ta femme.

MADAME CRÉPU.

Les femmes ne doivent-elles pas obéissance à leurs maris ?

CRÉPU.

C’est exact... elles doivent... mais comme elles ne paient jamais, c’est comme si elles ne devaient rien du tout.

DALIMBERT.

Enfin, madame, soyez juge entre nous... ma femme n’a-t-elle pas depuis quelque temps un caractère fantasque et incompréhensible ?... Elle ne connaissait pas la capitale... Eh bien ! devinez comment elle reçut la proposition que je lui fis de m’y accompagner, lorsqu’il y a trois mois, je quittai ma sous-préfecture...

MADAME CRÉPU.

Elle vous sauta au cou, en vous embrassant et en vous appelant son cher petit mari.

DALIMBERT.

Du tout, elle me refusa, et il fallut se fâcher pour l’emmener avec moi.

MADAME CRÉPU.

Vous ne m’emmèneriez jamais comme cela, monsieur Crépu.

CRÉPU.

Où ça ?... à Paris ?... nous y sommes.

MADAME CRÉPU.

À Londres, en Italie.

CRÉPU.

Je te promets de t’y mener.

MADAME CRÉPU.

Quand ça ?

CRÉPU.

Quand il y aura des chemins de fer.

MADAME CRÉPU.

Air : Vaudeville du Baiser au Porteur.

Alors j’aurai le temps d’attendre.

CRÉPU.

Non pas ; tiens, lis plutôt le Temps :
Il prouve, là, qu’en sachant bien s’y prendre,
C’est une affaire environ de douze ans,
Ou tout au plus de vingt-cinq à trente ans :
Oui, c’est ainsi que marche l’industrie ;
Car déjà cet heureux chemin,
Qui doit mener à Londres, en Italie,
Est en route pour Saint-Germain.

Ah ça ! pour en revenir à ta femme...

DALIMBERT.

Je trouve ici une famille qui peut beaucoup : nous sommes parfaitement accueillis on nous invite à plusieurs soirées, ma femme y prend le plus grand plaisir, et tout-à-coup elle refuse d’y aller... sans motif.

CRÉPU.

Il y en a un...

DALIMBERT.

Elle prétend que ses robes ne sont plus à la mode.

CRÉPU.

Alors, il y en a deux.

DALIMBERT.

N’importe, il faut qu’elle vienne... j’y ai le plus grand intérêt.

CRÉPU.

Peut-être.

DALIMBERT, à Mme Crépu.

Aussi, pour lui ôter tout prétexte... soyez assez bonne, ma chère voisine, pour lui faire arranger, à l’instant, la toilette la plus riche, la plus élégante...

MADAME CRÉPU.

Oui, mon cher voisin... j’ai justement une petite ouvrière qui travaille comme les fées... je vais vous l’envoyer...

En sortant.

Quel mari aimable et galant !

À Crépu.

vous ne m’avez jamais fait faire de robes de bal, vous, monsieur.

CRÉPU.

Je crois bien, tu en as vingt-cinq.

Mme Crépu sort par le fond.

 

 

Scène III

 

DALIMBERT, CRÉPU

 

DALIMBERT.

Je suis désolé, mon cher Crépu, que tout cela se passe chez toi qui m’as si galamment offert un appartement dans ta maison, pendant mon voyage à Paris.

CRÉPU.

Dans une de mes quatre maisons, c’est vrai... je t’ai donné mon propre appartement, et j’ai été m’établir au second... Vous demeurez là, à droite, en face de madame Crépu ; ça fait une petite société à ma femme, ça me débarrasse d’elle, ce cher ange, et je ne me plains pas. Mais dis-moi donc, cette querelle, est-ce de ce matin ou d’hier au soir ? est-ce qu’il y a des nuages, des papillons ? conte-moi ça, conte-moi ça.

DALIMBERT, à part.

Allons, le voilà parti... tâchons de lui faire perdre son idée fixe.

Haut.

Ah ça ! mon cher Crépu, depuis quinze ou vingt ans que nous nous sommes perdus de vue, comment t’y es-tu pris pour faire fortune ?

CRÉPU.

Voilà l’histoire de ma vie aventureuse. À peine au sortir de l’étude d’avoué où nous étions tous deux clercs de procureur, et dont je fus évincé pour avoir dit du mal des dames de la basoche, je me trouvai inspecteur du pavé de Paris, et dépourvu de pièces de cent sous... Je pensai alors à ma famille, et j’allai me remettre aux crochets de la marmite paternelle... Je végétais ; mais enfin, je vivais et je flânais, lorsqu’un beau jour d’automne où il pleuvait très fort, l’auteur de mes jours, surchargé de progéniture, me tint à peu près ce langage : « Crépu aîné... (car je suis le premier né de la famille) Crépu aîné, mon fils chéri, tu es rempli d’aimables qualités, mais tu manges trop... » Là dessus, il me donna neuf francs et sa bénédiction, et me mit à la porte. Muni de ces ressources, je revins dans la capitale des beaux-arts et de la civilisation, crotté comme un caniche... J’étais heureusement porteur d’une physionomie charmante, et d’une lettre de recommandation au moyen desquelles je fus reçu comme commis chez un fourreur de la rue aux Ours. Me voilà donc dans la fourrure jusqu’au cou, mangeant du bouilli à discrétion, et maigrissant tous les jours... j’avais un physique pâle et intéressant. La beauté de ma chevelure surtout était devenue proverbiale : toutes les femmes du quartier voulaient de mes cheveux.

DALIMBERT.

Comment ! de tes cheveux ? mais il me semble que tu as un toupet.

CRÉPU.

Oui, oui, un peu au milieu, seulement depuis, cher ami ; mais alors... je te le répète, toutes les femmes voulaient de mes cheveux... on s’arrachait mes cheveux... C’est justement pour ça que... enfin n’importe... mes succès prodigieux auprès de la plus belle moitié du faubourg, ne faisaient nullement le compte de la bourgeoise...car il y avait une bourgeoise, une de ces femmes longues et nerveuses de la nouvelle école qui me menaça de me donner un coup de couteau de cuisine, si j’avais le malheur de parler à une femme au-dessous de quarante ans... Cette femme insipide, cette femme sans aucune espèce d’agrément personnel, c’est Eudoxie, aujourd’hui ma légitime.

DALIMBERT.

Je devine le reste.

CRÉPU.

Ça n’est pas difficile... le marchand de peaux d’ours trépassa, pour avoir mangé à lui seul la moitié d’une oie farcie de marrons... Nous le pleurâmes dix jours, et au bout de treize mois, d’après le code, la veuve convola avec moi en secondes noces, véritable mariage d’inclination, tout au dernier vivant.

DALIMBERT.

Et tu as quitté les affaires ?

CRÉPU.

Oui, j’ai quitté les affaires ; mais j’ai été obligé de garder ma grande femme... Au moins avec celle-là, je suis sûr d’une chose c’est que je ne serai pas forcé de me coucher moi-même sur ma liste.

DALIMBERT.

Quelle liste ?

CRÉPU.

Tu ne sais donc pas ?... La plus heureuse idée qui puisse venir à un homme d’esprit retiré de la fourrure, qui veut encore occuper ses loisirs, et se livrer à toute l’atrocité de son caractère... une petite biographie à la main...

DALIMBERT.

Des préfets ?...

CRÉPU.

Non, il y a bien aussi des préfets et autres fonctionnaires publics... J’ai appelé cela la liste des notables... des notables...

Il lui parle bas à l’oreille.

Il faut lui mettre les points sur les u...

DALIMBERT.

Va-t’en au diable avec ta liste !...

CRÉPU.

Méfie-toi, méfie-toi.

DALIMBERT.

Tu n’es qu’un fou... Mais j’y pense, ma femme pourrait m’objecter

encore son collier... et ses boucles d’oreilles. Je vais lui acheter, chez Janisset, une parure charmante en camées ; cela se porte beaucoup cette année...

CRÉPU, à part.

Oui, ça se porte beaucoup...

DALIMBERT.

Et puisqu’elle veut être à la mode... eh bien ! elle y sera...

 

 

Scène IV

 

CRÉPU, seul

 

Oui, oui, prends garde d’y être aussi, toi, à la mode... Que de courses, depuis mon retour de la campagne, pour mettre ma chère petite liste au courant !

Air : Aumônier du régiment.

Je suis un monstre charmant,
Amusant,
Médisant,
Le vrai roi du cancan.
Le velours, le drap, la serge,
Pour observer, tout me va :
Depuis la log’ du concierge
Jusqu’à la log’ d’Opéra.
Pas un lieu parfumé d’ambre,
Pas un divan, un grabat,
Pas un salon, une chambre,
Où je n’ trouve un candidat !
Je suis un monstre charmant,
etc.

Comme un philosophe, un sage,
C’est pour la postérité
Que j’écris, à chaque page,
Le nom qui l’a mérité.
Au public ainsi je livre
Un muséum d’Actéon,
Et, comm’ l’autre, mon grand livre
Ne craint pas la réduction.
Je suis un monstre,
etc.

C’est égal, je suis littéralement éreinté... voyons, voyons, pourtant, pas de paresse... je n’ai pas même la force de mettre mes écritures à jour... Quelle récolte, hier !... quatre sur quatre !... Ah ! l’on est bien sur ce fauteuil, au fait, je puis m’y reposer de mes travaux... puisque je prête à Dalimbert la moitié de mes appartements dans une de mes maisons, il n’y a rien d’inconvenant à ce que je m’étende sur un de mes meubles... Quel beau jour que celui d’hier !... quatre sur quatre !...

Il s’endort peu à peu.

Oh ! mariage, va... lien sacré parmi les hommes... tu m’as donné une grande vieille femme maigre... mais tu me le paieras.

Il s’endort en répétant son refrain à voix basse.

 

 

Scène V

 

FRÉDÉRIC, CRÉPU, endormi

 

FRÉDÉRIC, sans voir Crépu.

M. Dalimbert vient de sortir... il faut absolument que je voie Louisa... mais si son mari allait revenir, me surprendre auprès d’elle... eh bien ! qu’est-ce que ça me fait ?... pourvu que je la voie...

Il va pour frapper chez Mme Dalimbert, et aperçoit Crépu endormi.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... ah ! c’est ce vieux curieux de Crépu, cette mauvaise langue... Que le diable l’emporte !... si je sonne ou si je frappe chez Mme Dalimbert, il va se réveiller...

Voyant entrer Louisa.

C’est elle !

 

 

Scène VI

 

FRÉDÉRIC, LOUISA, CRÉPU, endormi

 

LOUISA, pensive.

Mon mari ne pense plus à cette fête, sans doute... tant mieux ! encore un danger d’évité... Ciel !... Frédéric...

Elle fait un pas pour s’en aller.

FRÉDÉRIC, la retenant, et parlant à voix basse.

De grâce, restez... un moment, un seul moment d’entretien...

LOUISA.

Que me voulez-vous ?...

FRÉDÉRIC.

Que vous alliez au bal ce soir chez Mme Delbée... j’ai réussi à m’y faire inviter...

LOUISA.

Je le savais, monsieur... et c’est pour cela que j’ai résolu de n’y point aller, moi.

FRÉDÉRIC.

Louisa, pourquoi me parler ainsi ?... n’êtes-vous pas la première, la seule femme que j’aie aimée ?... devais-je penser, quand je suis venu à Paris, que vous profiteriez de mon absence pour vous marier à un autre ?...

LOUISA.

Ils l’ont voulu, Frédéric, et j’ai bien pleuré, allez !...

À part.

Il faut tâcher de le consoler...

Frédéric lui presse les mains.

CRÉPU, endormi.

Je t’ai prévenu, Dalimbert, je t’ai prévenu...

LOUISA, effrayée.

Ah ! mon Dieu !... M. Crépu ici ?...

