La Dette d’honneur (Ferdinand DE VILLENEUVE - Charles DUPEUTY - Ferdinand LANGLÉ)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 17 octobre 1826.

 

Personnages

 

MOULIN, désœuvré

ÉDOUARD, son ami, commis chez un agent de change

MADAME DUPRÉ DE LAUNAY, grand’mère d’Édouard

PAULINE, filleule de monsieur Dupré

PÉTRONILLE CLIQUOT, jeune villageoise

PAYSANS

PAYSANNES

UN NOTAIRE

 

La scène se passe dans un village à quelques lieues de Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une place de village ; à droite, la grille d’un château ; à gauche, au coin, l’entrée d’un café, avec une fenêtre au premier ; sur le second plan, deux fenêtres près d’un colombier ; au côté gauche, l’entrée d’une ferme ; et dans le fond une campagne.

 

 

Scène première

 

PÉTRONILLE, PAULINE

 

PÉTRONILLE, sortant de la ferme en bâillant.

V’là six heures qui viennent de sonner au coucou d’ma tante... et déjà sur pied... dieux ! c’est-il ennuyeux de s’lever comme ça dès l’potron minette... et pourquoi ? pour surveiller des chartiers, des faucheux, des vaches, un tas d’ balourds qui vous ont la tête pus dure que leurs bêtes, quoi ! Ah ! dieu, que je préfère les gens d’ Paris !... ça comprend ben pus facilement.

PAULINE, sortant par la grille du château.

Ah ! vous voilà Pétronille ; eh bien ! tous les paysans de la ferme sont il prêts à partir ?... vous savez qu’ils doivent aujourd’hui aller au devant de ma marraine, la bonne madame Delaunay qui vient aujourd’hui visiter son château.

PÉTRONILLE.

Un instant donc ! Mamzelle, à peine si j’ai eu le temps de m’ réveiller... vous v’là ben matineuse, vous !

PAULINE.

J’ai tant à cœur de la bien recevoir.

PÉTRONILLE.

Dites plutôt que vous n’avez pas dormi, parce que vous pensiez au jeune homme blond... qu’a loué avec son camarade ce petit logement de garçon que nia tante a économisé sur l’ pigeonnier... oh ! c’est que ma tante, elle s’y connaît...

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Lorsqu’arrivés un jour par aventure,
Ils vinr’nt chez nous pour se loger tous deux ;
On vit tout d’suite à leur figure,
Qu’ça d’vait être des amoureux.
Pour qu’à leur gré tous les instants s’écoulent,
Ma tant’ s’est dit : ils s’raient mal au premier ;
Et nuit et jour puisqu’ils roucoulent,
J’ m’en vas les mettre au colombier.

PAULINE.

Mais qui a donc pu faire croire à votre tante... que monsieur Édouard fut un amoureux.

PÉTRONILLE.

Tiens, vous rougissez quand on vous parl’ du blond... à quoique ça vous sert puisque vous allez l’épouser ?

PAULINE.

Moi ?...

PÉTRONILLE.

Sans doute... et j’ vous en fais mon compliment... il vaut mieux que son camarade... c’est pas l’embarras, l’autre est gentil tout d’ même... mais il est cancanier, ricaneur !... et surtout hardi avec les jeunesses, quelles s’en sauvent toutes comme d’un loup... quoi.

PAULINE.

Mademoiselle Pétronille, je suis fort étonnée que vous vous permettiez de jaser ainsi sans savoir.

PÉTRONILLE.

Allons, comme si c’était moi ; c’est les paysans, les balourds, les patauds du village... ils prétendent même que dans deux jours vous s’rez la femme du blond, et que vous vous en irez avec lui à Paris... êtes-vous heureuse !... que j’ me suis divertie la fois que ma tante m’y a menée...

PAULINE.

C’est donc bien beau Paris ?...

PÉTRONILLE.

Ah ! j’vous en réponds... un bruit, une foule, les militaires qui passent, pan, pan, pan, les carrosses qui roulent, br, br, br, les chiens qui aboient, ouah, ouah, ouah... les essieux qui cassent, crac... les cochers qui crient, gare, gare, les paysans qu’on écrase... et la patrouille qui les arrête.

PAULINE.

C’est donc là tout ce qui vous a séduite à Paris ?...

PÉTRONILLE.

Ah ! non, le matin c’est rien, c’est le soir que c’est bien plus beau... oh dieux ! les boutiques qui s’enluminent, des spectacles, ous c’qu’on dit des bêtises qui font rire comme tout... et les cafés donc ? ous c’qu’on s’voit plusieurs dans des grands miroirs qui vous r’semblent... c’est pas des cafés borgnes comme celui qu’est là en face... oh ! non mamzelle, il y en a un surtout, ous c’que ma tante ma conduite pour voir une ancienne payse, la grande Madeleine... qu’est maintenant la belle limonadière du café des mille colonnes...

PAULINE.

Comment, Madeleine.

PÉTRONILLE.

Eh ! ben oui, la fille à Pierre Cordier l’ancien taupier de la commune.

Air : L’autre jour la petite Isabelle.

Sur la tête elle a d’ bell’s panaches,
Al’ porte un’ rob’ couverte d’ fleurs ;
On voit d’ beaux messieurs à moustaches,
Qui vienn’nt lui conter des douceurs ;
Sans jamais prendr’ ses airs maussades,
Ell’ distribue aux amateurs,
Des limonades
Et des œillades
Et des liqueurs.
Entouré’ de ros’s, de tulipes.

« Elle est là comme ne princesse sur un trône, toujours au milieu des pendules, des glaces, des échaudés, des croquets, et des beaux jeunes hommes, parmi lesquels il s’ trouvera un anglais qui l’enlèvera, et peut être ben même qu’il l’épousera. »

Ah ! pour un’ fill’ qu’a des principes,
Est-il un sort plus heureux qu’ ça ?

PAULINE.

Fi, Mademoiselle ! que c’est vilain d’avoir tant d’ambition pour un’ paysanne.

PÉTRONILLE.

Quiens ! je n’ s’rai pas pus paysanne qu’une autre, un’ fois que j’aurai eu l’ malheur de perdr’ mon oncle Cliquot, l’ meunier qu’a des écus et un cathare.

PAULINE.

Je suis bien sûre que vous n’avez pas fait part de ces idées à votre tante.

PÉTRONILLE.

Ah ! mon Dieu, si... la preuv’ que j’y ait dit, c’est qu’elle m’a donné un soufflet...

PAULINE.

Mais voici tous les paysans, ne parlons plus de cela, et rappelez-vous bien tout ce que vous devez leur indiquer...

 

 

Scène II

 

PÉTRONILLE, PAULINE, PAYSANS

 

CHŒUR.

Air : Chœur du Maçon.

Amis qu’ not’ allégresse,
Nos cris et notre amour ;
De notr’ bonne maîtresse,
Célèbrent le retour.

PÉTRONILLE.

Vous v’là tous... c’est bien... écoutez l’ordre et la marche de la cérémonie ; c’est aujourd’hui que la nouvelle propriétaire de ce domaine nous fait l’honneur de v’nir voir sa filleule... et son château.

PREMIER PAYSAN.

Pour lors !

PÉTRONILLE.

Vous allez vous rendre en avant d’elle avec des bouquets, des rubans, et des fusils... à vos boutonnières... toi, Dénoyelle qu’as été tambour... tu prendras un violon, et t’iras te mettre à l’entrée du village sur la borne qui représente la commune...

DEUXIÈME PAYSAN.

Merci la bourgeoise...

PÉTRONILLE.

Toi Quéru, qu’es sonneur de la paroisse, t’enverras sur la route tous les mioches de l’école qui sont en âge de crier, pendant que tu s’ras pendu à la corde... de la cloche du village...

TROISIÈME PAYSAN.

Et moi, mam’zelle Pétronille ?

PÉTRONILLE.

