La Figurante (François DE CUREL)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Renaissance, le 5 mars !896.
Personnages
HENRI DE RENNEVAL, 36 ans
THÉODORE DE MONNEVILLE, 70 ans
FRANÇOISE DE RENNEVAL, 20 ans
HÉLÈNE DE MONNEVILLE, 35 ans
MADAME GUILLERAND
ACTE I
À la campagne, chez Monneville. Grand salon au rez-de-chaussée. Il communique avec le parc par l’intermédiaire d’un perron sur lequel ouvre une large baie vitrée placée au fond. Ce perron est lui-même pourvu de sièges rustiques. Dans le parc, sous un bouquet d’arbres, on distingue un banc.
Scène première
HÉLÈNE, HENRI
Hélène maussade et impatiente, attend seule dans le salon. Henri arrive en tenue de cheval.
HÉLÈNE, allant au devant d’Henri.
Enfin !...
HENRI, l’embrassant.
Pas moyen de venir plus vite ; j’avais le sous-préfet à déjeuner. Dès qu’il a été parti, j’ai fait seller mon cheval, et au galop jusqu’ici !... votre billet m’a mis sur des charbons ardents. Quel danger courons-nous ?
HÉLÈNE.
Danger, c’est peut-être beaucoup dire...
HENRI.
Votre mari que j’ai aperçu dans le parc, m’a fait un bonjour amical...
HÉLÈNE.
Il ne s’agit pas de lui... Hier, j’étais dans ce salon, en train de vous écrire ; ma lettre presque finie...
HENRI, agacé.
Il y’en avait long ?
HÉLÈNE.
Très long... Tout à coup, je me rappelle avoir oublié une clef sur la cheminée de ma chambre.
HENRI.
Pan !... Ça y est !... On a tripoté dans votre armoire à glace !... Combien de fois vous ai-je sup pliée de brûler vos archives !... Mais vous, vous gardiez ce fatras pour amuser votre femme de chambre.
HÉLÈNE.
Ma femme de chambre n’a rien à voir dans cette affaire... Votre correspondance est d’ailleurs sous un certain nombre de clefs, qu’il faudrait du temps pour démêler... Non, vos lettres sont intactes... c’est à la mienne qu’on a touché...
HENRI.
Celle que vous m’écriviez ?
HÉLÈNE.
Je n’ai fait qu’aller à ma chambre, et revenir... en tout, une petite minute...
HENRI.
Pendant laquelle votre tartine restait exposée sur le buvard ?
HÉLÈNE.
Hélas ! oui.
HENRI.
Adroit !... Enfin, cette lettre ?
HÉLÈNE.
Disparue !
HENRI.
Tout à fait ?
HÉLÈNE.
Fondue... volatilisée... disons : volée ! On a profité de mon absence pour la prendre.
HENRI.
Bah ! Avez-vous bien cherché ?
HÉLÈNE.
Remué ciel et terre... Rien !
HENRI.
Cré nom de nom ! Votre prose court le monde ! Voyons, votre mari ?
HÉLÈNE.
Sûrement pas lui... Il était à la ville.
HENRI.
Qui ?
HÉLÈNE.
Françoise !... Pendant que j’écrivais, elle lisait, assise là-bas, sur ce banc, d’où on distingue parfaitement mon bureau !
HENRI.
À votre retour ?
HÉLÈNE.
Elle s’éloignait à petits pas, dans la direction du bois, très attentive à sa lecture.
HENRI.
L’avez-vous questionnée ?
HÉLÈNE.
J’ai demandé qui était entré au salon pendant mon absence... j’aurais forcément rencontré le vo leur, s’il était venu par cette porte... Il n’a pu s’introduire que par le perron, c’est-à-dire sous les yeux de Françoise.
HENRI.
L’a-t-elle vu ?
HÉLÈNE.
Elle prétend que depuis un moment, elle marchait en tournant le dos. Vous voyez la malice.
HENRI.
S’est-elle enquis de ce que vous cherchiez ?
HÉLÈNE.
Ah ! vous ne connaissez guère ma nièce ! Elle est de ces gens qui observent tout, les yeux levés au ciel.
HENRI.
Pourtant je ne la crois pas méchante... Chaque fois qu’il m’arrive de causer avec elle, je la trouve bienveillante à l’égard de tout le monde.
HÉLÈNE.
Parce qu’elle a besoin de tout le monde. Orpheline, recueillie chez nous par charité, elle est beau coup trop fine pour rien hasarder. À sa sortie du couvent, je la trouvais, au contraire, assez mauvaise langue, mais il ne lui a pas fallu six mois pour apprendre à écouter, voir et se taire !
HENRI.
Tant qu’à être confisqué, mieux vaut que ce papier le soit par une personne silencieuse. Seulement pourquoi garder un objet que, par prudence, elle est forcée d’ignorer ?
HÉLÈNE.
L’objet entre ses mains, nous met à sa merci. Françoise restera muette tant qu’elle jugera utile de l’être.
HENRI.
Que gagnerait-elle à nous persécuter ?
HÉLÈNE.
Rien pour le moment. Par contrat de mariage, Théodore m’assure toute sa fortune après lui. Mon consentement est nécessaire pour que Françoise ait un semblant de dot. Elle a donc tout intérêt à gagner mes bonnes grâces.
HENRI.
Ne lésinez pas ! Arrondissez la dot et mariez l’espion !... Dites donc, pour que vous soyez dans un tel émoi, la lettre est donc bien compromettante ?
HÉLÈNE.
Oh ! absolument !
HENRI, haussant les épaules.
Nous demeurons à cinq kilomètres l’un de l’autre, à portée de nous voir quand il nous plaît... Quelle rage d’écrire des horreurs !
HÉLÈNE.
Horreurs ! Il n’y a pas d’horreurs !
HENRI.
Enfin, c’est fort tout de même !
HÉLÈNE.
Pas dans le sens où vous l’entendez. Ce que j’ai écrit, je le trouvais délicat et difficile à dire !
HENRI.
Je vous intimide à présent !... Tout arrive !
HÉLÈNE.
Henri, je prends mon courage à deux mains... Ce sont mes tourments, mes remords, qui ont dicté cette lettre.
HENRI.
Hélène ! Oh ! Hélène, depuis cinq ans que cela dure, nous devrions au moins être débarrassés de vos remords.
HÉLÈNE.
Mes remords ne sont pas ce que vous croyez... je me reproche d’être pour votre carrière politique un obstacle. Vous attribuez, je le sais, vos déceptions récentes à l’absence d’un intérieur qui faciliterait vos relations et augmenterait vos chances de réussite.
HENRI.
Je devrais être ministre, oui, c’est vrai... on m’a manqué de parole... Mais que vous soyez jusqu’à un certain point responsable de mon échec, jamais je n’ai prétendu cela.
HÉLÈNE.
Rappelez-vous notre dernière conversation à propos du ministre de l’intérieur.
HENRI.
Que vient faire Guillerand au milieu de cette élégie ?
HÉLÈNE.
Votre excellente mémoire ne vous trahit jamais devant la Chambre ; pourquoi se dérobe-t-elle sur un sujet qui vous touche infiniment plus que les inconséquences du budget.
HENRI.
En bloc, je me rappelle que nous avons beaucoup médit de Guillerand. C’est mon grand rival ; le jour où il ne sera plus ministre je le remplacerai avec avantage, espérons-le ! Nous avons souhaité sa perte. Est-ce le crime dont vous avez des remords ?
HÉLÈNE.
Vous m’expliquiez avec beaucoup d’amertume, en quoi votre rival est mieux partagé. Il a une femme très habile. Si madame Guillerand n’existait pas, vous auriez depuis longtemps culbuté son mari.
HENRI.
Seul contre deux !
HÉLÈNE, d’un ton de reproche.
Seul !...
HENRI.
Officiellement !
L’embrassant.
Lorsque le ministre est d’humeur tendre, il n’est pas plus fortuné que moi, tant s’en faut !... Mais dans la mêlée politique, je ne puis pas vous opposer à madame Guillerand.
HÉLÈNE.
Je me rends bien compte de ce qui manque à votre existence !... Guillerand a une femme incomparable pour convertir les mauvaises têtes, ramener les in décis, et glisser dans la conversation une menace que son mari n’oserait se permettre. Petites lâchetés, promesses qui n’engagent pas, trahisons qu’on doit trouver adorables, tout un arsenal dont une femme seule peut avoir les clefs. Sans aller plus loin, votre dîner de jeudi, aux membres du Conseil général, il était lugubre. Par ici, les conservateurs n’ont pas compris votre évolution vers la République. On vous fait assez bonne mine, grâce à votre nom, mais je tremble pour les prochaines élections !... Réellement, l’autre jour, on sentait une hostilité sourde. Par la pensée, je me figurais maîtresse de maison, et trouvais tout de suite ce qu’il aurait fallu dire, quels personnages on aurait gagnés par un sourire placé à propos ! Ce que j’enrageais de n’y rien pouvoir, moi, simple invitée ! Ce soir-là, je suis rentrée désolée !
HENRI.
Bien à tort, chère amie. Sans doute, j’écraserais plus facilement l’adversaire si j’avais une moitié pour déjouer les perfidies de madame, pendant que je tiendrai tête à monsieur. Mais je triompherai quand même, j’en réponds. Et vous, ne soyez pas si modeste !... Votre rôle, dans ma carrière, a été admirable. Lorsque malgré ma famille et mes relations, je me suis rallié au gouvernement, sans vous, que serait devenue ma situation mondaine ? C’est vous qui m’avez maintenu, imposé, remis à flot dans les salons ; et c’est cela, qui, à l’heure présente, fait ma singularité et ma force... je suis un des députés les plus écoutés sans qu’on m’en veuille à mort parmi les miens. J’ai des origines plus qu’honorables, un passé sans tache, et les mains nettes, tôt ou tard, on s’apercevra en haut lieu que si on veut garder une ombre de prestige à l’étranger, je suis le seul Président du Conseil possible. Vous avez créé cet état de choses et ma reconnaissance est profonde !
HÉLÈNE.
Elle ne vous empêche pas d’être mécontent. Je vous ai consacré ma vie, et je m’aperçois que je de viens un fardeau. Je ne me trompe pas, allez !... La femme jetée hors du droit chemin, voit comment son ami sera conduit à la quitter, note le progrès de ses lassitudes et prédit l’heure des adieux sur le plus faible indice. J’en suis là. Ma lettre n’était qu’un cri d’alarme. Elle vous suppliait d’être franc, de me dire ce qui vous blesse, vous irrite, vous rend parfois brusque et cassant avec moi.
HENRI.
Parfait ! Voilà votre nièce fort au courant de l’a venture !
HÉLÈNE.
Laissons Françoise et répondez honnêtement... Vous voyez dans notre liaison une entrave, n’est-ce pas ? un danger pour votre avenir...
HENRI.
Non. Seulement, étant données mes hautes visées, je ne saurais trop accentuer le côté sérieux de mon caractère. Un mariage m’apporterait ce qui me. manque un peu, le prestige, l’autorité... Mais, à quoi bon le constater ? Nous n’en sommes parti sans, ni l’un, ni l’autre, hein ?... Ah ! si vous étiez une autre femme !
HÉLÈNE.
Quel genre de femme ?
HENRI.
Une personne sage.
HÉLÈNE.
Parlez-moi comme si j’étais sage... Il y a un degré où le découragement tient lieu de raison !
HENRI.
Allons ! Allons ! n’envenimez pas une explication de pure fantaisie... Cette idée de mariage, je l’ai retournée sur toutes ses faces, vous pensez bien ! ... Il m’est arrivé de rêver quelquefois à une solution qui contenterait tout le monde : vous, moi, et une jeune fille pauvre à laquelle on ferait un sort !
HÉLÈNE.
Une jeune fille !... Quel sort lui réservez-vous ?
HENRI.
Supposez qu’on lui tienne ce discours : Vous connaissez M. de Renneval, aujourd’hui député, demain ministre, il voudrait prendre femme. Voici les conditions La candidate doit consentir à n’être dans le ménage qu’un mannequin, une figurante, donnant bonne apparence dans la maison, associée de son mari, pour les affaires politiques, résignée à ne tenir aucun rang dans sa vie intime, à cause d’une liaison à laquelle il restera fidèle. Voulez-vous mener une existence... simplifiée, mais facile, plutôt que de croupir dans le célibat ? Voulez-vous être cette figurante ? Eh bien ! je parie que quatre-vingts pour cent des jeunes filles sans dot à qui on s’adresserait accepteraient avec reconnaissance. Le tout est de placer à propos mon petit boniment.
HÉLÈNE.
Henri, vous avez quelqu’un en vue !
HENRI.
Ma foi non ! Inutile, ne cherchez pas !
HÉLÈNE.
Je sais qui...
HENRI, ironique.
Alors !...
HÉLÈNE.
La petite de Commeuil. Sans le sou, l’air prêt à tout... Vous l’avez rencontrée dernièrement chez les Frangon ; on m’a dit que vous sembliez très fort l’apprécier.
HENRI.
J’ai été près d’elle à table ; elle est drôle ; deux ou trois plaisanteries, et puis crac ! je l’épouse ! Vrai, c’est assommant, à la fin, ce perpétuel système d’inquisition ! non ! non ! mille fois non ! Je ne pense pas plus à la petite Commeuil qu’à aucune autre.
HÉLÈNE.
Eh bien, tant mieux ! parce que ce n’est pas du tout cette folle qui vous convient. Mais je vais me mettre en campagne et chercher la jeune fille froide et sensée qui pourrait occuper chez vous le rôle de figurante, sans essayer de monter plus haut.
HENRI.
Comment, vous prenez au sérieux quelques paroles dites en l’air ?
HÉLÈNE.
En l’air ? Ce petit boniment si lestement troussé !
HENRI.
Vous savez qu’à la Chambre j’improvise continuellement.
HÉLÈNE.
N’insistez pas. Lorsqu’il s’agit de vous, je suis moins crédule que la majorité. Oui, je vous donnerai la femme qui vous manque. En apparence, c’est une maladresse insigne. J’introduis le loup dans la bergerie. Mais nous choisirons un loup qui n’ait pas les dents trop pointues !... Et puis, que faire ? Je vous vois malheureux et maussade, je constate que d’heure en heure, vous vous éloignez de moi... Si, comme je l’espère, la cause de ce malaise est dans votre ambition déçue, en vous offrant de quoi la satisfaire, j’ai chance de vous ramener à moi. Si, au contraire, vous êtes simplement rassasié de votre vieille amie, qu’elle vous perde un peu plus tôt ou plus tard, qu’importe !... Donc, c’est résolu... je vous marierai. Une partie que je risque ! L’enjeu est mon bonheur, car je rends les trois quarts des points. Mais si je ne joue pas, ma défaite est certaine.
HENRI.
Vos pressentiments tournent à la maladie noire, ils sont absurdes.
HÉLÈNE.
Mon opinion est faite !... Et maintenant, cher Henri, que vous êtes certain de ma bonne volonté, redevenez, si c’est possible, un gentil camarade. N’écoutez plus le mauvais génie qui vous excite contre moi.
HÉLÈNE.
Quel mauvais génie ?... Je ne le connais pas.
HENRI.
Cherchez !... Chacun a parmi ses intimes, un philosophe, un envieux... que sais-je ? mais un esprit pénétrant qui empoisonne son bonheur en lui montrant par où il pêche. Ce bourreau existe pour vous comme pour les autres, et pis encore !
HENRI.
Si vous faites allusion à quelqu’un, nommez-le ! cela vaudra mieux !
HÉLÈNE.
Mon mari !
HENRI.
Quelle absurdité !
HÉLÈNE.
Théodore lui-même... Depuis longtemps je suis convaincue qu’il se doute...
HENRI.
Alors, il est bien nigaud, car nous ne sommes, ma foi, pas difficiles à pincer. La vérité est qu’il ne soupçonne rien. Il appartient tout entier à ses travaux de paléontologie... C’est un savant trop minutieux, pour ne pas être le plus distrait des maris !
HÉLÈNE.
Distrait, lui ! Pas un homme n’est aussi clair voyant et retors.
HENRI.
Retors, on peut le lui accorder. Ses collègues de l’Institut le regardent comme un ergoteur dont il ne faut affronter la chinoiserie que si on est prodigieusement ferré sur la question. Quant à sa clairvoyance, n’en parlons pas. Il est aussi absorbé par ses vieux coquillages que moi par ma politique. S’il se doute, qui l’empêche de vérifier ?
HÉLÈNE, souriant.
J’abandonne à votre bon sens le soin de trouver la raison !
HENRI.