FRÉDÉRIC.

Ne craignez rien, il rêve...

LOUISA.

Parlez bien bas...

FRÉDÉRIC.

M’avoir sacrifié à un vieux mari...

LOUISA.

Un jeune... peut-être l’aurais-je aimé un jour ; mais tout en renonçant à vous, je voulais vous rester fidèle...

À part.

Quel mal cela fait-il à mon mari ?...

FRÉDÉRIC.

Louisa, vous m’aimez donc toujours ?...

LOUISA.

Je me disais : à l’âge de M. Dalimbert, on prend une femme pour avoir une amie, une sœur... on ne pense qu’à la fortune... et moi, je pourrai penser encore à Frédéric...

À part.

Quel mal cela fait-il à mon mari ?...

FRÉDÉRIC, vivement.

Quoi ! vous pensez toujours à moi ?

LOUISA.

Silence ! il a fait un mouvement.

CRÉPU, endormi.

Ne la force pas d’aller au bal...

FRÉDÉRIC.

Ah ! combien votre froideur et votre sévérité n’ont rendu malheureux !... désespérant de vous revoir, et voulant vous oublier, vous ne savez pas encore ce que j’ai fait... d’abord, je suis devenu mauvais sujet...

LOUISA.

Ah ! monsieur !...

FRÉDÉRIC.

Ça n’a pas suffi... alors, j’ai joué... ça n’a pas suffi... j’ai fait la cour aux grisettes... ça n’a pas encore suffi... alors...

LOUISA.

Assez, monsieur, assez...

CRÉPU, endormi.

Ma femme... c’est différent, je suis sûr d’elle comme de Jeanne d’Arc...

Louisa fait un mouvement.

FRÉDÉRIC.

Il rêve toujours... Louisa, puisque je vous ai revue... puisque je vous suis toujours cher, eh bien ! donnez m’en une preuve... venez à ce bal...

LOUISA.

D’abord, Frédéric, je n’ai pas dit que je vous aimais... mais vous êtes si vif, si pétulant, il faut bien vous dire quelques mots aimables pour vous empêcher de vous mettre en colère... Soyez bien gentil, bien raisonnable, mon ami... cessez de tourmenter, d’inquiéter sans cesse une pauvre femme qui vous demande grâce pour elle... ne m’aimez plus... ne me le dites plus... surtout... et alors, moi... ah ! moi... je vous aimerai bien...

FRÉDÉRIC.

Louisa !...

LOUISA.

Adieu, Frédéric... oubliez-moi... je vous en prie...

FRÉDÉRIC, à voix haute.

Jamais !... et si vous persistez à me fuir, je ne réponds plus de mon désespoir... je vous suivrai partout... je m’attacherai à vos pas... et sous vos yeux, dans un bal, en présence de votre mari, je me brûlerai la cervelle...

LOUISA.

Ciel ! que dites-vous ?...

CRÉPU, se réveillant en sursaut.

Eh bien ! qu’y a-t-il ?... est-ce que le feu prend à la maison ?...

LOUISA, jetant un cri.

Ah !...

Elle rentre vivement chez elle.

FRÉDÉRIC, à lui-même.

Maladroit !... c’est moi qui l’ai réveillé.

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRIC, CRÉPU

 

FRÉDÉRIC.

Tiens... vous étiez là, monsieur Crépu ?...

CRÉPU, assis sur le bras du fauteuil.

Oui, j’étais occupé à dormir...

FRÉDÉRIC.

Ah ! je suis bien fâché de vous avoir dérangé de vos occupations... C’est moi qui vous ai réveillé ?...

CRÉPU, descendant.

Le fait est que je faisais un très joli rêve... il y avait là, à cette place... à côté de moi, une jeune beauté de dix-huit à dix-neuf ans à peu près, sage, mais pas trop sévère... ça allait déjà bien, mais très bien... par malheur vous avez parlé trop haut, et elle s’est évanouie, évaporée, comme Mlle Taglioni dans la Sylphide...

FRÉDÉRIC, à part.

Il nous a vus !...

Haut.

Ah ! c’est bien désagréable...

CRÉPU.

Oui, c’est taquinant...

FRÉDÉRIC, à part.

Il faut pourtant que je l’empêche de jaser...

Haut.

J’étais venu dans l’intention de rendre ma visite à Mme Crépu...

CRÉPU.

Mille fois trop bon...

FRÉDÉRIC.

Et en traversant cette salle, j’ai rencontré Mme Dalimbert à laquelle j’ai présenté mes hommages...

CRÉPU.

Très bien... très bien... les dames aiment beaucoup les hommages.

FRÉDÉRIC.

Je sais qu’elle ne peut pas me souffrir ; mais, quand on a reçu quelqu’éducation...

CRÉPU.

Certainement, il faut être poli... c’est un devoir... je suis même sûr que c’est un plaisir pour vous.

FRÉDÉRIC.

D’autant plus que je n’ai aucun motif sérieux de lui en vouloir...

CRÉPU.

Je ne vois pas au fait pourquoi vous lui en voudriez...

FRÉDÉRIC.

Et même, comme cette dame est de mon pays, je n’hésiterais pas, s’il le fallait, à me déclarer son champion... son chevalier...

CRÉPU.

Je vous crois, mon jeune ami... des chevaliers français...

À part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

FRÉDÉRIC.

Oui... si, par exemple, quelqu’un trouvait un malin plaisir à tenir un propos qui pût nuire à sa réputation...

CRÉPU.

Oui, par désœuvrement...

FRÉDÉRIC.

Ou par médisance.

CRÉPU.

Le monde est si méchant !

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! je me croirais obligé de lui donner une bonne leçon de discrétion...

CRÉPU.

Je comprends, je comprends parfaitement... Quand on est du même pays...

FRÉDÉRIC.

Quand on a été élevé ensemble...

CRÉPU.

C’est si naturel !...

FRÉDÉRIC, à part.

Je suis sûr qu’il ne parlera pas...

Haut.

Au plaisir de vous revoir.

CRÉPU.

Trop aimable...

FRÉDÉRIC.

Mes hommages à Madame...

CRÉPU.

Soyez sûr que je n’y manquerai pas, jeune homme...

FRÉDÉRIC, à part.

Ne songeons plus qu’au moyen de la voir ici, pendant le bal.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

CRÉPU, seul

 

Au plaisir de ne plus vous revoir, à l’avantage de vous quitter ! J’ai parfaitement conçu ses arguments ; mais n’importe, j’ai des devoirs à remplir, et je les remplirai... l’historien doit être impartial. Ce sont des gaillards comme ce petit Frédéric, qui sont la providence de ma liste... pourtant, si je m’étais trompé... Ce jeune France pourrait se porter à des extrémités fâcheuses... Eh bien ! mettons-y de la générosité... ajournons Dalimbert... c’est dommage, pourtant... car la journée n’a pas été bonne aujourd’hui... ce n’est pas comme celle d’hier... voilà six heures, et pas encore un seul nom à inscrire.

Voyant entrer Virginie.

Ah ! voici ma providence...

 

 

Scène IX

 

CRÉPU, VIRGINIE

 

VIRGINIE.

C’est monsieur Crépu...

CRÉPU.

C’est ma petite Virginie... Y a-t-il longtemps que nous ne nous étions vus !... Vrai, ça me fait plaisir de te retrouver ici !...

VIRGINIE.

Oui... Eh bien ! c’est à votre femme que vous devez ça... je travaille

pour Mme Crépu, elle m’a donné des belles cravates à ourler...

CRÉPU, à part.

C’est une surprise pour ma fête...

VIRGINIE.

Et ce matin, elle vient de m’envoyer chercher pour une robe de bal... Est-ce qu’elle va au bal, votre femme ?...

CRÉPU.

Du tout... du tout... Ce n’est pas pour elle... c’est pour une petite dame... son amie...

VIRGINIE.

Et vous, allez-vous toujours au bal du Saumon, vous savez bien, ce petit bal de société où on vous appelait le cauchemar ?...

CRÉPU.

L’aimable cauchemar, ne confondons pas... D’ailleurs, la question n’est pas là... Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

VIRGINIE.

En quoi ?

CRÉPU.

Eh bien... en notables.

VIRGINIE.

Comment ! vous vous occupez toujours de ces bêtises-là ?...

CRÉPU.

C’est ma spécialité... c’est mon dada... mon califourchon. Avant mon départ pour la campagne, tu étais un de mes fournisseurs les plus remarquables... Parle, grisette, donne l’essor à la langue de femme. Je te promets deux sautoirs...

VIRGINIE.

Je crois bien... cinquante-cinq sous...

CRÉPU.

Je le puis... en ayant les moyens...

VIRGINIE.

Du tout, du tout, je ne parle pas... je ne jacasse pas je vas en journée dans les maisons, je fais des robes pour les dames, des faux-cols pour le bourgeois, et ne fais pas de cancans... parce que je me dis : tu es grisette, il faut être indulgente ! un bienfait n’est jamais perdu...

CRÉPU.

Tu ne parles plus... tu es donc bien changée, alors...

VIRGINIE.

Ah ! comme c’est méchant ! eh bien ! oui, je suis muette.

CRÉPU.

Je t’en supplie, ma petite Virginie... j’embrasse tes jolis petits petons.

VIRGINIE.

Êtes-vous mauvais !. Eh bien ! il y en a trois nouveaux, là !...

CRÉPU.

Que ça !...

VIRGINIE.

Vous n’êtes jamais content.

CRÉPU.

Dis toujours... dis toujours...

VIRGINIE.

Il y a d’abord monsieur Clinchet...

CRÉPU, écrivant.

Je connais, je connais... un vieux bêta, un homme très soigné, qui a des besicles d’or, et du coton dans les oreilles...

VIRGINIE.

Numéro deux... Devinez un peu qui ?

CRÉPU.

J’aime mieux que tu me le dises.

VIRGINIE.

Un grand sec... un pilier de café... qui a une maladie incurable... il est attaqué du jeu de domino...

CRÉPU.

C’est Binel...

VIRGINIE.

Juste... Quant au troisième... par exemple, il l’a bien cherché celui-là : un bougon qui, depuis longtemps, crie tant après sa femme, qu’à la fin il a crié pour quelque chose...

CRÉPU.

C’est Barichon, le marchand de bouillons à domicile...

VIRGINIE.

On ne peut rien vous cacher.

CRÉPU.

Que trois !... quel malheur !... Est-ce que tu ne penses pas à te marier, toi ?

VIRGINIE.

Merci...

CRÉPU.

Je suis sûr que ça me ferait mon quatrième...

VIRGINIE.

Si j’étais mariée avec vous, je ne dis pas...

CRÉPU.

La question n’est pas là... La grisette n’a jamais de mari pour elle...

VIRGINIE.

Eh bien ! alors, pourquoi ne pas lui passer un pauvre petit sentiment...

Air : Vaudeville de la Famille de l’Apothicaire.

Quand son objet la plante là...
Elle pleure, elle se désole,
Ell’ veut s’ périr, puis après ça...
Comme un grand dam’ ell’ se console...
Contre elle pourquoi crier tant
Si d’ sentiment alors elle varie ?
Une grisett’ qui chang’ d’amant,
C’est un’ veuve qui s’ remarie.

D’ailleurs, je ne dis pas ça pour moi... je suis sage...

CRÉPU, vivement.

Avec qui ?

VIRGINIE.

Tiens, toujours avec le même donc mon petit Frédéric...

CRÉPU.

Frédéric de Gency...

VIRGINIE.

Ma foi, je ne sais que son nom de baptême, moi... son petit nom.

CRÉPU.

Rue d’Argenteuil, n° 9 ?

VIRGINIE.

C’est ça...

CRÉPU.

Oh ! bien, alors, ma pauvre Virginie, tu ne risques rien de songer à te remarier.

VIRGINIE.