Toi, Mullot, t’es grossier comme du pain d’orge, t’ôt’ jamais ton bonnet quand l’monde passe, aussi t’accompagneras pas les autres ; tu prendras ton’ houc, ta pelle et ton n’hoyau, pour aller boucher la grande ornière, ous que la patache de l’endroit verse tous les samedis... c’est entendu... pas vrai... au surplus, mam’zelle et moi, nous allons vous conduire un bout d’chemin pour vous expliquer encore une fois...

À Pauline.

car voyez-vous, ces têtes de paysans, c’est des souches, quoi... allons, ho ! et n’soyons pas longs.

Reprise du premier Chœur.

Amis, qu’ not allégresse, etc.

 

 

Scène III

 

MOULIN, ÉDOUARD, sortant de la ferme

 

MOULIN.

Eh ! arrive donc paresseux... voilà déjà deux heures que je suis éveillé.

ÉDOUARD.

Eh bien ! moi, mon ami... je ne pourrais pas t’en dire autant... car je n’ai pas fermé l’œil de la nuit... c’est le chagrin... l’inquiétude... que j’éprouve en pensant à la position cruelle où je me trouve... perdre trente mille francs sur parole... ah ! combien je maudis le jour où tu m’as conduit dans cette fatale maison de jeu...

MOULIN.

Une maison de jeu ! d’abord je te ferai observer que ce mot là a quelque chose d’humiliant pour ton ami... Je te rencontre un soir sortant de ton étude où nous avions été clercs ensemble, avant que je ne trouvasse plus commode de ne rien faire du tout... je me rendais chez madame de Sainte-Amaranthe... une ci-devant danseuse de l’opéra qui a eu des malheurs... et qui tient maintenant une table d’hôte pour se rattraper... comme elle donnait ce jour-là un bal charmant, où elle avait invité ses amis... à raison de vingt francs par tête... tu m’engages à t’y conduire... sous prétexte de vouloir connaître un peu ce que c’était que la société mêlée... je refuse d’abord... tu insistes... j’y consens... Nous entrons... quand nous sortons de table... déjà un peu troublés par le vin de champagne et l’amabilité de ces dames... la première chose qui s’offre à tes yeux... ce sont des cartes... et un grand homme sec à moustaches... qui est commandant, à ce qu’il dit... et qu’on appelle M. Charlemagne... tu joues avec lui, tu perds... et tu as l’imprudence de boire du punch... tu veux te rattraper... tu joues encore... bref, à la fin de la soirée, tu te trouves lui devoir une somme énorme... trente mille francs.

ÉDOUARD.

Que veux-tu, je n’avais plus la tête à moi.

MOULIN.

C’est alors que tu me confies ta position ; persécuté par une belle mère... qui, depuis une vingtaine d’années a brouillé ton père avec toute ta famille, et t’a fait mettre tendrement à la porte de sa maison... tu n’as plus de ressources que dans ta signature... et précisément... Charlemagne la refuse et me demande la mienne... c’est bien naturel... il sait que j’ai des espérances... je suis touché de ton désespoir... je me rappelle tous les services que tu m’as rendus autrefois... je signe les lettres de change... et le lendemain nous nous sauvons dans ce village à quelques lieues de Paris... pour aviser aux moyens de nous tirer d’affaires... tu vois donc bien que tout n’est pas perdu, et qu’il ne faut pas encore nous désespérer.

ÉDOUARD.

Cela te plaît à dire...mais les lettres de change sont échues... le jugement a dû être signifié hier à ton domicile... et qui sait maintenant... si...

MOULIN.

Eh bien ! oui... mais qu’importe, Charlemagne ignore où je suis dans ce moment-ci... et quant à mon petit logement de la rue Chantereine, les huissiers trouveront la clef chez le concierge, et ma femme de ménage pour mettre mes meubles à leur disposition... là dessus je leur donne carte blanche.

Air : Vaudeville des Scythes.

Mon mobilier n’est pas très à la mode,
J’ai deux rasoirs, un cuir, un lavabo ;
Une bergère, une vieille commode,
À ma fenêtre, un modeste rideau,
Qui par bonheur se trouve en calico.
Plus un briquet, plus une table ronde,
Deux matelas sur un lit de noyer...
Mais voilà tout ce que j’ai dans le monde...
Et je le dois encore au tapissier...

ÉDOUARD.

Ah ! mon ami, je n’oublierai jamais ton généreux sacrifice... et sitôt que je pourrai m’acquitter.

MOULIN.

N’as-tu pas fait déjà tout ce qui était en ton pouvoir... n’as-tu pas écrit une lettre extrêmement pathétique à ta bonne maman, riche propriétaire, qui habite le fond d’une province depuis près de vingt ans qu’elle est brouillée avec ton père... dans laquelle lettre tu lui exposais... tes erreurs, ton repentir, ta position envers moi, le lieu de ta retraite... et le total de la somme... à la vérité, elle n’a pas répondu... mais c’était dans l’ordre... une grand maman qu’on n’a pas vue depuis l’âge de quatre ans, et avec qui on veut renouer connaissance en lui demandant de l’argent !...

ÉDOUARD.

Hélas ! oui, je n’ai plus d’espérance de ce côté, et qui sait maintenant comment je pourrai payer la dette d’honneur que j’ai contractée envers toi... car pour moi c’est une dette sacrée... et tu le sais, je ne possède rien.

MOULIN.

Quant à ça tu te trompes... et je t’ai prouvé que tu étais propriétaire d’une fortune fort raisonnable... un physique agréable...vingt ans, l’air comme il faut... les cheveux blonds, les yeux bleus... ah ! mon ami, c’est une propriété immobilière dont jusqu’ici le revenu a été nul... mais que l’hymen est appelé à faire valoir... Je t’aurais bien proposé de me négocier moi-même... mais impossible... mon capital est déjà hypothéqué... je suis marié... séparé de corps et de bien... et on ne permet plus le divorce...

ÉDOUARD.

Enfin, puisque tu as bien voulu te contenter de cette garantie... je te le jure encore, mon ami, tu peux disposer de ma main, la donner à qui tu voudras... elle ne m’appartient plus...

MOULIN.

Certainement, c’est une manière d’acquitter ses dettes un peu originale... mais enfin ça nous a réussi... puisque grâces à mes recherches, j’ai trouvé un parti convenable, la fille d’un vieil officier respectable et infirme, qui habite le pavillon de ce château, et qui donne dix mille francs de dot dans un mois ; avec cette somme, nous ferons patienter Charlemagne... et quant à la future, c’est heureux pour elle, car enfin tu dois hériter de ton père un jour...

ÉDOUARD.

Oui mon ami... mais c’est que je t’avouerai qu’hier une petite querelle...

MOULIN.

Imprudent !... ah ! mais je vois ce que c’est... tu te figures peut-être que tu ne l’aimes pas... erreur mon ami... erreur complète... je t’assure que tu l’adores... je t’en donne ma parole d’honneur ; mais justement la voici... allons, voyons. Sois aimable, et boutonne ton habit.

Air : Amis, voici la riante semaine.

En la personne, afin que tout la flatte,
Il faut mon cher, soigner également,
Esprit, gaieté, douceur, nœud de cravate,
Vertus du cœur, jabot et sentiment.
Ne montre plus de dépit, de rancune,
Dans ton physique est mon unique espoir ;
Souviens-t’en bien, c’est toute ma fortune, }
(bis.)
Qu’en cet instant tu vas faire valoir.             }

 

 

Scène IV

 

MOULIN, ÉDOUARD, PAULINE

 

PAULINE, rentrant par le fond.

Ah ! c’est vous messieurs... pardon, je ne croyais pas vous rencontrer ici.

MOULIN, bas à Édouard.

Allons, voyons, réponds-lui donc quelque chose de gentil... là... une phrase bien tournée...

ÉDOUARD, s’avançant.

Mademoiselle... certainement mademoiselle... je ne pensais pas non plus... que...

MOULIN, bas à Édouard.

