La Fausse Agnès (DESTOUCHES)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 12 mars 1759.

 

Personnages

 

LE BARON DE VIEUXBOIS

LA BARONNE DE VIEUXBOIS

ANGÉLIQUE, leur fille aînée

BABET, leur fille cadette

LÉANDRE, amant d’Angélique

MONSIEUR DES MAZURES, autre amant d’Angélique

L’OLIVE, valet de Léandre

LE COMTE DES GUERETS, gentilhomme campagnard

LA COMTESSE DES GUERETS

MONSIEUR LE PRÉSIDENT

LA PRÉSIDENTE, sa femme

 

La scène est en Poitou, dans le château du Baron.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE BARON, ANGÉLIQUE

 

LE BARON.

Oh çà ! ma fille, parlez-moi naturellement : je m’aperçois, depuis quelques jours, que vous êtes triste et rêveuse : sans doute que vous regrettez le séjour de Paris, où vous avez été élevée jusqu’à la mort de votre tante. Je suis charmé, je l’avoue, de l’éducation que feu ma sœur vous y a donnée ; mais je crains fort que cela ne soit cause de votre malheur ; car enfin vous êtes destinée à vivre à la campagne, et la vie qu’on y mène est bien différente de celle de Paris.

ANGÉLIQUE.

Hélas !

LE BARON.

Voilà un hélas qui me fait voir que j’ai deviné juste. Tu t’ennuies ici, ma pauvre enfant.

ANGÉLIQUE.

Non, mon père, je ne m’y ennuie pas, et ce séjour aurait mille agréments pour moi, si on m’y laissait disposer de moi-même ; mais à peine suis-je arrivée, qu’on parle de me marier, et avec qui ? Avec un provincial. Que dis-je ? un provincial ; un campagnard, et, qui pis est, un campagnard bel esprit. Quelle société pour une fille comme moi, élevée dans le grand monde, et accoutumée au commerce des gens de la cour et de Paris, les plus polis et les plus spirituels !

LE BARON.

Je te le disais bien, ma pauvre fille ; l’éducation qu’on t’a donnée te rendra malheureuse. Tu as trop d’esprit et de perfections pour ce pays-ci.

ANGÉLIQUE.

Eh ! pourquoi voulez-vous donc m’y attacher ?

LE BARON.

Moi ! je ne veux, rien ; c’est ma femme qui veut.

ANGÉLIQUE.

N’êtes-vous pas le maître ?

LE BARON.

Oui, corbleu ! je le suis.

ANGÉLIQUE.

Mais ma mère vous engage toujours à être de son avis.

LE BARON.

Je n’ai point honte de l’avouer : c’est une femme d’un mérite prodigieux, d’une raison et d’un jugement au-dessus de son sexe ; une femme qui m’aime à l’adoration, quoiqu’il y ait vingt-cinq ans que nous soyons mariés.

ANGÉLIQUE.

Ah ! s’il m’était permis de vous parler naturellement !

LE BARON.

Eh bien ! que me dirais-tu ?

ANGÉLIQUE.

Que ma mère abuse de votre facilité.

LE BARON.

Et en quoi, s’il vous plaît ?

ANGÉLIQUE.

En ce qu’elle vous fait rompre un mariage très avantageux, que ma tante avait ménagé pour moi à Paris, et vous force à me faire épouser un personnage qui ne me convient en aucune façon.

LE BARON.

Corbleu ! madame votre mère a raison. Ce Léandre dont vous êtes coiffée, n’est point du tout votre fait. Sera-t-il dit qu’un petit gentilhomme qui n’a que trois cents ans de noblesse ; épousera la fille du baron de Vieuxbois, tandis que monsieur des Mazures, le plus bel esprit du Poitou, s’offre à vous épouser ? C’est une alliance digne de moi, de votre mère et de vous. Vous savez quelle est notre délicatesse sur la naissance. Il y a quatre cents ans que dans ma famille nous sommes gueux de père en fils, pour n’avoir pas voulu nous mésallier ; et je refuserais pour mon gendre le plus riche parti de France, qui ne pourrait pas me prouver que ses ancêtres ont marché aux premières croisades.

ANGÉLIQUE.

Quel entêtement ! Le mérite se mesure-t-il à l’ancienneté des familles ? Pour moi, je pense bien différemment ; je ne trouve la vraie noblesse que dans le cœur et l’esprit : d’ailleurs, Léandre est bon gentilhomme.

LE BARON.

Vous le croyez fort noble, parce que vous l’aimez.

ANGÉLIQUE.

Oui, je l’aime, je ne m’en défends point. Ma tante m’avait prévenue en sa faveur, et il répondait parfaitement à l’idée qu’elle m’avait donnée de lui. Ah ! mon père, souffrirez-vous qu’on m’arrache à ce que j’aime, pour me sacrifier à ce que je n’aimerai point ?

LE BARON.

Ne te désespère pas, mon enfant ; tu verras aujourd’hui monsieur des Mazures, et je te réponds qu’il te charmera.

ANGÉLIQUE.

Et moi, je vous réponds qu’il me paraîtra tel qu’il est, c’est-à-dire, le plus suffisant, le plus fat et le plus ridicule de tous les hommes.

LE BARON.

Vraiment, voilà un beau portrait que vous faites de votre futur mari ! Eh ! qui vous l’a dépeint de la sorte ?

ANGÉLIQUE.

Tous ceux qui le connaissent.

LE BARON.

Et moi, je vous dis qu’il fait l’admiration de la province.

ANGÉLIQUE.

C’est ce qui fait que je ne l’admirerai point. Si vous saviez quelle différence il y a entre les beaux esprits de campagne et ceux de Paris !... mais il n’est point question de cela. Généralement parlant, tout homme qui fait son capital du bel esprit, a souverainement le don de me déplaire ; à plus forte raison un provincial entiché de ce ridicule.

LE BARON.

Ouais ! mademoiselle de Vieuxbois, vous êtes bien délicate ! Comment faut-il donc qu’un homme soit fait pour vous plaire ?

ANGÉLIQUE.

Comme Léandre. Qu’il soit honnête homme, qu’il ait vécu dans le monde, et qu’il ait acquis cette politesse, ces manières aisées, nobles et gracieuses, qui ne tiennent rien de la sotte présomption, du ridicule et de l’affectation de la plupart des gens de province.

LE BARON.

Ah ! si votre mère vous entendait raisonner de la sorte !...

ANGÉLIQUE.

Aidez-moi à la désabuser de monsieur des Mazures. Je me jette à vos genoux pour obtenir cette grâce, et je me flatte que vous ne me la refuserez pas.

LE BARON.

Je vous aime, ma fille, et je ferai de mon mieux, pour que l’on ne force point vos inclinations.

ANGÉLIQUE.

Daignez dire quelques mots en faveur de Léandre.

LE BARON.

Mais je ne le connais que de réputation. S’il était ici, je soutiendrais mieux sa cause.

ANGÉLIQUE.

Eh bien ! permettez-moi de prendre son parti, et je vous promets qu’il vous appuiera bientôt lui-même.

LE BARON.

Comment cela se peut-il, s’il est à Paris ?

ANGÉLIQUE.

Il n’est pas si loin de nous que vous le croyez. Mais je ne puis vous en dire davantage à présent ; voici ma mère.

 

 

Scène II

 

LE BARON, LA BARONNE, ANGÉLIQUE

 

LA BARONNE, tenant une lettre à la main.

Ah ! ma fille, que vous allez être heureuse ! monsieur des Mazures sera ici dans un moment ; préparez-vous à le recevoir comme un homme que nous destinons à l’honneur de vous épouser : il me prévient sur son arrivée, par une lettre en vers que je trouve admirable. Tenez, Mademoiselle, lisez-nous cette lettre, et apprenez-la par cœur. Vous, monsieur le Baron, écoutez de toutes vos oreilles.

ANGÉLIQUE lit.

« Pour vous voir au plus tôt, cousine incomparable,
« J’accours et par monts et par vaux... »

LA BARONNE.

C’est de moi qu’il parle, au moins.

ANGÉLIQUE.

Je le vois bien, Madame.

LA BARONNE.

Cousine incomparable ! En vérité, ce garçon-là écrit bien !

ANGÉLIQUE lit.

« Pour vous voir au plus tôt, cousine incomparable,
« J’accours et par monts et par vaux,
« Brûlant d’être aux genoux du soleil adorable
« Dont la possession guérira tous mes maux. »

Faisant la révérence.

Est-ce vous aussi, Madame, qui êtes sou soleil ?

LA BARONNE.

Non, Mademoiselle ; cet article-là vous regarde.

ANGÉLIQUE.

Et de quels maux votre cousin veut-il que je le guérisse ?

LA BARONNE.

Cela est bien difficile à deviner ! Ses maux sont l’absence, l’impatience, les inquiétudes, les peines, les tourments de l’amour. N’est-il pas vrai, monsieur le Baron ?

LE BARON.

Cela s’entend, m’amour.

ANGÉLIQUE.

Comment puis-je lui causer tous ces maux, puisqu’il ne m’a jamais vue ?

LA BARONNE.

Quelle absurdité pour une fille d’esprit ! Sur le récit que nous lui avons fait, il s’est formé de vous une idée charmante : cette idée le presse, l’agite, le met tout en feu ; et, quand une personne est tout en feu, vous m’avouerez qu’elle n’est pas à son aise. Je sais ce que c’est que ces états-là ;

Regardant tendrement le Baron.

j’y ai passé, mon cher Baron.

LE BARON, l’embrassant.

Et moi aussi, mon aimable Baronne.

LA BARONNE, à Angélique.

Continuez.

ANGÉLIQUE lit.

« L’amour jour et nuit me lutine,
« Et m’a tout criblé de ses traits ;
« Mais l’épouse qu’on me destine
« Va me mettre à couvert de sa main assassine,
« Sous le retranchement de ses divins attraits. »

LA BARONNE.

Cet endroit-ci n’est pas clair ; mais c’est ce qui en fait la beauté.

LE BARON.

Assurément. Quand je lis quelque chose, et que je ne l’entends pas, je suis toujours dans l’admiration.

LA BARONNE, à Angélique.

Achevez.

ANGÉLIQUE.

Dispensez m’en, s’il vous plaît.

LA BARONNE.

Achevez, vous dis-je. Il semble que vous ayez perdu le goût des bonnes choses.

ANGÉLIQUE lit.

« La charmante Angélique est si spirituelle,
« Qu’on est charmé, dit-on, de tout ce qu’elle dit.
« Ainsi, puisque l’hymen va m’unir avec elle,
« J’épouse non un corps, mais j’épouse un esprit. »

LA BARONNE.

En vérité, voilà une pointe admirable ; et je n’ai rien lu de plus fin dans le Mercure galant.

LE BARON.

Oh ! cela est divin, cela est divin !

LA BARONNE.

Je voudrais bien savoir si vos beaux esprits de Paris sont capables de produire d’aussi jolies choses ?

ANGÉLIQUE.

Non, en vérité, Madame ; ils ont le goût trop simple pour raffiner de la sorte.

LA BARONNE.

Vous m’avouerez qu’un homme de qualité qui fait de si beaux vers doit trouver bientôt le chemin de votre cœur.

ANGÉLIQUE.

Je vous jure qu’il n’en approchera pas, s’il n’a point d’autre mérite que celui-là.

LA BARONNE.

Il me paraît que l’air de Paris vous a donné bien de la suffisance.

ANGÉLIQUE.

Non, Madame, mais il m’a formé le goût.

LA BARONNE.

Vous nous prenez donc pour des grues, nous autres gens de province ?

ANGÉLIQUE.

À Dieu ne plaise ! mais vous êtes si prévenue pour monsieur des Mazures, qu’il se peut que vous lui trouviez des perfections qu’il n’a point.

LA BARONNE.

Je défie Paris et la cour de produire un cavalier plus accompli ; vous allez en juger par vous-même. La plus grande preuve que je puisse vous donner de son esprit, c’est qu’il ne vous épouse que parce qu’il vous en croit infiniment.

ANGÉLIQUE.

Il sera bientôt détrompé de la bonne opinion qu’il a de moi.

LA BARONNE.

Ah ! voilà un petit trait de modestie qui me réconcilie avec vous. Monsieur le Baron, avez-vous donné ordre à votre notaire de dresser les articles du contrat ?

LE BARON.

Pas encore, madame la Baronne ; il n’y a rien qui presse.

LA BARONNE.

Il n’y a rien qui presse, monsieur le Baron ! Ne sommes-nous pas convenus que nous signerions ce soir, et que nous ferions la noce tout de suite ?

LE BARON.

Cela est vrai ; mais Angélique ne me paraît pas si pressée que nous : donnons-lui le temps de connaître monsieur des Mazures, de lui rendre justice, et de prendre du goût pour lui.

LA BARONNE.

Est-ce là votre avis, mon cœur ?

LE BARON.

Oui, m’amour, et je. vous prie que ce soit aussi le vôtre.

LA BARONNE.

Hélas ! volontiers, si cela vous fait plaisir... Mais...

En lui faisant des minauderies.

si vous vouliez bien ne me pas donner ce chagrin-là... je vous aurais tant d’obligation !

LE BARON.

Eh ! quel chagrin cela peut-il vous causer ?

LA BARONNE, en pleurant.

Quel chagrin, cruel que vous êtes ! Si le mariage ne se conclut pas ce soir, vous m’enterrerez demain matin.

LE BARON.

Ah ! je ne savais pas cela. Corbleu ! il ne sera pas dit qu’une femme soit morte pour avoir eu trop de complaisance pour son mari. Je suis votre maître, mais je ne suis pas votre tyran. Je vous confie tous mes droits ; ordonnez, ma chère Baronne, ordonnez, et faites bien valoir mon autorité.

ANGÉLIQUE, à part.

Ah ! mon pauvre père, que vous êtes dupe !

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, ANGÉLIQUE

 

LA BARONNE, s’essuyant les yeux.

On çà ! Mademoiselle, vous voyez qu’on n’appelle point ici de mes volontés, et que dès que je me suis mis quelque chose en tête, il faut que cela passe : ainsi, point de raisonnement, et songez à m’obéir.

ANGÉLIQUE.

Je me flatte que mon père ne souffrira point qu’on me mette au désespoir.

LA BARONNE.

Votre père ne souffrira point ! Vraiment, voilà de jolies expressions ; votre père ne souffrira point ! Apprenez qu’il souffre tout ce qui me fait plaisir. Vous êtes une jolie mignonne, de vouloir que je me gouverne par l’autorité de votre père ! Et où avez-vous pris cela, je vous prie ? Est-ce que les femmes de Paris et de la cour sont si respectueusement soumises aux volontés de leurs maris ?

ANGÉLIQUE.

Ce n’est pas la mode, je l’avoue ; et la plupart des femmes ont secoué le joug : mais, du moins, si elles aspirent à l’indépendance, c’est à découvert, et elles ne se servent point des apparences d’une soumission respectueuse pour usurper adroitement un pouvoir sans bornes. Vous prenez mon père par son faible : et je vois qu’il est de ceux que l’on gouverne despotiquement, pourvu qu’on ait l’art de leur faire croire qu’ils ne sont pas gouvernés.

LA BARONNE.

Vos réflexions sont profondes ; mais j’ai mauvaise opinion des filles qui ont l’esprit si prématuré : et je crois que ce n’est pas sans raison que je me dépêche de vous marier.

ANGÉLIQUE.

Je ne serais point fâchée d’être pourvue, si vous daigniez me consulter sur la manière de me pour voir. Je vois que mon sort dépend de vous ; mais, Madame, n’usez pas durement du pouvoir qu’on vous donne sur moi : songez que vous êtes ma mère, et que la tendresse que j’ai lieu d’attendre de vous doit vous inspirer la bonté d’entrer un peu dans mes sentiments.

LA BARONNE.

Et le respect doit vous faire céder aux miens.

ANGÉLIQUE.

Je ne m’en éloignerai jamais, que dans l’occasion dont il s’agit.

LA BARONNE.

C’est dans celle-ci précisément, que j’exige de vous une parfaite obéissance.

ANGÉLIQUE.

Vous mourrez, dites-vous, si je n’épouse ce soir monsieur des Mazures ; et moi, je mourrai si je l’épouse.

LA BARONNE.

Eh ! non, non, vous n’en mourrez pas.

ANGÉLIQUE.

Je le hais mortellement.

LA BARONNE.

Vous ne l’avez jamais vu.

ANGÉLIQUE.

Cela n’empêche pas que je ne le connaisse.

LA BARONNE.

Les vers que vous venez de lire suffisent pour vous prévenir en sa faveur.

ANGÉLIQUE.

Je vous demande pardon, Madame, si je vous dis qu’ils font un effet tout contraire.

LA BARONNE.

Et moi je veux que vous les trouviez excellents.

ANGÉLIQUE.

Très volontiers, pourvu que je n’en épouse point l’auteur.

LA BARONNE.

Et vous l’épouserez, et dès ce soir, en dépit de vous et de votre père ; car je vois que vous l’avez gagné ; mais ne comptez point sur lui, je vous en avertis ; quoiqu’il m’échappe quelquefois, il en revient toujours à ce que je veux. Quel bruit est-ce que j’entends ? C’est le jardinier qui querelle son valet, apparemment.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, ANGÉLIQUE, LÉANDRE et L’OLIVE, déguisés en paysans

 

L’OLIVE, à Léandre.

Oh, oh ! monsieur le paresseux, vous croyez donc que vous n’êtes ici que pour avoir les bras croisés, et vous donner du bon temps ?

LA BARONNE.

De quoi s’agit-il, maître Pierre ?

L’OLIVE.

De ce coquin-là, qu’il n’y a pas moyen de faire travailler.

LÉANDRE.

Eh morgué ! doucement, maître Pierre !

LA BARONNE.

Laisse-le en repos, j’ai quelques ordres à te donner. Il faut...

L’OLIVE.

Un petit moment. Tu prétends donc, maître ivrogne, manger le pain des honnêtes gens sans le gagner ?

LÉANDRE.

Acoutez, maître Pierre, vous êtes un brutal, sauf correction : mais je le suis aussi, quand je m !y boute.

L’OLIVE.

Je suis un brutal, monsieur le maroufle ! Si ce n’était le respect que j’ai pour Madame...

ANGÉLIQUE.

En vérité, maître Pierre, il me semble que vous maltraitez un peu trop ce garçon-là.

L’OLIVE.

Avec votre parmission, Mademoiselle, ce ne sont pas là vos affaires. Je n’ai à répondre qu’à Madame : alle est la maîtresse, et il n’y a personne ici qui ose dire le contraire.

LA BARONNE.

Tu as raison ; mais écoute les ordres que je veux te donner. Ne manque pas...

L’OLIVE, à Léandre.

Ah ! je suis donc un brutal ! As-tu bêché ce grand carré du jardin où je veux planter des choux ? As-tu arrosé mes laitues ? As-tu nettoyé les allées du par terre ?

LÉANDRE.

Pas encore : mais morgué !...

L’OLIVE.

Mais morgué, tastigué, ventregué ! tu n’es qu’un sot, entends-tu, Nicolas ? un fainéant, un sac à vin, un...

ANGÉLIQUE.

Le pauvre garçon me fait pitié. Ne souffrez pas, Madame, que maître Pierre le traite si durement.