Il a soixante-dix ans, vous, dans les trente-cinq. Mais je sais de très vieux maris qui ne badineraient pas, si leurs très jeunes femmes les trompaient. Évidemment, ce n’est pas délicat, mais la société ne subsiste que grâce à l’injustice. Elle dit à l’épouse : Prenez ce qu’on vous donne, et, quand il n’y a plus rien, du calme !
HÉLÈNE.
Mais, s’il n’y a jamais rien eu ?
HENRI, riant.
Pardon ! Que je suis donc bête !
HÉLÈNE.
Comme oubli, c’est délicieux ! Et il y a des gens qui attachent de l’importance à ce détail.
HENRI.
Une étourderie ! Est-ce qu’une aventure pareille s’oublie ? Pour une surprise, ce bon Monneville me ménageait une jolie surprise ! Quel âge avait-il quand vous l’avez épousé ? Soixante ans, hein ? J’aurais cru la science plus conservatrice.
HÉLÈNE.
Si vous voulez m’être agréable, quittez ce ton en parlant de lui !... À l’époque de mon mariage on était loin de prévoir que la mort d’une de mes cousines me ferait hériter d’une grosse fortune. J’étais pauvre, j’approchais de vingt-huit ans et appelais de tous mes vœux un épouseur laid ou beau, brun ou blond, jeune ou vieux... M. de Monneville s’est présenté, et, moi, trop heureuse de le prendre ! À la minute suprême, il ne s’est pas révélé comme le savant dévasté qui vous met en verve... C’est moi qui ai été prise d’un accès de frénésie, et alors je lui en ai dit : que j’étais vendue ! qu’il me faisait horreur que je subirais l’humiliation, puisque j’é tais en son pouvoir, mais qu’il devait s’attendre à une haine mortelle !... Au fond, c’était mal agir, car j’avais accepté mon nouveau sort avec toutes ses conséquences. Le matin même, j’envisageais paisiblement la corvée qui m’attendait.
HENRI.
La tête de Monneville devait être bonne pendant ce compliment.
HÉLÈNE.
Sa réponse a été généreuse et digne : « Mon enfant, je devine ce qui se passe en vous. J’espérais que vous pourriez m’offrir la soumission amicale qui se transforme parfois en attachement sérieux. Je me suis fait illusion. Rassurez-vous, cette pénible scène ne se renouvellera plus. Je vous pardonne d’avoir accepté des obligations que vous ne remplirez pas. Excusez-moi d’avoir oublié mon âge... Vous êtes absolument libre... jusqu’à présent, l’étude m’a tenu lieu de tout ; elle continuera. Pour vous, n’appelez pas le ridicule sur un nom que j’ai rendu glorieux... c’est ma seule exigence... »
HENRI.
Libre ! C’était bien la peine de tant me faire languir !
HÉLÈNE.
C’est justement parce que Théodore m’a rendu ma liberté que ma conscience m’enchaînait. Faut-il tout dire ? Encore à l’heure actuelle, mon mari m’impose d’une façon singulière. L’âme de cet homme renferme un redoutable mélange de grandeur, de curiosité et de mépris pour toutes les conventions. Je ne puis pas en parler légèrement et vous respecterez mon scrupule.
HENRI.
Un mot ?... À quoi jugez-vous que Monneville se doute ?
HÉLÈNE.
À mille niaiseries, toute une série de rabâchages conduits avec méthode et persévérance. Est-ce vrai ? Se passe-t-il un jour sans que mon mari déplore pour vous l’absence d’un intérieur ? Vous dites qu’il radote, et moi, je suis d’un œil inquiet la trace du poison qui s’infiltre. Oui, Théodore est l’âme charitable qui vous a plaint avant que vous n’ayez souffert, et qui vous aigrit, maintenant que vous souffrez.
HENRI.
Je persiste à croire qu’il se répète parce que c’est un vieux bonhomme... Votre mari !
Au dehors on aperçoit Théodore gravissant le perron.
HÉLÈNE.
Je n’oublierai pas ma promesse.
HENRI, montrant Théodore.
Vous avez eu tort de m’apprendre qu’il se doute. Je vais être tout gauche.
Il va au devant de Théodore.
HÉLÈNE.
Une habitude à prendre !
Scène II
HÉLÈNE, HENRI, THÉODORE
Théodore revient d’une promenade. Vieillard très cassé, mais de physionomie vive.
THÉODORE, à Henri.
Eh bien, cher ami, comment cela va-t-il ? À peine si j’ai eu le temps de vous dire bonjour tout à l’heure. Votre cheval piaffait avec tant d’impatience... Est ce celui qui vous a si bien décroché l’autre jour ?
HENRI.
C’en est un plus doux... je suis encore endolori de ma chute, et il faut avoir tous ses moyens pour monter Fergus !
THÉODORE.
Ah ! c’est Fergus qu’il s’appelle ! Un anglais probablement ? Si vous devenez jamais ministre des affaires étrangères, méfiez-vous des Anglais.
HENRI.
Le fait est que les présages sont sinistres. J’ai manqué avoir la tête cassée.
HÉLÈNE.
L’épaule démise, le genou en confiture ! Voilà déjà qui compte. Cinq minutes de plus et j’assistais à l’accident. Quand on vous a rapporté, j’étais en train de mettre mon chapeau pour aller à votre rencontre... Réellement, j’aurais été présente, je me serais trouvée mal.
THÉODORE.
Une qui ne perd pas facilement la tête, c’est Françoise... Je me promenais avec elle, et au détour d’une allée, nous distinguons dans un nuage de poussière, Renneval venant sur nous, bride abattue, sans chapeau, cramponné à la selle, adressant à son coursier des interjections conciliantes. Comme il nous dépassait, paf ! une ruade et notre législateur s’aplatit à nos pieds. J’ai fermé les yeux pour ne pas le voir passer de vie à trépas. Je les ai rouverts en m’apercevant qu’on riait aux éclats.
HENRI.
Vous exagérez...
THÉODORE.
Comment pouvez-vous savoir ? vos oreilles et vos yeux étaient remplis de terre. Oui, on riait aux éclats... C’était Françoise qui trouvait ce spectacle drôle !
HÉLÈNE.
Elle riait ?
THÉODORE.
C’est tout juste si elle ne battait pas des mains !
HÉLÈNE.
Petite peste !... Vous avez raconté le jour même qu’elle n’était guère empressée à secourir Renneval... mais battre des mains ! Cette fille n’a pas de cœur !...
THÉODORE.
Peuh ! ne la condamnons pas trop vite ! À son âge, avoir du cœur, cela consiste à effeuiller des marguerites il m’aime, un peu... beaucoup... passionnément... pas du tout... Il m’aime et non je l’aime ! Dame ! la jeunesse est personnelle... Plus tard, le cœur prend une allure plus généreuse... de l’égoïsme, il y en a toujours un léger ferment. Néanmoins, on arrive à dire : « je l’aime » souvent avec l’assurance de ne pouvoir ajouter : il m’aime !
HENRI.
J’ignorais qu’en reconstituant des squelettes de mégathérium, on apprenait à si bien connaître les femmes !
THÉODORE.
Numéroter des ossements, classifier des sentiments sont des besognes un peu parentes ; la mé moire d’un vieillard ressemble à un musée de fossiles... des monceaux de débris aux dates incertaines, si anciens qu’on ne s’apitoie plus sur les désastres passés... Pour en revenir à Françoise ne la jugeons pas trop sévèrement. Elle a un moral peu sensible, voilà tout.
HÉLÈNE.
Un morceau de bois !
THÉODORE.
Soyons justes ; notre ami n’est peut-être plus précisément un homme à émouvoir les fillettes... Que leur fait l’éloquence ? Un sous-lieutenant avec de belles moustaches, les enthousiasme plus que Napoléon avec son génie. Renneval, vous êtes joli garçon, distingué, prenant de la carrure et un front qui s’élargit. À la tribune, votre prestance couronne l’assemblée et cette blancheur du crâne qui remue sur la boiserie sombre, produit bon effet. Contez fleurette à une jeune fille, vos qualités deviennent des défauts. Il y a prestige et prestige. On ne peut les réunir tous. Désormais vous dompterez plus d’interrupteurs que de chevaux, et séduirez plus d’électeurs que de vierges.
HENRI.
Eh bien merci ! Ne venez plus me conseiller le sacrement, vous seriez bien reçu.
THÉODORE.
Je vous le conseille, au contraire, et chaudement ! Pour faire un excellent mari, pas besoin d’être un Apollon ! Celle que vous choisirez vous aimera fort, vous verrez ! Elle sera fière de son maître, et cela suffit ! Est-ce du délire que vous cherchez ? Non, pas vrai ?... Une affection durable et profonde, à l’abri des tempêtes... on peut vous trouver ça... seule ment, dépêchez-vous... il est temps !
HENRI.
L’éternel refrain.
THÉODORE.
« Delenda est Carthago. » Allons, réfléchissez !... Moi, j’achève de lire une note sur l’homme tertiaire, la question du jour, et je suis à vous.
Il va s’installer sur le perron après s’être muni d’une brochure. On le voit à travers une des fenêtres peu attentif à sa lecture, et jetant de fréquents regards sur sa femme et son ami.
Scène III
HENRI, HÉLÈNE
HENRI.
Vous avez raison, il se doute !
HÉLÈNE.
Qu’a-t-il dit en latin ?
HENRI.
Il faut détruire Carthage.
HÉLÈNE.
Carthage, c’est notre amour ?
HENRI.
Je le crains.
HÉLÈNE.
Vilain homme ! Il ne se plaît qu’à tourmenter les gens !
HENRI, ironique.
Exigez-vous qu’il protège nos amours ?
HÉLÈNE.
Pourquoi s’en occuper ? A-t-on médit de sa femme ? Jamais ! Nous y avons mis toute la discrétion possible. Suis-je libre, oui ou non ? Savez-vous une chose ? Que je me conduise mal, ça lui est fort indifférent. Il nous trouble pour s’amuser. Sa nièce et lui se valent.
HENRI.
Pauvre fille de combien de crimes la voilà chargée !... elle applaudit quand je m’effondre et vole vos lettres... Cela crie vengeance !
HÉLÈNE.
Ce cri est entendu... Henri, puisque la présence d’une madame de Renneval paraît indispensable, que diriez-vous de Françoise ?
HENRI.
Comment, encore ?
HÉLÈNE.
Je m’étais engagée à chercher, c’est trouvé ! ... Sans le savoir, nous avions sous la main la perle souhaitée...
HENRI.
Permettez !... Un mariage me rendra de tels services qu’en principe je m’arrête à l’idée d’une figurante, va pour le mot, puisque la chose vous convient... Pourtant, je réserve mon droit de délibérer sur le choix de cet auxiliaire... je connais à peine votre nièce... Laissez-moi le temps de l’étudier. Elle ne paraît pas sotte, mais est-elle capable de résignation ? Je ne eux pas d’une coureuse, je vous en préviens, et comme elle ne sera guère bien partagée, il est à craindre que...
HÉLÈNE.
Soyez tranquille. Le tout sera de faire comprendre à Françoise, qu’à la moindre incartade on la chasse. Après une pareille déclaration, pratique comme elle est, je garantis qu’elle mourra en odeur de sainteté.
HENRI.
Vous me persécutez avec votre Françoise !
HÉLÉNE.
Je n’en permettrai pas d’autre !... Pendant que Théodore parlait, je me disais : comment n’y avons nous pas songé ? Laide, raisonnable, sans cœur ni tempérament, de la cervelle, excellente famille, pas un liard de dot, mais nous y pourvoirons : voilà notre affaire !
HENRI.
Il faut convenir que Françoise présente un avantage : grâce à la lettre confisquée, rien n’est plus facile que de lui expliquer l’emploi d’ornement extérieur qu’aura ma femme.
HÉLÈNE.
L’explication est complète. Ma lettre contient tout. ce qu’on peut dire sur mes angoisses. J’y laisse entrevoir jusqu’à la possibilité d’un mariage de pure formalité. Jamais, de vive voix, je n’oserais mettre aussi vigoureusement les points sur les i, parlant à une jeune fille.
HENRI.
Bien, je suis trop honnête pour vouloir la tromper. Qu’elle sache à quoi elle s’engage !
HÉLÈNE.
N’ayez aucun scrupule. Pas de déception possible... Le seul obstacle pourrait venir de mon mari.
HENRI.
Lui ! M’ayant si souvent prêché le mariage, il se rait ravi de m’avoir converti.
HÉLÈNE.
Il n’est pas assez simple pour croire que je patronne un mariage de l’espèce commune, et comme il adore sa nièce, je crains qu’il n’accepte pas pour elle une aventure pleine d’inconnu !
Scène IV
HÉLÈNE, HENRI, FRANÇOISE
Françoise entre. Figure intelligente et fine, ni laide, ni jolie, ensemble ordinaire ; elle est mise avec une entière simplicité. À la vue d’Henri aucun signe de surprise ou de plaisir. Elle lui souhaite le bonjour avec une parfaite aisance.
FRANÇOISE, serrant la main d’Henri.
Bonjour, monsieur !
HENRI.
Aïe ! pas si fort, mademoiselle Françoise ! Le bras me fait encore mal.
FRANÇOISE.
Je vous soupçonne d’être un peu douillet.
HENRI.
Je vous soupçonne de n’avoir pas grande pitié des éclopés.
FRANÇOISE.
Bah ! pour le moindre bobo, les hommes gémissent !... Ainsi, mon oncle avec ses rhumatismes...
HÉLÈNE.
Ce n’est pas généreux de t’en prendre à ton oncle... lui ne perd jamais l’occasion de te dorloter !
FRANÇOISE.
Oh ! j’aime bien, mon oncle, ma conscience ne me reproche rien !
HÉLÈNE.
Peut-être pas exigeante, ta conscience !
FRANÇOISE.
Possible !
Un silence. Françoise va à une table, en ouvre le tiroir et y fouille longuement.
HÉLÈNE.
Que cherches-tu ?
FRANÇOISE.
Le dessin de ma tapisserie. Je l’avais laissé dans ce tiroir et n’en trouve plus trace !
HÉLÈNE, froidement.
Rien d’étonnant, la maison n’est pas sûre !
Nouveau silence. Françoise affecte un redoublement d’attention et plonge le nez dans le tiroir.
FRANÇOISE.
Ah ! le voilà !
Elle prend un papier et va s’asseoir à l’autre bout du salon, où elle se met à travailler avec acharnement.
HÉLÈNE, bas à Henri.
Vous l’avez vue rougir ?
HENRI, bas.
Cramoisie Elle a la lettre !
HÉLÈNE, bas.
J’en étais bien certaine ! Mais je tenais à vous convaincre. Vous a-t-elle vraiment fait mal au bras ?
HENRI, bas.
Ma foi, oui !
HÉLÈNE, bas.
Et pas un mot de regret ! Vilaine créature sans âme...
Avec un sourire triste.
La vraie femme pour vous.
Scène V
HÉLÈNE, HENRI, FRANÇOISE, THÉODORE
THÉODORE, rentrant, sa brochure à la main.
Hélène, vous avez demandé à être prévenue quand un essaim partirait. Je vois de loin auprès du rucher, le jardinier qui s’agite en faisant de grands signes. Dépêchez-vous, les abeilles n’attendent pas !
HÉLÈNE.
Vite ! je n’ai jamais vu d’essaim !
À Henri.
Êtes-vous de l’expédition ?
HENRI.
Certainement. Trouverons-nous des masques au rucher ?
HÉLÈNE.
Le jardinier a tout ce qu’il faut. Viens-tu, Françoise ?
FRANÇOISE.
Merci ! Je crains d’être piquée malgré les voiles et les gants.
HÉLÈNE, sur le seuil du perron.
Ceux qui rient des maux du prochain ne sont pas les premiers à courir au devant du danger.
Hélène et Henri sortent.
Scène VI
FRANÇOISE, THÉODORE
Françoise quitte brusquement le coin où elle travaille, et vient droit à son oncle.
FRANÇOISE.
J’ai à vous parler, mon oncle !
THÉODORE.
Qu’y a-t-il ?
FRANÇOISE.
Ne me questionnez pas, je vous en supplie, je voudrais quitter la maison.
THÉODORE.
Quelle maison ? Celle-ci ?
FRANÇOISE.
Tout le monde est bon pour moi. Ne cherchez pas.
THÉODORE.
Françoise, je remplace tes pauvres parents, tu es ma fille... j’ai des devoirs envers toi, je les remplirai. Pourquoi veux-tu partir ?
FRANÇOISE.
Appelez ça caprice ou lubie, je vous assure, rien ne m’y force.
THÉODORE.
Pas d’enfantillage... donne-moi une raison... j’attends !
FRANÇOISE.
