La Femme aux œufs d’or (CLAIRVILLE - DUMANOIR)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 22 novembre 1852.

 

Personnages

 

HECTOR, étudiant

BLANCMIGNON, maître de ballet

FREMOUILLOT, chef d’orchestre

ROSITA

CHILPÉRIC, ami d’Hector

LÉONARD, ami d’Hector

AUTRES ÉTUDIANTS, amis d’Hector

 

Une chambre d’Étudiant, meublée plus que simplement.

 

Scène première

 

HECTOR, CHILPÉRIC, LÉONARD, DEUX AUTRES ÉTUDIANTS

 

Ils sont autour d’une table, couverte de plats de toutes sortes et de bouteilles de toutes formes. Un d’eux est assis à gauche et fume.

CHŒUR.

Air de la Mazurka.

Ah ! vive un repas joyeux !
Gais propos, vin mousseux
Qui répand en tous lieux
L’ivresse et la folie !
Ah ! fêtons dans ce séjour,
L’amitié qui nous lie ;
Et l’amour
(bis.)
Ce soir aura son tour.

CHILPÉRIC.

Messieurs, avant de nous séparer, un toast à notre amphitryon !...

TOUS.

Ça va !

CHILPÉRIC, levant son verre.

À Hector, le riche !

LÉONARD.

À Hector, le millionnaire !

HECTOR, se défendant.

Mais non, mais non, messieurs... je vous donne ma parole que je ne suis pas millionnaire... la preuve, c’est que je suis étudiant... Quinze cents francs de pension, payés très exactement par papa... deux cents francs de loyer, payés très inexactement par moi... voilà mon budget, mon bilan, actif et passif.

CHILPÉRIC.

Allons donc !... Est-ce qu’avec quinze cents francs de pension, tu nous donnerais des festins flamboyants dans ce goût-là ?...Allons donc !

TOUS.

Allons donc !

HECTOR, se dandinant sur sa chaise.

Et vous vous demandez : ah ça ! ou ce diable d’Hector pêche-t-il de la monnaie ?... pas possible, il trouve des billets de banque dans les rues... ou bien, il fait de la fausse monnaie dans ses moments perdus... ou bien encore, il est joli garçon et il en use... Non, messieurs, non... je suis peut-être joli garçon, mais je n’en use pas.

LÉONARD.

J’y suis... Tu fais des affaires à la Bourse !

HECTOR.

Tu n’y es pas du tout... je n’ai aucune relation avec le quatre et demi... je ne possède ni rentes de Naples, ni lots du Piémont, ni métalliques d’Autriche, ni même du trois pour cent Espagnol !... ces valeurs étrangères me le sont plus qu’à personne.

CHILPÉRIC.

Mais alors, dis-nous...

HECTOR, baissant la voix.

Vous n’en parlerez à quiconque ?... vous me garderez le secret ?

TOUS.

Nous le jurons !

HECTOR.

Allons ! je me dévoile... Messieurs, j’ai deux propriétés que je cultive avec soin, et dont je tire d’excellents revenus.

LÉONARD.

Deux terres ?...

CHILPÉRIC.

Deux fermes ?...

EUGÈNE.

Deux maisons ?...

LÉONARD.

Deux manufactures ?...

HECTOR.

Deux oncles !

TOUS.

Hein !

HECTOR.

Deux simples oncles !

TOUS.

Ha ! ah ! ah !

LÉONARD.

Laisse-donc, ça ne rapporte rien, les oncles... Et c’est si usé !...

EUGÈNE.

On ne s’en sert plus, même au Gymnase.

HECTOR, avec dédain.

C’est que le Gymnase n’a jamais compris l’oncle... L’oncle, bien entendu, c’est une inem qu’il faut creuser, une biche qu’il faut traire, un citron qu’il faut presser... Et jugez-donc ! quand on a deux mines, deux biches et deux citrons !... Voilà mon industrie, ma branche de commerce, ma spécialité !

Ils se lèvent.

Air : du Verre.

Grâce aux fruits de la parenté,
Ils sont passés, ces jours d’orage,
Où, vers le Mont-de-Piété,
J’allais mettre ma montre en gage.
Aujourd’hui j’emprunte toujours,
Mais la chose est bien différente...
J’aime bien mieux avoir recours
À mes deux oncles qu’a ma tante !

LES AUTRES.

Il aime mieux, etc.

CHILPÉRIC.

Des oncles... des oncles !... le plus difficile n’est pas d’en avoir... mais la manière de s’en servir ?

HECTOR.

Je t’attendais là... J’ai deux oncles, capital social, dix mille francs de rente... L’un, paternel, nommé Fremouillot, est musicien et chef d’orchestre au théâtre royal de Draguignan... L’autre, maternel, intitulé Blancmignon, est un ancien zéphyr, retiré de la danse active... mis à la retraite pour cause de lombago... et aujourd’hui maître de ballets à Lyon...

LÉONARD.

Deux artistes !... Diable !

HECTOR.

Ces deux vieux et vénérables grigous ne m’avaient jamais envoyé un monaco... parce qu’on leur avait fait croire que messieurs les étudiants s’en vont à la chaumière...

CHILPÉRIC, continuant.

Pour danser...

HECTOR, achevant.

La polka, et autre danse étrangère... La province est si arriérée ! Là dessus, il me germe une idée... j’écris à Fremouillot...

LÉONARD.

Le chef d’orchestre ?...

HECTOR.

Oui... que je me suis marié.

TOUS.

Ah ! bah !

HECTOR.

Que j’ai épousé miss Pénélope Bricabrac, cantatrice du théâtre de Covant-gardant à London... et j’écris le même jour à Blancmignon...

CHILPÉRIC.

Le zéphyr en retraite ?...

HECTOR.

Que j’ai pris en légitime mariage la signora Sierra-Morena Sarragosse, première danseuse du théâtre de Madrid.

LÉONARD, riant.

Marié !... deux fois !...

HECTOR.

Bigame, mon bon, bigame... Je les priais, en post-scriptum de m’envoyer leur bénédiction par la poste... avec quelque chose pour payer le port...

CHILPÉRIC.

Et ils t’ont envoyé...

HECTOR.

Deux magnifiques cadeaux de noces, pour mes deux épouses !... celui de Draguignan, un superbe trousseau... et l’autre un cachemire de Lyon, avec deux cents marrons du même crû... comme il n’y avait pas de noyaux dans les marrons, j’en gratifiai le petit de la portière.

LÉONARD.

Et qu’as-tu fait du cachemire ?

HECTOR.

Le cachemire... je l’ai lavé... et tenez, j’y pense... vous on avez mangé du cachemire.

TOUS.

Ah ! bah !

HECTOR.

Air du vaudeville du Rémouleur.

Oui, mangé, le mot peut se dire,
Ce terme convient tout-à-fait :
Car mon superbe cachemire
Fut dévoré dans un banquet.
Moi, l’amphitryon, d’un air calme,
On me vit vous le partager...
Et, quand vous me donniez la palme,
Moi, je vous en faisais manger.

EUGÈNE.

Et le trousseau de l’anglaise ?

HECTOR.

Converti en espèces métalliques, sonnantes, ayant cours.

EUGÈNE.

Et c’est sans doute avec le produit de la chose que tu nous a donné, il y a deux mois, ce festin de Balthazar, aux Frères provençaux ?

HECTOR.

Non... attendez... c’était à la naissance de mon premier né.

TOUS.

Qu’est-ce qu’il dit ?

HECTOR.

Deuxième idée !... Mon espagnole était devenue mère... après le temps voulu par les règlements... et mon oncle Fremouillot, parrain du petit, m’avait envoyé une layette... des petits bonnets, des petits béguins, des petites brassières... J’ai lavé tout ça...

CHILPÉRIC.

Encore ?