LA BARONNE, à l’Olive.

Écoute, mon ami, en un mot comme en cent, je veux que personne ne gronde céans, si ce n’est moi.

L’OLIVE.

Morgué ! Madame, si vous ne voulez pas que je gronde, baillez-moi donc mon congé.

LA BARONNE.

Eh bien ! tu gronderas bientôt : mais à présent je veux que tu m’écoutes. N’est-ce pas toi qui m’ASTÉRIE. donné ce garçon-là ?

L’OLIVE.

Ça est vrai.

LA BARONNE.

Ne m’as-tu pas dit que c’était un bon enfant ?

L’OLIVE.

J’en demeure d’accord.

LA BARONNE.

Que tu le connaissais, et que tu répondais de lui comme de toi-même ?

L’OLIVE.

Je n’en disconviens pas : je lui ai baillé ma protection.

LA BARONNE.

Cependant tu l’accables d’injures, et tu veux me donner mauvaise opinion de lui présentement.

L’OLIVE.

Morgué ! c’est qu’il veut se mêler de jaser, au lieu de faire sa besogne.

LA BARONNE.

De jaser ! et sur quoi !

L’OLIVE.

Sur vous, sur monsieur le Baron, sur mademoiselle Angélique.

LA BARONNE.

Ah ! ah ! ceci n’est pas mauvais ! Et que dit-il de nous ?

L’OLIVE.

On le prendrait pour un innocent ; mais, morgué ! ne vous y fiez pas. C’est un songe-creux, je vous en avartis.

LA BARONNE.

Mais encore, que dit-il de monsieur le Baron ?

L’OLIVE.

Il dit...

LÉANDRE.

Ne l’écoutez pas, Madame, je vous prie.

LA BARONNE.

Pardonnez-moi ; je suis bien aise de savoir vos pensées, monsieur Nicolas. Eh bien ?

L’OLIVE.

Eh bien ! Madame, quand monsieur le Baron nous ordonne quelque chose, savez-vous bien ce que dit Nicolas ?

LA BARONNE.

Quoi ?

L’OLIVE.

Morgué ! ce dit-il, ça mérite confirmation.

LA BARONNE.

Comment, confirmation ! Qu’est-ce que cela signifie ?

L’OLIVE.

Ça signifie qu’il se moque des ordres de Monsieur, et qu’il ne veut jamais les suivre, qu’après que vous les avez confirmés.

LA BARONNE.

Mais, vraiment, cela n’est point sot.

L’OLIVE.

Ensuite il se met à parler de vous ; et il n’y a pas moyen de le faire finir.

LA BARONNE.

À parler de moi ? Et quels sont ses discours ?

L’OLIVE.

Par la ventregoi ! ce dit-il, la brave femme que ste madame la Baronne ! Alle a pus d’esprit dans son petit doigt, que monsieur le Baron dans tout son corps. Morgué, qu’alle a bon air ! Qu’alle a bonne meine ! Que je sis aise, quand je la vois !

LA BARONNE.

Ce pauvre Nicolas ! sa physionomie m’a plu d’abord.

LÉANDRE.

Grand marci, Madame,

LA BARONNE, à Angélique.

Il n’est pas mal bâti, ce garçon-là.

ANGÉLIQUE.

Non vraiment, Madame.

LÉANDRE, en faisant des révérences niaises.

Ah ! vous vous moquez.

LA BARONNE.

Il a les yeux vifs, et le regard touchant.

ANGÉLIQUE.

Oui, je m’en aperçois.

LÉANDRE, tournant son chapeau.

Oh ! pour ce qui est d’en cas de ça...

LA BARONNE.

Eh ! que pense-t-il de ma fille ?

L’OLIVE.

Oh ! dispensez-moi de le dire en présence de Mademoiselle.

LA BARONNE.

Non, non : je veux savoir à fond tous ses sentiments. Cela me divertit.

L’OLIVE.

Eh bien ! Madame, puisqu’il faut vous déclarer tout, Mademoiselle n’a pas le bonheur de lui plaire.

ANGÉLIQUE, en souriant.

Je suis fort malheureuse, monsieur Nicolas.

LÉANDRE, cachant son visage avec son chapeau.

Oh ! pardonnez-moi, Mademoiselle.

L’OLIVE.

Il dit, Madame, qu’elle a l’air d’être votre mère, et que vous avez l’air d’être sa fille.

ANGÉLIQUE.

Il a raison.

LÉANDRE.

Ça vous plaît à dire.

L’OLIVE.

Et qu’il aimerait mieux épouser vingt femmes comme vous, l’une après l’autre, que deux filles comme Mademoiselle.

LA BARONNE.

Cela est réjouissant. Tiens, Nicolas, voilà de quoi boire à ma santé.

LÉANDRE.

Oh ! Madame !

LA BARONNE.

Prends, te dis-je. Maître Pierre, je vous défends de maltraiter ce garçon-là, ni d’effets, ni de paroles.

L’OLIVE.

Cela suffit.

LA BARONNE.

Je veux qu’on le ménage, qu’on ait des égards pour lui, qu’on le nourrisse bien, qu’on le laisse dormir tant qu’il voudra ; et qu’on n’épuise point ses forces par un travail excessif.

À Angélique.

Je vois que vous lui voulez du mal de ce qu’il me trouve plus aimable que vous. À propos, il faut que j’aille donner mes ordres pour le dîner. Je prétends qu’il soit magnifique, et digne de la compagnie qui nous vient. Retournez à votre jardin, mes enfants. Un petit mot, Nicolas. Je vous ordonne de m’apporter un bouquet tous les matins ; n’y manquez pas, je vous en avertis.

LÉANDRE.

Ho ! je n’ai garde.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, LÉANDRE, L’OLIVE

 

Dès que la Baronne est sortie, ils se mettent tous trois à rire, en regardant si on ne les écoute point.

L’OLIVE.

Eh bien ! qu’en dites-vous, Mademoiselle ? Ne jouons-nous pas bien nos rôles ?

ANGÉLIQUE.

À ravir ; et vous m’avez extrêmement divertie l’un et l’autre. Il n’y a qu’une chose qui m’a choquée, c’est que tu traites ton maître trop rudement.

L’OLIVE.

C’est pour mieux cacher notre jeu. D’ailleurs, je vous avoue que je ne suis pas fâché de prendre un peu ma revanche. Quel plaisir pour un valet de chambre, d’appeler impunément son maître, maroufle, ivrogne, coquin, paresseux ! Je rends aujourd’hui à Monsieur les belles épithètes dont il m’honore tous les jours.

LÉANDRE, riant.

Mon temps reviendra, laisse-moi faire. Mais supprimons les discours inutiles. Laissez-moi jouir, belle Angélique, de la liberté qui me reste encore de baiser cette main qu’on veut me ravir.

ANGÉLIQUE.

N’oubliez pas, au moins, de porter tous les matins un bouquet à ma mère.

L’OLIVE.

Vous n’y perdrez pas vos pas, Nicolas.

ANGÉLIQUE.

Tout de bon, Léandre, n’êtes-vous pas flatté de cette commission ?

LÉANDRE.

En vérité, je vous admire. Comment pouvez-vous être assez tranquille pour me plaisanter dans l’état où nous nous trouvons ? Songez-vous que mon rival est sur le point d’arriver ?

ANGÉLIQUE.

Et de m’épouser, qui pis est ; Je danger est encore plus pressant que vous ne croyez. Ma mère veut qu’on signe aujourd’hui le contrat, et que la noce se fasse immédiatement après.

LÉANDRE.

Et c’est en riant que vous m’annoncez cette nouvelle ! Ah ! cruelle, pourriez-vous consentir à ma perte ? Ce sera donc en vain que je vous aurai suivie secrètement depuis Paris jusqu’ici, que nous nous y serons introduits l’Olive et moi, lui en qualité de jardinier, moi comme son valet ; et qu’à la faveur de son déguisement, je me serai conservé le bonheur de vous voir ? Une intrigue aussi bien imaginée, si heureusement conduite, n’aura d’autre succès que celui de me rendre spectateur du triomphe de mon rival, et de me réduire au dernier désespoir, tandis que vous vous livrerez tranquillement à l’indigne époux que l’on vous destine ! C’est donc là la récompense de ma fidélité ? Ce sont donc là les fruits de la foi que nous nous sommes donnée ?

ANGÉLIQUE.

Ah ! vous voilà monté sur le ton tragique ! Il vous sied fort bien, Léandre, et vous déclamez à merveille ; mais je n’aime pointée ton-là. Rentrons dans le naturel. Le péril est pressant, je l’avoue ; cependant il n’est pas inévitable. Léandre, je vous aime plus que jamais, et je vous jure, sans emphase et sans exclamation, que je n’aimerai et n’épouserai jamais que vous. Voilà le premier point de mon discours.

L’OLIVE.

Venons au second.

ANGÉLIQUE.

Monsieur des Mazures arrive aujourd’hui pour m’épouser ; et moi, j’ai deux moyens pour éviter ce malheur.

L’OLIVE.

Primo ?

ANGÉLIQUE.

De le dégoûter de ma personne, et de le forcer à rompre ses engagements.

L’OLIVE.

Fort bien. Secundo ?

ANGÉLIQUE.

De me sauver d’ici par la petite porte du jardin dont j’ai la clef, et de m’aller jeter dans un couvent, si le premier expédient ne réussit pas.

LÉANDRE.

Eh ! comment pourriez-vous réussir à dégoûter de vous mon rival ? Cela est impossible ; vous êtes trop parfaite.

ANGÉLIQUE.

Ne vous aveuglez point, et laissez-moi faire : mais il faut que de votre côté vous travailliez adroitement à faire revenir ma mère de ses préjugés pour lui.

L’OLIVE.

Nous avons déjà concerté différents moyens pour cela.

ANGÉLIQUE.

Je connais à fond le personnage qu’on me destine. C’est un provincial très fat, qui a la folie de se croire le plus grand génie de l’univers, et qui s’est mis en tête qu’une fille n’a de mérite qu’autant qu’elle a de science et d’esprit. Il compte en même temps de trouver en moi un prodige d’esprit et de science, selon l’idée que mon père et ma mère lui ont donnée de ma personne, et c’est sur ce pied-là qu’il me recherche.

L’OLIVE.

Je commence à entrevoir votre dessein.

ANGÉLIQUE.

Mon dessein est d’avoir au plus tôt quelques conversations particulières avec lui, et d’y affecter tant de naïveté, d’ignorance et de bêtise, qu’il ne puisse pas me souffrir. Eu un mot, je vais faire l’Agnès. Et, comme son système est précisément le contraste d’Arnolphe, ne doutez point qu’il ne me trouve la plus maussade créature du monde.

LÉANDRE.

Rien n’est mieux imaginé. D’ailleurs, il ne sera pas édifié des discours que nous lui tiendrons l’Olive et moi ; et nous nous promettons...

ANGÉLIQUE.

Paix. Voici ma petite sœur.

 

 

Scène VI

 

ANGÉLIQUE, LÉANDRE, L’OLIVE, BABET

 

BABET.

Ma sœur, ma sœur, je viens vous faire mon compliment.

ANGÉLIQUE.

Et sur quoi ?

BABET.

Sur l’arrivée de votre prétendu.

ANGÉLIQUE.

Monsieur des Mazures est ici ?

BABET.

Je viens de le voir.

ANGÉLIQUE.

Que je suis malheureuse !

BABET.

Que vous êtes heureuse, au contraire ! vous allez être mariée. En vérité, les aînées ont un beau privilège, de passer comme cela devant leurs cadettes. Ah ! c’est toi, maître Pierre ! Bonjour, bonjour, Nicolas.

LÉANDRE.

Mademoiselle Babet, votre serviteur. Que vous êtes jolie !

BABET.

Vraiment oui, je le suis, je le sais bien ; c’est ce qu’on me disait tous les jours à Paris, quand nous y demeurions ma sœur et moi. Mais ici, il n’y a personne que toi qui me le dise.

ANGÉLIQUE, à Léandre.

Si vous la faites jaser, en voilà pour jusqu’à ce soir.

BABET.

Laissez-nous dire, et allez voir votre prétendu qui vous attend avec impatience.

ANGÉLIQUE.

Enfin, le voilà donc arrivé !

BABET.

Et très arrivé, je vous jure. Je l’ai vu descendre de carrosse. Ah ! le beau carrosse ! Je crois que c’est un fiacre de rencontre qu’il a acheté à Paris. Les glaces en sont vitrées à petits carreaux, comme les fenêtres de ma chambre.

L’OLIVE.

Cela est d’un goût tout nouveau.

BABET.

Ses trois chevaux sont encore plus étonnants que son carrosse.

ANGÉLIQUE.

Comment ! il est venu à trois chevaux ?

BABET.

Oui, en arbalète. Celui qui fait la pointe est noir, borgne et boiteux.

LÉANDRE.

Fort bien.

BABET.

Le second est gris pommelé ; le troisième est de toutes couleurs, et plus haut d’un pied que les deux autres ; et si maigre, si maigre, que les os lui percent la peau.

ANGÉLIQUE.

Voilà le digne équipage d’un poète de campagne.

L’OLIVE.

Ma foi, il est encore mieux monté que ceux de Paris.

BABET.

Comment ! maître Pierre, vous avez donc été à Paris ?

L’OLIVE.

Oh ! vraiment oui, Mademoiselle ; j’y ai exercé mon métier pendant plus de cinq ans.

BABET.

Je suis bien trompée, si je ne vous y ai vu.

ANGÉLIQUE.

Je ne puis m’empêcher de rire de la description qu’elle vient de nous faire du char pompeux de monsieur des Mazures.

BABET.

C’est une chose à voir. Croiriez-vous bien, cependant, que ces trois bêtes éclopées ont voiture ici cinq originaux, sans compter le cocher et deux manants qui étaient derrière le carrosse ? aussi se sont-elles couchées en arrivant.

L’OLIVE.

Les pauvres animaux n’en relèveront pas.

ANGÉLIQUE.

Et qui sont donc ces quatre personnes qui font cortège à monsieur des Mazures ?

BABET.

Monsieur le Comte et madame la Comtesse des Guérets, monsieur le Président de l’Élection et madame sa chère épouse ; car c’est ainsi qu’il l’appelle.

L’OLIVE.

Et comment diable avaient-ils pu s’emballer tous ensemble ?

BABET.

Comme le carrosse ne peut tenir que deux personnes, madame la Comtesse était sur les genoux de monsieur des Mazures, et madame la Présidente sur ceux de monsieur le Comte. Ils disent que cela s’est fort bien passé, excepté qu’ils ont versé deux fois en chemin. Bêtes et gens, tout est crotte depuis la tête jusqu’aux pieds.

ANGÉLIQUE.

Et n’y a-t-il personne de blessé ?

BABET.

Personne.

ANGÉLIQUE.

Quoi ! pas même monsieur des Mazures ?

BABET.

Il en est quitte pour une bosse à la tête, et deux ou trois écorchures, parce qu’heureusement ils ont versé dans la boue.

ANGÉLIQUE.

Que n’ont-ils versé dans la rivière !

BABET.

J’entends du bruit : c’est apparemment la compagnie qui vient pour vous voir.

ANGÉLIQUE.

Et moi je m’en vais me cacher pour la voir le plus tard que je pourrai.

À Léandre.

Suivez-moi, Nicolas.

BABET.

Maître Pierre, allons jaser dans le jardin.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LA BARONNE, LE COMTE, LA COMTESSE, LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, MONSIEUR DES MAZURES

 

On ouvre les deux battants de la porte du fond du théâtre, où l’on voit tous les acteurs qui doivent entrer, faire de grandes cérémonies.

LA COMTESSE.

Madame la Baronne !

LA BARONNE.

Ah ! madame la Comtesse ! je suis dans mon château, et vous me permettrez d’en faire les honneurs.

LA COMTESSE.

Passez donc, s’il vous plaît, madame la Présidente.

LA PRÉSIDENTE, d’un ton précieux.

Juste ciel ! que me proposez-vous, madame la Comtesse ?

LA COMTESSE.

Eh ! de grâce, madame la Présidente.

LA PRÉSIDENTE.

Mais, mais, en vérité, vous me rendez confuse, madame la Comtesse.

LA COMTESSE.

Mais, Madame !

LA PRÉSIDENTE.

Mais, Madame !

LA COMTESSE.

Je m’en vais donc m’en retourner.

LA PRÉSIDENTE.

Et moi aussi, je vous assure.

MONSIEUR DES MAZURES, se mettant entre elles.

Je vois bien, Mesdames, qu’il vous faut l’entremise d’un homme de tête pour ajuster ce différend. Donnez-moi la main l’une et l’autre.

Elles lui donnent la main, et il les tire toutes deux ensemble sur le théâtre ; après quoi, le Comte et le Président font les mêmes cérémonies à la porte : le Baron et la Baronne allant tantôt à l’un et tantôt à l’autre, pour les faire passer.

LE COMTE.

Monsieur le Président, j’espère que vous ne serez pas si cérémonieux que madame la Présidente.

LE PRÉSIDENT.

Monsieur le Comte, je sais aussi bien mon devoir que ma chère épouse.

LE COMTE, d’un ton brusque.

Oh ! parbleu, vous passerez.

LE PRÉSIDENT, d’un ton doucereux.

Sur mon honneur, je ne passerai pas.

LE COMTE, s’appuyant d’un côté de la porte.

Je demeurerai donc ici jusqu’à ce soir.

LE PRÉSIDENT, s’appuyant de l’autre côté.

Et moi, je garderai mon poste jusqu’à demain matin.

LE COMTE.

Tête-bleu ! on m’assommera plutôt que de me faire démarrer d’ici.

LE PRÉSIDENT.

Et on m’écorchera tout vif, plutôt que de me faire déguerpir.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous verrez, Messieurs, que je suis destiné à terminer ici toutes les disputes de civilité.

Il sort, leur donne la main comme aux dames, pour les faire passer tons deux ensemble : ils résistent l’un et l’autre, et il les tire si fort, qu’il fait un faux pas, tombe, et les entraîne avec lui.

LE BARON, accourant.

Ah ! Messieurs, ne vous êtes-vous pas blessés ?

LA COMTESSE, relevant son mari.

Mon cher Comte !

LA PRÉSIDENTE.

Mon cher époux !

LA BARONNE, courant à monsieur des Mazures.

Mon cher cousin !

MONSIEUR DES MAZURES, se relevant avec peine.

C’est une chose belle que la politesse ! Croiriez-vous bien qu’elle ne règne plus que dans les provinces ? Vivent les provinces pour les manières ! On se pique à Paris d’un petit air aisé, qui est la grossièreté même.

LA COMTESSE.

Vous me surprenez. Je croyais que c’était à Paris où l’on apprenait les belles manières.

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh ! fi donc, avec votre Paris ! on n’y a pas le sens commun ; le diable m’emporte, Madame, si on y sait ce que c’est que cérémonie. Qu’un homme de qualité comme moi, par exemple, passe dans vingt rues de suite, il ne se trouvera pas un faquin qui le regarde, ni qui s’avise de le saluer. Les conditions n’y sont point distinguées. Un petit commis de la douane y marche aussi fièrement qu’un colonel ; et vous prendriez une procureuse au Châtelet pour une présidente.

