La Dragonne (DUMANOIR - Hyppolyte LE ROUX)

Comédie en deux actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 13 octobre 1842.

 

Personnages

 

CATHERINE II

ORLOFF

GRÉGOIRE, sergent

NARCISKOFF, voltigeur, cantinier

MIKÉLA, sa femme

UN MAJOR

PREMIER SOUS-OFFICIER

DEUXIÈME SOUS-OFFICIER

OFFICIERS

PAGES

 

 

ACTE I

 

La scène se passe à Saint-Pétersbourg.

Le théâtre représente l’intérieur d’une tente ou d’une baraque, avec large ouverture dans le milieu, au fond. Porte à droite, au deuxième plan. À gauche, au dernier plan, ouverture servant de fenêtre. Au premier plan à gauche, une table et des tabourets. Une seconde table et des tabourets au dernier plan à droite, au-delà de la porte latérale. Au fond, vue du Champ-de-Mars.

 

 

Scène première

 

PLUSIEURS SOUS-OFFICIERS, attablés et buvant, puis MIKÉLA, puis NARCISKOFF et LE MAJOR

 

CHŒUR.

Air du Duc d’Olonne.

Soldats de la Russie,
Buvons toujours !
Buvons à la patrie,
À nos amours !
À nos combats, à notre gloire,
Mes chers amis, buvons surtout...
Et puis, enfin, pour toujours boire,
Buvons à tout !

Soldats de la Russie, etc.

Les sous-officiers frappent leurs verres sur les tables.

MIKÉLA, accourant par la porte de droite, portant une canette à la table de gauche.

Me voilà ! me voilà !

PREMIER SOUS-OFFICIER, à la table de gauche, lui prenant la taille pour l’embrasser.

Eh ! c’est la gentille Mikéla, notre cantinière !

MIKÉLA, se défendant.

Holà ! messieurs les sous-officiers, laissez-moi !

Elle a porté une seconde canette à la table de droite. Même jeu d’un second sous-officier. Se débattant, et prenant le milieu.

Laissez-moi donc... Je suis mariée !

DEUXIÈME SOUS-OFFICIER, table de droite.

Avec cet imbécile de Narciskoff !... Est-ce que ça compte ?

PREMIER SOUS-OFFICIER.

Un simple voltigeur !

MIKÉLA.

Simple voltigeur, quand il est dans les rangs, c’est vrai... Mais, ici, il est cantinier... Il est maître de cette boutique, où S. M. Catherine lui a donné le droit de débiter le vin et l’eau-de-vie, les jours de revue... Buvez son vin tant que vous voudrez... ça lui fera même plaisir... mais, quant à sa femme...

PREMIER SOUS-OFFICIER, recommençant.

Ça me fera plaisir, à moi, de l’embrasser.

DEUXIÈME SOUS-OFFICIER, même jeu.

Et moi aussi !

MIKÉLA, se défendant des deux côtés.

Au secours !... Narciskoff !...

NARCISKOFF, entrant, et tenant à la main plusieurs pots.

Hein ?... Voilà !... Qui est-ce qui appelle ?

MIKÉLA.

Viens donc !... On embrasse ta femme !

NARCISKOFF, posant les pots sur la table de droite.

Ah ! ah !... Quel est l’insolent qui se permet...

Il s’avance bravement vers le deuxième sous-officier, puis, reculant et portant la main gauche à son bonnet de police.

Oh ! un caporal !

MIKÉLA.

Eh bien ! c’est comme ça que tu me protèges !

PREMIER SOUS-OFFICIER, embrassant Mikéla.

À mon tour !

NARCISKOFF, furieux et allant à lui.

Ah ! par exemple, toi, tu vas payer pour...

Reculant et faisant le salut militaire de l’autre main.

Oh ! un sergent !...

DEUXIÈME SOUS-OFFICIER, avec hauteur, à droite.

Discipline militaire !... obéissance passive !...

NARCISKOFF, droit et immobile, ses deux mains au front.

C’est le beau côté du soldat russe.

PREMIER SOUS-OFFICIER, de même, à gauche.

Ou bien... le knout !

NARCISCOFF, souriant et portant la main derrière lui.

Ça, c’est le vilain côté.

Les deux sous officiers sont retournés s’asseoir.

MIKÉLA.

Mais c’est une infamie !... c’est une...

LE MAJOR, entrant et lui prenant la taille.

Bonjour, Mikéla.

MIKÉLA, jetant un cri.

Ah !

NARCISKOFF, vivement, en passant devant Mikéla.

Qui est-ce qui a osé...

Reconnaissant l’officier.

Oh ! un major !

Il tombe un genou en terre, et ôte son bonnet de police.

MIKÉLA.

Un caporal !... un sergent !... un major !... Eh bien ! puisque je n’ai personne pour me défendre...

Elle lève la main sur les sous-officiers de la droite qui la lutinent.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, GRÉGOIRE

 

GRÉGOIRE, entrant et allant à elle.

Personne ?... Et moi, Mikéla !

MIKÉLA.

Grégoire !... Ah ! tu arrives à temps.

NARCISKOFF, se levant.

Ah ! oui, que vous arrivez à temps !

Il s’essuie le front, puis lui tend la main.

Merci, sergent Grégoire... Je reconnais là votre dévouement... à ma femme...

LE MAJOR, riant.

Ah ! vraiment ?... Je ne m’étonne plus alors de l’audace du...

Appuyant.

sergent Grégoire... et je ne lui demande pas à quel titre il prend ainsi la défense de la femme d’un ami.

Rire général.

NARCISKOFF, en colère, remontant.

Ça vous fait rire !...

Mouvement des sous-officiers. Avec calme.

C’est juste, sergents, vous en avez le droit... Riez, sergents, riez.

MIKÉLA.

Rire de quoi, s’il vous plaît ?... Ah ! mais, je me rebiffe, moi !... Je ne connais pas les grades, moi... Vous ne me mettrez peut-être pas à la salle de police ?...

Narciskoff la tire par la jupe.

Le sergent Grégoire est mon frère de lait, mon ami d’enfance, entendez-vous ? et pas autre chose !

À part.

Au fait, ça étonne... avec un mari comme ça.

NARCISKOFF.

Bravo, Mikéla !... Tu parles comme la femme d’un avocat... ou d’un boyard !

Riant.

Au fait, ça viendra peut-être ?... Pourquoi ne me nommerait-on pas boyard ?

À part, vivement.

Chut ! imprudent !... cache tes rêves ambitieux !

LE MAJOR, passant près de Mikéla.

Allons, allons, la belle, nous te croyons... un ami d’enfance, voilà tout...

Bas.

Tu l’aimes !

MIKÉLA, à part.

Si c’était vrai !

Ses yeux se fixent sur Grégoire.

LE MAJOR, continuant.

Un simple frère de lait...

Riant.

Mets ton bonnet, Narciskoff, mon ami... mets ton bonnet.

Il reprend la gauche.

NARCISKOFF.

Vous le permettez, Major ?

Il se couvre.

GRÉGOIRE, avec légère amertume.

Ce n’est pas généreux à vous de plaisanter mon officier... Vous savez bien que le sergent ne pourrait pas demander compte au major...

LE MAJOR.

Hein ?

GRÉGOIRE.

Croyez ce qu’elle vous dit...

Tendant la main å Mikéla.

elle, ma bonne petite sœur... ce que vous diraient tous les grenadiers de mon régiment... qui se moquent de moi, qui me croient fou, et qui ont peut-être raison... « Le sergent Grégoire, disent-ils, est un soldat comme un autre, quand il s’agit d’un coup de sabre à donner ou à recevoir... mais, dans ses amours, il n’oublie pas qu’il appartient à cette vieille noblesse polonaise, d’autant plus fière qu’elle est plus pauvre... » Cela fait, Major, que mes camarades me pardonnent certaines idées... extravagantes... mon enthousiasme, mon exaltation au seul nom d’une femme... la première de toutes !... Mais ils ne rient plus, les grenadiers du deuxième régiment, quand ils me voient pâlir et trembler dès que j’entends prononcer ce nom-là... quand, à la vue de cette femme, un cri s’échappe de ma bouche et de mon cœur...

Avec enthousiasme.

Vive l’impératrice ! vive Catherine !...

TOUS LES SOUS-OFFICIERS, se levant.

Vive Catherine !

NARCISKOFF, d’un ton concentré.

Ah ! oui, vive... vive elle !

GRÉGOIRE, plus calme.

Vous voyez, Major, il y a de l’écho... c’est le ride tous nos grenadiers.

NARCISCOFF, vivement.

Et des voltigeurs !... Moi, je pense comme Grégoire...

GRÉGOIRE, souriant.

Excepté pourtant quelques mécontents... quelques officiers de l’ancienne noblesse russe, qui trouvent mauvais qu’aujourd’hui le mérite compte pour quelque chose.

NARCISKOFF, bas.

C’est pour le Major qu’il dit ça... Attrape, Major !

LE MAJOR, ricanant.

Diable ! tu as raison, Sergent... La grande Catherine, qui est femme avant tout, sait distinguer les hommes... par leur mérite personnel... Témoin, le lieutenant Soltikoff... puis, Poniatowski, un pauvre diable que son tailleur allait faire mettre en prison pour deux cents roubles, et qui est maintenant roi de Pologne, par la grâce de... sa personne.

GRÉGOIRE, se contenant à peine.

Major !...

LE MAJOR.

Enfin, Orloff, aujourd’hui comte, chambellan, grand-maréchal du palais...et cætera, et cætera... en attendant qu’il soit promu ostensiblement aux fonctions d’empereur et de czar... dont il ne lui manque, au reste, que le titre.

TOUS LES SOUS-OFFICIERS, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

GRÉGOIRE, ne se contenant plus et avançant d’un pas sur lui.

Major !... Je n’entendrai pas plus longtemps ces outrages !... et si vous n’êtes pas des lâches !...

Il jette son gant, tous se précipitent pour le relever.

MIKÉLA.

Ciel !...

NARCISKOFF, les prévenant, et avec force.

C’est moi qui le ramasse !...

Le lui présentant gracieusement.

Pour le lui rendre.

Roulement de tambour au-dehors. Mouvement général des sous-officiers, qui courent reprendre de droite et de gauche leurs sabres ou leur bagage.

GRÉGOIRE.

C’est l’impératrice !

LE MAJOR.

À vos rangs !

CHŒUR.

Air : Guerre, guerre.

Courons ! à nos rangs ! aux armes !
L’impératrice arrive en ces lieux.
Pour nous, amis, moment plein de charmes !
Elle va paraître à nos yeux !

Grégoire suit le major, sorti le premier. Puis, les sous-officiers, en sortant, embrassent Mikéla de droite et de gauche.

 

 

Scène III

 

MIKÉLA, NARCISKOFF

 

NARCISKOFF, courant au fond en se croisant les bras.

Ah ça ! ah ça ! est-ce bientôt fini ?... À mon nez, quoi ! à mon propre nez !...

MIKÉLA.

Tiens ! voilà que tu te fâches ?... Il est bien temps !...

NARCISKOFF, redescendant.

Sous prétexte que je suis leur inférieur... ces autocrates de sergents !

MIKÉLA.

Dame ! tu as tant de respect pour la discipline, la subordination !

NARCISKOFF, du ton du commandement.

À ton tour, maintenant !... Enlève-moi ces canettes-là... par le flanc droit !... Remets les tabourets à leur place... demi-tour !... et range-moi tout ça bien vite... marche !...

Elle débarrasse les tables, puis revient à lui.

MIKÉLA.

Mais comme il me commande, à présent !

NARCISCOFF.

Je me rattrape, donc ! C’est moi qui suis sergent, à présent ! c’est moi qui suis major... dans mon ménage !... Attention au commandement !

MIKÉLA, se révoltant.

Plus souvent !

NARCISKOFF, levant le bras.

Ou gare le knout !

MIKÉLA.

Oh ! le monstre !

Pleurant d’une façon comique.

Ça n’était pas comme ça, autrefois... dans les premiers temps...

Pleurant plus fort.

C’est moi qui étais le major !

NARCISKOFF.

Possible ! mais tu as perdu ton grade, et j’ai eu de l’avancement.

MIKÉLA, de même.

Je vois bien que tu ne m’aimes plus... car, depuis quelques temps, tu es toujours à rêvasser dans un coin... ce qui te donne l’air plus bête encore qu’à l’ordinaire.

NARCISCOFF.

Plaît-il ?... je n’ai pas entendu.

MIKÉLA.

Bien sûr, tu as quelque chose dans la tête, que tu n’avais pas dans les commencements.

NARCISKOFF.

Quelle est cette allusion ?

MIKÉLA.

Je vois bien que tu aimes une autre femme.

NARCISKŒF, à part.

Dieu ! soupçonnerait-elle ?...

MIKÉLA.

Quand, moi, je me donne tant de peine pour...

NARCISKOFF.

Pour ?...

MIKÉLA.

Pour ne pas...

NARCISKOFF, vivement.

Pour ne pas... quoi ?

MIKÉLA, en colère.

Il faut que je sois bien bonne... Mais, sois tranquille, je te... je... Tiens, j’aime mieux aller regarder la revue.

À part.

 Je le verrai, du moins, lui.

Elle monte sur un escabeau, devant la fenêtre.

NARCISKOFF, à part, en s’éloignant d’elle.

Au fait, aurais-tu le droit de lui rien reprocher, abominable faquin que tu es !... Si elle savait ce qui se passe là... et là !

Il se touche le cœur et la tête.

MIKÉLA, regardant au-dehors.

Ah ! je vois tout... La cavalerie de la garde et l’infanterie...

NARCISKOFF, continuant, d’un air mystérieux.

Si elle se doutait que l’objet de ma passion secrète... de mes vœux ambitieux... c’est...

MIKÉLA, qui continue.

L’impératrice !

NARCISKOFF, effrayé et sautant sur lui-même.

Hein ?

MIKÉLA.

À la tête de son état-major...

Se retournant.

Qu’est-ce que tu as donc ?

NARCISKOFF, s’élançant sur un escabeau près de sa femme, et regardant au-dehors.

Oui, la voilà !... oui, c’est elle !... Vive l’impéra...

Son escabeau chancelle.

Aïe !

MIKÉLA, riant.

Prends donc garde de tomber !

NARCISKOFF, revenant sur l’avant-scène, en tenant l’escabeau qui suit tous ses gestes.

Tomber !... Oh ! non, non, je tomberais de trop haut !

