La Famille du baron (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)
Vaudeville épisodique en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 31 août 1829.
Personnages
SAINT-YVES, jeune artiste
LE BARON DE VARINVILLE, ami de Saint-Yves
LE VICOMTE DESTAILLIS
MADEMOISELLE JUDITH, sa sœur
OSCAR, son neveu
CORINNE DE BRÉVANNES, sa nièce
NATHALIE, son autre nièce
DUMONT, domestique
La scène se passe dans le château du vicomte Destaillis.
Le théâtre représente un salon du château de monsieur Destaillis : porte au fond ; à droite de l’acteur, porte conduisant au dehors ; à gauche, celle d’un boudoir.
Scène première
OSCAR, CORINNE, DESTAILLIS assis, NATHALIE, MADEMOISELLE JUDITH assise
CORINNE, regardant une corbeille.
Oui, certainement, cela vient de Paris ; car ce n’est pas à Vendôme qu’on ferait des broderies pareilles !... Ne trouvez-vous pas, Oscar, que cette corbeille a quelque chose d’élégant, de poétique, qui donne à rêver ?
OSCAR.
Oh ! vous, ma belle cousine, qui êtes la Sapho du département, vous voyez de la poésie partout... mais moi, qui suis pour la prose, pour le solide... pour cet écrin, par exemple... parlez-moi de celui-là... il y en a là au moins pour trente mille francs... n’est-ce pas, mon oncle ?
DESTAILLIS.
Eh ! qu’importe ?... voilà ce qui me plaît... voilà ce que j’aime !
Montrant le dessus de l’écrin.
Des armes gravées et dorées... Savez-vous que ce cher Varinville a de brillantes armoiries !
MADEMOISELLE JUDITH.
Il est d’assez bonne famille pour cela... Il y a eu un Varinville tué à la Terre-Sainte ; car il y a toujours eu dans cette maison-là de bons sentiments et de bons exemples.
OSCAR.
De bons exemples que notre futur cousin a bien fait de ne pas suivre.
CORINNE.
C’est un baron qui a de l’esprit.
DESTAILLIS.
Ils en ont tous, ma chère.
MADEMOISELLE JUDITH.
Et celui-là encore plus que les autres.
OSCAR.
Si c’est possible.
MADEMOISELLE JUDITH.
Monsieur Oscar rit toujours.
OSCAR.
Et ma tante Judith ne rit jamais... elle est presque aussi grave et aussi sérieuse que Nathalie... une fiancée qui a l’air d’une veuve.
NATHALIE.
Moi, mon cousin !
CORINNE.
Eh ! oui... l’on ne se douterait pas que tu es la mariée... je n’étais pas comme cela, quand j’ai épousé monsieur de Brévannes votre frère, qui alors était chambellan... Voyons, comment trouves-tu la corbeille ?
NATHALIE.
Cela ne me regarde pas, ma cousine. Dès que ma famille la trouve bien...
CORINNE.
Et le prétendu ?
NATHALIE.
Dès que ma famille l’a choisi...
DESTAILLIS
À merveille, ma nièce, à merveille... voilà comme parlaient les demoiselles d’autrefois.
MADEMOISELLE JUDITH.
La famille avant tout.
DESTAILLIS.
On ne faisait rien sans l’avis et le consentement de ses ascendants.
OSCAR.
Laissez donc... quand on voulait mener son époux, on demandait...
DESTAILLIS.
L’avis des parents.
CORINNE.
Et quand il était maussade, ou jaloux, et qu’on voulait le punir... il fallait peut-être...
MADEMOISELLE JUDITH.
L’avis des parents.
DESTAILLIS.
Qui ne le refusaient jamais.
Air de Marianne.
Oui, pour l’honneur de la morale,
En famille tout se passait ;
Et l’on arrêtait le scandale
Avec des lettres de cachet.
C’était parfait :
On enfermait
Un fils joueur,
Un neveu séducteur ;
La femme aussi ;
Puis, dieu merci,
Ses créanciers y mettaient le mari...
Si bien que, sous la même grille,
Femme, enfants, époux et neveux,
Disaient : Où peut-on être mieux
Qu’au sein de sa famille ?
Scène II
OSCAR, CORINNE, DESTAILLIS, NATHALIE, MADEMOISELLE JUDITH, DUMONT
DESTAILLIS.
Qu’est-ce que c’est ?
DUMONT.
Monsieur le baron de Varinville, qui demande à présenter ses hommages.
DESTAILLIS.
Qu’il entre.
DUMONT.
Oui, monsieur...
Revenant.
Ah !... on vient d’apporter la perruque et l’habit neuf de monsieur le vicomte.
DESTAILLIS.
C’est bien ! je m’habillerai pour la signature du contrat.
DUMONT.
Quand monsieur voudra, tout est prêt... là... à côté.
Il sort.
Scène III
OSCAR, CORINNE, DESTAILLIS, NATHALIE, MADEMOISELLE JUDITH, VARINVILLE
DESTAILLIS.
Eh ! le voici, ce cher neveu.
VARINVILLE.
Oui, mon respectable oncle...
À Judith.
ma belle tante...
À Corinne.
Ma jolie cousine... il me manque quelqu’un... il paraît que votre mari, notre aimable chambellan, est encore à la chasse.
CORINNE.
Oui, monsieur.
VARINVILLE, à Oscar.
Heureusement qu’il nous reste notre jeune cousin.
MADEMOISELLE JUDITH.
Et vos chers parents que nous attendons depuis un mois, à quelle heure arrivent-ils ?... en avez-vous des nouvelles ?
VARINVILLE.
D’assez tristes... le comte de Varinville mon père est indisposé... et ma mère est restée près de son époux afin de le soigner.
DESTAILLIS.
C’est trop juste... mais vos autres parents... votre oncle de Bordeaux ?
VARINVILLE.
Il est à Paris.
MADEMOISELLE JUDITH.
La vicomtesse et son fils ?
VARINVILLE.
Ils sont à Toulouse.
DESTAILLIS.
Je les croyais en route pour venir assister à votre mariage.. vous nous l’avez dit.
VARINVILLE.
Oui, sans doute... mais Dieu sait quand ils arriveront... et dans l’impatience où je suis, je crois que nous pouvons toujours procéder, dès ce soir, à la signature du contrat... demain à la célébration... et ainsi de suite.
DESTAILLIS.
Y pensez-vous, mon cher ami ?... nous faire une proposition pareille ?... je ne voudrais pas l’accepter pour tout l’or du monde.
VARINVILLE.
Et pourquoi donc ?
DESTAILLIS.
C’est faire un affront à votre famille de ne pas l’attendre.
OSCAR.
Et puis, je n’y pensais pas... Ce proverbe que j’ai composé pour elle, je ne peux pas le jouer pour vous seul...Et ma cousine, la muse de la famille, qui vous préparait aussi quelque chose.
CORINNE.
Oui, je comptais vous donner une improvisation... J’ai entre autres, sur la bénédiction paternelle, une tirade à effet.
VARINVILLE.
Mon père n’y sera pas.
CORINNE.
Raison de plus pour réclamer la présence de votre oncle... c’est de rigueur.
« Second père d’un fils dont le père est absent,
« De la nature en deuil auguste remplaçant... »
Comme cela, je pourrai m’en tirer ; mais vous voyez qu’il me faut un oncle, ou au moins une tante... N’est-ce pas, Nathalie ?
NATHALIE.
Si ma famille l’exige...
DESTAILLIS.
Sans doute.
Air de Voltaire chez Ninon.
Ils auraient droit d’être surpris,
Et de nous faire des reproches ;
Je veux ici voir réunis
Tous vos parents et tous vos proches.
Pour moi, tant qu’ils seront absents,
Au mariage je m’oppose.
NATHALIE, à part.
Mon oncle a raison... les parents
Servent souvent à quelque chose.
VARINVILLE.
Mais...
DESTAILLIS.
Nous vous laissons à vos affaires... Moi qui n’en ai pas, je vais m’installer dans la petite tourelle, celle qui donne sur la grande route de Paris... et à chaque voiture... Comment voyage votre oncle ?
VARINVILLE.
En landau... un landau jaune.
DESTAILLIS.
C’est bien...
Air de la Valse de Robin des bois.
Par bonheur le temps est superbe,
Je vais m’établir au donjon.
CORINNE, à Oscar.
Allez composer un proverbe.
OSCAR, à Corinne.
Allez invoquer Apollon.
VARINVILLE, à Nathalie.
Vous, à l’amant tendre et fidèle,
Que vient de frapper cet arrêt,
Penserez-vous, mademoiselle ?
NATHALIE, baissant les yeux.
Si ma famille le permet.
Ensemble.
Par bonheur le temps est superbe.
DESTAILLIS.
Je cours m’établir au donjon.
Toi, va répéter ton proverbe ;
Toi, cours invoquer Apollon.
OSCAR et CORINNE.
Allez observer au donjon,
Vous, répéter votre proverbe ;
Vous, invoquer votre Apollon.
Ils sortent.
Scène IV
VARINVILLE, seul
Au diable les égards et les convenances !... Voilà de braves gens qui, avec leur considération et leurs devoirs de famille, m’embarrassent autant que possible... Comment faire ?... et comment me tirer de là ?
Scène V
VARINVILLE, SAINT-YVES, portant sur son dos un équipage de peintre en voyage, et entrant par le fond
SAINT-YVES.
Beau point de vue !... Ces ruines font admirablement, et je veux demander au propriétaire la permission de les croquer d’ici.
VARINVILLE.
Qui vient là ?
SAINT-YVES.
Sans doute le maître de la maison... Eh ! ce cher Varinville.
VARINVILLE.
Mon camarade Saint-Yves !... que j’ai à peine revu depuis le collège... depuis ton prix de rhétorique.
SAINT-YVES.
Tu t’en souviens encore ?
VARINVILLE.
Ainsi que de la belle pièce de vers que tu nous récitas ce jour-là.
SAINT-YVES.
Les Ruines de Rome... J’y pensais, en regardant ces tourelles.
Déclamant.