Ma résolution n’est pas soudaine... Il y a longtemps que je la médite.
THÉODORE, incrédule.
Sans me rien dire ?
FRANÇOISE.
Je reculais devant un aveu pénible à vous faire, vous, mon seul ami ! Ici, je m’ennuie... J’espérais m’accoutumer à la solitude... j’essayais de me dis traire en travaillant... Vos leçons d’histoire naturelle et de physique m’on tété d’un grand secours... Mais il est trop triste de renoncer aux camarades de son âge, quand on est habituée à la vie de pensionnaire. Toute petite, on m’a mise au couvent... Je voudrais y retourner... Mon existence est là-bas !
THÉODORE.
Me prends-tu pour un imbécile... pas un mot de vrai dans tout ce papotage... Tu ne t’ennuies pas ici... Les leçons, la lecture, les promenades, tout t’amuse, car tu es des plus faciles à distraire... D’ailleurs ici, nous n’y sommes que trois mois sur douze. Le reste du temps se passe à Paris ou aux eaux. Soutiendras-tu qu’à Paris tu regrettes le cou vent où tu ne fais pas une visite par mois, tandis qu’il n’y a pas besoin de t’emmener de force au bal ? Tu ne peux plus vivre sans camarades ? Allons donc ! Avec une nature concentrée comme la tienne, on se console à merveille d’être privée de quelques petites pécores.
FRANÇOISE.
En effet, mon oncle, ce n’est pas le besoin de camarades qui m’entraîne au couvent... j’hésitais à vous révéler un motif plus grave... je me crois appelée à la vie religieuse... c’est un examen défini tif de ma vocation que je vais tenter !
THÉODORE.
Ta vocation ! Ah ! ma chérie, nous allons l’examiner ensemble.
FRANÇOISE.
Non, mon oncle, c’est une affaire entre Dieu et moi !
THÉODORE.
Dieu me pardonne si je me mêle de vos affaires... Devenir nonne, toi ! Mais tu es à peine pieuse !... Le sanctuaire ferait une singulière recrue d’une pareille dévote ! D’abord est-ce qu’une vocation religieuse éclate comme un coup de pistolet ?
FRANÇOISE.
La mienne est moins subite.
THÉODORE.
Pourquoi hier matin, formais-tu le projet de suivre mon cours du muséum, l’hiver prochain ? Dis moi la vérité, mon enfant, qu’est-ce qui t’a boule versée en si peu de temps ?
FRANÇOISE.
Je ne sais pas.
THÉODORE.
Cherchons... Pour commencer, je vais t’apprendre, moi, quelle est ta vocation... Épouser Renneval.
FRANÇOISE, affolée.
Mon oncle !... non ! non ! je vous en prie... j’obéirai... je resterai... ma fantaisie est passée !
THÉODORE.
Tu aimes Renneval !... J’ai vu naitre et grandir ton sentiment. C’est donc que j’envisageais un dé nouement favorable comme une chose possible. Il y a de quoi t’encourager !
FRANÇOISE.
Il ne m’épousera pas !
THÉODORE.
Évidemment, si tu te caches au couvent ! Sinon qui l’en empêche ?
FRANÇOISE.
Je suis sans fortune...
THÉODORE.
Renneval en a pour deux. Je crois qu’il réclame des qualités particulières plutôt qu’une belle dot.
FRANÇOISE.
Il ne m’épousera pas !
THÉODORE.
Sans compter qu’il t’écoute toujours avec une attention !... Il te juge à ta valeur !
FRANÇOISE.
Inutile, mon oncle... je sais à quoi m’en tenir.
THÉODORE.
C’est différent. Que sais-tu ?
FRANÇOISE.
Mais rien de précis, rien. Les nuances de sentiments ne se décrivent pas... On les sent !
THÉODORE.
Hier matin, tu avais ta sérénité habituelle. En vingt-quatre heures, des nuances de sentiments sont venues t’affecter d’une façon tellement vive, que tu parles de prendre le voile... Des nuances comme celle-là, ressemblent fort à un immense désastre... Quelque chose t’a frappée au cœur... Achève ! Tu crains de me porter un coup mortel... Françoise, la chose que tu as découverte, je la connais depuis des années.
Françoise fond en larmes ; Théodore la prend dans ses bras et la câline.
Ma pauvre petite !... mon enfant !... ma chère enfant ! Je souffre avec toi !... De pareils chagrins... c’est trop ! Tu as une nature ardente... tes airs de froideur ne m’ont pas donné le change... Ne pleure pas tant... Ils vont venir... Sois forte ! relève la tête !
FRANÇOISE, d’une voix entrecoupée.
Vous comprenez à présent que je ne puis pas rester...
THÉODORE.
On peut ce qu’on veut. Voilà, moi... je suis resté.
FRANÇOISE, dont les sanglots redoublent.
Je deviendrais folle !... j’ai passé la nuit à me rouler... à mordre le tapis de ma chambre pour ne pas crier.
THÉODORE, l’embrassant.
Ma chère petite enfant... C’est fini ! Assez de larmes !... Ne nous laissons pas surprendre ! Ainsi, tu ne t’attendais à rien ?
FRANÇOISE.
M. de Renneval n’était plus le même quand nous causions devant témoins. Instinctivement je me cuirassais de banalité pour endormir toute jalousie... Mais je n’avais qu’un vague soupçon... je ne comprenais pas tout !...
Elle se remet à pleurer.
THÉODORE.
Je voudrais tant te consoler et j’ai peur d’être maladroit, car mon vieux cœur n’a plus la faculté de souffrir avec la même intensité que le tien. En revanche ton jeune cœur renferme l’espérance !...
FRANÇOISE, ironique.
Je ne m’en doutais pas !
THÉODORE.
As-tu constaté une barrière infranchissable ? De vient-il absolument impossible que tu sois aimée ?
FRANÇOISE, hésitant.
Non !...
Un silence.
Toute réflexion faite...
Sa figure s’éclaire.
Au contraire...
THÉODORE.
C’est bien ce que je pensais !... Françoise, oublie un instant ton infortune pour t’occuper un peu de moi. Il est utile que tu saches où j’en suis, pour comprendre où j’ai idée de te conduire. Tâche d’abord de ne pas trop comparer l’âme d’un vieillard de soixante-dix ans à la tienne. À la veille d’être jugé soi-même, on est plus préoccupé de justice que de vengeance... J’ai commis la faute d’épouser une femme jeune, quand mes cheveux blancs commandaient la solitude. J’ai résolument supporté les conséquences de ma faute, en y mettant même une certaine bonté. Mais un membre de l’Institut n’est pas bon de la même manière que le bon Samaritain. Au lieu de s’oublier à panser des plaies, il exerce sur elles ca manie d’expérimenter. Ma douleur, à supposer que j’aie eu quelque chagrin, s’est tout doucement créé un allégement à vérifier l’angoisse des deux êtres qui poursuivent le bonheur à mes dépens. Rien ne m’échappe de leurs querelles, ni des reproches qu’ils se font l’un à l’autre. J’éprouve une joie malicieuse à semer la discorde, à propager le trouble... Tu ouvres de grands yeux ?... Est-ce que je t’indigne ?
FRANÇOISE.
Non, parce que je commence à comprendre.
THÉODORE.
Tu saisis le côté intéressant pour toi ! J’y viens ! Dès le premier jour, j’ai discerné dans la pensionnaire méfiante qui nous arrivait, une personne curieuse. Tu t’es occupée de Renneval, et aussitôt ton petit manège est devenu très divertissant. Tu as éteint ton regard, amorti ta voix, pris des airs séraphiques. La jalousie la plus pointilleuse ne pouvait rien reprendre à ton détachement. De mon côté, je m’exténuais à mettre en relief ta froideur. Ai-je assez fait mousser ta présence d’esprit lors de l’accident ? Nous ne nous étions pas donné le mot, et pourtant tu me secondais à merveille. Tellement que nous arrivons à nos fins. On te considère comme une petite chipie, égoïste, positive, incapable d’aimer... quand le moment sera venu et il approche, où Renneval jugera indispensable de s’associer une femme, tu es la seule que la censure autorisera !
FRANÇOISE.
Si pourtant vous disiez vrai !... Et il y a des apparences !... si j’en crois un renseignement... dû au hasard...
THÉODORE.
Mon enfant, il ne tient qu’à toi d’épouser Renneval. Mais n’échafaude pas des merveilles sur cette seule promesse. Le lendemain du mariage commencera pour toi une existence triste et difficile. La matinée d’aujourd’hui en est un échantillon. À force d’adresse, de fermeté, de patience et d’audace, il faudra conquérir ton mari. La jeunesse, l’amour, la grandeur politique, le bon renom, sont de ton côté. Tu triompheras, mais la victoire coûtera cher !
FRANÇOISE.
Alors, vous me conseillez d’attendre ?
THÉODORE.
Tu es armée pour la lutte... Si je n’ étais pas persuadé, je ne t’y encouragerais pas. Oh ! oui, je l’avoue, malgré ma philosophie, j’ai des heures de dégoût profond, mais tu n’es pas entre mes mains une simple machine de guerre, je te le jure. Tu me rendras le repos, c’est vrai, mais tu seras heureuse, c’est forcé.
FRANÇOISE.
Adieu le couvent, alors ! Fermeté, patience, au dace, on en a ! Souffrir, on a fait ses preuves ! Ah ! mon oncle, comme je vais être glaciale, insensible, revêche, fausse du matin au soir... fausse abominablement... Car l’aimer comme je l’aime et faire la sans-cœur, peut-on se figurer une tartuferie plus grande !
THÉODORE, souriant.
Quelle ardeur !
Scène VII
THÉODORE, HÉLÈNE
Hélène revient par la porte de l’appartement. Aussitôt Françoise ramasse son ouvrage et va s’installer, soi-disant pour travailler, sur le banc qui se trouve en face du perron d’ou elle ne cesse d’observer de loin ce qui se passe.
THÉODORE, cordial.
Eh bien, les abeilles ne se sont pas montrées trop féroces ?
HÉLÈNE.
Très douces... Il paraît que la préoccupation d’essaimer leur enlève, pour un instant, toute méchanceté.
THÉODORE.
Qu’est devenu votre compagnon ?
HÉLÈNE.
Il est allé avec le garde voir un nouveau chien d’arrêt.
THÉODORE.
Reviendra-t-il ?
HÉLÈNE.
Dans cinq minutes. Il doit diner avec nous.
Jetant un coup d’œil sur Françoise qu’elle a bien dévisagée à sa sortie.
Françoise a une drôle de mine. On dirait qu’elle a pleuré. S’est-il passé quelque chose ?
THÉODORE.
Nous venons d’avoir une conversation sérieuse, et j’en sors peiné. L’avenir ne lui dit rien qui vaille.
HÉLÈNE.
C’est clair... pauvre comme Job... sans compter que sa figure ne s’arrange pas du tout.
THÉODORE.
Elle n’est guère jolie et s’en désole... Nullement par coquetterie, mais elle n’entrevoit pas comment prendra fin la situation actuelle qui pèse à sa délicatesse.
HÉLÈNE.
Se sentir à charge... chez des étrangers !
THÉODORE.
Justement je l’ai grondée, moi, son oncle, de nous prendre pour des étrangers. Nous sommes si contents de l’avoir, n’est-ce pas ? Elle est d’un entêtement déplorable. On ne lui fera pas admettre que notre bonne petite vie puisse durer. Elle accepterait n’importe quel sacrifice d’où sortirait un peu d’in dépendance. J’ai parfaitement vu qu’elle épouserait un vieillard, un infirme.
HÉLÈNE, énergique.
Bien ! Très bien !... Elle remonte dans mon estime. Quand on a du sang dans les veines, on ne se résout pas à manger le pain d’autrui. Du moment qu’elle est prête à n’importe quel sacrifice, cela donne envie de lui venir en aide... C’est vrai, je n’éprouvais pour Françoise qu’une médiocre sympathie et voilà que je vais m’intéresser à elle.
THÉODORE.
Ce sera une bonne action ! Malheureusement, ni vous ni moi n’avons de vieillard disponible pour le quart d’heure.
HÉLÈNE.
Théodore, voyons, vous devriez rêver mieux pour votre nièce, son cas n’est pas absolument désespéré.
THÉODORE, bonhomme.
On peut être femme d’un vieux et s’arranger assez agréablement de ce bas monde... D’ailleurs, si vous trouvez quelqu’un dans les âges moyens, moi, j’en serai ravi.
HÉLÈNE.
J’ai une chose en vue... une chose stupéfiante.
THÉODORE.
Vous me faites venir l’eau à la bouche... De quoi s’agit-il ?
HÉLÈNE.
J’ai lieu de supposer que Renneval épouserait Françoise.
THÉODORE, levant les bras au ciel.
Oh ! oh ! la bonne plaisanterie ! Renneval l’ambitieux !... C’est à pouffer de rire ! Vous n’y allez pas de main morte !... Me donner un neveu sur le point d’être ministre !
HÉLÈNE.
Je réponds presque du succès !
THÉODORE.
Vous avez sondé le terrain ?
HÉLÈNE.
Depuis longtemps !... Je voyais combien le sort de Françoise vous tourmentait, et je savais vous faire plaisir en m’occupant d’elle.
THÉODORE, lui serrant la main.
Hélène, c’est gentil ! Mais je n’en reviens pas... Renneval avoir des prétentions si modestes ?
HÉLÈNE.
Son évolution politique lui fait des ennemis dans la société ! Une fille de bonne maison, assez riche pour choisir, hésiterait à le prendre... Comme il tient beaucoup à la famille, il est réduit à des concessions... Françoise n’a pas de fortune, mais elle est parente de tout le faubourg. Renneval, s’il demande sa main, ne sera pas si mal avisé.
THÉODORE.
Vous avez ma foi raison ! Françoise est absolument ce qui lui convient. C’est égal, je tombe des nues ! Renneval, se marier !
HÉLÈNE.
S’il est un homme auquel un intérieur soit indispensable, c’est Renneval. Il montera très haut, le jour où on verra sa situation bien correcte !
THÉODORE.
Elle ne passait pas pour l’être et je le plaignais sincèrement. Cela me dépitait de le voir compromettre une belle carrière...
HÉLÈNE, brusquement.
Enfin, mon projet a votre approbation ?
THÉODORE.
Vous me prenez un peu au dépourvu... Cependant, il ne me vient pas d’objections... Vraiment non !...
HÉLÈNE.
Je puis attaquer rondement l’affaire ?
THÉODORE.
Il faudrait d’abord consulter Françoise puisque Renneval n’est pas douteux.
HÉLÈNE, montrant Françoise.
Laissez-moi seule avec elle... Voulez-vous ?... Je veux avoir tout le mérite de ma bonne œuvre !
THÉODORE.
Rien de plus juste, ayant eu l’idée, que vous ayez la gloire. Je doute qu’il faille grande éloquence pour la convaincre ! Elle serait bien sotte de ne pas accepter !
HÉLÈNE.
Il ne faut jurer de rien avec les jeunes filles... On se heurte parfois à des refus inexplicables !
THÉODORE, faisant signe à Françoise.
Le sort en est jeté. Tenez, elle nous regarde ; je lui fais signe de venir.
Françoise se lève avec nonchalance et semble ennuyée d’être dérangée.
Elle arrive comme une tortue. Si les pressentiments existaient, espérons qu’elle se dépêcherait un peu plus.
Scène VIII
THÉODORE, HÉLÈNE, FRANÇOISE
THÉODORE, à Françoise.
Mon enfant, ta tante va t’offrir une surprise à la quelle tu ne t’attends guère... Sache seulement que j’approuve son projet qui t’ouvre de belles perspectives d’indépendance...
Il sort par le jardin.
Scène IX
HÉLÈNE, FRANÇOISE
HÉLÈNE.
Françoise, tu n’es guère expansive. Nous vivons ensemble et je ne te connais qu’à la surface. Pour tant, je me suis formé, tant bien que mal, une opinion. Je vais t’en faire part... Tu la rectifieras s’il y a lieu ! FRANÇOISE.
Oui, ma tante.
HÉLÈNE.
Intelligente et froide. Beaucoup plus de cervelle que de cœur. Pratique avant tout. Tu serais incapable d’un grand dévouement, d’une folle équipée, mais tu exécuteras très bien une manœuvre après en avoir comparé les profits et les risques. Peu scrupuleuse sur le choix des moyens, pourvu que le but soit enviable.
FRANÇOISE, riant.
Vite, retournez mon portrait contre la muraille. Ressemblant, pas flatté !
HÉLÈNE.