Mikéla est descendue de son escabeau, regardant encore par la fenêtre en se rapprochant de l’ouverture d’entrée, au fond, pour regarder par cette ouverture, s’avance en dehors par degrés et disparaît tout-à-fait. Avec exaltation.

Ce rêve ! oh ! ce rêve !...

D’un ton dégagé.

Voilà ce que c’est... J’étais donc profondément endormi, à côté de ma femme... Jusqu’à présent, rien que de très naturel.

Avec mystère.

Mon songe me transporte dans cette cantine... et commence. J’étais en train de mêler à mon vin de France un peu d’eau de la Néwa, pour le naturaliser russe... opération patriotique qui m’est familière... Voilà que tout-à-coup ma porte s’ouvre, et je vois entrer... qui ?... l’impératrice !... couronne en tête et suivie de tout son état-major... Je reste pétrifié de surprise, tenant mes deux cruches, et l’eau de la Néwa continue à couler dans une proportion inusitée... (Je crois même que le lendemain le corps des grenadiers s’en est plaint.) L’impératrice s’approche, me tend une de ses augustes mains, tandis que l’autre, non moins impériale, pose la couronne de toutes les Russies sur mon bonnet de police... Aussitôt, crac ! ma cantine se change en palais, l’escabeau ci-joint en trône, et ma buffleterie en grand cordon !... Je me jette aux pieds de Catherine, je lui débite les choses les plus audacieuses, et...

Changeant de ton.

et je me trouve nez à nez avec ma femme, qui me dit : « Qu’est-ce que tu as donc ? Qu’est-ce qui te prend donc ? Est-ce que tu es malade ? »

Se promenant avec agitation, en faisant aller l’escabeau.

Voilà mon rêve !... Est-ce que ça ne veut rien dire, ça ?... Est-ce que les Soltikoff, les Poniatowski, les Orloff en ont jamais fait comme ça ?... hein ?... Je le demande... qu’on me réponde... hein ?... Et plus je me regarde et plus je me compare à ces heureux mortels...

Air : Ah, si ma dame me voyait.

J’ai le bel œil de Soltikoff...
De Poniatowski j’ai la bouche...
Et puis, pour peu que cet attrait la touche,
J’ai le nez aquilin d’Orloff...
Enfin, des trois j’ai tous les charmes... sauf
Un avantag’ que l’ ciel me donne :
Car, cumulant c’ que chacun d’eux avait,
J’en vaux donc trois dans ma seule personne...
Ah ! si Cath’rine le savait !
Si la gaillarde le savait !

MIKÉLA, rentrant vivement.

Ah ! Narciskoff !...

NARCISCOFF, avec soubresaut.

Hein ? quoi ?

MIKÉLA, regardant au-dehors.

Comme le ciel devient sombre ! Il va y avoir de l’orage, bien sûr.

NARCISKOFF.

Eh ! qu’est-ce que ça me fait ?... Tu viens me déranger, quand je suis occupé...

MIKÉLA.

À rêvasser encore !... Viens donc plutôt voir la revue...

Elle remonte sur l’escabeau.

Ah ! voilà l’impératrice qui s’arrête devant les grenadiers à cheval...

NARCISKOFF, à part.

Heureux grenadiers... z’à cheval !

MIKÉLA, avec vivacité.

Ah ! mon Dieu !... quel est ce mouvement autour d’elle ?

NARCISKOFF, de même.

Un mouvement !... Qu’est-ce qu’il y a ?

MIKÉLA.

C’est un soldat qui est sorti des rangs... qui s’est approché d’elle...

NARCISCOFF.

Un placet, peut-être, qu’on lui présente ?

MIKÉLA.

Oui, oui ; ce n’est rien... l’ordre se rétablit... Oh ! que j’ai eu peur !...

NARCISKOFF, qui s’est rapproché d’elle.

Et moi, donc !... Descends, voyons, descends de là !

Il la tire par sa jupe ; ils redescendent la scène.

MIKÉLA.

Mais sois donc moins brutal.

NARCISKOFF.

Quel est ce mot ?... C’est comme ça que vous parlez à votre commandant, femme Narciskoff !

MIKÉLA.

Mon commandant m’ennuie, et qu’il prenne garde...

NARCISKOFF.

À quoi ?... à quoi, s’il vous plaît ?

MIKÉLA, avec explosion.

Ah ! pourquoi suis-je mariée ?

NARCISKOFF.

Et moi, et moi donc !... À quoi ça sert-il ?

MIKÉLA.

C’est ce que je demande.

NARCISKOFF.

Bon petit ménage !... Accord parfait !

 

 

Scène IV

 

MIKÉLA, GRÉGOIRE, NARCISKOFF

 

GRÉGOIRE, entrant vivement et très agité.

Ah ! Mikéla, Narciskoff !... mes amis !...

MIKÉLA, avec intérêt soutenu pendant toute la scène.

Qu’avez-vous donc, Grégoire ?

NARCISKOFF.

Est-ce qu’il a manqué à la discipline ?

GRÉGOIRE.

Peut-être... mais l’élan fut plus rapide en moi que la réflexion...

Après une pause.

Nous étions en bataille, l’impératrice passait, noble et fière, devant le front des bataillons de sa garde...

MIKÉLA.

J’ai vu ça... Après ?

GRÉGOIRE.

Les tambours battaient aux champs, les clairons sonnaient, les cris, les transports électrisaient toutes les âmes... car cette revue est, vous le savez, une revue d’adieu pour la saison d’été, que Catherine va passer au palais de Péterhoff...

MIKÉLA.

Oui, je sais... elle part dans une heure.

GRÉGOIRE, avec feu.

Et un adieu de Catherine à son armée, c’est l’adieu d’une mère à ses fils, d’une maîtresse à son amant !...

NARCISKOFF.

Après, après ?

GRÉGOIRE.

En ce moment, elle venait d’atteindre la tête de mon escadron... J’étais au premier rang... je la voyais, je l’admirais, droite et ferme en selle comme le plus souple et le plus adroit cavalier, avec son costume demi-femme, demi-officier, la tête haute et l’épée à la main... lorsqu’avec cette vivacité de coup d’œil que vous lui savez, elle laisse tomber, au hasard, un regard d’attention sur le pommeau de mon sabre, auquel flottait la dragonne... et, reportant ce regard sur sa brillante épée, s’aperçoit que ce signe du commandement militaire lui manque... à elle, impératrice, souveraine et commandant à toute cette foule armée !... Sa bouche était muette encore, ses yeux seuls avaient parlé, que déjà, moi, comme entraîné par une puissance magique, je m’étais élancé hors de l’escadron, et, oubliant le respect dû à son rang et toutes les règles de la discipline...

S’avançant.

je lui présentais ma dragonne !

NARCISKOFF.

Malheureux !... quelle imprudence !...

MIKÉLA.

Certainement... Mais... qu’a-t-elle fait alors ?

GRÉGOIRE.

Elle accepta avec bonté... malgré le hourra de tout son état-major, qu’elle fait taire d’un geste.

MIKÉLA, à Narciskoff.

C’est ça, c’est le mouvement que nous avons vu.

NARCISKOFF.

Est-il heureux... d’avoir vu l’impératrice de si près !

GRÉGOIRE, avec exaltation.

Ah ! dame, il n’y en a pas beaucoup qui l’aient vue de si près !... heureusement pour eux... car, voyez-vous, c’est à en perdre la tête ! c’est à en devenir fou !

NARCISKOFF.

Ah ! à qui le dit-il ?... moi, ça me rendre idiot.

GRÉGOIRE.

Mais ce n’est pas tout, hélas !

NARCISKOFF.

Bah !

GRÉGOIRE.

J’allais reprendre ma place dans le rang... lorsque mon cheval, placé à côté de celui de l’impératrice, refuse de céder à l’impulsion que je lui donne... Je le pique de l’éperon, je le frappe du plat, je crois même du tranchant de mon sabre, tant j’étais troublé... Rien n’y fait... Il s’obstine, il se cabre, et, au lieu de s’éloigner, me resserre davantage contre... contre ma souveraine !

NARCISKOFF.

Oh ! je vois d’ici l’indignation, la fureur...

GRÉGOIRE.

De ses officiers, oui...

MIKÉLA.

Mais elle ?

GRÉGOIRE.

Elle ?... me voyant pâle et hors de moi, il semble qu’elle cherche au contraire à me rassurer d’un regard bienveillant et même d’un sourire.

NARCISKOFF.

Ah ! est-il heureux !... ça ne m’arriverait pas, à moi... ce n’est pas mon cheval qui... Ah ! il est vrai que je suis dans l’infanterie.

GRÉGOIRE.

Au reste, je ne puis dire, j’ignore ce qui se passa en ce moment... Mes yeux se voilèrent, ma raison s’égara, et sans m’être rendu compte de rien, l’instant d’après je me retrouvai dans le rang, à ma place, croyant encore être le jouet d’un rêve... Puis, à un roulement général, les manœuvres commencèrent... replacé en serre-file, je suivais machinalement, lorsque je sentis bientôt la force m’abandonner... c’était près de votre cantine... et je tombai, plutôt que je sautai à bas de mon cheval, en proie à mille pensées qui se confondent dans ma tête !...

NARCISKOFF.

Eh bien ! vous avez fait là un beau coup, sergent !... je ne voudrais pas être dans votre uniforme... même avec les galons.

MIKÉLA.

Allons, allons, que craignez-vous, Grégoire ?... Tenez, un verre de vin pour vous remettre.

Elle va à la table de gauche.

GRÉGOIRE, s’asseyant.

Merci, merci, Mikéla... mon amie, ma sœur.

MIKÉLA, à part.

Sa sœur !...

Grand bruit au dehors. Un éclair et un coup de tonnerre.

NARCISKOFF.

Qu’est-ce que j’entends là ?

Il écoute à la fenêtre.

MIKÉLA.

C’est l’orage qui éclate !

GRÉGOIRE, se levant et prenant la droite.

La pluie va tomber par torrents... et pas un abri pour sa majesté !

MIKÉLA.

Mon Dieu, non... rien que cette bicoque dans toute l’enceinte du Champ-de-Mars.

NARCISKOFF.

Bon ! v’là les premières gouttes... et de la grêle... Ça va rafraîchir les troupes.

Les tambours battent aux champs.

MIKÉLA.

Qu’entends-je !... on bat aux champs !

GRÉGOIRE, près de la porte.

L’impératrice !... elle descend de cheval... aidée du comte Orloff... Ils viennent de ce côté !

NARCISKOFF.

Ici !... dans ma cantine !

À part.

Ô mon rêve !

GRÉGOIRE.

La voilà !

Il sort rapidement à droite pour n’être pas aperçu. Narciskoff se place devant la porte de la chambre, et Mikéla, près de lui, devant la table.

 

 

Scène V

 

MIKÉLA, GRÉGOIRE, NARCISKOFF, CATHERINE, ORLOFF, LE MAJOR, GROUPE D’OFFICIERS

 

CHŒUR.

Air du Duc d’Olonne.

Gloire à Catherine !
Hommage à sa beauté !
Que chacun s’incline
Devant sa majesté,
De génie et de grâces,
Modèle tour-à-tour.
Enchaînez sur vos traces
Et la gloire et l’amour.

CATHERINE, aux officiers, la main sur le pommeau de l’épée.

Nous sommes ravie, Messieurs, de la belle tenue de nos troupes...

À l’un d’eux.

Colonel, vos grenadiers surtout ont un air martial, qui fait plaisir à voir... Nous les attendons tout à l’heure au défilé... Qu’on ne quitte pas les rangs, Messieurs la revue continuera... ce n’est qu’une bourrasque, et pour les soldats de Catherine, misère que cela !

Les officiers s’inclinent et se retirent au fond.

ORLOFF, à demi-voix, en souriant.

Ce ton guerrier sied merveilleusement à Votre Majesté...

CATHERINE.

Vous trouvez, Orloff ?... Oui, la vue de ma brave armée, ce bruit, ce mouvement, tout cela m’électrise... et me fait oublier que je suis une femme.

ORLOFF, avec finesse.

Heureusement, Votre Majesté a des moments où la mémoire lui revient...

CATHERINE.

Peut-être parce que ma majesté a autour d’elle... des personnes trop intéressées à le lui rappeler...

Changeant de ton.

Si je n’avais pas été femme, que pensez-vous, Comte, que j’aurais voulu être ?

ORLOFF.

Ce n’est pas douteux... général !

CATHERINE, avec feu.

Oh ! je n’y serais jamais arrivée... je me serais fait tuer lieutenant, à la première charge !

ORLOFF.

Allons, j’ai peine à croire que Votre Majesté eût jamais été un Turenne ou un Villars... j’admets tout au plus... une Jeanne d’Arc.

CATHERINE, riant.

Oh ! je n’ai pas cette prétention-là... Je m’en tiens à la comparaison de Voltaire, qui m’appelle la Semiramis du Nord.

ORLOFF.

Voltaire n’avait pas prévu les orages et les averses...

CATHERINE, avec un léger dépit.

Plaît-il ?... Ah ! vous voulez en vain me piquer... Je ne sais ce que vous avez depuis quelques instants contre moi, Orloff... Mais le prince de Ligne, aussi, me traite moins en petite maîtresse, lorsqu’il met sur ses lettres : À Catherine-le-Grand !

ORLOFF.

Le flatteur !... S’il eût été à ma place, il vous eût laissé tremper jusqu’aux os, plutôt que de vous offrir un abri... où un parapluie.

CATHERINE, avec un dépit plus marqué.

Comte Orloff !...

ORLOFF.

Que voulez-vous ?... À chacun sa façon de flatter Votre Majesté... Moi, j’aime mieux voir en elle la femme adorable...

Plus bas.

adorée... et qui, si grande et forte qu’elle soit pour son sexe, doit reconnaître, cependant, le besoin de s’appuyer sur des serviteurs dévoués et plus forts que la nature ne lui a donné de l’être.

Changeant de ton et riant.

Ah ! ah ! pardon... je m’aperçois que Votre Majesté bâille délicieusement à mon sermon.

CATHERINE.

En effet...

ORLOFF, à part, avec intention.

Nous appuierons là-dessus plus tard...

Haut.

Mais, à quoi peut rêver ainsi Votre Majesté ?... Serait-ce, par hasard, à l’incident imprévu qui a troublé un moment la revue ?...

Riant.

pas l’averse !...

CATHERINE, d’un air légèrement préoccupé.

J’entends bien... ce jeune...

ORLOFF.

Et audacieux fournisseur de dragonnes...