Eh bien ! voilà tout... ah ! ça, mais dis-donc, ce n’est pas fort ça...

ÉDOUARD, de même.

Mon ami, je ne pourrai jamais...

MOULIN, de même.

Mais malheureux, songe que tu me fais perdre cent pour cent dans ce moment-ci.

PAULINE.

Mon père m’attend sans doute... permettez-moi de me retirer...

Elle les salue et va pour sortir.

MOULIN, bas à Édouard.

Eh bien, tu la laisses partir...

Haut et ramenant Pauline par la main.

Arrêtez, mademoiselle, et avant de rentrer, daignez recevoir les excuses d’un imprudent bien coupable envers vous.

Bas à Édouard.

Dis donc, qu’est-ce que tu lui as fait ?... pourquoi êtes-vous fâchés ?...

ÉDOUARD, de même.

Je n’en sais rien, mon ami.

MOULIN, de même.

C’est égal... demande lui toujours pardon, ça n’engage à rien...

Haut.

Ah ! mademoiselle, vous ne savez jusqu’à quel point ce jeune homme là vous adore... hier, encore... à cette place, je l’ai entendu s’écrier... avec un accent de désespoir qui vous aurait fait fondre en larmes : « Si elle n’oublie pas mes torts, si elle continue à m’en vouloir, je ne réponds plus de moi... »

PAULINE.

Comment, Monsieur, vous disiez ?...

MOULIN.

Oui, mademoiselle, il a dit ça... n’est-ce pas Édouard ? Et la nuit donc... Il ne se passe pas une heure sans qu’un songe charmant vienne vous retracer à son imagination... Tous les matins des pleurs, des sanglots... enfin c’est à ne pas y tenir. Ainsi vous n’y pensez plus, n’est-ce pas ? Non... eh bien donnez-moi le bras, et allons tous les trois nous jeter aux genoux de votre père pour le prier de hâter la signature du contrat.

Il leur donne le bras. À part.

Allons, voilà mes actions un peu remontées.

Air : Par l’amitié, (de la Mansarde.)

Que l’amitié (bis.)
Vous réconcilie,
Et vous lie
Par l’amitié,
Qu’entre nous tout soit oublié
Par l’amitié.
Plus de dispute,
(bis.) de querelle.

ÉDOUARD, à Pauline.

Vous seule possédez mon cœur.

PAULINE.

Mais serez-vous toujours fidèle ?

MOULIN.

Oui toujours, parole d’honneur.

PAULINE.

Je suis peut-être un peu trop bonne,
Car je cède, et je vous pardonne.

MOULIN.

Ah ! pour un rien ma main vous unirait,
Mais j’en suis sûr, l’adjoint réclamerait.

Ensemble.

Que l’amitié, etc.

 

 

Scène V

 

PÉTRONILLE, puis MOULIN

 

PÉTRONILLE, rentrant par le fond.

C’est bon, père Rousselet, je me charge de tout ; j’m’en vas remettre les journals au château, la grande enveloppe au jeune homme du pigeonnier, et la lettre à... tiens, que j’suis bête, je me la remettrai à moi, puisqu’elle m’est adressée... C’est gentil tout d’même de r’cevoir des correspondances... Dieux ! j’en recevrais t’y, si j’avais des grandes panaches comme la belle limonadière.

MOULIN, rentrant.

Enfin, tout est arrangé... à demain le contrat... Dans sa joie, le père voulait me forcer à faire une partie de piquet... mais rien que de voir les cartes, je me suis sauvé comme si j’avais aperçu le diable... ou bien Charlemagne... Maintenant , je puis me rassurer, car j’ai l’espérance de respirer bientôt l’air de la capitale... et de la liberté.

PÉTRONILLE.

Ah ! vous v’là M. le parisien ?

MOULIN

Eh ! c’est mademoiselle Pétronille, l’intéressante Philis de la Haute-Marne...

PÉTRONILLE.

Oui, M. le parisien, c’est moi, et en même temps une lettre que je suis chargée d’vous remettre de la part du père Rousselet, vous savez, l’messager d’la commune... qu’est bancal.

MOULIN, prenant le paquet.

Comment, une lettre à moi... ah ! mon Dieu, elle me fait trembler ; qui est-ce qui peut m’écrire ici ?

PÉTRONILLE.

Dites-donc, M. le parisien, j’en ai une aussi,, mais je m’ dout’ ben de c’que c’est, c’est des nouvelles de mon oncle Cliquot, qu’habite dans la Marne.

MOULIN.

Comment, vous avez un oncle qui habite dans la Marne ? c’est donc un poisson ?

PÉTRONILLE.

Ah ! un poisson, farceur ! c’est un meunier.

MOULIN, lisant.

Signé Charlemagne ! ô ciel ! comment a-t-il pu découvrir notre adresse ?

PÉTRONILLE, lisant.

Ah ! mon Dieu, mon pauvre oncle Cliquot qu’est mort !

Elle pleure.

MOULIN, à part.

Maudits créanciers, ça finit toujours par tout savoir.

PÉTRONILLE.

Il m’a fait sa légataire universelle, dans son testament, en, en, en...

MOULIN, à part.

Il exige 20 000 fr. au moins... aujourd’hui même, ou bien sans ça par corps... les gardes du commerce, sont sur pied.

PÉTRONILLE.

Je ne le verrai donc plus, mon pauvre oncle Cliquot, oh, oh, oh !

MOULIN, à part.

C’est fini, plus de mariage, plus de garantie... payez donc comptant une somme comme celle-là, avec 10 000 de dot... en espérance... Comment nous tirer de là ?

PÉTRONILLE, pleurant.

Il m’laisse 20 000 francs en écus... hu, hu, hu...

MOULIN.

Hein ! qu’est-ce que vous dites donc là ?

PÉTRONILLE.

Oui, 20 000 francs en écus de six livres, que vient de me laisser en mourant mon pauvre oncle Cliquot, Dieu veuille avoir son âme !... déposés chez un notaire avec deux ânes et un moulin.

MOULIN.

Allons donc vous voulez rire ?

PÉTRONILLE.

Eh ! non, lisez plutôt vous-même...

MOULIN, après avoir lu.

En effet... c’est comptant,

À part.

oh ! quelle trouvaille.

Haut.

C’est qu’elle est tout-à fait intéressante cette chère Pétronille... grandie... embellie... Allons, ne pleurez donc pas comme ça ma petite mère.

Prenant son mouchoir et lui essuyant les yeux.

Ce n’est pas l’embarras... je me mets à votre place... ce pauvre oncle Cliquot, il était sans doute bon, généreux.

PÉTRONILLE.

Au contraire, il était avare... et méchant comme un diable.

MOULIN.

C’est possible ; mais il vous laisse tout son bien, son souvenir n’en est pas moins respectable... cependant ne vous désolez pas trop... parce que voyez-vous, tôt ou tard, le chagrin passe... et l’argent reste.

PÉTRONILLE.

C’est à quoi que je pensais aussi... faut s’faire une raison...

MOULIN, à part.

Oh ! si je pouvais la décider... au fait Édouard n’a pas l’air d’aimer beaucoup Pauline... celle là est gentille... c’est la nièce d’un fermier, il est vrai... mais lui qui n’est rien du tout, il est bien sûr de ne pas déroger...

PÉTRONILLE.

Ah ça ! vous croyez-donc que je suis grandie.

MOULIN.

Je crois bien... grandie de 20 000 fr... aussi maintenant, croyez-moi, plus de campagne, plus de ferme... plus de beurre ou de fromage à la crème... renoncez pour toujours au bonnet rond, au bavolet et au jupon d’indienne... à tous ces petits détails qui dénotent une âme basse et sans élévation... je connais la vôtre, elle est belle, elle est noble ; plus d’une fois je vous ai entendue, et je sais que votre imagination depuis longtemps voyage dans un des beaux quartiers de Paris, au milieu des glaces, des lustres et du gaz hydrogène... eh bien ! l’heure est arrivée de vous placer sur le fauteuil vers lequel vous conduisait l’espérance... portée sur les ailes de l’ambition...