Je ne cherche pas à te faire de mauvais compliments, mais établir que ta vertu dominante c’est la... prudence... Ton oncle prétend que tu es découragée, je le conçois. Il y a des jours, m’a-t-il dit, où tu échangerais ton existence auprès de nous, contre la vie la plus bornée, pourvu qu’elle te donnât une situation.
FRANÇOISE, riant.
Allez-vous me confier un agonisant, après m’avoir démontré que je n’ai pas une âme de sœur de charité ?
HÉLÈNE.
Je t’ai trouvé un mariage grâce auquel, avec ta nature positive, tu t’arrangeras, j’en suis convaincue, une existence assez confortable.
FRANÇOISE.
De qui s’agit-il ? Quels sont les mais ?
HÉLÈNE, très troublée.
M. de Renneval.
FRANÇOISE.
C’est bien !
HÉLÈNE.
Tu n’es pas surprise ?
FRANÇOISE.
Vous savez que je ne puis pas l’être.
HÉLÈNE.
Je te découvre une qualité tu es franche !
FRANÇOISE, souriant.
Dans une maison si peu sûre, à quoi servirait de dissimuler ?
HÉLÈNE.
Acceptes-tu ?
FRANÇOISE.
Oui.
HÉLÈNE.
Comme je le désire... sans arrière-pensée ?
FRANÇOISE, d’un ton d’amicale fâcherie.
Oh ! ma tante !... après m’avoir accordé que je suis franche.
Scène X
HÉLÈNE, FRANÇOISE, THÉODORE, HENRI
Henri et Théodore reviennent ensemble du parc.
HÉLÈNE, à Henri.
Renneval, vous m’avez chargée d’une mission dont je me suis rapidement acquittée. Françoise dit oui, sans hésitation.
THÉODORE, serrant la main d’Henri.
Et je vous fais mon bien sincère compliment, cher ami, Hélène m’avait consulté et j’approuvais de toutes mes forces. Vous voilà maître du monde ! Le public ne croit qu’à ceux qui sont deux !
HENRI, allant à Françoise.
Mademoiselle, depuis un an, nous nous rencontrons presque chaque jour... Je viens à vous avec la conviction que vous êtes la femme intelligente et forte qui me soutiendra dans la lutte.
FRANÇOISE.
Vous me faites crédit et j’en suis reconnaissante. À mon tour, puis-je dire ce que j’espère ?
HENRI.
Je vous en prie.
FRANÇOISE.
Je compte sur un ami.
HENRI, embarrassé.
Cela je vous le promets. Vous me voyez sérieusement résolu à entourer de respectueuse amitié une existence que je voudrais tout à fait riante. Mais vous savez, mademoiselle, vous prenez un député très batailleur, d’une ambition féroce, absolument distrait par les intérêts du pays...
FRANÇOISE, amèrement.
Ses dîners sont ennuyeux, ses réceptions mesquines, ses partisans tièdes, ses protecteurs indécis, et ma destinée sera d’égayer ses dîners, d’organiser ses réceptions, de réchauffer ses partisans, de décider ses protecteurs.
HENRI.
Tenez, mademoiselle, j’ai l’air d’un sot, parce que j’hésite à dire hardiment les choses. Il en résulte que vous vous méprenez sur ma pensée, qui n’est certes pas de marchander mon amitié. Si je me suis exprimé de façon à vous blesser, c’est que je cher chais à être loyal avec plus de bonne volonté que d’adresse. Avant tout je ne veux pas que vous puissiez m’accuser de vous avoir trompée.
FRANÇOISE.
Voilà un ton qui me donne confiance. Tant de pauvres créatures se marient sans plus de chances de bonheur et on leur promet monts et merveilles... Au moins, je sais à quoi m’en tenir... Mais l’amitié qui m’est garantie, je l’exige, et mon plan est déjà fait pour m’en rendre digne.
HENRI.
Il m’intéresse énormément. Puis-je le connaître ?
FRANÇOISE.
Vous le devez. Pour trouver le courage dont j’aurai besoin... on m’en prévient... je tâcherai de grandir ma mission. Je ne veux pas être seulement une femme de parade distribuer des sourires et des poignées de mains, donner le bras et présider des dîners, est-ce une vie ?... Je suis infiniment plus ambitieuse.
HENRI.
Une vocation pour s’allier à moi !...
FRANÇOISE.
Ambitieux, soyons-le ensemble. Je réclame le droit de partager vos idées, vos espérances... que je sache vers quel but vous marchez... que je connaisse vos alliés et vos ennemis. Si j’ai conscience d’être de moitié de votre succès, allez, je ne serai jamais complètement malheureuse.
HENRI.
Je suis ravi... Jamais, mademoiselle, je n’aurais osé tant espérer !
Hélène impatiente revient suivie de son mari.
HÉLÈNE.
Les traités sont-ils signés ?
FRANÇOISE.
Ils le sent !
THÉODORE.
S’il y a des clauses secrètes, avec mon talent de confesseur, je ne tarderai pas à les savoir !
Il embrasse Françoise et la tire à part.
HENRI, à Hélène dont il serre la main.
Je suis franchement heureux !... Aimé d’une femme comme vous, c’était de quoi me dédommager d’une vie un peu décousue... Eh bien, non, vous avez inventé une singulière enfant qui semble avoir été créée pour ma convenance. Elle réalise exactement mon rêve j’ai tout, maintenant une affection incomparable, une tenue régulière, tout enfin !
HÉLÈNE, tristement.
Votre joie est un peu cruelle.
HENRI.
Mais non, puisqu’elle est votre ouvrage !
HÉLÈNE.
Elle montre que j’ai trop prolongé ces années bienheureuses où vous n’étiez qu’à moi !
HENRI.
À qui donc croyez-vous que je vais être ? À vous, Hélène, rien qu’à vous !... Quant à ce mariage, il complète admirablement mon arsenal ! À ce point de vue, je suis satisfait !
HÉLÈNE.
Ce contentement est bien plus visible depuis votre entretien avec Françoise !
HENRI.
Oh ! jalouse ! jalouse ! Et de qui ? une fillette sans conséquence, dont la seule perfection est d’être la logique même... Elle s’exprime comme le roi Salomon.
HÉLÈNE.
Le roi Salomon s’entendait très bien à terminer les disputes de femmes...
HENRI.
En coupant par le milieu l’individu convoité ! Diable ! c’est moi, l’individu ! Je commence à trembler.
Théodore et Françoise remontent.
THÉODORE, à Henri.
Mon futur neveu, m’accompagnerez-vous jusqu’au village ?... Françoise désire télégraphier l’heureuse nouvelle à la supérieure du couvent où elle a été élevée, et je vais expédier la dépêche. Nous serons revenus dans un quart d’heure.
HENRI.
Volontiers !
Il baise la main de Françoise. Les deux hommes sortent.
Scène XI
HÉLÈNE, FRANÇOISE
HÉLÈNE.
Françoise, si tu as l’esprit de te garer des tentatives insensées, je te rends un fier service... Tu ne me dis même pas merci ?
FRANÇOISE, après un silence.
Voici, ma tante !
Elle tire une lettre de sa poche et la donne à Hélène.
Une lettre que vous avez perdue !
HÉLÈNE.
Merci.
Elle sort.
ACTE II
Chez Renneval. Grand salon. Portes à droite et à gauche. Au fond, trois fenêtres ouvrant sur la rue. La fenêtre du milieu donne accès à un balcon.
Scène première
FRANÇOISE, THÉODORE
Françoise assise devant un petit bureau, classe des car tes de visite qu’elle pointe sur une liste. Théodore entre. Elle pousse un cri de joie et lui saute au cou.
FRANÇOISE.
Mon oncle !...
Elle l’embrasse.
THÉODORE, reculant d’un pas.
Voyons si elle est changée.
FRANÇOISE, pendant qu’il l’examine.
C’est vrai, pourtant !... vous ne m’avez pas vue depuis mon mariage... Trois mois ! on vieillit en trois mois !... Eh bien ?
THÉODORE, l’attirant de nouveau à lui et l’embrassant.
C’est à ne plus te reconnaître !... Où t’es-tu procuré cette frimousse-là ?... Et des yeux !... On peut bien le dire, on ne savait pas trop autrefois si tu de viendrais jolie !... Bigre !... tu as pris du bon côté !...
FRANÇOISE, souriant.
Ah ! j’ai tellement désiré une figure capable d’émouvoir ce vilain homme !... oui, je l’ai tellement désirée, que... la voici !
THÉODORE.
Tout le darwinisme est là : l’animal a besoin d’être beau, il devient beau.
FRANÇOISE, riant.
Merci, mon oncle !...
THÉODORE, lui posant le doigt sur le front.
Ta figure s’améliore ; mais ce qui est dessous... Hum !... soigne-le.
FRANÇOISE.
Ma cervelle se détraque ?
THÉODORE.
Ma foi, j’en ai peur !
FRANÇOISE.
À quoi le jugez-vous ?
THÉODORE.
Je viens de rencontrer chez ta tante la plus indomptable bavarde qu’il y ait sous la calotte des cieux.
FRANÇOISE, riant.
Madame de Landier ?
THÉODORE.
Juste !... Pourquoi ris-tu ?
FRANÇOISE.
Allez toujours... Que vous a-t-elle raconté ?
THÉODORE.
Rappelle-toi la dernière visite que tu lui as faite... L’entretien roulait sur des conversations absolument extravagantes que les jeunes femmes de nos jours. ont entre elles. Ainsi, la petite duchesse du Perron, mariée depuis six semaines, donne à ses amies des détails inouïs... Madame de Landier te les communiquait, sans doute, lorsque, paraît-il, est sortie de ta bouche une observation de première communiante. Impossible en l’écoutant de ne pas s’écrier : « Mais cette pauvre petite femme n’est mariée que de nom ! » Cela dure donc toujours votre existence de Chartreux ?
Signe affirmatif de Françoise. Théodore secoue la tête d’un air contrarié.
Diable !... Diable !... Tu fais la difficile ?...
Nouveau signe de Françoise.
Est-ce bien malin ?... Est-ce bien malin ?... Hum !... Je ne crois pas... En attendant, je suis renversé que tu dises de pareilles naïvetés... Moi qui calmais ton zèle à étudier l’histoire naturelle !... Voilà un cours que tu devrais bien repasser !...
FRANÇOISE.
Je n’en ai rien oublié... Cette soudaine candeur... Vous n’avez pas songé qu’il y a peut-être aussi du darwinisme là-dessous ?
THÉODORE.
Hein ?
FRANÇOISE, riant.
L’animal a besoin d’être ingénu, il devient ingénu.
THÉODORE.
Bah !... C’est exprès que tu... Eh pardi !... cela saute aux yeux !... Eh bien, mon enfant, tu as réussi... Madame de Landier s’apitoie et s’indigne... Elle gémit à travers les salons que ton mari est un monstre. De mauvaises plaisanteries pas trop agréables pour lui, vont commencer à circuler... jusqu’à ce qu’un petit Renneval les fasse taire !... Pas mal !
FRANÇOISE, baissant les yeux.
Mon oncle, si nous parlions un peu de vous... Cette nuit en wagon ne vous a pas trop fatigué ?...
THÉODORE.
Je me sens très dispos !
FRANÇOISE.
Pourquoi n’êtes-vous pas venu me réveiller comme vous l’aviez promis ?... J’ai attendu toute la matinée, avec la crainte que vous n’ayez rapporté à Paris cette maudite goutte qui vous retenait à la campagne... Vous avez beaucoup souffert ?
THÉODORE.
Non !...
FRANÇOISE.
Pourtant un accès qui dure trois mois...
THÉODORE.
Je n’ai pas eu le moindre accès... Ce mal qui nous exilait n’avait qu’un but : te laisser t’implanter sans algarade... Le médecin m’a guéri le jour où je t’ai jugée suffisamment forte, et tu l’es ; j’en ai déjà la preuve.
FRANÇOISE.
Vraiment ?
THÉODORE.
Imagine-toi qu’un billet m’attendait à la maison ; un billet de Guillerand.
FRANÇOISE.
Guillerand ! Le ministre de l’Intérieur ?
THÉODORE.
Lui-même. Il me priait de lui fixer un rendez-vous dès mon arrivée. Tu penses bien que cinq minutes après, il était avisé que je l’attendais...
FRANÇOISE.
Il est venu ?
THÉODORE.
Sans perdre une minute. Ta tante s’est arrangée pour le recevoir et lorsque j’ai été prévenu qu’il m’attendait au salon, elle avait déjà eu le temps de conférer avec lui. Lorsque nous avons été seuls il m’a dit : Ma visite devient tout à fait superflue ; j’étais venu pour vous prier d’intervenir auprès de M. de Renneval qui nous menace d’une grave interpellation sur le canal de Gascogne. Madame de Monneville m’a très charitablement promis de mettre à la raison cette mauvaise tête et je n’ai, par conséquent, plus rien à vous demander.
FRANÇOISE.
Oh ! mon oncle, que d’ennuis ! Il faut que l’interpellation ait lieu ! Henri est à la veille de remporter une grande victoire.
THÉODORE.
J’ai répondu à Guillerand : « Mon cher ministre, l’influence de madame de Monneville est-elle précisément la meilleure à invoquer ? Vous avez une femme, Renneval a une femme ; pourquoi ces personnes d’esprit ne se rencontreraient-elles pas ? Croyez-moi, c’est un conseil d’ami que je vous donne. » Pour le coup, Guillerand a compris qu’on ne se lais serait pas berner. En un clin d’œil son parti a été pris : Madame Guillerand viendra te voir cet après midi, sous couleur de te raconter je ne sais quelles balivernes, en réalité pour t’offrir la paix avec de belles indemnités de guerre. Sois indulgente et douce, tu la tiens.
FRANÇOISE.
Mais c’est peut-être le portefeuille des affaires étrangères pour Henri !... On prétend que le ministre donne sa démission !...
THÉODORE.
Exige !
FRANÇOISE, battant des mains.
Mon petit oncle, que tout va bien !
THÉODORE.
Oui, l’avenir ne s’annonce pas mal. Si nous cessions pour un instant d’y penser. Tu as tant de choses à me raconter !... Tes lettres ne disaient pas tout... Il me suffisait d’y lire entre les lignes que tu es heureuse. Répète-le moi.
FRANÇOISE, avec un soupir.
Heureuse !...
THÉODORE.
Comment, tu es malheureuse ?...
FRANÇOISE.
Non. Pourtant...
THÉODORE.
Voyons, qu’arrive-t-il ?
FRANÇOISE, baissant la tête.
Je ne soupçonnais pas à quel point les hommes...
Elle se cache le visage dans les mains.
THÉODORE.
Ce pauvre Henri... Tu te le figurais donc bien myope. Te voilà stupéfaite parce qu’il s’aperçoit enfin que tu es une femme très désirable.
FRANÇOISE.
Je l’aime et je veux être aimée.
THÉODORE.
Tu ne l’es pas ?...
FRANÇOISE.
Je n’en suis pas sûre... et en attendant...
THÉODORE, souriant.
Il te manque de respect ?
FRANÇOISE.
Ne riez pas, mon oncle... Cela me révolte !... Je n’ai plus un instant de repos... Du matin au soir il me persécute.
THÉODORE, avec philosophie.
Si ce n’est que du matin au soir...
FRANÇOISE.
Eh bien, soyez satisfait... Encore cette nuit, j’ai été réveillée... Il secouait ma porte avec fureur... Il suppliait... pleurait... criait des choses !... brutalement !
THÉODORE.
Pauvre mignonne... Pendant ce vacarme, tu devais avoir bien peur !
FRANÇOISE.
Peur ?... Non... Pas assez... Je m’étais levée... L’oreille contre la porte... j’écoutais sa respiration... Par bonheur, il s’est fâché, m’a insultée presque... puis il est parti.
THÉODORE, à mi-voix, se frottant les mains.
Excellent, tout cela !... Excellent !
FRANÇOISE, qui n’a pas osé lever les yeux sur lui.
Mon oncle, puisque vous ne pouvez me protéger contre lui, défendez-moi contre moi-même. Voyez, je vous dis tout, malgré ma honte. Oui, c’est affreux, s’il revient...
THÉODORE.
Tu ouvriras.
FRANÇOISE.
Je suis à bout de forces...
THÉODORE, d’un ton de connaisseur.
Décidément, tu n’es pas de l’espèce des gens qui se jettent à l’eau pour apprendre à nager.
FRANÇOISE.