MIKÉLA, à demi-voix.

Ô mon Dieu ! cache-le...

Narciskoff se met en travers de la porte.

ORLOFF, achevant.

Qui, pourtant, n’est pas encore breveté de Votre Majesté.

CATHERINE, de même.

Oui... cette hardiesse étrange... Je veux l’interroger... en attendant que la pluie cesse... Qu’on l’amène.

Elle s’assied à gauche et s’accoude sur la table.

MIKÉLA.

Ô ciel !

ORLOFF, aux officiers.

Vous entendez l’ordre de l’impératrice ?... 2e régiment des grenadiers à cheval... un sous-officier... Allez...

On fait un mouvement pour sortir.

MIKÉLA.

Ah ! Majesté !...

GRÉGOIRE, passant devant elle et avec force, en s’adressant aux officiers.

Oh ! ne cherchez pas... me voici,

CATHERINE, à part.

C’est lui !

NARCISKOF, à part.

Pauvre Grégoire ! ton compte est bon...

Haut, en avançant d’un pas et portant la main à son bonnet.

Noble Czarine, j’ose t’implorer...

CATHERINE.

Quel est cet homme ?

NARCISKOFF.

Sauf votre respect, Majesté, et avec votre permission, je suis le bourgeois de cette cantine, illustrée aujourd’hui par votre sublime présence... ce qui était le plus doux et le plus invraisemblable de mes rêves.

CATHERINE.

Ah !... en vérité ?...

Souriant.

Ce garçon-là a une bonne figure.

À part, à Orloff.

Il a l’air bien bête !

NARCISKOFF, à part.

Elle m’a remarqué !

CATHERINE.

C’est bien... tu te souviendras de notre... sublime présence.

NARCISKOFF, s’incline, puis, à part.

Elle me laissera quelque chose !...

MIKÉLA, bas, à Narciskoff, en le tirant par sa veste.

Mais laisse donc l’impératrice tranquille !

CATHERINE, à Grégoire.

Approche... n’aie pas peur...

Narciskoff avance d’un pas, Mikéla le ramène.

GRÉGOIRE, très ému.

Peur !... En effet... c’est la première fois... et il faut que ce soit devant Votre Majesté...

NARCISKOFF, vivement.

Oh ! certainement !

CATHERINE.

Je croyais que dans ma garde on ne tremblait jamais.

GRÉGOIRE, vivement.

Devant l’ennemi !...

Avec trouble.

mais devant... une femme...

ORLOFF, bas, à Catherine, en souriant.

Il n’est pas de l’école du prince de Ligne.

GRÉGOIRE.

Devant mon impératrice !...

Il la regarde avec respect, puis détournant son regard.

c’est différent...

CATHERINE, à part.

Que d’émotion !

NARCISKOFF.

J’en perds la respiration...

ORLOFF, à part, avec dédain.

Je crois vraiment que le rustre manie le madrigal.

CATHERINE.

Et... comment te nomme-t-on ?

NARCISKOFF.

Moi ?... Narciskoff, surnommé le joli voltigeur, et tout au service de...

Catherine fait un mouvement d’impatience ; Mikéla le fait reculer.

GRÉGOIRE, répondant au regard de Catherine.

Le sergent Grégoire.

CATHERINE, souriant, à part, en se levant et regardant Orloff de côté.

Tiens ! Grégoire ?... Comme Orloff... c’est singulier.

ORLOFF.

Qu’a donc Votre Majesté ?

CATHERINE, vivement.

Rien... rien.

ORLOFF, à part.

Elle croit me cacher... mais je m’étais rendu compte avant elle...

CATHERINE, à Grégoire.

Ton âge ?

GRÉGOIRE.

Vingt-six ans.

CATHERINE.

Et tu parais brave... entreprenant ?

ORLOFF, à Grégoire.

Audacieux même.

GRÉGOIRE, avec feu.

Prêt à me faire tuer pour Votre Majesté !... Oui, c’est ma réputation au régiment... on me dit même mauvaise tête, parce que je me laisse emporter quelquefois par mon ardeur, mon exaltation, ou par mon premier mouvement, comme tout à l’heure... à la revue...

Il s’incline.

CATHERINE, étonnée.

Mais ce ton... ces manières... Que fait ta famille ?

ORLOFF, avec dédain.

Quelque famille misérable...

GRÉGOIRE, relevant la tête.

Malheureuse, Monseigneur... mais noble... d’origine polonaise.

CATHERINE, avec un mouvement qu’elle réprime.

Ah ! aussitôt.

ORLOFF, à part.

Ah ça ! mais elle prend un intérêt !...

CATHERINE, remarquant qu’Orloff l’observe, et prenant un ton sévère.

N’importe, Monsieur... Dans le rang et sous les armes, la noblesse disparaît... Vous avez enfreint la discipline, entendez-vous ?

NARCISKOFF.

C’est ce que je lui ai dit tout de suite... Grégoire, vous avez eu tort, mon ami, et vous ne savez pas à quoi s’expose celui qui...

CATHERINE, souriant.

Ah ! ah ! tu me parais un gaillard plus raisonnable, toi.

NARCISKOFF, à part.

Elle m’a souri !... mon rêve marche !

MIKÉLA, vivement, avec dépit.

Majesté, ne l’écoutez pas... c’est un bavard et un sot.

Elle passe devant lui.

CATHERINE.

Quelle est cette jeune fille ?

NARCISKOFF.

Cette jeune fille, Majesté, c’est ma femme... malheureusement... une sotte et une bavarde.

Petite dispute entre eux deux. Grégoire fait un mouvement, et Mikéla se tait, obéissant à son regard.

CATHERINE, qui les a observés.

Ton nom ?

MIKÉLA, avec beaucoup de retenue.

Mikéla, pour vous servir... femme Narciskoff.

NARCISKOFF, gémissant, à part.

Toujours malheureusement !

CATHERINE.

Et... à quel titre cette émotion, cet intérêt pour... le sergent Grégoire ?

GRÉGOIRE, vivement.

Oh ! le plus noble et le plus pur, je le jure...

Il s’arrête, sur un geste de Catherine.

ORLOFF, à part.

C’est un inventaire complet du... sergent Grégoire.

MIKÉLA.

Oui, Majesté, c’est mon appui depuis l’enfance... c’est pour nous un ami, pour moi un frère...

CATHERINE, les observant tous deux un instant, puis faisant un pas vers le fond en changeant de ton.

Ah ! mais le ciel semble s’éclaircir... Allez, comte Orloff, donner l’ordre de reformer les rangs pour continuer la revue, et qu’on fasse les préparatifs de départ pour notre résidence de Péterhoff...

Elle redescend.

ORLOFF.

Et que décide Votre Majesté sur l’action inconvenante du sergent aux gardes Grégoire ?

CATHERINE.

Nous aviserons.

GRÉGOIRE, avec élan.

Ah ! Madame...

CATHERINE, avec dignité froide.

Relevez-vous !...

Aux officiers.

Qu’on nous laisse un instant... avec...

Comme cherchant le nom.

Mikéla.

MIKÉLA, toute troublée.

Moi, Majesté !

NARCISCOFF, à part.

Elle va lui demander des renseignements sur mon compte... Je suis bien tombé !

Catherine fait un geste d’autorité.

Ensemble.

Air : Final d’une Jeunesse orageuse.

CATHERINE, à part.

Oui, profitons de leur absence,
Je veux savoir la vérité.
S’ils sont tous d’eux d’intelligence,
Mon plan d’avance est arrêté.

ORLOFF, de même.

Quoi ! lui parler en mon absence !
Que lui veut donc Sa Majesté ?
Retirons-nous, de la prudence,
Mais je saurai la vérité.

GRÉGOIRE, de même.

Pour mon audace, je commence
À craindre sa sévérité.
Par la crainte et par l’espérance,
Ah ! je sens mon cœur agité.

NARCISCOFF, de même.

C’est de moi qu’ pendant mon absence
Va s’occuper Sa Majesté...
Entre la crainte et l’espérance,
Mon pauvre cœur est ballotté.

MIKÉLA, de même.

Quoi ! rester seule en sa présence !
Que me veut don Sa Majesté ?
Par la crainte et par l’espérance,
Comme mon cœur est agité !

LE CHŒUR.

Pour son audace, je commence
À craindre sa sévérité.
Retirons-nous, de la prudence,
C’est l’ordre de Sa Majesté.

Orloff, les officiers et Grégoire sortent par le fond, et Narciskoff, à droite. L’impératrice descend à droite et Mikéla remonte à gauche.

 

 

Scène VI

 

MIKÉLA, CATHERINE

 

CATHERINE, d’un ton bref.

Approche, Mikéla... et ne me cache rien... Le sergent Grégoire... votre ami, ton frère, comme tu l’appelles... a mérité tout notre courroux... et son sort dépend peut-être de toi.

MIKÉLA, s’inclinant vivement.

Ô Majesté, grâce, grâce pour lui !... Ce qu’il a fait est une grande faute, certainement... Mais il nous l’a dit, il était si troublé, si...

Naïvement.

Oh ! mais il en a été bien fâché après.

CATHERINE.

Vraiment ?

MIKÉLA, se relevant, sur un geste de Catherine, et avec un peu d’exaltation.

Oh ! si Votre Majesté savait tout ce qu’il y a en lui de bonté, de noblesse !... Ma pauvre vieille mère et moi, que serions-nous devenues sans lui... qui a si longtemps partagé sa paie avec nous ?...

Mouvement de Catherine.

Ah ! dame ! oui, voilà son seul défaut il n’est pas riche... Mais il a étudié à l’université de Wilna, et il y a bien des colonels dans l’armée qui n’en savent pas tant que lui.

CATHERINE, avec intérêt.

Ah ?

MIKÉLA.

Et, s’il s’est engagé, s’il s’est fait soldat, c’est pour laisser sa part d’héritage à ses frères et à ses petites sœurs...

Avec fierté.

N’est-ce pas que c’est bien, ça, Majesté ?

CATHERINE, devenue sérieuse.

Oui, oui, très bien... Mais tu plaides sa cause avec un entraînement, une émotion !...

Vivement.

Tu l’aimes !...

MIKÉLA, à part.

Ah ! mon Dieu !... Juste comme l’autre !...

CATHERINE.

Tu dis ?

MIKÉLA, troublée.

Vrai, Majesté... je ne m’en serais jamais doutée... Mais ce que vous venez de me dire là... quelqu’un... M. le Major, me l’a déjà dit ce matin... et comme un major doit s’y connaître...

Hésitant.

une impératrice encore plus...

CATHERINE.

Eh bien ?

MIKÉLA, baissant les yeux.

Il paraît que décidément... ça y est...

Vivement et comme pour se justifier.

Mais j’ai un si drôle de mari !...

CATHERINE.

Comment donc cela ?

MIKÉLA.

D’abord, ce n’est qu’un voltigeur... un fantassin de rien du tout.

CATHERINE, l’observant.

Tandis que le sergent Grégoire... le grenadier... celui que tu aimes...

Appuyant.

et qui te le rend bien...

MIKÉLA.

Eh bien ! non...

Mouvement de Catherine.

Il ne me rend rien du tout... il est trop honnête homme pour ça... Il aimerait mieux mourir que de tromper un ami...

Soupirant.

Et c’est heureux, allez, qu’il ait du courage pour deux.

CATHERINE, qui a repris un air enjoué.

Tout cela est très bien, mon enfant... mais je ne vois là rien qui justifierait le pardon que...

MIKÉLA, vivement.

Oh ! que si, Majesté...

CATHERINE, riant.

Voyons...

MIKÉLA.

Je sais... du moins, on m’a dit, dans mon enfance, que la présence du czar ou de l’impératrice dans la cabane du pauvre y apportait le bonheur, et que celui qui avait été leur hôte ne les implorait jamais en vain... Nous autres, gens du peuple, nous sommes superstitieux... et il n’y a pas que nous... On prétend...

Elle s’arrête.

Oh ! je n’ose pas dire...

CATHERINE.

Parle... je le veux.

MIKÉLA.

On prétend que... Votre Majesté aussi...

CATHERINE, troublée.

Comment ! on sait...

MIKÉLA, troublée.

On sait qu’elle est la bonté même, et j’implore à genoux la grâce de Grégoire !

Elle tombe à ses pieds. On entend du bruit.

CATHERINE, vivement.

On vient ! relève-toi !

Mikéla se rejette vivement de côté, avec respect.

 

 

Scène VII

 

MIKÉLA, CATHERINE, ORLOFF, OFFICIERS, par le fond, NARCISKOFF, par le côté

 

ORLOFF.

Les troupes sont aux ordres de Votre Majesté... et le ciel le plus beau...

CATHERINE.

C’est bien.

ORLOFF.

Les ordres sont également donnés pour votre voyage immédiat.

NARCISKOFF, à part.

Elle part !... Quel guignon !

Bas, à Mikéla.

Qu’est-ce que l’impératrice t’a dit ?

ORLOFF, avec intention marquée.

Il ne reste plus à Votre Majesté qu’à désigner le régiment qui devra l’accompagner... pendant son séjour à la résidence de Péterhoff.

CATHERINE, devinant Orloff et prenant un air indifférent.

Ah ! oui... quel régiment ?... Je n’y tiens pas.

ORLOFF.

Ah !

CATHERINE.

Désignez-le vous-même.

ORLOFF, vivement, en se retournant vers les officiers.

Alors...

CATHERINE, vivement aussi.

Pourvu que vous m’en préveniez d’avance !...

ORLOFF, à part.

Nous y voilà...

Haut.

En ce cas, Votre Majesté daignera-t-elle choisir les... hussards ?

CATHERINE, d’un air de doute.

Hum !

ORLOFF.

Non ?... Pour lors... les dragons ?

CATHERINE.

Hum ! hum !

ORLOFF, avec dépit.

En effet, je crois que Votre Majesté a une préférence marquée pour les grenadiers à cheval.

CATHERINE, vivement.

Oh ! nullement, M. le Comte... Je n’ai de préférence pour aucun corps de mon armée...

Aux officiers, en élevant la voix.

Ils ont tous, entendez-vous bien, Messieurs, des droits égaux à notre estime et à notre admiration.

Les officiers s’inclinent légèrement.

ORLOFF, appuyant.

Ce sont donc les grenadiers ?

CATHERINE.

C’est vous qui me les avez offerts.

ORLOFF, vivement.

Cependant, si Votre Majesté préférait...

CATHERINE, avec humeur.