« Où donc est la cité, métropole du monde !...
« En vertus si fertile, en héros si féconde ?
« Montrez-moi ses palais, ses temples, ses remparts...
« Où sont-ils ?... »
Riant.
Et cætera... J’ai, grâce au ciel, oublié le reste... Ah çà ! est-ce que tu serais ici chez toi ?
VARINVILLE.
À peu près.
SAINT-YVES.
Je te fais mon compliment...Tu as là le plus beau château ruiné que j’aie vu.
VARINVILLE.
C’est une ancienne demeure féodale, appartenant à une des premières familles du Vendômois... au vicomte Destaillis, riche propriétaire et gentilhomme arriéré, qui, dans ses idées, aime mieux de vieilles tourelles qu’une maison neuve.
SAINT-YVES.
Il a raison ; il n’y a pas de comparaison pour l’effet.
VARINVILLE.
Tu ne songes qu’à ta peinture... Tu es donc toujours artiste ?
SAINT-YVES.
Oui, mon ami... et toi ?
VARINVILLE, avec satisfaction.
Au contraire... je suis millionnaire.
SAINT-YVES.
Cela ne m’étonne pas... En sortant du collège, tu avais déjà des dispositions... tu me prêtais toujours de l’argent.
VARINVILLE.
Je suis encore à ton service : tu n’as qu’à parler.
SAINT-YVES.
Merci, mon cher camarade ; je n’ai plus besoin de rien... je suis riche aussi.
VARINVILLE.
Tu as fait comme moi ; tu as joué à la Bourse.
SAINT-YVES.
Pas si bête.
Air de Préville.
Sur cette route, où l’ardeur vous emporte,
Trop de gens se sont égarés ;
Mais un beau jour la fortune, à ma porte,
Vint à frapper... moi, je lui dis : « Entrez. »
Elle frappa ; moi, je lui dis ! : « Entrez. »
Je te vois rire, ô grand capitaliste :
Oui, c’était bien pour moi qu’elle venait ;
Mais, comme toi, j’en doutais en effet ;
Car, la voyant entrer chez un artiste,
J’avais cru qu’elle se trompait.
VARINVILLE.
C’est un bonheur unique.
SAINT-YVES.
Que je partage avec soixante ou cent mille individus... Tu sais que j’étais d’une bonne famille ; mais, ruiné à la révolution, je me suis lancé dans l’atelier de Gérard, de Girodet... et, comme tant d’autres, j’ai dit à mon pinceau : « Fais-moi vivre... » C’est tout au plus s’il m’obéissait... mais j’étais jeune, j’étais amoureux... avec cela tout est beau.
VARINVILLE.
Amoureux !
SAINT-YVES.
Oui, mon ami... un amour de haut étage, au faubourg Saint-Germain... une inclination mutuelle... une jeune personne charmante, que son père emmena de Paris un beau matin, sans me donner son adresse... Il y a de cela deux ans, et j’y pense toujours... l’image de ma belle est toujours là... dans mon carton et dans mon cœur... Mes regrets sont d’autant plus vifs, que, quelques mois après son départ, je reçus une invitation.
VARINVILLE.
À dîner en ville ?
SAINT-YVES.
À peu près... Je t’ai dit que j’avais eu l’avantage de perdre à la révolution tout le bien de ma famille... Eh bien ! mon ami, on daignait m’admettre, moi, et de nombreux convives, au splendide festin de l’indemnité, où, pour ma part, j’ai été fort bien traité.
VARINVILLE.
Vraiment !
SAINT-YVES.
Vingt à vingt-cinq mille livres de rente... c’est fort honnête... Mais fidèle aux pinceaux qui m’avaient secouru dans la détresse, je ne les ai point abandonnés dans la fortune... Je suis resté artiste pour mon plaisir, mon bonheur... Je voyage à pied, incognito, courant les aventures... poursuivant ma belle fugitive, que j’adore toujours... et en cherchant une maîtresse, je rencontre un ami... Tu vois que c’est encore une indemnité.
VARINVILLE.
Ah ! que tu es heureux !... Un nom, de la naissance et de la fortune.
SAINT-YVES.
Cela te va bien ; toi, qui es quatre ou cinq fois plus riche que moi.
VARINVILLE.
Cela ne suffit pas.
SAINT-YVES.
Laisse donc... est-ce que l’argent ne donne pas tout ?
VARINVILLE.
Cela ne donne pas... de parents.
SAINT-YVES.
Des parents !... À quoi bon ?... il en faut pour venir au monde, mais t’y voilà... et une fois qu’on a le nécessaire...
VARINVILLE, avec embarras.
Oui, quand on l’a.
SAINT-YVES.
Est-ce que tu n’as pas, comme tout le monde, un père et une mère ?
VARINVILLE.
Tout au plus.
SAINT-YVES.
Qu’est-ce que cela signifie ?... explique-toi.
VARINVILLE.
C’est que justement le difficile est de l’expliquer... Ne connais-tu pas des ouvrages, d’ailleurs fort estimables... mais qui ne portent point de noms d’auteurs ?
SAINT-YVES.
Oui... qu’on appelle des productions anonymes.
VARINVILLE.
Eh bien !... voilà ma situation... je suis un ouvrage de ce genre.
SAINT-YVES.
Et c’est ce qui t’afflige ?
Air du vaudeville de Partie et Revanche.
Vraiment, je te croyais plus sage ;
Quand la fortune a comblé tous tes vœux,
De ses dons fais un bon usage,
Amuse-toi, fais du bien... tu le peux,
Et tends parfois la main aux malheureux.
En toi, que chacun trouve un frère ;
Une famille est bien douce à ce prix.
On ne peut pas se faire un père,
On peut toujours se faire des amis.
D’ailleurs, il y a tant de grands hommes qui ont commencé comme toi... et monsieur de La Harpe, et monsieur d’Alembert... et le beau Dunois !
VARINVILLE.
Le beau Dunois ne voulait pas se marier.
SAINT-YVES.
Tu veux donc te marier ?
VARINVILLE.
Eh ! oui, mon cher... je veux m’allier à la famille la plus noble de la province... parce que, quand on est riche, il faut un rang, un nom... de la considération.
SAINT-YVES.
Je croyais avoir entendu dire que tu étais baron.
VARINVILLE.
Baron de Varinville... c’est un titre que je me suis donné... J’ai acheté, sur vieux parchemins, une généalogie toute neuve, où je descends d’un Varinville tué à la croisade.
SAINT-YVES.
Ces croisades ont été bien utiles pour les familles.
VARINVILLE.
Mais ça ne suffit pas... les Destaillis veulent en outre des parents vivants.
SAINT-YVES.
Vraiment !
VARINVILLE,
Il leur en faut.
SAINT-YVES.
Et combien ?
VARINVILLE.
Pas beaucoup ; mais enfin ce qu’il faut pour composer une famille raisonnable.
SAINT-YVES.
J’entends... d’abord un père et une mère... c’est de première nécessité.
VARINVILLE.
Non... je les ai faits malades ; et l’on peut s’en passer.
SAINT-YVES.
C’est une économie... Il ne te faudrait alors qu’un ou deux oncles, une tante et quelques cousins.
VARINVILLE.
Oui, mon ami.
SAINT-YVES.
C’est facile ; et...
Écoutant.
Chut.
Air : Povera signora.
Mais tais-toi ;
Car vers moi
Quelqu’un s’avance :
Et j’entends
Des accents
Doux et touchants.
Du silence,
Écoutons bien,
Ne disons rien.
TOUS DEUX.
Du silence,
Écoutons bien,
Ne disons rien.
VARINVILLE, regardant.
C’est le cousin, répétant ses proverbes ;
Puis une sœur qui fait des vers superbes.
SAINT-YVES.
Une sœur...
Ah ! quel honneur
Pour la maison !
Apollon
Portant jupon...
VARINVILLE, les voyant entrer.
Mais tais-toi donc.
Scène VI
VARINVILLE, SAINT-YVES, OSCAR, un cahier à la main, CORINNE, marchant lentement et composant
Oscar et Corinne s’avancent ; et, pendant qu’ils descendent sur le devant de la scène, Saint-Yves et Varinville montent et se trouvent derrière eux.
CORINNE, sans les voir.
« Second père d’un fils dont le père est absent,
« De la nature en deuil auguste remplaçant...
« Sur le front d’un neveu que ta main protectrice,
« Pleine de vœux, s’abaisse ; et...
SAINT-YVES, achevant le vers.
Et que Dieu le bénisse. »
CORINNE et OSCAR.
Qu’entends-je ?
SAINT-YVES, gaiement.
Pardon, belle dame, de me présenter aussi cavalièrement... Mais, en ma qualité de frère du baron de Varinville...
CORINNE et OSCAR.
Son frère !
VARINVILLE, étonné.
Mon frère !
Bas à Saint-Yves.
Qu’est-ce que tu dis donc ?
SAINT-YVES, bas.
Tais-toi... C’est toujours un à-compte.
OSCAR.
Son frère !... Eh bien ! je l’aurais reconnu.
CORINNE.
C’est singulier... Monsieur ne nous avait pas parlé...
SAINT-YVES.
D’Anatole Varinville, son jeune frère... L’ingrat !... Je conçois... Il ne devait pas compter sur moi... Depuis trois ans, je parcours l’Italie... L’amour des arts me tenait lieu de tout... Apollon et les muses sont une famille.
CORINNE.
Monsieur est poète ?
SAINT-YVES.
Oui, madame ; je fais la poésie ténébreuse et mélancolique... les spectres, les tombeaux, les suppliciés, les condamnés... et généralement tout ce qui est épouvantable, tout ce qui est horrible.
CORINNE.
Monsieur est de la nouvelle secte ?
SAINT-YVES, s’inclinant.
J’ai cette horreur-là... Poésie nouvelle, comme vous savez, qui vit de ruines, de lézards, de chauves-souris, de lierre, de crapauds... Nous ne sortons pas de là ; car nous aimons les corps verts, les corps blancs, les corps bleus... le jaune aussi ; nous l’employons beaucoup, c’est bon teint... Enfin une littérature de toutes les couleurs, qui n’en a aucune.