Réellement, mon oncle, je crois que vous ne comprenez rien à ce que j’éprouve... Oui, j’ai voulu conquérir Henri, mais pas le partager... Indulgente amie, mon honneur me permet de l’être ; épouse complaisante, non !... Ah ! pardonnez... je ne devrais pas... mais vous m’obligez à tout dire... Avant une heure, sans doute, on va venir l’enlever sous mes yeux. M’estimez-vous d’être à la merci de cet homme, qui jamais au milieu de ses supplications, ne m’a promis d’abandonner l’autre ?... Comment n’ai-je pas l’énergie de lui demander une bonne fois s’il ose me jurer qu’il n’aimera plus que moi ? Penser que si Henri veut encore de moi ce soir, je céderai !... Ensuite que deviendrai-je ?... Vous ne partagez pas, vous, et pourtant vous souffrez !... j’en mourrais !...
THÉODORE.
Tu mourrais s’il ne te persécutait pas... Ah ! que tes scrupules sont d’une créature très jeune !... Au lieu d’exiger un tas de serments puérils, une femme faite commencerait par prendre et mettrait ensuite son point d’honneur à défier la concurrence.
FRANÇOISE, tristement.
Ah ! vous auriez mieux fait de ne pas venir ! Vous n’avez cessé de ridiculiser mon angoisse. Elle est pourtant sincère, je vous jure !
THÉODORE.
Allons, Françoise, ne nous séparons pas sur une querelle. Je viens d’aplanir quelques difficultés, avoue-le. Tu vas retrouver ton mari un portefeuille de ministre sous le bras, et c’est ton vieil oncle, qui l’y a placé. Que peut-il de plus ?... Si tu vois autre chose, ordonne.
FRANÇOISE.
Je n’ai pas vu Henri ce matin. Il a déjeuné dehors, peu fier de se montrer après les gros mots de cette nuit... Peut-être est-il rentré maintenant. Si vous passiez chez lui ?... Oh ! faites-le, je vous en prie !... Trouvez moyen qu’il ne me harcèle plus. Obtenez-moi la paix !... Au moins pour quelques jours...
THÉODORE.
C’est insensé !... Imagines-tu sérieusement que je vais aller lui dire : Laissez en paix ma nièce, notre retour lui donne bien assez de tracas !...
FRANÇOISE.
Lorsqu’il a fallu décider mon mariage, vous avez dissipé les préventions en me représentant comme une créature égoïste et froide. Ce qui opérait si bien jadis peut réussir encore. Vous avez assez de ressources dans l’esprit pour offrir à Henri un tableau réfrigérant du caractère de sa femme. Déplorez mon orgueil exagéré, faites de ma prudence un tel éloge qu’Henri désespère de la trouver jamais en défaut. Me le promettez-vous ?...
THÉODORE.
Tu sais que pour t’obliger, il n’est rien que je...
Henri entre.
Scène II
FRANÇOISE, THÉODORE, HENRI
THÉODORE, à la vue d’Henri.
Eh ! cher ami !...
HENRI, lui serrant la main.
Vous avez fait bon voyage ?...
À Françoise.
Bonjour, Françoise !... Je venais voir si nous irons au bois vers cinq heures ?...
FRANÇOISE, avec affectation d’impertinence.
Nous n’irons pas au bois, j’attends du monde... Au revoir, mon oncle... Tenez votre promesse.
Elle sort prestement avec un léger signe protecteur à Henri.
Scène III
THÉODORE, HENRI
THÉODORE, affectant une grande stupéfaction.
Eh bien, quoi ?... Partie !... En voilà une toquée !... C’est vous, notez bien, qui la mettez en fuite, car nous avions encore un tas de choses à nous dire.
HENRI, avec un sourire contraint.
Vous allez me prendre pour Barbe-Bleue !
THÉODORE.
Pas le moins du monde. Elle parle devons en fort bons termes. Seulement, il y a quelque chose...
HENRI.
Contre moi ?
THÉODORE.
Rien ne permet de le supposer... Elle n’est pas comme à son ordinaire, voilà tout.
HENRI.
Triste ?
THÉODORE.
Gaie comme un pinson !... En y réfléchissant même, trop gaie !... Je lui ai servi de père, je l’aime comme une enfant, et pas la moindre émotion en me revoyant... Elle pensait à autre chose... Et puis des bizarreries...
Se frappant le front.
Tiens !... j’ai trouvé !...
HENRI.
La raison de ces étrangetés ?
THÉODORE.
Oui.
Gravement.
Mon cher, je demande à être parrain.
HENRI, gêné.
Vous n’y êtes pas... Hélas, non !...
THÉODORE.
Diable !... alors je ne sais plus... Non, réellement, je ne sais plus... ou plutôt, si, je sais, mais cela ne se peut pas.
HENRI.
Qu’est-ce qui ne se peut pas ?
THÉODORE.
Vous ne l’avez donc pas regardée ?
HENRI.
Tout le temps !
THÉODORE.
Pas possible !... Et rien ne vous a frappé, vous, gaillard expérimenté ? Vous n’avez pas vu ses yeux, ses terribles yeux qui m’empêchaient de la reconnaître quand je suis entré ? Si Françoise était votre fiancée, rien qu’à la voir, je dirais : « Ne les laissez pas seuls »... Si Françoise était votre compagne depuis dix ans, je penserais : – « Gare à lui !... » Mais en pleine lune de miel... Que croire ?...
HENRI.
Ainsi, Françoise a la mine d’une femme bonne à surprendre.
THÉODORE.
Ne me faites donc pas dire ce que je ne dis pas... Vous êtes au comble du bonheur, hors des impatiences, loin des regrets... En toute autre circonstance, ma foi, oui, la mine de Françoise voudrait dire : « Je succombe, il me tient, prends-moi !... »
HENRI, retenant à peine un cri de joie.
Ah !... Cher monsieur, vous avez le regard perçant !
THÉODORE.
Appelez-moi donc votre oncle !... Le regard perçant ?... Oui, mon neveu ?... Et maintenant, si nous changions de conversation. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, entre parents, j’éprouve une véritable gêne à constater certaines choses. Quand cela m’arrive, je me mets à radoter. C’est ce qui vient d’avoir lieu dans mon saisissement de retrouver Françoise toute autre... tandis que le contraire serait étonnant... Pourquoi riez-vous ?
HENRI, radieux.
Je ris... sans savoir.
THÉODORE.
Bien. Moquez-vous de moi, je le mérite.
HENRI, avec conviction.
Mais pas du tout !... Excusez-moi, j’ai vraiment l’air de...
THÉODORE.
D’un homme qui jubile...
HENRI, protestant.
Oh ! je jubile !...
THÉODORE.
Oui, mon ami, et vous ne tenez plus en place... J’ai effleuré sans le vouloir un de ces petits mystères si fréquents chez les jeunes ménages, et vous grillez d’aller aux informations. Allez, mon cher, courez, volez auprès de Françoise... C’est si naturel !... Ne vous gênez pas à cause du vieil oncle. Il ajustement deux lignes à écrire, puis il s’en va...
Il se dirige vers le petit bureau de Françoise.
HENRI.
Puisque vraiment vous êtes assez bon pour... Ma foi, je vais chez elle... Au revoir !
Il va pour sortir par la môme porte que Françoise.
THÉODORE, se détachant de lui.
Ah ! Tu ne voulais pas sauter à l’eau, Françoise !... Eh bien, nage !...
Madame Guillerand entre, il rappelle Henri.
Henri !
Scène IV
THÉODORE, HENRI, MADAME GUILLERAND
HENRI, au domestique qui introduit madame Guillerand, par la porte du vestibule.
Prévenez madame.
À madame Guillerand.
Permettez-moi de vous présenter mon oncle Monneville.
À Théodore.
Madame Guillerand.
MADAME GUILLERAND.
Mon mari m’a raconté votre entrevue de ce matin, monsieur... Il revenait charmé de cette rencontre.
THÉODORE.
J’en garde également le meilleur souvenir... Il y avait tant de bonne volonté de part et d’autre !
Françoise arrive très empressée. Les deux femmes s’abordent avec leurs plus gracieux sourires.
Scène V
THÉODORE, HENRI, MADAME GUILLERAND, FRANÇOISE
FRANÇOISE.
Quelle charmante surprise !...
Elle fait asseoir madame Guillerand et s’installe auprès d’elle.
On vous voit si rarement !
MADAME GUILLERAND.
Chut !... Pas si haut, ou je n’oserai plus...
FRANÇOISE.
Quoi donc ?
MADAME GUILLERAND.
Dire ce qui m’amène. J’aurais l’air de ne venir ici que par intérêt.
FRANÇOISE, avec un doux sourire.
Un peu de honte est bien vite passée.
THÉODORE, à Henri.
Mon neveu, ces dames vont parler de choses qui ne nous regardent pas. Il est temps de prendre congé.
MADAME GUILLERAND.
Oui, emmenez-le... Non pas que j’aie des choses bien mystérieuses à dire, mais vous lui rendrez service. Qu’il aille encore conspirer contre nous !
HENRI.
Vous n’y êtes pas... Conspirer ? Ah ! ma foi, je n’y songeais guère.
THÉODORE, s’avançant avec brusquerie pour saluer madame Guillerand.
Madame, j’ai bien l’honneur... À bientôt, Françoise, viens me voir sur la fin de la journée.
Passant son bras sous celui d’Henri qui salue madame Guillerand.)
Homme pressé, suivez-moi que je vous donne la clef des champs !
Il le pousse devant lui et ils sortent.
Scène VI
MADAME GUILLERAND, FRANÇOISE
FRANÇOISE.
Eh bien, chère madame, à quoi puis-je vous être bonne. Puisque vous venez ici par intérêt, mon devoir est de vous enlever tout respect humain.
MADAME GUILLERAND.
J’organise une boutique de parfumerie pour la vente de charité au profit de l’œuvre des convalescents de Madagascar, dont je suis présidente... Consentiriez-vous à être dame patronnesse ?
FRANÇOISE.
Volontiers, madame.
MADAME GUILLERAND.
Et cela ne vous ennuiera pas trop de venir vendre à ma boutique ?
Aimable protestation de Françoise.
Ce sont des corvées qu’on a si peur d’imposer à ses amis.
FRANÇOISE.
C’est qu’on les juge mal.
MADAME GUILLERAND.
Vous me rendez heureuse à un point !... Vous permettez, n’est-ce pas, que je vous parle à cœur ouvert ?
Sourire encourageant de Françoise.
J’attache une importance énorme à ce que le public nous contemple, faisant en bonne intelligence les honneurs de cette boutique. Nos maris n’envisagent pas le bien du pays de la même façon. Depuis quelque temps on mène grand bruit autour de l’interpellation dont M. de Renneval menace le ministère, et l’autorité de mon mari sur le Parlement s’en trouve atteinte. Votre amabilité donne à penser que la corde n’est pas tendue à se rompre et que rien n’empêche de reformer une majorité parfaitement compacte.
Riant.
Excusez... je parle comme le journal « Le Temps. » C’est égal, nous nous comprenons.
FRANÇOISE, riant.
Dire qu’en vendant avec vous des flacons d’eau de Cologne je consolide le ministère !
MADAME GUILLERAND.
Vous avez une énorme influence sur M. de Renneval... Et comme cela se conçoit ; vous si charmante !... Et d’une intelligence !... Un bon mouvement, chère madame... Devenez notre alliée... Poussez dans nos bras votre seigneur et maître.
FRANÇOISE.
Mais c’est tout ce que je demande, chère madame !... La conciliation est une si belle chose !... Seulement, il faut m’aider un peu... Mon mari n’est pas en ce moment très maniable... Henri serait aussi vraiment par trop bonne pâte, s’il travaillait toujours pour un ministère dont il n’est jamais !
MADAME GUILLERAND.
M. de Renneval, avec son talent, peut prétendre à tout. Il n’a contre lui que de n’être pas encore une vieille barbe : Heureux défaut !
FRANÇOISE.
Précisément, malgré sa jeunesse, il n’a pas envie qu’on rappelle le bon jeune homme du Gouvernement.
MADAME GUILLERAND.
Un peu de patience encore et vous connaîtrez les ennuis du pouvoir !
FRANÇOISE.
Cette litanie de la patience, on nous la chante à tout propos. Grâce à Dieu ! Henri en a, de la patience !... À proprement parler, il n’est même pas ambitieux ; seulement, il a conscience de sa valeur, et le sentiment d’une injustice le révolte. Voilà pourquoi la majorité n’est pas aussi compacte que vous le souhaitez...
Après un silence et avec un doux sourire.
Est-il vrai que le ministre des affaires étrangères bat de l’aile en ce moment ?
MADAME GUILLERAND.
L’interpellation sur la politique anglaise l’a mis dans ses petits souliers... on va le débarquer... Ah ! les affaires étrangères ! Quel dommage que M. de Renneval tienne tant aux Finances !
FRANÇOISE, avec simplicité.
Il s’est fait une spécialité des questions de chiffres, mais ce n’est pas une préférence absolue.
MADAME GUILLERAND.
Tant mieux !... avec sa fortune, sa position de famille...
Très convaincue.
Évidemment, c’est énorme, le nom !... La République ne peut pourtant pas mettre en contact avec les cours étrangères, des ramasseurs de bouts de cigares.
FRANÇOISE.
Ah ! chère madame, malgré mon extrême sympathie pour vous, que n’est-ce M. Guillerand qui parle !
MADAME GUILLERAND.
C’est lui !... Avant trois semaines, je suis autorisée à le promettre, votre mari aura des interpellations la même horreur que le mien.
FRANÇOISE.
Peut-être, en vous prenant pour modèle, apprendrai-je à en parer quelques-unes.
MADAME GUILLERAND.
M. de Renneval a un ange gardien qui n’a pas besoin de leçons.
FRANÇOISE, riant.
Évidemment, lorsque mon mari était célibataire, les portefeuilles ne lui tombaient pas des nues !... Je puis bien l’avouer, il a fallu que son ange gardien lui fît sentir qu’on le traitait par trop cavalièrement.
MADAME GUILLERAND, lui serrant les mains.
Qu’elle est donc originale et fine !... Devenons tout à fait camarades, n’est-ce pas ?
FRANÇOISE.
Nous le sommes.
MADAME GUILLERAND.
M. Guillerand écrira ce soir à M. de Renneval pour lui proposer une entrevue qui ne saurait être que très cordiale.
FRANÇOISE.
Et l’histoire comptera un ministre de plus. Voilà ce qui peut sortir d’un flacon d’eau de Cologne.
MADAME GUILLERAND.
Tenu par des doigts de fée !...
Se levant.
Mille fois merci, chère madame, et au revoir !
À la porte, les deux femmes se quittent amicalement. Madame Guillerand est à peine sortie qu’Henri se précipite dans le salon.
Scène VII
FRANÇOISE, HENRI
HENRI, très curieux.
Que voulait-elle ?
FRANÇOISE, ironique.
Ah ! vous daignez vous souvenir que j’existe...
HENRI.
Allons, Françoise, montrez de la grandeur d’âme... je me suis conduit comme un soudard, un pandour... ne boudez pas !
Avec empressement.
Que voulait-elle ?
FRANÇOISE.
Ah ! par exemple !... Après avoir changé une nuit en affreux cauchemar, il me prévient par un billet hargneux qu’il déjeune dehors : c’est moi qui boude !
HENRI.
Encore une fois, j’avoue ma faute... Si j’ai déjeuné, non pas chez des amis, comme je m’en vantais, mais tristement, seul au restaurant ; c’est que j’avais honte, après mon tapage nocturne, de me retrouver à table en face de vous.
FRANÇOISE.
Cela s’appelle bouder.
HENRI.
Eh bien ! je ne boude plus... Répondez : Que voulait-elle ?
FRANÇOISE.
Ah ! ah !... mon ami, cette visite est tout un poème !... Devinez !...
HENRI.
Non ! Pas de petits jeux !... Que voulait-elle ?
FRANÇOISE.
Guillerand capitule... On vous offre le ministère des affaires étrangères.
HENRI.
Ça y est ! Eh bien, si Guillerand m’écoute, nous allons culbuter Doguet. Il nous faut à la Chambre un autre président. On ne se figure pas l’influence du président sur les votes, et Doguet n’est pas de mon bord. Guillerand ne demandera pas mieux, car je lui proposerai son beau-frère Sauvai. Moi seul ai empêché Sauvai d’être nommé la dernière fois. Avec lui pour mener la Chambre le Ministère est solide. Quelle aventure !... Ministre des affaires étrangères !... Quand la France aura son mot à dire dans une question, en somme, c’est moi qui le dirai, ce mot. La personnification du pays, pour les badauds, ce n’est, assurément pas un simple ministre ; mais allez donc demander à Crispi ce qu’il en pense !... Françoise, il s’agit à présent de faire bonne figure... Nous allons recevoir, recevoir beaucoup... Notre salon doit devenir un centre international de premier ordre. Heureusement, vous parlez l’allemand et l’anglais... Moi, je baragouinais un peu d’anglais, au sortir du collège, mais c’est si loin !... Donc, un salon où tout ce qu’il y a de huppé dans le monde entier s’entassera... Avec vous, je puis m’attendre à quelque chose de soigné. Vous mettrez la maison du quai d’Orsay sur un pied...