LA PRÉSIDENTE.

Pour une présidente ! mais, en vérité, cela est monstrueux !

MONSIEUR DES MAZURES.

Dans les maisons, aux spectacles, aux églises, s’agit-il d’entrer ou de sortir, vous croyez qu’on fait des politesses comme ici : point du tout, c’est à qui entrera, ou à qui sortira le premier.

LA COMTESSE, d’un air d’étonnement.

Ah, ah ! quelle grossièreté !

MONSIEUR DES MAZURES.

Je veux être un coquin, Madame, si je n’en suis scandalisé jusqu’au fond du cœur. La première visite que je rendis à Paris, ce fut chez une dame de condition qui a l’honneur d’être un peu de mes parentes. Vous jugez bien que je pris la précaution de me faire annoncer, afin qu’on me fit les civilités qui m’étaient dues. Je crus qu’au nom de monsieur des Mazures il s’allait faire un mouvement général, et que chacun se lèverait pour m’offrir sa place.

LA BARONNE.

Cela était dans l’ordre.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je veux être damné, si de dix hommes et d’autant de dames qui jouaient dans la salle, une seule âme se leva pour me faire honneur. La dame du logis, sans quitter ses cartes, ni souffrir que personne s’interrompît, se contenta de s’écrier : Holà : quelqu’un ; approchez un siège à Monsieur. Ensuite, après m’avoir invité légèrement à m’asseoir, elle se remit à jouer sur nouveaux frais, sans qu’elle, ni qui que ce soit de la compagnie, s’avisât de me faire le moindre compliment, ni de me fournir l’occasion de faire briller mon esprit.

LA PRÉSIDENTE.

Mon Dieu ! que de belles pensées perdues !

MONSIEUR DES MAZURES.

C’était un meurtre, car j’étais tout rempli de choses admirables. Quand je sortis, je fis grand bruit, afin que tout le monde se levât pour me reconduire.

LE BARON.

Eh bien ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Bon ! j’étais hors de la salle, qu’on ne s’était pas seulement aperçu que je me fusse levé. J’allai dans deux ou trois autres maisons : croiriez-vous bien que j’y fus reçu avec aussi peu de cérémonie ?

LA COMTESSE.

En vérité, cela crie vengeance.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! je me vengeai bien aussi.

LE BARON.

Et de quelle manière ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Parbleu ! je ne restai que vingt-quatre heures à Paris, et j’en partis pour aller à la cour.

LA PRÉSIDENTE.

Je crois que tout Paris fut bien mortifié.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ah ! je vous en réponds.

LA COMTESSE.

Voilà comme il faut montrer à vivre à une ville impolie.

MONSIEUR DES MAZURES.

Mais le feu de la conversation m’entraîne, et me fait oublier que mon soleil n’est point ici.

« Ne puis-je savoir en quels lieux
« Il fait briller le feu des rayons de ses yeux ? »

LA BARONNE.

Je crois, Dieu me le pardonne ! qu’il nous parle en vers.

LA COMTESSE.

Vraiment oui, Madame ; cela ne lui coûte rien.

MONSIEUR DES MAZURES.

La langue des Dieux est ma langue maternelle.

LA COMTESSE.

Qu’il a d’esprit !

MONSIEUR DES MAZURES, d’un air de confiance.

Oh ! Madame !

LA PRÉSIDENTE.

Il en a plus qu’il n’est gros.

MONSIEUR DES MAZURES.

Mais, mais, Madame !

LA BARONNE.

Il est toujours brillant, et toujours nouveau.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! palsembleu ! Madame... je vais bien m’exercer avec le bel ange qu’on me destine ; car on dit que c’est un prodige.

LA BARONNE.

Écoutez : ce n’est pas parce que c’est ma fille ; mais je vous avertis qu’elle vous surprendra.

LE BARON.

C’est une fille qui sait tout.

MONSIEUR DES MAZURES.

Parbleu ! nous aurons de vives conversations. Que de saillies ! que de pointes ! que de fines équivoques !

« Je brûle de voir cette belle
« Qui va me donner le transport.
« Déjà mon cœur ne bat plus que d’une aile.
« À l’aide ! Je meurs. Je suis mort. »

LA COMTESSE, embrassant la Baronne.

Ma chère Baronne, c’est un impromptu.

LA BARONNE.

Qui n’est pas fait à loisir, je vous en réponds.

LE BARON, frappant de sa canne.

Corbleu ! voilà un furieux génie !

LA PRÉSIDENTE.

C’est une source inépuisable.

LA COMTESSE.

Il surprend toujours.

LA BARONNE.

Il ne dit pas un mot qui ne mérite d’être imprimé.

Pendant tous ces applaudissements, monsieur des Mazures se mire et s’ajuste en sifflant.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je veux vous conter la dispute que j’ai eue avec deux beaux esprits de Paris, que je fis bien bouquer. Un jour...

LA BARONNE.

Vous nous conterez cela dans le jardin ; allons-y faire deux ou trois tours, en attendant qu’on ait servi.

MONSIEUR DES MAZURES.

« Allons, nous y pourrons trouver
« La belle pour qui mon cœur brûle :
« C’est mon Omphale ; et je veux lui prouver
« Qu’en amour je suis un Hercule. »

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, LÉANDRE, L’OLIVE

 

LÉANDRE.

Pargué ! Madame, je ne saurais deviner pourquoi vous nous querellez. J’avons eu dessein de faire honneur à votre gendre ; je li avons fait de biaux compliments, qu’il a pris pour des injures. Est-ce notre faute, s’il a l’esprit mal tourne ? Il est fâché ? Eh bian ! qu’il se fâche, je m’en gobarge.

LA BARONNE.

Ah, ah ! ceci n’est pas mauvais ! Vous faites l’entendu, monsieur Nicolas ! Mais ne le prenez pas sur ce ton-là ; car je pourrais bien vous chasser, je vous en avertis.

LÉANDRE.

Eh bian, bian ! si vous me chassez, je sais bian ce que je ferai.

LA BARONNE.

Et que ferez-vous ?

LÉANDRE, mettant les mains sur ses côtés.

Je m’en irai.

LA BARONNE.

Le petit brutal !

LÉANDRE.

J’aurai regret de vous quitter ; car, au fond, je me sens de l’amiquié pour vous. Vous avez je ne sais quoi qui m’attache : mais, morgué ! ça n’y fait rian. Vous me menacez de me bailler mon congé, et moi, je le prends. Sarviteur.

LA BARONNE.

Mais écoutez donc, Nicolas...

LÉANDRE.

Non, morgué ! il n’y a pus de Nicolas. Je ne sis qu’un pauvre garçon jardinier, mais j’ai de l’honneur. Je vous baise les mains.

LA BARONNE.

Et moi, je veux que vous restiez. Maître Pierre, faites-lui donc comprendre qu’il me manque de respect.

L’OLIVE.

Eh ! Madame, laissez-le aller ; vous ne manquerez pas de garçons jardiniers.

LA BARONNE.

Je n’en manquerai pas, je l’avoue ; mais je n’en trouverai point qui me convienne comme celui-ci. Tu m’as assuré qu’il savait le métier en perfection.

L’OLIVE.

S’il le sait, Madame ! c’est le meilleur ouvrier de France. Tout le défaut qu’il a, comme je vous l’ai dit, c’est qu’il est paresseux.

LA BARONNE.

Oh ! je le corrigerai de ce défaut-là : il est jeune, il se formera. Entre nous, maître Pierre, ce petit air de fierté qu’il vient de prendre, ne lui sied pas mal. Je ne sais si je me trompe, mais je lui trouve du noble et du gracieux.

L’OLIVE.

Et moi aussi. Tenez, tenez, remarquez comme il vous regarde. Je gage, morgué, qu’il n’a pas pus d’envie de s’en aller que vous de le chasser d’ici.

LA BARONNE.

Crois-tu cela ?

L’OLIVE.

Je vous en réponds.

LA BARONNE.

Eh bien ! qu’il me demande pardon bien... tendrement ; bien respectueusement, je veux dire ; et j’oublierai ses impertinences.

L’OLIVE.

Écoute, Nicolas, il n’y a qu’un mot qui sarve : Madame est fâchée contre toi ; mais alle est fâchée d’être fâchée. Allons, demande-lui pardon bien tendrement. N’est-ce pas, Madame ?

LA BARONNE.

Tendrement, respectueusement ; comme il voudra.

LÉANDRE.

Pardon ! je n’en ferai rien ; alle est trop affolée de son monsieur des Mazures

L’OLIVE.

Ça est vrai. Mais que veux-tu, Nicolas ? Quoiqu’il ne soit pas degne de son estime ; alle croit que c’est un homme marveilleux.

LÉANDRE.

Li ? morgué ! ce n’est qu’un bavard et un éçarvelé, un diseux de rians.

L’OLIVE.

Ça est vrai, ça est vrai ; mais Madame ne voit point tout ça.

LÉANDRE.

Ventreguoi ! c’est ce qui me fâche.

L’OLIVE, à la Baronne.

Vous voyez qu’il n’y a pas moyen de le convartir sur votre gendre ; il s’est pris d’avarsion pour li.

LA BARONNE.

Mais d’où vient cela ? Mon cousin me paraît si aimable !

LÉANDRE.

Vos yeux sont donc bien différents des mians ! J’ai vu beaucoup de biaux monsieurs, mais je n’en ai point vu de si maussade que sti-là.

LA BARONNE.

Vous verrez que c’est ma fille qui l’a prévenu contre mon cousin.

LÉANDRE.

Non, pargué ! c’est li-même. Votre fille ! v’là encore une belle mijaurée ! Je me soucis bian de ce qu’alle pense. Il n’y a que vous qui pissiez me faire penser ce que vous voulez ; excepté sur monsieur des Mazures, dà ! Tatigué, le sot animal !

LA BARONNE.

Oh ! c’en est trop ; et vous sortirez.

L’OLIVE, bas, à Léandre.

Raccommodez-vous. Ceci va trop loin.

LÉANDRE, bas, à l’Olive.

Ne crains rien. Je me raccommoderai quand il me plaira. Je tiens la bonne femme.

LA BARONNE.

Que dit-il ?

L’OLIVE.

Il dit qu’il vous pardonne.

LA BARONNE.

Comment ! qu’il me pardonne ?

L’OLIVE.

Oui ; et qu’il mourra de douleur, si vous le mettez dehors.

LA BARONNE.

Le pauvre enfant !

L’OLIVE, à Léandre.

Allons, qu’on se mette à genoux, et qu’on lui baise la main.

LÉANDRE, lui baisant la main d’un air tendre.

Ma chère maîtresse !

LA BARONNE.

Tu me fends le cœur. Demeure, mon garçon, demeure ; et sers-moi avec affection, je te récompenserai de même.

À part.

Je suis tout émue.

 

 

Scène II

 

LE BARON, LA BARONNE, LÉANDRE, L’OLIVE

 

LE BARON entre brusquement.

Ah, ah ! qu’est-ce que cela veut dire ? Nicolas aux genoux de ma femme !

LÉANDRE.

C’est que Madame me chasse ; et je la priais, ne vous déplaise, de ne me pas faire ce petit chagrin-là.

LE BARON.

Et pourquoi le chasser, madame la Baronne ? C’est un joli garçon, dont je suis très content.

LA BARONNE.

Vous n’approuvez donc pas, mon cœur, que je le mette dehors ?

LE BARON.

Non, m’amour.

LA BARONNE.

Cela suffit. Il faut vous marquer ma soumission, et vous sacrifier mon ressentiment.

LE BARON.

Vous me charmez d’être si docile.

LA BARONNE.

Je suis ravie que mes procédés vous plaisent. Mais en vérité, mon cœur, vous abusez du faible que j’ai pour vous.

LE BARON, l’embrassant.

Ma chère Baronne !

L’OLIVE.

Morgué ! c’est un trésor qu’une femme complaisante.

LE BARON.

Oh ! pour cela, je puis me vanter que le ciel m’en a donné une qui n’a de volontés que les miennes.

L’OLIVE.

Ça est bian rare ; mais ça est bian admirable.

LE BARON.

Dites-moi un peu, ma chère Baronne, pourquoi donniez-vous congé à ce pauvre Nicolas ?

LA BARONNE.

Comment ! ne vous êtes-vous pas aperçu qu’il s’est moqué de monsieur des Mazures, en faisant semblant de le complimenter ?

LE BARON.

Moi ? non, je n’ai point senti cela. Mais je crois que vous avez raison.

LA BARONNE.

Mon cousin l’a bien senti, lui.

LE BARON.

Tout de bon ?

LA BARONNE.

Il en est très piqué.

LE BARON.

Comment ! diantre !

LA BARONNE.

J’en faisais des reproches à maître Pierre et à Nicolas.

LE BARON.

Eh bien ?

LA BARONNE.

Maître Pierre m’a assuré qu’il n’y avait point entendu de mal, et sur-le-champ je lui ai pardonné.

LE BARON.

Vous avez bien fait.

LA BARONNE.

Mais il a plu à ce drôle-ci de faire le mutin, de me dire qu’il se moquait de la colère de mon gendre...

LE BARON, le regardant d’un œil courroucé.

Cela est bien effronté !

LA BARONNE.

Et d’ajouter cent sottises sur ce sujet.

LE BARON.

Oui-da ! Oh ! vous aviez raison de le chasser ; et je veux qu’il sorte.

LA BARONNE.

Je ne vous fais ce récit, mon cœur, que pour vous prouver que c’était par bonnes raisons que je lui donnais son congé.

LE BARON.

Très bonnes. Je veux qu’il sorte.

LA BARONNE.

Et qu’il n’y avait qu’un excès de complaisance pour vous qui pût me forcer à lui pardonner.

LE BARON.

Très obligé. Je veux qu’il sorte.

LA BARONNE.

Mais, mon cœur, puisque vous m’avez engagée à oublier cette offense, voilà qui est fait, je n’y pense plus.

LE BARON.

N’importe. Il ne faut point garder un impertinent comme celui-là.

LA BARONNE.

Pardonnez-moi, mon cœur ; c’est un joli garçon, comme vous le disiez tout à l’heure. Il nous sera fort utile ; et je tâcherai de m’en accommoder.

LE BARON.

Non pas, s’il vous plaît ; je ne puis souffrir d’insolent chez moi. Je veux qu’il sorte.

LA BARONNE, d’un ris forcé.

Oh ! il ne sortira pas.

LE BARON.

Non ?

LA BARONNE.

Non, vous dis-je.

LE BARON.

Corbleu ! cela sera y si je l’ai résolu.

LA BARONNE.

Je le sais bien, mon cher Baron. Mais je vous prierai tant, je vous prierai tant de pardonner à ce pauvre garçon, que vous aurez cette bonté-là pour moi.

LE BARON.

Ah ! si vous m’en priez, c’est une autre affaire. Mais vous êtes trop bonne.

LA BARONNE.

Cela est vrai.

LE BARON.

Trop indulgente, trop facile.

LA BARONNE.

J’en demeure d’accord.

LE BARON.

Vous n’avez non plus de fiel qu’un pigeon.

LA BARONNE.

Que voulez-vous ? il vaut mieux pécher par trop de bonté que par trop de rigueur.

LE BARON.

Que cela est bien dit ! Sans adieu, m’amour ; je m’en vais rejoindre la compagnie.

LA BARONNE, le baisant.

Jusqu’au revoir, mon cœur.

LE BARON.

Vous êtes une femme impayable.

L’OLIVE.

Oh, morgué ! elle vaut tout au moins son pesant d’or.

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, LÉANDRE, L’OLIVE

 

LA BARONNE.

Eh bien ! mon pauvre Nicolas, tu vois qu’on t’allait chasser, si je n’eusse pas pris ton parti.

LÉANDRE.

Bon ! chassé ! je m’embarrasse morgué bian de ce que dit monsieur le Baron ! Toutes ses résolutions sont des coups dopée. dans gliau. Ne sais-je pas que sa volonté n’est qu’une girouette, que vous faites tourner du côté que vous soufflez ?

LA BARONNE, à l’Olive.

Voilà un malin pendard !

L’OLIVE.

Je vous le disais bian ; c’est un songe-creux.

LA BARONNE.

Est-ce que tu crois que je gouverne mon mari ?

LÉANDRE.

Si vous le gouvernez ? Vous li faites, morgué, voir des étoiles en plein midi. Tatigué, que vous êtes futée !

LA BARONNE.

Moi !

LÉANDRE.

Ah, ah ! je vous admire queuquefois. Vous n’êtes jamais tant la maîtresse, que quand vous faites semblant de ne l’être pas. Vous ne dites pas je veux, mais vous faites vouloir. Vous savez que monsieur le Baron est glorieux ; vous li laissez les airs de maître, et vous en avez tout le pouvoir.

LA BARONNE.

Qu’on me dise après cela que les paysans sont des sots ! Y a-t-il personne au monde qui raisonne plus finement que ce drôle-là ? Oh çà, puisque tu as de l’esprit, je veux que tu me parles librement, cela me divertit ; et d’ailleurs-tes discours sont sans conséquence. Dis-moi un peu : tu n’approuves donc pas que je donne ma fille à monsieur des Mazures ?

LÉANDRE.

Non, morgué ! je ne l’approuve pas.

L’OLIVE.

Ah ! vraiment il n’a garde. Depuis que vous voulez marier votre cousin à mademoiselle Angélique, Nicolas est devenu de si mauvaise humeur, qu’il n’y a pas moyan de vivre avec li.

LA BARONNE.

Cela est admirable ! Et de quoi vous mêlez-vous ?

LÉANDRE.

C’est que je sis amoureux...

LA BARONNE, en colère.

De ma fille ?

LÉANDRE.

Non, de votre honneur. Tout le monde se moquera de vous, si vous faites ce mariage-là.

LA BARONNE, en riant.

Je vous dis qu’il faudra que je le consulte pour disposer de ma fille !

LÉANDRE.

Morgue ! vous n’en feriez pas plus mal. Si vous me consultiez, je sais bian à qui vous la bailleriez.

L’OLIVE.

Et moi aussi.

LA BARONNE.

Et à qui ?

LÉANDRE.

À celui qu’alle aime, et non à celui qu’alle n’aime pas.

LA BARONNE.

Oh, oh ! tu me parois bien instruit ! Est-ce que ma fille t’a choisi pour son confident ?

LÉANDRE.

Non. Mais je boutrais ma main au feu qu’alle est enragée d’épouser monsieur des Mazures ; et alle n’a pas tort.

LA BARONNE.

Elle n’a pas tort ?

LÉANDRE.

Non voirement. Il n’y a pas pus d’une heure que je connais votre cousin ; et je ne pis le souffrir, moi qui vous parle. Sa philosomie m’a choqué d’abord, je vous le dis tout net ; et je me sis morgué bian aperçu que mademoiselle Angélique en était encore pus choquée que moi.

LA BARONNE.

Cela n’importe ; je veux qu’elle l’épouse.

LÉANDRE.

Oh ! vous voulez, vous voulez ! çà est bian aisé à dire, mais ça n’est pas encore fait, je vous en avartis.

LA BARONNE.

Non ; mais cela sera fait ce soir, indubitablement.

LÉANDRE.

Ça causera du charivari, je vous le prédis.

LA BARONNE.