À part.

Je ne sais pas ce que je dis, mais c’est égal.

PÉTRONILLE.

Comment, c’est donc vrai, je pourrais ?

MOULIN.

Certainement... mais, il vous faut un mari... et pas de ces maris comme on en rencontre au village...

PÉTRONILLE.

Au village ?... ah ben oui !... des balourds, des patauds, des pétrats, qu’ont l’air bête, et la tête dure... ah ! 

MOULIN.

Il doit être jeune, aimable, parisien, avoir l’air comme il faut, et les cheveux blonds...

PÉTRONILLE.

Ah oui, parce que je les aime, moi, les blonds... surtout quand ils sont gentils comme votre camarade qu’habite avec vous le pigeonnier.

MOULIN.

Vous l’aimez ! ô sympathie !... Eh bien, qu’est-ce que vous diriez si je vous faisais devenir sa femme ?

PÉTRONILLE.

Ah ! laissez donc... est-ce qu’il peut être un mari double... vous savez ben qu’il épouse déjà mamzelle Pauline...

MOULIN.

C’est-à-dire, on veut la lui faire épouser... mais apprenez que c’est vous seule qu’il aime...

PÉTRONILLE.

Il m’aime ! comment, le p’tit blond m’aime ?... et pourquoi qu’il n’m’en a jamais parlé ?...

MOULIN.

Ah ! voilà... à cause des parents barbares qui le tyrannisent... mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il vous adore, et qu’il est prêt à vous placer sur le trône auquel vous aspirez.

PÉTRONILLE.

Comment, le petit blond s’rait cafetier et moi j’ s’rais cafetière ?... Dieu ! qu’elle bonne idée j’ai eue de m’ faire tirer les cartes hier, par une diseuse de bonne aventure... elle m’a prédit tout ça.

MOULIN.

Comment, comment ce sont les cartes qui seront cause... eh bien, voyez la sympathie... du côté du futur ce sont les cartes aussi...

PÉTRONILLE.

Air : Des Artistes par occasion.

J’suis allé trouver une sorcière...

MOULIN

Lui, c’était, je crois un sorcier...

PÉTRONILLE.

Ell’ m’ prédit que j’ serais héritière,
Et qu’ j’allais bientôt me marier...
Ell’ retournait, à chaqu’ carte nouvelle,
Le valet d’ cœur ; et c’te bonne nouvelle
N’ me coûta pourtant que deux sous...

MOULIN.

Notre sorcier à tous les coups
Retournait le roi ; mais ma belle
nous coûta plus cher qu’à vous.

PÉTRONILLE.

Eh bien, c’est convenu, n’est-ce pas ? en ce cas, je cours tout de suite prévenir ma tante...

MOULIN.

Votre tante !... et si elle vous refuse ?...

PÉTRONILLE.

Eh bien, qu’est-que ça me fait... puisque je suis émancipée d’y a trois mois... enfin, j’ pourrai donc avoir à mon tour des toques et des belles panaches...

Pleurant.

Et c’est à mon pauvre oncle Cliquot que j’ devrai tout çà... ah, ah, ah...

Air : J’ai perdu mon couteau-

Ah ! pour moi queu bonheur, (bis.)
Qu’il me soit arrivé ce malheur ;
J’ peux donc selon mon cœur
Choisir un épouseur,
Si j’suis caf’tièr’ bientôt,
Ça s’ra, grâce au magot
De mon pauvr’ oncl’ Cliquot.

MOULIN, à part.

Ma créance à présent,
Vaut quatre-vingt pour cent.
(bis.)
Ah ! mon Dieu quel dommage,
Que je maudis mon mariage !
Car sans lui maintenant,
(bis.)
Nous paierions tout comptant
En me réalisant.

Ensemble.

PÉTRONILLE.

Ah ! pour moi queu bonheur, etc.

MOULIN.

Ah ! pour moi quel bonheur (bis.)
Qu’il lui soit arrivé ce malheur.
Désormais plus de peur,
Bannissons ma frayeur ;
Je suis libre bientôt,
Et c’est grâce au magot,
De ce pauvre Cliquot.

Pétronille rentre en pleurant, sur la ritournelle.

 

 

Scène VI

 

MOULIN, seul

 

Ouf !... oh, là là !... que ça donne de peine... le nouvel état que j’ai entrepris là... enfin, c’est égal... si ça va toujours comme ça... dans quelque jours nous ne devrons plus rien, qui sait... nous toucherons peut-être un dividende... maintenant il n’y a plus qu’à prévenir Édouard... je l’aperçois... allons, continuons.

 

 

Scène VII

 

MOULIN, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD.

Mon cher Moulin, je suis charmé de te trouver... apprends que nos affaires vont très bien.

MOULIN.

Ah bah il s’agit bien de ça maintenant... j’ai une bien meilleure nouvelle à t’annoncer... apprends... apprends mon ami, que je viens de trouver une femme de 20 000 fr !...

ÉDOUARD.

Comment... une autre que Pauline ?... ah mon cher, tu n’y penses pas... et maintenant je ne peux plus...

MOULIN, à part.

Allons, voilà qu’il y tient, à présent... eh bien, puisque tu trouves des obstacles... tiens... lis...

Il lui remet la lettre.

ÉDOUARD, lisant.

Ô ciel... Charlemagne... il a découvert notre retraite... et il exige 20 000 fr... ou si non.

MOULIN.

Hein... c’est catégorique... Eh bien ! qu’en dis-tu ?...

ÉDOUARD, avec tristesse.

Rien, mon ami... et maintenant je sens que je dois me soumettre pour m’acquitter envers toi... mais n’importe, rien ne pourra m’empêcher de rendre justice à toutes les qualités de Pauline.

MOULIN.

Pauvre Édouard, je te reconnais bien là... au surplus, sois tranquille sur la femme que je te destine, elle te conviendra, je le parie ; d’abord... quant à l’âge et au physique, il n’y a rien à dire... et quant aux talents d’agrément... elle sait lire, écrire et compter... c’est toujours ça... mais tiens, la voici qui s’avance...

ÉDOUARD, regardant dans la coulisse.

Comment, une paysanne !... Pétronille !...

MOULIN.

Cliquot... oui mon cher... toi qui voulais une élève de la nature, j’espère que tu ne pouvais pas mieux tomber.

ÉDOUARD.

Au fait... peu m’importe, pourvu que je puisse te sauver...

 

 

Scène VIII

 

MOULIN, ÉDOUARD, PÉTRONILLE

 

PÉTRONILLE.

Ah ! j’espère que je n’ai pas été longtemps, j’ viens d’ chez ma tante, j’y ai demandé son consentement, elle n’a pas hésité un seul instant... ell’ m’a répondu qu’ell’ s’rait bien contente d’être débarrassée de moi...

Apercevant Édouard.

Oh !oh ! le v’là le jeune homm’ blond.

MOULIN, à Édouard.

Tiens, regarde donc, quand le chapeau de paille d’Italie aura pris la place du petit bonnet rond, quand la blouse de mousseline aura remplacé le casaquin, enfin, quand le joli chausson de prunelle ou de satin succédera à l’escarpin un peu trop solide, qui dérobe maintenant ce joli pied à l’œil de l’amateur ; ah ! mon ami, quelle femme tu auras là !...

PÉTRONILLE, à Moulin.

Dites donc, monsieur le Parisien, j’ vas lui d’mander si c’est vrai qu’il m’idolâtre comme vous me le disiez tout à l’heure.

MOULIN.

Du tout, il ne faut pas avoir l’air...

PÉTRONILLE.

Ah ! c’est juste, il n’ faut pas qu’une demoiselle ait l’air... alors j’vas faire ma pincée.

MOULIN.

Vous avez raison.

PÉTRONILLE, se promenant.

T’nez... v’là que j’ la fais ma pincée... est-ce ça hein... Eh ben ! il n’ me regarde pas seulement.