Air du vaudeville de l’Écu de six francs.
Employés aux pompes funèbres,
Nos auteurs, amis du trépas,
Ne brillent que dans les ténèbres,
Et quoique toujours gros et gras,
Et faisant leurs quatre repas,
En tout temps, leur muse éplorée
Est en deuil...
VARINVILLE.
En deuil !... de qui donc ?
SAINT-YVES, bas à Varinville.
Probablement de la raison
Que ces messieurs ont enterrée.
Ils sont en deuil de la raison
Que ces messieurs ont enterrée...
Haut.
Et j’ose dire que, dans ce genre littéraire et funéraire, j’ai obtenu quelques succès.
OSCAR.
Des succès... Ce doit être difficile !
SAINT-YVES.
Mais non... Je me prône, tu te prônes, il se prône... nous nous prônons... Dès qu’on sait conjuguer ce verbe-là, il n’en faut pas davantage pour obtenir un succès à notre manière, et se faire, entre amis, une immortalité à huis-clos, qui dure au moins sept à huit jours, et qu’on recommence la semaine suivante.
CORINNE.
Ce doit être bien fatigant...
SAINT-YVES.
Pour le public... car, pour nous autres, nous y sommes faits.
À Corinne.
Et quand nous nous connaîtrons mieux, j’espère bien que nous jetterons ensemble les bases de nouveaux triomphes ; car on m’a cité de vous des choses charmantes... des improvisations... C’est mon genre ; j’y excelle... Et puis l’on m’a parlé aussi...
CORINNE.
De mes Épîtres ?... de mes Occidentales ?...
SAINT-YVES.
Oui, vraiment.
CORINNE.
J’en avais fait une avant mon mariage : Épître à celui qui m’aura ; et deux depuis : Épître à celui qui m’a, et à celui qui m’a eue.
SAINT-YVES.
Délicieux !... Heureux les mortels privilégiés à qui vous daignerez en adresser encore !
CORINNE, à Varinville.
Il est fort bien, votre frère Anatole.
VARINVILLE.
Oui, pas mal.
CORINNE, à Saint-Yves.
Si je ne craignais d’être indiscrète, je vous demanderais une petite improvisation.
OSCAR.
Ah ! vous ne pouvez nous refuser.
CORINNE.
Pour la première grâce que je réclame de vous.
SAINT-YVES.
Certainement.
VARINVILLE, à part.
Où diable a-t-il été se fourrer ?
SAINT-YVES.
Si la compagnie veut m’indiquer un sujet...
À part et regardant Varinville.
J’espère qu’il va me demander les Ruines de Rome.
VARINVILLE, à part.
Qu’est-ce qu’il a donc à me regarder ?
OSCAR.
Je demanderai à monsieur un parallèle entre la tragédie et la comédie.
SAINT-YVES, à part.
Que le diable l’emporte !
Haut.
Ce serait un sujet bien pénible, vu que, dans ce moment, les pauvres chères dames sont défuntes toutes deux.
OSCAR.
Vraiment !
SAINT-YVES, déclamant.
« Seigneur, Laius est mort : laissons en paix sa cendre. »
CORINNE.
Il a raison... j’aimerais mieux un sujet noble.
SAINT-YVES, regardant Varinville.
Oui... quelque chose de romain... quelque chose d’antique.
CORINNE.
Puisque monsieur vient de Paris, qu’il nous dise des vers sur les dernières nouveautés.
SAINT-YVES.
C’est bien vieux.
OSCAR.
Sur les derniers événements.
SAINT-YVES.
C’est bien petit !... Et je préférerais quelque chose de... romain... de grandiose.
OSCAR.
La Baleine ou l’Éléphant.
CORINNE.
Ah ! oui... la Fontaine de l’Éléphant.
SAINT-YVES.
Ça n’en finirait pas.
CORINNE.
Eh bien ! sur les nouveaux embellissements de Paris... À votre choix.
OSCAR.
Ah ! oui... les embellissements de Paris... c’est à ce sujet que nous nous arrêtons.
VARINVILLE.
Autant cela qu’autre chose.
SAINT-YVES, à part, regardant Varinville.
L’imbécile !...
Haut.
Il paraît que la demande générale est pour les embellissements de Paris.
À part.
Nous voilà loin des Ruines de Rome.
Haut.
Volontiers... Nous avons à Paris le Diorama, le Néorama...
OSCAR.
Représentant la basilique de Saint-Pierre.
SAINT-YVES, regardant Varinville avec intention.
De Saint-Pierre de Rome.
VARINVILLE.
Précisément.
SAINT-YVES.
Qu’est-ce que tu dis là ?
VARINVILLE.
Moi !... rien.
SAINT-YVES.
Il me semblait... que tu avais parlé... des Ruines de Rome... je croyais du moins avoir entendu ce mot.
VARINVILLE, à part.
Je comprends...
Haut et vivement.
Oui... oui... c’est vrai... c’est ce sujet-là que je préfère.
SAINT-YVES.
Il fallait donc le dire... tous les sujets me sont égaux... peu m’importe... et si cela te plaît... si cela plaît à l’honorable compagnie...
TOUS.
Sans contredit.
SAINT-YVES.
J’aurais préféré un autre sujet... mais enfin puisque vous voulez absolument les Ruines de Rome...
TOUS.
Oui... oui.
SAINT-YVES.
Je commence.
À part.
Pourvu que je me le rappelle à présent.
Brusquement, et comme inspiré.
J’y suis... je commence.
Passant ses doigts dans ses cheveux.
« Où donc est la cité, métropole du monde,
« En héros si fertile, en vertus si féconde ?
« Montrez-moi ses palais, ses temples, ses remparts...
« Où sont-ils ?... quels débris s’offrent à mes regards !...
« Ô temps dévastateur !... à tes coups rien n’échappe !
« Où veillait le sénat, dort un soldat du pape !
TOUS.
Très beau.
SAINT-YVES, commençant à s’embrouiller, regardant Varinville et passant auprès de lui.
« Forum, que Cicéron n’a jamais trouvé sourd !
Aux autres.
Pardon, quand on improvise.
Bas à Varinville.
Souffle-moi donc.
« Forum, où Cicéron... n’est jamais resté court...
« Il était bien heureux ! que n’ai-je son langage ?
« Que n’ai-je son talent ? j’en dirais davantage.
S’adressant à Corinne qui le regarde en riant.
« Mais où trouver la rime ?... alors qu’un œil fripon
« Vous fait perdre à la fois l’esprit et la raison ? »
OSCAR et VARINVILLE.
Bravo !
CORINNE,
Délicieux...
À Varinville.
Quel dommage que la famille n’ait pas été témoin...
OSCAR.
Nous allons le présenter.
CORINNE.
À monsieur Destaillis.
OSCAR.
À monsieur de Brévannes, un connaisseur.
VARINVILLE, bas.
Un oncle, qui a été chambellan, et qui, maintenant, fait de l’opposition.
SAINT-YVES, à part.
C’est bon à savoir.
CORINNE.
Venez, venez.
SAINT-YVES.
Dans cet équipage... ce ne serait pas convenable... je vais d’abord me faire conduire à l’appartement de mon frère pour prendre un habit plus décent.
OSCAR et CORINNE, allant au devant de Destaillis.
Eh ! mais j’entends mon oncle.
Ils sortent par le fond.
SAINT-YVES, bas.
Ah ! mon Dieu ! et où serrer mon attirail de peinture ?
VARINVILLE, lui montrant le cabinet à gauche.
Dans ce cabinet.
SAINT-YVES, ouvrant la porte.
À merveille... qu’est-ce que je vois là ?... c’est mon... affaire.
VARINVILLE.
Qu’as-tu donc ?
SAINT-YVES.
Rien... sois tranquille.
Il s’élance dans le cabinet. Oscar, Corinne et Destaillis entrent aussitôt.
Scène VII
VARINVILLE, CORINNE, DESTAILLIS, OSCAR
VARINVILLE, à part.
Allons, me voilà un frère qui m’est venu bien à propos.
OSCAR, à Destaillis.
Oui, vous dis-je... un jeune homme charmant.
CORINNE.
Le frère de monsieur de Varinville.
DESTAILLIS.
Son frère... Eh bien, je vous apporte aussi de bonnes nouvelles, car voilà son oncle.
TOUS.
Son oncle !
VARINVILLE, étonné.
Celui-là est un peu fort.
DESTAILLIS.
Oui, mon cher ami... j’ai aperçu un landau jaune.
VARINVILLE.
Vraiment !
À part.
Il n’en manque pas sur la grande route.
DESTAILLIS.
Et ce doit être le marquis, parce qu’un landau annonce toujours une fortune respectable et légitime.
VARINVILLE, à part.
Oui, légitime... comme moi.
DESTAILLIS.
Il y en avait même deux qui se croisaient.
Air du vaudeville de Partie carrée.
Je voudrais bien savoir qui ce peut être.
VARINVILLE.
Quelque seigneur, quelque acteur en congé.
DESTAILLIS.
L’un, cependant, si je puis m’y connaître,
Marche à pas lents, tant il paraît chargé...
L’autre n’a rien, et son allure est vive.
VARINVILLE.
Ce doit être, d’après cela,
Deux receveurs, dont l’un arrive,
Et dont l’autre s’en va.
DESTAILLIS.
Du tout... il y en a au moins un qui est votre oncle.
VARINVILLE.
On entendrait déjà la voiture.
DESTAILLIS.
Non pas : elle a dû rester au bas de la montagne qui domine la ville... c’est un avantage de mon château... Il est tellement bien situé, que rien n’y peut arriver... pas même les voitures... c’est une position militaire bien agréable.
VARINVILLE, à part.
En temps de paix !
DESTAILLIS.
Vous entendez bien que je m’y connais... un ancien mousquetaire.
OSCAR.
Il faut aller au-devant de lui.
CORINNE.
Lui offrir le bras.
VARINVILLE.
Je vous répète que vous vous êtes trompé... et qu’il est impossible...
DESTAILLIS.