Je me moque de tout ; il faut qu’elle obéisse.

LÉANDRE.

Et si alle ne le peut pas ? Ne m’avez-vous pas dit, maître Pierre, que vous li aviez entendu parler avec mademoiselle Babet, d’un certain monsieur qu’alle aimait à Paris, et que sa tante voulait li bailler pour mari ?

L’OLIVE.

Oui, morgué, alle en est bien assottée. Alle dit que c’est un homme noble qui n’a pas pus de vingt-cinq ans, qui a biaucoup de bian, qui est colonel, qui est bian bâti, qui a de l’esprit, de l’esprit comme un enragé ; et qui a été si fâché, si fâché, quand alle est partie pour en épouser un autre, qu’il a juré son grand juron que, si ça se faisait, il viandrait ici tout exprès pour couper les oreilles à votre gendre.

LA BARONNE.

Pour lui couper les oreilles ?

LÉANDRE.

Oui, et qu’il les attacherait à la grande porte de votre châquiau.

LA BARONNE.

Qu’il vienne, qu’il vienne, et qu’il se joue à monsieur des Mazures ; il trouvera à qui parler. Mon cousin est de mon sang ; et cela lui suffit pour prêter le collet à tous les godelureaux de Paris.

L’OLIVE.

Palsangué ! Madame, ne vous y fiez pas. De la manière dont votre fille parle de ce monsieur-là, c’est un gaillard qui ne s’embarrasserait non plus de jeter votre cousin par les fenêtres, que de boire un varre de vin. Je ne voudrais morgué pas jurer qu’il ne fût queuque part à rôder ici aux environs.

LÉANDRE.

J’ai ai aussi queuque soupçon. Le diable m’emporte, s’il ne fait du tapage.

LA BARONNE.

Mais savez-vous bien, mes enfants, que ce que vous dites là m’inquiète fort ? Il faut que j’approfondisse cette affaire, et que j’en avertisse mon gendre. Comment ma fille dit-elle que se nomme ce gentilhomme-là ?

L’OLIVE.

Alle l’a dit plusieurs fois devant moi ; mais je ne saurais m’en souvenir. Je crois que je te l’ai dit, Nicolas, t’en souviens-tu mieux ?

LÉANDRE.

Attendez, je crois qu’il s’appelle... qu’il s’appelle... Lien... Lian... Lican... palsangué, je ne saurais débagouler ce peste de nom-là.

LA BARONNE.

N’est-ce pas Léandre ?

LÉANDRE.

Oui, Liandre ; v’là ce que c’est.

LA BARONNE.

Voici mon cousin fort à propos. Demeurez ; il faut que je l’avertisse de ce que vous venez de m’apprendre.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, LÉANDRE, L’OLIVE, MONSIEUR DES MAZURES

 

LA BARONNE, allant au-devant de son cousin qui rêve.

Mon cher cousin, je suis dans une alarme effroyable.

MONSIEUR DES MAZURES.

Comment ! de quoi s’agit-il ?

LA BARONNE.

Il s’agit de ce que vous courez risque de la vie.

MONSIEUR DES MAZURES.

Cousine incomparable, je crois que vous avez raison. Je suis en danger de mourir d’impatience. Je cherche partout mademoiselle votre fille ; je la de mande à tous les échos d’alentour ; ils sont sourds à ma voix, et je ne puis trouver ma déesse. J’ai un torrent de belles pensées qui vont me suffoquer, si elle ne vient pas leur ouvrir le passage.

« L’enthousiasme me possède ;
« Inhumaine, barbare, accourez à mon aide ! »

LA BARONNE.

Eh mon Dieu ! trêve aux belles pensées. Je vous dis...

MONSIEUR DES MAZURES.

« Angélique est un ange, et ses divins appas
« Font dans mon tendre cœur un terrible fracas. »

LA BARONNE.

Faites-moi la grâce de m’écouter.

LÉANDRE, à l’Olive.

Quel original !

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Oui ; elle est toute charmante, autant que j’en puis juger pour l’avoir entrevue un instant.

LA BARONNE.

Nous en parlerons une autre fois ; sachez...

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Mais elle m’a piqué au vif, la petite friponne.

LA BARONNE.

Je vous dis...

MONSIEUR DES MAZURES.

Car je vois qu’elle me fuit pour échauffer mon amour.

LA BARONNE.

Oh ! ne m’écoutez donc pas.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous avez beau dire, je comprends son adresse : rien n’est plus délicat, ni plus spirituel.

LA BARONNE.

Mon cousin, vous moquez-vous de moi ?

MONSIEUR DES MAZURES.

C’est vous qui me plaisantez. Mais que veulent dire toutes les mines que me fait ce nigaud-là ?

LA BARONNE.

Ne vous y trompez pas : il n’est pas si sot que vous le croyez.

MONSIEUR DES MAZURES.

Parbleu ! il en a pourtant bien la mine.

LÉANDRE.

Patience, monsieur des Mazures ; je vous ferons connaître qui je sommes.

L’OLIVE.

Il y a des gens dans ce bas monde qui pourront bian rabattre votre caquet.

MONSIEUR DES MAZURES, d’un air important.

Dites-moi un peu, messieurs les faquins, qui sont les gens qui rabattront mon caquet ?

LÉANDRE, le contrefaisant.

Je ne nommons parsonne.

L’OLIVE, le contrefaisant aussi.

Rira bian qui rira le damier.

MONSIEUR DES MAZURES.

Qui rira le damier ! Je crois, Dieu me le par donne, que ces marauds-là me menacent.

LA BARONNE.

Eh non ! mon cousin, vous ne les entendez pas. Écoutez-moi un moment, et vous comprendrez ce qu’ils veulent dire.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ce qu’ils veulent dire ! c’est bien à eux à me dire quelque chose. Sans le respect que j’ai pour vous, ma cousine, je leur apprendrais à parler à un homme de ma qualité.

LÉANDRE, lui frappant rudement sur l’épaule.

Ne vous échauffez pas, monsieur des Mazures ; ça pourrait avoir queuque mauvaise suite.

L’OLIVE, faisant de même.

Ça est vrai, ça est vrai. Crachez des vars tout  votre soûl ; mais, par la ventregoi ! ne gesticulez point, je vous en avartis.

MONSIEUR DES MAZURES.

Il est vrai que je me déshonorerais en châtiant moi-même une si vile canaille ; mais si j’appelle mes gens, je leur ferai donner les étrivières.

L’OLIVE.

Vos gens ! sont-ils aussi vigoureux que vos chevaux ?

LÉANDRE.

On voit bian qu’ils sont au sarvice d’un poète : ils ont, morgué ! les dents plus longues que les bras.

MONSIEUR DES MAZURES, mettant la main sur la garde de son épée ; Léandre et l’Olive se mettent à rire.

Il faut que j’anéantisse ces marauds-là.

LA BARONNE, l’arrêtant.

Que faites-vous, mon cousin ? Seriez-vous assez emporté pour frapper mes gens devant moi ?

MONSIEUR DES MAZURES, d’un ton tragique.

« Rendez grâce au respect que j’ai pour la Baronne :
« Sortez, faquins, sortez ; c’est moi qui vous l’ordonne. »

Léandre et l’Olive se mettent a rire encore plus fort.

LA BARONNE.

Retirez-vous, mes enfants, et songez aux égards que vous devez à un gentilhomme qui a l’honneur de m’appartenir.

L’OLIVE.

Je sortons pour vous obéir ; mais tastigué ! je varrons s’il nous fera bailler les étrivières.

LÉANDRE.

Je vous baisons les mains, monsieur des Mazures.

D’un ton tragique, comme celui qu’a pris M. des Mazures.

Venez promener vos belles pensées dans notre jardin, et je vous régalerons d’une salade.

Ils s’en vont en se moquant de lui.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, MONSIEUR DES MAZURES

 

MONSIEUR DES MAZURES.

Voilà deux maroufles bien effrontés ! il semble qu’on les ait payés pour m’insulter ; mais s’ils continuent, ma belle cousine, je serai obligé en conscience de les faire assommer.

LA BARONNE.

Il y a un peu de temps qu’ils me servent, c’étaient les meilleurs domestiques du monde, rien n’était plus sage, plus réglé, plus respectueux : je leur trouvais même trop de modestie pour des jardiniers ; mais depuis que vous êtes ici, je ne les reconnais plus : ils vous ont pris en aversion, et ils se déchaînent contre vous à chaque instant.

MONSIEUR DES MAZURES.

Les faquins !

LA BARONNE.

Il y a ici quelque dessous de cartes que nous ne voyons pas. Ne serait-ce point ma fille qui ferait agir et parler ces gens-ci ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Et à quel propos ?

LA BARONNE.

Afin de me refroidir pour vous.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous croyez donc qu’elle ne m’aime pas ?

LA BARONNE.

Oui, vraiment, je le crois : elle l’a déclaré assez hautement ; et, à vous dire le vrai, cela m’embarrasse.

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh ! pourquoi, je vous prie ?

LA BARONNE.

La question est excellente ! Si elle vous épouse malgré elle, croyez-vous qu’elle vous rende fort heureux ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Non vraiment ; mais je vous réponds, moi, qu’elle m’épousera de tout son cœur.

LA BARONNE.

Et sur quoi fondez-vous cette confiance ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Sur deux raisons sans réplique ; mon mérite et son bon goût.

LA BARONNE.

Ne vous y fiez pas, je la crois prévenue pour quelque autre.

MONSIEUR DES MAZURES.

Tant mieux.

LA BARONNE.

Comment, tant mieux !

MONSIEUR DES MAZURES.

« Sans doute : en triomphant de sa flamme amoureuse,
« Ma victoire en sera d’autant plus glorieuse. »

LA BARONNE.

À ce qu’il me paraît, mon cousin, vous avez assez bonne opinion de votre petite personne ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Quand on est accoutumé à vaincre, on ne craint point d’être battu.

LA BARONNE.

Ma fille n’est point une provinciale, je vous en avertis ; et, puisqu’il faut vous dire tout, celui qu’elle aime est un jeune courtisan des plus accomplis, à ce qu’on m’assure.

MONSIEUR DES MAZURES.

Et que m’importe ? Croyez-vous qu’un courtisan puisse me surpasser en bonne mine, en esprit, en grâces, en talents, en vivacité, en tout ce qui peut toucher et charmer un cœur ? Si Angélique était une bête, une innocente, peut-être que mes belles qualités ne la frapperaient pas ; mais, étant aussi délicate, aussi spirituelle, et aussi savante que vous le dites, il est aussi impossible qu’elle ne sympathise pas avec moi, qu’il est impossible que l’aimant n’attire pas le fer.

LA BARONNE.

Supposons tout ce que vous croyez, il est certain cependant que vous avez un rival dangereux ; qu’on croit qu’il est en ce pays-ci, et qu’il est homme à vous insulter : ainsi tenez-vous sur vos gardes. Vous rêvez ?

MONSIEUR DES MAZURES.

« Elle a beau se tenir en garde,
« L’Amour, ce petit dieu qui darde,
« Saura si bien darder son cœur,
« Que le mien, tôt ou tard, s’en rendra possesseur. »

LA BARONNE.

Oh ! vous m’impatientez. Vous rêvez et vous faites des vers, au lieu de profiter de l’avis que je vous donne.

MONSIEUR DES MAZURES.

Excusez, ma chère cousine ; je pelotte en attendant partie. J’ai une si haute idée de l’esprit de ma demoiselle votre fille, que je tends tous les ressorts du mien, pour ne pas demeurer court avec elle : cette pensée m’occupe uniquement ; et je serai incapable de vous écouter, jusqu’à ce que j’aie étalé tout mon mérite à ses yeux.

LA BARONNE.

La voici fort à propos : au premier mot elle va vous convaincre qu’elle est encore au-dessus de sa réputation, et qu’il n’y a point de fille en France qui ait plus d’esprit qu’elle. Au reste, je compte sur votre discrétion ; c’est pourquoi je vous laisse ensemble.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ne craignez rien, ma cousine ; le corps n’aura point de part à cette entrevue ; ce ne sera qu’un assaut d’esprit. Tout mon embarras est de savoir si j’attaquerai son cœur en vers ou en prose.

LA BARONNE.

En prose, et point de vers, si vous m’en croyez. Ma fille, comme Monsieur doit être ce soir votre mari, je vous laisse un moment avec lui, afin qu’il puisse voir que le portrait qu’on lui a fait de vous n’est point flatté. Faites bien les honneurs de votre esprit, et songez que mon cousin sera désormais l’unique personne à qui vous devez tâcher de plaire.

 

 

Scène VI

 

ANGÉLIQUE, MONSIEUR DES MAZURES, qui lui fait de profondes révérences, qu’Angélique lui rend par des révérences ridicules

 

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Pour une fille qui vient de Paris, voilà des révérences bien gauches.

Haut.

Je crois qu’il faut nous asseoir, Mademoiselle ; car nous avons bien de jolies choses à nous dire.

ANGÉLIQUE, d’un ton niais.

Tout ce qu’il vous plaira, Monsieur.

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

C’est la pudeur, apparemment, qui lui donne un air si déconcerté.

Haut.

Voulez-vous, Mademoiselle, que nous parlions en vers ?

ANGÉLIQUE.

Non, Monsieur, s’il vous plaît.

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh bien ! parlons donc en prose.

ANGÉLIQUE.

Encore moins. Je n’aime point la prose.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh, oh ! cela est nouveau ! Comment voulez-vous donc que nous parlions ?

ANGÉLIQUE.

Je veux que nous parlions... comme on parle.

MONSIEUR DES MAZURES.

Mais, quand on parle, c’est en prose ou envers.

ANGÉLIQUE.

Tout de bon ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Et assurément.

ANGÉLIQUE.

Ah ! je ne savais pas cela.

MONSIEUR DES MAZURES.

Allons, allons, vous badinez. Prenons le ton sérieux. Je vais vous étaler les richesses de mon esprit, prodiguez-moi les trésors du vôtre. Je sais que c’est le Pactole qui roule de l’or avec ses flots.

ANGÉLIQUE.

Tout de bon ? Mais vous me surprenez.

Lui faisant la révérence.

Qu’est-ce que c’est qu’un Pactole, Monsieur ?

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Pour une fille d’esprit, voilà une question bien sotte !

Haut.

Quoi ! vous ne connaissez pas le Pactole ?

ANGÉLIQUE.

Je n’ai pas cet honneur-là.

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Elle n’a pas cet honneur-là ! Par ma foi, la réponse est pitoyable.

Haut.

Ignorez-vous, Mademoiselle, que le Pactole est un fleuve ?

ANGÉLIQUE.

C’est un fleuve ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Oui, vraiment.

ANGÉLIQUE, en riant.

Ah ! j’en suis bien aise.

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Oh ! parbleu, je m’y perds. Si on appelle cela de l’esprit, ce n’est pas du plus fin, assurément.

Haut.

Mademoiselle, vous me surprenez à mon tour. Je vous croyais une virtuose.

ANGÉLIQUE.

Fi donc, Monsieur ! pour qui me prenez-vous ? Je suis une honnête fille, afin que vous le sachiez.

MONSIEUR DES MAZURES.

Mais on peut être une honnête fille, et être une virtuose.

ANGÉLIQUE.

Et moi, je vous soutiens que cela ne se peut pas. Moi, une virtuose !

MONSIEUR DES MAZURES.

Puisque ce terme vous choque, Mademoiselle, je vous dirai plus simplement, que je vous croyais une savante.

ANGÉLIQUE.

Oh ! pour savante, cela est vrai, cela est vrai.

MONSIEUR DES MAZURES, après l’avoir examinée.

Hom ! c’est de quoi je commence à douter. Voyons cependant. Vous savez sans doute la Géographie ?

ANGÉLIQUE.

Oh ! vraiment oui.

MONSIEUR DES MAZURES.

L’Histoire ?

ANGÉLIQUE.

Encore mieux.

MONSIEUR DES MAZURES.

La Fable ?

ANGÉLIQUE.

Sur le bout de mon doigt.

MONSIEUR DES MAZURES.

La Philosophie ?

ANGÉLIQUE.

Je vous en réponds.

MONSIEUR DES MAZURES.

La Chronologie ?

ANGÉLIQUE.

C’est mon fort.

MONSIEUR DES MAZURES.

Tubieu ! vous faites les plus jolis vers du monde ?

ANGÉLIQUE.

Ah ! ah !

MONSIEUR DES MAZURES.

Et vous écrivez des lettres ravissantes ?

ANGÉLIQUE.

En doutez-vous ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh çà ! pour commencer par l’Histoire, lequel aimez-vous mieux d’Alexandre ou de César ? de Scipion ou d’Annibal ?

ANGÉLIQUE.

Je ne connais point ces Messieurs-là ; apparemment qu’ils ne sont pas venus ici depuis que je suis de retour de Paris.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ah ! nous voilà bien retombés ! Je vois que vous n’êtes pas forte sur l’Histoire romaine ; peut-être savez-vous mieux celle de France. Combien comptez-vous de rois de France, depuis l’établissement de la monarchie ?

ANGÉLIQUE.

Combien ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Oui.

ANGÉLIQUE.

Mille sept cent trente-six.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ah ! bon ! mille sept cent trente-six rois !

ANGÉLIQUE.

Assurément.

MONSIEUR DES MAZURES.

Et qui vous a appris cela ?

ANGÉLIQUE.

C’est ma nourrice.

MONSIEUR DES MAZURES.

Sa nourrice lui a appris l’Histoire de France !

ANGÉLIQUE.

Pourquoi non ? Elle m’a appris aussi l’Histoire de Richard sans peur, de Robert le Diable, de la Belle Maguelone, et de Pierre de Provence.

MONSIEUR DES MAZURES.

Voilà une très belle érudition ! Et de la Fable, qu’en savez-vous ?

ANGÉLIQUE.

Je sais le conte de Peau d’Âne, de Moitié de Coq, et de Marie Cendron.

MONSIEUR DES MAZURES, la contrefaisant.

Et de Marie Cendron ! Je ne sais plus que penser de cette fille-là... Mademoiselle, cessez de plaisanter, je vous prie ; car, ou votre père et votre mère m’ont trompé, ou certainement vous vous moquez de moi.

ANGÉLIQUE.

Moi ! me moquer de monsieur des Mazures ! Ah ! j’ai trop de respect pour lui. Croyez, Monsieur, que je suis toute bonne, et que je n’y entends point de finesse.

MONSIEUR DES MAZURES.

Mais vous saviez, disiez-vous, l’Histoire, la Géographie, la Chronologie, la Fable, la Philosophie. Vous faisiez des vers charmants, vous écriviez des lettres ravissantes...

ANGÉLIQUE.

Hélas ! je le disais pour vous faire plaisir.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous ne savez donc rien ?

ANGÉLIQUE.

Je sais lire passablement, et j’apprends à écrire depuis deux mois.

MONSIEUR DES MAZURES.

La peste ! vous êtes fort avancée ! Mais comme je vous trouve jolie, je vous passe votre ignorance. Ce que vous perdez du côté de l’érudition, vous le regagnez du côté de l’esprit sans doute ; car on dit que vous en avez infiniment.

ANGÉLIQUE.

Infiniment, cela est vrai. Je vous avoue tout bonnement que j’ai de l’esprit comme un ange.