MOULIN.

Rassurez-vous, ça va venir...

PÉTRONILLE.

Air : De Préville.

Mais d’où vient donc qu’il ne veut rien me dire ?

MOULIN.

C’est timidité, mais d’honneur,
Dans ses yeux sans peine on peut lire,
Et sa tendresse et son ardeur.

PÉTRONILLE.

Quoi ! dans ses yeux j’ pourrais fair’ la lecture ?
Tout couramment.

MOULIN.

Ah ! combien c’est fâcheux,

PÉTRONILLE.

Qu’ not’ maîtr’ d’écol’ qu’a d’ la science pour deux ;
Au lieu d’ m’apprendre à lire dans l’écriture   }
(bis.)
N’ m’ait pas appris à lire dans les yeux.        }

MOULIN, bas à Édouard.

Sois donc plus aimable.

PÉTRONILLE

Ah ça ! mais dites donc, qu’est-ce que c’est que ce papier qu’il tient à la main ?

MOULIN, à part.

Dieux ! la lettre de Charlemagne...

À Édouard.

Cache donc ça...

Haut à Pétronille.

C’est le consentement de ses parents...

PÉTRONILLE.

Ah ! oui, des parents barbares, pas vrai... c’est égal, puisqu’il ne vient pas, j’ vas aller l’ trouver moi...

ÉDOUARD, à part.

Il faut donc renoncer à Pauline... maintenant que je suis forcé d’en épouser une autre, je sens que c’est elle seule que j’aime...

PÉTRONILLE, allant à Édouard.

C’est-il vrai petit blond... qu’ vous m’idolâtrez ?...

Lui frappant sur l’épaule.

Eh ! p’tit blond, répondez-moi donc... c’est-il vrai qu’ vous m’idolâtrez ?...

ÉDOUARD.

Oui, oui mademoiselle Pétronille... je vous aime...

PÉTRONILLE.

Comment ! comment ! vous m’aimez ; ah ! ça mais le Parisien dit qu’ vous m’idolâtrez... Entendez-vous donc ?... car enfin on est bien aise de savoir à quoi s’en tenir...

ÉDOUARD.

Eh bien oui, je vous adore... Moulin avait raison.

MOULIN, à Pétronille.

Vous voyez, je ne le lui fais pas dire... ayez donc confiance en moi... quand je vous jure qu’il ne pense qu’à vous, que toute la journée il répète votre nom.

PÉTRONILLE.

Comment... il est comme ça qu’il s’ dit à lui-même tout le long d’ la journée... Pétronille Cliquot, Pétronille Cliquot, Pétronille Cliquot... ah ! ben alors c’est du vrai amour ça...

ÉDOUARD.

Oui mademoiselle Pétronille, tout ce que vous a dit Moulin sur mon compte était vrai, et... si vous m’aimez... je m’estimerai heureux de recevoir votre main...

PÉTRONILLE.

Ma main... ah ! ben ça ne sera pas long... donnez-moi la vôtre.

ÉDOUARD, hésitant.

La voilà !

PÉTRONILLE, lui frappant dans la main.

T’nez voilà aussi la mienne, c’est une affaire bâclée.

MOULIN, à part.

Charlemagne, tu seras satisfait ! voilà mon hypothèque presque négociée au pair.

Aux autres.

Quel spectacle pour l’amitié !... j’ai toujours aimé les mariages.

PÉTRONILLE.

D’inclination... pas vrai mon époux !

 

 

Scène IX

 

MOULIN, ÉDOUARD, PÉTRONILLE, PAULINE

 

Au moment où Pauline paraît, Moulin passe entre Pétronille et Édouard.

MOULIN.

Air : Fragment du Barbier. (Musique de Rossini.)

Oui bientôt je le gage,
L’espérance et l’amour auront comblés vos vœux ;
Croyez-moi dans ce mariage,
Vous devez être heureux...

PAULINE, à part.

L’ai-je bien entendu !...

MOULIN et ÉDOUARD ensemble, apercevant Pauline.

Pauline, ô ciel { tout est perdu !...
                        { je suis

PAULINE, à part.

Malgré son air tendre et sincère,
Le perfide ici me trompait.

PÉTRONILLE.

Qu’est-c’ qu’ils ont donc ?... quel mystère...

À part, apercevant Pauline.

V’la mam’zell’, j’ devine c’ que c’est.

Allant à Pauline.

De moi mam’zell’ ne soyez pas jalouse,
J’ viens d’hériter d’un oncle généreux ;
Et v’là maint’nant que l’ petit blond m’épouse,
Car c’est d’ moi seul qu’il était amoureux.

Ensemble.

ÉDOUARD.

La fâcheuse affaire,
Je ne sais que faire,
Quel embarras !
Pour moi quel mauvais pas,
Elle va croire, hélas
Que je ne l’aime pas.
Mon Dieu quel embarras.

Etc.
La fâcheuse affaire,
Je ne sais que faire,
Quel embarras !

MOULIN.

La fâcheuse affaire,

Bas à Pétronille.

Voulez-vous taire,
Quel embarras !
Pour nous quel mauvais pas.
Comment donc faire, hélas,
Nous n’en sortirons pas,
Mon Dieu quel embarras.
Etc.
La fâcheuse affaire,
(bis.)
Ah ! quel embarras.

PÉTRONILLE.

La drôle d’affaire,
D’où vient donc c’mystère ;
Quel embarras !
Pour eux quel mauvais pas.
Moi je ne comprends pas
Leurs soupirs, leurs hélas,
Mon Dieu quel embarras.
Etc.
La drôle d’affaire,
etc.

PAULINE.

Je suis en colère
Mais il faut me taire,
Quel embarras !
Je comprends tout, hélas !
L’ingrat ne m’aime pas,
De me plaire il est las.
Mon Dieu quel embarras.
Etc.
Je suis en colère,
etc.

À la fin du morceau, Moulin prend le bras de Pétronille et d’Édouard, et les fait rentrer dans la ferme.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MADAME DELAUNAY, PAULINE et CHŒUR

 

CHŒUR.

Air : De Léocadie.

En ce beau jour ici, tout le village
Vient vous offrir son hommage et ses vœux ;
De not’ bonheur, vot’ retour est le gage,
Car auprès d’ vous on est toujours heureux !

MADAME DELAUNAY, après avoir embrassé Pauline.

Bien, bien, mes amis... je vous remercie de vos compliments et de vos fleurs... et même de vos coups de fusils... allez m’attendre dans le château, je ne tarderai pas à vous y rejoindre.

Reprise du CHŒUR.

En ce beau jour, etc.

 

 

Scène II

 

MADAME DELAUNAY, PAULINE

 

MADAME DELAUNAY.

Eh bien, ma petite Pauline, tu vois que je t’ai tenu parole... j’ai fait un long voyage pour assister à la signature de ton contrat.

PAULINE, cachant ses larmes.

Oh ! oui, ma marraine, aussi je n’oublierai jamais toutes les bontés que vous avez eues pour moi ; mais c’est que...

MADAME DELAUNAY.

Ah ! ça, d’après tout ce que tu viens de me dire sur ton futur... tu ne peux pas t’imaginer toute l’impatience que j’éprouve de pouvoir le juger bientôt par moi-même. Il doit avoir 23 ans depuis quelque mois...

PAULINE.

En effet...

MADAME DELAUNAY.

Les cheveux blonds, les yeux bleus... tiens comme les miens... c’est-à-dire comme les miens étaient autrefois, ah, ah, ah.

PAULINE.

À peu près.

MADAME DELAUNAY.

Et il n’habite ce village que depuis un mois ?...

PAULINE.

Précisément... mais comment pouvez-vous savoir tout cela ?... je ne vous parlais pas dans ma lettre...

MADAME DELAUNAY.

C’est que vois-tu j’avais mes raisons... et puis le hasard peut-être... enfin qu’il te suffise de savoir que j’ai connu M. Édouard dès la plus tendre jeunesse.