HECTOR.

Oui, mes amis, j’ai lavé les langes de mon enfant... Inutile de vous dire que, de son côté, mon anglaise ne tarda pas à se trouver dans une position intéressante... Nouvelle lettre de faire part : la mère et l’enfant se portent bien... Nouveau parrain, nouvelle layette, nouveau lavage.

LÉONARD.

Est-il propre, cet Hector !

HECTOR.

Mais, oui, je suis assez propre.

CHILPÉRIC.

C’est très bien... Mais comment continuer à extraire des carottes de messieurs tes oncles ?...

HECTOR, tirant son mouchoir et pleurant.

Ah ! mes amis !...

TOUS.

Quoi donc qu’est-ce qu’il a ?

HECTOR.

J’ai bien peur que Sierra-Morena, habituée au ciel bleu de l’Espagne, ne puisse résister au climat du pays latin... Quant à Pénélope Bricabrac, elle file un fichu coton...

Frappant sur ses poches vides.

J’aurai incessamment la douleur d’annoncer leur trépas à mes pauvres oncles, en les priant de m’envoyer quelque petite chose pour calmer mon désespoir.

CHILPÉRIC.

Les tuer, malheureux !... tuer la poule aux œufs d’or !... qu’est-ce que tu ferais, après ?...

HECTOR, gaiment.

Je recommencerai... C’est bien simple... je serai veuf... je tournerai indéfiniment dans le même cercle, comme les chevaux du cirque... J’ai déjà jeté les yeux sur une jeune Allemande, dont j’attends une postérité qui enfoncera celle de la mère gigogne... quel lavage !

LÉONARD.

Une Allemande ?... Pourquoi donc épouses-tu toujours des exotiques ?

HECTOR.

Que tu es jeune, mon pauvre ami !... si j’épousais des françaises, il faudrait qu’elles écrivissent a mes oncles... je serais obligé de corrompre un écrivain public, ou de faire des faux en écriture privée.

CHILPÉRIC.

Je te proclame grand homme !

HECTOR, se levant.

Maintenant, messieurs, au billard !

On entend le bruit d’une dispute à droite.

TOUS.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

HECTOR.

Du bruit chez ma voisine !

CHILPÉRIC.

Bah ! tu as une voisine ?

LÉONARD.

Gentille ?

CHILPÉRIC.

Une grisette ?

HECTOR.

Je n’ai pas pu encore définir sa spécialité...

Le bruit redouble on entend une voix d’homme.

Tiens !... un organe mâle !

CHILPÉRIC.

Il paraît que la voisine est accompagnée d’un voisin !

VOIX D’HOMME, en dehors.

Non, je ne m’en irai pas que je n’aie reçu...

HECTOR.

Je reconnais l’organe... c’est celui du propriétaire... il vient toucher son terme...

LE VOISIN.

Mais, encore une fois, mademoiselle...

On entend le bruit d’un soufflet.

HECTOR.

Je crois qu’il a touché autre chose.

LÉONARD, au fond.

La porte s’ouvre ! elle sort de chez elle !...

CHILPÉRIC.

Ah ! ça, mais, en quoi est donc le mur qui vous sépare ?... on entend tout ce qui se passe dans l’autre chambre !

HECTOR.

Je ne sais pas si le mur mitoyen est en caoutchouc... ou en baudruche... le fait est que j’entends tout ce que fait ma voisine.

LÉONARD.

Et que fait-elle ?

HECTOR.

Ça ne vous regarde pas, polisson !

CHILPÉRIC.

Voyons, messieurs, nous n’en finirons pas... au billard !

TOUS.

Au billard !

CHŒUR.

Air : du Hussard de Felsheim.

Dépêchons-nous, le temps se passe,
Nous avons déjeuné fort tard ;
Reste à prendre la demi-tasse,
Et nous la jouerons an billard.

HECTOR.

Moi, le plus adroit des bigames,
Il faut qu’ici je range tout.
Attendez-moi : car j’ai deux femmes
Qui ne me servent pas beaucoup.

REPRISE.

Dépêchons-nous, } le temps se passe, etc.
Dépêchez-vous,   }

 

 

Scène II

 

HECTOR, seul

 

Rangeant les chaises, la table, etc.

Mettez-vous donc en ménage, ayez donc une paire d’épouses... pour ranger vous-même les assiettes !... Il y des moments où je voudrais que les deux compagnes de ma vie ne fussent pas deux chimères... parole d’honneur ! il y a des moments où j’en rêve une troisième... véritable.

ROSITA, en dehors.

Revenez-y !...

HECTOR.

Le timbre de la voisine !... Elle est sur le carré !

Il ouvre la porte du fond et l’on voit le palier.

 

 

Scène III

 

HECTOR, ROSITA

 

ROSITA, en dehors, s’appuyant sur la rampe de l’escalier.

Et vous, madame, ne le laissez plus sortir... il est trop coureur.

HECTOR, près de la porte.

Trop coureur ?... Pardon, ma voisine, est-ce que madame la propriétaire aurait égaré son chat ?

ROSITA, sur le carré.

Non, mon voisin, c’est son mari qui cherchait à s’égarer chez moi.

HECTOR.

Chez vous !

ROSITA, toujours sur le carré.

Il vient, comme ça, m’offrir son cœur tous les trois mois...

HECTOR.

Et ce terme-ci... j’ai entendu votre réponse.

ROSITA.

Bonjour, mon voisin.

Elle va pour rentrer chez elle.

HECTOR.

Ah ! vous me fuyez, voisine ?... vous avez peur de moi ?

ROSITA, entrant résolument, en passant devant lui.

Moi, peur d’un homme ?... allez demander au propriétaire.

HECTOR.

Qu’est-ce que vous en avez fait ?

ROSITA.

Voyant que ma réponse ne l’avait pas suffisamment calmé, je l’ai pris sous mon bras, et je l’ai descendu chez sa femme.

HECTOR.

Ah ! vous l’avez descendu ?... Savez-vous qu’une petite femme comme vous égale quatre hommes, plus un caporal !...

À voix basse.

Quand j’aurai peur, j’irai vous demander l’hospitalité... sur les minuit, une heure.

ROSITA.

Comme il vous plaira, mon voisin.

HECTOR.

Hein ? vous avez dit ?

ROSITA.

Comme il vous plaira.

HECTOR, à part.

C’est une Spartiate !

Haut.

Seriez-vous Spartiate, ma voisine ?

ROSITA.

Non, mon voisin... seulement je dois vous prévenir que le porte un poignard à ma jarretière.

HECTOR.

Ah !... C’est un genre comme un autre... mais, entre nous, ça ne se porte plus... c’est très mal porte.

ROSITA.

Bah ! ça ne se voit pas.

HECTOR, à part.

Il ne manquerait plus que ça.

Haut.

De sorte, qu’ayant cet ustensile sous la main, vous ne me craignez pas ?...

ROSITA.

Pas le moins du monde.

Air de Léonide.

Je ne veux pas vous effrayer,
Mais, vrai, qui s’y frotte s’y pique,
Et, si vos aimez le tragique,
Mon cher, vous pouvez essayer.

Grisette cosmopolite,
J’ai parcouru l’univers :
Or, maintenant je profite
De mes voyages divers.

Qui, pour m’en servir à Paris,
S’il fallait défendre mes charmes,
J’ai pris les différentes armes
Des femmes de tous les pays.

Partout la mode est fantasque :
En Turquie, où c’est au mieux,
Chaque femme porte un masque
Qui la dérobe à vos yeux.

En Russie, objets de stupeur,
Toutes les femmes se défendent
Par des costumes qui les rendent
Respectables à faire peur.

Les Sauvages, au contraire,
Combattent avec un arc :
Car leur costume ordinaire
Ferait peu de Jeanne d’Arc.