Qu’est-ce que c’est ?... Qu’est-ce que vous voulez dire ?...

CRÉPU.

Qu’il ne pense pas plus à toi qu’à Ibrahim Pacha, depuis son retour à Paris.

VIRGINIE.

Il est à Paris ?... moi qui le croyais dans sa famille... Dieu ! que les hommes sont jésuites !... Comment ! Frédéric ! Il me trompait !...

Haut.

Mais non, ce n’est pas vrai, c’est vous qui inventez ça... vous êtes un cancanier, et au lieu de vous occuper des autres, vous feriez bien mieux de surveiller votre femme.

CRÉPU.

Comment ! ma femme...

VIRGINIE.

Certainement, et vous n’auriez pas besoin d’aller si loin pour trouver votre numéro quatre.

CRÉPU.

Expliquez-vous, Virginie... ou plutôt, non... ne vous expliquez pas... On vient... je vous ordonne le silence...

VIRGINIE.

Et moi, je veux parler... pourquoi que vous me faites des chagrins ?...

CRÉPU.

Eh bien ! non, non, ma petite Virginie... Frédéric est à Paris ; mais il t’est resté fidèle... fidèle comme on ne l’a jamais été... Tais-toi, tais-toi, je t’en prie !...

À part.

Mme Crépu oserait ?... oh ! non, non, c’est la colère qui fait divaguer Virginie... ma femme est trop méchante pour ne pas être vertueuse...

VIRGINIE, à part.

Ça m’a soulagé... de le faire enrager un peu...

Elle va au fond.

 

 

Scène X

 

MADAME CRÉPU, DALIMBERT, CRÉPU, VIRGINIE

 

DALIMBERT, à un valet qui porte un carton.

Posez cela sur ce fauteuil...

CRÉPU.

Qu’est-ce que c’est que ça ? des circulaires ministérielles pour ton arrondissement ?...

DALIMBERT.

C’est une robe de bal pour ma femme... pour éviter toute discussion j’ai cru devoir faire cette emplette, et j’ai l’approbation de Mme Crépu que j’ai rencontrée dans le magasin de Delisle.

MADAME CRÉPU, à part.

Ne lui disons pas que j’y allais acheter des cravates...

DALIMBERT.

Il n’y a plus qu’une garniture à poser...

Apercevant Virginie.

Ah ! mademoiselle est sans doute l’ouvrière dont vous m’avez parlé ?...

CRÉPU.

Oui, oui, mademoiselle est l’ouvrière en question...

Bas à Virginie.

Ne va pas dire à ma femme que je t’ai proposé des sautoirs.

VIRGINIE, bas.

Je me moque bien de vous et de vos sautoirs...

DALIMBERT.

Hâtez-vous, je vous prie...

VIRGINIE.

Soyez tranquille, monsieur, ça me connaît...

Elle se met à travailler à droite.

DALIMBERT.

Ayez la bonté, madame, d’indiquer à mademoiselle la manière de placer ces fleurs ; car ma femme s’y refuserait sans doute.

CRÉPU.

C’est un cadeau très galant.

MADAME CRÉPU.

Sans-cœur que vous êtes cela devrait vous donner une leçon...

CRÉPU, à part.

Je n’ai pas seulement l’air de comprendre...

Tout le monde entoure l’ouvrière.

 

 

Scène XI

 

MADAME CRÉPU, DALIMBERT, CRÉPU, VIRGINIE, LOUISA

 

LOUISA, à part.

Frédéric séduire le concierge !... vouloir s’introduire ici, pendant l’absence de mon mari !...

S’approchant du groupe.

Ah ! vous m’avez donc acheté une robe, monsieur ?

DALIMBERT.

Oui, madame, pour vous ôter tout prétexte de refuser encore d’aller au bal...

LOUISA, à part.

Heureusement, j’ai été prévenue... il ne me trouvera pas ici.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Une lettre pour monsieur... c’est une ordonnance qui vient de l’apporter...

DALIMBERT.

Donnez...

Le domestique sort.

CRÉPU.

C’est un cachet rouge...

DALIMBERT.

Du ministère, sans doute... voyons.

MADAME CRÉPU.

On ne vous écrit jamais du ministère, à vous... vous êtes un être si insignifiant...

DALIMBERT, après avoir lu.

Oui, c’est une invitation pour moi seul... du ministre de l’Intérieur, pour ce soir...

À part.

Oh ! certes, j’irai... tant pis pour la soirée de Mme Delbée... sa protection ne vaut pas celle du ministre !...

Haut.

Ma chère amie... j’ai réfléchi... ce matin j’ai eu tort, et puisque cela te contrarie d’aller au bal... eh bien ! reste... je ne veux pas contraindre ta volonté.

LOUISA.

Et moi, monsieur... je ne veux pas vous désobliger...

DALIMBERT.

Mais ça ne me désoblige pas du tout...

CRÉPU.

Vous irez, vous resterez... sais-tu bien, cher ami, qu’au lieu d’aller chez le ministre, tu me fais l’effet d’avoir besoin de te rendre chez le docteur Blanche ?

DALIMBERT.

Tais-toi, tu es insupportable...

CRÉPU.

Je veux bien... j’accepte l’épithète... mais pourtant si ta femme voulait aller au bal, à présent... ah !

LOUISA.

C’est justement mon dessein...

CRÉPU.

Là !... quand je le disais...

DALIMBERT.

En voici bien d’une autre...

LOUISA.

J’en suis fâchée, monsieur ; mais vous avez changé d’avis et moi aussi...

VIRGINIE, à part.

Attrape...

CRÉPU.

C’est bien fait...

DALIMBERT.

Madame, je ne conçois rien à cette nouvelle fantaisie... mais le ministre compte sur moi... je ne puis vous accompagner... et vous resterez...

LOUISA.

Je vous demande bien pardon, monsieur... mais je ne resterai pas...

VIRGINIE, à part.

Je l’aime comme tout, cette petite femme-là... elle a juste mon caractère...

CRÉPU.

Madame a raison... elle ne restera pas...

Mouvement de Dalimbert.

Ne t’emporte pas... cher ami... tu iras chez le ministre, et ta femme chez Mme Delbée.

DALIMBERT.

Quoi ! seule ?...

CRÉPU.

Je l’y conduirai...

LOUISA.

Vous, monsieur ?... combien je vous remercie...

CRÉPU.

Hein ?... j’espère que je suis gentil ?...

DALIMBERT.

Je n’ai plus rien à dire.

CRÉPU.

Je l’y conduirai avec ma femme... je me dévoue... Eh bien ! qu’est-ce que tu dis de cela, chouchoute ?...

MADAME CRÉPU.

Je ne vais pas au bal avec vous !...

VIRGINIE, à part.

Elle est vexée, la vieille.

DALIMBERT, souriant.

Ah !... madame Crépu...

CRÉPU.

Ne contrarie pas ma femme... ça lui fait mal...

À part.

En lui offrant de l’emmener, j’étais sûr qu’elle refuserait...

DALIMBERT, au domestique qui entre.

Mon cabriolet est-il prêt ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur...

MADAME CRÉPU, à son mari.

Un cabriolet !... je n’en ai pas, moi, monsieur... de cabriolet...

CRÉPU.

Je préfère les socques...

DALIMBERT.

Adieu, Louisa, j’oublie tout...

LOUISA.

Vous avez raison, mon ami... peut-être un jour pourrai-je vous expliquer mes caprices.

DALIMBERT.

Air : Valse de Jacquemin.

Adieu, madame, et sans rancune,
Je vais, au gré de mes désirs...
M’occuper de votre fortune,
Occupez-vous de vos plaisirs...

À Crépu.

On réussit quand on persiste,
Et bientôt on me nommera :
Mon nom, peut-être, est déjà sur la liste.

CRÉPU.

Tu fais tout ce qu’il faut pour ça.

Ensemble.

CRÉPU, à part.

Quelle occasion opportune
Pour combler mes plus chers désirs !
La médisance est ma fortune,
Et les caquets sont mes plaisirs.

MADAME CRÉPU, à part.

Quelle occasion opportune
Pour combler mes plus chers désirs !
Une femme a de la rancune
Et la vengeance a ses plaisirs !

LOUISA.

Adieu, monsieur, et, sans rancune,
Allez, au gré de vos désirs,
Faire des rêves de fortune :
Vos succès seront mes plaisirs...

DALIMBERT.

Adieu, madame, et, sans rancune, etc.

Mme Crépu sort à droite, Dalimbert par le fond.

CRÉPU, conduisant Mme Dalimbert à gauche.

Je suis à vous, belle dame ! le temps de m’adoniser et de me parfumer...

Il sort au fond.

 

 

Scène XII

 

VIRGINIE, seule

 

Ah ! Frédéric est à Paris... et il n’est pas venu me voir !... moi qui avais la bonté de le plaindre, qui passais les nuits, qui me périssais les yeux pour lui broder une paire de bretelles !... je les donnerai à Auguste... oh ! non, non... ça serait dommage de lui faire une infidélité... je veux être sage... sage comme une grisette... il ne faut pas s’élever au-dessus de son état... Comme il est joli garçon, mon Frédéric !... les mains bien blanches, les cheveux bruns, avec une petite barbiche... ça pique un peu ; mais c’est égal, c’est gentil !... Je me souviens encore du premier jour de notre connaissance... sa fenêtre était en face de la mienne, et, toute la journée, il jouait si bien, sur sa guitare, la romance du Pré-aux-Clercs, que ça m’en donnait des palpitations... Comment lui fermer mon cœur ?... tout ce que je pouvais faire, c’était de lui fermer ma porte... Par malheur, on travaillait dans la maison, l’échafaudage restait la nuit, et un beau jour... c’était la faute des maçons... ce n’était pas la mienne...

En ce moment, la fenêtre de droite s’ouvre violemment : Frédéric saute dans l’appartement. Effrayée.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce c’est que ça ?

 

 

Scène XIII

 

VIRGINIE, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, la reconnaissant.

Virginie !... ah ! diable !...

VIRGINIE.

Frédéric !...

À part.

M. Crépu avait raison.

Haut.

Comment, vous ici ! dans cette maison ! et par un pareil chemin, encore ! qu’est-ce que cela signifie, monsieur ?

FRÉDÉRIC, embarrassé.

C’est que, vois-tu... ma petite Virginie... oh ! c’est très naturel... j’ai donné la pièce au concierge qui devait me conduire auprès de celle que j’aime ; mais ce drôle-là m’a fermé la porte au nez. Heureusement, c’est ici au premier, j’ai pris une échelle... et me voilà... et je t’embrasse !

VIRGINIE.

Et je suis bien bonne de le permettre. On sait de vos nouvelles, allez, monsieur !... fi ! que c’est laid !... vous êtes à Paris depuis longtemps, et vous n’avez pas seulement pensé à moi !...

FRÉDÉRIC.

Quelle injustice !... serais-je ici, si je n’avais pas pensé à toi ?...

VIRGINIE.

Vous dites ?...

FRÉDÉRIC.

Que je suis venu à Paris, il y a trois mois, que je n’y suis resté qu’un instant, avec ma vieille tante... et que, revenu seulement d’hier, ma première visite a été pour toi... mais mademoiselle n’est jamais chez elle...

VIRGINIE.

C’est ça... faites-moi une scène, à présent !...

FRÉDÉRIC.

Est-ce que je ne t’aime pas trop pour ça ?...

VIRGINIE.

Vrai, méchant ?...

FRÉDÉRIC.

Parole d’honneur !...

VIRGINIE.

Mais comment donc avez-vous su que j’étais en journée ici ?...

FRÉDÉRIC, embarrassé.

Comment je l’ai su ?... mais tout simplement... je l’ai appris par...

VIRGINIE.