PAULINE.

Vous le connaissez ?

MADAME DELAUNAY.

Oui, oui, mon enfant... mais c’est un secret que je ne peux pas encore te confier... en attendant ne parlons que de ton bonheur, si mes espérances se réalisent.

PAULINE.

Mon bonheur !... d’après la conduite de M. Édouard...

MADAME DELAUNAY.

Ah ! je vois ce que c’est... une petite querelle d’amoureux... sois tranquille, mon enfant... j’arrangerai tout cela. Ah ! ah, ah...

Air : Femmes, voulez-vous éprouver.

Quoi, se fâcher pour les amours ;
Ah ! ton sort est digne d’envie,
On ne se fâche pas toujours,
Quand on avance dans la vie.
Depuis longtemps tous les galants déjà,
Sont avec moi d’humeur un peu trop bonne,
Pour me chercher de ces disputes-là.
Las ! je ne trouve plus personne...

Mais calme tes craintes ; et repose-toi sur moi... je te réponds qu’avant ce soir, tu verras ton cher futur revenir à tes pieds, laisse moi faire, vas... ah, ah, ah.

PAULINE.

Comment... vous pensez... ah ! j’ai besoin de vous croire... mais j’aperçois son ami, celui qui l’accompagne, et dont je vous ai parlé, il sort de la ferme... sans doute, il vient de conclure toutes ses conditions avec cette petite Pétronille... il se mêle de tout...

MADAME DELAUNAY.

Je le conçois... mais laisse moi seule avec lui... je suis enchantée de le rencontrer en ce moment... en attendant, rends-toi vite chez le notaire et porte-lui cette lettre dans laquelle je lui donne mes instructions.

PAULINE.

Vous me rendez l’espérance.

Air : Fragment de la Guzza.

Oui je vous quitte,
Et reviens vite ;
Mais tout de suite,
Fixez mon sort.
Et s’il hésite,
Je vous invite,
À gronder fort,
Car il a tort

MADAME DELAUNAY.

Je vais me montrer bien sévère,
Et ne pas prendre un air trop bon ;
Je me charge de la colère,
Tu te chargeras du pardon.

Ensemble.

MADAME DELAUNAY.

Oui tout de suite,
Fais la visite ;
Moi, je veux vite,
Fixer ton sort.
Et s’il hésite,
Gronder bien fort,
Car il a tort.

PAULINE.

Oui je vous quitte, etc.

Elle embrasse Pauline, qui sort au moment où Moulin entre en scène.

 

 

Scène III

 

MADAME DELAUNAY, MOULIN

 

MOULIN.

Ah ! je triomphe... je viens de chez l’adjoint de la commune... j’ai été plus d’une heure à lui faire comprendre ce que je voulais, mais enfin j’ai obtenu la dispense des bans... et maintenant rien ne s’oppose plus au mariage de mademoiselle Cliquot...

MADAME DELAUNAY, à part.

C’est bien l’ami de mon petit fils ; exécutons mon projet.

Au moment où Moulin veut sortir, madame Delaunay l’arrête.

Un instant jeune homme... un instant... j’ai à vous parler d’une affaire importante...

MOULIN.

À moi, madame ;

À part.

que diable cette vieille dame peut-elle me vouloir ?...

MADAME DELAUNAY.

C’est bien vous qu’on appelle monsieur Moulin ?

MOULIN.

Oui, Madame, moi-même.

MADAME DELAUNAY.

Un assez mauvais sujet... à ce qu’on m’a dit, ah, ah, ah.

MOULIN.

Les renseignements sont exacts, je n’en disconviens pas ;

À part.

ah ! mon Dieu, est-ce que par hasard ce serait quelque créancière de l’arriéré... qui viendrait me relancer jusques dans la banlieue... il ne me manquerait plus que ça...

MADAME DELAUNAY.

Écoutez-moi jeune homme, je sais que vous avez des raisons pour vous cacher dans ce village... j’ai appris... par hasard, le lieu de votre retraite... et je suis venue bien vite pour vous parler, je vous le répète encore, d’une affaire du plus grand intérêt pour vous.

MOULIN, à part.

Du plus grand intérêt... allons pas de doute... c’est une créance... je l’aurais parié... parbleu c’est avoir du malheur !

Haut.

Madame... une dette... certainement c’est une chose sacrée... parce que... la reconnaissance... la délicatesse... le papier timbré... et si vous saviez surtout comme les usuriers... non je veux dire les fermiers... qui ont toujours souffert de la grêle... les vignes qui ont toutes été gelées... mes terres qui ne me rapportent plus rien du tout...

À part.

moi qui n’ai qu’un pot à fleurs sur ma fenêtre.

Haut.

Enfin, Madame... c’est ce qui fait que je n’ai pas un sou à vous donner.

MADAME DELAUNAY.

Eh ! mais, qui vous parle de cela ? ce n’est pas de l’argent que je viens vous demander... au contraire, je veux vous en offrir...

MOULIN.

M’en offrir ?

MADAME DELAUNAY.

Soyez tranquille, vous dis-je... je connais votre position, celle de votre ami... et je viens vous tirer tous deux d’embarras... ah, ah, ah.

MOULIN.

Air : Vaudeville du petit Courrier.

À part.

Non, je n’y comprends rien vraiment,

Haut.

Je vous croyais ma créancière ;
Et voilà qu’ici la première,
Vous venez m’offrir votre argent.
C’est la bonté qui vous commande,
D’en faire un aussi bel emploi ;
Qu’un jour le hasard vous le rende...

À part.

Il est plus solvable que moi.

MADAME DELAUNAY.

Attendez, attendez encore avant de me remercier... je consens bien à vous compter les 30 000 francs, mais j’y mets une petite condition : c’est que vous allez m’abandonner dès cet instant tous les droits que vous avez sur la main de votre ami.

MOULIN.

Comment, comment, vous céder comme ça toute ma fortune sans garantie...

MADAME DELAUNAY.

Vous voyez bien... vous hésitez déjà... mais rassurez-vous encore la somme que je vous propose sera la dot de la femme que je lui destine, cela vous étonne... ah, ah, ah.

MOULIN, à part.

Comment, encore une femme !...

Haut.

Alors Madame je commence à comprendre... Édouard a fait la conquête d’une de vos parentes, votre fille, votre nièce, ou votre pupille peut-être, et pour ne pas faire le malheur de ces deux intéressants jeunes gens... vous avez résolu... Eh bien, madame... c’est très beau de votre part... et je vous donne d’avance ma procuration.

À part.

La somme entière !... ô Sainte-Pélagie, tu ne me verras donc pas encore dans tes murs !...

MADAME DELAUNAY.

Mais, attendez donc, avant de vous réjouir... jusqu’à présent j’avoue qu’il n’y a pas d’obstacles... mais c’est la future que vous ne connaissez pas encore.

MOULIN.

Qu’importe, Madame... je crois déjà la voir... seize ans... une taille de Sylphide, un teint de rose, une figure céleste...

À part.

30 000 francs !...

MADAME DELAUNAY.

Vous vous enthousiasmez toujours sur le champ... ce que vous supposez là... a peut-être existe, mais il y a longtemps, ah, ah, ah...

MOULIN.

Ah ! mon Dieu... vous m’effrayez, Madame, est-ce que par hasard la future aurait...

À l’oreille.

la quarantaine ?...

MADAME DELAUNAY, de même.

Elle serait bien heureuse !

MOULIN.

Cinquante ans peut-être ?

MADAME DELAUNAY.

Allez toujours, ah, ah, ah.

MOULIN.

Soixante ?

MADAME DELAUNAY.

Vous n’y êtes pas encore.

MOULIN.

Ah ça ! mais Madame, alors c’est donc les trois quarts et demi d’un siècle.

MADAME DELAUNAY.

À peu près... car vous la voyez devant vous...

MOULIN.

Vous !...

À part.

quelle décadence !...