Du bout des doigts il envoie un baiser au plafond.
C’est qu’en peu de temps vous avez fait vos preuves. Impossible de s’y prendre plus habilement pour rendre aux députés mon intérieur agréable. Autrefois, ils le traversaient comme une auberge, buvaient mes vins, fumaient mes cigares et votaient pour Guillerand. Votre présence atout changé. Quiconque entre ici, s’en va lié par une promesse et une promesse qu’il tient dans plus de la moitié des cas.
FRANÇOISE.
N’exaltez pas trop mes pauvres mérites !... J’admets sans fausse modestie, que vos collègues trouvent une réception plus... enveloppante... Ils vous apprécient mieux, vous soutiennent, vous portent. Vous commandez une petite armée dont je suis l’intendant, voilà tout.
HENRI.
Sans compter le reste !... Si vous ne m’aviez pas montré que je tirais les marrons du feu, avec mes discours qui sauvaient des ministères où il n’était pas question de me faire entrer, est-ce que j’aurais eu l’idée de me fâcher ?... Est-ce que Guillerand capitulerait ?... Vous m’avez prêté un appui moral. Mieux que cela, même, puisque vous venez de négocier le triomphe définitif... Le véritable vainqueur, c’est vous !...
FRANÇOISE.
Nous deux, Henri...
Insistant.
Le ménage !...
HENRI.
Non, non. Tant que j’ai été seul, mes plans ont échoué... Le vainqueur, c’est vous !...
FRANÇOISE.
Eh bien, alors, ne soyez pas ingrat !... Ne me peinez plus comme vous l’avez fait hier. Épargnez-moi un supplice sur lequel je n’avais pas compté. Celui de vous rappeler les conditions de ma présence ici. Elles ne m’infligent aucun déshonneur. Que je ne reste pas exposée à l’insulte, dans cette maison où je suis entrée comme une fidèle amie.
HENRI.
Insulte !... Parce qu’elle m’ensorcèle !... Parce que je ne puis pas dormir lorsque je l’entends frôler la muraille à deux pas !... Un supplice sur lequel vous n’aviez pas compté ? Et moi, croyez-vous que je m’attendais à souffrir comme je souffre ?... Si je me suis figuré que nous pourrions vivre comme deux employés de bureau à paperasser éternellement côte à côte, je me suis trompé !... Cette placidité n’est pas dans ma nature.
FRANÇOISE, vivement.
Ni dans la mienne !...
Se reprenant.
Mais moi, je mets toute mon énergie à vous servir !... Je me suis donné un but et le poursuis avec passion.
Tendant la main à Henri.
Allons, Henri, faisons la paix !... Je vous pardonne de m’avoir humiliée ; parce qu’il est impossible que vous soyez bon juge de mes sentiments. Sachez que je suis très fière, bien que j’aie consenti à une situation en apparence peu glorieuse.
HENRI, froidement.
Alors vous me repoussez ?...
FRANÇOISE.
Henri !
HENRI, insistant.
Vous ne serez jamais à moi ?
FRANÇOISE.
Tant que vous ne m’aurez pas fait un serment, jamais !
HENRI.
Quel serment ?
FRANÇOISE.
Cherchez.
HENRI, la regarde fixement.
J’ai trouvé.
FRANÇOISE.
Dites.
HENRI.
Je vous donne ma parole d’honneur que je vous veux, que de gré ou de force je vous aurai.
Il s’élance et la prend dans ses bras.
FRANÇOISE, se débat pendant qu’il cherche à l’embrasser.
Henri !... C’est indigne !... C’est lâche !...
HENRI, luttant pour l’embrasser.
Si !... Laissez-moi... Une fois !... La première !...
FRANÇOISE, fermant les yeux, lui tendant le front.
Rien qu’une !... En frère !...
À se met à l’embrasser avec furie.
Non !... assez !... Si vous croyez que... j’y trouve le moindre plaisir !...
Elle prononce les derniers mots d’une voix blanche et no se débat plus.
HENRI, des deux mains lui prend la tête et l’attire contre la sienne, les yeux dans les yeux.
Voyons ces yeux... ouvre-les... qu’on voie s’ils sont colères !... Tiens... tiens... mais c’est qu’ils sont très attendris !... Plus du tout tes yeux de jeune fille que ton oncle prenait tout à l’heure la peine de me décrire...
Françoise cache sa figure contre son épaule.
Hein, mon serment !... L’ai-je tenu ?... Chère petite femme, tu es à moi, maintenant !...
FRANÇOISE, se dégage prestement et s’échappe avec un éclat de rire.
Pas encore !...
Henri s’élance à sa poursuite, elle tourne rapidement autour d’une petite table, saute sur le balcon, et parlemente, la tête passée entre les battants de la porte-fenêtre.
Maintenant, si vous m’attaquez, les voisins crieront et les gardiens de la paix monteront.
HENRI, pousse un fauteuil devant elle et s’assoit.
Je mets le siège devant la place. Elle se rendra par la famine.
FRANÇOISE, la tête toujours passée entre les battants dont elle se couvre.
Henri !... Grand enfant !...
Elle tourne un instant la tête vers la rue et la remet vite entre ses deux boucliers avec une terreur comique.
Henri, le monsieur d’en face est à sa fenêtre... Il nous regarde... Il rit... C’est grotesque !
HENRI, avec flegme.
D’autant plus que ta jupe est déchirée, et que tes cheveux se défont... Moi, ça m’est égal !... Il m’a vu !... L’honneur est sauf !
FRANÇOISE.
Voyons, s’il y est toujours, le monstre !...
Elle se retourne de nouveau vers la rue, mais aussitôt pousse avec violence les deux battants de la porte et rentre dans l’appartement. Elle dit d’un ton bref.
La voiture de ma tante !...
HENRI, à mi-voix.
Tu es sûre ?...
FRANÇOISE.
Elle se penchait à la portière, et doit m’avoir vue...
Avec un rapide coup d’œil dans la glace.
Je ne puis pas me montrer dans cet état... Il faut que j’aille me recoiffer !...
HENRI.
Va... je l’attends...
FRANÇOISE, recevant le choc.
Vous !... C’est bien !...
Elle va pour sortir et revient en courant se jeter au cou d’Henri.
Henri, ne soyez plus à cette odieuse femme, et moi... ce sera pour ce soir !... Vous promettez ?...
HENRI, l’embrassant.
Tout pour te gagner !
Françoise sort rapidement. Henri après ravoir suivie des yeux.
Le vieux s’y connaît !...
Prenant une attitude pour recevoir Hélène.
Fini de rire !
Scène VIII
HENRI, HÉLÈNE
HÉLÈNE, se jetant dans les bras d’Henri.
Ah ! le méchant !... le méchant !... que j’ai à le gronder !
HENRI.
Méchant ?... Gronder ?...
HÉLÈNE.
Trois mois sans vous voir ! – Quinze mortelles semaines !... J’arrive ; j’attends toute la matinée et vous ne venez pas !...
HENRI.
Je comptais aller chez vous, et puis j’ai eu l’imprudence de passer d’abord chez mon agent de change qui m’a fait perdre un temps !...
HÉLÈNE.
Les affaires avant moi, bien entendu !... D’ailleurs je n’ai pas été surprise. Vous n’êtes même plus capable d’écrire.
HENRI.
Bah !
HÉLÈNE.
Vos lettres ? Ah ! parlons-en !... Depuis trois semaines je vous supplie de m’expliquer votre brouille avec Guillerand et ne puis obtenir deux lignes à ce sujet.
HENRI.
Mes lettres ?. d’excellents petits mots... Pas bourrés de considérations politiques comme les vôtres... De vraies lettres sentimentales...
Hélène éclate d’un rire amer.
Que leur reprochez-vous ? c’est moi au contraire, qui ai bien envie de récriminer sur les vôtres. D’un bout à l’autre remplies de chicanes, prenant texte de tout pour se gendarmer, se guinder, me servir une avalanche de doléances...
HÉLÈNE.
Pas une fois vous ne m’avez donné le plus mince détail... Un si grand changement venait de s’accomplir, j’avais le droit de savoir ce qui se passait.
HENRI.
Dans mon ménage ?. mais rien... calme plat... c’était réglé d’avance... À part une phrase de loin en loin, sur la santé de Monneville, me racontiez-vous ce qui se passait dans le vôtre ?
HÉLÈNE.
La plaisanterie n’est pas de bon goût, je vous en préviens.
HENRI.
La plaisanterie n’est jamais de bon goût, quand elle s’adresse à une personne de mauvaise humeur. Vous arrivez mal disposée, je me demande pourquoi ?
HÉLÈNE.
Non, vous ne voulez pas comprendre que... jalousie à part, j’éprouve un sentiment étrange à vous savoir avec une autre qui porte votre nom, a les mêmes intérêts, partage vos secrets...
HENRI.
Je comprends fort bien... Il est fâcheux que les douleurs de Monneville vous aient retenue à la campagne plus longtemps que d’habitude... L’absence est un irritant. Restez avec nous, le plus longtemps possible. Vous êtes ma tante, à présent. Ce titre autorise l’intimité. Habituez-vous à notre intérieur, un beau jour vous serez étonnée de lui être attachée comme nous-mêmes. J’ai passé par là, n’est-ce pas ? Vous mariée, et moi au commencement, très susceptible. Est-ce en me confinant à l’écart que j’ai appris à vivre ?...
HÉLÈNE, ironique.
Bons discours... bien étudié !... Il y en a qui seraient touchés de me voir inquiète. Lui proteste contre mon manque d’énergie.
HENRI.
J’admire au contraire votre courage, mais à quoi sert le courage, là où il n’y a pas péril ?... Avez-vous confiance, oui ou non.\ tout est là ! Si je suis fourbe, pas de surveillance possible.
HÉLÈNE.
Eh ! c’est précisément ce qu’il y a d’affreux !... Pas de surveillance possible ! Fourbe !... L’êtes-vous ? Depuis le peu d’heures que je suis de retour, il m’est déjà revenu qu’on vous découvre le soir caché dans les baignoires des petits théâtres, seul avec Françoise...
HENRI.
Bon ! La foire aux potins est ouverte !...
HÉLÈNE.
Soit ! fermons-la... J’ai mes yeux... Françoise était sur le balcon, tout à l’heure, à se trémousser comme une énergumène. Qu’était-il arrivé ?...
HENRI.
Sur le balcon, vous m’avouerez, ce n’est pas très compromettant.
HÉLÈNE.
Elle a fort bien aperçu ma voiture. Pourquoi m’éviter ?
HENRI.
Elle nous laisse seuls pour vous faire plaisir.
HÉLÈNE.
Touchante attention !...
HENRI, agacé.
Si vous saviez comme c’est drôle, une femme jalouse !...
HÉLÈNE.
Et pourquoi ne le serais-je pas ?... Théodore soutenait ces derniers temps que Françoise, sous des dehors de froideur, est une passionnée, il soupçonne qu’elle vous aimait longtemps avant le mariage.
HENRI.
Ce serait vraiment une déveine, après tout le mal qu’on s’est donné pour la choisir en carton ! Hélène votre mari dit cela pour vous faire enrager, puisque vous prétendez qu’il se doute.
HÉLÈNE.
À présent, je ne prétends plus. Chaque fois qu’il grognait contre sa maladie, et c’était souvent, il l’accusait de nous tenir loin du cher jeune ménage et cela d’un ton si simple !... Et puis, il parle de vous avec un véritable intérêt... Non, décidément il ne se doute pas !...
HENRI, riant.
Tant pis ! Cela vous occupait d’avoir l’œil sur lui... Désormais votre attention se concentrera sur moi !... je n’ai qu’à bien me tenir !...
HÉLÈNE, furieuse.
Au moins voilà qui est net... je ne vous dérangerai pas plus longtemps... Adieu, compliments à Françoise.
Elle s’éloigne avec majesté.
HENRI, la rattrape et l’embrasse.
Laisse donc, grande bête !... mais aussi a-t-on idée de venir faire à quelqu’un de pareilles scènes, sans l’ombre d’un prétexte ?
Nouvelles embrassades.
Je suis assez raisonnable pour qu’on n’affecte pas de me tenir en tutelle.
HÉLÈNE.
Oui, dites-moi que je suis stupide, je ne l’ai pas volé, car j’ai des renseignements de source absolument directe, qui attestent votre vertu.
HENRI, assez mécontent.
Comment vous correspondez avec Françoise sur de pareils sujets ?...
HÉLÈNE.
Pas de danger !... Je puise mes convictions à des sources moins suspectes. À peine levée, madame de Landier, plus empressée que vous, est accourue chez moi. Elle sait toujours tout, cette chère Léonie, et sur tout le monde, sur Françoise en particulier, elle a une bonne histoire.
HENRI.
Ma femme place bien mal ses confidences...
HÉLÈNE.
C’est assez mon avis. À quel homme avez-vous marié Françoise ?. m’a dit Léonie. Savez-vous que le ménage ne marche pas du tout ! Ce Renneval après avoir tant fait parler de lui, ne serait-il qu’un... propre à rien ? Dans tous les cas, c’est un monstre. On ne se joue pas d’une pauvre fille à ce point.
HENRI.
Ainsi, Françoise répand le bruit qu’entre elle et moi, rien ne se passe ?...
HÉLÈNE.
Lancée dans un milieu de jeunes femmes où les propos sont très libres, elle veut dire son mot et le dit tout de travers. Léonie est indignée contre vous. Mais moi, Henri ; j’ai le cœur soulagé d’un gros poids. Vous méritez une récompense !...
Elle veut l’embrasser. Il n’y fait pas attention et arpente la chambre à grandes enjambées.
HENRI.
Idiot !... Tout bonnement idiot !... A-t-on idée d’une ânerie pareille ! Me voilà ridicule !... Cette vipère de Landier colportera mon histoire dans tous les coins... il y a de quoi me couler net !...
HÉLÈNE.
Peut-on exagérer ainsi !...
HENRI.
Allons donc !... Ce n’est pas la poule au pot, qui a fait la popularité d’Henri IV, mais le surnom de Vert-Galant. Mes adversaires inventeront bien un sobriquet inverse à mon usage. Qui sait s’il ne court pas déjà les rues ?... Comment Françoise avec son intelligence a-t-elle pu se montrer d’une pareille sottise ?... C’est d’autant plus impardonnable de sa part, que dans ma peur du ridicule, je l’avais mise en garde contre le danger de trop parler quand on est mal documentée. Elle semblait comprendre à demi mot.
HÉLÈNE, avec emportement.
N’en doutez pas, elle comprenait.
HENRI.
Quoi ?...
HÉLÈNE.
Elle comprenait. C’est évident !
HENRI.
Prétendez-vous qu’elle a fait exprès de...
HÉLÈNE.
Oui, oui ! oui !
HENRI.
Dans quel but ?... Me mettre dans une posture ridicule ?... Me faire désirer d’en sortir par des moyens... simples ?...
HÉLÈNE.
Oh ! d’une simplicité... patriarcale !. cela crève les yeux !
HENRI, avec un sourire.
Pas si mal imaginé !...
HÉLÈNE.
L’infâme !... Il est flatté !...
HENRI.
Je vois un tour bien joué, je ris.
HÉLÈNE, ironique.
Riez, c’est bien le moins !... Pendant qu’on se moque de vous...
HENRI, de bonne humeur.
Cela, nous allons y couper court.
HÉLÈNE.
Comment, s’il vous plaît ?
HENRI, embarrassé.
Mais... je ne sais pas trop... Le plus vite possible, retournez chez madame de Landier, racontez-lui n’importe quelle histoire, prouvant juste le contraire de l’histoire qu’elle colporte.
HÉLÈNE.
Soit ! je verrai Léonie... mais il faudrait trancher le mal dans sa racine... Si Françoise continue ce chantage... car c’est un vrai chantage...
HENRI.
Françoise je m’en charge.
HÉLÈNE.
C’est délicat ! Je ne vous vois pas allant dire à cette fille, qui, au fond, s’exprime, comme elle est en droit de s’exprimer, qu’elle devrait parler autrement... Je veux terminer seule tout ce petit débat... N’y pensez plus.
HENRI, avec fermeté.
Non, Hélène... Laissez Françoise tranquille. Si vous vous mêlez de lui donner des conseils, nous ne serons pas huit jours sans avoir la guerre... Elle est très gentille, très intelligente, mène très bien ma barque, et je ne me soucie pas qu’on apporte le trouble dans mon organisation. Je vous en prie, la paix avant tout ! s’il y a une observation à faire chez moi, je suis bon pour cela.