Comment ? impossible !... vous pouvez d’ici apercevoir au bas de la montagne...
Regardant.
C’est singulier... je ne vois plus sa voiture, ni aucune autre.
CORINNE.
Les oncles ont toujours la vue basse... vous surtout.
DESTAILLIS.
Oui ; mais j’ai là ma longue-vue... une longue-vue anglaise.
CORINNE.
Qui pourrait bien vous tromper... elles sont sujettes à caution.
DESTAILLIS.
Du tout, du tout... attendez seulement que je sois à mon point... m’y voici.
CORINNE.
Cela me rappelle mon mari, qui, depuis qu’il n’était plus chambellan, se mettait tous les matins à sa fenêtre pour voir arriver une préfecture.
DESTAILLIS.
Je ne vois rien.
CORINNE.
C’est justement ce qu’il me disait... Attendez... attendez que j’aille à votre aide.
VARINVILLE.
Air : Le briquet frappe la pierre.
D’après un usage antique,
Toujours dans les dénouements,
Il nous tombait des parents
Du ciel ou de l’Amérique...
Que n’en vient-il aujourd’hui ?
DESTAILLIS.
J’en crois voir un, dieu merci ;
Mais si loin, si loin d’ici...
OSCAR.
Il tarde bien à paraître.
VARINVILLE.
N’en soyez pas étonnés ;
À part.
Ceux que le ciel m’a donnés,
Quand j’y pense, doivent être
Des parents bien éloignés.
DESTAILLIS.
Il approche... il approche... et ce doit être lui... quoique cette fois-ci ce ne soit point un landau.
CORINNE.
Qu’est-ce donc ?
DESTAILLIS.
Voyez vous-même.
Pendant qu’ils sont tous à regarder à la fenêtre, Saint-Yves, qui a pris un costume d’oncle, sort furtivement du cabinet et se glisse en dehors par la porte du fond.
CORINNE.
Oui, c’est une briska... ou plutôt une berline... Ah ! mon Dieu ! je vois les maîtres sur le siège, et des chiens dans la voiture.
DESTAILLIS.
Ce sont des Anglais.
CORINNE.
C’est juste... ils n’en font jamais d’autres... trois bouledogues la tête à la portière.
SAINT-YVES, en dehors.
Hum... hum...
Scène VIII
VARINVILLE, CORINNE, DESTAILLIS, OSCAR, SAINT-YVES, arrivant par le fond et en costume d’oncle
VARINVILLE, l’apercevant.
C’est lui... et où diable a-t-il pris cela ?
Haut.
Mon cher oncle !
DESTAILLIS, étonné.
Votre oncle de Bordeaux ?
VARINVILLE.
Oui, mon oncle de Bordeaux.
SAINT-YVES, vivement, et avec l’accent gascon.
Moi-même, qui arrive comme le vent, pour assister à ton bonheur.
VARINVILLE.
Voici une partie de nos nouveaux parents.
SAINT-YVES, saluant.
Belle ; dame... voulez-vous permettre.
Il lui baise les mains.
VARINVILLE, montrant Destaillis.
Et je vous présente mon oncle futur.
SAINT-YVES, à part.
L’oncle chambellan, qui fait de l’opposition...
Haut.
Par malheur, je n’ai que peu d’instants à donner à cette aimable famille.
TOUS.
Que voulez-vous dire ?
SAINT-YVES.
Je me rends dans le sol natal, où tout un peuple d’électeurs m’attend avec impatience pour me proclamer.
DESTAILLIS.
Je fais d’avance mon compliment à l’honorable député...
SAINT-YVES.
Vous sentez bien que je suis au-dessus de cela... Si j’accepte, c’est uniquement pour servir les bons principes, pour protéger mes amis, ou placer mes parents, quels qu’ils soient...
CORINNE.
Oh ! quelle bonne occasion pour mon mari, qui voudrait être replacé.
SAINT-YVES.
Tout ce qui vous sera agréable, je le demanderai pour vous à la France.
DESTAILLIS.
Je n’ai adressé dans ma vie qu’une seule pétition à la chambre... c’était au sujet des chiens de chasse... et de l’impôt qu’on voulait établir sur eux.
SAINT-YVES.
Pétition admirable dans ses principes... et bien digne de vous, mon cher... Je me rappelle parfaitement... j’étais à la séance... et la chambre a eu l’honneur...
DESTAII LIS.
De passer à l’ordre du jour.
SAINT-YVES.
Qu’importe ?... ce qui se défait une année, se refait la suivante... Je reproduis la pétition, je monte à la tribune... et je leur dis : Messieurs... s’il est un oubli de la législation actuelle, s’il est un reste déplorable de l’ancienne féodalité, c’est dans les immunités et avantages dont jouit encore une caste privilégiée... c’est dans l’exemption d’impôt dont on favorise les chiens, les chiens dits de chasse.
DESTAILLIS et VARINVILLE, à part.
Qu’est-ce qu’il dit donc là ?
SAINT-YVES.
Chez les Anglais, nos voisins, les chiens... (tirade sur l’Angleterre, et je rentre dans la question), chez les Danois eux-mêmes qui pourraient y paraître les plus intéressés (tirade sur les cours du nord ; je traverse la Russie, je touche à la Turquie et je rentre dans la question), partout, messieurs, le luxe est imposé dans l’intérêt des contribuables eux mêmes... car cette admirable fable de l’ancienne Grèce, cette fable d’Actéon mis en pièces par sa meute en furie, est l’emblème de ces riches propriétaires dont les chiens de chasse dévorent la fortune...
VARINVILLE, bas.
Qu’est-ce que tu dis donc ?... Ce n’est pas l’oncle chambellan ; au contraire c’est monsieur Destaillis, l’ancien noble, l’ancien mousquetaire !
SAINT-YVES, de même.
Il fallait donc le dire... et moi qui ai donné à gauche...
Haut à Destaillis, qui depuis le commencement du discours s’est assis avec impatience et finit par lui tourner le dos tout-à-fait.
Voilà ce que diront nos antagonistes, se croyant sûrs de la victoire... et voici ce que nous leur répondrons, monsieur Destaillis et moi... si toutefois l’honorable assemblée veut bien nous prêter un instant d’attention.
DESTAILLIS, étonné, se levant.
Comment, monsieur, ce que je viens d’entendre...
SAINT-YVES.
Est le discours de nos adversaires.
DESTAILLIS.
Aussi je me disais : c’est tout le contraire de ma pétition... car je demandais, moi, dans le cas où l’impôt aurait lieu, que les chiens de chasse seulement en fussent exemptés, à cause de l’excellence de leur race.
SAINT-YVES.
Je le sais bien : nous pensons tous deux de même ; et maintenant que nous connaissons les moyens de ceux qui ont parlé contre, je vais parler pour et les pulvériser.
DESTAILLIS, se tournant vers lui avec complaisance.
À la bonne heure, au moins...
Corinne et Destaillis s’asseyent.
SAINT-YVES.
Messieurs...
VARINVILLE, à part.
Il va dire encore quelque bêtise.
Haut.
Messieurs !
SAINT-YVES, se tournant vers lui.
Point d’interruption... j’ai écouté en silence... je réclame la même faveur.
TOUS.
C’est trop juste.
VARINVILLE.
Je voulais le prévenir seulement...
DESTAILLIS, se levant.
Laissez parler l’orateur, et écoutez.
TOUS.
Oui, écoutez...
SAINT-YVES.
Messieurs, l’honorable membre auquel je succède, et dont je me plais à reconnaître les talents et l’éloquence, veut proscrire le luxe et l’anéantir... Je lui répondrai par un axiome d’un publiciste, qu’à coup sûr il ne récusera pas : Le superflu, chose très nécessaire, fait la fortune des états, et l’agrément des particuliers.
DESTAILLIS.
Très bien... très bien.
SAINT-YVES.
D’ailleurs, messieurs, laissons de côté les phrases déclamatoires ; qui veut la fin, veut les moyens... Vous aimez tous les perdreaux... et moi aussi je les aime... j’en fais l’aveu à cette tribune... et notre adversaire lui-même n’est peut-être pas fâché de les voir apparaître aux jours de fête sur sa table libérale et splendide... Eh bien ! messieurs, qui les y amènera, sinon ces habiles pourvoyeurs, ces intelligents quadrupèdes, que dans votre ingratitude vous voulez proscrire ?... Les proscrire !... eux, le plus touchant emblème de la fidélité... (ici une tirade sur la fidélité...) eux, les ennemis du despotisme... (ici une tirade sur le despotisme ) ; car vous savez, comme moi, quels sont ceux qui, jadis, ont fait justice de l’infâme Jézabel... cette usurpatrice, dont ils n’ont fait qu’un déjeuner... et pour flétrir leur noble caractère, on vous a parlé d’Actéon, qui fut déchiré par sa meute rebelle... Mais, messieurs, on a oublié de vous dire que dans ce fatal événement leur fidélité avait été ébranlée par des agents soudoyés... par les artifices de Diane, par les principes révolutionnaires qui les avaient égarés... ces principes révolutionnaires... (tirade sur la révolution), sans compter que les ornements mis au front de leur maître avaient dû le rendre méconnaissable... tant il est vrai qu’on doit prendre garde à ce qu’on met à la tête des gouvernements (tirade sur les ministres ), et je conclus, messieurs, en votant contre l’impôt.
DESTAILLIS, se levant.
Sublime, admirable !
OSCAR.
Une vigueur de raisonnement...
VARINVILLE.
Et un choix d’expressions...
CORINNE, se levant.
C’est-à-dire qu’on n’a jamais rien entendu de pareil.
Air : Ah ! c’est affreux, ah ! c’est abominable (de Jonas).
TOUS.
Quels jours heureux nous passerons ensemble,
Si ses parents sont tous ainsi que lui.
SAINT-YVES.
Vous jugerez combien je leur ressemble ;
Dans un moment vous les verrez ici.
OSCAR.
Dieux ! je me sauve.
CORINNE.
Eh ! vite, à ma toilette.
DESTAILLIS.