Ah ! je me rappelle à présent... je pensais à vous, et, à tout hasard, j’avais écrit sur ma porte, avec de la craie : Je suis en journée rue d’Alger, n° 4...

FRÉDÉRIC.

Eh ! parbleu !... justement.

VIRGINIE.

Même que je n’avais pas oublié la faute d’orthographe qui vous fait tant rire... vous savez bien je suis... c, u, i, s... cuis...

FRÉDÉRIC.

Je te donnerai des leçons...

VIRGINIE.

Est-il gentil ! est-il gentil !... arriver par une fenêtre pour dire un petit bonjour à une ancienne amie !

FRÉDÉRIC.

Tu sais bien que je connais ce chemin-là...

VIRGINIE.

Taisez-vous, mauvais sujet !... vous me faites devenir pourpre... En voilà un amoureux ! vrai, il n’y en a pas deux pareils dans toute l’École de droit... S’il vient à mourir, faudra prendre ses cendres pour les jeter sur les autres...

FRÉDÉRIC.

Je suis comme ça, moi.

VIRGINIE.

Quel dommage qu’il faille vous en aller tout de suite !... cette dame ! pour qui je travaille, attend après cette robe pour aller au bal...

FRÉDÉRIC, vivement.

Elle va au bal ?...

VIRGINIE.

Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ?... nous y allons bien, nous... à la Chaumière... au bal du Saumon...

FRÉDÉRIC.

Elle va au bal ?...

VIRGINIE.

Est-il drôle, donc !... qu’est-ce que ça vous fait ?

FRÉDÉRIC.

Moi !... oh ! rien... rien du tout !... Et le mari de la dame... car il y a toujours un mari ?...

VIRGINIE.

Certainement qu’il y en a un... et un vieux... qui a l’air pas mal jobard, même...

FRÉDÉRIC.

Eh bien ?...

VIRGINIE.

Eh bien ! quoi ?

FRÉDÉRIC.

Est-il là aussi ?

VIRGINIE.

Il est parti de son côté... ces bêtes de maris, ça laisse toujours là leurs femmes, quand ça devrait rester avec elles.

FRÉDÉRIC, à part.

Je la verrai... sinon seule chez elle, du moins à ce bal, et il faudra qu’elle s’explique...

Il reste pensif.

VIRGINIE, à part.

Il chuchote, il chuchote... ça n’est pas naturel.

Le tirant par le bras.

Dites donc, quand vous aurez fini votre conversation à vous tout seul... savez-vous que ce n’est pas mal grossier...

FRÉDÉRIC, sortant de sa rêverie.

Je te jure, ma chère Louisa !...

VIRGINIE.

Comment, Louisa !... qu’est-ce que c’est que ce vilain nom-là ?...

FRÉDÉRIC.

Je veux dire, ma chère Virginie... je te jure que je t’aime toujours à la folie !...

VIRGINIE.

Je veux bien vous croire... cependant il faut que nous ayons une explication.

Coup de sonnette en dehors.

FRÉDÉRIC.

On sonne... c’est sans doute cette dame qui attend sa robe...

VIRGINIE.

Sauvez-vous !

FRÉDÉRIC, à part.

Je ne demande pas mieux.

Haut.

À demain, ma petite Virginie ! à demain !

VIRGINIE, à part.

Il ne me dit pas à tantôt... il y a quelque chose, c’est sûr !...

Nouveau coup de sonnette.

On y va ! on y va, madame !...

Elle a pris la robe et entre vivement à droite.

 

 

Scène XIV

 

FRÉDÉRIC, seul, rentrant

 

Ce maudit Crépu monte l’escalier !... il va me voir : vite, par la fenêtre !

Il y court.

On a ôté l’échelle... et rien pour me cacher... Entrer chez Louisa, je la compromets... mon Dieu !... comment faire ?... vite, derrière ce rideau !

Il entre dans l’embrasure de la croisée de droite et détache le rideau pour se cacher.

 

 

Scène XV

 

CRÉPU, FRÉDÉRIC, caché

 

CRÉPU, habillé, entre en ouvrant vivement les deux battants de la porte du fond.

Personne !... c’est égal, je suis sûr de mon affaire.

Il ferme la porte et retire la clef.

Je l’ai vu monter par la croisée... moi-même, j’ai fait retirer l’échelle.

FRÉDÉRIC, à part.

Ah ! c’est lui !... il me le paiera !

CRÉPU.

Il ne peut être que dans cet appartement.

Montrant la chambre de Louisa.

Là !... rien que là !... et à présent

Il taille son crayon.

je suis tout-à-fait dans mon droit !

 

 

Scène XVI

 

CRÉPU, FRÉDÉRIC, caché, MADAME CRÉPU, puis LOUISA en toilette de bal, et VIRGINIE

 

MADAME CRÉPU, contrariée.

M. Crépu encore ici

Haut.

Que faites-vous donc là,  monsieur ?

CRÉPU.

Oh ! rien...

Il écrit.

une petite note, seulement.

FRÉDÉRIC, à part, allant à la porte du fond, fermée.

Si l’on me voit, Louisa ne me le pardonnera jamais.

Apercevant la porte, que Mme Crépu vient de laisser ouverte.

Oh ! quel bonheur ! l’appartement de Mme Crépu !... je me risque... je me jetterais plutôt en enfer !

Il disparaît.

MADAME CRÉPU, à son mari.

Je vous croyais parti, monsieur.

CRÉPU.

J’attends notre belle voisine.

À part, refermant son calepin.

Tu ne l’as pas volé, cher ami de mon cœur !

Haut.

Mais la voici.

Allant au devant d’elle.

Madame, la citadine, moi et son attelage, nous sommes à vos ordres.

VIRGINIE, à part, en entrant.

Encore M. Crépu !... j’ai du malheur.

LOUISA, à Virginie.

C’est bien, mademoiselle, c’est bien ; vous pouvez vous retirer... je penserai à vous quand j’aurai de l’ouvrage.

CRÉPU, à part.

C’est ça, on renvoie l’ouvrière pour faire esquiver le chérubin.

LOUISA.

Votre bras, mon cher voisin !

VIRGINIE.

Attendez, madame... il y a là une fleur qui ne tient pas...

Elle arrange la guirlande de la robe.

LOUISA, à part.

Ah ! M. Frédéric, vous voulez venir ici pendant l’absence de mon mari !... eh bien ! venez à présent, vous ne me trouverez pas...

CRÉPU, à sa femme.

Décidément, tu ne viens pas avec nous, mignonne ?

MADAME CRÉPU.

Non, monsieur, j’ai la migraine, et je rentre. Bien du plaisir, mon aimable voisine !

Elle sort.

VIRGINIE, LOUISA, CRÉPU.

Air : Marche du Serment.

Allons à ce bal
Dont le signal
Déjà s’apprête !
Nous serons, vraiment !
De cette fête
L’ornement !

La musique continue à l’orchestre piano.

CRÉPU, à part.

Et s’il allait prendre fantaisie à ce jeune farceur de pénétrer dans les pénates de Mme Crépu ?... il est capable de tout... ça serait joli que ça m’arrivât... à moi !... Un moment !... un moment !... enfermons notre honneur à double tour...

Il ferme la porte à droite et en prend la clef.

VIRGINIE.

Qu’est-ce que vous faites donc là, monsieur Crépu ?

CRÉPU.

Rien... rien... c’est que ma femme est bien peureuse... Mettons mes gants jaunes.

REPRISE.

Air : Marche du Serment.

Allons à ce bal
Dont le signal
Déjà s’apprête !
Nous serons, vraiment !
De cette fête
L’ornement !

Crépu donne la main à Louisa ; ils se dirigent vers le fond : Virginie suit Mme Dalimbert.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une chambre de garçon. Au fond deux portes parallèles ; celle de droite conduit au dehors et celle de gauche à un escalier dérobé ; au font, entre les deux portes, une grande armoire ; à droite une croisée ; à gauche, au deuxième plan, une armoire ; au premier plan une cheminée ; sur le devant, à gauche, une table, dessus un pupitre avec plumes, papier, etc. ; dessous la table un petit tabouret de pied ; chaises, livres ; derrière la table, un paravent à demi fermé.

 

 

Scène première

 

FRÉDÉRIC, seul

 

Il entre comme un homme fatigué, jette son chapeau et ses gants sur une chaise.

Quelle nuit, bon Dieu !... quelle épreuve !... Pour ne pas compromettre Louisa, je me sauve chez Mme Crépu, au risque de me compromettre moi-même... resté derrière la porte, j’attends le départ du mari... je n’élance... un homme me saisit à la gorge... Au lieu d’un, l’imbécile de mari en avait enfermé deux... nouvelle Hersilie, Mme Crépu se jette entre nous... en étendant ses grands bras... Tout s’explique, et je me vois obligé de passer la nuit à faire la partie de ce monsieur... Enfin, après avoir fait trente-deux parties de piquet en cent cinquante, je vois arriver le jour... le jour de ma délivrance... M. Crépu revient du bal, nous nous cachons... il désemprisonne sa femme, va se coucher dans son appartement et nous partons... c’est-à-dire je pars... Avec tout cela, je n’ai pas été au bal de Mme d’Elbée... Je n’ai pu voir Louisa qui m’échappe encore... Eh bien ! au fait, tant pis pour elle... Elle me ferait mourir de chagrin avec sa vertu, j’aime bien mieux Virginie...

Air du Fils du Prince.

Premier couplet.

Ah ! loin de moi ces grandes dames
Qui daignent vous serrer la main,
Et, pour le salut de leurs âmes,
Vous feraient mourir de chagrin.
Accourez, je les abandonne,         }
(bis.)
Mes grisettes, mes amours,           }
Vous qui trompez, trompez toujours,
Mais ne faites mourir personne,
Vous qui trompez toujours,
Qui trompez toujours,
Mais aimez toujours !

Deuxième couplet.

Avec ces dames, en décembre,
À la porte on reste planté,
Quand la grisette, dans sa chambre,
Nous donne l’hospitalité !
Accourez,
etc.

Voilà tout ce que j’ai rapporté de mes conquêtes de cette nuit...

Il montre un papier.

Ce papier que j’ai trouvé dans l’escalier de M. Crépu... et qui sans doute est tombé de sa poche... Voyons donc ce que c’est...

Bruit à la porte.

On frappe... ah ! c’est ma petite Virginie...

Il va ouvrir à droite.

M. Crépu... que le diable l’emporte !...

M. Crépu entre.

 

 

Scène II

 

FRÉDÉRIC, CRÉPU

 

CRÉPU, essoufflé.

Ah !... grâce au ciel, je vous trouve encore, vous n’êtes pas sorti... Dieu ! que vous demeurez haut, mon cher !

FRÉDÉRIC.

Rien ne vous forçait d’escalader mes cinq étages...

CRÉPU.

Rien ne me forçait ?... Vous voyez un homme bouleverse... renversé...

FRÉDÉRIC, à part.

Ah !... mon Dieu !... Est-ce qu’il saurait l’aventure d’hier au soir ?...

CRÉPU.

J’ai perdu mon bien le plus cher !...

FRÉDÉRIC, à part.

Il aura surpris le jeune homme !...

CRÉPU.

Un bien qui faisait la joie, la jubilation de mon intérieur... qui me rendait l’existence de miel...

FRÉDÉRIC.

Eh bien ?...

CRÉPU.

Eh bien !... ce bien... disparu... escamoté... enlevé...

FRÉDÉRIC, à part.

On lui a enlevé sa femme !... ça lui apprendra à se moquer des autres...

CRÉPU.

Vous sentez que j’ai couru partout, demandé, interrogé... que j’ai ouvert toutes les portes, tontes les armoires... j’ai cherché dans mes deux appartements, dans mes poches, dans mes goussets...

FRÉDÉRIC.

Comment, dans vos poches ?

CRÉPU.