HÉLÈNE, larmoyante.
Oh ! Henri, que vous me parlez durement !... Dire qu’il y a trois mois je dirigeais tout dans cette maison ! Dès mon entrée, j’ai eu le sentiment que ma présence est inopportune. Aussi que de maladresses !... Je suis comme un blessé qui toujours se heurte à l’endroit de la plaie.
HENRI.
Ne vous tourmentez pas... seulement réformez cette jalousie. Pourquoi jalouse ?... Vous arriviez les poches bourrées de nouvelles rassurantes...
HÉLÈNE.
Henri, voyez, nous n’avons encore fait que nous disputer !... N’est-ce pas triste quand on devrait être dans la joie du retour ?
Un court silence.
Donnez-moi dix minutes pour voir Françoise, et puis je sortirai, vous me rejoindrez, et nous passerons ensemble le reste de la journée.
HENRI.
C’est une fatalité, ce soir, je ne suis pas libre !
HÉLÈNE.
Comment, vous ne vous êtes pas réservé la journée !... Pourtant, je ne la réclame pas à l’improviste ! Vous ai-je assez écrit le bonheur que j’en attendais !... Tenez, c’est cruel !...
Elle pleure, la figure dans son mouchoir.
HENRI.
Hélène, il n’y a pas de ma faute. Je vous avais réservé cette soirée. À la lettre, on me la vole !... Une tuile !... Ne pleurez donc pas ainsi... on peut entrer... Françoise d’abord... Elle est à sa toilette, mais ce doit être fini !... Voyons, si je m’arrangeais tout de même pour vous rejoindre ?... Je fais une bêtise, mais bah !... Seulement je vous quitterai de bonne heure... Parce que vraiment, il n’y a pas à dire, je suis indispensable ailleurs...
HÉLÈNE.
Où ça ?
Françoise entre.
Scène IX
HENRI, HÉLÈNE, FRANÇOISE
FRANÇOISE, avec beaucoup de bonne grâce.
Je suis confuse, ma tante... Si vous aviez vu ma chevelure ébouriffée, vous me pardonneriez...
HÉLÈNE.
Ébouriffée, toi Françoise !... Je ne reconnais plus ma nièce !...
FRANÇOISE, avec un soupir.
Elle est bien changée, allez !...
HÉLÈNE.
En si peu de temps ?
FRANÇOISE.
Hélas ! oui... Où est l’existence paisible que je menais chez vous ? Mes frisons étaient irréprochables et je ne molestais personne. Aujourd’hui, j’ennuie le gouvernement et ne puis plus discipliner ma crinière... Le monde renversé.
HÉLÈNE.
Ta crinière, c’est un petit malheur ! Quant au gouvernement, pourquoi le harceler ? Henri, j’avais précisément une communication à vous faire de la part de Guillerand.
HENRI, vivement.
Vous avez vu Guillerand ?...
HÉLÈNE.
Ce matin même.
HENRI.
Et vous savez ?...
FRANÇOISE, souriant.
Chut !... Laissez parler ma tante.
HÉLÈNE, avec importance, à Henri.
Je sais qu’il est tout surpris de l’hostilité dont vous poursuivez le ministère. Tant mieux que l’occasion se présente de le dire devant toi, Françoise... Tu viens de t’exprimer avec une légèreté qui serait coupable, si tu n’étais pas si jeune... On ne fait pas de l’opposition pour le plaisir d’ennuyer le gouvernement... C’est un jeu dangereux... Guillerand est très affecté... Il ne comprend pas quel aveuglement vous pousse, cher Henri, à renverser des hommes qui représentent si bien vos idées... D’ailleurs il s’est plaint sans amertume... Grand admirateur de votre talent, il gémit de le voir au service d’une mauvaise cause !
HENRI, souriant.
C’est tout ?
HÉLÈNE.
Que faut-il donc de plus pour vous ouvrir les yeux ?
FRANÇOISE.
Alors, vous conseillez à Henri de reprendre ses anciennes traditions de sagesse ?
HÉLÈNE.
Hardiment !
FRANÇOISE.
Sans conditions ?
HÉLÈNE, avec emphase.
Un homme de sa valeur ne pose pas de conditions. Il attend... certain qu’on sera trop heureux de se ranger tôt ou tard sous sa bannière.
FRANÇOISE, d’un ton délibéré.
Je ne suis pas de cet avis.
HÉLÈNE, sèchement.
Tu es libre.
FRANÇOISE.
Plus la valeur d’un homme est grande, moins il doit tolérer qu’on la néglige.
HÉLÈNE, ironique.
Cette maxime est le fruit de ta longue expérience ?
FRANÇOISE, avec une grâce moqueuse.
J’ai le plaisir de vous annoncer que depuis un quart d’heure, mon mari est ministre des affaires étrangères.
HENRI, à Hélène.
Vous voyez qu’il est parfois bon de s’insurger !
FRANÇOISE.
Et qu’une maxime n’a pas besoin de sortir d’une bouche trop experte pour avoir son prix.
HENRI, obligeamment.
J’ai fait du chemin depuis trois mois, et votre conseil de modération, qui eût été parfait lorsque j’avais ma situation à établir, n’est plus de saison.
FRANÇOISE, ironique.
Vous retardez, ma tante...
HÉLÈNE.
Parfaitement, je retarde ! J’en suis encore au temps où tu recevais mes avis avec docilité. Il ne faut pas remonter bien haut pour cela. Quelques mois suffisent. Tu ne te serais pas permis alors de me parler sur ce ton. Tu étais une personne de peu d’importance, une créature idéalement neutre, qui acceptait ici l’emploi de mannequin !
HENRI.
Hélène !
FRANÇOISE, l’arrêtant du geste.
Ce n’est pas exact. J’ai accepté d’être le meilleur ami, le conseiller le plus loyal d’Henri. Est-ce là ce que vous appelez un mannequin ?... Ma bonne tante, puisque dès la première occasion, vous me contestez un droit, sans lequel mon existence serait, en effet, d’une neutralité par trop humiliante, sachez que je suis une petite personne très ferme qui ne se laissera pas supprimer. Vous êtes chez moi. Lorsque j’y donnerai mon avis, vous l’écouterez sans sourire de ma grande jeunesse. Puisse votre échec de tout à l’heure vous inspirer quelque méfiance de vos propres lumières, avec un peu d’estime pour les miennes.
HÉLÈNE, prenant le bras d’Henri.
Henri... venez !... Vous m’avez promis cette soirée, je la réclame.
HENRI, cherchant à se dégager.
Hélène, vous êtes folle !
HÉLÈNE.
J’ai mis cette fille auprès de vous, pour que votre ambition ne fût pas contre moi, et c’est par l’ambition, qu’elle vous tient !... Non, elle ne vous tient pas encore ! Je ne m’avoue pas vaincue !
FRANÇOISE, tremblante de fureur.
Est-ce vrai, Henri ?... Vous lui avez promis cette soirée ?... N’en aviez-vous pas disposé ?
HENRI.
Françoise, montez dans votre chambre, je vais vous parler !... Ne l’écoutez pas, elle ne se possède plus, elle souffre !
FRANÇOISE.
Oui, ou non, la lui avez-vous promise ?
HENRI, balbutiant.
Je ne puis rien vous dire en ce moment !
HÉLÈNE, les bras tendus vers Henri.
Ah ! il m’aime encore !
FRANÇOISE, affolée.
Heureuse femme ! Quelle félicité ! Il m’aime encore ! Mais comment donc ; il aime tout le monde ! Vous ! moi et combien d’autres ! Ah ! je le connais maintenant !...
HENRI.
Françoise !
FRANÇOISE.
Adieu. Henri ! je pars, et pour toujours !
Elle sort.
ACTE III
Chez Monneville. Cabinet de travail.
Scène première
THÉODORE, FRANÇOISE
Théodore est occupé à lire un journal. Pantoufles et robe de chambre. Françoise entre comme un ouragan.
FRANÇOISE.
Je viens d’être traitée comme jamais femme ne l’a été... injuriée... mise à la porte...
THÉODORE, plie le journal et ôte ses lunettes placidement.
Déjà ?...
FRANÇOISE, exaspérée.
Vous n’entendez donc pas ?... mise à la porte ?...
THÉODORE.
Fort bien... rentre par la fenêtre !...
FRANÇOISE.
Moi !... Partie et pour toujours !... Henri !... Oh ! le misérable !... Mais vous ne comprenez pas... Elle est chez lui... en ce moment même... elle y est !...
THÉODORE.
Je la défie d y rester.
FRANÇOISE.
Pourquoi ?
THÉODORE.
Renneval n’y tient pas.
FRANÇOISE.
De nous deux, pourtant, c’est elle qu’il garde !
THÉODORE.
Faute, sans doute, d’avoir pu faire autrement.
FRANÇOISE.
Voilà tout !
THÉODORE.
Comment ?
FRANÇOISE.
Ce que vous dites ?... Ce que vous faites ?
THÉODORE.
Oui, tout...
FRANÇOISE.
Non, par exemple !...
THÉODORE.
Que faut-il faire ?
FRANÇOISE.
Je dis : elle vous trompe... en tel endroit... allez-y !
THÉODORE.
La tuer, elle et ton mari... non... cette femme ne m’est rien, ne m’a jamais rien été... En l’épousant, j’ai commis une erreur, aussitôt constatée, avant toute intimité. Prendre sa vie parce que j’ai mal engagé la mienne, serait un abus de pouvoir qui n’est pas dans mes idées.
FRANÇOISE.
Mon oncle, vengez-moi !... Je suis trop malheureuse...
Elle tombe assise en sanglotant.
THÉODORE.
Elle succombera, non de ta main ni de la mienne, mais par la force des choses !...
FRANÇOISE, se lève avec violence.
Elle m’a chassée ! chassée ! chassée ! Non, je ne peux pas lui faire entrer dans la tête, que d’une chiquenaude elle s’est débarrassée de moi !...Il me promet la victoire !...
THÉODORE.
Elle n’a sur toi d’autre avantage que celui de l’ancienneté !... Est-ce énorme ?
FRANÇOISE.
Alors, vous refusez de me secourir ? Vous qui preniez la responsabilité de mon mariage, qui me poussiez à cette folie.
THÉODORE.
Demande une chose possible, je t’aiderai !... S’il est prouvé que je me suis trompé sur ton caractère, mais, alors seulement, je reconnaîtrai que ton mariage est une folie, et me repentirai de l’avoir conseillé !
FRANÇOISE.
Eh bien, malgré votre volonté trop claire de rester en dehors de mes difficultés, je vous obligerai à y prendre part. Ma maison n’est pas habitable, je viens m’installer, demeurer, chez mon oncle et tuteur... Oh ! ne me repoussez pas, car alors je crierai au monde entier que votre femme prend mon mari !
Tout en parlant, elle a ôté sa voilette, ses gants et son chapeau et elle s’assied sur le canapé.
Je reste !
THÉODORE.
Hé !... Sois la bienvenue !...
FRANÇOISE.
Vous dites ?
THÉODORE.
La voilà, cette Françoise sur laquelle je comptais ! Cette Françoise qui jurait de conquérir son mari par tous les moyens, malgré la souffrance, en dépit des haines. La voilà campée chez l’ennemi !... C’est crâne ! Bravo !
FRANÇOISE, surprise.
Vous approuvez ?
THÉODORE.
Oui, certes... ma maison va être un enfer... Pas pour moi... j’ignore... Ilya brouille dans le ménage de ma nièce, qui se retire chez moi... À cela se borne ma clairvoyance... Mais entre Hélène et toi, quel hourvari !... Ah ! Françoise, si tu tiens bon, elle en viendra à désirer que tu retournes auprès de ton mari.
FRANÇOISE.
À moins qu’elle ne déloge pour filer avec lui.
THÉODORE.
Non, ma petite !... Je gage qu’en ce moment même elle supplie Renneval de l’enlever, et lui s’y refuse impitoyablement. Bientôt, quand elle rentrera, tu liras cet échec sur ses traits décomposés, son front vieilli, dans son regard navré !
FRANÇOISE.
Oh ! Si vous dites vrai, que je serai forte !
THÉODORE.
Crois-moi... Renne val est désolé de ta fuite. Tu fais admirablement son affaire, vos esprits se complètent, vos caractères s’accordent et il n’a pas la moindre envie d’une rupture. Tu as pris en main les fils d’une quantité d’intrigues ; toi partie, l’écheveau reste embrouillé. Cela te donne une valeur énorme à ses yeux. Pendant toute notre absence, il n’a été occupé que de toi. Quand Hélène recevait de ses lettres, je la voyais les yeux rouges, triste et songeuse. Elle devinait tes rapides progrès et se sentait en pleine décadence, à la veille d’une catastrophe proche et inévitable... Sois-en sûre, celle qui a eu la maladresse de te pousser à bout, reçoit de pauvres compliments devant ta place vide.
FRANÇOISE.
Oui, je manque, mais comme un intendant modèle.
THÉODORE.
Mon enfant, ce qui fait la supériorité du mariage sur les autres liens de fabrique humaine, c’est que la communauté d’intérêts précède, suit ou supplée la tendresse sans que l’orgueil soit mortellement blessé. L’affection est flottante, l’égoïsme tenace. Les mariages d’amour sont rares, et les bons ménages plus communs qu’on ne pense. Là où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute ; le sentiment finit par glaner où la raison moissonne. Renneval n’en est pas à t’aimer, mais il t’aimera et ce ne sera pas long.
FRANÇOISE, avec amertume.
Il m’aimera parce que deux associés ne peuvent pas toujours parler d’affaires. Il faut bien rompre la monotonie du tête à tête. Ce que je puis espérer de mieux, c’est que, grâce à notre alliance qui m’impose à l’attention de mon mari, celui-ci remarquera mes qualités, et, par orgueil de propriétaire, se les exagérera jusqu’à l’affection.
THÉODORE.
C’est un peu triste à penser, le bonheur, non le plus brillant, mais le plus durable ne descend pas des étoiles. Et puis, sais-tu ce qu’une femme intelligente doit se dire tout le temps... c’est qu’avec un peu de patience et de finesse, elle est sûre de rester l’affection définitive, uniquement parce qu’elle est mariée, et que sans elle, la vie est boiteuse... D’ailleurs, vois-tu, des mots, que tout cela... Quand ton mari t’aimera tendrement, tu ne t’inquiéteras guère de savoir l’origine du sentiment dont tu goûteras la douceur.
FRANÇOISE.
Nous sommes bons tous deux à discuter sur un amour si merveilleusement exquis. Ah ! il s’annonce bien !... Mon oncle, ce que je redoutais avait eu lieu. À peine seul avec moi, Henri s’était conduit comme un fou, et sa folie avait été contagieuse. Je m’étais promise pour ce soir. C’est l’heure même que j’attendais avec un indicible sentiment d’espérance qu’il donne à l’autre !...
THÉODORE, ironique.
L’heure n’est pas passée !...
FRANÇOISE.
Comment ?...
THÉODORE.
Le soir est encore loin !
FRANÇOISE.
Mais l’autre ne vient pas. Vous prophétisiez que j’allais la voir apparaître abîmée de douleur.
THÉODORE.
Ma chère enfant, connaissant comme je la connais notre pauvre espèce, je prophétise encore... Elle te fera pitié.
FRANÇOISE.
Non, mille fois non !... Je l’écraserai sous mon talon !
THÉODORE.
Ne t’emporte pas !... Laisse ton talon et arme-toi de sérénité ; tu l’écraseras mieux.
Hélène entre.
Scène II
THÉODORE, FRANÇOISE, HÉLÈNE
Hélène arrive du dehors sans avoir enlevé son chapeau.
HÉLÈNE, stupéfaite.
Françoise !
FRANÇOISE.
Oui, moi !
THÉODORE.
La discorde est dans le ménage... À quel sujet ? Je n’ai même pas voulu le savoir, tant je suis blasé sur les querelles de jeunes époux. On fait un grand vacarme, on raconte des abominations, le bon peuple s’indigne, prend parti, et s’aperçoit au plus fort de la polémique, qu’il a bien de la bonté de reste, car déjà les amoureux s’embrassent du meilleur appétit. Bref, cette petite a quitté le domicile conjugal, et son tuteur ne peut faire autrement que de lui
donner l’hospitalité !
FRANÇOISE.
Qu’elle accepte...
HÉLÈNE, balbutiant.
Une nouvelle si imprévue... si grave... Est-il bien prudent de se mêler...
THÉODORE.