MONSIEUR DES MAZURES.

Et vous le dites vous-même ?

ANGÉLIQUE.

Pourquoi non ? Est-ce un péché que d’avoir de l’esprit ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Ma foi, si c’en est un, je ne crois pas que vous deviez vous en accuser.

ANGÉLIQUE.

Vous me prenez donc pour une bête ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Cela me paraît ainsi ; mais après ce qu’on m’a dit, je n’ose encore le croire. De grâce, ne me cachez plus votre mérite.

« Beau Soleil, adorable Aurore,
« Vous que j’aime, vous que j’adore,
« Déployez cet esprit que l’on m’a tant vanté,
« Et j’enchaîne à vos pieds ma tendre liberté. »

Allons, imitez-moi ; un petit impromptu de votre façon.

ANGÉLIQUE.

Oh ! très volontiers. Je vois qu’il faut vous contenter.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je sentais bien que vous me trompiez. Courage, belle Angélique, étalez enfin toutes vos merveilles.

ANGÉLIQUE, feignant de rêver.

Un petit moment, s’il vous plaît.

MONSIEUR DES MAZURES.

Volontiers. Y êtes-vous ?

ANGÉLIQUE.

Oui. Écoutez.

MONSIEUR DES MAZURES.

J’écoute de toutes mes oreilles.

ANGÉLIQUE, d’un air simple.

« Monsieur, en vérité, vous avez bien de la bonté.
« Je suis votre servante, très humble et très obéissante. »

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

La peste soit de l’imbécile ! Ah ! madame la Baronne, vous m’en donnez h garder !

ANGÉLIQUE.

N’êtes-vous pas content ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Charmé, je vous assure.

ANGÉLIQUE.

Vous me ravissez.

MONSIEUR DES MAZURES.

Tout de bon ? J’ai donc le talent de vous plaire ?

ANGÉLIQUE, faisant une révérence courte à chaque question.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! je n’en doute pas. M’aimez-vous, Mademoiselle ?

ANGÉLIQUE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DES MAZURES.

Et vous souhaitez que je vous épouse ?

ANGÉLIQUE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Voilà une fille qui n’est point fardée.

Haut.

Mais on dit que j’ai un rival.

ANGÉLIQUE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DES MAZURES.

Que vous l’aimez de tout votre cœur ?

ANGÉLIQUE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

En voici bien d’une autre !...

Haut.

Et que si je vous épouse, je pourrai bien être...

ANGÉLIQUE, faisant une profonde révérence.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Au diable soit l’imbécile ! Il n’y a plus moyen d’en douter. C’est une idiote. On vouloit m’attraper : mais à bon chat, bon rat.

Haut.

Mademoiselle, je suis votre serviteur ; si vous avez besoin d’un mari, vous pouvez vous pourvoir ailleurs. Ne comptez plus sur moi.

ANGÉLIQUE.

Vous ne voulez plus m’épouser ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Non, sur ma foi.

ANGÉLIQUE.

Oh ! vous m’épouserez.

MONSIEUR DES MAZURES.

Moi ! moi, je vous épouserais ?

ANGÉLIQUE, d’un ton vif.

Oui. Vous l’avez promis, et cela sera.

MONSIEUR DES MAZURES.

Voilà la preuve complète de sa bêtise.

ANGÉLIQUE, feignait de pleurer.

Que je suis malheureuse ! Vous me méprisez, vous me désespérez ; mais vous serez mon mari, ou... vous direz pourquoi.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! cela ne sera pas difficile. Tubleu ! quelle commère, avec son innocence !

ANGÉLIQUE.

Allez, vous devriez mourir de honte de me faire un pareil affront. Je m’en vais m’en plaindre à mon papa. Ah, ah, ah.

Elle feint de pleurer et de sangloter.

MONSIEUR DES MAZURES.

À votre papa ? Allez, vous êtes bien sa fille ; aussi spirituelle que lui, tout au moins.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LA BARONNE, ANGÉLIQUE, MONSIEUR DES MAZURES

 

LE BARON, à monsieur des Mazures.

En bien ! n’êtes-vous pas charmé de l’esprit d’Angélique ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh oui ! très charmé. C’est un prodige. Vous me l’aviez bien dit.

LA BARONNE.

Que vois-je ? ma fille tout en pleurs !

MONSIEUR DES MAZURES, s’essuyant le front.

Et moi tout en eau. Je sue de la tête aux pieds.

LE BARON.

Comment ! qu’est-ce que cela veut dire ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Cela veut dire que je n’ai jamais été à pareille fête.

LA BARONNE.

De quelle fête parlez-vous ? Ma fille pleure et soupire ; lui auriez-vous manqué de respect ?

LE BARON.

Est-ce que vous auriez ?... Corbleu ! si je le savais !...

MONSIEUR DES MAZURES.

Je suis venu, j’ai vu, je me suis bien convaincu... Cela me suffit.

LA BARONNE.

Et de quoi vous êtes-vous convaincu ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Que vous me preniez pour un sot. Mais je vous convaincrai, moi, que je ne le suis pas.

LA BARONNE.

Que veut-il dire, ma fille ? expliquez-nous cette énigme.

ANGÉLIQUE, pleurant et sanglotant.

Hélas ! je n’en ai pas la force. Tout ce que je puis vous répondre, c’est qu’il m’a dit cent impertinences, et qu’il soutient que je suis... que je suis... J’étouffe, je suffoque, et je me retire.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, LA BARONNE, MONSIEUR DES MAZURES

 

LE BARON.

Dire des impertinences à ma fille ! Vous êtes un malavisé, monsieur des Mazures.

LA BARONNE.

Pour moi, je n’y comprends rien. Expliquez-vous. Quel défaut trouvez-vous en ma fille ? Vous avez dû tous apercevoir d’abord que ses sentiments sont aussi élevés que son esprit.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous avez raison ; l’un vaut l’autre.

LA BARONNE.

Qu’est-ce que cela signifie, mon cousin ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh fi ! ma cousine.

LA BARONNE.

Quoi !

MONSIEUR DES MAZURES.

Fi ! vous dis-je ; vous m’aviez vanté votre fille comme une personne admirable par ses grâces, par ses talents et par son esprit.

LA BARONNE.

Sans doute.

MONSIEUR DES MAZURES.

Et moi je vous la donne, soit dit sans vous offenser, pour la plus gauche, la plus ignorante et la plus imbécile de toutes les créatures.

LA BARONNE.

Êtes-vous devenu fou, mon cousin, de parler ainsi d’une fille comme la nôtre ?

LE BARON.

Corbleu ! c’est votre portrait que vous faites, et non pas le sien.

MONSIEUR DES MAZURES.

Quoi ! vous me soutiendrez qu’Angélique a de l’esprit ?

LE BARON.

Cent fois plus que vous, et ce n’est pas trop dire.

LA BARONNE.

Personne n’en eut jamais plus qu’elle.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! il faut que vous ou moi nous radotions.

 

 

Scène IX

 

LE BARON, LA BARONNE, MONSIEUR DES MAZURES, LE COMTE, LA COMTESSE, LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE

 

LE COMTE.

À quoi vous amusez-vous donc, vous autres ? Est-ce que nous ne dînerons point ?

MONSIEUR DES MAZURES, l’embrassant.

Ah ! mon cher Comte !

Il chante.

J’ai perdu l’appétit ; ô douleur sans pareille !

LE COMTE.

Parbleu ! je l’ai donc trouvé, moi ; car je meurs de faim.

LE PRÉSIDENT, au Baron.

Auriez-vous eu quelque altercation ? Vous me paraissez tous trois fort altérés.

LE COMTE.

Altérés ! ils le sont bien, s’ils le sont plus que moi.

LA PRÉSIDENTE.

Effectivement, je crois qu’il y a ici quelque dispute.

LE COMTE.

Il ne faut disputer qu’à qui boira le mieux.

LA COMTESSE.

Faites-nous confidence du fait, et nous vous ajusterons.

LE COMTE.

Cela s’ajustera mieux à table. Cinq ou six rasades aplanissent bien des difficultés.

MONSIEUR DES MAZURES.

Monsieur le Comte, un seau de vin ne me rendrait pas la joie que j’ai perdue.

LE PRÉSIDENT.

Ne peut-on savoir le sujet de votre affliction ?

LE BARON.

Voici le fait en deux mois : il est devenu fou.

LE COMTE.

Qu’il boive, le vin le rendra sage.

LE PRÉSIDENT.

Vous avancez un grand paradoxe : si le vin fait perdre la raison, comment voulez-vous qu’il la rende ?

LE COMTE.

Vous parlez comme un buveur d’eau que vous êtes, monsieur le Président. Pour moi, je n’ai jamais la tête si forte qu’à table ; et quand j’ai vidé mes trois bouteilles, je gouvernerais toute l’Europe.

MONSIEUR DES MAZURES, d’un ton d’emphase.

« Plût au destin que je pusse assez boire
« Pour oublier ma déplorable histoire !
« Mais, grâce à mon malheur, mon sort est si fatal,
« Que le divin jus de la treille,
« Soit qu’il m’endorme ou qu’il m’éveille,
« Ne saurait soulager mon mal. »

LA COMTESSE.

Mais que lui est-il donc arrivé ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Le cas du monde le plus singulier. On me nie ce que j’ai vu, ce que j’ai senti.

LE BARON.

Et qu’avez-vous vu ? qu’avez-vous senti ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Ce que vous vouliez me cacher.

LE PRÉSIDENT.

Expliquez-moi l’affaire, et je vais vous juger.

MONSIEUR DES MAZURES.

Voici la question. Monsieur le baron et madame ma cousine nie soutiennent que leur fille est un prodige de science et d’esprit ; et moi je leur soutiens que c’est un prodige d’ignorance et de bêtise. Prononcez.

LE PRÉSIDENT.

Comment prononcer sans examen sur deux instances contradictoires ? Il nous faudrait des avocats pour éclaircir la question.

LE COMTE.

Ou plutôt pour l’embrouiller. Ces messieurs les avocats ont beau faire les importants, ce ne sont que des marchands de crème fouettée. Les sots les paient pour les faire parler, et moi je les paierais pour les faire taire, ces glorieux bavards.

LA BARONNE.

En vérité, j’ai honte que mon cousin, que j’avais vanté pour un homme d’esprit, en témoigne si peu dans cette occasion.

MONSIEUR DES MAZURES.

Et moi je suis honteux que ma cousine, que je croyais judicieuse et sensée, veuille s’aveugler jusqu’au point de ne pas voir que sa fille n’a aucune des belles qualités qu’elle lui attribue. Je me donne au diable si j’ai jamais rien vu de si stupide que ce prétendu miracle de perfection.

LE BARON.

Par la ventrebleu !...

LA BARONNE, au Baron.

Point d’emportement, mon cœur. Il nous est facile de nous justifier. Ces messieurs et ces dames ont du monde et de l’esprit ; je les prends pour juges de notre différend.

LE PRÉSIDENT.

Volontiers ; j’appointe la cause. Condamnons la demoiselle Angélique à comparaître devant la cour, pour exposer ses qualités et talents, perfections et imperfections, et se voir jugée définitivement. Défense au père, à la mère, et au futur conjoint, d’assister à l’audience en personne.

LE COMTE.

Ni par avocats : on se passera bien d’eux.

LE PRÉSIDENT.

Et ce, afin que ladite cour puisse prononcer sans partialité : telle est notre sentence provisoire. Messieurs et Mesdames, la confirmez-vous ?

LE COMTE.

Oui ; mais à condition qu’avant déjuger nous irons tous à la buvette.

LE BARON.

C’est bien dit.

LE COMTE.

J’ajoute encore une clause : c’est que, pendant tout le repas, il ne sera point question de la cause pendante par-devant nous, et que les procédures ne commenceront qu’après dîner.

LE BARON.

On ne peut pas mieux conseiller. Allons, le dîner nous attend.

MONSIEUR DES MAZURES, à la compagnie.

Messieurs et Mesdames, un petit mot avant que de sortir.

« Mes chers amis, allons nous mettre à table.
« Buvons du vin mousseux jusqu’à la fin du jour ;
« Et, quand nous serons pleins de ce jus délectable,
« Nous irons le cuver dans les bras de l’amour. »

LA COMTESSE.

Toujours de l’esprit, monsieur des Mazures.

MONSIEUR DES MAZURES.

C’est mon défaut ; je ne saurais m’en corriger.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, LÉANDRE, L’OLIVE

 

LÉANDRE.

Non, je n’ai jamais rien entendu de si plaisant que le récit de votre conversation avec monsieur des Mazures. Comment avez-vous pu si bien contrefaire l’innocente, ayant autant d’esprit que vous en avez ?

L’OLIVE.

C’est justement parce que Mademoiselle a beaucoup d’esprit, qu’elle feint si bien de n’en avoir point. Pour jouer le rôle d’innocente, il faut être précisément tout le contraire.

ANGÉLIQUE.

J’avoue que cela m’a coûté. Je suis née si sincère, que je ne me croyais pas capable de me déguiser. Mais que ne fait-on point pour ce qu’on aime ?

LÉANDRE, lui baisant la main.

Charmante Angélique !

ANGÉLIQUE.

On a raison de dire que l’amour est un grand maître, et qu’il vient à bout de tout ce qu’il entreprend.

LÉANDRE.

Il nous le prouve d’une façon bien nouvelle. D’une imbécile il fait quelquefois une fille d’esprit ; aujourd’hui d’une fille d’esprit il fait une imbécile.

L’OLIVE.

Avouez, Mademoiselle, qu’il n’a pas fait ce miracle-là tout seul, et que la malice y a autant de part que l’amour.

ANGÉLIQUE.

J’en demeure d’accord. Ce m’est un plaisir bien vif de faire mon possible pour me conserver à ce que j’aime ; mais c’en est un pour moi bien piquant de berner un fat que je bais, et de lui jouer un tour qui le rendra ridicule à toute éternité.

L’OLIVE, à Léandre.

Je ne me trompais pas, comme vous voyez. Je connais les femmes.

ANGÉLIQUE.

Il n’en est pas quitte, et je lui réserve un autre plat de mon métier.

LÉANDRE.

Et quel est ce nouveau ragoût dont vous allez le régaler ?

ANGÉLIQUE.

Je vais feindre en sa présence, et devant toute la compagnie, que le désespoir où je suis d’être forcée de l’épouser, me donne des vapeurs noires et me fait devenir folle. Je dirai, je ferai tant d’extravagances, qu’il désirera bien moins d’être mon mari, que je n’ai envie d’être sa femme ; c’est le coup de grâce que je lui prépare.

LÉANDRE.

Rien n’est mieux imaginé ; et vous avez tout l’esprit qu’il faut pour bien jouer ce personnage.

L’OLIVE.

De notre côté, nous lui préparons un petit compliment qu’il trouvera fort incivil, je vous en réponds. Et, comme messieurs les poètes ne sont pas courageux, nous ferons si belle peur à notre homme, qu’il se tiendra trop heureux de renoncer à ses prétentions.

ANGÉLIQUE.

Léandre m’a confié ce projet, et je l’approuve. La question maintenant est de savoir ce qui s’est passé entre mon père, ma mère et monsieur des Mazures, après que je les ai laissés ensemble.

LÉANDRE.

N’en avez-vous rien pénétré à table ?

ANGÉLIQUE.

Non ; car, de peur de me trahir, je ne m’y suis pas plus tôt assise, que j’ai fait semblant de me trouver mal ; et, sous ce prétexte, j’ai demandé la permission de me retirer. Mais j’ai mis ma petite sœur aux écoutes ; et il faudra qu’on se soit bien caché, si elle n’a pas découvert le mystère.

LÉANDRE.

Il est vrai qu’elle est toute des plus rusées.

ANGÉLIQUE.

Elle l’est à tel point, qu’elle vous a reconnus l’un et l’autre, et qu’elle a pénétré toutes nos manœuvres.

L’OLIVE.

Ah, morbleu ! nous voilà perdus.

ANGÉLIQUE.

Allez, ne craignez rien. Elle est aussi méchante qu’elle est fine ; et je vous réponds qu’elle aura cent fois plus de plaisir à nous aider à tromper ma mère et monsieur des Mazures, qu’à leur découvrir que nous les trompons.

L’OLIVE.

La peste ! quelle petite commère ! on en fera quelque jour une habile femme ! ce serait un meurtre de laisser un si bon sujet en province ; il est tout fait pour Paris. Mais je crois que la voici. Je suis curieux devoir de quelle manière elle va nous aborder.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, LÉANDRE, L’OLIVE, BABET

 

BABET, en souriant.

Dieu te gard’, maître Pierre.

L’OLIVE.

Et vous aussi, Mademoiselle.

BABET, d’un grand sérieux, et faisant une profonde révérence.

Votre très humble servante, monsieur Nicolas.

LÉANDRE.

Sarviteur, sarviteur, mademoiselle Babet.

BABET.

Que faites-vous donc ici tous trois ?

L’OLIVE.

Eh ! nous parlons de la pluie et du beau temps.

BABET.

De la pluie et du beau temps ? Hom ! vous avez des conversations plus intéressantes que celle-là. Ouais, ma sœur a bien du goût pour les jardiniers ! je crois qu’elle veut apprendre le métier.

L’OLIVE.

Eh bien ! nous vous l’apprendrons aussi, quand vous serez grande.

BABET.

Quand je serai grande ? Allez, allez, toute petite que je suis, j’apprendrais aussi bien que ma sœur ; mais il n’y a point de maître ici pour moi.

LÉANDRE.

Pardonnez-moi, vraiment. Ne puis-je pas vous instruire en même temps que Mademoiselle ?

BABET.

Oh ! je vous baise les mains. Il me faut un maître à moi toute seule.

L’OLIVE.

Eh bien ! je le serai, moi ; aussi-bien ai-je besoin d’une écolière.

BABET.

Oh ! voyez donc comme il sera mon maître ! Je crois que je suis d’aussi bonne maison que ma sœur ; et puisqu’elle se fait instruire par un colonel, je puis bien aspirer du moins à un capitaine.

ANGÉLIQUE.

Paix. Parlez bas, ma petite ; on pourrait vous entendre.

BABET.

Ne craignez rien, nous sommes en sûreté. Tout le monde est encore à table. Monsieur le comte des Guérets s’est enivré dès le potage ; et il fait tant de fracas, tant de fracas, qu’on n’entendrait pas tonner dans la salle. Ainsi, parlons librement de nos petites affaires.

ANGÉLIQUE.

Eh bien ! ma chère, quelles nouvelles nous direz-vous ? de quoi s’est-on entretenu ?

BABET.

On n’a parlé que de vous. Quel tapage !

Fort vite.

Vous êtes cause que mon papa gronde maman ; maman gronde monsieur des Mazures ; monsieur des Mazures leur répond en vers ; madame la Comtesse le seconde en battant des mains, monsieur le Président en parlant latin, madame la Présidente en jargon précieux, et monsieur le Comte en jurant comme un possédé.

ANGÉLIQUE.

Ainsi, me voilà reconnue pour une imbécile, et déclarée telle sur la parole de monsieur des Mazures ?

BABET.

Oh ! monsieur le Président dit que ce n’est que par provision, qu’on vous jugera tantôt, après un mûr examen ; et qu’il y a des commissaires nommés pour cela.