Non, c’est convenu, Monsieur...

Passant devant lui.

Maintenant, le numéro du régiment, et finissons.

ORLOFF, à part.

J’espère que nous n’allons pas recommencer... Il vaut mieux m’assurer tout de suite...

Haut.

Eh bien ! le... deuxième régiment ?

MIKÉLA, à part.

Celui de Grégoire !

CATHERINE, de l’air le plus indifférent.

Dame !...

Puis, plus bas.

Mais vous savez que je n’aime pas son colonel ?

ORLOFF, étonné, à part.

Elle refuse !... Me tromperais-je ?

Haut.

Dès-lors, lequel des trois ?

CATHERINE, avec un air de franchise.

Pourquoi pas le premier ?

ORLOFF, vivement.

Au fait, c’est juste... pourquoi pas le premier ?

Il fait un pas pour donner l’ordre.

CATHERINE, comme par réminiscence.

Ah ! impossible... c’est celui qui nous a suivie à notre dernier voyage... et nous ne devons pas faire de jaloux.

ORLOFF.

Va donc pour le troisième et dernier...

Nouveau pas.

CATHERINE, le retenant et avec mystère.

Oubliez-vous que vous m’avez inspiré des doutes sur ce régiment... lors de la dernière tentative de révolte que vous m’avez signalée ?... vous savez bien ?

ORLOFF, se troublant.

Oui... oui...

À part.

Et que j’avais imaginée... Maladroit !

Haut, avec dépit.

Eh bien ! donc... comment faire ?... Il faut revenir au deuxième ?

CATHERINE.

Il le faut bien... puisqu’il n’y en a pas d’autre...

ORLOFF.

Mais...

CATHERINE, avec autorité.

C’est bien, vous l’avez dit... le deuxième grenadiers nous suivra.

ORLOFF, à part.

Elle me jouait !... Je ne me trompais pas !... Mais je ne serai pas battu.

NARCISKOFF, à part, avec dépit.

Oh ! les grenadiers ! ça avale toujours les voltigeurs !...

MIKÉLA, vivement, avec respect.

Ah ! Votre Majesté, du moins, ne s’éloignera pas, je l’espère, sans m’avoir accordé...

CATHERINE.

La métairie dans notre parc de Péterhoff... Oui, pour reconnaître l’hospitalité que nous avons reçue de toi, nous voulons que tu nous suives...

Mouvement.

sur les fourgons de la cour.

MIKÉLA, stupéfaite.

Quoi ?

NARCISKOFF.

Oui, quoi ?... C’est ma femme... Qu’est-ce que ça veut dire ?

MIKÉLA, toute troublée.

Oh ! Majesté, c’est un bienfait... une faveur... mais ce n’est pas cela que...

NARCISKOFF, passant devant elle.

Pardon, Majesté, de la liberté, mais... si vous amenez ma femme à Péterhoff... et moi ?... moi ?

CATHERINE, d’un air ennuyé.

Eh ! viens-y avec elle !...

À Orloff.

Ajoutez un bataillon de voltigeurs... celui de cet homme.

NARCISKOFF, à part, avec explosion.

Je devine !... j’y suis !... Ma femme est le prétexte... et c’est moi qui... Mon rêve va un train d’enfer !...

CATHERINE, aux officiers.

Allons, Messieurs !

MIKÉLA, se jetant en avant de l’impératrice.

Majesté... mais Grégoire ?...

CATHERINE, d’un air indifférent.

Nous y réfléchirons.

ORLOFF, bas, au Major, en se rapprochant du fond.

Et nous, nous agirons...

Il lui parle bas.

NARCISKOFF, à part.

Tiens-toi bien, Orloff !...

Reprise du CHŒUR d’entrée.

Gloire à Catherine, etc.

Catherine sort, appuyée sur le bras d’Orloff et suivie des officiers. Les tambours battent aux champs et les vivat l’accompagnent au-dehors.

 

 

Scène VIII

 

NARCISKOFF, MIKÉLA, puis GRÉGOIRE

 

MIKÉLA, sautant de joie.

Ah ! quel bonheur !

NARCISKOFF, sautant et jetant son bonnet en l’air.

Triomphe du voltigeur !

MIKÉLA, renversant un tabouret.

Adieu, pauvre cantine !

NARCISKOFF, renversant la table de gauche.

Au diable, ignoble bicoque !

MIKÉLA.

La métairie de Péterhoff, à nous, quelle joie !... Partir ! suivre l’impératrice !... mais c’est un rêve !

NARCISKOFF.

Oui, c’est un rêve...

À part.

C’est le mien qui se développe.

Se grattant l’oreille.

Il n’y a que ma femme qui me contrarie...

MIKÉLA, avec réflexion.

Mais elle ne devait amener que moi... pourquoi a-t-elle ajouté les voltigeurs ?

NARCISKOFF, d’un air de fatuité.

Pourquoi ?... ah ! j’aime beaucoup la question... Elle est naïve, ma femme !... Pourquoi ?

MIKÉLA, soupirant.

Enfin, il faut prendre son parti.

NARCISKOFF, à part.

J’en dirai deux mots à l’impératrice, là-bas ; elle la renverra.

MIKÉLA.

Allons, allons, vite, nos paquets...

Tout en allant et venant.

Et Grégoire ?... je n’ose pas y penser... Et pourtant l’impératrice a tant de bonté !

GRÉGOIRE, entrant vivement.

Ah ! mes amis... je n’ai plus qu’un instant...

Avec joie.

Mon régiment suit Sa Majesté à Péterhoff... je me suis échappé pour vous dire adieu...

MIKÉLA, avec joie,

Adieu ?... mais nous y allons aussi.

NARCISKOFF, d’un ton suffisant.

Nous y allons aussi, grenadier...

GRÉGOIRE.

Ah bah !

MIKÉLA.

Sans doute... Oh ! mais vous ne savez pas encore tout ce qui nous arrive !... Nous vous le dirons plus tard... là-bas.

NARCISKOFF, pressé.

Oui, oui, nous causerons là-bas.

MIKÉLA.

Quant à vous, pour votre infraction à la discipline, j’ai imploré Sa Majesté... ne craignez rien... espérez.

NARCISKOFF, d’un air suffisant, tout en allant et venant.

Bonjour, mon cher Grégoire... bonjour.

GRÉGOIRE, leur serrant la main.

Au revoir, mes amis...

MIKÉLA.

Nous n’avons plus que le temps... nous partons sur les fourgons de la cour !

NARCISKOFF.

Rien que ça !... et il s’agit de ne pas manquer le coche...

Ensemble.

Air du Tambour-Major.

Vite, faisons diligence !
Point de r’tard,
L’heure s’avance.
N’allons pas, par imprudence,
Manquer l’instant du départ.

MIKÉLA.

Ah ! de plaisir je suis folle !

NARCISKOFF, à part.

Mon rêve, enfin,
Marche, vole !...
Dieu ! pourvu que la carriole
Ne verse pas en chemin !

ENSEMBLE.

Vite, faisons diligence, etc.

Narciskoff et Mikéla sortent à droite en se tarabustant.

 

 

Scène IX

 

GRÉGOIRE, seul, avec transport

 

Suivre l’impératrice !... mon régiment choisi, désigné par elle !... Ah ! je ne sais ce qui se passe en moi, mais la crainte, l’espérance...

Effrayé.

Mon Dieu ! en m’interrogeant, que son regard était sévère !...

Se rassurant.

Mais aussi, je me rappelle, quel sourire bienveillant à la revue... quand elle m’excusa, me défendit même contre les officiers irrités de mon audace... ou plutôt, de l’audace de mon cheval... qui me tenait obstinément près de l’impératrice !... mais si près !... si près !... Oh ! depuis ce temps-là, ma tête est perdue, mes idées se confondent... Et je vais la suivre !... je ne la quitterai pas !... je la verrai toujours !...

On entend sonner le boute-selle.

Ah ! courons...

 

 

Scène X

 

GRÉGOIRE, ORLOFF

 

ORLOFF, paraissant au fond.

Demeure.

GRÉGOIRE.

Pardon, excellence... mais c’est le signal du départ.

ORLOFF.

Ce n’est que le premier appel... demeure.

À part, en descendant.

Grégoire !... cela s’appelle Grégoire... comme moi !... Eh ! eh ! il n’en faudrait pas davantage...

Le regardant.

Et puis, c’est qu’il est fort beau garçon, ce manant-là !... Et ce serait au moment où je touche peut-être au but de mon ambition !... où Catherine, effrayée par mes complots militaires... (Charmante invention !...) n’a plus qu’à se jeter dans les bras... d’un mari !... Allons, allons, avant de m’alarmer, il faut sonder ce gaillard-là...

Haut, en lui faisant signe d’avancer d’un pas.

Réponds... Qui t’a porté à quitter le rang de ton escadron, malgré la rigueur de la discipline ?

GRÉGOIRE, avec simplicité.

Je ne puis le dire... En voyant Sa Majesté chercher du regard la dragonne qui manquait à son épée, je ne sais à quelle impulsion involontaire j’ai cédé malgré moi... mais j’étais déjà auprès d’elle que je ne soupçonnais encore ni mon mouvement, ni mon audace.

ORLOFF.

Ton audace... En effet, elle fut grande... et j’ai peine à croire qu’aucun motif secret...

GRÉGOIRE.

Lequel ?

ORLOFF, continuant.

Aucun calcul ?. aucune réflexion ?...

GRÉGOIRE, d’un air franc.

La moindre réflexion m’eût arrêté, Monseigneur... Je connais les règlements militaire, et je n’aurais pu

Appuyant.

calculer que le châtiment qui m’attendait.

ORLOFF, à part.

C’est tout bêtement un niais. À moins cependant que lui aussi ne tente de me jouer, à l’exemple de... Voyons donc...

Haut.

Puisque tu connais les règlements militaires, tu dois savoir que, pour tout sous-officier ou soldat qui ose approcher de l’impératrice, une arme à la main... il y a peine d’exil éternel dans les mines... et même, mieux que cela.

GRÉGOIRE, s’animant peu à peu.

Eh bien ! que l’on ne tarde pas, Excellence, que l’on m’applique donc la peine que j’ai encourue !...

Orloff le regarde, étonné.

C’est de la folie, du délire, peut-être... mais, après un moment pareil dans la vie d’un homme, d’un soldat, si l’impératrice m’eût dit : Jette-toi seul en avant de ces escadrons pour les combattre, c’est la mort !...

S’avançant, avec feu.

je m’y serais précipité sur le champ... Car ce moment si rapide... cette minute de gloire et de bonheur, c’est toute une vie !... et mieux vaut mourir après, que d’étouffer sous le poids d’un souvenir comme celui-là !

ORLOFF, à part.

Quelle exaltation et quel langage !... Oh ! non, non, ce n’est pas un niais... le niais, ce serait monseigneur le comte Orloff, s’il permettait...

On entend de nouveau le boute-selle.

GRÉGOIRE.

Excellence, qu’ordonnez-vous de moi ?

ORLOFF.

Tu vas le savoir...

Il lui fait signe de rester, va pour sortir et rencontre au fond le Major, à qui il parle vivement à voix basse.

 

 

Scène XI

 

LE MAJOR, ORLOFF, au fond, GRÉGOIRE

 

GRÉGOIRE, sur le devant, pendant qu’Orloff parle au Major.

Mon cœur était plein de joie, d’espérance... et depuis qu’Orloff m’a parlé... je ne sais... une inquiétude vague... une sorte de pressentiment...

ORLOFF, bas, au Major.

Vous m’avez entendu ?...

Il sort.

GRÉGOIRE.

Allons donc !... quelle faiblesse !...

Il fait un pas pour sortir. Musique à l’orchestre.

LE MAJOR, s’avançant et tenant le haut de la scène.

Sergent Grégoire... tu ne fais plus partie du deuxième régiment de grenadiers !

GRÉGOIRE.

Ô ciel !

LE MAJOR.

Tu passes dans un régiment de cosaques, et tu vas partir pour la Crimée.

GRÉGOIRE, hors de lui.

C’est impossible !... non ! l’impératrice ne peut vouloir...

LE MAJOR.

C’est par son ordre.

GRÉGOIRE.

Son ordre !...

On entend de nouveau, au loin battre aux champs et crier : Vive l’impératrice !...

Ah ! c’est elle !... Ne me retenez pas... Je veux me jeter à ses genoux... l’implorer, la voir !...

LE MAJOR, appelant au-dehors. Deux soldats paraissent.

Soldats !... au nom de l’impératrice, emparez-vous de cet homme et qu’on l’entraîne !

Mouvement des soldats.

GRÉGOIRE, les arrêtant du geste.

Soldats ! ce n’est pas vrai !... on vous trompe !... ne l’écoutez pas !

 

 

Scène XII

 

GRÉGOIRE, LE MAJOR, NARCISKOFF, MIKÉLA, chargés de paquets

 

NARCISKOFF.

Qu’est-ce qu’il y a ?

MIKÉLA.

Ô ciel ! Grégoire !

GRÉGOIRE.

C’est un acte de vengeance et de lâcheté, parce que j’ai défendu contre ses outrages la gloire et le nom de votre souveraine !

LE MAJOR, aux soldats.

Obéissez !...

Les soldats font un mouvement. Grégoire s’élance vers le Major, qui lève sa canne.

Malheureux !

GRÉGOIRE, saisissant la canne et la brisant.

Major ! on fusille un soldat, mais on ne le frappe pas !...

Il s’élance vers le fond, culbutant les soldats, et sort rapidement. Les soldats se mettent à sa poursuite. Narciskoff et Mikéla, épouvantés, laissent tomber tous leurs paquets.

 

 

ACTE II

 

La scène se passe à la laiterie de Péterhoff.

L’intérieur d’un chalet. Porte au fond et portes latérales au deuxième plan. À droite, au dernier plan, une ouverture élevée et fermée d’une porte communiquant à un grenier, avec échelle pour y monter. Du même côté, au premier plan, une baratte. À gauche, une table. Chaises rustiques.

 

 

Scène première

 

MIKÉLA, seule

 

Au lever du rideau, on entend le chœur suivant chanté dans le lointain, à demi-voix. Mikéla court au fond, écoute près de la porte, puis, elle redescend la scène.

CHŒUR, en dehors, au loin.

Air de la reine de Chypre.