À Londres (c’est un peu moins loin),
Les femmes les plus vaporeuses
Ont des poignes très vigoureuses,
Et boxeraient même au besoin.

L’Italienne jalouse
Porte une dague en bijou,
Et la terrible Andalouse
Un poignard à son genou !

Comme il faut une arme avant tout,
Et que partout on peut en prendre,
Afin de pouvoir me défendre,
J’ai pris quelque chose partout.

Oui, partout je le proclame,
Excepté pourtant, hélas !
En France, où la faible femme
Ne se défend presque pas.

Vrai, sans vouloir vous effrayer,
À moi qui se frotte se pique ;
Mais, si vous aimez le tragique,
Mon cher, vous pouvez essayer.

HECTOR.

Eh ! ma voisine, vous êtes une maîtresse femme.

ROSITA.

Oui, mon voisin.

HECTOR.

Mais quel motif à pu vous conduire en Turquie, en Angleterre, en Espagne ?... Tenez, faites-vous connaître à moi, et je me ferai connaître à vous.

ROSITA.

Oh ! vous, je vous connais déjà... comme si nous habitions la même chambre... de chez moi, j’entends tout ce que vous dites... J’ai bien ri de l’histoire de vos deux oncles... ha ! ha ! ha !... Mais je cause, et il faut que je livre pour ce soir trois costumes pour un grand bal masqué.

HECTOR.

Ah ! c’est là votre partie ?... vous êtes dans les costumes de bal ?... c’est gentil.

ROSITA.

À votre service, mon voisin... quand il vous faudra quelque chose, vous n’aurez qua frapper au mur mitoyen...

Saluant.

Rosita... (c’est mon nom) Rosita confectionne costumes de bal, débardeurs, laitières, marquises, bergères, sultanes, fait et tient tout ce qui concerne son état, au plus juste prix.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonné.

Adieu, mon voisin, je vous quitte ;
Je serai toujours, sur ma foi,
Prête à revenir au plus vite,
Si vous avez besoin de moi.
(bis.)

HECTOR.

Je voudrais, sur la jarretière,
Jeter un amoureux regard.

ROSITA.

Il faudrait commencer par faire
Connaissance avec le poignard...
Méfiez-vous de mon poignard.

HECTOR.

Adieu, voisine, partez vite !
Car sans avoir le moindre effroi,
L’arme qui jamais ne vous quitte
Fait aussi quelque effet sur moi.

ROSITA.

Adieu, mon voisin, etc.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

HECTOR, seul

 

Décidément la voisine est fort affriolante... elle m’affriole assez... mais une femme qui se jarte avec des poignards, merci !... je sais bien que c’est piquant, mais c’est trop piquant... C’est égal, elle est drôlette, cette petite je ne sais quoi... car remarquez bien que je ne sais quoi elle est, cette petite...

Riant.

Ah ! ah !... mon histoire l’a réjouie... Le fait est que mes deux oncles sont bêtes... mais bêtes à faire ameuter le monde... Il me semble que je vois d’ici ce cher Blancmignon, qui se dit, tout en prenant son café : « Voyons donc, voyons donc, qu’est-ce que je pourrais bien envoyer à l’Andalouse de mon neveu ?...

On frappe à la porte du fond. Sans se retourner.

Entrez !...

Continuant.

Mais, si j’étais oncle, moi, et que mon neveu me parlât d’un mariage aussi invraisemblable... je me dirais : Attends, attends, mon garçon, je vais te causer une surprise désagréable...

On frappe de nouveau au fond.

Mais entrez donc !

Reprenant la suite de ses idées.

Et là dessus, je prendrais la diligence et je tomberais chez mon neveu en lui disant...

 

 

Scène V

 

HECTOR, BLANCMIGNON, portant une petite valise

 

BLANCMIGNON, entrant.

M. Hector, s’il vous plaît ?

HECTOR.

Dieu !

BLANCMIGNON.

Ciel !

HECTOR.

Mon oncle Blancmignon !

BLANCMIGNON, lui ouvrant ses bras.

Mon neveu !

Ils s’embrassent.

HECTOR, à part.

La surprise désagréable demandée !...

Il est prêt à s’évanouir.

BLANCMIGNON.

Qu’est-ce que tu as donc ?

HECTOR, chancelant et tombant sur une chaise à gauche.

Mon oncle, du vinaigre, du sel, du poivre !... quelque chose qui me ravigote... ou je m’en vais !

BLANCMIGNON, courant dans tous les sens.

Mais, c’est que je ne sais pas...

HECTOR.

Dans l’armoire à gauche... entre une croûte de pâté et une paire de bottes... Ah ! je m’évanouis !... je défaille !...

BLANCMIGNON, lui apportant une bouteille et lui faisant respirer.

Voilà ! voilà !

HECTOR, respirant.

Ah ! ça remet...

Regardant la bouteille.

C’était de l’huile !... mais heureusement elle est très forte.

BLANCMIGNON.

Ce pauvre garçon !... ça va mieux, n’est-ce pas ?

HECTOR.

Je ne sais pas trop... si j’étais médecin, je suis sûr que je, me défendrais de parler...

BLANCMIGNON.

Tu me fais peur !... je vais appeler ta femme.

HECTOR, se levant tout à coup.

N’appelez pas, mon oncle, n’appelez pas... ce serait inutile.

BLANCMIGNON.

Est-ce qu’elle serait sortie ?

HECTOR.

Oui, mon oncle, oui... elle est... elle est aux bains.

À part.

Tant pis ! je baigne mon Andalouse... ça ne peut pas lui faire de mal.

BLANCMIGNON.

Ah ! c’est fâcheux !... je brûlais de l’embrasser... car, tu ne sais pas, c’est pour elle que j’ai fait le voyage...

HECTOR.

Ah !

À part.

Il ne fera pas ses frais.

Haut.

Ça va bien. mon oncle, votre lombago ?

BLANCMIGNON.

Pas trop mal... Il était dans les reins, tu sais... il a descendu d’un étage.

HECTOR.

Il finira par déménager tout-à-fait.

BLANCMIGNON, allant prendre une chaise et s’asseyant.

Mais revenons à ta femme... à Sierra-Morena... Je te disais donc que je venais pour elle...

HECTOR.

Non, vous me disiez que votre lombago...

BLANCMIGNON, sans l’écouter.

Voilà ce que c’est... Nous montons à Lyon un ballet espagnol, de ma composition... un livret bourré de situations... entr’autres, une scène qui n’a encore été mise dans aucun ballet... Un jeune berger offre un bouquet à une jeune bergère, et lui demande en échange un baiser... Après une foule d’incidents, la bergère finit par prendre le bouquet et par donner le baiser !... Je compte beaucoup sur l’effet de cette situation originale !...

HECTOR, à part.

Dire qu’un lombago peut abimer à ce point l’intelligence d’un homme !...

BLANCMIGNON.

Nous avons bien le berger... un petit jeune homme qui joue chez nous les Petipa... mais la bergère nous manque... notre Cerrito est indisposée pour quelques mois.

HECTOR.

Bien.

BLANCMIGNON.

Et puis, d’ailleurs, il nous faudrait une tête espagnole... tu sais... une andalouse au teint bruni... J’ai tout de suite pensé à ma nièce.

HECTOR.

Quelle nièce ?

BLANCMIGNON.

Ta femme.

HECTOR.

Ah ! oui, oui... ma femme !

À part.

Si tu n’as pas d’autre teint bruni pour ton ballet...

BLANCMIGNON.

N’a-t-elle pas fait les délices de Madrid... dans la cachucha, le Zapateado, le Jaleo de Xérès ?...

HECTOR.

Certainement... elle a fait les délices de Madrid, dans... dans tout ce que vous venez de me dire.

BLANCMIGNON.