Rien, absolument rien, heureusement le concierge a parlé, et le résultat de son interrogatoire motive la visite que je viens vous faire.

FRÉDÉRIC.

Ah ça ! êtes-vous fou ?

CRÉPU.

On vous a vu, jeune homme, ce matin au lever de l’aurore, sortir d’une de mes quatre maisons, de celle que j’habite... et, dans l’escalier, ramasser un papier précieux...

FRÉDÉRIC.

Un papier... attendez donc !...

À part.

Quoi ! c’était là la cause de son chagrin ?... et moi qui croyais... Ils sont tous aussi aveugles...

CRÉPU.

Vous ne me répondez pas... Je vois ce que c’est... vous êtes fâché contre moi... je vous avais promis d’oublier le nom de Dalimbert... et je l’ai noté... comme les autres... que voulez-vous ? c’est plus fort que moi... je ne peux pas me décider à en rayer un seul de ma liste... mes doigts se crispent...

Air de Masaniello.

J’y mettrai les adjoints, les maires,
Tout le conseil municipal :
J’y mettrai tous mes locataires,
Et surtout ceux qui me paient mal ;
J’y mettrai mon gros frère, que j’aime,
Et dussé-je en être étouffé,
J’y mettrai le diable lui-même,
D’autant plus qu’il est né coiffé.

FRÉDÉRIC.

Pourtant, il me semble qu’il était bien convenu...

CRÉPU.

Ne vous emportez pas, cher ami... puisque vous le désirez, ça peut se réparer... car ma liste n’est pas encore imprimée...

FRÉDÉRIC.

Quoi !... vous voulez la faire imprimer ?...

CRÉPU.

Et la livrer à la publicité à deux sous.

FRÉDÉRIC.

Mais, monsieur Crépu... vous êtes d’une méchanceté...

CRÉPU.

Je ne m’en défends pas, je suis un serpent, une vipère, une bête féroce... c’est mon caractère.

FRÉDÉRIC, à part.

Ah ! si je pouvais te jouer un bon tour...

CRÉPU.

Rendez-moi ma liste, cher ami, que je coure chez les imprimeurs.

FRÉDÉRIC.

En avez-vous ?...

CRÉPU.

Hélas ! non... pas encore... ils ont tous peur de la justice... ils prétendent que messieurs les juges pourraient prendre ça pour une personnalité...

FRÉDÉRIC, à part.

Je le tiens...

Haut.

Vous ne trouverez pas d’imprimeurs.

CRÉPU.

Comment ! je n’en trouverai pas ? vous me donnez le coup de la mort.

FRÉDÉRIC.

Rassurez-vous, j’ai votre homme, moi...

CRÉPU.

Vrai ?

FRÉDÉRIC.

Un de mes amis qui possède une petite presse mécanique... en moins d’une heure, vous pouvez avoir deux mille exemplaires...

CRÉPU.

Ah ! vous me sauvez la vie.

FRÉDÉRIC, écrivant sur la table.

Je vais mettre votre liste sous enveloppe et l’envoyer à mon ami... avec un mot qui lui recommande d’apporter ici les exemplaires imprimés...

CRÉPU.

Parfait... parfait... mais avant, je veux biffer de ma propre main ce cher Dalimbert...

FRÉDÉRIC, à part.

Il y a mis Dalimbert, malgré mes menaces... bon !

CRÉPU.

Donnez que je biffe.

FRÉDÉRIC, qui a écrit.

Ma foi, non, tant pis pour lui !...

Il met la liste dans une enveloppe.

CRÉPU.

Vertueux jeune homme, va... je suis content que vous ayez changé d’idée relativement à Dalimbert... j’y aurais renoncé à regret... un ami !

FRÉDÉRIC, lui donnant l’enveloppe.

Maintenant, il faut que vous portiez cela vous-même... vous concevez le mystère ?...

CRÉPU.

Oui, oui, je conçois toujours très bien, moi...

FRÉDÉRIC.

D’autant plus qu’en y allant vous-même...

CRÉPU.

Je vous délivre naturellement de ma présence... je conçois encore très bien... Mauvais sujet... nous attendons quelqu’un, je parie ?...

FRÉDÉRIC.

Peut-être... peut-être... au plaisir...

CRÉPU.

C’est juste...

Il va pour sortir. On frappe.

J’en étais bien sûr... petit gueusard...

FRÉDÉRIC.

Par ici... par ici... le petit escalier...

CRÉPU.

Deux mille exemplaires !... quel coup de tonnerre, quand ça va paraître !... Demain... la Bourse est capable de baisser de cinquante centimes...

FRÉDÉRIC, le poussant à gauche.

Mais allez donc... la porte au fond... devant vous...

Il referme vivement la porte sur lui, et revient ouvrir en courant, à droite.

 

 

Scène III

 

MADAME CRÉPU, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, la voyant entrer.

Sa femme, à présent !... je suis voué aux Crépu aujourd’hui...

MADAME CRÉPU.

Ma présence vous étonne, monsieur Frédéric... je le conçois...

FRÉDÉRIC.

Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, madame.

MADAME CRÉPU.

Vous êtes trop bon... je n’ai pas l’intention de vous importuner longtemps, d’autant plus que j’ai un fiacre à l’heure à votre porte...

FRÉDÉRIC.

Puis-je savoir, alors ?...

MADAME CRÉPU.

Vous me blâmez, sans doute, d’une visite aussi inconsidérée...

FRÉDÉRIC.

Mais non, madame.

MADAME CRÉPU, un peu piquée.

Je vous demande pardon... il n’est pas d’usage qu’une femme jeune et belle encore... une femme mariée, vienne ainsi, voilée et en fiacre, chez un jeune célibataire... Vous devinez sans doute, monsieur Frédéric, que je viens vous parler d’hier au soir ?...

FRÉDÉRIC.

Oh ! madame, vous pouvez être parfaitement tranquille... tout cela est déjà effacé de ma mémoire...

MADAME CRÉPU.

Mais ce n’est pas ça... je n’ai pas besoin que rien soit effacé... et c’est justement contre de pareilles idées que je viens... La vivacité de la personne que vous avez trouvée chez moi...

FRÉDÉRIC.

Vous voulez parler du jeune homme...

MADAME CRÉPU, avec satisfaction.

Du jeune homme, si vous voulez... Croyez, monsieur Frédéric, que, s’il vous a saisi à la gorge, il n’avait nullement l’intention de vous insulter... il vous prenait pour un voleur...

FRÉDÉRIC.

Grand merci !...

MADAME CRÉPU.

Vous pourriez croire aussi que cela venait d’un mouvement de jalousie... et que je lui avais donné le droit de se montrer susceptible... vous reviendrez de cette erreur, quand je vous aurai dit ses titres et qualités... ce monsieur... ce jeune homme, est mon subrogé-tuteur...

FRÉDÉRIC, à part.

Par exemple ! si je m’attendais à celui-là...

MADAME CRÉPU.

Mais, quoique cette qualité : lui donne quelques droits à mon intimité, je vous serai reconnaissante de ne point parler de cette aventure à M. Crépu.

FRÉDÉRIC.

Soyez tranquille, madame : trop heureux de pouvoir faire quelque chose qui vous soit agréable.

MADAME CRÉPU.

Ah ! monsieur !... Louisa m’avait bien dit que vous étiez un galant homme...

FRÉDÉRIC, vivement.

Vous l’avez vue, madame ?... elle vous a parlé de moi ?

MADAME CRÉPU.

Il paraît qu’elle s’est beaucoup amusée au bal, qu’elle a dansé toute la nuit...

FRÉDÉRIC, piqué.

Ah ! après tout, que m’importe qu’elle s’amuse ou ne s’amuse pas... si toutes les femmes m’étaient aussi indifférentes...

MADAME CRÉPU.

Quoi ! vous ne l’aimez donc plus ?

FRÉDÉRIC.

Moi !... que j’aime une infidèle, une ingrate qui se joue de moi... Ne croit-elle pas que je vais me désespérer... me brûler la cervelle !...

MADAME CRÉPU.

Je suis enchantée de vous voir prendre votre parti... pauvre jeune homme !... son absence vous aurait tué...

FRÉDÉRIC.

Comment ! son absence ?...

MADAME CRÉPU.

Cette chère petite retourne demain dans sa province... tous ses préparatifs sont déjà faits...

FRÉDÉRIC.

Partir... elle... sans me voir... sans m’adresser un seul mot d’adieu !... Madame, il faut que vous m’aidiez à la fléchir... il ne faut pas qu’elle parte...

MADAME CRÉPU.

Mais puisque vous ne l’aimez plus !

FRÉDÉRIC.

Certainement que je ne l’aimais plus tout à l’heure... Mais à présent, je l’adore, je l’idolâtre !... et je vous supplie de me conduire auprès d’elle pour me l’entendre accabler de reproches sur son affreux abandon...

MADAME CRÉPU.

Mais, monsieur, vous n’y pensez pas... quoi ! moi... j’irais...

FRÉDÉRIC.

Je n’ai d’espoir qu’en vous.

MADAME CRÉPU.

Je serais témoin d’un pareil entretien !...

FRÉDÉRIC.

Eh ! madame, moi, cette nuit, j’ai bien assisté à la plus ennuyeuse partie du monde ; j’ai bien cru, pour vous être agréable, tous les contes de fées que vous m’avez débités sur votre subrogé-tuteur... service pour service...

MADAME CRÉPU.

Ah ! monsieur, vous me faites venir les larmes aux yeux... si, du moins, vous aviez cherché à rassurer ma conscience...

FRÉDÉRIC.

Ne faut-il que cela ?... venez, madame, je promettrai tout ce qu’elle voudra... je ne lui parlerai pas d’amour... mais que je la voie !... que je la voie un seul instant !...

Il lui prend les mains et se trouve presque à ses pieds quand Crépu entre.

 

 

Scène IV

 

MADAME CRÉPU, FRÉDÉRIC, CRÉPU entr’ouvre la porte

 

CRÉPU, à lui-même.

Quand on veut que les gens sortent par l’escalier dérobé, il faudrait au moins leur donner la clé... Que vois-je ?... ma femme !... c’était ma femme qu’il attendait...

FRÉDÉRIC, toujours priant.

Un moment d’entretien, et je vous devrai plus que la vie...

CRÉPU, s’approchant.

Ma femme avec ce jeune serpent !...

Il se cache derrière le paravent.

MADAME CRÉPU, émue.

Je ne résiste plus...

CRÉPU, à part.

Est-ce clair, hein !

FRÉDÉRIC.

Partons !

Ils sortent vivement, la porte se referme aussitôt. Crépu s’élance après eux : on entend fermer la porte.

 

 

Scène V

 

CRÉPU, seul

 

Arrêtez ! arrêtez !... au voleur ! au voleur !

Frappant à la porte.

Voulez-vous bien m’ouvrir !...

Courant à la fenêtre.

Comme ils arpentent... les voilà déjà dans la rue...

Retournant à la porte.

Je vais tout briser d’abord, je ne me connais plus !

Il frappe à la fenêtre.

Les voilà montés en fiacre, à présent... Fatale citadine !... j’étouffe... avec ça que j’ai mangé trop de pâté de foies gras, cette nuit, au bal.

Il regarde avec son lorgnon.

Ah ! n° 345 !... je suis sauvé !... le numéro est une preuve, j’espère ; j’attends ici ce Frédéric... Je lui dis à l’oreille, 345 !... et il frémit !... il ne peut nier, il avoue ma honte, et alors... la seule réparation digne d’un homme d’honneur... la police correctionnelle... En être réduit là... Épousez donc des vieilles femmes !

Bruit au dehors.

Eh ! mais, il me semble que j’entends crocheter la serrure !. Si ça pouvait être un voleur... je lui laisserais prendre tous ses effets, à ce jeune gueux-là...

La porte s’ouvre doucement, Virginie entre.

