La Femme fille et veuve (Marc-Antoine LEGRAND)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 26 mai 1707.
Personnages
ORONTE, Père d’Élise et d’Angélique
ÉLISE, Fille d’Oronte
ANGÉLIQUE, Fille d’Oronte
LISIMON, Ami de Philidor et d’Oronte
HORTENSE, Femme de Lisimon, Cousine d’Élise et d’Angélique
PHILIDOR, Amant d’Élise
DORANTE, Amant d’Angélique
DARDIBRAS, Gascon
TATIGNAC, Limosin
LISETTE, Suivante d’Hortense
VALENTIN, Valet d’Oronte
La scène est à Paris, dans une maison occupée par Oronte et par Lisimon.
Scène première
HORTENSE, LISETTE
HORTENSE, en deuil.
Pourquoi me regarder, Lisette, et que veux dire...
Tu ris ?
LISETTE.
Et le moyen de s’empêcher de rire ?
De pleurer avec vous, fut-il jamais saison ?
Et quoique le grand deuil soit dans votre maison,
Loin d’y paraître triste ou faire la pleureuse,
Peut-on y demeurer seulement sérieuse ?
Vous inspirez la joie aux gens les plus chagrins ;
Nous ne voyons céans que bals et que festins ;
Cependant cet habit...
HORTENSE.
Ce n’est qu’un deuil de tante
Qui nous laisse en mourant deux mille écus de rente,
Tante de mon Époux encore, et dont les biens...
LISETTE.
Si vous pleurez ainsi vos parents et les siens,
Et s’il pleure de même et les liens et les vôtres,
Quand l’un de vous mourra, nous en verrons bien d’autres.
HORTENSE.
La différence est grande, et j’aime mon Époux.
Comment ne pas l’aimer ? il est affable et doux
Ni trop vieux ni trop jeune, enfin dans le bon âge.
Depuis un mois entier que je suis en ménage,
Avec lui m’as-tu vu le moindre différend ?
LISETTE.
Aucun, et c’est encor ce qui plus me surprend.
Car de quelques vertus dont elles soient douées,
Les maris n’aiment point ces femmes enjouées,
Donc les yeux semblent tout promettre d’un regard,
Quoique souvent le cœur ni prenne aucune part,
Dont le souris flatteur, la paupière assassine,
Donne à tous de l’espoir, et fait qu’on s’imagine
Que sais-je. Moi, ma foi, si j’étais votre Époux...
HORTENSE.
Jusqu’ici Lisimon n’a point paru jaloux,
Il le serait à tort, en tout je le contente.
Ses intimes amis, Philidor et Dorante,
Des pays étrangers depuis peu revenus,
Sont ceux dans mes plaisirs qui se trouvent le plus.
Mais ils vont épouser mes charmantes cousines,
Les deux filles d’Oronte.
LISETTE.
Ah ! ah ! nos deux voisines.
HORTENSE.
Oui. L’Hymen va dans peu couronner leur amour,
Puisqu’enfin de Bordeaux Oronte est de retour ;
Ces deux filles et moi, nous avions fait partie,
Quand chacune à son gré se verrait assortie,
De nous faire épouser toutes trois même jour ;
Mais comme on ne peut pas répondre de l’amour,
J’ai devancé d’un mois.
LISETTE.
On se lasse d’attendre.
HORTENSE.
Lisimon me plaisait.
LISETTE.
Faut-il pas toujours prendre.
HORTENSE.
Mais je vais travailler pour elles maintenant ;
À chacune donner pour époux son amant.
Philidor aime Élise, et Dorante Angélique,
Oronte donnera son aveu sans réplique
Dès qu’il saura...
LISETTE.
Comment ! il n’a donc pas appris ?
HORTENSE.
Non, ce n’est que d’hier qu’Oronte est à Paris.
Depuis trois mois entiers qu’il est à son voyage,
À disputer d’un oncle un ancien héritage,
Nous n’avions point reçu de nouvelles de lui,
Nous n’avions point écrit non plus ; mais aujourd’hui
Lisimon s’est chargé de faire la demande,
Et je ne pense pas qu’Oronte s’en défende,
Étant de nos amis, étant de nos parents,
Chérissant mon mari dès ses plus jeunes ans,
Il ne nous faudra point tant de cérémonies ;
Et ce n’est pas d’ailleurs un de ces grands génies.
Il fait tout ce qu’on veut, il croit tout ce qu’on dit.
Il dit tout ce qu’il sait.
LISETTE.
Peste le rare esprit !
Ah ! puisqu’il est si bon, nous obtiendrons ses Filles,
De ces Messieurs sans douce il connaît les familles ?
Mais les voici tous deux, et votre époux aussi.
Que nous allons danser !
Scène II
LISIMON, PHILIDOR, DORANTE, HORTENSE, LISETTE
HORTENSE.
Ah ! Messieurs, vous voici.
Bonjour beau Philidor, bonjour charmant Dorante,
Bonjour mon cher mari.
LISIMON.
Ton âme est bien contenté,
Mais ma foi, voici bien des affaires.
HORTENSE.
Comment ?
LISIMON.
Tu n’as qu’à regarder et l’un et l’autre amant,
Et tu devineras...
HORTENSE.
Quoi le cousin Oronte...
LISIMON.
Tu m’en vois de retour avec ma courte honte,
Ce vieux rêveur amène avec lui deux Barons,
L’un Baron de Gascogne, et des plus fanfarons ;
Et l’autre Limosin, des plus sots de son âge.
Il les a rencontrés en faisant son voyage.
Le Gascon, m’a-t-on dit, est un mince Égrefin,
Appelle Dardibras, et pour le Limosin
Il a nom Fatignac : il n a jamais, je pense,
Vu que l’arrière-ban.