MADAME DELAUNAY.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Eh bien ! vous consentez, je gage,
À me céder ici sa main ;

MOULIN.

Avoir cette idée à votre âge,
Non, non, vous me priez en vain ;
Croyez-vous que de sa détresse,
Je puisse profiter ainsi ?
Gardez, gardez votre richesse,
Et moi je garde mon ami.

 

 

Scène IV

 

MADAME DELAUNAY, MOULIN, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD, apercevant Moulin.

Enfin te voilà... je te cherchais partout.

MADAME DELAUNAY, à part.

C’est bien lui... c’est mon petit-fils.

MOULIN.

Ah ! mon Dieu comme te voilà pâle... qu’est-ce qu’il y a donc encore ?

ÉDOUARD, à voix basse.

Nous sommes perdus... Charlemagne...

MOULIN, de même.

Eh bien, Charlemagne...

ÉDOUARD.

Il est ici...

MOULIN.

Il est ici !...

ÉDOUARD.

Oui, des gardes du commerce l’accompagnent... je lui ai parlé...

MOULIN.

Eh bien !...

ÉDOUARD.

Plus de mariage... plus de 20 000 francs ; il lui faut la somme entière... à l’instant même... ou sans cela...

MOULIN.

Oui, oui, je comprends le reste...

À part.

Ah ça, mais c’est une calamité... est-il tenace donc.

MADAME DELAUNAY.

C’est singulier... comme vous vous troublez tous les deux.

MOULIN, à madame Delaunay.

Moi... du tout... du tout... je vous prie de croire au contraire que... voyez-vous, Madame, c’est la visite d’un ami... d’un ami intime... que nous avions engagé à venir nous voir... et il arrive à l’instant pour nous demander à dîner... comme ça sans façon... à la campagne... vous comprenez... tout ça fait que... la joie... la surprise... le... enfin...

À part à Édouard.

Dis donc, je crois que je radote.

ÉDOUARD, de même.

Oui, oui... mais comment allons nous faire pour nous tirer de là ?

MOULIN.

Ah ! voilà le hic... Si nous décampions...

ÉDOUARD.

Impossible... ils sont entres au café là en face par la grande rue, et ils peuvent nous voir ici.

MOULIN.

Alors c’est fini... pas moyen d’en réchapper... parce que je connais ces gaillards-là... il ont des jambes !

ÉDOUARD.

Mon cher Moulin, quelle situation ! ils vont t’emmener... ah ! s’il est encore un moyen en ma puissance... parle... je suis résolu à tout pour te sauver.

MOULIN.

Vrai mon ami... tu te sens capable... oh mais non... tiens... fais plutôt avancer les gardes du commerce...

ÉDOUARD.

Que dis-tu ?... parle, parle... je t’en prie.

MOULIN.

Tu le veux... eh bien... tu vois cette dame respectable.

Il lui parle bas.

La somme entière...

ÉDOUARD.

Comment, il faut encore que je...

MOULIN.

Ah ! dam... je te disais bien qu’il fallait du courage... mais voilà... aux grands maux... les grands... r...

ÉDOUARD.

N’importe, je t’ai promis... et je consens à tout...

MOULIN.

Bon jeune homme... sois sûr que je n’oublierai jamais un pareil dévouement ! mais je n’ai pas de temps à perdre... justement j’aperçois Charlemagne à travers la fenêtre de la salle de billard... je vais le trouver et lui expliquer...

Bas à madame Delaunay.

Madame, réjouissez-vous... mon ami consent à tout.

Regardant.

Allons... voilà Charlemagne qui m’a vu... il m’appelle...

Saluant.

Oui, oui, mon cher... je suis à vous...

Haut.

Pardon, Madame, si je vous quitte, mais il faut que j’aille commander le dîner... de notre ami intime.

 

 

Scène V

 

MADAME DELAUNAY, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD, à part.

Nous voilà seuls... quel agréable tête-à-tête ! je n’oserai jamais engager la conversation...

MADAME DELAUNAY, de même.

Pauvre garçon... quelle situation ! je me mets à sa place... me faire une déclaration... à moi... ah, ah, ah, ah, il est bien à plaindre... profitons de ma position...

ÉDOUARD, à part.

Les moments sont précieux... allons voyons...

Haut.

Madame...

MADAME DELAUNAY.

Monsieur...

ÉDOUARD.

Madame... je ne...

MADAME DELAUNAY.

Eh bien... est-ce que vous allez en rester-là ?...

ÉDOUARD.

Pardon... c’est le trouble... m’y voici... mon ami vient de me dire... que vous aviez conçu une idée assez avantageuse de moi... pour vouloir m’épouser... j’ai consenti...

MADAME DELAUNAY.

Ah ! ça vous croyez donc que vous pourrez m’aimer ?

ÉDOUARD.

Madame, je tâcherai... mais...

MADAME DELAUNAY.

Comment, comment... mais... apprenez, Monsieur, qu’il n’y a pas de mais... en vous prenant pour mari... j’entends et je prétends que vous ayez beaucoup... d’attachement pour moi... ou sans cela... je vous préviens que je renonce à tout.

ÉDOUARD.

Quoi, vous voudriez... eh bien... Madame... je vous promets d’avoir pour vous tous les égards... tous les soins... toutes les attentions... qui dépendront de moi... il me semble même déjà que j’éprouve... enfin je vous regarderai comme ma meilleure amie... ma confidente... ma mère...

MADAME DELAUNAY.

Oui ; comme votre mère... voulez-vous dire...

Bas.

Pour un rien je l’embrasserais...

Haut.

Voilà bien les jeunes gens... Monsieur me regarderait comme sa mère... parce que j’ai quelques dizaines d’années de plus que lui...

ÉDOUARD.

Mais Madame... il me semble...

MADAME DELAUNAY.

Allons Monsieur, taisez-vous... et sachez que ce n’est pas une raison ça.

Air : En revenant de Bâle en Suisse.

Du Temps, les atteintes perfides
À l’Amour souvent ont fait peur ;
Mais s’il disparaît sous les rides,
Il fait toujours battre le cœur.
Vive la folie,
Et chantons l’Amour ;
Car sans lui, la vie
N’a pas un beau jour...
Pendant cent ans, sur son passage,
Fixant le plaisir inconstant,
Ninon, à la fin du voyage,
Répétait encore en tremblant...
Vive la folie,
etc.

Mais tout ce que vous me dites me fait supposer que c’est un motif d’intérêt qui seul vous détermine.

ÉDOUARD.

Ah ! Madame, dussiez vous me haïr... renoncez à moi... je ne peux pas vous tromper plus longtemps... non, Madame, ce n’est pas l’intérêt qui me guide... c’est la nécessité, ou plutôt le devoir... Entraîné à l’insu de ma famille dans une mauvaise société...

MADAME DELAUNAY.

Je sais tout... j’ai pris des informations... jeune homme... vous fûtes bien coupable en effet... mais, votre franchise... me fait oublier vos torts... et maintenant je tiens plus que jamais à devenir votre femme ; aussi pour que rien ne puisse m’en empêcher... nous allons signer tous les deux un engagement mutuel...

ÉDOUARD.

Un engagement ! eh bien ! oui, Madame, je suis prêt...

MADAME DELAUNAY.

J’ai prévenu le notaire... justement le voici avec tout le village.

 

 

Scène VI

 

MADAME DELAUNAY, ÉDOUARD, PAULINE, UN NOTAIRE, PAYSANS, PAYSANNES

 

Musique de Joseph Doche.

CHŒUR.

Tout le village ici s’empresse
De fêter les heureux époux ;
Ce nœud, formé par la tendresse,
Rendra leur avenir plus doux.

Le notaire apprête tous les papiers sur une table.

ÉDOUARD, apercevant Pauline.

C’est elle encore ; quel embarras !

PAULINE, à Madame Delaunay, à voix basse.

Se repent-il ?

MADAME DELAUNAY, de même.