 

 

Scène VI

 

VIRGINIE, CRÉPU

 

CRÉPU.

Tiens, ce n’est pas un voleur...

VIRGINIE, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! un homme !...

Se rassurant.

Oh ! ce n’est que monsieur Crépu !... Que c’est bête de faire des peurs comme ça !

CRÉPU.

Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ?

VIRGINIE.

Moi... je viens faire des rideaux...

CRÉPU.

Très bien, très bien !... Eh bien ! apprends, infortunée, que celui pour lequel tu viens... faire des rideaux... a commis un crime épouvantable.

VIRGINIE.

Comment, un crime...

CRÉPU.

C’est si vrai, qu’il ne me reste plus qu’à aller donner à la police le signalement des deux fugitifs...

VIRGINIE.

Mais de quels fugitifs donc ?

CRÉPU.

De ma femme et de Frédéric qui s’expatrient pour consommer ma honte en pays étranger...

VIRGINIE.

Frédéric... enlever votre femme !... Ah ! par exemple...

Elle rit.

Ah !... ah !... ah !... mais non... c’est impossible...

CRÉPU.

Parce que ?

VIRGINIE.

Votre femme est trop vieille...

CRÉPU.

Je te dis qu’ils sont montés en fiacre, Virginie.

VIRGINIE.

Et quand ils seraient montés en ballon, qu’est-ce que ça y ferait... Voyons, qu’est-ce que vous me donnerez si je vous prouve qu’il n’existe rien entre Frédéric et madame Crépu ?...

CRÉPU.

Je te donne un manchon pour tes étrennes.

À part.

J’ai précisément un fond de magasin, un vieux bonnet à poil qui fera juste mon affaire.

VIRGINIE.

Je vous dirai donc que j’ai pris des informations, et il n’est que trop vrai que ce monstre de Frédéric a une passion, ce qui est assez vexant pour moi...

CRÉPU.

Et on t’a dit qui... sa passion ?

VIRGINIE.

Personne n’en sait rien... Votre femme est tout bonnement confidente... voilà l’histoire...

CRÉPU.

Confidente ?... tu as dit le mot ! c’est un rôle honorable dont je ne puis que lui savoir gré... Il faut avouer que je suis un heureux vaurien...

À part.

C’est égal, Frédéric m’a fait une fière peur... Si, à mon tour, je lui jouais une farce indigne... si je lui soufflais sa maîtresse... j’en suis bien capable, en ayant les moyens.

VIRGINIE, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc à se parler tout seul... doit-il se dire des bêtises !...

CRÉPU, à lui-même, en tirant son gilet et arrangeant son col.

Voyons... voyons !... voyons un peu...

Haut.

Jeune fille aux yeux noirs...

VIRGINIE.

Eh bien ?...

CRÉPU.

Tu mérites d’être heureuse...

VIRGINIE.

Pas possible !...

CRÉPU, chantant.

Vrai !... tu as une de ces têtes... qui font tourner les autres.

VIRGINIE.

Vous parlez de tête... c’est vous qui en avez une... tête...

CRÉPU.

Le fait est que de profil... enfin c’est égal... ce Frédéric est un grand criminel...

VIRGINIE.

À cause ?...

CRÉPU.

Tromper une femme... qui a pour elle des yeux, une taille, une main... et des pieds... des pieds à ne jamais aller à pied.

VIRGINIE.

Si ça m’amuse qu’il me trompe... qu’est-ce que ça vous fait à vous ?

CRÉPU.

Qu’est-ce que ça me fait ?

Tendrement.

Je ne te tromperais pas, moi, Virginie... ton petit Crépu ne te tromperait pas...

VIRGINIE.

Comprends pas...

CRÉPU.

Je vais me faire comprendre... tu as fait ma conquête.

VIRGINIE.

Parole d’honneur !...

CRÉPU.

Parole d’honneur... et s’il est vrai que les yeux sont le réflecteur

De l’âme... regarde un peu, comme je te regarde...

Il la regarde tendrement.

VIRGINIE, éclatant de rire.

Ah !... ah !... ah !... ah !...

CRÉPU.

De quoi ris-tu ?... est-ce qu’il y a quelqu’un derrière moi ?...

VIRGINIE, riant toujours.

Si vous saviez comme vous êtes drôle, quand vous faites vos yeux en coulisse !... vous avez l’air de loucher...

CRÉPU.

La question n’est pas là... je veux te séduire, et je te séduirai... oui, Virginie, dis un mot, un ou deux mots seulement, et j’assure ton indépendance... plus de journées à vingt-cinq sous... je brise tes ciseaux... je disperse tes aiguilles, je jette tes pelotons de fil par les fenêtres... Adieu la couturière, je deviens ton mécène... je t’ouvre le chemin des beaux-arts... je te fais débuter aux Folies-Dramatiques...

VIRGINIE.

Savez-vous que c’est gentil, ce que vous m’offrez là ?...

CRÉPU.

C’est assez flatteur...

VIRGINIE.

Et vous me demandez pour ça ?...

CRÉPU.

Qu’un seul mot... céleste couturière...

VIRGINIE.

Eh bien ! voyez... je suis généreuse... je vais vous en dire quatre, moi.

CRÉPU.

Frédéric est enfoncé !... Et ces quatre mots, c’est...

VIRGINIE.

C’est que « vous êtes un imbécile. »

CRÉPU, d’abord stupéfait.

Un imbécile !

Il regarde derrière lui pour voir s’il y a quelqu’un.

Tu caches ton jeu, friponne...

Il veut lui prendre la taille.

VIRGINIE.

Finissez, ou avant de débuter dans la comédie, je vais vous prouver que je sais jouer la pantomime !...

Elle lève la main comme pour lui donner un soufflet.

CRÉPU.

Virginie, vous me faites de la peine, mais enfin, puisque vous refusez... les offres d’un homme honorable... n’en parlons plus, soyons amis... et embrassons-nous...

VIRGINIE, reculant.

Tiens, c’t’idée... plus souvent, par exemple !

CRÉPU.

Comment ! tu refuses même de m’embrasser !...

Air du Vaudeville du Premier Prix.

Ah ! tu veux faire la coquette :
Bon gré mal gré tu céderas.
Crépu se l’est mis dans la tête,
C’est décidé !...

VIRGINIE, tirant les ciseaux.

N’approchez pas !

CRÉPU, sautant en arrière et parlant.

Je suis sans armes, Virginie...

Finissant l’air.

Quel dragon que cette fillette !
Je n’aurais jamais cru sans çà
Que les ciseaux d’une grisette
Servaient à cet usage-là !

VIRGINIE, tenant toujours ses ciseaux.

Ah ! mais... c’est que je ne vous crains pas, moi...

CRÉPU.

Je suis vaincu, Virginie, j’avoue que je suis honteusement vaincu.

 

 

Scène VII

 

VIRGINIE, CRÉPU, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, ouvrant brusquement la porte.

Ah ! monsieur... je vous trouve enfin...

CRÉPU.

Qu’est-ce qu’il veut, cet imbécile-là ?... est-ce que je paie un domestique pour venir me surprendre dans une situation humiliante ?...

LE DOMESTIQUE.

C’est que...

CRÉPU.

C’est que... quoi ?... brute !

LE DOMESTIQUE.

C’est qu’il y a à la maison plus de douze personnes qui attendent monsieur.

CRÉPU.

Douze personnes...

LE DOMESTIQUE.

Et comme il en arrive d’autres à chaque instant... il y en a peut-être trente à présent.

CRÉPU.

Que signifie cette affluence ?... Ah ! j’y suis... des renseignements qui m’arrivent de toutes parts, pour ma liste ; peut-être des correspondants de province... Jean, retourne à la maison... tu diras que je te suis...

Le domestique sort.

Quant à moi, je vole comme l’éclair à la presse mécanique...

VIRGINIE, à part.

Voilà sa manie qui le reprend...

CRÉPU.

Adieu, Virginie... sans rancune...

VIRGINIE.

Portez-vous bien.

CRÉPU, revenant.

Décidément, tu ne veux pas m’embrasser ?...

VIRGINIE.

Allez donc embrasser votre vieille femme !...

 

 

Scène VIII

 

VIRGINIE, seule

 

Enfin, m’en voilà débarrassée, et ce n’est pas sans peine, toujours... ces imbéciles-là, ça croit qu’on est trop heureuse de les aimer... plus souvent. Voyez un peu si ce Frédéric arrivera. Autrefois c’était toujours moi qui le faisais attendre... mais au moins je venais... L’autre est peut-être venue ici depuis, elle... Voyons un peu, cherchons dans l’armoire ; quand une femme vient chez un jeune homme, elle y oublie toujours... une collerette, une fanchon, un roman de Paul de Kock... voyons, voyons !...

Elle cherche dans l’armoire.

Ah ! ah ! il paraît qu’il a acheté du bois... voilà une falourde.

Elle trouvé un bonnet sur une planche.

Ah ! mon Dieu ! en voilà une preuve.

Le regardant.

Que je suis bête... je le reconnais ; moi qui le cherchais partout à la maison... Bah !... il ne faut pas être jalouse... vaut mieux mettre le couvert.

Elle approche la table près du feu et met le pupitre sur la cheminée. Allant à l’armoire.

Comme de mon temps, deux verres, deux assiettes, et deux couverts en métal d’Alger !...

Elle met le tout sur la table.

Maintenant le pain, le vin et le pâté.

Même jeu.

C’est bon le pâté... Au fait, si j’allumais un peu de feu... ça ne ferait pas de mal...

Elle allume le feu avec un briquet phosphorique.

Quand il viendra, il aura peut-être froid, et moi, et moi je n’aime pas les amoureux transis... ça sera gentil comme ça... le paravent derrière la table...

Elle l’arrange.

Nous aurons l’air de Paul et Virginie...

Prêtant l’oreille.

Je crois qu’on monte l’escalier... c’est lui... oh ! oui... c’est lui, je reconnais son pas... Il a toujours de jolis petites bottes qui craquent... je ne suis plus jalouse, mais cependant, si je pouvais savoir d’où il vient... Essayons.

Elle se cache derrière le paravent.

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIC, VIRGINIE

 

FRÉDÉRIC, entrant furieux.

Coquette !... hypocrite !... me traiter ainsi... refuser même de me recevoir.

VIRGINIE, à part.

Il a l’air joliment vexé... c’est bon signe.

FRÉDÉRIC, à lui-même.

Les efforts de son amie ont été inutiles... et cependant, que lui demandais-je, pour une vie tout entière d’amour ?...

VIRGINIE, à part.

Tout entière !... eh ! bien, et ma part...

FRÉDÉRIC.

Heureusement, il n’y a pas qu’elle au monde... et ma petite Virginie !

VIRGINIE, à part.

C’est ça... il pense à moi, à présent...

FRÉDÉRIC, à lui-même.

Ma petite Virginie est bien aussi jolie que Louisa.

VIRGINIE, à part.

Ah ! elle s’appelle Louisa... je saurai le reste...

Elle sort de derrière le paravent et gagne la porte sur la pointe du pied.

FRÉDÉRIC, pendant ce mouvement.

Mais il ne faut pas qu’elle s’imagine que je renoncerai comme ça à elle, et que je la laisserai tranquille... j’ai un projet... si je trouvais le moyen de consulter Virginie... elle est fine et spirituelle, Virginie... et il serait piquant de devoir à l’une la conquête de l’autre...

VIRGINIE, ouvrant la porte comme si elle arrivait.

Air connu.

Oui, je suis grisette,
On voit ici-bas
Plus d’une coquette
Qui ne me vaut pas !

FRÉDÉRIC.

Ah ! c’est toi, Virginie...

VIRGINIE.

Je vous ai fait attendre, n’est-ce pas ?...

FRÉDÉRIC.

Mais oui, pas mal...