Je vais chercher, moi, pour leur faire honneur,
Et ma perruque, et mon habit noisette.
SAINT-YVES, à part et regardant son habit.
Oui... s’il le trouve, il aura du bonheur.
TOUS.
Quels jours heureux nous passerons ensemble !
De vos parents vous nous voyez ravis.
Si chacun d’eux à celui-ci ressemble,
Cette alliance aura bien plus de prix.
Destaillis, Oscar et Corinne sortent. Saint-Yves donne la main à Corinne, et la conduit jusqu’à la porte du fond.
Scène IX
VARINVILLE, SAINT-YVES
SAINT-YVES.
Victoire !... te voilà avec un frère et un oncle reconnus... c’est déjà fort gentil.
VARINVILLE.
Oui ; mais ces autres parents que j’ai eu l’imprudence de leur promettre.
SAINT-YVES.
Ils vont arriver.
VARINVILLE.
Ensemble ?
SAINT-YVES.
Peut-être bien.
VARINVILLE.
Et comment ?
SAINT-YVES.
Ne suis-je pas là ?... À présent que me voilà lancé.
VARINVILLE.
Air du Pot de fleurs.
Y penses-tu ?
SAINT- YVES.
J’y suffirai, j’espère ;
Sans hésiter, mon cher, je les ferai.
VARINVILLE.
Un ou deux, bien... mais la famille entière !
SAINT-YVES.
Pour te servir, je me multiplierai.
Sur moi que ton espoir se fonde.
VARINVILLE.
Quoi ! vingt parents, à toi seul ?
SAINT-YVES.
Vraiment oui.
Depuis longtemps on a dit qu’un ami
Valait tous les parents du monde.
VARINVILLE.
Tais-toi... Je crois entendre ma tante Judith, la prude.
SAINT-YVES.
Ta tante Judith ! la prude !
VARINVILLE.
Oui... celle qui fait de la morale, qui tient aux bienséances et qui ne joue point de proverbes.
SAINT-YVES.
Elle joue peut-être autre chose.
VARINVILLE.
Je te préviens que celle-là ne se paiera point de tes improvisations.
Saint-Yves retourne sa perruque, boutonne son habit et prend un air modeste et compassé.
VARINVILLE, qui pendant ce temps a regardé venir Judith.
La voilà, Saint-Yves...
Étonné, et regardant autour de lui.
Eh bien ! où est-il donc ?
SAINT-YVES, d’un ton doux.
Près de vous, mon frère.
Scène X
VARINVILLE, SAINT-YVES, MADEMOISELLE JUDITH, en grande toilette
MADEMOISELLE JUDITH.
Qu’ai-je appris ! monsieur le marquis de Varinville serait arrivé ?
VARINVILLE.
Il est déjà reparti, madame... Mais voici son neveu, mon cousin, qui demande l’honneur de vous offrir ses respects.
MADEMOISELLE JUDITH.
Que ne se présentait-il ?
SAINT-YVES.
Vous étiez à votre toilette... et je n’aurais pas voulu, pour tout au monde... m’exposer... Je vous demanderai a permission de n’en pas dire davantage... à cause de la bienséance.
MADEMOISELLE JUDITH.
Voilà un jeune homme qui a de fort bonnes manières...
À Varinville.
Quelle carrière a-t-il suivie ?
SAINT-YVES.
Aucune, madame... Il y a foule partout... Dans ma famille, me suis-je dit, les uns auront de la fortune, d’autres, des dignités... celui-ci, des places !... moi, j’aurai des mœurs : c’est un état comme un autre... Célibataire, avec des mœurs... voilà ma profession.
MADEMOISELLE JUDITH.
C’est exactement la mienne.
SAINT-YVES.
C’est à mademoiselle Judith que j’ai l’honneur de parler... cette respectable dame, dont le cœur est le réceptacle de tous les bons principes ?
MADEMOISELLE JUDITH.
Moi-même.
SAINT-YVES.
Et qui, dans son austère rigueur, fuyant le mariage et ses chaînes, a juré jusqu’à présent de rester... Je vous demanderai la permission de n’en pas dire davantage, à cause de la bienséance.
MADEMOISELLE JUDITH, à Varinville.
Votre cousin a une mesure, et un ton parfait.
SAINT-YVES, hésitant.
Madame...
MADEMOISELLE JUDITH.
Qu’est-ce que c’est ?
SAINT-YVES, à mademoiselle Judith.
Oserai-je réclamer... de vous... une audience particulière ?
VARINVILLE.
Je comprends... je vous laisse.
Il passe à la gauche de Saint-Yves. À part.
Que diable va-t-il lui dire ?
Bas à Saint-Yves.
Comment, tu risques le tête-à-tête ?
SAINT-YVES, bas et gaiement.
Je t’ai dit que je me dévouais... et quand on y est une fois...
Se retournant gravement vers mademoiselle Judith.
Madame, je suis à vos ordres.
Varinville sort.
Scène XI
MADEMOISELLE JUDITH, SAINT-YVES
MADEMOISELLE JUDITH.
Daignez vous asseoir.
Saint-Yves offre un fauteuil à mademoiselle Judith, et va ensuite en prendre un pour lui ; mademoiselle Judith s’assied. Voyant Saint-Yves qui en s’asseyant fait un geste de douleur.
Qu’avez-vous donc ?
SAINT-YVES.
Rien...mais quand on vient de faire quarante-cinq lieues en poste, malgré la bénignité des coussins, cela endommage toujours plus ou moins... Je vous demanderai la permission de n’en pas dire davantage... à cause de la bienséance.
MADEMOISELLE JUDITH.
À merveille... je vous écoute, monsieur.
SAINT-YVES.
Vous sentez, madame, que, prêt à faire alliance avec une famille, on désire la connaître intimement... c’est pour cela que mon oncle m’a prié de vous demander à ce sujet des admonitions et renseignements.
MADEMOISELLE JUDITH.
Inutiles à tous égards... la famille Destaillis est la famille la plus irréprochable et la plus respectable...
SAINT-YVES.
J’en vois en ce moment de grandes preuves et témoignages...Ainsi donc, monsieur Destaillis votre frère...
MADEMOISELLE JUDITH.
D’excellents principes... mais peu de tête... et de l’importance comme un marguillier.
SAINT-YVES.
Quelle vanité !
MADEMOISELLE JUDITH.
Comme ces dames qui ne songent qu’à leur parure... et quelle parure encore !... car la toilette d’à présent...
SAINT-YVES.
C’est comme chez nous... j’ai des tantes et des cousines qui souvent me forcent à baisser les yeux... elles ont surtout... comment appelez-vous cela ?
MADEMOISELLE JUDITH.
Des corsets ?
SAINT-YVES, lui montrant la manche de sa robe.
Non... ce que vous avez là ?
MADEMOISELLE JUDITH.
Des gigots.
SAINT-YVES.
Elles ont des gigots scandaleux, tant ils sont clairs et transparents...au point que la mousseline immodeste laisse apercevoir continuellement...je vous demanderai la permission de n’en pas dire davantage...Quelle différence avec les vôtres !... voilà des gigots vertueux et opaques, qui ne permettent point à l’imagination de s’égarer sous leurs tissus diaphanes et tentateurs... et comme le reste de la toilette y répond bien.
MADEMOISELLE JUDITH.
Vous trouvez...
SAINT-YVES.
Quelle convenance ! quelle recherche gracieuse dans ces ajustements ! et quelle élégante simplicité dans le choix même de cette étoffe !
MADEMOISELLE JUDITH.
Que fait là votre main ?
SAINT-YVES.
L’étoffe me paraissait si moelleuse que je craignais d’abord que ce ne fût de la soie.
MADEMOISELLE JUDITH, avec fierté, et éloignant sa chaise.
Soie et coton, monsieur.
SAINT-YVES.
C’est bien différent ; car nous avons maintenant un si grand luxe...
MADEMOISELLE JUDITH.
Même chez les jeunes gens.
SAINT-YVES.
Ne m’en parlez pas... et la plupart ont si mauvais ton... J’en ai vu dans les salons qui, au lieu de se tenir respectueusement éloignés des dames, s’en approchaient ainsi...
Rapprochant son fauteuil.
MADEMOISELLE JUDITH.
Vraiment !
SAINT-YVES.
C’est comme je vous le dis... ils ne craignent pas de les regarder d’un air passionné... Voyez-vous, de ces yeux qui semblent dire : « Ô dieux !... si j’osais ! » Et ils étaient plus hardis que leurs yeux.
MADEMOISELLE JUDITH.
Il serait possible !
SAINT-YVES.
J’en ai vu même qui prenaient la main d’une femme... non pas comme la vôtre, avec un gant, mais telle que la voilà...
Il ôte le gant de Judith et lui baise la main.
et qui avec ardeur osaient la porter à leurs lèvres... exactement comme cela... n’est-ce pas une horreur ?
MADEMOISELLE JUDITH.
Je n’en reviens pas.
SAINT-YVES.
On ne peut pas s’imaginer leur oubli des bienséances... Bien mieux encore... L’autre semaine, à Paris...j’allais dans un bel hôtel... chez une grande dame... pour une souscription... J’entre brusquement dans son boudoir, car elle en a un... et qu’est-ce que je vois !... je n’ose y penser sans que le feu de l’indignation... Je suis rouge, n’est ce pas ?
MADEMOISELLE JUDITH.
Dites toujours.
SAINT-YVES.
Je vois un officier... un beau brun... un brun superbe... qui était à genoux... exactement comme cela.
MADEMOISELLE JUDITH.
Que faites-vous ?
SAINT-YVES.
C’est pour vous montrer... et puis, je suis mieux là qu’assis... à cause de ce que je vous disais tout à l’heure.
MADEMOISELLE JUDITH.
Eh bien... monsieur, achevez.
SAINT-YVES.
Eh bien, madame...
Scène XII
MADEMOISELLE JUDITH, SAINT-YVES, VARINVILLE
VARINVILLE.
Oui... je vais lui dire...
MADEMOISELLE JUDITH, s’enfuyant.