Je ne connais qu’une chose, ma nièce demande asile, je ne l’enverrai pas à l’hôtel.
HÉLÈNE.
Elle demande ?... Tout à l’heure, vous offriez...
FRANÇOISE.
Mon oncle s’était mal expliqué... C’est bien moi qui choisis sa maison pour refuge.
HÉLÈNE.
Ah ! alors...
THÉODORE.
Que vous avez mauvaise mine, Hélène !... Après que j’ai été si longtemps malade à la campagne, allez-vous être souffrante à la ville ? Ce serait du guignon !...
HÉLÈNE.
Ne vous inquiétez pas... Je vais fort bien...
FRANÇOISE, écrivant à la table.
Mon oncle, auriez-vous l’extrême bonté d’envoyer à mon domicile conjugal, comme vous dites, prévenir ma femme de chambre que je demeure ici ! Qu’elle vienne tout de suite, je lui donnerai mes instructions. Il me faut des effets... Dans mon accès de fureur, j’ai appelé un fiacre, et fouette cocher !
Elle donne le billet à son oncle.
THÉODORE.
Ta commission sera faite à l’instant. D’abord il est convenable que par ce moyen qui met à couvert ton amour-propre, tu informes ton mari de ta nouvelle résidence.
Il sort.
Scène III
FRANÇOISE, HÉLÈNE
HÉLÈNE, faisant d’héroïques efforts pour paraître calme.
Françoise, vous lui avez tout raconté ?...
FRANÇOISE, dont l’insolence éclate à chaque mot.
Il n’en a pas l’air.
HÉLÈNE.
Vous éludez ma question... je n’insiste pas... Du moins, voulez-vous m’écouter ?
FRANÇOISE.
J’y consens.
HÉLÈNE.
Mon premier mot vous étonnera bien... je regrette ce qui s’est passé. J’ai eu tort de mal prendre une affectation d’autorité dont il fallait sourire. Je suis honteuse de ma facile victoire.
FRANÇOISE.
Facile, en effet !
HÉLÈNE.
Je suis bien aise que vous reconnaissiez ma force. C’est faire preuve d’esprit... On n’a pas d’esprit quand on est en colère. Je pense donc que vous êtes ainsi que moi, suffisamment apaisée pour remuer froidement les souvenirs de cette journée... Nous étions furieuses l’une et l’autre, mais un peu sottement il me semble... Vous n’aimez pas Henri, par conséquent votre emportement est une affaire de vanité blessée. Quant à moi, je ne suis pas jalouse, et mon mécontentement venait de ce que ma nièce, hier soumise à mon autorité, m’écrasait de sa supériorité d’homme d’état, sur un ton qui n’admettait pas de réplique.
FRANÇOISE.
Présenté de la sorte, le problème se simplifie.
HÉLÈNE.
Malgré un échange de propos plus que vifs, nous pouvons éviter une haine mortelle. Si vous vous y prêtez, je suis disposée à de grandes concessions.
FRANÇOISE.
Lesquelles ?
HÉLÈNE.
C’est suivant. Répondez d’abord à ceci : Retournerez-vous auprès d’Henri ?
FRANÇOISE.
Me le demandera-t-il ?
HÉLÈNE.
C’est son intention.
FRANÇOISE.
Oui, je retournerai auprès d’Henri. Quelles concessions me ferez-vous ?
HÉLÈNE.
À l’avenir, on respectera votre foyer. Vous y serez souveraine absolue. Je n’y viendrai qu’en étrangère, toujours accompagnée de mon mari. Je promettrais même de ne jamais paraître chez vous si nos relations de parenté et les apparences qu’il faut sauvegarder ne rendaient la chose impraticable. Mais tout ce qu’à mon avis vous pouvez souhaiter, je l’abandonne.
FRANÇOISE.
En échange de si beaux avantages, quelles sont mes obligations ?
HÉLÈNE.
Vous n’en avez aucune... agissez comme bon vous semblera... Je suis sûre d’Henri.
FRANÇOISE.
Excusez ma curiosité, mais si au lieu de répondre « oui » à la question : Retournerez-vous auprès d’Henri, j’avais répondu : « non », quelle combinaison teniez-vous en réserve ?
HÉLÈNE.
Je ne vous cacherai pas, Françoise, que si vous préfériez ne pas reprendre une existence à laquelle j’ai été coupable de vous condamner, je le sens maintenant, je tiendrais à honneur de réparer autant que possible les conséquences de ma folie. Vous avez fait un mariage de raison, je mettrais largement à votre disposition ce que Ton demande aux placements de ce genre. Votre oncle me laisse toute liberté relativement à ma fortune. Mes arrangements seraient vite faits. Optez entre les deux solutions.
FRANÇOISE.
Vous me faites pitié !
HÉLÈNE, parvenant à rester impassible.
Pourquoi, Françoise ?
FRANÇOISE.
Vous êtes profondément malheureuse !
HÉLÈNE, ironique.
Je vous félicite d’être mieux partagée.
FRANÇOISE.
Certes, je ne changerais pas mon sort contre le vôtre ! Ah ! Dieu, non, je ne l’envie pas ! Me parler sur ce ton d’indolence avec de la rage plein le cœur... J’admirais votre héroïsme.
HÉLÈNE.
Si j’ai de la rage plein le cœur, qui me force à la déguiser ?
FRANÇOISE.
Henri !
HÉLÈNE, ironique.
Henri !... C’est lui qui m’oblige à vous témoigner quelque bonne volonté ?
FRANÇOISE.
Il n’ordonne rien et vous met dans la nécessité d’être douce... voilà le plus crue !... Après mon départ, vous avez vu sa consternation et sa terreur de me perdre. Il n’a pas pris la peine de cacher son trouble. Vous avez senti qu’il ne balancerait pas à me ramener chez lui, même au prix d’un sacrifice qui ne lui coûterait guère et serait suprême pour vous. Une seule pauvre petite chance de salut se présente : Françoise n’aime pas Henri, elle ne cherche à l’avoir que par vanité. Tâchons de nous réconcilier avec elle, de lui céder sur tous les points, d’obtenir que sa cupidité et son orgueil se déclarent contents. Henri la trouvant apaisée, m’accordera par habitude, désir de la paix, vieux reste d’affection, peut-être encore quelques bonnes journées... Tel est votre raisonnement. Celle que j’ai quittée farouche m’arrive toute conciliante. Elle disparaîtra. Je ne saurai plus qu’elle est de ce monde. Tout au plus l’apercevrai-je de loin en loin flanquée d’un surveillant. Votre plan serait fort habile si je n’aimais pas Henri, malheureusement pour vous, je l’aime !
HÉLÈNE.
Vous !... Lorsqu’on aime un homme, on n’accepte pas le rôle abject que vous avez chez lui.
FRANÇOISE.
Lorsqu’on aime un homme, on accepte de pleurer chez lui des larmes de sang parce que n’importe quelle douleur semble douce auprès du chagrin d’en être séparée... sans compter l’espoir de le conquérir !...
Ironique.
Mais, j’oubliais, vous êtes sûre d’Henri ?
HÉLÈNE.
Comme de moi-même !
FRANÇOISE.
Il a tenté cette nuit de pénétrer dans ma chambre, il s’est roulé sur le seuil de ma porte, il a pleuré et n’a pas su que, moi aussi, je pleurais tout contre lui, folle d’amour... Oui, moi, la petite créature choisie pour l’aridité de son cœur, folle d’amour ! Au point que cet après midi, cinq minutes avant votre visite, je me promettais à lui pour ce soir !... Vrai, vous l’avez quitté trop tôt !
HÉLÈNE.
Ce ton d’assurance m’amuse !
FRANÇOISE.
Il vous torture !... Comment ne trouverait-il pas d’écho dans l’âme désespérée qui m’offrait à l’instant toute une fortune si je consentais à me séparer d’Henri. Oui, vous me faisiez un pont d’or, vous, si sûre de lui, et aussitôt mon ressentiment s’est tourné en pitié. Réellement, je ne pouvais plus en vouloir à la pauvre femme qui disputait son bonheur lambeau par lambeau, essayait toutes les ruses, prenait avec moi des airs protecteurs et dont l’accent de confiance était un cri d’angoisse.
HÉLÈNE.
Ce cri... Ah ! que vous voudriez me l’arracher !
FRANÇOISE.
Quel besoin en ai-je ? Votre abattement se lit sur vos traits... Ces yeux rougis, ce visage contracté, cette pâleur en disent assez... vous avez pleuré... pleuré aux pieds d’Henri...
HÉLÈNE.
Vous mentez !
FRANÇOISE.
Je mens si bien que vos yeux se remplissent de larmes !... Allez ! laissez-les couler !... Toute comédie est inutile... Je vous vois aux genoux d’Henri, le suppliant de renoncera moi, offrant d’aller vivre avec lui. Vous enlever ! Il ne s’en soucie guère. L’avenir c’est moi ! Que ma revanche est déjà belle ! Que je regrette peu votre facile victoire ! Facile en effet puisque je me suis retirée sans combattre. En vous laissant cette conquête douteuse, ah que je vous faisais un cadeau perfide !... vous voici dédaignée, mise au rebut, ou gardée par charité !...
Hélène se laisse tomber sur un fauteuil et pleure à chaudes larmes, pendant longtemps Françoise la regarde, implacable, puis elle commence à remettre son chapeau, sa voilette, ses gants, et ajoute.
Je retourne auprès d’Henri.
HÉLÈNE, se levant.
Ah ! Que je ne vous voie plus seulement !...
Elle se sauve, la figure cachée dans son mouchoir.
FRANÇOISE, seule, achevant de s’habiller pour partir.
Il ne tient qu’à toi, ma bonne... reste chez toi... je ne viendrai pas te chercher...
Scène IV
FRANÇOISE, HENRI
À l’entrée d’Henri, il y a un instant de silence, Françoise, très émue, attend. Henri est embarrassé, cherche ses mots.
HENRI.
Françoise, m’accorderez-vous une minute d’entretien ?
FRANÇOISE.
Vous désirez, m’a-t-on dit, que je retourne chez vous !
HENRI.
Avant de me condamner, laissez-moi vous dire...
FRANÇOISE.
Je ne cherche pas à me faire prier... voyez, je me préparais à vous rejoindre...
HENRI.
Rien ne vous froissera plus...
FRANÇOISE.
Je rentre sans conditions... Depuis cette pénible scène, j’ai réfléchi... les torts sont de mon côté... Sous une forme bien humiliante, on me l’a fait sentir. Je méritais la leçon, je l’accepte... Vous vous rappelez, Henri, que le jour où mon mariage a été décidé, nous avons établi que je ne serais pas uniquement la moitié décorative d’un couple officiel, j’aspirais à une destinée plus noble : partager les ambitions de mon mari, et tendre avec lui, comme un loyal associé, vers le but qu’il m’indiquerait. Rien de tout cela ne m’est refusé... Vous me rendiez ce matin môme la justice que votre entrée au ministère est beaucoup mon ouvrage. Nous sommes donc tous à notre place, et si j’ai à me plaindre, ce n’est ni de vous, ni d’elle, c’est de moi !... Je n’ai pas su vous parler avec assez d’énergie lorsque vous manquiez un peu de raison... Mais je connais à présent le danger et trouverai moyen de l’éviter. Que votre délicatesse, si mon bonheur vous préoccupe, ne s’alarme pas... Chez vous, je ne serai jamais complètement malheureuse, parce qu’il y a dans mon âme des sentiments qui vous échappent et qui me remplissent de vaillance... N’appréhendez pas non plus de vivre en compagnie d’une créature plaintive... Vous retrouverez l’amie calme et souriante que j’ai été jusqu’ici... Ma tranquillité viendra d’une conscience nette, résolue que je suis à faire mon devoir en vous servant de tout mon cœur.
HENRI.
Je ne sais comment exprimer... Eh ! pardi ! si, je le sais... je vous aime... je vous aime de toutes mes forces !... C’est en cela que les traités ne sont pas observés... Vous avez cru que je vous sacrifiais... mais non, mille fois non !... Avec elle, je fais mon possible pour me conduire en homme d’honneur... je lui ai d’énormes obligations... Non, plus j’y réfléchis, moins je trouve moyen de lui dire : je ne vous aime plus !... Eh ! si elle voulait comprendre, c’est dit !... Ne m’offrait-elle pas tout à l’heure de fuir avec elle !... Fuir !... Aller nous établir au bord d’un lac d’Italie comme un rapin et son modèle !... Vous abandonner !... Oh ! par exemple, non !... Ce n’est, bien entendu, pas la raison que je lui ai donnée... j’ai parlé de carrière brisée... Au moment où le pays m’offre la direction des affaires, il serait absolument criminel de m’ensevelir sous un scandale... C’est vrai, cela, dans ma situation le sentiment des responsabilités doit dominer les autres... J’ai eu beaucoup de mal à le lui faire admettre, mais il a bien fallu... Et j’ai profité de ce que je parlais haut et ferme pour la prier de respecter mon ménage... Elle a juré d’éviter tout conflit... Soyez tranquille, après quelques mois de ce régime, elle sera la première à lâcher prise... On coupe mieux une chaîne avec une lime qu’avec une hache.
FRANÇOISE, s’inclinant.
Je suis encore trop jeune pour apprécier...
HENRI.
Si vous voyez une meilleure solution ?
FRANÇOISE.
Mon cher Henri, vous allez un peu loin en me consultant sur des obligations qui doivent me rester fort étrangères... vous êtes un homme très perplexe, je le vois, et c’est déjà trop que je le voie... Laissez-moi rentrer seule à la maison... j’ai besoin de me recueillir pour être ce soir telle que si rien ne s’était passé... Lorsque vous aurez votre complète liberté, alors seulement, faites-moi vos confidences, peut-être, en retour, vous révèlerai-je un secret.
Elle va pour sortir. Théodore entre.
Scène V
FRANÇOISE, HENRI, THÉODORE
THÉODORE, à Françoise.
Tu t’en allais ?... Eh bien, avais-je raison de prédire que tu n’étais pas notre pensionnaire pour longtemps ?
FRANÇOISE.
Mon oncle, vous étiez bon prophète... Soyez parfaitement rassuré...
THÉODORE.
Mon inquiétude, tu sais... Vous êtes trop bien partis pour être heureux, rien ne vous arrêtera...
À Henri.
J’ai tant vu pleurer une certaine jeune fille qui ne se trouvait pas assez remarquée par vous, à présent que la voilà votre femme, je doute qu’elle permette facilement à votre attention de s’égarer...
HENRI, charmé.
Elle pleurait ?
THÉODORE.
Ce sont de vieilles histoires qu’elle vous racontera tantôt... Pauvre petite, vous aimait-elle !... et que son chagrin faisait peine à voir !... Je me dépêche d’en rendre témoignage, car demain je serai loin...
FRANÇOISE.
Vous, mon oncle ?
THÉODORE.
Ta tante aussi... Une grande nouvelle qui me comble de joie... Figure-toi, on vient de découvrir, en Grèce, des gisements géologiques d’une richesse incomparable... Mon rêve était d’y pratiquer des fouilles... Mais s’en aller seul, à mon âge... D’un autre côté, demander à ta tante, qui ne s’intéresse pas à mes études, de s’expatrier pour un an ou deux... C’est elle, mon enfant, elle-même qui, à propos d’un regret que j’exprimais, il y a cinq minutes, m’a offert de me suivre dans ce long voyage... Nous partirons le plus tôt possible... avant la fin de la semaine... D’ici là, on ne vous verra guère, nous serons très occupés... mais j’irai te dire au revoir... ou adieu... qui sait ?... Enfin, ne nous attristons pas !...
Françoise se jette à son cou et reste serrée dans ses bras pendant qu’il achève de parler à Henri.
Ayez bien soin de ma chérie, n’est-ce pas ?... Sa fermeté et sa vaillance font illusion... Empêchez-la de se renfermer en elle-même... Si vous l’obligez une fois à ouvrir son cœur, ce sera un enchantement, rien ne pourra plus vous détacher d’elle... Soyez un grand ministre gouverné par sa femme... Car il faut que chacun ait sa petite part d’autorité... Rares sont les philosophes qui se contentent d’être maîtres de leur seule conscience... Tenez, voilà moi... je n’ai pas comme vous, la chance de guider les foules. mais, à l’occasion je suis très sensible au plaisir de faire manœuvrer deux ou trois personnes, et lorsqu’elles sont arrivées précisément au point qu’avait marqué ma volonté,
Il pousse tout doucement Françoise dans les bras d’Henri.
je suis fort satisfait... À bientôt, mes amis, allez vous dire de douces choses, je retourne à mes préparatifs de voyage !
Il s’éloigne.