HORTENSE.
Oronte est en enfance ?
Que veut-il faire, dis, de ces deux malotrus ?
LISIMON.
Ses Gendres.
HORTENSE.
Bon, tu ris ?
LISIMON.
Je te dirai bien plus,
Il a fait deux dédits d’une somme très forte.
HORTENSE.
Peste soit du vieux fou, que le Diable l’emporte.
Mes cousines sans doute en sont au désespoir ?
DORANTE.
Leur recours est en vous.
HORTENSE.
Hé bien, il faudrait voir.
PHILIDOR.
Employez votre esprit, employez votre adresse,
Au nom de votre époux, au nom de sa tendresse,
Rompez ce coup fatal, tâchez...
HORTENSE.
C’est assez dit,
Il ne faut que tirer l’un et l’autre dédit
Des mains de vos rivaux ; j’entreprends votre affaire,
Je jouerai bien mon rôle, allez, laissez-moi faire,
Sait-on point à peu près quelle est leur passion ?
DORANTE.
On dit qu’ils sont tous deux pleins de présomption.
HORTENSE.
C’est ce que je demande. Il faut que mes cousines
Paraissent devant eux mécontentes et chagrines,
Qu’elles ne daignent pas même les regarder.
LISIMON.
On n’aura pas besoin de leur recommander.
HORTENSE.
Comptez donc sur mes soins, je sais par où m’y prendre.
Mais à propos, avant que de rien entreprendre,
Mon mari, suis-je libre, et tout m’est-il permis ?
LISIMON.
Tout ce que tu feras pour servir nos Amis,
Quelque détour hardi, quelqu’effort que tu tentes,
Pour leur faire épouser tes aimables Parentes,
J’approuve tout.
HORTENSE.
Suffit, je vais aller bon train,
Lisette, il faut ici seconder mon dessein.
PHILIDOR.
Ne l’abandonne pas, Lisette, je te prie.
LISETTE.
L’abandonner ? Monsieur, il irait de la vie,
Que je ne voudrais pas la quitter un moment.
HORTENSE.
Oronte vient, je rentre en mon appartement.
Son aspect ne ferait que me mettre en colère.
Tâchez de le gagner, et qu’il nous laisse faire.
Toi, Lisette, suis-moi, nous allons concerter
Comment dans mon projet il faut nous comporter.
Scène III
ORONTE, LISIMON, DORANTE, PHILIDOR, ÉLISE, ANGÉLIQUE
ÉLISE.
Hé ! de grâce mon Père.
ANGÉLIQUE.
Hé ! je vous en conjure,
N’usez point envers nous des droits de la nature.
Ne nous contraignez point.
ORONTE.
Écoutez, mes enfants,
Les dédits sont chacun de douze mille francs ;
Je ne saurais payer une somme si forte.
Épousez ces gens-ci toujours, que vous importe ?
Allez, une autre fois, je vous choisirai mieux.
LISIMON.
Le beau raisonnement !
ORONTE.
L’âge ouvre bien les yeux
Je saurai désormais...
LISIMON.
Il en fera de belles.
ORONTE.
Ah, tais-roi, Lisimon !
LISIMON.
Allez, Mesdemoiselles,
Laissez faire, Monsieur, il saura tout gâter.
Qu’il a fait un beau coup ! il doit bien s’en vanter.
ORONTE.
Cousin, je te promets...
LISIMON.
Laissez-moi là, de grâce,
Je ne veux point vous voir.
ORONTE.
Que veux-tu que je fasse ?
Ces dédits...
PHILIDOR.
S’il le faut, Monsieur, nous les payerons.
ORONTE.
Vous les payerez, oh ! oh !
LISIMON.
Non, non, vos deux Barons
Valent bien ces Messieurs, gardez-les.
ORONTE.
Je vous jure
Que j’en suis fort fâché. Messieurs, je vous assure,
Par rapport au cousin Lisimon votre ami.
LISIMON.
Autre beau compliment.
ORONTE.
Oh ! j’étais endormi,
Quand je...
LISIMON.
Mais à présent voyant votre sottise,
La réparerez-vous ?
ORONTE.
Que faut-il que je dise ?
LISIMON.
Rien, laissez-nous agir.
ORONTE.
Mais quoi ! ne dire rien ?
LISIMON.
Non rien, soyez tranquille.
ORONTE.
Allons, je le veux bien.
LISIMON.
Sans payer les dédits vous sortirez d’affaire.
ORONTE.
Faites donc, je m’en vais passer chez mon Notaire.
LISIMON.
N’allez pas lui parler...
ORONTE.
Oh ! je n’ai garde, adieu.
Scène IV
LISIMON, DORANTE, PHILIDOR, ÉLISE, ANGÉLIQUE
ÉLISE.
Enfin, cher Philidor...
LISIMON.
Bon, voici bien le lieu
De pouffer des soupirs.
DORANTE.
Adorable Angélique...
LISIMON.
À l’autre, détalez.
ANGÉLIQUE.
S’il faut que je m’explique.
LISIMON.
Vous vous expliquerez... Mais quelqu’un vient à nous.
Rentrez.
Scène V
LISIMON, DORANTE, PHILIDOR, ÉLISE, ANGÉLIQUE, VALENTIN
ANGÉLIQUE.
C’est le valet de mon père.
VALENTIN.
Et de vous.
ÉLISE.
Que veux-tu, Valentin ?
VALENTIN.
Ces Messieurs vous demandent...
Ils sont dans votre chambre, attendant.
ANGÉLIQUE.
Qu’ils attendent.
LISIMON.
Non, Cousine, au contraire, il faut les recevoir ;
Mais si mal, que jamais ils ne veuillent vous voir.
ANGÉLIQUE.