Eh bien ! elle fera les délices de Lyon dans... tout ce que je ne veux pas répéter.

HECTOR.

Parbleu !... et dans votre scène de lombago...

BLANCMIGNON.

Hein ?

HECTOR, se reprenant vivement.

Non... dans votre scène de bouquet.

BLANCMIGNON.

Nous aurons un succès fou !

HECTOR, à part.

Ah ! j’ai peur de devenir comme son succès...

BLANCMIGNON, se levant.

Mais est-ce que Sierra-Morena se fera attendre bien longtemps ?... je suis d’une impatience !... si tu allais la chercher ?...

HECTOR, vivement.

C’est ça, c’est ce que je peux faire de mieux... je vais chercher Sierra-Morena, mon oncle...

À part.

Je vais courir jusqu’à la barrière du Trône en cherchant une idée... si je n’en trouve pas de ce côté, j’irai à la barrière de l’Étoile... il faut que j’en trouve une quelque part.

À Blancmignon.

Air : Avez-vous vu dans Barcelone.

Je vais chercher ma jeune épouse,
Et, vrai Dieu ! je prétends qu’ici
Votre âme d’oncle soit jalouse,
Quand vous verrez mon Andalouse,
Mon Andalouse au teint bruni.

S’extasiant.

C’est mon bonheur et c’est ma joie !...
« Elle est si belle, le matin,
« Lorsqu’en tirant son bas de soie,
« Elle fait, sur son flanc qui ploie,
« Craquer son corset de satin !... »

BLANCMIGNON.

Ah ! elle porte des corsets de satin ?... ça doit te revenir cher.

HECTOR.

Je vais chercher, etc.

BLANCMIGNON.

Va me chercher ta jeune épouse ;
Oui, mon cher, il se peut qu’ici
Mon âme d’oncle soit jalouse,
Quand je verrai ton Andalouse,
Ton Andalouse au teint bruni.

Hector sort en courant.

 

 

Scène VI

 

BLANCMIGNON, rêveur

 

Ah ! quand elle tire son bas de soie, elle fait sur son flanc qui ploie... craquer son corset de satin !...

Avec impétuosité.

Fichtre !...

Poussant un cri.

Aïe ! mon lombago !...

Il regarde autour de lui.

Ah ça, mais je ne vois rien dans le mobilier de mon neveu qui signale la présence de ma nièce... des pipes, des embouchoirs... et pas de corset !...

Regardant à gauche.

Ah ! cette porte est sans doute celle de sa chambre... Je verrai bien par le trou de la serrure...

Il y applique un œil.

 

 

Scène VII

 

BLANCMIGNON, ROSITA, en jeune femme espagnole

 

Elle entre comme chez elle, jette sa mantille sur une chaise, puis voyant Blancmignon, elle s’écrie.

ROSITA.

El tio !

BLANCMIGNON, se retournant.

Hein ?... que vois-je !

ROSITA, saluant.

Buenos dias, ranga om senor... (Bonjour, monsieur.)

BLANCMIGNON.

Ce costume !... cette langue !... c’est ma nièce !

ROSITA.

Cuanto ha que var ha ouesto aca, senor ? (Combien y a-t-il de temps que vous êtes de retour ici.)

BLANCMIGNON.

Sénor !... Elle me prend pour un seigneur !... Dans mes bras, ma nièce... dans mes bras !

ROSITA.

Como lo pava ? (Comment vous portez-vous ?)

BLANCMIGNON.

Non, je ne me nomme pas Como lo pava... Je suis Blancmignon... je suis votre oncle, ma nièce.

ROSITA.

Huelgo de ver a var bueno. (Je suis contente de vous voir en bonne santé.)

BLANCMIGNON, à part.

Dire qu’en Espagne tout le monde parle comme ça !... comment font-ils pour se comprendre ?... Il faut pourtant qu’elle sache qui je suis...

Appuyant.

Ascouta d’Jeannette...

À part.

Ça doit être de l’Espagnol...

Haut.

Ascouta, pour comprenir... Oncle, frère du père du neveu à moi... neveu, fils du frère à moi... nièce, femme du fils du frère à moi.

À part, avec aplomb.

Voilà ce que c’est.

ROSITA, riant.

Sabe vur la langua espagnola ? (Savez-vous la langue espagnole ?)

BLANCMIGNON.

La langua espagnola !... je parie que ça veut dire la langue espagnole !

ROSITA.

Si signor... Z’ou parle la langua espagnola, mais z’ou parle aussi le françaisa.

BLANCMIGNON.

Le françaisa !... oh ! je préfère le françaisa.

ROSITA.

Oh ! z’ou suis bien malheureuse, allez.

BLANCMIGNON.

Malheureuse !... et pourquoi ?

ROSITA.

Air : des Folies d’Espagne.

Z’ou suis
Venue à Paris,
Où tous les maris
Me font de la peine...

Chez vous,
Pourtant les époux
Sont bien moins jaloux
Que les Andaloux.

Ici,
L’amour est transi,
Jamais de souci,
Jamais une scène !

Vraiment,
Une femme, aimant,
Peut impunément
Avoir un amant.

Là bas,
Le moindre faux pas
Ne se ferait pas
Sans une vengeance ;

Là bas,
On ne faiblit pas,
Le moindre faux pas
Conduit au trépas.

C’est beau,
Quand un hidalgo,
Armé d’un couteau,
Punit l’inconstance !

L’amour
N’eût-il qu’un seul jour,
Je périrais pour
Un semblable amour !

Adieu,
Adieu, mon ciel bleu,
Son soleil de feu,
Je me le rappelle...

Je sens
Ses rayons puissants
Brûler en tous sens
Mon cœur et mes sens !

Et si
Mon Hector ici
Menaçait aussi
Sa femme infidèle,

J’irais
Lui faire des traits,
Je le tromperais
Tant que je pourrais !...

Z’ou suis
Venue à Paris,
etc.

BLANCMIGNON.

Ah ! que ce langage espagnol fait bondir mon cœur lyonnais !

La regardant.

Quel œil andaloux ! quel nez andaloux !... quel pied andaloux !...

Elle passe devant lui.

Elle a tout andaloux !

Ouvrant les bras.

Andaloux !... baisez c’ t’oncle.

ROSITA, tirant un poignard de son sein et menaçant Blancmignon.

No acercar. (N’approchez pas.)

BLANGMIGNON, reculant.

No acercar !... ça doit signifier : prenez garde à mon petit couteau !... Il me semble pourtant qu’en ma qualité avunculaire...

À Rosita.

Signora... mistriss... falloir baisir oncle.

Il s’approche de nouveau pour l’embrasser, et Rosita fait un nouveau geste menaçant.

ROSITA.

No acercar !

BLANCMIGNON.

Non, pas ça... Rengainez Acercar, rengainez Acercar...

Rosita cache son poignard.

Je me suis fait comprendre... Mais j’ai autre chose à lui dire... Il faut que je sache si elle est en état de danser ma scène de bouquet... Ah ! j’y suis !...

À Rosita.

Madama, voudriez do dansa Bolero ?...

Rosita le regarde et ne comprend pas.

Elle ne comprend même pas sa langue !...

Dansant sur place.

Dansa Bolero... comme ça... avec castagnetta... petite castagnetta.

Il remue les doigts en imitant le bruit des castagnettes.

ROSITA.

Baylar ?

BLANCMIGNON.

S’il vous plaît ?...

ROSITA.

Baylar ?

BLANCMIGNON.

Ah ! Baylar... yes, ya meyner... baylar, bolero, fandango, cachuca.

ROSITA.

Z’ou veux bien.

Elle danse.

Rosita, à la fin du pas, s’échappe par le fond.