Ah ! mon Dieu !... votre cousin !... s’il allait penser...
SAINT-YVES, à mademoiselle Judith qui s’enfuit.
Ne craignez rien, madame... quand les intentions sont pures.
À Varinville.
Air des Amazones.
Pourquoi viens-tu troubler nos conférences ?
VARINVILLE.
J’arrive à temps... que diable faisiez-vous ?
SAINT-YVES.
C’est à propos des convenances
Qu’en ce moment j’étais à ses genoux...
Nous ne parlions tous deux, à cette place,
Que bienséance...
VARINVILLE.
Et pourvu, je le vois,
Que l’on en parle, aisément on s’en passe.
SAINT-YVES.
On ne peut pas faire tout à la fois.
Du reste, tu vois que je n’ai pas gâté tes affaires, et que je suis assez bien avec mademoiselle Judith.
VARINVILLE.
Dès la première entrevue, déjà à ses pieds.
SAINT-YVES
Mon ambition en restera là !... je ne tiens plus à m’élever... Mais toi, qu’as-tu fait ?
VARINVILLE.
J’ai annoncé à tout le monde que mon oncle, qui avait à se faire nommer député, venait de partir en poste... mais que son neveu...
SAINT-YVES.
En allait faire autant... Je vais lui donner ma voix, à ce cher oncle...
VARINVILLE.
Et que me restera-t-il donc de toute ma famille ?
SAINT-YVES.
Ta chère tante que l’on attend... Allons vite à ma toilette.
VARINVILLE.
Et où veux-tu que je trouve un costume de tante ?
SAINT-YVES.
Dans une maison où on joue des proverbes.
VARINVILLE.
Tu as raison... je vais prendre ce qu’il y a de mieux au magasin...Ah ! j’oubliais... un incident qui a failli tout perdre... quelqu’un arrivé du Cheval Rouge...
SAINT-YVES.
De mon auberge...
VARINVILLE.
Un domestique en livrée jaune...
SAINT-YVES.
C’est le mien ! je lui avais dit que j’allais au château.
VARINVILLE.
Il apportait une lettre que j’ai prise... et je l’ai bien vite renvoyé.
SAINT-YVES.
C’est prudent.
VARINVILLE, lui donnant la lettre.
Tiens, la voilà.
SAINT-YVES.
C’est bien... mais avant tout songe à ta tante.
VARINVILLE.
Je vais la chercher.
Il sort.
Scène XIII
SAINT-YVES, seul, décachetant la lettre
C’est de mon camarade Verneuil qui m’écrit de Paris.
Il lit.
« Mon cher ami, j’ai enfin des renseignements positifs sur ta belle fugitive... Mademoiselle Granson... »
S’interrompant.
Dieu soit loué !... voyez ce que c’est de servir un ami, cela vous porte bonheur.
Continuant la lecture de la lettre.
« Je sais, à n’en pouvoir douter, que depuis plus de dix-huit mois, elle a perdu son père, et qu’elle vit retirée auprès de sa famille, qui habite une terre qu’on ne m’a pas désignée au juste, mais qui est située entre Orléans, Vendôme, et Beaugency. » Que le diable l’emporte avec ses renseignements positifs... Comment faire ?
Air de Turenne.
Jadis un chevalier fidèle,
Pour découvrir l’astre de ses amours,
Allait, disant de tourelle en tourelle :
« Où donc est-elle ?... » Au temps des troubadours
C’était fort beau, mais de nos jours,
S’il faut courir, pour retrouver son astre,
De terre en terre et d’arpent en arpent,
On a l’air, non pas d’un amant,
Mais d’un employé du cadastre.
Scène XIV
NATHALIE, SAINT-YVES
SAINT-YVES.
Que vois-je ?
NATHALIE, levant les yeux.
Monsieur de Saint-Yves en ces lieux !
SAINT-YVES.
Nathalie !... Qu’on dise encore que les romans sont invraisemblables !... Si je l’avais lu, je ne le croirais pas... Mais je vous vois... je vous retrouve... Depuis deux ans que je vous cherche... où étiez-vous donc ?
NATHALIE.
Ici, dans ma famille.
SAINT-YVES.
Vraiment !...
NATHALIE.
Et vous, qu’y venez-vous faire ?
SAINT-YVES.
Rendre service à un ami, monsieur de Varinville.
NATHALIE.
Que dites-vous ?
SAINT-YVES.
Et assister à sa noce.
NATHALIE.
À la mienne !
SAINT-YVES.
Ô ciel ! c’est vous qu’il épouse !
NATHALIE.
Moi-même... On n’attend plus pour cela que sa famille.
SAINT-YVES.
Malédiction !
NATHALIE.
Et voilà déjà un frère, un oncle et un cousin qui, dit-on, viennent d’arriver.
SAINT-YVES.
Ah ! si cette aventure se répand... comme on se moquera de moi !
NATHALIE.
Qu’avez-vous donc ?
SAINT-YVES.
Rien... soyez tranquille... Il ne vous épousera pas, ou j’y perdrai mon nom et lui aussi... ce qui lui coûtera moins qu’à moi.
NATHALIE.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
SAINT-YVES.
Que je ne sais comment faire ; mais c’est égal... Rappelez-vous seulement que je vous aime... que vous serez à moi... que rien ne peut nous séparer... On vient... partez vite.
Nathalie sort.
Scène XV
SAINT-YVES, VARINVILLE
VARINVILLE, apportant un carton et un paquet de robes.
Voilà, voilà ce que j’ai trouvé de plus nouveau, non pas au magasin, mais chez ma tante Judith... Un habillement charmant qu’elle s’était fait faire pour la noce... Et nous allons les battre avec leurs propres armes... Eh bien ! qu’as-tu donc ?
SAINT-YVES.
L’événement le plus fâcheux !
VARINVILLE.
Ah ! mon Dieu ! est- ce que cette lettre que je t’ai remise ?...
SAINT-YVES.
Précisément... c’est une lettre qui arrive de Paris, et qui m’annonce...
VARINVILLE.
Une perte ?... une faillite ?... Je suis là pour tout réparer.
SAINT-YVES.
Je te remercie... on m’apprend, au contraire, que ma belle inconnue est retrouvée.
VARINVILLE.
Et tu n’es pas enchanté ?
SAINT-YVES.
Non, vraiment ; car elle est sur le point d’en épouser un autre.
VARINVILLE.
Est-il temps encore ?
SAINT-YVES.
Oui, sans doute.
VARINVILLE.
Demain je retourne à Paris, et nous ferons si bien que nous l’enlèverons à ton rival.
SAINT-YVES.
Oui... mais c’est que ce rival est un ancien camarade.
VARINVILLE.
Qu’importe !
SAINT-YVES.
Un ami.
VARINVILLE.
Raison de plus... dans ces cas-là il n’y a pas d’amis.
SAINT-YVES.
Tu crois ?
VARINVILLE.
Oui, sans doute... c’est de bonne guerre... Il n’y a que les imbéciles qui se fâchent... Quitte à lui, quand tu seras marié, de prendre sa revanche.
SAINT-YVES.
À la bonne heure... je n’ai plus de scrupule, et je commence.
VARINVILLE.
Un instant... tu commenceras par moi.
SAINT-YVES.
C’est trop juste... mais cette fois tu m’aideras... et ne va pas me laisser, comme ce matin, au milieu des Ruines de Rome.
VARINVILLE.
Volontiers... Que faut-il faire ?
SAINT-YVES.
Je te le dirai... Mais ma toilette... On vient... je n’aurai pas le temps... Je me retire dans mon boudoir... empêche qu’aucun indiscret ne puisse y pénétrer.
VARINVILLE.
Et mon rôle que tu oublies.
SAINT-YVES.
Je vais te l’écrire en deux mots... je te le glisserai dans la main... et je te dirai quand il faudra commencer.
VARINVILLE.
À la bonne heure... va-t’en.
Saint-Yves entre dans le cabinet à gauche.
Scène XVI
OSCAR, NATHALIE, CORINNE, DESTAILLIS, MADEMOISELLE JUDITH, VARINVILLE
CHŒUR.
Air : Ah ! quel outrage (du Coiffeur).
Quelle famille !
En elle brille
Tout ce qu’aime notre famille ;
Quelle alliance !
L’or, la naissance,
Oui, chez lui
Tout est réuni.
CORINNE, à Varinville.
De votre frère on aime l’élégance.
MADEMOISELLE JUDITH.
Moi, du cousin j’aime l’air ingénu.
DESTAILLIS.
Moi, j’aime l’oncle et sa mâle éloquence.
NATHALIE, regardant autour d’elle.
Moi, ce que j’aime, hélas ! a disparu.
TOUS.
Quelle famille ! etc.
DESTAILLIS.
L’oncle le député est charmant... c’est un cavalier accompli... un gentilhomme de l’ancienne roche.
CORINNE.
Et le frère donc... un ami des arts qui improvise comme les Italiens.
MADEMOISELLE JUDITH.
Et son neveu... ah ! vous n’avez pas vu son neveu !... un jeune homme si intéressant, et qui a de si bonnes manières.
VARINVILLE, riant.
Un ami des bienséances, des convenances.
MADEMOISELLE JUDITH.
Oui, monsieur... Ce n’est pas lui qui s’aviserait d’entrer dans un appartement sans se faire annoncer... Et puis il a toujours de si bonnes intentions, que ce qui scandaliserait dans un autre devient chez lui tout-à-fait exemplaire.
CORINNE.
Ah ! monsieur, que vous êtes heureux d’avoir une pareille famille !
DESTAILLIS.
Que nous sommes heureux... puisque cette famille est la nôtre.
VARINVILLE.
Vous êtes bien bon... mais vous n’avez rien vu encore... et j’espère vous présenter bientôt ma tante la vicomtesse de Varinville.
NATHALIE, à part.
Ah ! mon Dieu !
DESTAILLIS.
Qu’avez-vous donc ?
NATHALIE.
Rien, mon oncle.
À part.
Plus d’espoir... la tante va arriver.
MADEMOISELLE JUDITH, à Varinville.
Vous l’attendez donc ?