Nous vous obéirons, Cousin, je vous assure.
Sans adieu.
Scène VI
LISIMON, DORANTE, PHILIDOR, VALENTIN
LISIMON, arrêtant Valentin.
Valentin, dis-moi, par aventure
L’argent te tente-t-il quelquefois ?
VALENTIN.
Grandement.
Faut-il le demander ? Monsieur, je suis Normand.
Et d’hier seulement j’arrivai de Gascogne.
DORANTE.
Est-ce qu’en ce pays ?...
VALENTIN.
Sur un denier l’on rogne.
Notre Gascon partout, l’un de ces prétendus
Qui viennent de mon Maître épouser les écus.
PHILIDOR.
Il aime donc l’argent ?
VALENTIN.
Vraiment dans le voyage
Il n’a pas dépensé quarante sols, je gage.
Il vivait aux dépens du sot de Limosin
Avant de nous avoir rencontré ; mais enfin
Depuis ce temps tous deux, sans demander le compte,
Dans chaque hôtellerie ont laissé faire Oronte.
Il a payé par tout, de Poitiers à Bordeaux,
Et de Bordeaux ici. Ces maudits Hobereaux...
LISIMON.
Puisque tu les hais tant, et que l’argent te tente,
Tiens, fers leurs deux rivaux qu’ici je te présente,
Tu t’en trouveras bien.
DORANTE, lui donnant de l’argent.
Voilà pour commencer.
PHILIDOR, lui donnant de l’argent.
Accepte encore cela.
VALENTIN.
Je prends sans balancer,
Et je vous veux servir du meilleur de mon âme.
LISIMON.
Tu n’auras seulement qu’à seconder ma femme.
Elle entreprend...
VALENTIN.
Monsieur, quelque dessein qu’elle ait,
Je suis persuadé qu’il aura son effet.
J’ai connu votre femme étant petite fille.
Qu’elle était éveillée, et qu’elle était gentille ?
Malicieuse ! allez, je sais l’esprit qu’elle a,
Nous nous sommes connus pas plus grands que cela.
LISIMON.
Bon ! tu serais son père.
VALENTIN.
Oui, cela pourrait être.
Sa mère m’aimait fort, je l’ai bien su connaître.
Quand en partant...
DORANTE.
Laissons d’inutiles discours
Qui pour le temps présent ne sont d’aucun secours,
Et fais nous seulement récit de ce voyage,
Peut-être en pourrons-nous tirer quelque avantage.
VALENTIN.
Au sortir de Paris... nous couchâmes à Meaux.
PHILIDOR.
Bon ! en Brie. Est-ce là le chemin de Bordeaux ?
VALENTIN.
Hé ! doucement ! Monsieur, tous chemins vont à Rome.
Commençons par Poitiers. Dans un logis qu’est nomme...
N’importe. Le Gascon avec le Limosin,
Qui s’étaient accostés dès longtemps en chemin,
Se trouvant à l’auberge avec Monsieur Oronte,
Nous soupons... le Gascon nous fait conte sur conte ;
Le Commandeur mon oncle, et le Duc mon cousin,
On fait ceci, cela. Que vous dirai-je. Enfin ;
La conversation sur les femmes et filles
Vient à tomber. Vraiment j’en ai deux fort gentilles.
Dit mon benêt de Maître, elles valent beaucoup.
En parlant il buvait toujours le petit coup,
Ah ! que je voudrais bien qu’elles fussent pourvues,
Elles auront du bien. Si vous les aviez vues,
Vous en seriez charmés. Elles sont belles... Bon,
Il ne faut que vous voir, interrompt le Gascon.
Pour juger quelles sont d’une beauté parfaite.
Si vous voulez, Monsieur, c’est une affaire faite,
J’en épouse une. Et moi, dit notre autre hébété,
Qui jusques là n’avait encore qu’écouté,
J’épouse l’autre. Allons, à leur santé, beau-père,
Tope, masse. Voilà comme ils ont fait l’affaire.
PHILIDOR.
Mais ces dédits...
VALENTIN.
Sur l’heure il leur vient du papier.
Mon Maître signe tout, et se laisse lier
Comme un vrai sot qu’il est ; il s’en repent, je pense,
Car ses gendres tous deux remplis d’impertinences
Mais voici le Gascon ; rentrez, et promptement
J’irai vous retrouver dans le même moment.
Scène VII
DARDIBRAS, VALENTIN
VALENTIN.
Monsieur, votre valet.
DARDIBRAS.
Tu me vois en colère.
VALENTIN.
Comment donc, et pourquoi ?
DARDIBRAS.
Cadédis, ce beau père
À qui j’ai cru d’abord qu’était cette maison,
N’en tient au plus qu’un quart : gens de toute façon
Descendent, montent, vont, viennent, veillent, reposent,
Et tout ainsi qu’Oronte en maîtres en disposent.
Dans son Arche Noé n’eut pas tant d’animaux.
Aux bords de la Garonne à moi sont vingt Châteaux,
Qui de tout le pays sont les rares merveilles ;
Je les occupe seul.
VALENTIN, bas.
Avec quelques Corneilles.
DARDIBRAS.
Que dis-tu ?
VALENTIN.
Rien, Monsieur.
DARDIBRAS.
Ce qui m’a plus surpris,
C’est le farouche abord de tes belles Iris,
De ces deux Pimbrenons à qui l’on nous destine,
L’une la larme à l’œil, l’autre faisant la mine,
Celle-ci parlant peu, celle-là point du tout,
J’ai beau m’examiner de l’un à l’autre bout,
Je ne reconnais plus, sandis, le goût des femmes,
Moi dont l’aspect toujours alluma mille flammes.
VALENTIN.
Cela vous fâche donc ?