Faisons notre ronde ordinaire ;
Oui, pas à pas,
Sans bruit, au rendez-vous, là-bas
Portons nos pas.
Gardes du parc, à travers la clairière !
Gaiment marchons en chantant, l’arme au bras,
Tout bas, tout bas.
La nuit, secondant notre espoir,
Viendra ce soir
Nous couvrir de son voile noir...
Amis, ce soir,
Au revoir !

MIKÉLA.

Ce n’était rien... Les gardiens du parc qui font leur ronde... et qui s’éloignent... Oh ! j’ai eu peur que ce ne fût Narciskoff !... Mais non, il est de service depuis hier au soir au palais de Péterhoff, et il ne reviendra pas avant une heure d’ici...

Jetant un regard vers le grenier.

Jusque là, je puis encore...

Marchant vers le fond.

Oh ! comme le cœur me bat !... Quand je pense que je vais le voir, lui parler, lui...

On entend le bruit d’une crosse de fusil frappée à terre.

NARCISKOFF, en dehors.

Adieu, camarades.

MIKÉLA, effrayée.

Ciel !... mon mari !

Elle redescend précipitamment la scène et s’assied devant la baratte, dans laquelle elle bat le beurre avec agitation.

 

 

Scène II

 

NARCISKOFF, MIKÉLA

 

NARCISKOFF, en grande tenue militaire et l’arme au bras, marchant droit au public.

Portez armes !... présentez armes !... haut armes !... va te coucher, voltigeur.

À Mikéla, de loin, en déposant son fusil.

Vénus, venez baiser Mars...

Il tend la joue, puis la regarde.

Eh bien ! qu’est-ce qu’elle fait donc là, Vénus ?...

MIKÉLA, redoublant ses mouvements.

Je... je bats le beurre.

NARCISKOFF.

Comme ça ? à tour de bras ?... Mais ça ne sera plus du beurre... ça sera du mortier... Tu veux donc bâtir quelque chose avec le lait de la couronne ?

MIKÉLA, s’arrêtant.

C’est que je...

NARCISKOFF, découvrant sa baratte.

Eh bien ! il n’y a rien du tout !...

La regardant.

Femme Narciskoff, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire.

MIKÉLA, vivement.

Non... rien...

Jouant le dépit.

si ce n’est votre retard, Monsieur, qui m’impatientait.

NARCISKOFF.

Mon retard ?... Je reviens une heure plus tôt.

MIKÉLA, à part.

Aïe !

Haut.

Et pourquoi, au fait, reviens-tu plus tôt ?

NARCISKOFF.

J’étais donc...

À part.

Ô Narcisse, mon patron, je te bénis !

Haut.

J’étais donc de faction dans les grands appartements... salon des grâces...

Appuyant.

Salon des grâces...

Négligemment.

C’est un simple hasard... mais la coïncidence est assez remarquable...

Continuant.

L’impératrice vient à passer, se dirigeant vers le parc... elle était appuyée sur le bras d’Orloff, d’un air langoureux, et bâillait !... à démancher son illustre mâchoire... Bon ! que je dis, la monarchie à des peines de cœur.

MIKÉLA.

Où vas-tu chercher ces idées-là ?

NARCISKOFF.

Où je vais les chercher ?...

Il se dandine en fredonnant, puis.

Elle me voit...

MIKÉLA.

Elle te reconnaît ?

NARCISKOFF.

Je te pardonne cette naïveté... « Ah ! c’est toi, voltigeur ? qu’elle me dit... Moi-même, Majesté, et tout à votre service... » À ce mot, son regard devient rayonnant, à cette femme... Elle me demande si tu te plais dans ta métairie ? si je suis content d’elle ?... et elle ajoute, avec intention : Nous dirigeons notre promenade de ce côté... Orloff, faites remplacer ce factionnaire... Et toi, mon garçon, va préparer mon joli pavillon du parc, qui touche à la laiterie.

MIKÉLA.

Quoi ! elle va venir !

À part, s’appuyant sur une chaise.

Ô mon Dieu !

NARCISKOFF.

Eh bien ! eh bien ! il n’y a pas de quoi se trouver mal...

À part.

Elle croit que c’est pour elle !... femme ingénue, va !...

Haut.

Je prends mes jambes à mon cou, et...

À part.

je te rebénis encore une fois...

MIKÉLA, comme frappée d’une idée.

Ô Providence !

NARCISKOFF, à part.

Ô Narcisse, mon patron !

MIKÉLA, à part.

C’est peut-être le ciel qui l’envoie !...

Elle enlève la baratte, la range à droite et la remplace par une chaise.

NARCISKOFF.

Ainsi, dépêche-toi... ouvre cette porte qui communique au petit pavillon...

MIKÉLA, empressée.

Oui, oui... je cherche la clé...

Elle s’arrête sous la porte du grenier et écoute.

NARCISKOFF.

Et prépare pour ta souveraine une tasse de ton meilleur lait... Que dis-je ?... une jatte immense de crème, pour rafraîchir son palais impérial.

MIKÉLA, allant vivement au fond prendre la clé qui est accrochée.

Oui, oui... tu as raison... Mais où ai-je donc mis cette clé ?... Ah ! la voici.

Elle va ouvrir la porte à gauche.

NARCISKOFF.

Et pendant qu’elle sera en train de s’abreuver... comme elle m’invitera...

Se reprenant.

à la servir... je lui glisserai deux mots dans l’oreille en faveur de notre ami Grégoire...

MIKÉLA, qui était prête à sortir, s’arrêtant.

Grégoire !...

À part.

Il va faire quelque bêtise.

NARCISCOFF, avec importance.

Oui, je crois être assez bien vu de l’impératrice pour plaider la cause de... ce pauvre diable.

MIKÉLA, allant à lui.

Tu... tu te tairas... tu me feras ce plaisir-là.

NARCISKOFF.

C’est qu’il n’y a pas à tarder... à l’heure qu’il est, il passe peut-être, à Saint-Pétersbourg, devant le conseil de guerre !

MIKÉLA, s’efforçant de sourire.

Par contumace.

NARCISKOFF.

Contumace ou non, si on le pince...

MIKÉLA, effrayée.

Hein ?... heureusement, il doit être déjà bien loin.

NARCISKOFF.

Pauvre Grégoire !... Il a été un peu vif, allons.

Frissonnant.

Brrr !... quand je l’ai vu s’élancer vers le Major...

MIKÉLA.

Briser la canne !...

NARCISKOFF.

Il m’a semblé qu’il me la cassait sur les reins.

MIKÉLA.

Ça aurait mieux valu.

NARCISKOFF, étourdiment.

Certainement, que ça aurait mieux...

Se reprenant.

C’est-à-dire, non !... non pas !... je préfère l’autre version...

Marchant vers la table.

Mais, c’est égal, quand je pense que ce pauvre garçon, qui nous aime tant, qui nous est si dévoué...

Apercevant tout-à-coup un sabre sur la table.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MIKÉLA, à part.

Ô ciel !

NARCISKOFF, le prenant.

Un sabre... de cavalerie !...

MIKÉLA, à part.

Maladroite !... tout est perdu !

NARCISKOFF.

Et sans dragonne, encore !... sans dragonne !... un simple cavalier !... Madame Narciskoff...

MIKÉLA, à part.

Que lui dire ?

NARCISKOFF.

M’expliquerez-vous la présence de cette arme de cavalerie dans un ménage... fantassin ?

MIKÉLA.

Mon ami... je...

NARCISKOFF.

Où est le propriétaire de cette latte ?... qui est-il ?... Réponse. s’il vous plaît !

MIKÉLA, cherchant.

Eh bien !... eh bien !...

Vivement.

c’est un grenadier... qui est entré un instant pour se rafraîchir...

NARCISKOFF.

Avec du laitage ?... un grenadier à cheval !... c’est d’une invraisemblance choquante.

MIKÉLA.

Et il est parti presque aussitôt.

NARCISKOFF.

Sans sabre ?

MIKÉLA, cherchant.

Heu ! heu !... c’est qu’il était un peu...

NARCISKOFF.

Un peu... tapé ?... après s’être livré à des excès de crème ?... Les invraisemblances s’accumulent...

Avec force.

Il est ici !...

MIKÉLA, le retenant.

Non, je te jure...

NARCISKOFF, brandissant le sabre, qu’il tire du fourreau.

Ah ! pendard de grenadier !... c’est avec ton propre instrument...

Changeant de ton.

ou plutôt... non... madame Narciskoff, vous voyez ce fer tranchant ?

MIKÉLA.

Qu’en veux-tu faire ?

NARCISCOFF.

Regardez-le bien.

MIKÉLA.

Après ?... Ce fer tranchant...

NARCISKOFF, faisant le geste de couper.

Vlan ! vlan ! vlan !... Il a tranché le nœud qui nous unissait !

MIKÉLA.

Comment ! je ne suis plus... ta femme !...

NARCISKOFF.

À dater du cavalier... Oui, je divorce... oui, je te répudie !

MIKÉLA.

Et je ne demande pas mieux !

NARCISKOFF.

Bah ?... Hourra ! je rentre dans mon indépendance voltigeuse !

MIKÉLA.

Et moi, dans ma liberté de femme... qui en vaut bien une autre !

NARCISKOFF.

J’ai cinq cents quintaux de moins sur l’estomac !

MIKÉLA.

Je ne vais donc plus voir un sapajou comme ça !

NARCISKOFF, lui tendant la main.

Sapajou ?... va pour sapajou... Tope là, mon ancienne !...

Ils se secouent la main.

Tableau du lien conjugal peint d’après nature.

Deux pages ouvrent la porte du fond et se rangent de côté.

MIKÉLA et NARCISKOFF, ensemble.

L’impératrice !

Ils s’inclinent à genoux, chacun d’un côté.

 

 

Scène III

 

NARCISKOFF, CATHERINE, nonchalamment appuyée sur le bras d’Orloff, ORLOFF, MIKÉLA

 

Ensemble.

Air : Bonne et douce Marie.

CATHERINE, à part.

Ah ! quel supplice extrême !
Qu’ai-je donc aujourd’hui ?
Quoi ! sous le diadème
Se cache tant d’ennui !

ORLOFF, à part.

Quelle contrainte extrême !
Et qu’a-t-elle aujourd’hui ?
À la couronne même
S’attaque aussi l’ennui.

NARCISKOFF et MIKÉLA, à part.

Ah ! quel honneur suprême
Je reçois aujourd’hui !
Et quoi ! c’est elle-même
Qui vient dans ce réduit !

CATHERINE, passant près de Mikéla.

Ma gentille fermière,
Le laitage me plaît...
C’est à toi de me faire
Les honneurs du chalet.

ORLOFF, à Narciskoff qui va rejoindre sa femme par derrière, marchant avec ménagement et la main au bonnet.

Qu’on nous laisse jusqu’à ce que j’appelle.

Reprise.

CATHERINE.

Ah ! quel supplice extrême ! etc.

ORLOFF.

Quelle contrainte extrême ! etc.

MIKÉLA et NARCISKOFF, prêts à sortir.

Ah ! quel honneur extrême, etc.

Ils sortent à droite.

 

 

Scène IV

 

ORLOFF, CATHERINE

 

Catherine s’est assise d’un air pensif, après avoir jeté sur une chaise le manteau de velours et de fourrure qui la couvrait. Orloff, debout, du côté opposé, l’observe et semble réfléchir.

CATHERINE, à elle-même.

Rien à la revue d’hier !... à celle d’aujourd’hui... rien encore !... J’ai pourtant bien regardé, bien cherché... Mikéla seule m’expliquera...

ORLOFF, à lui-même.

Toujours même rêverie !... Comme c’est agréable pour moi !... Ce n’est pas que ce caprice m’effraie beaucoup... j’ai les moyens d’en finir avec mon homonyme... l’autre Grégoire... Mais le danger n’est plus là seulement, il est partout... Avec une imagination comme celle-là, avec ses idées superstitieuses, qui lui font voir des augures dans les moindres incidents... Allons, allons, le moment est venu de trancher la grande question... matrimoniale... Soyons aimable et galant... Que diable ! il faut se donner un peu de peine, quand on veut être empereur de toutes les Russies.

S’approchant d’un air gracieux.

D’où vient le nuage qui obscurcit le front de ma belle souveraine ?

CATHERINE, avec distraction.

Ah ! c’est toi, Orloff ?... Je n’y songeais plus... C’est vrai, tu étais là.

ORLOFF, à part.

Joli petit début !

Haut, en souriant.

Ce n’est guère flatteur.

CATHERINE.

Aussi, c’est ta faute... Tu n’es plus le même, Orloff, sais-tu ?... Toi qui, élevé tout-à-coup par ma faveur au rang des grands de l’empire, les éclipsais tous, moins par les titres et les honneurs que tu tenais de moi, que par les brillantes qualités que tu devais à Dieu...

Riant.

Eh bien ! à mesure que je t’en donne, on dirait que le ciel t’en retire...

Mouvement d’Orloff.

Non, vrai... plus rien du passé... ni ces nobles hommages, qui me rendaient fière... ni ces soins galants, qui me rendaient... tendre... ni cette parole ardente, ces accents passionnés, qui me rendaient folle !

ORLOFF, piqué.

C’est que... pour qui ne veut ni voir, ni entendre...

CATHERINE.

Oh ! je ne suis encore ni sourde, ni aveugle.

ORLOFF, brusquement.

Eh ! Madame !...

CATHERINE, plus sévère.

Comte Orloff !... une femme veut plus de douceur... une impératrice, plus de respect.

ORLOFF, à part.

Diable ! je m’oublie...

Avec une chaleur factice.

À l’une et à l’autre, Catherine, mon amour et mon admiration !

À part.

Flattons-la... cela fera bien.

Haut.

Comme impératrice, vous êtes appelée à devenir...

Il cherche ; puis avec emphase.

la lumière et l’astre du monde !...

À part.

Mauvais !...

Haut.

Et comme femme, je ne puis mieux vous comparer...

À part.

à quoi donc ?

Haut.

qu’aux étoiles du ciel...

À part.

Exécrable !

CATHERINE, riant.

Oh ! quel pathos !... quel phébus !... Oh ! que ce n’est plus ça, grand Dieu !

ORLOFF, à part.

Je me rouille, je me rouille !... Que diable ! aussi, depuis deux ans que ça dure... Je ne suis plus bon qu’à faire... un mari...Il n’y a pas de temps à perdre.

Il s’avance pour parler. Catherine bâille. S’arrêtant.

Voilà qui n’est pas encourageant.

Haut.

Sa Majesté se sentirait-elle indisposée ?... aurait-elle des spasmes ?

CATHERINE, étouffant un deuxième bâillement.