L’OLIVE.

Parbleu ! cela est bouffon. Et qui sont-ils, ces commissaires ?

BABET.

Dame ! c’est monsieur le Comte, madame la Comtesse, monsieur le Président et sa chère épouse.

ANGÉLIQUE.

Tant mieux. Ceci me fait naître une idée. Pour mieux brouiller monsieur des Mazures avec mon père et ma mère, bien loin de faire l’imbécile en présence de mes juges, je vais prendre devant eux un ton si sublime, que mon phœbus leur fera croire que je suis le plus bel esprit du monde. Vous savez que les galimatias pédantesques imposent infiniment aux provinciaux. Ils soutiendront à monsieur des Mazures qu’il s’est trompé sur mon sujet, tandis que Babet, que je viens d’instruire, le confirmera dans l’opinion que je suis une idiote ; ce qui va former un embrouillement, dont s’ensuivra la rupture que nous désirons.

LÉANDRE.

Nos affaires prennent un bon tour.

BABET.

Je vous en réponds. À chaque mot que dit monsieur des Mazures, maman jette sur lui des regards terribles : et mon papa, qui est déjà entre deux vins, et qui n’est pas bon quand il a bu, lui a dit tantôt... Mais j’entends un grand bruit. On se lève de table. Voici notre homme. Retirez-vous, et laissez-moi faire.

ANGÉLIQUE.

Souvenez-vous bien de mes instructions.

BABET.

Fiez-vous à moi ; je jouerai mon rôle aussi bien que vous.

 

 

Scène III

 

BABET, seule

 

Oui, oui, je me tirerai bien d’affaire. Quand il s’agit de mentir, je ne suis jamais embarrassée.

 

 

Scène IV

 

BABET, MONSIEUR DES MAZURES

 

MONSIEUR DES MAZURES, à part.

Voici Babet fort à propos ; il faut que je la questionne un peu.

Haut.

Eh ! bonjour, ma petite maman. Que faites-vous donc ici toute seule ?

BABET.

Pas grand’chose. Je m’ennuie.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous vous ennuyez ? Pauvre enfant ! eh bien ! jasons ensemble, cela vous désennuiera.

BABET.

Voyons. Qu’avez-vous à me dire ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh mais ! je vous dirai que vous êtes fort jolie.

BABET.

Tout de bon, trouvez-vous cela ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Assurément. Et, si vous voulez, je vous ferai l’amour.

BABET.

On dit que je suis encore trop petite ; mais patience, je grandirai.

MONSIEUR DES MAZURES.

Que je sois un coquin, si je ne vous trouve plus belle que votre sœur aînée.

BABET.

En vérité, je crois que vous avez raison.

MONSIEUR DES MAZURES.

Et je vais gager cent pistoles que vous avez cent fois plus d’esprit qu’elle.

BABET.

Oh ! vous pouvez gager, je vous réponds que vous gagnerez. Je ne suis qu’une enfant ; mais, entre nous, je sais fort bien que ma pauvre sœur n’est qu’une bête.

MONSIEUR DES MAZURES.

Parbleu ! on a bien raison de dire que la vérité sort de la bouche des enfants. Mais, dites-moi, ma charmante, votre père et votre mère sont.ils persuadés, comme vous, que votre sœur n’a point d’esprit ?

BABET.

Oh ! que vous en savez long ! mais je vous vois venir : vous voulez me tirer les vers du nez. À d’autres ! vous ne m’y tenez pas.

MONSIEUR DES MAZURES.

Non, sérieusement ; dites-moi ce que vous savez là-dessus, et je vous promets que je planterai là votre sœur, et que je vous épouserai dans deux ans.

BABET.

Oui ? oh ! je vais donc vous découvrir tout le mystère, pourvu que vous me promettiez de ne pas faire semblant que je vous aie parlé.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je vous jure...

BABET.

Ah ! ne jurez pas ; vous me feriez peur.

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh bien ! je vous donne ma parole de gentilhomme, que personne ne saura ce que vous m’aurez dit.

BABET.

Cela suffit. Mais voyez, je vous prie, si personne ne nous écoute.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je m’en vais regarder de tous les côtés.

BABET, à part.

Et moi, je m’en vais t’en donner de toutes les couleurs.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh, çà ! nous sommes parfaitement seuls. Ne me cachez rien, ma petite poule.

BABET.

Je m’en ferais conscience. Il n’y a rien de plus vrai que ma sœur est imbéciles.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je l’ai bien senti d’abord. Têtebleu, que j’ai bon nez !

BABET.

Elle avait près de douze ans, qu’elle ne pouvait encore ni marcher, ni parler.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! oh ! je ne savais pas celui-là.

BABET.

C’est à cause de cela que mon papa et maman l’envoyèrent à Paris, afin que ma tante la fit un peu dégourdir.

MONSIEUR DES MAZURES.

Fort bien. Voilà encore ce qu’on m’avait caché.

BABET.

Ma tante eut toutes les peines du monde à la faire parler ; mais dès qu’elle sut parler, ma tante aurait voulu qu’elle fût redevenue muette.

MONSIEUR DES MAZURES.

À cause de sa bêtise ?

BABET.

Vous l’avez deviné. Il venait tous les jours de beaux messieurs chez ma tante.

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh bien ?

BABET.

Eh bien ! elle les priait de donner de l’esprit à ma sœur. Croiriez-vous bien qu’ils n’en ont jamais pu venir à bout ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Parbleu ! voilà une bêtise bien incurable !

BABET.

Assurément ; car lorsque nous sommes revenus ici, mon papa et maman l’ont trouvée encore plus sotte que quand elle en est partie.

MONSIEUR DES MAZURES.

Cependant ils prétendaient me persuader qu’elle avait de l’esprit comme un ange.

BABET.

C’est qu’ils voulaient vous attraper, pour s’en défaire.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je m’en suis douté. Que je suis heureux d’avoir tant d’esprit !

BABET.

Comme ils ne se défient pas de moi, parce que je suis une enfant, ils disent devant moi tout ce qu’ils pensent. Ah ! qu’ils sont fâchés que ma sœur ait eu une conversation avec vous ! Ils comptaient que vous les croiriez sur leur parole, et que vous l’épouseriez avant que d’avoir sondé son esprit, ou que vous la trouveriez assez jolie pour passer sur sa bêtise.

MONSIEUR DES MAZURES.

Diable ! que je n’étais pas si sot ! On n’attrape pas comme cela le seigneur des Mazures. À qui vendent-ils leurs coquilles ?

BABET.

Oh çà ! vous voilà bien instruit. Si vous me trahissez, je ne vous dirai plus rien.

MONSIEUR DES MAZURES.

Comptez, mon petit ange, que j’aimerais mieux mourir, que de vous commettre.

BABET.

Vous seriez cause qu’on me fouetterait jusqu’au sang.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ne craignez rien, belle Babet. Je ferai semblant d’ignorer tout ; mais je profiterai de ce que vous me dites.

BABET.

Oh ! pour cela, vous ferez fort bien. Croyez-moi, je vous parle en amie, ne songez plus à ma sœur ; elle ne vous convient point ; et je crois, sans vanité, que je ferai mieux votre affaire.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oui, mon cher cœur, vous avez tout l’esprit qu’il me faut. Plût au ciel que vous eussiez l’âge de votre sœur ! je vous épouserais tout à l’heure.

BABET.

Eh bien ! je vais me dépêcher de devenir grande. Adieu, Monsieur ; je me retire au plus vite ; car, si on nous trouvait ensemble, on soupçonnerait quelque chose.

MONSIEUR DES MAZURES.

Avant que nous nous séparions, il faut que je vous baise.

BABET, lui faisant la révérence.

Oh non ! je ne donne rien d’avance. Remettons cela après notre mariage.

Elle lui fait plusieurs révérences ; et quand il est tourné, elle lui fuit les cornes. Il se retourne vers elle, et elle lui fait une autre révérence, et s’enfuit.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR DES MAZURES, seul

 

Dieu merci, me voilà bien au fait, et par une voie qui ne peut m’être suspecte. Il n’y a point de doute présentement que ma bonne cousine n’eût formé le dessein de m’attraper comme un sot. Ce vieux fou de Baron vouloit se mettre aussi de la partie. Mais, parbleu ! ils seront attrapés eux-mêmes, car je n’épouserai point leur sotte fille, m’y voilà déterminé. Pour les mieux punir encore, et pour me justifier, je veux que la compagnie soit convaincue de l’imbécillité d’Angélique ; cela me donnera un prétexte plausible pour rompre tous mes engagements.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR DES MAZURES, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Les beaux esprits cherchent toujours la solitude, et moi je cherche toujours les beaux esprits. À quoi rêviez-vous ? Étiez-vous occupé de votre maîtresse, ou de quelque ouvrage nouveau ? Vous ne dites rien !

MONSIEUR DES MAZURES, après avoir un peu rêvé.

« Si ma belle maîtresse
« Avait autant d’appas que la belle Comtesse,
« J’y rêverais sans cesse. »

LA COMTESSE.

Ah ! que cela est joli, que cela est poli ! Je veux retenir ces paroles-là, pour les faire mettre en musique.

« Si ma belle maîtresse
« Avait autant d’appas que la belle Comtesse,
« J’y rêverais sans cesse. »

Voilà, sans contredit, le plus beau morceau que vous ayez jamais fait.

MONSIEUR DES MAZURES.

« Palsembleu ! j’en ferais bien d’autres
« Sur des appas comme les vôtres. »

LA COMTESSE.

Encore ! Ce palsembleu est impayable ; c’est un petit tour cavalier qui frappe, qui saisit. J’aime les tours cavaliers. En vérité, vous êtes un homme prodigieux.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! je le sais bien, Madame.

LA COMTESSE.

Non, je ne me dédis point de ce que je vous ai dit ce matin ; il n’y a que les gens de qualité qui sachent faire des vers ; tous les autres poètes me paraissent des pédants. Ces Corneille, ces Racine, ces Boileau, par exemple, ont par-ci, par-là, de beaux endroits ; mais cela est si guindé, si haut monté ! Ils ne disent point de jolies choses, et ils ne veulent point avoir d’esprit. Je gage qu’ils ne faisaient point d’impromptus comme vous.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! pour celui-là je vous en réponds. C’est un talent que le ciel n’accorde pas deux fois en un siècle.

LA COMTESSE.

Pour moi, je tiens que vous êtes le phénix du nôtre. Je veux absolument que vous m’appreniez à faire des impromptus.

MONSIEUR DES MAZURES.

De tout mon cœur. Je crois que vous y réussirez à merveille. Il ne faut que de la vivacité et de la hardiesse.

LA COMTESSE.

Dieu merci, j’en suis bien pourvue. J’ai de la théorie ; il ne me manque que la pratique.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je vous la donnerai. Deux ou trois leçons vous rendront plus habile que moi.

LA COMTESSE.

Vous aurez du moins une écolière bien docile. Essayons un peu si j’ai quelque disposition. Quel sujet prendrons-nous ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Faisons une petite églogue amoureuse, entre un berger et une bergère ; vous serez la bergère Cloris, et je serai le berger Tircis.

LA COMTESSE.

Rien n’est mieux pensé. Il faut prendre apparemment un ton bien tendre.

MONSIEUR DES MAZURES.

À fendre les pierres. Mais, malgré la tendresse, il faut que l’esprit domine ; de l’esprit à chaque hémistiche.

LA COMTESSE.

Vous avez raison ; c’est le goût des auteurs à la mode. Supposons donc, par exemple, que nous nous aimons tendrement vous et moi.

MONSIEUR DES MAZURES, l’embrassant.

Oui, supposons cela, ma belle Comtesse.

LA COMTESSE.

Et que nous nous exprimons notre amour en gardant nos moutons. Nous sommes couchés nonchalamment sur un vert gazon, à l’ombre d’un ormeau, le long d’un clair ruisseau. Notre passion est si violente, qu’elle nous ôte la parole ; mais nos tendres regards expriment nos désirs. Enfin, cédant aux transports les plus doux... vous rompez le silence, pour me faire mieux comprendre l’excès de votre amour.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous y voilà. Parbleu ! quand je vous aurais donné le sujet, il ne serait pas mieux imaginé.

LA COMTESSE.

Allons, commencez, mon berger.

MONSIEUR DES MAZURES.

M’y voici.

« Ah ! plaignez mon malheur, trop aimable bergère,
« Le loup m’a dérobé ma brebis la plus chère. »

LA COMTESSE.

Ah ! berger... voilà mon mari !

MONSIEUR DES MAZURES.

Le vilain berger !

LA COMTESSE.

Il vient bien mal à propos. Que ne nous laissait-il le temps de finir !

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, LA COMTESSE, MONSIEUR DES MAZURES.

 

LE COMTE, ivre.

Comment, morbleu ! monsieur des Mazures tête à tête avec ma femme !

MONSIEUR DES MAZURES.

C’est que je lui donnais une petite leçon.

LE COMTE.

Une petite leçon ! Têtebleu, ma femme n’a que faire de leçons ; je la trouve assez savante, entendez-vous ?

LA COMTESSE, à monsieur des Mazures.

Laissez-le dire. Quand il est ivre, il est jaloux comme un tigre.

LE COMTE.

Écoutez, madame la Comtesse, je vous apprends une chose que vous oubliez peut-être ; c’est que vous êtes ma femme.

LA COMTESSE.

Vous m’en faites quelquefois souvenir, monsieur le Comte.

LE COMTE.

J’ai encore un petit avis à vous donner ; c’est que j’ai le malheur, moi qui vous parle, de ne pouvoir souffrir, ni les vers, ni ceux qui les font.

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh bien ! Monsieur, on ne forcera pas votre goût là-dessus.

LE COMTE.

Ces messieurs les poètes se donnent des licences quelquefois ; et moi, je prends quelquefois la liberté... de les corriger.

MONSIEUR DES MAZURES.

Il y a poètes et poètes, monsieur le Comte ; et je ne suis pas de ceux qu’on traite si cavalièrement.

LA COMTESSE, se mettant entre eux deux.

Eh ! mon Dieu ! ils vont se couper la gorge.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ne craignez rien, Madame ; j’ai de la prudence, et j’excuse le vin.

LE COMTE.

Écoute, mon pauvre des Mazures, tu te crois le premier homme du monde ; mais je t’avertis charitablement que tu n’es qu’un fat. In vino veritas.

MONSIEUR DES MAZURES.

Au moins, si je ne me fâche pas, c’est pour l’amour de vous, madame la Comtesse.

LA COMTESSE.

Je vous en suis obligée. Avalez cela tout doucement, je vous en tiendrai compte.

LE COMTE.

Oui, oui, avale, mon ami ; les poètes en avalent bien d’autres.

LA COMTESSE.

De grâce, mon cher Comte, considérez que monsieur des Mazures est un homme de condition.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oui, Monsieur : vous vous nommez monsieur le Comte ; et je puis me faire appeler monsieur le Baron quand il me plaira.

LE COMTE.

Tu seras donc le Baron de la Crasse.

MONSIEUR DES MAZURES.

Morbleu !... je me sais bon gré d’être aussi sage que je le suis.

LA COMTESSE.

De grâce, souvenez-vous que monsieur des Mazures est de vos amis.

LE COMTE.

Je m’en souviendrai quand il ne sera pas tant des vôtres. Comment, ventrebleu ! tandis que je fais les honneurs de la table, et que je m’enivre de bonne foi, vous me quittez en tapinois, pour venir coqueter avec ce buveur d’eau ?

LA COMTESSE.

Je vous jure que rien n’est plus innocent. Nous faisions un impromptu.

LE COMTE, frappant du pied et de la canne.

Un impromptu, têtebleu ! Madame la Comtesse, je veux que vous ne fassiez des impromptus qu’avec moi.

LA COMTESSE.

Hélas ! je ne demanderais pas mieux ; mais vous n’êtes pas poète comme monsieur des Mazures.

LE COMTE.

Qu’il aille faire des impromptus avec Angélique.

MONSIEUR DES MAZURES.

Eh ! le moyen ? C’est une imbécile.

LE COMTE.

Tant mieux pour toi, mon ami ; tu es plus bête qu’elle, de vouloir qu’elle ait de l’esprit. Plût à Dieu que ma femme fût une sotte ! elle ne serait pas si friande de l’impromptu.

 

 

Scène VIII

 

LA PRÉSIDENTE, LE COMTE, LA COMTESSE, MONSIEUR DES MAZURES

 

LA PRÉSIDENTE.

Eh bien ! quand tiendrons-nous notre siège, pour juger mademoiselle Angélique ?

LE COMTE.

Quand il vous plaira, ma chère Présidente. J’ai été à la buvette, et me voilà prêt à juger.

LA PRÉSIDENTE, à la Comtesse.

Ah ! bon Dieu ! qu’il est ivre !

LA COMTESSE.

Nous ne le savons que trop.

LE COMTE, à la Présidente.

Je serai toujours de votre avis, pourvu que vous soyez toujours du mien.

LA PRÉSIDENTE.

Je ne m’engage point à cela ; et je veux me conserver la liberté d’opiner, suivant les matières qui se présentent.

LE COMTE.

Dites-moi un peu, ma princesse, où est votre benêt de mari ?

LA PRÉSIDENTE.

Mon benêt de mari, monsieur le Comte ? Vous me permettrez de vous dire que mon cher époux ne mérite point cette épithète ridicule, et que les plus pures lumières de la raison et de l’équité ne peuvent discerner en lui qu’un magistrat très accompli.

LE COMTE.

Voilà une fort belle phrase, madame la Présidente ; mais avec tout cela, monsieur votre cher époux est un fort vilain monsieur.

LA PRÉSIDENTE.

Tel qu’il est, Monsieur, vous lui devez plus d’égards, et à moi plus de respect ; et je vous déclare que, selon mon idée, monsieur le Président vaut bien monsieur le Comte.

MONSIEUR DES MAZURES, à la Présidente.

Bravo !

LE COMTE.

Oh ! doucement, ma princesse. Je veux vous désabuser, et vous faire sentir la différence qu’il y a entre un Comte et un Président. Pour vous en convaincre, ma reine, je vous propose gracieusement un tour de promenade dans le petit bois.

LA PRÉSIDENTE.

Dans le petit bois ! avec vous seul ! Vous aurez la bonté de savoir, monsieur le Comte, que je n’ai jamais de tête-à-tête qu’avec mon cher époux.

LE COMTE.

Oh bien ! ma chère épouse n’est pas si scrupuleuse ; car je viens de la trouver nez à nez avec monsieur des Mazures.

LA COMTESSE.

Quel mal y a-t-il à cela ? monsieur des Mazures est un homme sans conséquence.

LE COMTE.

Morbleu ! je me défie de ces hommes sans conséquence.

LA PRÉSIDENTE.

Vous avez tort : ses pensées sont si sublimes, si épurées, si dégagées de la matière, qu’il n’est jamais question avec lui que de ce qui a rapport à l’esprit.

LE COMTE.

Madame la Comtesse aime beaucoup l’esprit, j’en demeure d’accord ; mais fiez-vous-en à moi, elle n’est point fâchée que...

LA COMTESSE.

Je n’oublierai point tous vos outrages, Monsieur, et vous m’en ferez raison quand vous aurez dormi.

LE COMTE.