DARDIBRAS.
Après tout j’étais las
De rencontrer par tout de faciles appas,
J’ignorais la douceur que chacun dit immense
De trouver en amour un peu de résistance.
VALENTIN.
Et vous en trouverez plus que vous ne pensez,
J’ai vu tantôt des gens amoureux, empressez,
Que les filles d’Oronte, (au moins en apparence,)
Ne traitaient point du tout avec indifférence.
DARDIBRAS.
Ah ! qu’entends-je, où sont-ils ?
VALENTIN.
À quatre pas d’ici.
DARDIBRAS.
Il faut s’instruire à fond de cette affaire-ci.
Mais toi qui sert Oronte, avant votre voyage
Quelle conduite avaient ses filles ?
VALENTIN.
Mais... très sage ;
J’en puis répondre, au moins tant que j’en ai pris soin.
Mais je ne dirai pas depuis que j’en suis loin,
Que quelques suborneurs... ces gens là, par exemple.
DARDIBRAS.
Rentre dans la maison, examine, contemple,
Sois sincère surtout, et compte après sur moi,
Je ferai ta fortune, et j’en jure ma foi.
Je te l’ai déjà dit.
VALENTIN.
Monsieur laissez-moi faire.
Bas.
Entrons chez Lisimon pour mettre en train l’affaire,
Et sachons les projets de sa femme.
Scène VIII
DARDIBRAS, seul
Après tout,
Il faut examiner ceci de bout en bout.
Si Valentin dit vrai, sandis, quelle vergogne
Va tomber désormais sur toute la Gascogne !
Si l’un des nourrissons qu’elle estime le plus,
Si Dardibras se trouve au nombre des cocus !
Maris à qui j’ai tant donné de jalousie,
Triomphez, à mon tour j’en ai l’âme saisie.
Maudit dédit par qui j’ai su trop m’engager...
Mardi je suis bien fou, je n’ai qu’à déloger.
Mais je n’ai pas le sol, et ce crédule père,
Ne laisse pas toujours de m’être nécessaire,
Il fournit aux dépens. Mais que vois-je en ces lieux ?
Une divinité qui me descend des Cieux,
Sans doute, je n’ai vu jamais telle merveille.
Pour savoir qu’elle elle est, prêtons un peu l’oreille.
Scène IX
HORTENSE, faisant la petite fille innocente, LISETTE, DARDIBRAS
HORTENSE, en niaise.
Oui, je veux retourner tout à l’heure au Couvent.
LISETTE.
Du moins goûtez un peu du monde auparavant.
HORTENSE.
Moi, rester dans le monde ? hélas qu’y puis-je faire,
Après avoir perdu dans un an père et mère ?
LISETTE.
Sans père ni sans mère on y reste fort bien,
Quand on a comme vous cent mille écus de bien.
DARDIBRAS, à part.
Peste, quel héritage ?
LISETTE.
Et votre tuteur même,
Votre oncle qui vous montre une tendresse extrême,
Doit-il pas vous résoudre à relier parmi nous.
Ma nièce, vous dit-il, choisissez un Époux,
Quand il serait sans bien, qu’il soit noble et vous plaise,
Du choix que vous ferez je serais toujours aise.
HORTENSE.
Pour les hommes j’ai pris trop grande aversion.
LISETTE.
Comment avoir pour eux la moindre passion ?
Vous n’en vîtes jamais. Dès votre tendre enfance
Vous êtes au Couvent. Depuis huit jours je pense,
On vous a fait sortir pour venir en ces lieux
D’un père trépassant recevoir les adieux.
Quels hommes !...
HORTENSE.
J’ai vu ceux qui venaient voir mon Père.
LISETTE.
Et qui, ses Médecins et son Apothicaire ?
Pour donner de l’amour voilà de belles gens,
Ils sont faits pour les morts et non pour les vivants.
HORTENSE.
Les hommes sont-ils pas tous faits de même sorte ?
LISETTE.
La peste que nenni, la différence est forte.
HORTENSE.
Quelle est la bonne espèce ?
LISETTE.
En voici le portrait.
Le sourcil bien marqué, l’œil vif, le nez bien fait,
Le corps droit, toutefois tant soit peu sur la hanche,
Et que la tête aussi sur l’épaule un peu penche,
C’est le bon air, la jambe et les pieds bien tournés,
Le chapeau sur l’oreille et tantôt sur le nez,
L’Estomac débraillé, la main dans la ceinture,
Et l’esprit enjoué.
HORTENSE.
L’agréable peinture.
LISETTE.
Si vous voyiez un homme approchant de cela.
Hem ?
HORTENSE.
Que je l’aimerais, Lisette ?
DARDIBRAS se présentant.
Me voilà.
HORTENSE.
Ah ! fuyons.
DARDIBRAS, courant après.
Arrêtez, adorable Orpheline.
HORTENSE.
Non, Lisette, rentrons... Mais il a bonne mine,
Demeurons un moment pour le considérer.
DARDIBRAS.
Je ressemble au portrait, et veux vous adorer,
Belle Enfant... je suis tel que votre oncle souhaite,
Noble...
HORTENSE.
Il nous écoutait, que dirons-nous, Lisette ?
LISETTE.
Je dirai qu’en Monsieur vous trouvez un trésor,
Noble...
DARDIBRAS.
Quand vous auriez trouvé mon pesant d’or,
Vous auriez moins trouvé.
HORTENSE.
Je sens un trouble extrême...
Je voudrais bien savoir comme on dit que l’on aime.
DARDIBRAS.
Trop aimable innocente.
LISETTE.
On ne dit point cela :
Une fille avouer la tendresse qu’elle a !
DARDIBRAS.
Pourquoi ? laissez-la dire.
LISETTE.