VARINVILLE.
Mieux que cela.
CORINNE.
Que voulez-vous dire ?
VARINVILLE.
Elle est ici.
TOUS.
Il serait possible !... et vous ne nous le disiez pas.
DESTAILLIS.
Où est-elle ?... où est-elle ?
VARINVILLE, désignant le cabinet à gauche.
Là... dans ce boudoir.
DESTAILLIS.
Mon chapeau, mes gants... que j’aille lui offrir la main.
VARINVILLE.
Vous ne la lui offrirez pas.
DESTAILLIS.
Je lui offrirai...
VARINVILLE.
Vous ne lui offrirez pas.
DESTAILLIS.
Et pourquoi donc ?
VARINVILLE.
Parce que, dans ce moment, elle est à sa toilette.
MADEMOISELLE JUDITH.
C’est juste, mon frère... c’est juste... les bienséances avant la politesse... Mais les femmes du moins peuvent entrer ?
CORINNE.
Sans doute... ne fût-ce que pour offrir nos soins.
MADEMOISELLE JUDITH.
Et j’y vais la première.
À Nathalie.
Venez donc, mademoiselle, venez donc avec nous.
VARINVILLE.
Ah ! mon Dieu ! que va-t-il arriver ?
Les deux dames s’élancent vers la porte à gauche qu’on referme vivement, et on entend une voix de femme crier en dehors : On n’entre pas.
VARINVILLE.
Cela ne m’étonne pas... ma tante la vicomtesse est d’une pudeur antique... la pudeur la plus chatouilleuse.
MADEMOISELLE JUDITH.
C’est comme moi.
VARINVILLE.
Je dirais même, si ce n’est le respect que je lui dois, qu’elle est un tant soit peu bégueule... mais elle rachète ce léger défaut par une grâce, une finesse... un esprit...
MADEMOISELLE JUDITH.
Ce que nous appelons femme de qualité... femme de cour...
VARINVILLE.
Mieux que cela... car j’ose dire qu’à la cour il n’y en a pas une comme elle.
CORINNE.
Je ne serai pas fâchée de voir cette merveille... Comment est-elle sous le rapport des dons extérieurs ?
VARINVILLE, à part.
Ah ! diable, je ne sais pas quelle figure il va se faire !...
Haut.
Je ne vous dirai pas au juste... il y a très longtemps que je n’ai vu ma tante... et je serais même capable de ne pas la reconnaître... sans la voix du sang... et puis si je ne savais pas que c’est elle.
DESTAILLIS.
Silence... la porte s’ouvre.
OSCAR, la lorgnant.
Il est de fait que de loin elle n’est pas mal pour son âge...
Air de la Contredanse de la Somnambule.
TOUS.
Silence, (bis.)
Vers nous elle s’avance ;
Silence, (bis.)
D’ici n’entends-je pas
Ses pas ?
DESTAILLIS.
C’est elle,
Modèle
Des vertus
Qu’on aime le plus.
Sa mise
Exquise
Prouve sa décence, et surtout
Son goût.
TOUS.
Silence, (bis.)
Vers nous elle s’avance ;
Silence,
Elle a bien plus d’attraits
De près.
Scène XVII
OSCAR, NATHALIE, CORINNE, DESTAILLIS, MADEMOISELLE JUDITH, VARINVILLE, SAINT-YVES, habillé en femme
Tout le monde le salue ; Destaillis va lui offrir sa main.
SAINT-YVES, voix de femme.
Air du Trio du Concert à la Cour.
Pour moi que ce jour a de charmes ;
Mais daignez calmer mes alarmes.
Tant de beautés m’intimident un peu.
En faveur de mon cher neveu,
Mesdames, que je vous embrasse.
Il embrasse Judith et Corinne.
MADEMOISELLE JUDITH, d’un air aimable.
J’allais demander cette grâce.
SAINT-YVES, à Nathalie.
Et cette aimable enfant.
Bas, avec sa voix naturelle.
C’est moi.
NATHALIE.
Ô ciel !
DESTAILLIS.
Pourquoi donc cet effroi ?
MADEMOISELLE JUDITH la poussant.
Allons, ma chère, imitez-moi.
SAINT-YVES, l’embrassant.
Vraiment, elle est toute tremblante.
OSCAR, lui baisant la main.
Près de vous peut-on avoir peur ?
SAINT-YVES, faisant des mines.
Cet accueil me touche et m’enchante.
À Varinville qui est à la gauche du théâtre.
Et vous, avec votre air boudeur,
Venez donc près de votre tante.
Lui tendant sa main à baiser.
Je vous permets aussi, profitez-en, monsieur.
DESTAILLIS.
Moi, je réclame une telle faveur.
VARINVILLE, à part.
Au diable, au diable une telle faveur !
SAINT-YVES.
Ô ciel ! l’aimable caractère !
Oui, mon cœur, à ses doux regards,
Le reconnaît ! comme ancien mousquetaire,
Pour le sexe il a des égards.
Ensemble.
SAINT-YVES, bas à Varinville ; voix naturelle.
Allons, calme-toi, plus d’alarmes,
Vois ce regard, ce sourire vainqueur...
Il faut qu’on nous rende les armes,
Tout cède à ce sexe enchanteur.
LES HOMMES,
Ô ciel ! que d’attraits, que de charmes !
Quel doux regard, quel sourire enchanteur !
Oui, de lui rendre encor les armes,
On se ferait un vrai bonheur.
LES FEMMES.
Voyez que de grâce et de charmes !
Malgré son âge elle a de la fraîcheur ;
Et l’on rendrait encor les armes
À ce regard plein de douceur.
À la fin du morceau entrent deux domestiques qui donnent des sièges aux dames et aux messieurs. Tout le monde s’assied.
DESTAILLIS.
Ah ! qu’on est heureux de se trouver en famille !
SAINT-YVES.
Ah ! oui... en famille... je crois bien y être... sans cela, je n’oserais me présenter dans un pareil négligé.
DESTAILLIS.
Vous êtes superbe.
SAINT-YVES.
Taisez-vous, flatteur.
MADEMOISELLE JUDITH.
C’est-à-dire que c’est étonnant... et je me félicite maintenant de mon goût ; car j’ai un ajustement tout-à-fait semblable.
SAINT-YVES.
Vraiment !... c’est la dernière mode.
MADEMOISELLE JUDITH, avec satisfaction.
La dernière...
SAINT-YVES.
Oui, celle que l’on vient de quitter.
MADEMOISELLE JUDITH, fâchée.
Eh bien ! par exemple... Mais ce qui m’étonne encore plus...
À Varinville.
c’est la ressemblance de madame avec le jeune cousin.
SAINT-YVES,
On se ressemble de plus loin ; c’est mon fils.
DESTAILLIS.
Le fils du vicomte de Varinville ?...
SAINT-YVES.
Non... d’un autre mariage...
MADEMOISELLE JUDITH.
Ah ! il est de votre premier mari !
SAINT-YVES.
Non, madame, de mon second.
OSCAR.
Le vicomte est donc le troisième ?
SAINT-YVES, le regardant tendrement.
Oui, monsieur, il est à l’extrémité dans ce moment... ce qui l’a empêché de venir.
TOUS.
Ah ! mon Dieu !
VARINVILLE, à part.
Pourquoi diable va-t-il leur dire tout cela ?
MADEMOISELLE JUDITH.
Je ne conçois pas qu’on puisse se marier trois fois.
SAINT-YVES.
C’est ce que je disais la première... Aussi il n’y a que celle-là qui ait eu lieu avec mon agrément... les deux autres, cela n’a été que malgré moi, et par respect humain.
DESTAILLIS.
Et comment cela ?
SAINT-YVES.
Lors de la guerre, voyageant en poste avec ma femme de chambre, nous tombâmes dans un avant-poste ennemi... un pulk de cosaques.
TOUTES LES FEMMES.
Ah ! mon Dieu !
SAINT-YVES.
Ils étaient affreux, mes chères : des moustaches à la Souvarow, moustaches parfaitement cirées... et des barbes à la Saint-Antoine, comme les jeunes gens à la mode en portent à présent... C’était horrible !... Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, ils étaient là en reconnaissance ; et par suite de cette reconnaissance, je me vis obligée d’épouser un des chefs, un Tartare nogais, le comte de Tapcoquin, de qui j’ai eu mon petit Emmanuel Nicolaïof, que vous avez vu ce matin.
MADEMOISELLE JUDITH.
Quoi ! ce jeune homme de si bonnes mœurs ?
SAINT-YVES.
C’est un jeune Cosaque... Cosaque civilisé... Mais le naturel primitif commence à se déclarer... vous avez dû vous en apercevoir à ses galantes entreprises.
DESTAILLIS.
Comment, ma sœur ?
MADEMOISELLE JUDITH.
Qu’est-ce que cela signifie ?
SAINT-YVES.
Il m’a tout dit... il m’a parlé d’un baiser... d’une déclaration faite à vos genoux.
MADEMOISELLE JUDITH.
Quelle horreur ! une femme comme moi.
SAINT-YVES.
Est-ce que cela vous fâche ?... Est-elle drôle ! c’est une plaisanterie... son père en faisait bien d’autres... Pauvre cher Tartare !... grâce au ciel, je l’ai perdu en France, à la bataille de Montmirail.
Tirant son mouchoir.
Encore dans une reconnaissance... et j’en ai gardé une éternelle au boulet de canon tutélaire qui m’a rendue à la liberté, à ma patrie et à la société, dont j’étais, à ce qu’on m’a dit quelquefois, le plus bel ornement.
DESTAILLIS.
Voilà de singulières aventures.
MADEMOISELLE JUDITH, à part.
Et une femme que je ne puis souffrir, pas plus que son benêt de fils.
VARINVILLE.
Qu’est-ce que cela signifie ?...
Haut.
Il faut dire aussi qu’après cette vie agitée madame la vicomtesse n’a plus coulé que des jours calmes et tranquilles, au sein des arts et de l’amitié.
SAINT-YVES.