 

 

Scène VIII

 

BLANCMIGNON, seul, se levant

 

Bravo ! bravi ! brava ! bravum !... Quelle taille ! quel jarret ! quel aplomb ! quelle souplesse !... Mais où donc est-elle allée ?... où donc est mon neveu, que je l’embrasse, que je l’étouffe de caresses ?...

Appelant.

Hector !... Hectoro !

 

 

Scène IX

 

BLANCMIGNON, HECTOR

 

HECTOR, entrant impétueusement, à part.

J’ai trouvé une idée !... mon Andalouse s’est noyée dans sa baignoire !...

BLANCMIGNON.

Ah ! le voilà !... Lance-toi dans mes bras, Hectoro !

HECTOR, sanglotant.

Hi ! hi ! hi ! hi !

BLANCMIGNON.

Eh bien ?... qu’est-ce qu’il lui prend donc ?... Il pleure !... tu pleures, Hectoro ?

HECTOR, redoublant ses sanglots.

Hi ! hi ! hi !

BLANCMIGNON.

Ne sanglote donc pas ainsi... ça te rend très laid.

HECTOR.

Hi ! hi ! hi ! Ça m’est égal.

BLANCMIGNON.

Mais, si ça n’est pas pour toi, que ce soit pour ta femme.

HECTOR, avec explosion.

Hi ! hi ! hi !... Je n’ai plus de femme !

BLANCMIGNON.

Plaît-il ?... Tu n’as plus de... quoi ?

HECTOR.

Je lui disais encore ce matin... « Sierra-Morena, ne vas pas aux bains... il n’y a rien de dangereux comme ces endroits-là... on peut s’endormir dans sa baignoire... et se noyer... il y a des exemples !... » Elle n’y a pas manqué !

BLANCMIGNON.

Qu’est-ce qu’il dit ?... qu’est-ce qu’il dit ?...

HECTOR.

J’arrive à cet établissement... côté des dames... Je demande Sierra-Morena à la femme qui sert de garçon de bains... Cette baigneuse étuviste se jette dans mes bras, me sanglote sur la figure et me crie : jeune homme ! votre femme, votre malheureuse femme...

BLANGMIGNON, continuant de même ton.

Est sortie du bain, et a couru embrasser son oncle Blancmignon... quel malheur, mon Dieu !

HECTOR.

Qu’est-ce qu’il dit ?... qu’est-ce qu’il dit ?

BLANCMIGNON, gaiement.

Parbleu elle me quitte à l’instant même.

HECTOR, étonné.

Sierra ?

BLANCMIGNON.

Nous avons jaboté espagnol ensemble.

HECTOR, stupéfait.

Vous avez jaboté espagnol avec Sierra ?

BLANCMIGNON.

Et elle a dansé espagnol devant moi.

HECTOR, hors de lui.

Répétez votre phrase !... Bissez-la !

BLANCMIGNON.

Eh oui, elle s’est livrée sous mes yeux, à une cachucha flamboyante... Quel jarret ! mon ami... et quel ballon !...

HECTOR.

Pardon, mon oncle... n’auriez-vous pas eu récemment des difficultés avec un forgeron, un serrurier ou un emballeur ?

BLANCMIGNON.

Pourquoi ce choix d’ouvriers ?

HECTOR.

Ah ! je vais vous dire : c’est qu’un coup de marteau sur votre vieux occiput, expliquerait le décousu de votre conversation.

BLANCMIGNON.

Comment, malheureux ! tu vas me soutenir que je n’ai pas vu, là... Mais c’est à te déshériter !

HECTOR.

Ne déshéritez pas... ça n’avance à rien.

BLANCMIGNON.

Alors, explique-moi comment ta femme a pu se noyer dans une baignoire, pendant qu’elle dansait ici le Bolero ?

HECTOR.

On m’a donc trompé ?... ce garçon de bains femelle s’est donc fichu de moi ?... car je vous crois trop oncle d’honneur pour me tendre une souricière.

BLANCMIGNON.

Tu conviens donc ?...

HECTOR.

Puisque ça vous convient, je conviens, c’est convenu.

À part.

Où m’a-t-il trouvé une femme ?

BANCMIGNON, enchanté.

Elle est délicieuse, mon ami ?

HECTOR.

Mais oui, mais oui, elle est assez délicieuse.

BLANCMIGNON.

Elle charmera tout Lyon !... on la rappellera après la scène du baiser... Les Lyonnais lui jetteront des bouquets de cachemire et des couronnes de robes de soie. Car tu veux bien que je l’emmène, n’est-ce pas ?...

HECTOR.

Emmenez, mon Dieu ! emmenez tout ce que vous voudrez... Ce n’est pas qu’elle m’embarrasse... au contraire !

BLANCMIGNON.

Ah ! une excellente idée !... Je dîne avec vous...

HECTOR.

Avec moi, vous voulez dire ?

BLANCMIGNON.

Avec toi et avec Sierra.

HECTOR.

Ça va...

À part.

Je ne serai pas fâché de diner un peu avec Sierra.

BLANCMIGNON.

Je cours chez Chevet... Tu lui diras qu’elle peut compter sur un homard et sur un pâté de foie gras...

Revenant.

Non, elle ne comprendrait pas... tu lui diras : un homardo et un pâté-foie grasso.

Air : de l’Abbé galant.

Prends patience,
À dîner nous ferons bombance :
Car le banquet
Sera préparé par Chevet.

Flaire à ton épouse est ma loi,
Dis ce qu’elle désire ?

HECTOR.

Vous la connaissez mieux que moi,
Je n’ai rien à vous dire.

BLANCMIGNON.

Prends patience, etc.

HECTOR.

Bonne espérance !
À dîner nous ferons bombance !
Car ce banquet,
Sera préparé par Chevet.

 

 

Scène X

 

HECTOR, seul

 

Dormé-je... ou veillé-je ?... Jamais le Charivari n’a édité un rébus de cette portée !... Blancmignon a vu danser ma femme ! mon andalouse, ma Sierra-Morona !... Ah ! ça, où l’a-t-il prise ? où se l’est-il procurée ?... Ah ! ma foi ! tant pis, ça le regarde... C’est lui qui a vu ma femme, qui lui a parlé espagnol, il en est responsable... Quand il faudra que je la lui représente, je lui demanderai où il l’a serrée...

Fremouillot entre par le fond.

Eh bien mais vous n’avez pas été longtemps, mon oncle Blancmi...

 

 

Scène XI

 

HECTOR, FREMOUILLOT, portant une valise, un sac de nuit et une boîte à violon

 

FREMOUILLOT.

Comment ! je n’ai pas été longtemps ?...

HECTOR, se retournant.

Ciel... le numéro deux !

FREMOUILLOT, riant et lui tendant ses bras chargés de paquets.

C’est moi ! c’est Fremouillot !...

HECTOR, stupéfait.

Mon chef d’orchestre d’oncle !

FREMOUILLOT.

Lui-même... avec son instrument... Mais viens donc, que je t’accole !

HECTOR, à part, pendant qu’ils s’embrassent.

Mais c’est une averse, une grêle, une giboulée d’oncles !

FREMOUILLOT, déposant ses paquets.

Je descends de la diligence... j’aurais voulu faire un bout de toilette, mais l’impatience d’embrasser ta femme, tes enfants...

HECTOR, à part.

Allons ! bon au tour de Draguignan !

FREMOUILLOT.

Ils vont bien, les petits ?

HECTOR.

Quels petits ?

FREMOUILLOT.

Les fruits de ton union...

HECTOR.

Ah ! oui... je n’y étais pas... c’est qu’ordinairement on n’emploie cette locution que pour la progéniture des chats... Oui, mon oncle, oui, les fruits vont bien...

Vivement.

Mais ils sont en nourrice.

FREMOUILLOT.

En nourrice !...

HECTOR.

Très loin de Paris... et je compte les y laisser encore pas mal de temps...