Un semblable langage
Ne se doit point tenir avant le mariage.
HORTENSE.
Mariée ? on dit donc que l’on aime.
LISETTE.
Fort bien,
Une femme le dit quand il n’en est plus rien.
HORTENSE.
Ah ! que je le dirai.
DARDIBRAS.
Son air naïf m’enchante,
Je n’ai jamais senti d’ardeur plus violente.
HORTENSE.
Et moi je n’ai jamais senti ce que je sens,
Certain je ne sais quoi me trouble tous les sens,
Vous en êtes la cause.
DARDIBRAS.
Ah ! Ciel, je m’extasie,
Je goûte le Nectar ensemble et l’Ambroisie,
Contemplant ses appas, entendant ses discours.
LISETTE.
Couronnons promptement de si promptes amours.
DARDIBRAS.
Comment faut-il s’y prendre ?
HORTENSE.
Instruis nous-en, Lisette.
LISETTE.
Il faut parler à l’Oncle, et votre affaire est faite,
Le bon homme sera charmé de votre choix :
Allons-y de ce pas, et parlons lui tous trois.
Mais que lui dirons-nous quel nom est le vôtre ?
DARDIBRAS.
Il est l’amour d’un sexe et la terreur de l’autre,
Me nommant je suis sur de son consentement,
De tout notre pays mon nom est l’ornement,
Dardibras ! Sur la terre on ne trouve point d’homme
Que ce nom n’intimide ; alors que je me nomme,
Il m’étonne moi-même.
HORTENSE.
Il ne me fait point peur,
Au contraire, ce nom redouble mon ardeur.
Scène X
DARDIBRAS, HORTENSE, LISETTE, VALENTIN
VALENTIN.
Je viens vous avertir que la Fille d’Oronte,
Votre Maîtresse...
DARDIBRAS.
Ô Ciel !
LISETTE.
Que dit-il ?
DARDIBRAS.
C’est, un conte
Qu’il vient...
VALENTIN.
Non par ma foi c’est une vérité,
Votre femme future...
DARDIBRAS.
Ah ! me voilà gâté.
VALENTIN.
Un homme à ses genoux...
DARDIBRAS.
Maraud, veux-tu te taire.
LISETTE.
Quoi ! vous aimez ailleurs ? bon Dieu, qu’allais-je faire ?
Rentrons vite, Monsieur n’est pas ce qu’il nous faut.
DARDIBRAS.
Écoutez-moi.
LISETTE.
Non, non.
DARDIBRAS.
Que je sois un maraud...
LISETTE, à Hortense.
Rentrez dans le Couvent pour toute votre vie,
Plutôt que de souffrir...
HORTENSE.
Je n’en ai plus d’envie,
Je ne veux point quitter ce Monsieur-là.
LISETTE.
Comment ?
HORTENSE.
Je ne veux point sans lui rentrer dans le Couvent.
Qu’il s’y mette avec moi.
LISETTE.
Mais vous rêvez, je pense.
DARDIBRAS.
Hé ! ne la grondez point.
LISETTE.
Oh, quelle extravagance !
Au Couvent avec vous !
VALENTIN.
Il est bon là, ma foi.
LISETTE.
Un homme !
VALENTIN, chantant.
Ce serait pour tout le Convent.
DARDIBRAS.
Quoi ?
Tu chante malheureux !
VALENTIN.
C’est une chansonnette,
Monsieur, que l’on m’apprit quand je fus en retraite.
LISETTE.
Ça Monsieur, en deux mots il faut nous parler net.
Vous êtes engagé.
DARDIBRAS.
Rien n’est encore fait.
VALENTIN.
Monsieur n’a qu’un dédit.
DARDIBRAS, à Valentin bas.
De quoi vas-tu l’instruire,
Tais-toi ; ton zèle ici ne fait rien que me nuire.
À Hortense.
J’ai fait avec Oronte, ainsi qu’il vous le dit,
Un papier griffonné manière de dédit.
VALENTIN.
De quatre mille écus !
DARDIBRAS, à Valentin bas.
C’est donc pour me déplaire
Que tu...
VALENTIN.
Vous oubliez la moitié de l’affaire,
Je vous fais souvenir autant que je le puis.
DARDIBRAS.
Je m’en souviens sans toi. Je ne sais où j’en suis.
LISETTE.
Monsieur, si vous pouvez r’avoir votre promesse,
Vous pourrez obtenir la main de ma Maîtresse,
Aussi facilement que vous avez son cœur.
DARDIBRAS.
Ah ! c’est en quoi je mets mon souverain bonheur.
LISETTE.
Ne paraissez donc plus que dégagé d’Oronte.
Ma Maîtresse n’a pas mérité qu’on l’affronte,
Elle est jeune.
DARDIBRAS.
Je vais contenter vos souhaits.
Adieu.
HORTENSE.
Je ne veux plus vous quitter désormais.
DARDIBRAS.
Je vais trouver Oronte ; et quoiqu’il en advienne,
Retirer ma parole et lui rendre la sienne.
LISETTE.
Mais sur tout le secret.
DARDIBRAS.
Comment ? vous moquez-vous ?
Demander du secret aux Gascons, Cadebious,
Si nous n’en avions pas nous troublerions les Villes,
On n’y verrait jamais de ménages tranquilles.
HORTENSE.
Vous me quittez sitôt ?
DARDIBRAS, à Valentin.
Elle va bien pleurer.
LISETTE.
Non, non.
DARDIBRAS, à Lisette.
Si mon départ va la désespérer ?
LISETTE.
Ne craignez rien.
HORTENSE.
Restez.
DARDIBRAS.
À regret je vous quitte,
Mais enfin, belle Enfant, j’en reviendrai plus vite.