Oui... quelque chose comme cela... un moment d’ennui...

Il s’incline ironiquement.

de retour en moi-même... des réflexions sur ma vie, sur ma destinée...

Changeant de ton.

Assieds-toi donc, Orloff ; cela me fatigue de te voir debout.

ORLOFF, à part, en prenant un siège.

Eh bien ! qu’est-ce que je dirai donc, moi ?

CATHERINE.

Car les flatteurs... et tu sais si j’en manque... me relisent toujours les belles pages de mon histoire...

Orloff s’assied.

et quand je pense quelquefois à la postérité... Penses-tu quelquefois à la postérité, toi, Orloff ?

ORLOFF.

J’ai si peu de temps à moi !...

CATHERINE.

Je crains qu’elle ne fasse pas comme eux... et qu’elle ne lise plus souvent la page de... mes faiblesses.

ORLOFF.

Oh ! les autres sont si nombreuses dans le volume !...

CATHERINE.

Courtisan !

Reprenant.

Et, alors, que penses-tu qu’on dira de moi, après avoir lu... tiens, par exemple... ceci ?... « Catherine, la grande Catherine, au milieu de sa gloire et de sa splendeur, devient tout-à-coup rêveuse, mélancolique... son bonheur se trouble, son génie s’efface... elle aime... Qui ?... un des grands de sa cour, un des chefs de son armée ?... Non... tout au bas de l’échelle...

Orloff la regarde, étonné.

Un regard est tombé d’en haut sur... un homme vulgaire, en apparence... humble par la naissance, mais noble par la tête et par le cœur... enfin... (car l’histoire dira brutalement le mot...) sur un jeune sergent de sa garde. »

ORLOFF, dont le trouble à été en croissant.

Ciel !... Au moins elle y met de la franchise !

Il veut se lever.

CATHERINE, le retenant.

« Et alors, pour élever jusqu’à elle celui qu’elle en croit, qu’elle en soit digne... elle fait fléchir devant sa prérogative impériale toute hiérarchie de noblesse et de droit acquis. »

ORLOFF, à part.

C’est un parti pris !

CATHERINE.

« Tour-à-tour et coup sur coup... quoiqu’on murmure autour d’elle... elle le fait officier... colonel... général... chambellan, comte, ministre... son premier ministre !... »

ORLOFF, qui a fait un mouvement plus marqué à chaque grade.

Quoi !

CATHERINE, souriant.

« Et ce puissant favori, ce bienheureux sergent, s’appelait...

Orloff l’écoute avec anxiété.

Grégoire...

Mouvement d’Orloff.

Orloff.

ORLOFF.

Hein ?

CATHERINE.

Eh mais, tu as l’air de ne plus te le rappeler ?... tu étais sergent, général... sergent d’artillerie.

ORLOFF, à part, en se levant.

Oh ! que j’ai eu peur !... C’est qu’aussi ce nom de Grégoire... ce grade de sergent... Si j’étais superstitieux comme elle...

CATHERINE.

Mais... comme tu parais ému !...

ORLOFF, cherchant à se remettre.

C’est l’effet... d’un souvenir... Les bienfaits de Votre Majesté... et son amour...

À part.

Je ne sais plus ce que je dis...

CATHERINE.

Eh bien ! tu ne m’as pas répondu... Quel sera, selon toi, le jugement de l’histoire ?

ORLOFF, d’un ton ferme.

L’histoire dira que ce Grégoire...

Vivement.

Orloff...

À part.

J’ai toujours peur qu’elle ne confonde...

Continuant, haut.

était un de ses soldats les plus dévoués... que ce fut lui qui, des premiers, quand on lui disputait le trône, entraîna à sa cause son régiment, puis d’autres, puis enfin toute l’armée... et contribua ainsi, lui, simple sous-officier, à poser la couronne de Pierre-le-Grand sur la tête de celle qui devait être à son tour Catherine...

CATHERINE, gaiment.

Le-Grand !

ORLOFF.

Soit... Et elle ajoutera sans doute...

CATHERINE.

Ah ! voyons ce qu’ajoutera l’histoire.

ORLOFF, hésitant.

C’est une simple prévision... « Catherine, distinguant ceux qui la servaient de ceux qui ne savaient que la flatter... riant, la première, de cette épithète de grand homme...

Souriant.

qu’elle faisait mentir si délicieusement... eut la sagesse de comprendre qu’un sceptre nouveau, donné par une révolution, avait besoin d’être tenu d’une main plus ferme que la main... d’une femme... »

CATHERINE.

Et alors ?

ORLOFF, s’embarrassant.

Alors... Le feuillet échappe à mon regard.

CATHERINE, brusquement.

C’est-à-dire... que vous n’osez pas conclure par le mariage de la czarine Catherine II... avec l’ex-sergent Grégoire Orloff !

Elle se lève et passe devant lui.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Retenez bien mon ordre irrévocable :
Ne prononcez jamais ce mot d’époux !

ORLOFF.

Cette pensée, aujourd’hui si coupable,
Ce n’est pas moi qui l’eus d’abord... mais vous !

CATHERINE.

Nous étions bien fous l’un et l’autre.

ORLOFF.

Vous... avant moi.

CATHERINE.

J’en conviens sans façon.

Riant.

Il est tout simple, alors, que ma raison
Soit revenue avant la vôtre.

ORLOFF, à part.

Elle ne m’aime plus !... ou bien elle aime un autre... ce qui revient absolument au même.

Haut et légèrement.

N’en parlons plus... l’histoire ne dira pas un mot de tout cela, c’est convenu...

À part.

Oh ! je ne suis pas encore battu !...

Haut, en l’observant.

Votre Majesté me permettra-t-elle de l’entretenir d’une affaire très grave ?

CATHERINE, d’un air ennuyé.

Quoi, ici ?... dans un moment de loisir... de repos...

ORLOFF.

Les affaires sérieuses arrivent mal... c’est souverainement ennuyeux... Mais qu’y faire ?... quand le danger est imminent !...

CATHERINE, vivement.

Un danger !... Lequel ?... Parlez vite !... Qu’avez-vous à me dire ?

ORLOFF.

Que, si j’ai réussi déjà à étouffer plusieurs soulèvement militaires... la lutte est à recommencer...

Plus bas.

Oui, un rapport de police me révèle un nouveau complot, un projet de révolte... qui doit éclater cette nuit même.

CATHERINE.

Ô ciel !...

ORLOFF, à part.

Cela ne manque jamais son effet...

Haut.

On médite d’enlever Votre Majesté de son palais... et, enfin... le régiment de grenadiers est gagné.

CATHERINE, troublée.

Ma garde !

ORLOFF, à part.

Ah ! tu veux régner seule !...

CATHERINE.

Mais, quelle est donc la cause de ces mouvements ?... Qui peut mécontenter les troupes ?

À part, en regardant Orloff.

Serait-ce ?... Oh ! il faut que je sache... que j’interroge...

ORLOFF, appuyant.

Si Votre Majesté me promettait de se tenir éloignée du palais... m’autorisait à me rendre seul maître de la révolte... je la sauverais !...

CATHERINE, fièrement.

Qu’est-ce à dire ?... Je fuirais ainsi le péril, et j’avouerais que j’ai peur !... Non, non, comte Orloff, retournons au palais sur-le-champ.

ORLOFF, à part.

Diable ! cela ne fait plus mon compte !... Elle ne doit pas être sur le théâtre où se jouera la comédie...

Haut.

Cependant, la prudence exige... J’avais pensé qu’en demeurant cette nuit... incognito... ici... dans le joli pavillon qui touche à cette métairie... défendue au besoin par les gardes du parc...

CATHERINE, riant.

Qui veilleraient sur moi comme sur le gibier de nos domaines ?... Ah ! ah ! ah !... Tu n’es pas heureux ce soir dans tes comparaisons, Orloff.

ORLOFF, à part.

Je le serai plus peut-être dans mes revanches.

Haut.

Il est toutefois un moyen d’effrayer d’avance les fauteurs d’insurrection... par un exemple de sévérité.

Il tire de sa poche un papier qu’il lui présente, puis, passant derrière l’impératrice, se dirige vers la table.

Que Votre Majesté daigne seulement apposer là sa signature... je veux dire le sceau impérial... cet anneau, qui ne quitte jamais son doigt.

CATHERINE.

Qu’est-ce donc ?

ORLOFF.

Une dépêche, que je reçois de Saint-Pétersbourg... un arrêt rendu par le conseil de guerre contre un sous-officier, pour insubordination et voies de fait envers son supérieur.

CATHERINE, vivement.

Ces actes coupables deviennent bien fréquents dans l’armée.

ORLOFF.

C’est pour cela qu’il faut les réprimer...

CATHERINE, avec fermeté.

À tout prix !

Orloff place le papier sur la table ; elle va y apposer le sceau, puis revient à sa place.

ORLOFF, à part, et d’une voix forte, en pliant froidement le papier.

Là... maintenant, je n’ai plus à redouter le sergent Grégoire Potemkin !

CATHERINE, vivement.

Vous dites ?

ORLOFF.

Rien, Majesté, rien.

CATHERINE.

Allons... la nuit s’avance... Votre bras, et partons...

 

 

Scène V

 

ORLOFF, CATHERINE, MIKÉLA

 

La nuit arrive par degrés.

MIKÉLA, entrant par la droite, tenant une jatte de lait.

Ciel ! Votre Majesté s’en va ?

CATHERINE, par réminiscence.

Mikéla !

MIKÉLA.

Quoi ! sans avoir daigné goûter... Oh ! elle a bien tort... une si belle crème !...

À part.

Et l’espérance que j’avais...

Haut.

Mais elle ne se rappelle donc plus...

CATHERINE, avec intention.

Le but de ma visite ?... Ah ! c’est juste... je l’oubliais...

S’approchant d’Orloff, et à demi-voix, en souriant, pendant que Mikéla va poser la jatte sur la table, à gauche, et revient à droite.

Orloff... va faire le guet... à la tête de mes gardes du parc.

ORLOFF, à part.

Elle se moque de moi tout-à-fait.

CATHERINE.

Rien qu’un instant... le temps de...

Elle montre la jatte.

ORLOFF, à part.

Oui, le temps de demander ce qu’est devenu l’homme à la dragonne.

CATHERINE, indiquant la porte.

Tu comprends ?

ORLOFF, avec intention.

Parfaitement... on ne peut mieux...

À part, en frappant sur le papier qu’il tient.

C’est moi qui lui donnerai des nouvelles de Grégoire Potemkin !...

Ensemble.

Air : Il se croit sûr de la victoire.

ORLOFF.

Amour, bonheur, puissance et maîtresse,
Un jour, un seul, peut tout me ravir !
Luttons ici de ruse et d’adresse :
Il faut, ce soir, ou vaincre ou périr !

CATHERINE, à part.

Cachons-lui bien ce qui m’intéresse :
Un mot, un seul, pourrait me trahir !
S’il faut lutter de ruse et d’adresse,
Je suis femme, je dois réussir.
Quand on est femme, on doit réussir...

MIKÉLA, à part.

Voici l’ moment... allons, point d’ faiblesse !
Un doux espoir à moi vient s’offrir.
À sa bonté lorsque je m’adresse,
Mon cœur me dit que j’ dois réussir !

Orloff salue et sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

CATHERINE, MIKÉLA

 

Scènes vives et animées.

CATHERINE, à elle-même.

Il ne soupçonne rien...

À Mikéla, en redescendant la scène.

Un seul mot !... les instants sont précieux !...

MIKÉLA.

Ah ! Majesté, c’est pour ça que j’ose bien vite vous supplier...

CATHERINE.

Pour qui donc ?

MIKÉLA.

Pour Grégoire.

CATHERINE.

Grégoire !... Où est-il ?

MIKÉLA.

Ici !

CATHERINE.

Ici ?

MIKÉLA.

Caché !

CATHERINE, avec un mouvement de jalousie.

Caché ?... chez toi ?... Quel mystère !

MIKÉLA.

On voulait le changer de régiment... l’envoyer en Crimée... Et dans son désespoir de ne pas suivre Votre Majesté, de ne plus la voir...

CATHERINE.

Eh bien ?

MIKÉLA.

Il a déserté !...

CATHERINE.

Le malheureux !

MIKÉLA.

Il est arrivé ici, pâle, défait... Heureusement mon mari était de garde au palais... mais il allait revenir, et je n’ai eu que le temps de cacher Grégoire... qui m’a demandé un entretien pour ce soir, à dix heures, dès que Narciskoff...

CATHERINE, vivement.

Chut !... je crois entendre...

Mikéla remonte pour écouter. À elle-même.

C’est pour moi qu’il a déserté !... c’est par am...

Se reprenant.

par dévouement pour sa souveraine...

Vivement.

Eh mais ! si je l’interrogeais ?... Lui, sous-officier dans ma garde, il doit connaître la cause de ces complots sans cesse renaissants... et je saurais enfin...

MIKÉLA, revenant.

Personne.

CATHERINE, bas.

Tu dis qu’il est ici... Où ?

MIKÉLA, faisant un geste pour indiquer le grenier.

Il est...

CATHERINE, lui arrêtant le bras.

Silence ! quelqu’un !

 

 

Scène VII

 

MIKÉLA, ORLOFF, CATHERINE

 

La nuit plus avancée.

ORLOFF, entrant tout-à-coup, et jetant un coup d’œil sur la jatte de lait.

Votre Majesté a-t-elle fini sa collation ?

CATHERINE.

Non... non... pas encore.

ORLOFF, à part.

Je le crois bien, elle n’y a pas touché.

Haut.

J’ai rassemblé les gardes du parc, pour vous servir d’escorte jusqu’au palais...

CATHERINE.

Ah ! oui... au palais...

ORLOFF.

Où vous persistez à rentrer cette nuit.

CATHERINE, à part.

C’est que je n’y persiste plus du tout... Mais, le moyen de lui dire ?...

ORLOFF, à part.

Comment faire manœuvrer mon complot... si elle est là ?... De la fantasmagorie... ce n’est effrayant que de loin...

Lui offrant la main en soupirant.

Partons, Madame.

CATHERINE, du même ton.

Allons, partons.

Ils font un pas.

MIKÉLA, étonnée.

Eh bien elle s’en va encore ?...

ORLOFF, avec contrainte.

Décidément, vous...

CATHERINE, jouant la résolution.

Décidément !...

ORLOFF, avec force, en quittant sa main, et prenant le haut du théâtre.