FREMOUILLOT.

C’est singulier !... je croyais que les Anglaises, fidèles aux doctrines de Jean-Jacques... car ta femme est une fille d’Albion...

HECTOR.

Croyez-vous ?...

À part, tout à coup.

Oh ! si je pouvais faire servir l’autre !... l’Andalouse !...

Haut.

Est-ce que je vous ai écrit que j’avais épousé une Anglaise ?

FREMOUILLOT.

Parbleu ! j’ai là ta lettre.

Il veut la montrer.

HECTOR, l’arrêtant.

Inutile ! inutile !... C’est que, voyez-vous, on veut quelquefois écrire... espagnole, par exemple... la plume tourne... ou elle est mal taillée... et on écrit anglaise... ça arrive tous les jours...

FREMOUILLOT.

Qu’est-ce qu’il me chante donc là ?... mais ta lettre dit positivement anglaise... Tiens... tiens...

Air : de la Robe et les Bottes.

Sous les couleurs les plus riantes, même,
Tu me peins l’objet de tes feux...
Vois ! tu m’écris :

Lisant.

Ce’le que j’aime
« À la peau rose... les yeux bleus...
« Les sourcils noirs...la chevelure blonde...
« Les dents blanches...

HECTOR, lisant.

Je vois tout çà !...

À part.

Et mon oncle a, le mieux du monde,
Gobé toutes ces couleurs-là !

FREMOUILLOT, se frottant les mains.

Au reste, je suis apte à en juger... Tu comprends... chef d’orchestre à l’Académie royale de musique de Draguignan... habitué à passer en revue les plus jolies Dugazons fortes chanteuses et autres emplois du sexe... on s’y connaît un peu... et si la petite fait la conquête de mon oncle !...

HECTOR.

Oui...

FREMOUILLOT.

On a amassé quelques petites économies...

HECTOR.

Bah | vraiment ?... donnez... je me charge de ce détail...

FREMOUILLOT.

Non, non, ça me regarde !... Voyons, conduis-moi près d’elle.

HECTOR, à part.

Près d’elle... près d’elle... si je savais où l’autre l’a fourrée...

FREMOUILLOT.

Eh bien ?

HECTOR, à part, se décidant.

Même moyen !... seconde édition !...

Pleurant.

Ah ! mon oncle... prêtez-moi votre foulard...

FREMOUILLOT.

Serais-tu atteint d’un coryza ?

HECTOR, s’essuyant les yeux.

Je ne voulais pas vous dire... je tremblais de vous apprendre...

FREMOUILLOT, inquiet.

Quoi ?

HECTOR.

Votre arrivée m’a bien contrarié, allez... vous avez dû remarquer ça...

FREMOUILLOT.

Oui, en effet... mais pourquoi ?... tu m’agites beaucoup... ta femme ?...

HECTOR, continuant.

Jouissait d’une bien mauvaise santé... elle fondait dans ses corsages...

FREMOUILLOT.

Affreux symptôme !...

HECTOR.

Et, il y a trois semaines...

FREMOUILLOT.

Ciel !... achève !... il y a trois semaines !...

 

 

Scène XII

 

HECTOR, FREMOUILLOT, ROSITA, en Anglaise

 

ROSITA, entr’ouvrant la porte du fond.

Pray excuse this importunity of mine. (Excusez, je vous prie, mon importunité.)

HECTOR, vivement.

Qui va là ?...

FREMOUILLOT.

Que vois-je ?... ces yeux !... ces cheveux !... cet accent !... Dieu !... serait-ce ?...

HECTOR, à part, avec joie.

La voisine, en Anglaise !... ah ! je comprends l’Andalouse !...

ROSITA, s’avançant.

I wish you a good morning, sir. (Mousieur, je vous souhaite la bonjour.)

FREMOUILLOT, joyeux.

Quoi ! madame... vous seriez...

HECTOR.

Votre nièce, mon oncle !

ROSITA.

Yes... moâ, nièce à vo.

FREMOUILLOT, se tournant vers lui.

Qu’est-ce que tu me disais donc, toi ?

HECTOR, avec aplomb.

Elle va beaucoup mieux... ça n’a été rien.

La présentant.

Pénélope Bricabrac, femme Hector...

À part.

Enlevé !... je n’y comprends rien... mais ça m’est égal... enlevé !...

Il s’évente avec le foulard de Fremouillot.

FREMOUILLOT, le lui arrachant.

Alors, rends-moi mon foulard !

ROSITA, à Fremouillot.

I am very glad to see you.

FREMOUILLOT, comme s’il comprenait.

Ah ! charmante ! charmante !... j’entends parfaitement...

Bas à Hector.

Qu’est-ce qu’elle a dit ?

HECTOR.

Elle dit Very blague, Tolbeck, Fonyou.

FREMOUILLOT, bas.

Oui, mais qu’est-ce que cela signifie ?

HECTOR.

Cela signifie : Je remercie mon oncle Fremouillot de m’avoir apporté ses petites épargnes...

FREMOUILLOT.

Ah ! Tolbeck Fouyou, veut dire tout cela ?...

S’approchant de Rosita.

Ma nièce, c’est moi qui suis heureux de vous offrir...

Il présente à Rosita un portefeuille, qu’elle repousse doucement.

ROSITA.

Ah ! Shoking.

FREMOUILLOT.

Elle refuse !

HECTOR, vivement.

C’est qu’elle ne comprend pas !... Attendez... elle va comprendre... il faut qu’elle comprenne !...

À Rosita.

English beefteack rostbeef morning advertiser.

FREMOUILLOT, toujours comme s’il comprenait.

Ah ! que tu as bien raison de dire cela à madame !... c’est plein de sens, ce que tu viens de dire...

À part.

Qu’est-ce que tu viens de dire ?

ROSITA.

This new mark af friends hip is more thair i coulo hoppe. (Cette nouvelle preuve d’amitié est au-dessus de ce que je pouvais espérer.)

FREMOUILLOT.

Ah ! cette fois, ma nièce, il y aurait bien des choses à vous répondre... car enfin...

À part.

Elle a dit ?

HECTOR.

Elle a dit : Hector est un modèle d’ordre, d’économie, qui s’entend parfaitement à placer les capitaux...

Mettant le portefeuille dans sa poche. À part.

Les capitaux sont places !...

FREMOUILLOT.

C’est surprenant !... Comment ! tant de choses en si peu de mots !

HECTOR.

Oh ! l’anglais est un idiome caoutchouc...

FREMOUILLOT, ravi.

Tenez, Pénélope Bricabrac, si ce que mon neveu m’a écrit, est vrai... si vous êtes musicienne, si vous chantez...

À Hector.

Mon ami, prie-la en anglais de chanter un peu en anglais.

HECTOR, à part.

Ah ! bigre ! pourvu qu’elle ait un soprano quelconque !...

FREMOUILLOT.

Je pourrais moi-même... mais j’aime mieux que ce soit toi...

HECTOR, à Rosita.

Plumpudding appartement furnished uncl’s tom Cabin.

FREMOUILLOT.

Oh ! pour cette phrase, par exemple, j’avoue...

HECTOR.

Ne faites pas attention... c’est de l’anglais qu’elle seule et moi pouvons comprendre.

ROSITA.

I am quite, at your service.

HECTOR.

Ça veut dire qu’elle va chanter.

FREMOUILLOT.

Une idée, je vais l’accompagner sur mon violon !... pizzicato...

À Rosita.

Pizzicato, vous devez comprendre ça... c’est de l’étranger... pizzicato.

Il va prendre et accorder son violon.

ROSITA, bas à Hector.

Ah ça, il est donc bête ?

HECTOR, bas.

Il a beaucoup d’esprit...mais il manque d’intelligence.

ROSITA.

Air anglais.

Premier couplet.