Oui, oui, quand j’aurai dormi, je vous ferai raison. En attendant, madame la Présidente va me faire raison de vous.

LA PRÉSIDENTE.

Moi ?

LE COMTE.

Vous-même.

LA PRÉSIDENTE.

Et à propos de quoi, s’il vous plaît ?

LE COMTE.

Vous me vengerez de l’activité de ma femme ; et moi je vous vengerai de l’indolence de votre mari.

LA PRÉSIDENTE.

En vérité, mes oreilles sont furieusement scandalisées de vos termes ; tous mes sens se révoltent ; je frissonne depuis la tête jusqu’aux pieds ; et si vous continuez, je m’en vais m’évanouir.

LE COMTE.

À votre aise, ma princesse. Voici un fauteuil. Il faut que je vous embrasse pour hâter l’évanouissement.

LA COMTESSE.

En ma présence ?

LA PRÉSIDENTE.

Le Président paraît.

Ah ! quelle insulte ! Encore si ce n’était pas devant madame la Comtesse !

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, LA COMTESSE, MONSIEUR DES MAZURES, LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE

 

LE PRÉSIDENT.

Que vois-je ?

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! mon cher époux, que vous venez à propos !

LE COMTE.

Très mal à propos, au contraire. Qui diable vous demande ici ? Qu’y venez-vous faire ?

LE PRÉSIDENT.

Comment ! ce que j’y viens faire ! embrasser ma chère épouse !

LE COMTE.

Eh bien ! embrassez la mienne.

MONSIEUR DES MAZURES.

Voilà une voie d’accommodement.

LE PRÉSIDENT.

Morbleu ! Monsieur, je n’entends point de raillerie là-dessus ; et je vous ferai voir que ce n’est pas à gens comme nous qu’il faut vous jouer.

LE COMTE.

Eh fi ! vous jurez, monsieur le Président ! Ah ! qu’il vous sied mal d’être jaloux !

LE PRÉSIDENT.

Ventrebleu ! cela me sied aussi bien qu’à vous, monsieur le Comte.

LE COMTE.

Il y a de la différence ; nous ne sommes pas patients, nous autres gens d’épée ; mais un homme de robe doit se posséder, et voir tout sans sortir de sa gravité.

LE PRÉSIDENT.

Il n’y a point de gravité qui tienne contre des offenses de cette nature ; et j’en veux avoir raison.

LE COMTE.

Oh ! volontiers, suivez-moi. Mais à propos, vous n’avez point d’épée. Prenez celle de monsieur des Mazures ; aussi-bien ne s’en sert-il pas.

MONSIEUR DES MAZURES, à la Comtesse.

Je vous sacrifie toutes les insultes qu’il me fait.

LA COMTESSE.

Je m’en souviendrai.

LE PRÉSIDENT.

Ce n’est pas avec l’épée que je me bats, c’est avec la plume. Nous ferons des écritures, monsieur le Comte ; nous ferons des écritures.

LE COMTE.

Et moi je ferai tapage, monsieur le Président ; je ferai tapage, si vous m’échauffez les oreilles.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, LA COMTESSE, LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, MONSIEUR DES MAZURES, LE BARON, ivre, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Quel bruit ! quel tintamarre ! Je crois, Dieu me pardonne, qu’on se querelle ici.

MONSIEUR DES MAZURES.

C’est monsieur le Comte qui fait des siennes. Il m’a accommodé de toutes pièces, et le voilà présentement après monsieur le Président. Ils en viendront à quelque extrémité, si on n’y met ordre.

LE BARON.

Paix-là, de par tous les diables, Messieurs ! Apparemment que monsieur le Président est ivre.

LE PRÉSIDENT.

Moi ! je n’ai presque bu que de l’eau.

LE BARON.

Allons, allons, il y a du vin sur jeu. Mes amis, je suis ravi de vous avoir ici ; mais je vous avertis que je n’aime point les ivrognes. Je veux la paix et la sobriété dans ma maison. Point de scandale, monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT.

La remontrance est merveilleuse.

LA COMTESSE, à la Baronne.

Je m’aperçois que monsieur le Baron s’est aussi bien accommodé que monsieur le Comte.

LA BARONNE.

Que je sache un peu le sujet de vos différends. J’ajusterai cela en quatre mots.

MONSIEUR DES MAZURES.

Monsieur le Comte a voulu prendre des libertés avec Madame, et monsieur son époux ne l’a pas trouvé bon.

LE BARON.

Il a tort ; monsieur le Comte lui faisait trop d’honneur ; et je soutiens...

LA BARONNE, au Président.

Si vous m’en croyez, au lieu de vous fâcher...

LE BARON.

Paix, madame la Baronne ; quand je parle, c’est à vous à vous taire. Je suis le maître chez moi. Qu’il ne vous arrive plus de m’interrompre.

LA COMTESSE, à la Baronne.

Apparemment que monsieur le Baron n’a pas meilleur vin que mon mari.

LA BARONNE.

Quand il est ivre, je ne puis plus le gouverner.

LE BARON.

Je disais donc... mais non, je ne disais pas... pardonnez-moi, je disais... De quoi parlions-nous ?

LA BARONNE.

De la querelle de monsieur le Comte et de monsieur le Président.

LE BARON.

Ah ! oui, cela est fort judicieusement pensé, fort subtilement remarqué, madame la Baronne. Or est-il que monsieur le Comte est noble ; par conséquent il est en droit de caresser madame la Présidente.

LE PRÉSIDENT.

De la caresser ?

LE BARON.

Oui, et à votre barbe, monsieur le Président.

LE COMTE.

Viens que je t’embrasse, mon vieux Baron ; tu es le dernier des Romains.

LE BARON.

Franchement, j’ai de la vertu ; mais parlons d’affaire sérieuse.

LE COMTE.

Volontiers ; je suis en état de te donner de bons conseils.

LE BARON.

Ne trouves-tu pas que ma fille a plus d’esprit que ce vilain monsieur des Mazures ?

LE COMTE.

Assurément. Ne la donne point à cet animal-là.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous voyez comme ils me traitent, ma cousine.

LA BARONNE.

Ils sont ivres, cela excuse tout.

LE COMTE.

Écoute-moi attentivement. Mon avis serait...

LE BARON.

On ne peut pas raisonner plus juste, et ce que tu dis est sans réplique ; car l’expérience nous apprend... qu’il n’y a rien de si naturel... que d’embrasser une Présidente.

LA PRÉSIDENTE.

Bon ! j’avais bien affaire là, moi !

LE BARON.

Et comme tu le dis fort à propos, puisque monsieur des Mazures est un poète, il faut le faire déguerpir.

LE COMTE.

Ou le jeter par les fenêtres ; voilà mon avis.

LE BARON.

Je te remercie. J’en profiterai. Allons boire là-dessus.

LE COMTE.

Tope.

Ils sortent en se tenant embrassés et en chancelant.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, LA BARONNE, LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, MONSIEUR DES MAZURES

 

MONSIEUR DES MAZURES.

Ils vont s’achever de peindre, et je ne serai pas en sûreté.

LA BARONNE.

Ne craignez rien, les dames vous prennent sous leur sauvegarde. D’ailleurs, je vous réponds que dans une heure ils auront plus envie de dormir que de se battre. Profitons du repos qu’ils nous laissent, pour examiner qui a tort de vous ou de moi, au sujet d’Angélique.

MONSIEUR DES MAZURES.

Quoi ! ma cousine, vous y revenez ? Vous osez encore me soutenir qu’elle a de l’esprit ? Ou plutôt, vous n’avouez pas de bonne foi qu’elle n’est qu’une bête ?

LA BARONNE.

Allez, vous devriez mourir de honte du mauvais goût ou du mauvais cœur que vous faites paraître.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ne nous emportons point, madame la Baronne ; si je voulais vous dire tout ce que je sais, je me justifierais aisément à vos dépens ; mais je veux vous épargner cette confusion, et je laisse à vos amis et aux miens, le soin de nous rendre justice.

LA BARONNE.

Voici ma fille ; retirons-nous, mon cousin, et laissons aux juges le loisir d’examiner le procès et de prononcer.

 

 

Scène XII

 

LE PRÉSIDENT assis entre LA PRÉSIDENTE et LA COMTESSE, ANGÉLIQUE

 

Angélique entre d’un air grave, en faisant de profondes et gracieuses révérences au Président, à la Présidente et à la Comtesse.

LE PRÉSIDENT, à la Comtesse.

Oh, oh ! ce n’est point là l’abord d’une imbécile.

LA COMTESSE, au Président.

Ni d’une personne aussi maussade qu’on nous l’a dépeinte.

LA PRÉSIDENTE.

Au contraire, elle a tout-à-fait bon air ; écoutons ce qu’elle va dire.

ANGÉLIQUE.

On m’ordonne de comparaître devant mes juges, et j’obéis avec soumission.

LE PRÉSIDENT.

Comment donc ! Mais voilà un début dont je suis très content.

LA PRÉSIDENTE.

Et moi aussi, je vous assure.

LA COMTESSE.

J’en augure très bien.

ANGÉLIQUE.

Vous êtes ici, Monsieur et Mesdames, pour porter un jugement sur mon esprit ?

LE PRÉSIDENT.

Oui, nous nous y sommes engagés.

ANGÉLIQUE.

L’entreprise est un peu hardie, monsieur le Président ; vous dont la profession est de juger, ne sentez-vous pas qu’elle est bien scabreuse, et qu’elle expose à d’étranges bévues ?

LE PRÉSIDENT, à la Comtesse.

Voilà une question qui m’embarrasse et me surprend.

ANGÉLIQUE.

Et vous, Mesdames, qui voulez aussi juger les autres, parlez en conscience, pourriez-vous bien juger de vous-mêmes ?

LA PRÉSIDENTE, à la Comtesse.

Quelle innocente ! Qu’en dites-vous, Madame ?

LA COMTESSE.

Que jamais idiote ne fît une pareille apostrophe.

ANGÉLIQUE.

Vous voulez juger de moi ! Mais pour juger sainement, il faut une grande étendue de connaissances ; encore est-il bien douteux qu’il y en ait de certaines.

LE PRÉSIDENT, à la Comtesse.

Je tombe de mon haut.

LA COMTESSE.

Et moi des nues.

ANGÉLIQUE.

Avant donc que vous entrepreniez de prononcer sur mon sujet, je demande préalablement que vous examiniez avec moi nos connaissances en général, les degrés de ces connaissances, leur étendue, leur réalité ; que nous convenions de ce que c’est que la vérité, et si la vérité se trouve effectivement. Après quoi nous traiterons des propositions universelles, des maximes, des propositions frivoles, et de la faiblesse ou de la solidité de nos lumières.

LE PRÉSIDENT.

Je ne sais plus où j’en suis. Est-ce que je rêve ?

LA PRÉSIDENTE.

Je suis effrayée de son esprit.

LA COMTESSE.

C’est un prodige.

ANGÉLIQUE.

Quelques personnes tiennent pour vérité, que l’homme naît avec certains principes innés, certaines notions primitives, certains caractères qui sont comme gravés dans son esprit, dès le premier instant de son existence. Pour moi, j’ai longtemps examiné ce sentiment, et j’entreprends de le combattre, de le réfuter, de l’anéantir, si vous avez la patience de m’écouter.

LE PRÉSIDENT.

Mademoiselle, dispensez-vous de cette discussion. Nous sommes convaincus de la faiblesse de nos connaissances, et déjà presque persuadés de l’étendue des vôtres. Tout se réduit à un point fort simple : savoir, si vous avez de l’esprit, ou si vous n’en avez pas.

ANGÉLIQUE.

Eh ! comment le connaîtrez-vous ? Définissez-moi l’esprit, premièrement ; et si je suis contente de votre définition, je verrai si vous êtes capable de juger si j’ai de l’esprit ou si je n’en ai pas. Car il ne suffit pas de dire des mots, il faut leur attacher des idées, et convenir de celles qui leur sont propres : mais c’est ce que la plupart des hommes négligent. De là procèdent la témérité, la fausseté de leurs jugements. Ils apprennent les mots, à la vérité ; mais, ignorant les vraies idées avec lesquelles ces mots ont leur liaison, ils forment des sons vides de sens, et parlent comme des perroquets. Quoi ! vous me regardez tous trois sans rien dire !... Qu’avez-vous à me répondre ?

LE PRÉSIDENT.

Qu’il faut que monsieur des Mazures ait perdu l’esprit, puisqu’il ose dire que vous êtes une bête.

LA COMTESSE.

Je le croyais un grand homme ; mais me voilà bien désabusée.

LA PRÉSIDENTE.

Pour moi, je suis si saisie d’étonnement, que peu s’en faut que je ne m’évanouisse encore.

LE PRÉSIDENT.

Je vous suivrai de près, ma chère épouse, car j’avoue que je suis si frappé, que je ne me possède plus.

ANGÉLIQUE.

Peu de chose vous étonne, à ce que je vois... Mais si je vous disais...

LA PRÉSIDENTE.

Ma belle Demoiselle, passons sur ces matières sublimes, et dites-nous tout simplement...

ANGÉLIQUE.

Que voulez-vous que je vous dise ? Me laisserai-je juger par des gens qui n’ont point de logique, qui ne peuvent faire la distinction des idées réelles et chimériques, des idées complètes et incomplètes, des vraies et des fausses idées, de la liaison des idées ?

LE PRÉSIDENT.

Ayez la bonté de considérer...

ANGÉLIQUE.

Oui, je le veux bien ; considérons d’abord ce que c’est que l’esprit : cela pourra nous conduire à des raisonnements justes sur la mémoire, sur le jugement et sur la raison. Ensuite nous nous convaincrons par des applications judicieuses, et par des exemples célèbres, que les uns ont beaucoup de mémoire, et n’ont point de jugement ; que les autres ont du jugement, et n’ont point de mémoire ; et qu’une troisième espèce très commune de nos jours, brille infiniment par l’esprit, sans avoir une once de raison ni de jugement. Je connais des auteurs très fameux qui sont de cette espèce, et qui le prouvent tous les jours par leurs ouvrages, et encore mieux par leurs actions.

LE PRÉSIDENT.

Il ne s’agit pas...

ANGÉLIQUE.

Je vous récuse pour mes juges, à moins que vous n’entriez dans tous ces détails.

LE PRÉSIDENT.

Ils ne sont point nécessaires pour le fait dont il est question ; et je prononce, sans aller aux voix, que vous avez infiniment d’esprit, et que vous êtes très savante.

LA PRÉSIDENTE.

Je prononce de même.

LA COMTESSE.

Et moi, je le soutiendrai contre toute la terre.

ANGÉLIQUE.

Vous m’accordez l’esprit, vous m’accordez la science. C’est me faire bien de l’honneur. Mais je serais bien plus flattée, si vous m’accordiez le jugement et la raison. Heureuses et rares qualités !

LA PRÉSIDENTE.

Vous les avez aussi : nous n’en doutons pas.

ANGÉLIQUE.

Dites que je les avais, mais que je les ai perdues.

LA COMTESSE.

Cela ne nous paraît point.

ANGÉLIQUE.

Vous ne vous en apercevrez peut-être que trop tôt. Si vous me voyiez dans mes noires vapeurs...

Elle se met à rêver.

LA COMTESSE.

Oh, oh ! la voilà tombée dans une profonde rêverie ! Pourrait-on savoir, Mademoiselle, à quoi vous pensez si sérieusement ?

ANGÉLIQUE, feignant de sortir de sa rêverie.

Ne pourrais-je point, tandis que je suis seule, me fixer à l’un de ces deux différents systèmes de la physique moderne ?

LA PRÉSIDENTE.

Tandis qu’elle est seule !

LA COMTESSE.

Il y a du dérangement dans cet esprit-là.

ANGÉLIQUE.

J’aime les tourbillons : mais j’ai peine à résister à l’attraction. Descartes me ravit, et Newton m’entraîne.

LA COMTESSE.

Mademoiselle, laissez ces matières abstraites, et songez que nous sommes avec vous.

ANGÉLIQUE, feignant de la surprise.

Ah ! c’est vous, madame la Comtesse : vous venez à propos pour me déterminer, et je suivrai votre avis. Le système des tourbillons vous paraît-il préférable à celui de l’attraction ?

LA COMTESSE.

Oh ! je suis furieusement pour l’attraction. J’aime tout ce qui attire.

ANGÉLIQUE.

Je m’en étais doutée. Et madame la Présidente ?

LA PRÉSIDENTE.

Pour moi, je me jette à corps perdu dans les tourbillons.

Au Président.

Je ne sais ce que je dis, mais il faut lui répondre.

LA COMTESSE.

Vous faites bien. Je me trompe fort si cette aimable fille n’extravague pas de temps en temps.

LA PRÉSIDENTE.

Je crois qu’à force d’étudier elle s’est brouillé la cervelle.

ANGÉLIQUE, après avoir rêvé.

Non, je ne reviens point de ma surprise et de mon indignation.

LE PRÉSIDENT, à la Comtesse.

Voici quelque autre idée qui lui passe par la tête.

ANGÉLIQUE.

La bile me domine ; j’entre en fureur.

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! bon Dieu ! prenons garde à nous.

ANGÉLIQUE.

Oui, je deviens furieuse, lorsque je pense qu’un original comme des Mazures, ose se flatter d’effacer de mon cœur le digne objet de mon estime et de mon amour. Écoutez tous le serment que je fais. Je jure, par le Styx, que s’il ne se désiste pas de sa prétention, il ne mourra jamais que de ma main.

LA COMTESSE.

Sa cervelle s’échauffe. Je crois qu’il est temps de nous retirer.

ANGÉLIQUE.

Me traiter d’idiote, d’imbécile, d’ignorante ! ah, ah, ah ; cela me fait rire.

Elle rit à gorge déployée.

LE PRÉSIDENT, à la Présidente.

Voici une autre transition.

LA COMTESSE.

Je vois bien qu’elle a des accès de folie.

ANGÉLIQUE.

Il dit que je suis gauche ! Prenez garde à ces révérences.

Elle fait des révérences de très bonne grâce.

Que je marche mal ! Voyez de quel air j’entre dans une chambre ; avec quelle grâce je m’y prends.

Elle chante et danse seule.

Allons, monsieur le Président, un petit menuet avec moi.

LE PRÉSIDENT.

Excusez-moi, Mademoiselle, je ne danse jamais.

ANGÉLIQUE.

Vous ne dansez jamais ! oh parbleu ! nous danserons ensemble.

LA PRÉSIDENTE, au Président.

Dansez bien ou mal ; il ne faut pas l’irriter.

ANGÉLIQUE chante, et de temps en temps s’interrompt pour parler au Président.

Allons, gai, monsieur le Président. Tenez-vous droit, monsieur le Président. Tournez donc. En cadence, monsieur le Président, en cadence. Ah ! que la Justice a mauvaise grâce !

 

 

Scène XIII

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, LA BARONNE, MONSIEUR DES MAZURES

 

LA BARONNE.

Que vois-je ? monsieur le Président qui danse avec ma fille !

LE PRÉSIDENT.

Au moins, c’est elle qui l’a voulu.

LA BARONNE.

Êtes-vous folle, ma fille, de faire danser un grave magistrat ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Il ne manque plus ici qu’un médecin ; la fête serait complète.

LA BARONNE.