Eh bien ! non, Madame, non !... vous ne sortirez pas !...

CATHERINE, passant devant lui et jouant la colère.

Plaît-il ?...

ORLOFF, enflant sa voix.

J’aurai le courage de ma situation... mes devoirs envers ma souveraine... le salut de l’empire...

À part.

Et cætera, et cætera... En politique, les grands mots son les grands remèdes.

CATHERINE, à part, en riant.

Charmant ministre ! il me force à faire... ce qui me plaît !...

Haut, avec indignation feinte.

De la violence, comte Orloff !...

ORLOFF.

De la prière, Madame.

CATHERINE, plus fort.

Laissez-moi sortir.

ORLOFF, se mettant devant la porte.

Jamais !

 

 

Scène VIII

 

MIKÉLA, CATHERINE, NARCISKOFF, entrant de la droite, tenant une lanterne à la main

 

Nuit complète.

NARCISKOFF, à part, en entrant vivement.

Hein !... Sa Majesté se chamaille ?

CATHERINE, jouant la contrainte.

Eh bien ! je cède.

ORLOFF, à part, triomphant.

Enfin !

MIKÉLA, stupéfait.

Quoi ? il se pourrait ?... Votre Majesté resterait ici cette nuit ?

NARCISKOFF, tombant sur une chaise.

Cette nuit !... Oh ! je suis syncopé !

MIKÉLA.

En ce cas, voilà mon mari qui sera fier de veiller à la porte du pavillon.

Narciskoff se relève vivement.

CATHERINE, le regardant en souriant.

J’y compte bien.

NARCISKOFF, à part.

Elle y compte bien !... Mais c’est clair, c’est clair comme... Ah ! mon pauvre Orloff !... ton compte est fait... va te coucher, va,

Ensemble, à demi-voix.

Air de Létorières.

CATHERINE.

Allons, adieu, jusqu’à demain,

À part.

Rien ne s’oppose à mon dessein :
Ce mystère,
Je l’espère,
Pour moi va s’éclaircir enfin.

ORLOFF.

Allons, adieu, jusqu’à demain.

À part.

Voici l’affaire en bon chemin,
Et j’espère,
Oui, j’espère
À ce complot devoir sa main.

NARCISKOFF, à part.

Près d’elle, ici, jusqu’à demain !
Bonheur immense et surhumain !
Sort prospère !
V’là, j’espère,
Mon rêve qui touche à sa fin !

MIKÉLA, à part.

Elle en ces lieux, jusqu’au matin !
Ah ! pour Grégoire heureux destin !
Sort prospère !
Oui, j’espère
Qu’il obtiendra sa grâce enfin !

Orloff veut baiser la main de l’impératrice, qui la retire en feignant du mécontentement ; puis, elle suit à gauche Mikéla, qui a pris sur la chaise le manteau de Catherine, pendant que Narciskoff, enchanté, reconduit Orloff au fond.

 

 

Scène IX

 

NARCISKOFF, seul

 

Il ferme la porte du fond, puis redescend en se frottant les yeux d’une main et tenant sa lanterne de l’autre.

L’impératrice !... en personne !... qui vient me demander l’hospitalité, à une heure aussi... avancée !... C’est-à-dire que mon rêve ne marche plus... il galope, il prend le mors aux dents !...

Se tâtant.

Voyons donc, voyons donc... dors-je ?... Ai-je bien la jouissance de mes cinq sens ?... Mes yeux et mes oreilles ont perdu ma confiance... mon odorat ne m’est d’aucun secours... Non ! non ! non !... pour le croire, il faudrait la toucher... il faudrait sentir, là, sous ma main, le velours et l’hermine de la couronne... Ô Dieu ! si je sentais sous ma main le velours et...

Entendant du bruit et balbutiant.

l’her... mine... de... la... Oh ! là, là !... C’est elle !... c’est Sa Majesté !

Il tombe à genoux et cache sa tête. Mikéla reparaît à gauche, couverte du manteau de l’impératrice, et le visage caché sous le capuchon.

 

 

Scène X

 

MIKÉLA, NARCISKOFF, puis CATHERINE

 

MIKÉLA, à la cantonade et à demi-voix.

Oui, Majesté... je vous obéis...

CATHERINE, paraissant à moitié et montrant le grenier.

Tu dis donc qu’il est... là ?

MIKÉLA.

Oui.

Catherine disparaît, et Mikéla s’avance vers Narciskoff.

NARCISKOFF.

Elle approche !... Mon sang se fige dans mes veines !... je perds tous mes moyens.

MIKÉLA, près de lui.

Lève-toi... imbécile !

NARCISKOFF.

Elle m’a appelé !

MIKÉLA.

Suis-moi !

NARCISKOFF, se levant.

Si j’en suis capable.

On entend sonner dix heures.

MIKÉLA, à part.

Dix heures !... le moment de notre rendez-vous !

NARCISKOFF, approchant la lanterne du visage de Mikéla.

Permettez que j’éclaire votre...

MIKÉLA, repoussant la lanterne qui tombe.

Maladroit !... si on me voyait !...

NARCISKOFF, à part, hors de lui.

Ah ! mon Dieu ! me v’là sans chandelle avec l’impératrice de toutes les Russies !

MIKÉLA, à part, en soupirant.

Mon mari... la belle avance !

Haut.

Me suis-tu ?

L’orchestre joue en sourdine la ritournelle de l’air suivant.

NARCISKOFF.

Je m’attache à vous, grande impératrice, je ne vous quitte plus.

À part.

Je tiens mon velours ! je tiens mon hermine !... Je monte au grade d’Orloff !

Il a saisi le bas du manteau, qu’il tient respectueusement. Catherine rentre par la gauche, passe à droite et semble épier tous leurs mouvements.

Ensemble, à voix basse.

Air du Duc d’Olonne.

NARCISKOFF.

Moment enchanteur,
Qui trouble mon cœur !
Trop heureux voltigeur,
V’là que j’ touche au bonheur.
Demain, quel honneur !
Fier de sa faveur,
Je serai presque empereur !

MIKÉLA.

Cachons la fureur
Qui trouble mon cœur.
L’insolent le trompeur !
Comme il manque à l’honneur !
Cachons la fureur
Qui trouble mon cœur,
Et laissons le trompeur
Dans son erreur.

CATHERINE, au fond.

Ah ! je sens mon cœur
Qui bat de frayeur !
Pourquoi donc avoir peur ?
Il sera dans l’erreur.
Pauvre déserteur !
Pour lui tant d’honneur !
Il mourrait de bonheur
Et de frayeur.

Narciskoff et Mikéla sortent à droite ; Narciskoff la suivant et portant la queue du manteau qu’il baise avec transport comique.

 

 

Scène XI

 

CATHERINE, puis GRÉGOIRE

 

CATHERINE.

Allons, la position est un peu... aventureuse... Voyez pourtant à quoi entraînent les devoirs de la royauté !... Car, enfin, c’est pour un motif tout politique, pour des raisons d’état, que je...

Souriant.

Est-ce bien vrai ?...

Avec une gravité comique

Catherine, vous mentez !

En ce moment, la porte du grenier s’ouvre et Grégoire se montre.

Chut !... n’ai-je pas entendu ?

Elle écoute.

GRÉGOIRE, à demi-voix.

Plus de bruit... plus de lumière...

Appelant.

Mikéla !

CATHERINE.

C’est lui !

La main sur son cœur.

Pour la première fois de ma vie, je ne suis pas rassurée du tout.

Elle fait un pas et heurte une chaise.

GRÉGOIRE.

Est-ce toi ?

CATHERINE, à mi-voix.

Oui... c’est moi !

Ensemble, bas.

Air : Invisible inhumaine.

GRÉGOIRE, au haut de l’échelle.

La nuit nous favorise,
Profitons des instants.
Oui, cette heure éternise
Mes vœux reconnaissants.

CATHERINE.

La nuit nous favorise :
Sans danger je l’attends...
Pourvu que je maîtrise
Mon trouble et mes accents !

CATHERINE, à Grégoire, qui descend.

Venez, pas d’imprudence,
Prenez garde au chemin.

GRÉGOIRE.

Mais, pour plus d’assurance,
Viens me tendre la main.

CATHERINE, reculant.

Que moi, je vous soutienne !...

Il trébuche, courant le soutenir.

Dieu ! que fait-il donc là ?

Ensemble.

CATHERINE.

Ma main contre la sienne !
Qui m’aurait dit cela ?

GRÉGOIRE.

Ta main contre la mienne !
Quel doux appui j’ai là !

GRÉGOIRE.

Mikéla !

CATHERINE.

Me voilà !

Ils redescendent.

GRÉGOIRE.

Ah ! Mikéla !... était-ce ainsi que nous devions nous trouver réunis, à Péterhoff, où nous accourions avec tant de joie !... J’y arrive errant, fugitif, poursuivi... Et toi, tu es perdue, si je suis découvert !

CATHERINE, souriant.

Oh ! moi, je ne crains rien.

GRÉGOIRE.

Complice d’un déserteur, ils te condamneront avec lui !

CATHERINE.

J’espère que non, je ne crois pas... Mais vous, qui a pu vous déterminer...

GRÉGOIRE.

Je te l’ai dit déjà.

CATHERINE.

Oui, c’est vrai, j’oubliais... vous me l’avez dit...

Souriant.

Il paraît que vous n’aimez pas la Crimée ?

GRÉGOIRE, avec fureur contrainte.

Oh ! lorsque le Major a prononcé ce mot-là, lorsque j’ai vu en un instant se briser mes espérances, mon avenir !...

CATHERINE.

Qui sait ?... quand Dieu a tracé l’avenir d’un homme, est-ce que tout les majors du monde y peuvent rien ?... lis ont beau l’envoyer en Crimée, tout chemin mène... à Péterhoff... Et à votre place, Grégoire... j’espèrerais.

GRÉGOIRE.

Tu es toujours bonne, mon enfant... et toujours superstitieuse.

CATHERINE, à part.

Est-ce à Mikéla ou à Catherine qu’il dit cela ?

GRÉGOIRE.

Car enfin, sur quoi peux-tu fonder ta confiance ?

CATHERINE.

Oh ! c’est que j’ai de belles connaissances, moi... L’impératrice, qui m’a fait don de ce chalet à l’extrémité de son parc, vient m’y visiter quelquefois.

GRÉGOIRE, avec joie.

Vrai ?

CATHERINE.

Je pourrai lui parler... et je crois...

GRÉGOIRE, avec feu.

Qu’elle ne te refusera pas ?... Ah ! Mikéla !... ma providence !... ma sœur !. si tu fais cela, si elle me pardonne !...

CATHERINE, le repoussant doucement.

Eh bien ! eh bien !... ce n’est pas moi, Mikéla, qu’il faudrait remercier alors... ce serait... elle.

GRÉGOIRE.

Catherine ! ma noble et glorieuse maîtresse !... Oh ! elle m’aurait déjà fait grâce, si elle savait comme ils ont abusé de son nom pour me punir !

CATHERINE, vivement.

Que dites-vous là ?

GRÉGOIRE.

Oui, Mikéla, ce changement de régiment, cet exil odieux, c’est la vengeance qui le dictait... parce que j’avais osé, moi, pauvre sergent, défendre l’honneur de l’impératrice qu’on insultait !

CATHERINE.

Hein ?

GRÉGOIRE.

Mais que vais-je te répéter, à toi qui étais là ?

CATHERINE.

Oui, oui... je le savais, puisque j’étais là... mais n’importe, continuez.

GRÉGOIRE, avec exaltation.

L’impératrice !... l’insulter, les misérables !... lorsqu’il devraient l’adorer à genoux !... Mais ils ne voient donc rien, ne comprennent donc rien ? Ou bien, est-ce moi qui suis fou ?... Ils l’insultent ! et moi, je me prosterne devant son nom ! Ils l’insultent, et elle m’apparaît, dans mes pensées, dans mes rêves, plus grande que toutes les reines, plus belle que toutes les femmes !...

Changeant de ton.

Mais pardon. pardon, Mikéla... où vais-je te parler de l’impératrice ?

CATHERINE, gaiement.

Oh ! allez, allez... ce n’est pas moi qui vous en voudrai... ou plutôt...

D’un ton plus grave en se rapprochant de lui.

Dites-moi, Grégoire... on parle de mécontentement dans l’armée.

GRÉGOIRE, légèrement.

Parmi quelques officiers, qu’a dû blesser une révolution faite par le soldat, c’est possible... mais c’est aussi une raison pour que la czarine ait confiance dans ses troupes...

CATHERINE, insistant.

Je vous crois... Cependant, on m’a affirmé qu’un régiment de grenadiers... Eh ! tenez, celui dont vous faisiez partie, le deuxième...

GRÉGOIRE, avec force.

C’est faux ! c’est une calomnie !...

CATHERINE.

Mais si j’ajoutais qu’il doit se révolter cette nuit même ?...

GRÉGOIRE.

Cette nuit ?

CATHERINE.

Au palais... à l’heure qu’il est, peut-être !

GRÉGOIRE, riant.

Ah ! ah ! ah ! Qui t’a dit cela, ma pauvre petite ?

CATHERINE, s’oubliant.

Orloff.

GRÉGOIRE.

Hein ?... le comte Orloff t’a dit, à toi, Mikéla ?...

CATHERINE.

Non... pas à moi... mais à... quelqu’un.

GRÉGOIRE, riant avec dédain.

Ah ! ah ! ah ! Et je parie qu’il s’est engagé encore à réprimer cette révolte, comme les autres ?...

CATHERINE, étonnée.

Que signifie ?...

GRÉGOIRE.

Eh ! mon Dieu ! qu’Orloff continue à jouer ses comédies de complots... qui n’aboutissent jamais...et il a toujours la gloire du dénouement, puisqu’il est l’auteur de la pièce.

CATHERINE.

Il se pourrait !...

GRÉGOIRE.

Le lendemain, il en est quitte pour envoyer en Crimée ou en Sibérie, les deux ou trois plus mauvais sujets du régiment, qui endossent la conspiration... Une fois, sur la liste des révoltés de la veille, je vois le nom d’un camarade, qui, quinze jours auparavant, avait été tué en duel...

Riant.

Je suppose qu’on aura fait grâce à celui-là.

CATHERINE, troublée.

Mais... dans quel but ?

GRÉGOIRE.

Dans quel but ?

Avec ironie.

Il faut avoir rendu de grands services à l’impératrice... pour devenir empereur !

Il s’éloigne un peu d’elle.

CATHERINE, à part, en s’éloignant.