One day, while working at the plough,
Fal, ral, ral, fa, ral dera dera,
I felt just here, I can’t tell how,
Fal, ral, ra,
etc.
I turn’d my head round, just to sec
Who’t was I heard, when there stood thes,
Like Venus com’d out of the sea,
Fal, ral, ra,
etc.

Deuxième couplet.

La ! Jonh, you flatters now, Im sure,
Fal la ! la,
etc.
I looked like I – and nothing more,
Fal la ! la,
etc.
I’d walked across a field or tivo,
Aud might look rosy – checked, or so –
Besides, I met a charming beau !
Fal la ! la,
etc.

Elle danse sur la ritournelle un pas de gigue, et sort.

FREMOUILLOT, frappant son archet sur son violon.

Bravo ! bravo ! brave !

Enthousiasme.

Je suis... je suis fou de ta femme ! si elle devient veuve, je l’épouse !...

HECTOR, riant.

Vous, mon oncle !

FREMOUILLOT.

Un peu, mon neveu !

BLANCMIGNON, en dehors.

Hector !... Hectoro !

HECTOR, à part.

Bon ! bien !... l’autre !... les deux !... Lyon et Draguignan !...

 

 

Scène XIII

 

BLANCMIGNON, FREMOUILLOT, HECTOR

 

BLANCMIGNON, paraissant, chargé de provisions.

À mon secours, donc !... je succombe sous le poids des comestibles !... FREMOUILLOT.

Il se pourrait !... Blancmignon !

BLANCMIGNON.

Fremouillot !

HECTOR.

Carambolage d’oncles !

BLANCMIGNON.

Air de Fernand Cortez.

C’est toi !

FREMOUILLOT.

C’est moi !

HECTOR, à part.

Je crois
Que le diable l’envoie !

BLANCMIGNON.

C’est toi !

FREMOUILLOT.

C’est moi !

BLANCHIGNON et FREMOUILLET.

C’est nous !... allons ! embrasse-moi !

FREMOUILLOT, étreignant Blancmignon, qui tient son pâté devant lui.

Ah ! mon cœur fait tic tac,
Et j’étouffe de joie !

BLANCMIGNON.

Tu m’entres le foi’ d’oie
Dans l’estomac !

REPRISE.

C’est toi !
C’est moi !
etc.

BLANCMIGNON.

Et Hector qui ne me prévient pas !

FREMOUILLOT.

Ne le gronde pas... j’arrive.

BLANCMIGNON.

C’est comme moi.

HECTOR.

Vous arrivez tous les deux... ces chers oncles !

BLANCMIGNON.

Dis-moi, Fremouillot, l’as-tu vue ?

FREMOUILLOT.

Qui ça ?

BLANCMIGNON.

Notre nièce...

HECTOR, à part.

Dépistons, dépistons !

Haut

C’est du homard.

FREMOUILLOT.

Si je l’ai vue !... demande-moi donc si je l’ai admirée, si je l’ai adorée ?

HECTOR.

Non, je vous demande si c’est du homard, ceci...

BLANCMIGNON.

Ah oui, tu as trouvé les deux mots que je cherchais... Elle est admirable ! adorable !... Hein ! comme elle danse, comme elle cachuchotte !

FREMOUILLOT, à Hector.

Ah ! elle danse ?...

HECTOR.

Ah ! le superbe pâté de foie gras !

FREMOUILLOT.

Eh bien ! c’est un talent de plus !... Quelle voix ! quel gosier !

BLANCMIGNON, à Hector.

Tiens ! elle chante aussi ?

HECTOR, toujours occupé du pâté.

C’est de Strasbourg que ça vient, ces choses-là ?

BLANCMIGNON.

Laisse-nous donc tranquilles, avec ton pâté... Ah ! ma nièce chante aussi !... mais c’est donc un phénix, que cette Andalouse ?

FREMOUILLOT, bas à Hector.

Qu’est-ce qu’il a à parler d’Andalouse ?

HECTOR, bas à Fremouillot.

Non, il a dit : c’est donc un phénix que son épouse !

FREMOUILLOT.

Tiens ! j’avais cru...

À Blancmignon.

Pour ma part, je n’ai jamais vu d’Anglaise plus jolie !

BLANCMIGNON, bas à Hector.

Hein ?... qu’est-ce qu’il a donc à parler d’Anglaise ?

HECTOR.

Des anglaises, vous ne connaissez pas ?... de grands cheveux qu’on frisotte... qui tombent jusque... enfin, très bas.

FREMOUILLOT.

Mais non, je parle de ma nièce, qui est Anglaise.

BLANCMIGNON.

Du tout... elle est Espagnole.

HECTOR.

Ah ! je vais vous dire, mes deux oncles... elle est bien Espagnole, mais elle est née dans une colonie mixte... elle est anglo-espagnole.

BLANCMIGNON.

Tu as beau dire... elle est plus Espagnole qu’anglo...

FREMOUILLOT.

Non pas... elle est bien plus anglo qu’espagnole... Rien que son nom... Pénélope !...

BLANGMIGNON.

Sierra-Morena !

HECTOR, à part.

Voilà le gâchis !

LES DEUX ONCLES, ensemble.

Comment s’appelle ta femme ?

HECTOR, prenant son chapeau.

Pardon, mes deux oncles, je viens de me rappeler que j’ai une course à faire... aux Batignolles.

BLANCMIGNON, lui barrant le passage.

Tu ne sortiras pas !

HECTOR.

Une affaire très importante... un chapeau que j’ai donné à retaper.

BLANGMIGNON.

Le plus pressé est de nous répondre, de nous dire si elle est andalouse ?...

FREMOUILLOT.

Anglaise ?...

BLANCMIGNON.

Danseuse ?...

FREMOUILLOT.

Chanteuse ?...

BLANCMIGNON.

Sierra Morena ?...

FREMOUILLOT.

Ou Pénélope !

TOUS DEUX, prenant Hector au collet.

Parleras-tu ?

HECTOR.

Vous m’étranglez, mes deux oncles !

BLANCMIGNON.

Allons, la vérité !...

HECTOR.

La vraie ?...

BLANCMIGNON et FREMOUILLET.

Oui !

HECTOR, se décidant.

Vous avez raison tous deux, allez !...

BLANCMIGNON.

Te moques-tu de nous ?

HECTOR.

Et, si vous n’y comprenez rien encore, le mot de bigame résumera la situation.

BLANCMIGNON et FREMOUILLET.

Bigame !

HECTOR.

La situation est résumée !...

FREMOUILLOT.

Air de Turenne.

Malheureux ! j’en apprends de belles !
Sais-tu bien que c’est un forfait !

BLANCMIGNON.

Aux galères perpétuelles
Tu seras condamné !...

HECTOR.

C’est fait !
Et comme un forçat, en effet,
Je subis d’avance ma peine :
Ayant deux femmes... deux fléaux...
Au doigt je porte deux anneaux,
Et je suis à la double chaine !

 

 

Scène XIV

 

BLANCMIGNON, FREMOUILLOT, HECTOR, ROSITA, en jeune homme, portant moustache et cachant des fleurets sous un manteau jeté à l’espagnole sur ses épaules

 

ROSITA, entrant.

Bonjour, Hector... bonjour, mon ami.

LES DEUX ONCLES.

Quel est ce jeune homme ?

HECTOR.

Qui êtes-vous, mons...

La reconnaissant et reculant, à part.

Toujours de la même au même !...

ROSITA, aux oncles.

Qui je suis, messieurs ?... El señor Pedro Fernando Jacinto Amaranto, Gallego, hidalgo, caballero... et votre très humble serviteur de tout mon cœur.

Air.

Je suis le phénix des Espagnes !
À peine à l’âge de vingt ans,
J’ai déjà fait trente campagnes,
Dans les plaines, dans les montagnes,
En tous lieux et par tous les temps !