VIRGINIE, à part.

Effronté.

Haut.

Tiens... le couvert est mis...

FRÉDÉRIC, à part.

Ah ! je devine... c’est ma femme de ménage...

Haut.

Oui, oui, en t’attendant, j’ai voulu tout préparer moi-même.

VIRGINIE, à part.

En voilà un mensonge !...

FRÉDÉRIC.

Hein !... c’est gentil ça, j’espère...

VIRGINIE.

Certainement... mais vous me dites ça d’une manière... vous avez l’air tout drôle.

FRÉDÉRIC.

C’est qu’effectivement j’ai du chagrin...

VIRGINIE.

Bah !...

FRÉDÉRIC.

Ce matin, je suis allé chez un ami.

VIRGINIE.

Un ami ?

FRÉDÉRIC.

Oui, un ami intime à qui il vient d’arriver un malheur incroyable... Il a trouvé une cruelle...

VIRGINIE.

Ah ! pauvre garçon !

FRÉDÉRIC.

Une femme qui l’aime et qui refuse même de le voir...

VIRGINIE.

C’est désolant, ça...

FRÉDÉRIC.

Aussi, je rêve au moyen de le tirer de là, et j’ai imaginé...

VIRGINIE.

Quoi donc ?

FRÉDÉRIC.

D’écrire.

VIRGINIE.

Comment, vous ?

FRÉDÉRIC.

D’écrire pour lui... un brouillon de lettre qu’il recopiera et qu’il signera...

VIRGINIE.

Ah ! ça... c’est donc un imbécile, ce jeune homme-là...

FRÉDÉRIC.

Mais non... Dans la lettre, je feindrai la passion... je lui ferai dire qu’il est au désespoir... qu’il va partir pour Alger, et se faire tuer par les Bédouins... si elle ne consent pas à le recevoir.

VIRGINIE.

Ça ne vaut rien, ça...

FRÉDÉRIC.

Comment, ça ne vaut rien ! Aurais-tu une meilleure idée ?

VIRGINIE.

Il faut que la jeune dame vienne chez le jeune homme... J’y tiens, moi, d’abord...

FRÉDÉRIC.

Mais c’est impossible...

VIRGINIE.

Bah !... impossible !... Vous allez voir que non... Écrivez... je vais vous aider...

FRÉDÉRIC.

Attends d’abord que je débarrasse la table...

VIRGINIE.

Du tout ; il ne faut pas déranger le déjeuner... c’est sacré, ça.

Elle prend un tabouret.

Tenez, mettez-vous là sur ce tabouret,

Elle prend une chaise.

moi là... et écrivez sur mes genoux...

FRÉDÉRIC, prenant le pupitre et le posant sur Virginie.

J’aime encore mieux ça.

VIRGINIE.

Êtes-vous bien ?

FRÉDÉRIC, à genoux sur le tabouret.

Je serais bien difficile.

Il lui baise les mains.

VIRGINIE.

Commencez...

FRÉDÉRIC, écrivant.

« Chère Louisa... »

VIRGINIE, à part.

Chère Louisa !... j’ai envie de lui tirer les cheveux...

FRÉDÉRIC, continuant.

« Mon cœur est plein, ma tête est brûlante, ma main tremble.. ».

VIRGINIE, lui conduisant la main.

Écriture imitative...

FRÉDÉRIC.

« Je t’aime, aviez-vous dit... merci de ce raffinement de cruauté... »

VIRGINIE.

Trois points d’exclamation...

FRÉDÉRIC, continuant.

« Je vais laisser pousser ma barbe, ne plus me vêtir que de haillons... »

VIRGINIE.

Du tout... du tout !... Eh bien ! il serait gentil, comme ça... Rayez-moi toutes ces bêtises-là, et mettez ce que je vais vous dire.

Frédéric prend une autre feuille de papier dans le pupitre. Dictant.

« Oui, merci, madame... car j’aurais pu espérer, languir longtemps encore... s’il m’avait été permis de vous voir... grâce à votre ordre cruel, bientôt je ne souffrirai plus. »

Riant.

Hein ! qu’est-ce que vous dites de ça ?

FRÉDÉRIC.

Comment !... tu veux que je lui fasse croire...

VIRGINIE.

Je crois bien... Ajoutez :

Elle dicte.

« Toutes mes dispositions sont faites, et avant...

Cherchant.

avant une heure...

À part.

Il faut bien que nous ayons le temps de déjeuner.

Haut.

Avant une heure, tout sera fini... » Maintenant, des points, des points, des points, jusqu’au bas de la page... pliez et cachetez... voilà la chose.

FRÉDÉRIC.

Et tu penses qu’elle va s’imaginer que... mon ami se brûlera la cervelle ?...

VIRGINIE.

J’y ai été prise deux fois, moi vous parle.

FRÉDÉRIC.

Allons, le sort en est jeté.

À part.

Je vais donner la lettre à un commissionnaire.

Il sort un moment.

VIRGINIE.

Je la connaîtrai donc, cette belle dame... et je lui dirai très bien : Ma chère petite, vous êtes bien gentille, certainement, mais vous avez un mari, je ne vous le demande pas, faites-moi le plaisir de le garder, et ne me prenez pas mon amant, ou nous aurons des mots ensemble. Là-dessus, elle ne pourra pas s’empêcher de mettre Frédéric à la porte de chez elle, j’aurai l’air de ne me souvenir de rien, je pardonnerai, et comme ça, j’aurai rétabli la paix dans mon chez-moi.

FRÉDÉRIC, rentrant.

Ma foi, il en arrivera ce qui pourra... la lettre est envoyée...

À Virginie.

Et tu crois que mon ami aura des nouvelles ?

VIRGINIE.

C’est comme s’il les tenait déjà.

FRÉDÉRIC.

Allons, allons, mettons-nous å table.

Pendant qu’ils s’asseyent. À part.

Louisa ne viendra pas ?

VIRGINIE.

Ce pauvre chéri... n’est-ce pas qu’on est bien là, en tête à tête, au coin du feu, quand on n’attend personne... qu’on ne regrette personne...

On frappe à la porte.

FRÉDÉRIC.

Oh ! personne !...

Vivement.

On frappe !...

VIRGINIE.

Oui, j’entends bien...

FRÉDÉRIC.

Qui ça peut-il être ?

VIRGINIE.

Nous allons bien voir...

À haute voix.

Entrez, la clé est sur la porte.

 

 

Scène X

 

FRÉDÉRIC, VIRGINIE, CRÉPU, pâle et défait, deux pistolets à la main

 

FRÉDÉRIC.

Ah !... ce n’est pas elle...

CRÉPU.

Je viens vous demander l’hospitalité. Il me la faut... et au besoin je

la prends...

Il se jette sur une chaise.

Ah !...

VIRGINIE.

Ces armes !... ah ! mon Dieu !... est-ce que vous avez tué un homme ?...

CRÉPU.

Non !...

FRÉDÉRIC.

Est-ce que vous venez de vous battre en duel ?...

CRÉPU.

Me battre en duel... pour qui me prenez-vous ?... Ces armes que vous voyez sont purement défensives...

Il écoute.

Je n’entends aucun bruit dans la rue... la vélocité de mes jambes leur aura fait perdre mes traces.

FRÉDÉRIC.

Vous étiez donc poursuivi ?.

CRÉPU, se lève et laisse tomber ses pistolets.

Traqué comme une bête fauve... un guet-apens horrible.

VIRGINIE.

Que vous est-il donc arrivé ?...

CRÉPU.

Imaginez-vous, mes enfants, qu’hier, au bal, j’avais eu la bonhomie, la confiance de montrer, dans des petits coins, la liste que vous connaissez... j’avais donné ça sous le sceau du secret à une trentaine de danseurs.

VIRGINIE.

Seulement...

CRÉPU.

Seulement... Eh ! bien, croiriez-vous, qu’on a été jaser, envenimer mes intentions... et que ces douze personnes... tu sais, Virginie, ces douze personnes que mon groom est venu m’annoncer tout à l’heure... que ces douze personnes sont douze provocateurs ?...

VIRGINIE, riant.

Ah !... ce pauvre monsieur Crépu...

CRÉPU.

Ne riez pas, Virginie.

À Frédéric.

Douze, mon cher, douze contre un, ils veulent tous se battre contre moi... les lâches !... mais moi, je ne veux pas... j’y suis bien décidé !... aussi, j’ai pris mes jambes à mon cou, j’ai couru comme une biche. Je les ai dépistés, et avant une demi-heure, bien armé, bien vêtu, je m’élance en diligence, et j’échappe à leurs ridicules prétentions... il faut avoir le courage de son opinion.

FRÉDÉRIC.

Vous avez raison, il ne faut pas même attendre une demi-heure... il faut partir tout de suite.

À part.

Je voudrais le voir à tous les diables...

CRÉPU.

Que je me risque dans la rue... à pied... vous ne savez donc pas qu’ils ont des cannes... Non, pour gagner les messageries, je ne dois plus me montrer qu’en fiacre, en me cachant à tous les yeux.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! allez-vous-en en fiacre...

CRÉPU.

Mais, d’ici à la place, je puis être reconnu, éreinté... Virginie, je suis loin de te prendre pour une domestique, mais si la pitié bannie du cœur de l’homme a conservé son sanctuaire dans le sein de la beauté, fais-moi le plaisir d’aller dire à un commissionnaire qu’il me fasse monter... avancer une voiture.

VIRGINIE.

Dès le moment que ça vous est agréable, et que ça va nous débarrasser de vous, je ne demande pas mieux...

À part.

Il est si bête, qu’il en devient intéressant.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

FRÉDÉRIC, à table, CRÉPU

 

CRÉPU, s’asseyant à droite près la croisée.

Ah ! me voilà un peu plus tranquille à présent...

Prêtant l’oreille.

Chut !...

FRÉDÉRIC.

Qu’est-ce que vous avez donc ?

CRÉPU.

N’entendez-vous pas une voiture dans la rue ? ça ne peut pas être encore celle de Virginie.

FRÉDÉRIC.

Non, mais il en passe tant !

CRÉPU.

Il en passe tant... vous êtes singulier, Frédéric... dans l’état d’exaspération de l’arrondissement, ça ne peut être qu’un de mes provocateurs... Tenez, écoutez, la voiture s’arrête en bas !... Ah ! cachez-moi, cachez-moi, je brûle d’être caché.

FRÉDÉRIC.

Mais où ?

CRÉPU, ouvrant la porte de l’armoire du fond.

Là, tenez... vite... vite.

FRÉDÉRIC.

Mais vous étoufferez, là-dedans.

CRÉPU.

Ça me suffira... Il n’y a pas de souris ?

Il entre dans l’armoire et referme la porte sur lui.

 

 

Scène XII

 

FRÉDÉRIC, puis CRÉPU

 

FRÉDÉRIC.

Allons, pas moyen de m’en débarrasser... Je ne sais pourquoi je tremble maintenant que Louisa n’arrive... oh ! non, elle ne viendra pas... si pourtant cette lettre que m’a fait écrire Virginie... oh ! ce serait affreux... compromettre une pauvre femme ; il faut à tout prix éviter ce malheur... Courons vite avertir le portier que si une jeune dame vient...

CRÉPU, sortant de l’armoire.

Ouf ! on étouffe là-dedans... si je pouvais m’esquiver...

Il tourne autour du paravent.

Oh ! une table !... un déjeuner !...

Il s’assied et mange.

Tiens ! je serai mieux là.

Il s’enveloppe avec le paravent.

FRÉDÉRIC, revenant.

Il n’est plus temps... je l’ai vue... elle monte l’escalier... tâchons du moins de faire disparaître ce déjeuner... Que vois-je ? Crépu !...

CRÉPU, à part.

Je suis pris.

FRÉDÉRIC.

Et la voilà !...