Ah ! oui... les arts que j’aime d’instinct et de passion, et que j’ai cultivés dans mon printemps, j’ose dire avec un certain succès, et qui m’ont fait faire la conquête de monsieur de Varinville mon dernier mari... que je crois voir encore, avec son lorgnon et ses ailes de pigeon... un dilettante qui adorait ma voix... car je chantais autrefois comme madame Malibran.
Air du Concert à la Cour.
Dans un air de Ma Tante Aurore,
Une cadence le charma ;
Le lendemain, plus tendre encore,
Une roulade l’enflamma.
Il vint chez moi... car près des belles
L’Amour voltige sans façon,
Lorsque l’Amour, outre ses ailes,
Porte des ailes de pigeon.
Enfin il m’enleva ; et voilà comment je fus séduite pour la seconde fois.
MADEMOISELLE JUDITH.
Pour la seconde fois !
VARINVILLE.
Ma tante se trompe... elle confond dans ses souvenirs.
SAINT-YVES.
C’est possible... j’avais si peu d’expérience, j’étais si jeune quand j’ai quitté le toit paternel... Mon père, pâtissier du roi...
Mouvement de tout le monde.
une charge qui donnait la noblesse, toujours en bas de soie, l’épée au côté, brutal de caractère, nous donnait plus de soufflets que de tartes aux pommes, plus de coups de pied que de croquignoles... Un jour, à la suite d’une vivacité paternelle, plus vive que de coutume, je pris mes jambes à mon cou, et mes chers parents n’entendirent plus parler de moi.
Chantant.
Non, non, non, j’ai trop de fierté
Pour me soumettre à l’esclavage.
DESTAILLIS, et la famille se regardant.
Voilà qui est inconcevable.
SAINT-YVES, continuant de chanter.
Dans les liens du mariage
Mon cœur ne peut...
S’interrompant.
Pardon, je ne suis pas en voix aujourd’hui... et puis cet appartement est un peu sourd.
VARINVILLE, à part, avec humeur.
Il est bien heureux.
SAINT-YVES,
Si vous m’aviez entendu chanter cet air dans la salle de Toulouse.
OSCAR.
Madame a brillé à Toulouse ?
SAINT-YVES.
Oui, monsieur... j’y ai joué un certain rôle... Qu’est-ce que je dis ?... j’en ai joué plus d’un... j’ai tenu, pendant trois ans, en chef, et sans partage, l’emploi des Dugazon-corsets.
DESTAILLIS.
Qu’est-ce que j’entends là ?... vous avez joué la comédie à Toulouse ?
SAINT-YVES.
Quelle ville, monsieur !... ancienne ville de parlement... public sévère, mais connaisseur... J’étais son bijou, son enfant gâté... on me passait tout... J’ai fait manquer plus de vingt spectacles pour des parties de plaisir... Je ne craignais rien... j’avais le maire dans la manche... il était amoureux de moi...
TOUS.
C’est une horreur !...
SAINT-YVES.
Vous l’auriez été comme lui, si vous m’aviez vu danser la cosaque.
Il fait quelques pas en chantant la Russe : Tra, la, la, la.
TOUS LES HOMMES.
C’est une indignité !
CORINNE.
Cette femme-là n’est pas de nos jours.
OSCAR.
Au contraire, cela me fait l’effet d’une contemporaine...
SAINT-YVES.
Hein ? qui m’a appelée contemporaine ?
OSCAR.
C’est moi.
SAINT-YVES.
Monsieur, vous m’insultez !
Air du Maçon.
Ah ! grand Dieu ! quel affront !
Mais de l’injure qu’ils me font
Tous mes parents me vengeront.
Allons, défendez-moi,
Allons, c’est votre emploi,
Mon cher neveu, défendez-moi.
VARINVILLE, s’approchant de Saint-Yves, à demi-voix.
D’un pareil tour j’aurai vengeance.
SAINT-YVES, de même.
Maintenant ton rôle commence.
Lui glissant un billet dans la main.
Il est ici,
Tiens, le voici.
TOUT LE MONDE.
Tout est rompu, tout est fini,
Non, plus d’hymen, tout est fini.
SAINT-YVES.
Oui, plus d’hymen, tout est fini,
Je dois me retirer d’ici.
Il sort.
Scène XVIII
OSCAR, NATHALIE, CORINNE, DESTAILLIS, MADEMOISELLE JUDITH, VARINVILLE
DESTAILLIS.
À la bonne heure ! qu’elle s’éloigne !... Plus de mariage... plus d’alliance avec une telle famille !
VARINVILLE.
Arrêtez, monsieur... il y a ici quelque imposture, quelque trahison que je ne puis m’expliquer ; mais je renie la parenté... et cette personne-là n’est point ma tante.
DESTAILLIS.
Elle n’est point votre tante ?
CORINNE.
C’est peut-être son oncle !
TOUS.
Et qui donc est-elle ?
VARINVILLE.
Je n’en sais rien... je ne comprends rien à sa conduite... Mais cette lettre qu’on vient de me glisser dans la main... cette lettre nous fera connaître...
TOUS.
Lisez vite.
VARINVILLE, jetant les yeux dessus.
Ah ! mon Dieu !
Aux autres.
Permettez...
Pendant que Varinville lit sa lettre sur le devant de la scène à gauche, Destaillis et les autres sont restés au fond à droite. Lisant bas.
« Tu m’as conseillé d’enlever la maîtresse d’un ami... cette maîtresse est Nathalie, et cet ami... c’est toi... Je viens de l’apprendre... Mais tu me pardonneras, car tu sais qu’en pareil cas il n’y a que les imbéciles qui se fâchent...
Il fait un mouvement.
TOUS.
Qu’avez-vous ?
VARINVILLE.
Rien ; je suis à vous.
Continuant la lecture de sa lettre.
« J’ai suivi tes avis ; suis les miens... fais le généreux, c’est un beau rôle que je te laisse... Sinon, je suis là, à côté... je dirai tout... je parlerai du beau Dunois... »
S’arrêtant.
Il suffit.
DESTAILLIS, se levant.
Qu’est-ce donc ?
VARINVILLE.
Une aventure inconcevable...Je disais bien que ce n’était pas ma tante... Il y avait si longtemps que je ne l’avais vue, qu’il était facile de s’y méprendre... et, prévenu de son arrivée, un ami, un rival... s’est présenté à sa place.
DESTAILLIS.
Un rival !
MADEMOISELLE JUDITH.
Qu’est-ce que j’apprends là ?
VARINVILLE.
Ne vous fâchez pas... cela me regarde,
Avec emphase.
Et je les punirai, les ingrats, en m’immolant pour eux, en faisant leur bonheur... car il aime Nathalie, il en est aimé.
DESTAILLIS.
Sans l’aveu des parents...
VARINVILLE.
Ni celui du futur... Et cet amant préféré, ce rival, cet ami... le voici.
Scène XIX
OSCAR, NATHALIE, CORINNE, DESTAILLIS, MADEMOISELLE JUDITH, VARINVILLE, SAINT-YVES, en costume de jeune homme
NATHALIE.
Monsieur de Saint-Yves !
TOUS.
Que vois-je ?
VARINVILLE.
Oui, mes ex-parents, je vous présente monsieur de Saint-Yves, jeune homme d’une excellente famille, d’une naissance non équivoque ; vingt-cinq mille livres de rente... et je renonce en sa faveur à des droits que vous ne refuserez point de lui transmettre...
Bas, à Saint-Yves
Ma famille est-elle contente ?
SAINT-YVES, bas.
De toi, mon cher, je n’attendais pas moins.
Haut.
Et si monsieur Destaillis, si ces aimables dames veulent me permettre de réparer ce que ma présentation a eu d’inconvenant, j’espère, quand elles me connaîtront mieux...
DESTAILLIS.
C’était donc une comédie ?
SAINT-YVES.
Vous êtes trop bon de donner ce nom à un petit proverbe sans conséquence.
OSCAR.
Un proverbe.
VARINVILLE, à Oscar.
Dans le genre des vôtres.
OSCAR.
J’entends... un proverbe de famille.
Vaudeville.
Air de Démocrite (de Romagnesi).
MADEMOISELLE JUDITH.
On dit, et depuis bien longtemps,
Que les hommes sont tous parents.
À voir leurs débats et leurs guerres,
On ne croirait pas qu’ils sont frères.
Mais un seul point le prouverait ;
Dès que parle leur intérêt,
Noble ou vilain, que l’on mendie ou brille,
C’est toujours, toujours de la même famille ;
Ils sont tous de la même famille.
DESTAILLIS.
On ne boit jamais à son gré,
Tant l’homme est toujours altéré :
Sans vin, l’ouvrier ne peut vivre ;
D’or et d’honneurs le grand s’enivre ;
Versez du vin, versez de l’or,
Tous les deux vous diront : « Encor. »
Depuis le Louvre, et jusqu’à la Courtille,
C’est toujours, toujours de la même famille ;
Ils sont tous de la même famille.
VARINVILLE.
Puissions-nous voir, un beau matin,
Les peuples, se donnant la main,
Ne former qu’une chaîne immense,
De Saint-Pétersbourg à Byzance...
Et par un accord général,
Qui gagne même en Portugal,
Et du Portugal jusque dans la Castille,
Ne plus faire tous qu’une même famille,
Ne former qu’une seule famille.
SAINT-YVES.
Dans tout pays, de tout côté,
Que de liens de parenté !
Les guérillas et les corsaires,
Les cosaques, les gens d’affaires,
Les budgets et les percepteurs,
Les conquérants, les fournisseurs.
Que l’un dise : « Prends ! » que l’autre dise : « Pille... »
C’est toujours, toujours de la même famille ;
Ils sont tous de la même famille.
NATHALIE.
L’auteur dans ce moment fatal
Attend l’arrêt du tribunal.
Rappelez-vous, juges sévères,
Que tous les hommes sont des frères ;
Ou du moins, messieurs, que vos mains
Prouvent ici qu’ils sont cousins.
Entre parents que l’indulgence brille,
Que ce soir, messieurs, tout se passe en famille,
Que ce soir tout se passe en famille.