Ne croyez pas que j’extravague
En vous parlant de mes hauts faits :
Quand, mobile comme une vague,
Mon bras est armé d’une dague,
Même aux enfers je combattrais
Les lutins et les farfadets !

Que ne suis-je aux temps mémorables
Où les preux s’en allaient errants
Loin de belles inconsolables !
Pour porter des coups formidables,
J’aurais pourfendu des géants !

Supposons que sur une route
Je rencontre... qui ?... ces deux vieux ?
Ce sont deux géants qu’on redoute.
Nous nous battons, coûte que coute,
Ils s’élancent en furieux,
Et je les embroche tons deux !...

BLANCMIGNON et FREMOUILLOT.

Eh pas de bêtise !

ROSITA.

Reprise.

Je suis le phénix, etc.

BLANCMIGNON, à Fremouillot.

C’est un brigand de la Calabre !

FREMOUILLOT.

C’est un maître d’armes !...

ROSITA, à Hector.

Ce sont là, mon cher voisin, les deux oncles en question ?... Ils sont fort laids !... mais leurs charmes sont suffisants pour l’usage que j’en veux faire...

Préparant les fleurets.

Messieurs, je suis prêt à expédier le plus pressé des deux...

FREMOUILLOT.

Qu’est-ce à dire, hidalgo ?

BLANCMIGNON.

Votre intention est-elle de nous envoyer en commission ?

ROSITA.

Mon intention est de venger ma sœur, que vous avez plongée dans les larmes et le désespoir !...

FREMOUILLOT, à Blancmignon.

Tu aurais plongé la sœur de monsieur dans tout ça ?

ROSITA, s’attendrissant.

La voisine de monsieur Hector... Rosita... une pauvre jeune fille, qui avait quitté, pure et innocente, notre beau pays d’Espagne... qui coulait des jours paisibles au sein de la vertu, de la sagesse... et dans la confection des costumes de bal... Elle a vu ce monstre !...

FREMOUILLOT.

Blancmignon ?

ROSITA.

Non...

Elle montre Hector.

Et elle s’est jetée dans mes bras fraternels, en s’écriant : je l’aime !... Il n’est pas beau, mais c’est égal, je l’aime !... il n’est pas riche... mais c’est égal... je l’aime... il a l’air très bête...

Avec abandon.

Mais, c’est égal... je l’aime !!!

HECTOR, à part.

Ah bah !... ah bah !... ah bah !...

ROSITA.

Et lui, ce malheureux jeune homme, il aimait aussi Rosita !

Bas.

Allez donc !

HECTOR.

C’est vrai !...

ROSITA.

Il lui avait juré fidélité...

HECTOR.

C’est vrai !

ROSITA.

Il allait enfin lui donner sa main et... votre fortune...

HECTOR.

C’est vrai !

ROSITA.

Quand, par vos ridicules manies de vieux sautriot et de vieux crincrin...

Elle remonte.

FREMOUILLOT.

Crincrin !

BLANCMIGNON.

Sautriot !

ROSITA.

Vous l’avez forcé d’abandonner ma pauvre Rosita... qui n’est qu’une simple ouvrière... pour épouser... je ne sais qui !... Voilà, messieurs, voilà ce que je veux châtier, punir...

Leur présentant des fleurets.

Choisissez !...

FREMOUILLOT, prenant un fleuret.

Saperlotte ! hidalgo !... n’échauffez pas les oreilles... de Blancmignon !...

Il lui pose le fleuret sur les bras.

BLANCMIGNON.

Hein ? plaît-il ?... pardon... ne fourre pas mes oreilles là-dedans... D’ailleurs, monsieur me paraît être de première force à l’épée... et moi, je ne suis que d’une demi force...

FREMOUILLOT.

Moi aussi... demi-force...

HECTOR.

Alors, vous êtes d’une force entière à vous deux.

ROSITA, donnant un fleuret à Fremouillot, et résolument.

Eh bien ! qu’à cela ne tienne !... j’égaliserai la partie... je me battrai tout seul contre vous deux à la fois... l’un à droite... l’autre à gauche... En garde !

BLANCMIGNON, prenant un fleuret.

En garde, Fremouillot !

HECTOR, s’interposant.

Eh ! jeune homme... madame... monsieur !

ROSITA.

Au diable !

Musique. Rosita, placée entr’eux, se bat contre les deux, en se tournant à chaque instant.

BLANCMIGNON, attaqué et rompant.

À moi, Fremouillot, à moi !... tu me laisses tout !

Rosita, attaquée par Fremouillot, se tourne vers lui et le poursuit.

FREMOUILLOT, criant.

Eh ! Blancmignon... occupe-le donc de ton côté !... fais donc ta part !

Rosita change d’adversaire, et fait reculer Blancmignon. Fremouillot s’asseyant dans un coin et se croisant les bras, pendant que Rosita charge Blancmignon.

Comme il va !... comme il va !... ah ! je plains Blancmignon !

BLANCMIGNON, criant.

Fremouillot !

FREMOUILLOT, tranquillement dans son coin.

Je suis à toi, mon ami... Ah ! les belles bottes ! les magnifiques bottes !

BLANCMIGNON.

Ciel ! je suis touché !...

On s’arrête.

HECTOR.

Ah ! tant mieux !

BLANCMIGNON.

Comment ! tant mieux !

HECTOR.

Oui, mon oncle... parce qu’un oncle qui est touché, pardonne toujours.

FREMOUILLOT.

Te pardonner, quand tu as deux femmes !

HECTOR, résolument.

Ce n’est pas assez... ça ne me suffit pas... j’en veux une troisième !...

FREMOUILLOT et BLANCMIGNON.

Tu veux être trigame !

HECTOR.

Distinguons, et ne confondons pas... Si ma femme parle espagnol et cultive les castagnettes, l’oncle Blancmignon sera enchanté... si ma femme parle anglais et chante des choses quelconques en s’accompagnant sur n’importe quoi, l’oncle Fremouillot sera ravi... Eh bien, je déclare, moi, qu’il me faut une troisième épouse, chantant, dansant, et faisant le ménage... et, pour que tout le monde soit d’accord, je n’ai qu’une chose a faire... c’est d’épouser monsieur...

À Rosita.

Voulez-vous être ma femme, jeune homme ?

LES DEUX ONCLES.

Plaît-il ?

FREMOUILLOT, se récriant.

Mais cette troisième combinaison est impraticable !...

BLANCMIGNON.

Il doit y avoir des articles du code qui s’y opposent !...

ROSITA, le calmant.

Dansa bolero... comprenir... petite castagnetta...

BLANCMIGNON, la regardant.

Sierra-Morena !

ROSITA, câlinant Fremouillot.

My dear oncle !

Elle commence à chanter l’air de la scène XX.

FREMOUILLOT, continuant l’air.

Comment ! monsieur ! vous êtes ma nièce !...

ROSITA, à Hector.

Pour vous seulement, je renie l’Espagne ; j’abjure l’Angleterre, je me fais parisienne... et je tacherai de faire votre bonheur en français...

HECTOR.

Merci, jeune homme !

CHŒUR.

Air d’Hervé.

En prenant une femme
Il cesse d’être bigame
Et l’amour qui l’enflamme,
En ces lieux
Comble ses vœux.

ROSITA, au public.

Air.

Je regarde autour de nous,
Rien que des hommes en scène !
Et les hommes ont grand’ peine
À rendre un public bien doux.
Plus d’Anglaise vaporeuse,
Plus d’Espagnole amoureuse,
Plus de Française joyeuse,
Chacune à son tour s’enfuit...
Mais, en spectateur bien probes,
Songez, messieurs, que trois robes
Se cachent sous mon habit.

Chœur. Reprise.

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