À Crépu.

Malheureux ! si vous faites un mouvement, si vous dites un mot, je vous brûle la cervelle.

CRÉPU.

Soyez sans inquiétude... je ne parlerai pas... j’ai la bouche pleine.

 

 

Scène XIII

 

FRÉDÉRIC, CRÉPU, LOUISA

 

LOUISA.

Ah ! j’ai peine à me soutenir... Frédéric !... Frédéric ! personne ne répond... suis-je donc arrivée trop tard ?... Ces armes jetées au hasard... et ce paravent... que me cache-t-il, grand Dieu ?... peut-être... Ah ! je frémis, et n’ose avancer... allons, du courage.

Elle s’avance vers le paravent pour l’ouvrir, Frédéric paraît à ses yeux.

Frédéric ! Ah ! le ciel soit béni.

Elle court à lui.

FRÉDÉRIC.

Vous ! vous ici, madame !

LOUISA.

Vous vouliez mourir, il fallait bien vous en empêcher.

FRÉDÉRIC, à part.

Pourvu qu’elle ne regarde pas derrière le paravent...

CRÉPU.

Il est monté sur un tabouret, et regarde par-dessus le paravent. Oh ! moi qui voulais rayer Dalimbert.

LOUISA.

Ah ! qu’elle m’a fait de mal, cette lettre cruelle... Le serment de ne plus vous voir... mes préparatifs de départ... M. Dalimbert que j’attendais... j’ai tout oublié... je suis accourue ici, au risque de compromettre tout mon avenir...

FRÉDÉRIC, à part.

Elle est venue... venue pour moi... et il est là !

LOUISA.

Vous paraissez honteux, repentant... oh ! vous avez raison, monsieur, et puisque vous n’êtes pas mort, il faut que je vous gronde sérieusement...

FRÉDÉRIC.

Louisa, par pitié, épargnez-moi...

Il a aperçu Crépu à qui il fait signe de ne pas se montrer. Celui-ci fait un trou avec un couteau au paravent et regarde.

LOUISA.

Mais qu’avez-vous donc, monsieur ? ce trouble, cet embarras...

FRÉDÉRIC.

Moi, madame, je n’ai jamais été plus calme, plus tranquille...

Crépu s’assied et mange.

 

 

Scène XIV

 

FRÉDÉRIC, CRÉPU, LOUISA, VIRGINIE

 

VIRGINIE, entrant.

La dame à la robe de bal !... je m’en étais toujours douté.

FRÉDÉRIC.

Virginie !... tout est perdu !...

LOUISA.

Cette femme ici...

Ensemble.

Air du comte Ory.

LOUISA, à part.

Ah ! quelle honte extrême !
Quand mon cœur l’adorait,
Ici, dans l’instant même,
L’ingrat me trahissait.

FRÉDÉRIC, à part.

Ah ! quel regret extrême,
Mon cœur la trahissait,
Lorsque, dans l’instant même,
Tremblante, elle accourait.

VIRGINIE, à part.

Leur surprise est extrême :
C’était bien mon projet.
Grâce à mon stratagème,
Pour moi plus de secret.

Virginie descend la scène et aperçoit Crépu qui lui fait signe de se taire.

LOUISA.

Vous voyez, monsieur, à quoi vous m’exposez... je vous plains encore... mais si vous cherchiez de nouveau à troubler ma tranquillité !... je vous mépriserais... Adieu, pour toujours...

Elle va pour sortir et aperçoit Dalimbert qui entre avec Mme Crépu.

Mon mari !...

Elle redescend précipitamment la scène. Crépu se frotte les mains.

 

 

Scène XV

 

VIRGINIE, CRÉPU, derrière le paravent, FRÉDÉRIC, MADAME CRÉPU, DALIMBERT, LOUISA

 

VIRGINIE.

Son mari !... pauvre petite femme !... elle me fait de la peine à présent...

MADAME CRÉPU, bas à Louisa.

Ne vous troublez pas... je suis venue avec lui pour vous défendre...

LOUISA.

Je n’en ai pas besoin, madame...

DALIMBERT, lui montrant un papier.

Cette lettre de M. Frédéric que, dans votre trouble, vous aviez oubliée, et votre absence subite doivent vous dire assez le motif de ma présence en ces lieux.

MADAME CRÉPU, à part.

Que va-t-elle dire ?...

VIRGINIE, à part.

Si elle savait mentir comme moi !...

LOUISA.

Monsieur, avant notre mariage, ma main était promise à un autre... mon cœur était à lui... vous le saviez... et pourtant vous m’avez épousée... Je voulais le fuir, j’évitais toutes les occasions de le voir, et vous m’avez forcée, encore hier, d’aller à un bal où je devais le rencontrer...

VIRGINIE, à Crépu.

Ils sont tous comme ça... les maris...

LOUISA, continuant.

Cependant je venais de vous faire consentir à quitter Paris, quand une lettre cruelle... Il voulait mourir, monsieur... je l’ai cru... je suis accourue... Par bonheur, ce sentiment profond qu’il exprimait si bien... était faux... J’ai vu tout cela, et j’ai été sauvée.

VIRGINIE, à part.

C’est moi qui l’ai sauvée...

MADAME CRÉPU, à part.

Je n’aurais jamais osé être si franche...

DALIMBERT.

Et qui me répondra, madame, que vous me dites la vérité ?

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, CRÉPU

 

CRÉPU, monté sur un tabouret derrière le paravent.

Moi, cher ami !...

TOUS.

Crépu !...

CRÉPU.

Moi, Jérôme Crépu, qui, blotti derrière ce paravent, par des motifs indépendants de ma volonté... suis trop heureux si j’ai pu rétablir l’harmonie entre des personnes faites pour s’aimer et pour s’estimer...

Il descend et vient en scène près de Dalimbert.

VIRGINIE, à part.

Voilà la première fois qu’il ne fait pas une sottise.

DALIMBERT.

Ah ! vous étiez là, monsieur ?...

CRÉPU.

Comment, vous ?... tu ne me tutoies plus ?...

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Quel chang’ment extraordinaire
Vient donc de s’opérer en toi ?
Tu me dis vous d’un ton sévère,
Et tu gardes ton quant à soi...
Tu refuses mon accolade...
Tu cach’s ta main dans ton gousset...
Tu n’ m’appelles plus ton camarade...
Est-ce que tu s’rais nommé préfet ?

DALIMBERT.

Trêve de plaisanteries !... dès demain, je retourne à ma sous-préfecture...

LOUISA.

Aujourd’hui même, monsieur.

VIRGINIE.

Bon ! j’irai encore à la Chaumière.

DALIMBERT.

Mais, avant mon départ, un mot, monsieur ; il faut que vous me rendiez compte de vos calomnies !...

CRÉPU, à part.

Encore un provocateur ! Voyons !... voyons !...qu’est-ce que c’est ?

DALIMBERT.

Mon nom a été prononcé par vous au bal !...

CRÉPU.

Ça n’est pas vrai !...

DALIMBERT.

Vous m’avez nommé, vous dis-je ! comme étant sur cette liste, votre digne passe-temps...

CRÉPU.

Je le nie effrontément !... D’ailleurs, cette liste ne devait jamais voir le

jour... je le jure sur l’honneur de Mme Crépu.

MADAME CRÉPU.

Taisez-vous, imbécile !...

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, UN GARÇON IMPRIMEUR, avec un paquet de petites brochures

 

LE GARÇON.

Pour monsieur Crépu... C’est une vingtaine d’exemplaires de la liste des notables, qu’il a fait imprimer chez nous...

CRÉPU.

Bon ! à l’autre, à présent...

FRÉDÉRIC, à part.

Nous allons en voir de belles !...

DALIMBERT.

Oserez-vous nier encore, monsieur ?

Il lui arrache un des exemplaires.

CRÉPU.

Ne lis pas, je t’en supplie !... j’aime mieux que tu t’en rapportes à moi...

DALIMBERT.

Il faut que vous soyez confondu...

Il lit à voix basse.

CRÉPU, à part.

Il doit être au bas de la page... Je tremble comme un chien turc.

FRÉDÉRIC, bas.

Rassurez-vous, j’ai effacé son nom...

CRÉPU, de même.

Vrai !... ah ! jeune homme, vous êtes mon paratonnerre !... je vous remercie cent cinquante fois...

Haut.

Eh bien ! trouves-tu ? ingrat ami, quand je te disais que tu n’y étais pas ! Ah ! tu connais bien peu le cœur de ton ami !

Mme Crépu passe entre Virginie et Frédéric.

DALIMBERT.

En effet, mon nom n’y est pas...

VIRGINIE, allant près de Dalimbert.

Attendez donc... il y en a encore de l’autre côté de la page...

CRÉPU.

Du tout, il n’y en a pas...

VIRGINIE.

J’ai de bons yeux, peut-être ?

DALIMBERT.

Que vois-je ?... Jérôme Crépu !...

TOUS.

Jérôme Crépu !...

VIRGINIE, achevant.

Aspirant de première classe.

CRÉPU.

Ça n’est pas possible !... Voyons ! voyons !

Il lit.

Jérôme Crépu ! aspirant de première classe... Je tombe en ruines !

VIRGINIE, à part, et revenue à sa place.

Il avait donc la vue basse, celui-là ?

MADAME CRÉPU, bas à Frédéric.

Traître ! vous avez parlé de mon subrogé-tuteur !...

FRÉDÉRIC, de même.

Il ne sait rien...

MADAME CRÉPU, à part.

Ah !...

Haut.

Monsieur Crépu, vous vous êtes fait un jeu de ma réputation, de ma pudeur !... dès demain, je plaide en séparation !

CRÉPU.

Me séparer de vous... séparer de biens... jamais !... D’ailleurs, vous vous gendarmez à tort, madame Crépu... ça ne peut être qu’une faute d’impression... Infâme presse mécanique, va !... je veux te briser... t’incendier !... je veux poignarder le prote et tous les imprimeurs !... Ah ! que je conçois bien le crime dans une situation aussi vexante que la mienne... mes cheveux se hérissent !...

Il relève son toupet qu’il baisse vivement.

VIRGINIE.

Quelle figure !... si on pouvait le lithographier en tête de la liste...

FRÉDÉRIC.

Allons, mon cher Crépu !... calmez votre désespoir. J’ai à demander pardon à bien du monde aujourd’hui, à vous surtout, madame, d’avoir troublé votre existence par un fol amour.

CRÉPU.

Mais à qui dois-je de figurer...

FRÉDÉRIC.

À moi, monsieur, à moi, qui, pour vous punir, ai substitué votre nom à celui de M. Dalimbert sur cette liste qui vous est si chère.

CRÉPU.

C’est infâme !... mais, c’est égal, je suis enchanté !...il me vient encore une idée...

Il réfléchit.

VIRGINIE, à Frédéric.

Et moi, monsieur, est-ce que je n’ai pas aussi quelque chose à vous pardonner ?...

Il lui tend la main amicalement.

Faut-il que je sois bonne enfant !...

CRÉPU.

Voilà mon idée... je fais acheter tous les exemplaires... je le puis, en ayant les moyens... j’anéantis l’édition, et, comme le fait n’a pas existé, il ne reste pas trace de cette mauvaise plaisanterie...

Courons ! courons !...

Une VOIX en dehors.

Voici la liste des notables de l’arrondissement, par ordre alphabétique !... la voilà pour deux sous !

CRÉPU.

Il n’est plus temps... je suis notable... à deux mille exemplaires !

Chœur final.

TOUS, excepté Crépu.

Air : Vaudeville des Chemins de fer.

Ah ! quand ce bruit va se répandre,
Comme on va rire dans Paris !
Au piège qu’il a voulu tendre,
Le premier il se trouve pris.

Crépu s’est laisse tomber sur une chaise ; on l’entoure pendant le chœur.

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