Angélique ! que veut dire ceci ?

LA PRÉSIDENTE.

Ne la tourmentez pas, Madame.

LA BARONNE.

Comment ! que je ne la tourmente pas ?

LA COMTESSE.

Non vraiment. Ne voyez-vous pas qu’elle est dans ses vapeurs ?

LA BARONNE.

Dans ses vapeurs ! je ne lui connais point cette maladie-là.

LE PRÉSIDENT, à la Baronne.

Il n’est plus possible de la cacher ; cela est trop fort.

LA BARONNE.

Vous vous moquez de moi !

MONSIEUR DES MAZURES.

Mademoiselle a des vapeurs ? voilà une nouvelle perfection dont je ne m’étais pas aperçu.

LA BARONNE.

Finissons ce badinage, je vous prie, et venons au fait. Avez-vous entretenu ma fille, et la trouvez-vous une idiote ?

LE PRÉSIDENT.

Une idiote ! demandez à madame la Comtesse.

LA COMTESSE.

Interrogez madame la Présidente.

LA PRÉSIDENTE.

C’est à mon cher époux à parler le premier.

LA BARONNE.

Vos cérémonies me tuent. Faut-il tant de façons pour dire un oui ou un non ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Ne voyez-vous pas, Madame, qu’on n’ose vous faire rougir en vous avouant la vérité ?

LE PRÉSIDENT.

Si nous disons la vérité, monsieur des Mazures, ce sera vous qui rougirez, assurément.

MONSIEUR DES MAZURES.

Moi ! je rougirai ?

LE PRÉSIDENT.

Oui ; vous devriez faire amende honorable à mademoiselle Angélique : car je prononce qu’elle a tout l’esprit qu’on peut avoir.

LA PRÉSIDENTE.

C’est un prodige de science.

LA COMTESSE.

Sa science et son esprit sont ornés de toutes les grâces qu’on admire dans les personnes les plus charmantes. Paris et la cour ne peuvent rien offrir de plus parfait.

LA BARONNE.

Eh bien ! monsieur des Mazures ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Bon, bon ! ne voyez-vous pas qu’on se moque de vous ?

LE PRÉSIDENT.

Nous moquer de Madame ! nous avons trop de respect pour elle.

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous la flattez donc :

LA COMTESSE.

Nous disons la pure vérité ; et il est étonnant, monsieur des Mazures, qu’avec tout l’esprit que vous avez, vous ayez pris le change à ce point-là. Mademoiselle est une fille accomplie.

MONSIEUR DES MAZURES.

Oh ! vous me feriez devenir fou. Je sais bien ce que j’ai vu, je sais bien ce que j’ai entendu ; je ne revois point, et je ne rêve point encore.

LA BARONNE.

Voilà une opiniâtreté que je ne puis plus soutenir. Allez, Monsieur, vous ne méritez pas l’estime que j’avais pour vous, et je commence à me repentir...

MONSIEUR DES MAZURES.

Oui, oui, fâchez-vous, fâchez-vous. Je ne suis point dupe, je vous en avertis ; vous avez beau vous entendre tous tant que vous êtes, on ne m’en donne point à garder.

LA BARONNE.

Oh ! c’est pousser ma patience à bout.

MONSIEUR DES MAZURES.

J’en suis fâché... Mais la petite Babet...

LA BARONNE.

Quoi ! la petite Babet ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Ah, ah ! ceci vous étonne ! La petite Babet n’est pas une idiote, elle. Je vous la donne pour la plus fine peste qu’il y ait au monde.

LA BARONNE.

Qu’a de commun Babet avec Angélique ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Vous feignez de ne pas entendre. Mais il ne fallait pas parler devant Babet. Il n’y a plus d’enfants, je vous en avertis.

LA BARONNE.

Je veux mourir, si je sais ce qu’il me veut dire ; mais puisque vous ne voulez croire ni monsieur le Président, ni ces dames, ni moi, nous avons ici le moyen de vous confondre. Approchez, Angélique ; il n’est plus question de garder le silence ; voyons si vous êtes une bête.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! je ne sais plus ce que je suis.

LA BARONNE.

Comment donc ! parlez, parlez : faut-il tant presser une fille de parler ?

ANGÉLIQUE.

Que vous dirai-je ? Tout ce que je puis vous dire, c’est que je suis au désespoir.

LA BARONNE.

Au désespoir ! et pourquoi ?

ANGÉLIQUE.

Je suis dans une tristesse, dans une mélancolie qui m’arrache des larmes.

Elle pleure.

LA BARONNE.

Eh mon Dieu ! qu’a-t-elle donc ?

LE PRÉSIDENT.

Elle rentre dans ses vapeurs.

LA BARONNE.

Vous vous moquez de moi, avec vos vapeurs !

ANGÉLIQUE.

Oui, quand je vois ce monsieur des Mazures, je le trouve si plaisant, si original, si comique, que je ne puis m’empêcher de rire. Ah, ah, ah !

Elle rit démesurément.

LA BARONNE.

Ô ciel ! est-ce que l’amour lui aurait tourné l’esprit ?

ANGÉLIQUE, prenant monsieur des Mazures par la main.

Ne vous désespérez pas, mon cher Léandre.

MONSIEUR DES MAZURES.

Moi, Léandre !

ANGÉLIQUE.

Ne vous désespérez pas, vous dis-je. Il lève les yeux au ciel ! La rage est peinte sur son visage ! Que va-t-il faire ? Il tire son épée ! Il veut se percer le cœur ! Ah, cruel ! ah, barbare ! perce donc le mien avant que de te priver du jour. Oui, je veux expirer

Monsieur des Mazures fuit d’un autre côté, et elle court après lui.

sous tes coups. Mais l’ingrat me fuit, il m’échappe pour exécuter son dessein tragique. Non, non, je ne t’en donnerai pas le loisir, je te suivrai partout. J’arrêterai ton bras, ou ton bras nous assassinera l’un et l’autre. Veux-tu que je vive après toi, pour me livrer à des Mazures ? Non ; donne-moi cette épée

Elle arrache l’épée de monsieur des Mazures.

dont tu veux te servir pour me priver de ce que j’aime. J’en veux faire un meilleur usage, et je vais percer le cœur de ton rival.

Elle court après le Président, qui fuit devant elle.

LE PRÉSIDENT.

Arrêtez, Mademoiselle : vous me prenez pour un autre : je ne suis point le rival de Léandre ; je suis un grave magistrat, un président de l’élection.

Angélique le laisse, et va se jeter dans le fauteuil, toute hors d’haleine.

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! mon cher époux, êtes-vous mort ?

LE PRÉSIDENT.

Je crois que non, ma chère épouse ; mais je n’en vaux guère mieux.

MONSIEUR DES MAZURES.

Parbleu ! j’allais faire un beau mariage ! Épouser une bête enragée. Je vous baise les mains, madame la Baronne.

LA BARONNE.

Hélas ! mon cousin, attendez un moment, que nous voyions ce que ceci deviendra.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je suis votre valet. Si elle m’allait reconnaître !

LA BARONNE.

Eh bien ! tâchez de lui ôter votre épée.

MONSIEUR DES MAZURES.

Dieu m’en préserve ! Je lut en fais présent du meilleur de mon cœur.

LA BARONNE.

Ma fille, ma chère Angélique, rappelez vos sens, reconnaissez-moi.

ANGÉLIQUE jette l’épée que monsieur des Mazures prend au plus vite, et elle feint de revenir à elle-même.

Ah ! mon cher père, mon cher père !

LA BARONNE.

Hélas ! elle me prend pour monsieur le Baron.

ANGÉLIQUE, se jetant aux genoux de sa mère.

En quel état me réduisez-vous ? Ayez pitié de ma faiblesse. Je ne vous l’ai point cachée. Mes larmes et mes soupirs vous en avaient instruit, avant que ma bouche vous l’eût confirmée ; mais vous m’avez abandonnée à l’autorité d’une mère inflexible, qui veut que sa volonté règle les mouvements de mon cœur, et qui m’arrache au plus aimable de tous les hommes pour me sacrifier à l’objet de mon aversion.

Elle se lève.

Je ne puis vous toucher ; vous voulez tous deux ma mort, il faut vous satisfaire. Allons, marche à moi ! À la guerre, morbleu ! à la guerre ! Pa ta pa ta pon, brrbrr pon. Aux armes, aux armes !

Elle chante.

Aux armes ! camarades.

LA BARONNE, l’arrêtant.

Ah ! quel égarement ! Ma chère fille, ouvre les yeux, reconnais ta mère. L’état où je te vois ranime toute la tendresse que j’ai eue pour toi. Malheureuse que je suis ! c’est moi qui ai causé son extravagance.

MONSIEUR DES MAZURES.

Dites-moi, Madame, ces accès-là lui prennent-ils souvent ?

LE PRÉSIDENT.

Nous nous étions aperçus de sa maladie.

LA BARONNE.

Pour moi, je vous jure que voilà la première fois que je l’ai vue en cet état. Apparemment que c’est l’aversion dont elle s’est prise pour mon cousin, qui lui a tourné la cervelle.

 

 

Scène XIV

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, LA BARONNE, MONSIEUR DES MAZURES, L’OLIVE

 

L’OLIVE.

Ne pourrez-vous point me dire, par aventure, où je pourrai trouver l’original que je cherche ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Et qui est cet original, mon ami ?

L’OLIVE.

Pargué ! c’est vous-même.

MONSIEUR DES MAZURES.

Insolent ! sans le respect que j’ai pour la compagnie, je t’apprendrais à parler ; je t’en dois aussi bien qu’à ton camarade.

L’OLIVE.

Eh morgué ! ne vous fâchez pas, je vous apporte un petit billet doux qui vous divartira peut-être.

MONSIEUR DES MAZURES.

Un billet doux ! et de qui est-il ?

L’OLIVE.

D’un biau monsieur tout galonné que je ne connais point, et qui est entré par la petite porte du jardin. Il s’en est venu tout fin droit à moi. Bonjour, mon ami, ce m’a-t-il dit ; connais-tu bien monsieur des Mazures ? Eh pargué oui, ce li ai-je fait, je ne le connais que trop. Est-il encore au châtiau ? ce m’a-t-il dit Oui, ce li ai-je fait, dont mademoiselle Angélique est bian fâchée. Oh ! j’en suis bian aise, moi, ce m’a-t-il fait, et je l’en délivrerai. Tians, porte-li ce billet de ma part, et v’là de quoi boire. Par la ventrebille ! je n’ai été ni fou ni étourdi, j’ai pris bravement deux louis d’or qu’il a boutés dans ma main, et v’là son billet que je boute dans la vôtre.

LA BARONNE.

Je soupçonne d’où il vient. Lisez haut, je vous prie.

MONSIEUR DES MAZURES lit en tremblant.

« Avant que vous épousiez Angélique, je suis curieux de savoir si vous la méritez mieux que moi. Je vous attends dans le petit bois pour décider cette affaire. Venez m’y trouver au plus vite ; sinon j’irai vous chercher, fussiez-vous au fond des enfers.

« LÉANDRE. »

LA COMTESSE.

Voilà une affaire sérieuse, et je me persuade que vous vous en tirerez galamment.

MONSIEUR DES MAZURES.

Très galamment, je vous jure. Mon ami, va-t’en dire à celui qui t’a chargé de ce billet que nous ne nous battrons point pour savoir à qui Angélique demeurera, et que je la lui cède de tout mon cœur.

L’Olive sort.

Moi, m’aller battre pour une folle ! Je n’ai point de gorge à couper pour elle.

LA BARONNE.

Si bien donc, Monsieur, que vous rompez les engagements que nous avions ensemble ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Très solennellement. Ce Monsieur et ces Dames seront témoins que je vous rends votre parole. Rendez-moi la mienne.

LA BARONNE.

Volontiers, je vous jure, et je voudrais ne l’avoir jamais reçue.

ANGÉLIQUE, se levant brusquement ; ce qui effraie monsieur des Mazures et le Président.

Parlez-vous sérieusement, Madame ?

LA BARONNE.

Ah ! elle me reconnaît ! Oui, ma chère fille, du plus profond de mon cœur.

ANGÉLIQUE.

Me promettez-vous aussi devant la compagnie de ne plus vous opposera mon mariage avec Léandre ?

LA BARONNE.

Que le ciel me punisse, si j’y apporte le moindre obstacle.

ANGÉLIQUE.

J’embrasse vos genoux pour vous remercier de cette grâce, et pour vous demander mille pardons des alarmes que je vous ai causées. Grâce au ciel, je ne suis ni bête ni folle.

LE PRÉSIDENT.

Oh, oh ! voici bien un autre incident !

ANGÉLIQUE.

Mais j’ai affecté de le paraître pour dégoûter de moi monsieur des Mazures. Pardonnez à l’amour l’artifice qu’il m’a suggéré, et dont je me suis servie avec tant de succès.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ce n’est plus une bête qui parle.

LA PRÉSIDENTE.

Ni une folle non plus, sur ma parole.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je crois, Dieu me le pardonne, qu’elle a de l’esprit par accès.

LA BARONNE.

Quoi ! ma fille, est-il bien possible que vous ayez pu vous contrefaire à ce point ?

ANGÉLIQUE.

Je n’en rougis que par rapport à vous. Quelque légitime que soit mon objet, je suis coupable, puisque je vous ai trompée. Ce n’a pas été sans répugnance : mais il fallait m’y résoudre, ou perdre Léandre. Ma passion pour lui et mon aversion pour Monsieur l’ont emporté sur le respect que je vous dois. Blâmez-moi, punissez-moi, je souffrirai tout sans me plaindre. Trop heureuse si ma soumission vous touche, et vous engage à combler mes vœux.

LA BARONNE.

Et moi, trop heureuse de n’avoir eu qu’une fausse alarme sur votre sujet ; je vous confirme la parole que je vous ai donnée de ne me plus opposer à vos inclinations. Vous voyez à présent, Monsieur, si ma fille est une sotte.

MONSIEUR DES MAZURES.

J’enrage de l’avoir cru. C’est moi qui suis le sot présentement.

LA BARONNE.

Où est ce Léandre dont il s’agit ?

ANGÉLIQUE.

Je crois qu’il est allé se jeter aux genoux de mon père.

 

 

Scène XV

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, LA RARONNE, MONSIEUR DES MAZURES, LE BARON et LE COMTE, ivres

 

LE COMTE.

Je suis très content de ce garçon-là, et je veux qu’il soit ton gendre.

LE BARON.

Oui, corbleu ! il le sera, puisque je lui ai donné ma parole.

LE COMTE.

C’est le fils d’un de mes meilleurs amis, et je te le recommande.

LE BARON.

C’est une affaire faite. Monsieur des Mazures, votre serviteur. Je suis bien aise de vous voir. Quand vous en retournez-vous ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Tout au plus tôt, je vous jure.

LE COMTE.

Et vous ferez bien ; car nous venons de voir un jeune gentilhomme à qui votre présence à l’honneur de déplaire autant qu’à moi. Je vous conseille de lui céder la place de bonne grâce ; sinon il vous prépare un impromptu qui ne vous plaira pas, je vous en avertis.

MONSIEUR DES MAZURES.

Je vous promets que nous n’aurons point de différend.

LE BARON.

Ma fille, écoutez bien ce que je vais vous dire. Je vous défends d’épouser monsieur des Mazures ; et point de réplique, s’il vous plaît.

ANGÉLIQUE.

Je ne répondrai que pour vous assurer que j’observerai votre défense.

LE BARON.

Bien répondu. Je vous ai choisi un autre mari, que je vous commande d’épouser dès ce soir.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! tout ce qu’il vous plaira, mon cher père.

LA BARONNE.

Oserait-on vous demander qui est cet autre mari dont vous avez fait choix pour elle ?

LE BARON.

C’est un garçon fort noble, fort riche, bien bâti, de bonne mine, de beaucoup d’esprit... qui s’appelle Nicolas.

LA BARONNE.

Nicolas ? mon garçon jardinier ? Voilà un beau projet !

LE COMTE.

C’est pourtant lui-même. Oui, Madame, Nicolas, autrement dit, Léandre.

LA BARONNE.

Nicolas, autrement dit Léandre ! Ils sont encore si ivres, qu’ils ne savent ce qu’ils disent.

LE BARON.

Mon Dieu ! nous nous entendons fort bien, madame la Baronne. Léandre et Nicolas, c’est comme qui dirait... blanc bonnet et bonnet blanc.

LA BARONNE.

Je ne comprends rien à tout ce galimatias.

LE COMTE.

Tenez, voici un jeune homme qui va vous l’expliquer.

 

 

Scène XVI

 

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE, LE COMTE, LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, LE BARON, LA BARONNE, MONSIEUR DES MAZURES, LÉANDRE, en habit de cavalier, L’OLIVE, en habit de valet de chambre, BABET

 

LE BARON.

Approchez, mon gendre, approchez.

LA BARONNE.

Que vois-je ? En effet, si je ne me trompe, c’est Nicolas, en habit de cavalier.

L’OLIVE.

Et voilà maître Pierre, en habit de valet de chambre, fort à votre service.

LA BARONNE, à part.

Je crève de honte et de dépit : mais je n’oserais le témoigner.

LÉANDRE.

Vous voyez, Madame, que l’amour cause ici bien des métamorphoses. Il a transformé Angélique en idiote ; il a fait de moi un garçon jardinier, et il nous rend nos formes naturelles.

LA BARONNE.

Comme ils m’ont trompée !

LE BARON.

Je le leur pardonne, pour l’invention.

LA BARONNE.

Je ne m’étonne plus, monsieur Nicolas, si vous étiez si prévenu contre mon cousin.

LÉANDRE.

Daignez excuser mon déguisement, Madame, et confirmer la cession que me fait monsieur des Mazures.

LA BARONNE.

Je l’ai confirmée avec serment ; ainsi je ne puis plus m’en dédire, quand même je le voudrais. Soyez mon gendre, puisqu’il faut que j’en passe par là.

LE BARON.

Eh bien ! ma fille, vous voyez que je suis le maître, et je vous ordonne d’accepter Léandre pour votre mari, sous peine de ma malédiction.

ANGÉLIQUE.

Je vous proteste, mon père. que je suis trop scrupuleuse pour m’exposer à ce malheur. J’obéirai quand il vous plaira.

LE COMTE.

Allons, mes enfants, de par monsieur le Baron de Vieuxbois, il vous est enjoint de vous donner la main.

LA COMTESSE.

Ils ont employé tant d’adresse et d’esprit pour être heureux, qu’en vérité ils méritent de l’être.

LA PRÉSIDENTE.

Je suis de votre avis.

LE PRÉSIDENT.

Et je leur fais mon très sincère compliment.

BABET.

Monsieur des Mazures, je vous prie de vous souvenir que vous m’avez promis de m’épouser dans deux ans.

MONSIEUR DES MAZURES.

Ah ! petite masque, vous m’en avez aussi donné à garder.

BABET.

Trouvez-vous que j’aie assez d’esprit pour être votre femme ?

MONSIEUR DES MAZURES.

Morbleu ! vous n’en avez que trop.

« Je sors de mon erreur extrême ;
« Ce qui m’arrive ici me tient lieu de sermon ;
« Et je soutiens, en changeant de système,
« Que femme bel esprit est pire qu’un démon. »

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