HORTENSE.
Ne tardez pas.
DARDIBRAS.
Je vole...
À part.
Informons-nous pourtant,
Si les cent mille écus sont en argent comptant.
Scène XI
HORTENSE, LISETTE, VALENTIN
HORTENSE.
Voilà le plus fort fait. Il est encore à craindre
Qu’il ne demande... Mais nos voisins sauront feindre,
Ils sont tous prévenus, j’ai fait prendre ce soin.
Mon mari doit passer pour mon oncle au besoin.
Enfin j’ai su prévoir jusques au moindre obstacle,
Car duper un Gascon au moins c’est un miracle.
Il ne peut faire un pas, il ne peut dire un mot,
Que nous ne le sachions, on le fuit. L’autre sot...
VALENTIN.
Sorti de l’arrière-ban la campagne passée,
Il en fut, m’a-t-on dit, la fable et la risée.
Sans esprit, toutefois il se croit beau garçon.
Il a de l’amour propre autant que le Gascon.
HORTENSE.
Tant mieux nous le tenons.
VALENTIN.
Ça rendez moi justice,
N’ai-je pas comme il faut seconder l’artifice,
Comme vous le vouliez aider votre dessein ?
HORTENSE.
Fort bien, mais concertons pour notre Limosin
Quel piège nous tendrons.
VALENTIN.
Ah ! le voilà, je pense,
L’autre de son bonheur aura fait confidence
S’ils se sont rencontrés. Que Diable dirons-nous !
HORTENSE.
Changeons de batterie.
VALENTIN.
Il vient, éloignez-vous.
Scène XII
FATIGNAC, VALENTIN, HORTENSE et LISETTE, au fond du théâtre
VALENTIN, à part.
Il me paraît chagrin.
FATIGNAC.
Peste soit du beau-père.
Je voudrais pour beaucoup que ce fût à refaire.
VALENTIN.
Qu’avez-vous, Monsieur ?
FATIGNAC.
J’ai que je suis fâché.
J’ai fait avec Oronte un fort mauvais marché.
Sa larmoyeuse Élise, et sa sombre Angélique,
Quoique jeunes, n’ont rien cependant qui me pique,
Je ne les aime point, elles pleurent toujours,
Et je n’ai jamais vu de si tristes amours.
On disait à Paris les filles si joyeuses.
HORTENSE, pleurant et contrefaisant la veuve.
Ah !
FATIGNAC.
Qu’est-ce que j’entends ? encore des pleureuses ?
Je pense qu’il en pleut.
HORTENSE.
Perdre un époux chéri.
VALENTIN.
C’est une Veuve qui...
FATIGNAC.
Qui n’a plus de mari ?
VALENTIN.
À peu près : on la voit se lamenter sans cesse.
FATIGNAC.
Elle est ma foi jolie avec cette tristesse.
VALENTIN.
Monsieur, je n’aime point à voir pleurer les gens ;
Éloignons nous.
FATIGNAC.
Dis-moi, loge-t-elle céans ?
VALENTIN.
Vraiment cette maison, et si grande et si belle,
Est un de ses effets.
FATIGNAC.
Mais Oronte ?...
VALENTIN.
Tient d’elle
Un simple appartement.
FATIGNAC.
Hé ! le crasseux.
HORTENSE, sanglotant.
Hélas !
Je ne te verrai plus.
FATIGNAC, pleurant.
Ses pleurs ont tant d’appas,
Que je crois que j’en pleure.
VALENTIN, feignant de pleurer.
Et moi je fonds en larmes.
Que ce sexe sur nous a de puissantes armes !
Ma foi, sortons d’ici, pourquoi nous chagriner.
Elle n’a que des pleurs, Monsieur, à nous donner,
Car les vingt mille francs qu’elle a de bonne rente,
Elle les garde bien.
FATIGNAC.
Vingt mille ?
VALENTIN.
Près de trente,
Que ne les donne-t-elle à vous ou bien à moi,
On la consolerait de bon cœur.
FATIGNAC.
Oui ma foi,
Moi sur tout. Ah ! jarni, si je pouvais lui plaire !
J’ai charmé vingt guenons, sans dessein de le faire ;
Ah ! qu’il vaudrait bien mieux à présent...
HORTENSE.
Cette nuit
J’ai vu ce cher époux qui sans cesse me suit.
Mais dans trop de plaisir ce souvenir me plonge,
Je veux être affligée.
VALENTIN.
Elle allait dire un songe,
Aussi beau que celui de Thyeste[1].
FATIGNAC.
Comment ?
HORTENSE, regardant Fatignac.
Mais ne revois-je pas cet époux si charmant ?
FATIGNAC.
Elle me prend pour lui.
HORTENSE.
Voilà son air, sa grâce,
C’est lui-même. C’est toi, cher époux, que j’embrasse.
FATIGNAC.
Tout coup vaille, voyons jusqu’où va sa douleur,
Je veux me laisser faire. Hé n’ayez point de peur.
Hortense feint de s’évanouir, et se penche sur Lisette.
Je vous aime... À ce mot je pense qu’elle pâme !
VALENTIN.
Monsieur, c est le défunt qui trouble encor son âme.
FATIGNAC.
Dans cette pamoison on dirait qu’elle dort.
Que diantre votre Veuve aimait donc bien ce mort ?
LISETTE.
Vous le voyez, Monsieur.
HORTENSE, le tirant rudement.
Cher ombre reste encore,
N’échappe pas sitôt à celle qui t’adore.
FATIGNAC.
Et je ne bouge pas, je suis trop attendri.
HORTENSE, comme en sursaut.
Ah ! je reviens à moi, ce n’est point mon mari.
FATIGNAC.
Qu’est-ce que cela fait ?
HORTENSE.