Ainsi, nous étions la fable de notre armée !... Ainsi, le comte Orloff n’a pas craint... Oh ! mais, je n’en puis plus douter, maintenant... Lui, ce jeune serviteur si dévoué, si loyal... lui, qui devait me révéler... Oui, oui, il y a là quelque chose de providentiel...

Haut.

Mais tout cela est bien vrai, n’est-ce pas ?... Et la preuve...

GRÉGOIRE, revenant à elle.

Oh ! elle ne se fera pas attendre... Demain matin... tout à l’heure... Orloff demandera le prix de son nouveau triomphe.

CATHERINE.

Vous croyez ?

GRÉGOIRE, avec ironie.

Il faut bien récompenser des exploits comme ceux-là...

S’animant.

Quand il y en aurait tant d’autres à tenter ! quand toute l’armée lui montre le chemin de Constantinople !... Mais, bah ! c’est trop loin pour lui...

Avec force.

C’est un autre qui nous y conduira.

CATHERINE, à part.

Un autre ?

GRÉGOIRE, la cherchant dans l’ombre, et changeant de ton.

Surtout, que l’impératrice soit instruite à temps.

CATHERINE, avec finesse.

Elle le sera.

Avec abandon, en lui tendant la main.

Merci, merci, Grégoire !... C’est moi qui, à mon tour, te dois de la reconnaissance, du dévouement... et je te jure de ne pas être ingrate !

GRÉGOIRE.

De la reconnaissance ?... Pourquoi ?... Je ne comprends pas...

CATHERINE, se reprenant.

Par zèle pour l’impératrice... voilà ce que je voulais dire... Vous êtes si généreux, Grégoire, si...

GRÉGOIRE, l’interrompant.

Non, non !... comme tout à l’heure... tu m’as dit : Toi !... C’est la première fois, Mikéla... Et ta voix est émue !. et ta main tremble dans la mienne !...

Catherine veut la retirer.

Non... laisse-la moi, je t’en prie... Oh ! je ne sais ce qui se passe en moi... Jusqu’à ce jour, je ne t’aimais pas... d’amour !...

CATHERINE, à part.

Ah ! juste ciel !

GRÉGOIRE.

Mais, maintenant...

CATHERINE, cherchant à se dégager.

Maintenant ?...

GRÉGOIRE, la pressant.

Je ne suis plus maître de moi, de mes transports !... Mikéla !

CATHERINE.

C’est qu’il devient d’une hardiesse !... lui, qui m’avait paru si timide !

GRÉGOIRE.

Devant l’impératrice, je ne dis pas... parce que l’impératrice...

CATHERINE.

Eh bien faites comme si vous étiez devant elle.

GRÉGOIRE, la pressant davantage.

Mais, toi, Mikéla, c’est bien différent... et tu ne m’intimides pas du tout.

CATHERINE, à part, en passant devant lui pour lui échapper.

Ah ! mon Dieu ! dois-je dire à présent que je ne suis pas Mikéla ?... Cela devient très embarrassant !

GRÉGOIRE, la retenant.

Ton trouble égale le mien !... Mikéla !

Il lui baise la main avec transport. On entend un bruit de meuble dans la coulisse à gauche.

CATHERINE.

Ciel ! quelqu’un !...

GRÉGOIRE.

Narciskoff !... ton mari !...

Hors de lui.

Oh ! avant de nous séparer, un gage de ton amour ! Cet anneau !...

Il le lui enlève du doigt.

CATHERINE.

Eh bien ! que fait-il donc ?... Rendez-moi...

GRÉGOIRE.

Jamais !

La porte à gauche s’ouvre. Catherine s’enfuit par la porte de droite. Grégoire cherche, à tâtons, à retrouver l’échelle.

 

 

Scène XII

 

NARCISKOFF, GRÉGOIRE, au fond

 

NARCISKOFF, entrant précipitamment, tout étourdi, et venant sur le devant de la scène, où il reste un moment sans pouvoir parler.

Oui ! je peux bien le dire... on a vu des rois épouser des bergères... mais jamais, ciel de Dieu ! des impératrices de Russie donner leur bague à de simples voltigeurs !... Le monde est-il encore à sa place ?... Suis-je chez moi ?... Suis-je moi ?... Est-elle... elle ?... Je ne me comprends plus, je bats la breloque, je ne vois plus clair !... Battons le briquet... Non !... voilà le jour qui commence à paraître... Je n’ai qu’à ouvrir la...

Heurtant Grégoire et jetant un cri.

Ah !...

GRÉGOIRE, s’éloignant.

Ciel !

NARCISKOFF.

Qui vive ?

GRÉGOIRE, à part.

Comment m’échapper ?

NARCISKOFF.

Qui que tu sois, je saurai...

Il ouvre brusquement la porte du fond. Le jour paraît.

GRÉGOIRE.

Tout est perdu !

NARCISKOFF, stupéfait.

Grégoire !... Mon grenadier sans dragonne !... c’était...

GRÉGOIRE, vivement.

Un malheureux, un proscrit... qui te demande pardon d’avoir douté, non de ton amitié, mais de ta discrétion... que ta femme avait accueilli, avait caché...

NARCISKOFF.

Ma femme !

GRÉGOIRE.

Oh ! pas un mot de plus, Narciskoff !... Je suis seul coupable... Mikéla ne songeait qu’à me sauver...

NARCISKOFF.

Bien vrai ?

GRÉGOIRE.

Et s’il faut te rassurer, s’il faut te promettre de ne plus la revoir... Sois tranquille, je suis. déserteur, et je ne sortirai d’ici que pour être fusillé.

NARCISKOFF, effrayé.

Ah ! grand Dieu !... ciel !... quoi ?...

Se ravisant en jetant un coup d’œil à gauche et se mettant à rire légèrement.

Ah ! ah ! ah ! ah !

GRÉGOIRE, étonné.

Tu ris ?

NARCISKOFF.

N’est-ce que cela, mon cher ?... Ah ! nous avons un peu déserté ?... Bagatelle, mon garçon, bagatelle !

GRÉGOIRE.

Qu’est-ce qui lui prend donc ?

NARCISKOFF.

Tu ne tiens pas à être fusillé ?... Non ?... Eh bien ! c’est convenu... tu ne le seras pas... Nous nous chargeons d’arranger ça... à nous deux, Catherine...

GRÉGOIRE.

Hein ?... tu dis ?...

NARCISKOFF, se dandinant.

Rien, rien... ne fais pas attention... Tu ne m’entends pas, mais je m’entends parfaitement... Ça me suffit.

GRÉGOIRE, avec impatience.

Mais, encore un coup...

NARCISKOFF, élevant la voix.

Ah ça ! définitivement, veux-tu être fusillé, oui ou non ?... Décide-toi vite... car dès que je verrai Cath...

 

 

Scène XIII

 

NARCISKOFF, à distance, à gauche, CATHERINE, paraissant au fond, couverte de son manteau et dans la tenue de sa première entrée, GRÉGOIRE, à distance à droite

 

CATHERINE, à la cantonade.

C’est bien... qu’on attende mes ordres...

GRÉGOIRE, la voyant.

Ciel !

NARCISKOFF, à part.

Elle a fait le tour !... Elle est pétrie d’intelligence.

CATHERINE, à part, voyant Grégoire.

Le voilà !

Haut.

Ah ! c’est toi, Narciskoff ?...

Il la salue avec un aplomb comique.

Qu’as-tu donc ?... tu as ce matin un air... tout drôle ?...

NARCISKOFF, souriant avec fatuité.

Vous trouvez, Majesté ?

CATHERINE, riant.

Certainement... Ah ! ah ! ah !... Je ne t’avais pas encore si bien remarqué... mais tu es très laid.

NARCISKOFF, à part.

Comme elle cache son jeu !... grande politique, va !

Haut.

Mais, puisque Votre Majesté est en belle humeur, je prendrai la liberté de lui recommander... un de mes protégés.

CATHERINE.

Ah ?

NARCISKOFF, d’un air protecteur.

Oui, un jeune garçon, à qui je m’intéresse.

Il indique Grégoire du doigt.

GRÉGOIRE, très troublé.

Ah ! Majesté !... c’est pour la seconde fois que j’ose me présenter devant...

CATHERINE.

La seconde fois ?... Je ne me rappelle pas...

NARCISKOFF, à part.

Je crois bien, pauvre garçon !... ça ressemble tellement au commun des martyrs !...

Se redressant.

Il n’y a que des têtes comme celle-ci pour...

À Catherine, d’un air dédaigneux.

C’est le sergent de la revue... le petit sergent à la dragonne...

CATHERINE.

Ah ! oui, oui, en effet... ce jeune sergent... dont Mikéla nous a parlé.

 

 

Scène XIV

 

NARCISKOFF, CATHERINE, GRÉGOIRE, ORLOFF, LE MAJOR, OFFICIERS entrant par le fond, MIKÉLA, par la droite

 

CHŒUR, en dehors, au fond.

Air de Trianon.

Victoire !... ils ont rendu les armes,
Ils sont tombés à ses genoux !
Après la nuit et ses alarmes,
Un jour plus beau brille pour nous.

CATHERINE.

Orloff !... Orloff. Oui, Majesté, et c’est avec joie que j’accours pour déposer à vos pieds...

CATHERINE.

L’annonce glorieuse d’un nouveau triomphe sur nos ennemis ?...

ORLOFF, bas, à Catherine.

Je suis maître du complot.

CATHERINE, hypocritement.

Il serait vrai ?... Recevez nos remerciements, comte Orloff... Le moment est venu de payer enfin vos loyaux services, et nous vous nommons...

ORLOFF, à part.

Son mari, peut-être !...

CATHERINE.

Gouverneur de Moscou.

Mouvement général.

ORLOFF, étonné.

Un exil !...

NARCISKOFF, à part.

Il a son compte.

ORLOFF.

Que signifie ?...

Apercevant Grégoire, à part.

Ah ! je comprends. je comprends parfaitement... Il y a de la dragonne là-dessous.

Haut, en jouant l’étonnement.

Mais, que vois-je !... par quel hasard, ici, le sergent qui a osé insulter son major ?...

CATHERINE, vivement.

Lequel insultait son impératrice !

GRÉGOIRE, à part, étonné.

Elle sait tout !

ORLOFF.

Pardon, Majesté... mais la discipline...

CATHERINE.

N’impose le respect qu’aux inférieurs...

Avec force, en montrant Grégoire.

Et lui aussi est major !...

TOUS.

Qu’entends-je !

GRÉGOIRE.

Moi, Majesté !...

NARCISKOFF, à part.

J’allais le proposer !

ORLOFF, à part, en riant.

Diable ! arrêtons-le avant qu’il ne passe général.

Bas, à Catherine, avec aplomb.

Dans tout cela votre Majesté n’a oublié qu’une petite circonstance...

CATHERINE, avec hauteur.

Quoi donc ?

ORLOFF, présentant un papier.

L’arrêt rendu par le conseil de guerre contre Grégoire Potemkin.

CATHERINE, saisie.

Ciel ! c’était lui !...

ORLOFF.

Et revêtu du sceau de Votre Majesté.

CATHERINE, à part.

Ah !...

Puis, se remettant, et à demi-voix, en l’imitant.

Dans tout cela, Votre Excellence n’a oublié qu’une petite circonstance.

ORLOFF.

Laquelle ?

CATHERINE.

Qu’un moment viendrait où je saurais enfin que tous vos complots n’étaient que des comédies...

Orloff veut nier. Avec ironie.

dans lesquelles figuraient des conspirateurs... morts depuis quinze jours...

Avec force.

Je sais tout, M. le Comte !... et vous ne mériterez notre clémence...

ORLOFF, s’inclinant.

Majesté ?...

CATHERINE.

Qu’en écrivant... là... au bas de cette page... la grâce du sergent Grégoire Potemkin !

ORLOFF, à part.

Je suis battu à plate couture !

Bas, en s’inclinant.

Catherine... vous êtes un grand homme !

À part.

Diable de femme !

Il va à la table pour écrire. Narciskoff se recule, traverse lentement le théâtre, au fond, la main dans le gilet, la tête haute, la démarche superbe, et se trouve près de Mikéla, à droite, un peu avant le moment seulement où il doit parler à Grégoire. Pendant qu’Orloff écrit, Catherine s’est approchée de Grégoire.

GRÉGOIRE, tout confus.

Ah ! Majesté ! comment croire... et surtout comment jamais reconnaître...

CATHERINE, baissant la voix.

En me rendant l’anneau dérobé par vous... cette nuit... à Mikéla.

GRÉGOIRE.

Quoi ! vous savez ?... Et vous exigez...

CATHERINE.

Il le faut bien... pour signer votre grâce...

Souriant, sans le regarder.

C’est le sceau de l’état.

GRÉGOIRE, devinant et retenant un cri.

Ah !

Il tire vivement l’anneau de son sein et le lui présente, en baissant la tête. Catherine s’approche de la table et pose le sceau sur le papier qu’y a laissé Orloff.

ORLOFF, à part, d’un ton résigné.

Allons !... j’aurai duré deux ans... C’est fort honnête pour un amant... c’est énorme pour un ministre !

GRÉGOIRE, à lui-même, avec la plus grande émotion.

Quoi !... c’était ?...

NARCISKOFF, tournant vers lui Grégoire, à demi-voix, et avec suffisance.

Comprends-tu ?

GRÉGOIRE, regardant l’impératrice.

Oui... oui...

MIKÉLA, tournant Narciskoff vers elle, et riant.

Ah ! ça, j’espère que tu vas me rendre l’anneau que tu m’as enlevé cette nuit ?

NARCISKOFF, le tirant de sa poche.

Quoi ! c’était ?...

Avec explosion.

L’alliance de ma femme !...

Elle rit aux éclats.

Mon rêve était. un cauchemar !

CATHERINE, reprenant le milieu.

Major Potemkin, aujourd’hui grande revue... Vous vous tiendrez près de nous, à cheval...

Mouvement de Potemkin.

C’est le ciel qui le veut... Oh ! je suis superstitieuse !

MIKÉLA, bas, à Narciskoff.

Comprends-tu ?

NARCISKOFF.

Très bien... À présent, c’est lui qui va me protéger... Me v’là caporal d’emblée !

CHŒUR.

Air du Duc d’Olonne.

Gloire à Catherine ! etc.

Catherine tend la main à Potemkin, qui avance timidement la sienne. Orloff s’incline. Narciskoff et Mikéla, de même, du côté opposé.

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