Mais quelle ressemblance.
T’en souvient-il, Lisette ?
LISETTE.
Oui, j’en ai souvenance.
Mais Monsieur est mieux fait que n’était votre Époux.
FATIGNAC.
Et plus beau.
HORTENSE.
Je me meurs.
VALENTIN, bas, à Fatignac.
Cela va bien pour nous.
HORTENSE.
Lisette, je ma trouve en un désordre étrange.
VALENTIN, à Fatignac, bas.
Si la Veuve, Monsieur, pouvait prendre le change,
Souvenez-vous de moi.
FATIGNAC, à Hortense.
Vous avez des appas...
Hé bien... le mort est mort... et je ne le suis pas.
Laissez là le défunt, puisqu’il n’est plus en vie,
Il ne reviendra pas, il n’en a pas d’envie,
Prenez-moi, je suis vif, alerte, gai, fringant,
Mais un trépassé laid...
HORTENSE.
Vous lui ressemblez tant,
Que sans aller plus loin, qui que vous puissiez être.
Je fais votre fortune.
LISETTE.
Eh quoi ! sans le connaître ?
FATIGNAC.
De quoi vous mêlez-vous ? je suis Baron, d’abord.
Quand on plaît à Madame, et qu’on ressemble au mort,
En faut-il davantage ? et si de ma fortune
Elle veut prendre soin.
HORTENSE.
Vous êtes importune.
Quand Monsieur n’aurait pas la qualité qu’il a,
Il suffit que je l’aime.
FATIGNAC.
Il ne faut que cela.
Mais pour vous contenter et faire mon éloge,
Mon nom est Fatignac, et mon pays Limoge.
HORTENSE.
Qu’entends-je ?
LISETTE.
Fatignac ! quoi Monsieur, c’est donc vous,
Qui d’Angélique ici venez être l’Époux ?
Vous vouliez nous tromper avec votre air si sage,
Avez-vous ce cœur-là, petit cruel ?
FATIGNAC.
J’enrage.
LISETTE.
Vous avez un dédit !
FATIGNAC.
Hé bien : je le payerai,
Et devant vous tantôt je le déchirerai.
Il tire le dédit de sa poche.
Voilà toujours celui d’Oronte, chère Veuve.
De ma sincérité il faut une autre preuve,
Faites de ce papier tout ce qu’il vous plaira.
HORTENSE, dédaignant de prendre le dédit.
Cela suffit.
LISETTE, l’arrachant.
Donnez, on l’examinera.
FATIGNAC.
Oh ! ça donc, c’est donc fait ?
HORTENSE.
Hé ! oui, je vous épouse,
Dût la fille d’Oronte en devenir jalouse,
Dussent mes héritiers cent fois en enrager,
Je vous donne mon bien.
VALENTIN, bas, à Fatignac.
Il faudra partager,
Au moins.
FATIGNAC, à Valentin, bas.
Ah ! nous verrons.
HORTENSE.
Que tout ceci se passe
Sans qu’on en sache rien épargnez-moi de grâce,
Épargnez ma faiblesse.
FATIGNAC.
Allez, je suis discret,
Tenez, je dis toujours ce que je n’ai pas fait ;
Ce que j’ai fait jamais, car j’en ai fait de belle :
Au moins, et dans Limoge avec des Demoiselles,
Tout le monde la su, mais je n’en ai dit rien,
Je suis des plus secrets.
HORTENSE.
Hé ! vous faites fort bien.
FATIGNAC.
À quoi bon divulguer les faveurs que l’on donne,
J’aimerais mieux jamais n’en donner à personne.
HORTENSE.
J’entends quelqu’un. Je rentre en mon appartement,
Vous viendrez m’y trouver dans le même moment,
J’enverrais Valentin qui saura vous conduire.
Scène XIII
FATIGNAC, DARDIBRAS
FATIGNAC.
C’est le Gascon, je vais de tout ceci l’instruire ;
J’ai promis cependant de garder le secret,
Mais il est mon ami, de plus homme discret.
DARDIBRAS.
Ah fortuné mortel ! ah douceur sans seconde !
Cher Fatignac, tu vois le plus content du monde.
FATIGNAC.
Votre contentement n’égale pas le mien ;
Les Rois auprès de moi maintenant ne sont rien.
DARDIBRAS.
Les Dieux portent envie à mon bonheur suprême ;
En un mot, cher ami, l’on m’aime autant que j’aime.
FATIGNAC.
Et moi, l’on m’aime plus que je n’aime, et pourtant
J’aime beaucoup. Enfin je suis plus que content,
Consoler l’affligée !...
DARDIBRAS.
Enseigner l’ignorante !
FATIGNAC.
Que j’aurai de plaisir !
DARDIBRAS.
Félicité charmante !
Une jeune Orpheline avec cent mille appas,
Avec cent mille écus se jette entre mes bras.
FATIGNAC.
Une Veuve très belle en m’épousant m’apporte,
Avec autant d’appas une somme aussi forte.
DARDIBRAS.
Que les filles d’Oronte ont de minces attraits,
Près de la mienne ?
FATIGNAC.
Hé ! si les attraits... les plus laids...
DARDIBRAS.
À cet aimable Enfant je vais rendre visite.
FATIGNAC.
Moi de même à ma Veuve.
DARDIBRAS.
Adieu donc je te quitte.
FATIGNAC, à part.
Ne nous éloignons pas.
DARDIBRAS, à part.
Bon ! demeurons ici.
FATIGNAC, à part, apercevant Hortense.
Ah ! jarni, la voilà.
DARDIBRAS, à part, l’apercevant aussi.
Cadédis, la voici.
Scène XIV
DARDIBRAS, FATIGNAC, HORTENSE au fond du théâtre, VALENTIN
VALENTIN, bas, à Fatignac.
Par l’escalier à gauche il vous faut monter vite
Tout en haut, et dans peu l’on vous y rend visite ;
Votre Veuve...
FATIGNAC.
J’entends, j’y monte promptement.
Scène XV
DARDIBRAS, HORTENSE, VALENTIN
VALENTIN, à Dardibras.
Je vous en ai défait assez adroitement.
L’Orpheline venait, j’ai crû...
DARDIBRAS.
Je t’en rends grâce.
Laisse-nous.
Scène XVI
DARDIBRAS, HORTENSE, en niaise
DARDIBRAS.
Maintenant que faut-il que je fasse,
Belle Enfant ? j’ai rompu cet important dédit,
Oronte de la somme un an me fait crédit,
J’ai donné mon billet qu’il a bien voulu prendre.
Il voulait cependant me retenir pour gendre,
Mais enfin c’en est fait. J’ai vu votre Oncle aussi.
HORTENSE.
Hé ! que vous a-t-il dit ?
DARDIBRAS.
Bon, mon neveu par-ci
Et mon neveu par-là, sa joie est sans pareille.
Ma figure et mon nom ont fait d’abord merveille.
HORTENSE.
Et comment l’avez-vous rencontré ?
DARDIBRAS.
Par hasard.
Des gens me l’ont montré. Peste c’est un gaillard...
Il est tout jeune encor. Cependant de sa vie
Il ne veut prendre femme, il n’en a point d’envie,
Il nous laisse son bien jusqu’au dernier denier.
Scène XVII
DARDIBRAS, FATIGNAC, HORTENSE
FATIGNAC, essoufflé.
Valentin est plaisant, il m’envoie au grenier.
Apercevant Hortense et Dardibras.
Mais que vois-je ?
DARDIBRAS.
Tu vois l’agréable Orpheline,
Ami, que mon bonheur aujourd’hui me destine.
FATIGNAC.
C’est ma Veuve.
DARDIBRAS.
Ta Veuve.
FATIGNAC.
Hé ! oui vraiment ce l’est.
DARDIBRAS.
Parce qu’elle est en deuil ? peste soit du benêt.
FATIGNAC.
Je ne suis point benêt, c’est ma Veuve elle-même...
DARDIBRAS.
Serait-il donc possible, et que par stratagème...
Pour rompre les dédits... Ah, quelle trahison !
Vous osez à votre âge attraper un Gascon !
FATIGNAC.
Bien plus un Limousin !
DARDIBRAS.
Ah ! quelle perfidie !
HORTENSE, riant.
Ah ! ah ! ah !
DARDIBRAS.
Vous riez, animal amphibie,
Êtes-vous fille ?
HORTENSE, riant.
Point.
DARDIBRAS.
Êtes-vous veuve ?
HORTENSE, riant.
Non.
FATIGNAC.
Ni l’un ni l’autre ?
HORTENSE, le contrefaisant.
Hé ! non.
DARDIBRAS.
Qui donc êtes vous donc ?
De Monsieur ou de moi vous trahissez la flamme.
HORTENSE.
Peut être de tous deux.
FATIGNAC.
Comment ?
Scène XVIII
DARDIBRAS, FATIGNAC, HORTENSE, LISIMON
LISIMON.
Bonjour ma femme.
DARDIBRAS.
En voici bien d’un autre !
HORTENSE.
Ah ! mon mari c’est vous ?
DARDIBRAS.
Il était tantôt l’oncle, à présent c’est l’époux.
Et fille, et veuve, et femme, et Diable qui t’en porte,
Visage a-t-il jamais changé de cette sorte !
Innocente, affligée, enjouée, est-ce assez ?
Scène XIX
ORONTE, LISIMON, DORANTE, PHILIDOR, HORTENSE, LISETTE, DARDIBRAS, FATIGNAC, VALENTIN, ÉLISE, ANGÉLIQUE
DARDIBRAS, à Oronte.
Ah ! beau-père futur.
ORONTE.
Ah ! mes gendres passés.
FATIGNAC, à Oronte.
Vous étiez donc aussi de cette manigance.
DARDIBRAS.
Dans peu nous en saurons marquer notre vengeance.
HORTENSE, à Dardibras et à Fatignac.
Ne vous fâchez point tant, Messieurs ; il est permis
Contre tous en tout temps de servir ses amis.
Montrant Philidor et Dorante.
Ces Messieurs sont les miens, ils aiment mes Cousines.
DARDIBRAS.
Fort bien, beau-père, époux, amis, voisins, voisines,
Nous trompaient, qui payera ?...
ORONTE.
Je vous rends vos écrits.
Et vous fais reconduire où je vous avais pris
À mes frais et dépens.
DARDIBRAS.
J’y consens avec joie,
Et ne crois pas qu’ici de longtemps on me voie.
Je retourne au pays.
VALENTIN.
Je vous y conduirai
Monseigneur Dardibras.
DARDIBRAS.
Je te retrouverai
Quelque part.
FATIGNAC.
Ah coquin ! si tu viens à Limoge.
VALENTIN.
Monsieur, en arrivant c’est chez vous que je loge.
DARDIBRAS, à Philidor et à Dorante.
Adoucias, Messieurs les fortunés époux,
Les femmes de Paris en savent trop pour nous.
FATIGNAC.
C’est bien dit. Moi je vais dans l’un de nos villages
Planter des choux, Adieu la femme aux trois visages.
ORONTE, à Philidor et à Dorante.
Messieurs, sans compliment, mes Filles sont à vous,
Je vous les donne, entrons et réjouissons-nous.
[1] L’un des plus beaux endroits de la Tragédie d’Atrée et Thyeste. (note de l’auteur.)