Ne t’inquiète pas,
L’affaire est arrangée
Et bientôt tu seras vengée ;
Car, afin qu’il soit mieux puni,
Je vais... le prendre pour mari.

TOUS.

Son mari !
Quoi, son mari.

MADAME DELAUNAY.

Oui, mon mari...

Haut à Édouard.

Mais, hâtons-nous de terminer l’affaire,
Que notre engagement
Soit signé promptement.

Elle signe.

Voilà le mien,
Et voici l’autre,

Édouard signe.

Chacun le sien,
Voici le vôtre.

Elle lui donne un papier.

Ensemble.

ÉDOUARD et PAULINE.

Ah ! quel tourment !
Combien je souffre en ce moment.

MADAME DELAUNAY.

Ah ! quel moment !
Combien je ris de leur tourment.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, MOULIN

 

MOULIN, paraissant à la fenêtre du billard, une queue à la main.

Arrêtez, Monsieur le notaire,
Je n’ai plus qu’une bille à faire ;
Car nous sommes 23 à point,
Pour que je gagne il ne faut plus qu’un point.

Il rentre.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Mais d’où vient donc tout ce mystère ?
Et quel est notre étonnement ;
Chacun de nous à cette affaire
Ne peut rien comprendre vraiment.

MOULIN, rentrant avec des papiers dans une main et une queue dans l’autre.

Arrêtez, arrêtez de grâce,
J’ai rattrapé notre billet
Tiens, les voilà... les frais et le protêt,
Tout est compris... Viens donc que je t’embrasse.

Ils s’embrassent.

ÉDOUARD.

Volontiers, mais explique moi...

MOULIN.

Tu vas tout savoir... tais-toi.

Air : Du Comédien

J’avais promis, et pour toute ma vie ;
De fuir le jeu, d’être sourd à sa voix ;
Mais ton bonheur était de la partie,
Et j’ai joué pour la dernière fois :
D’abord là haut je trouve Charlemagne,
Qui régalait les recors ses amis ;
À nos santés ils sablaient le Champagne,
Et du billard entouraient le tapis ;
Mon créancier, de force peu commune
Et comptant trop sur son habileté,
M’offre au billard de tenter la fortune
Pour réparer les torts de l’écarté.
Du vin mousseux, la tête un peu remplie,
Il me provoque une bille à la main ;
Mais c’est en vain... car moi je me défie
De l’adversaire et des coups du destin
Je le refuse ; il insiste, il redouble,
Et me montrant l’effet en question,
Allons, mon cher, me dit-il, quitte ou double.
J’accepte alors... par inspiration.
Sur ce billard, honneur de la banlieue,
Abandonnant notre sort au hasard,
Je m’arme alors de la fatale queue,
En invoquant les mânes de Spolar ;
Nous commençons... D’une main sûre et franche
Je fais la rouge, et par un peu d’effet,
En revenant je tombe sur la blanche
Je carambole, et fais le coup de sept ;
Déconcerté, mon adroit adversaire
Enrage, et dit que ce n’est qu’un raccroc ;
Collé sous bande, il joue avec colère,
Même au tapis il fait un large accroc.
Sans me troubler, profitant de la chance,
Je gagne enfin, billets, timbres, protêts,
Et Charlemagne en est pour sa créance,
Son large accroc, son Champagne et ses frais.

ÉDOUARD.

Ah ! mon ami... que ne te dois-je pas ? car enfin, si tu avais perdu...

MOULIN.

Laisse donc, j’en ai joué bien d’autres.

MADAME DELAUNAY.

Le mauvais sujet !

MOULIN.

Mauvais sujet !... c’est possible... mais que voulez-vous, il n’y a que ceux-là, qui ont du bonheur... d’ailleurs moi je n’ai pas d’état, et si je n’étais pas mauvais sujet ; je n’aurais pas de rang dans la société.

MADAME DELAUNAY, à Édouard.

Ah ça mais, jeune homme, vous vous réjouissez là et vous oubliez que notre engagement est signé.

MOULIN.

Hein... qu’est-ce qu’elle dit donc là ?

ÉDOUARD

Mon ami... il est vrai... pour être plus sûr du mariage je viens de m’engager.

MOULIN.

Ô jeunesse imprudente ! donner sa signature quand il n’y a pas prise de corps... comment allons-nous faire maintenant.

À part, montrant madame Delaunay.

Impossible de jouer au billard avec elle...

Haut.

Mais voyons, est-ce bien en règle au moins... n’y a-t-il pas lieu à quelque chicane ?

Il lui prend le papier des mains.

D’abord il n’est pas sur papier timbré.

MADAME DELAUNAY.

C’est vrai, monsieur, mais entre gens d’honneur... c’est sous-seing privé...

MOULIN.

Madame, l’honnêteté n’empêche pas le papier timbré...

Lisant.

Hum... signé... veuve Dupré-Delaunay... la grand maman !

ÉDOUARD.

Ah mon ami que dis-tu là... madame vous seriez.

MADAME DELAUNAY, lui tendant les bras.

Eh oui... viens donc m’embrasser.

Édouard se jetant dans ses bras.

MOULIN, se mettant aussi à genoux.

Qu’elle âme !... attends... ce n’est pas à toi seul de te prosterner à ses pieds...

Se relevant, et à part.

Une grand maman qui pardonne et qui paye les dettes... quel bel exemple pour les parents du siècle...

MADAME DELAUNAY, à Édouard.

Ah ! ça puisque ta dette est acquittée et que j’ai donné ma parole pour les 30 000 francs. Je connais les moyens de bien placer mon argent... c’est de le donner pour dot à ma filleule, la seule que tu aimes, et qui te le rend bien...

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, PÉTRONILLE

 

PÉTRONILLE, entrant habillée ridiculement.

Me v’là moi... me v’là.

MOULIN, à part.

Oh là là... mamzelle Cliquot... je ne pensais plus à la belle limonadière... moi.

PÉTRONILLE.

J’espère que je suis joliment belle comme ça, et que j’ vac faire un fameux effet à la municipalité.

Apercevant Édouard qui tient la main de Pauline.

Eh ben qu’est-ce que j’vois donc là, mon époux qui embrasse la main d’une autre... ça promet.

MADAME DELAUNAY.

Oui, mademoiselle Pétronille, monsieur Édouard vous fait infidélité à vous et à moi, et il épouse ma petite Pauline... c’est bien mal n’est-ce pas ?

PÉTRONILLE.

Comment il l’épouse... oh l’infidèle !... faites vous don, tirer les cartes, et fiez-vous au valet de cœur... a présent je regrette joliment mes deux sous... il faudra donc que j’attende encore pour avoir un beau café, un mari, un trône, des chevaux et un petit bury !...

MOULIN.

Soyez tranquille je vous trouverai ça... quant à moi, cette journée m’a fait connaître ma véritable vocation... j’étais né pour les spéculations... Aussi après ton mariage je retourne à Paris, je me lance à la bourse, dans les reports et les marchés fermes... et si je fais aussi bien valoir les fonds publics, que j’ai fait valoir ton physique... avant deux ans, je serai agent de change... Alors je viendrai vous voir dans mon tilbury... Nous donnerons des soirées charmantes... où nous danserons... Mais plus de cartes... un billard, seulement par reconnaissance...

Vaudeville.

Air : Vaudeville du déjeuner de garçons.

PAULINE

Enfin, nous sommes réunis,
Que chacun reprenne sa place ;
Tout mon courroux... je le bannis,
Dans mon cœur, l’Amour le remplace.

ÉDOUARD.

Puisque mes soupirs, mes aveux,
Puisque mon repentir vous touchent,
Ce matin j’étais malheureux,
Mais ce soir tout comble mes vœux,
Souvent les extrêmes se touchent.

MADAME DELAUNAY.

Sur un banc, voyez au soleil
S’asseoir dans ce jardin immense,
L’enfant au teint frais et vermeil,
Le vieillard qui touche à l’enfance.
D’un monde trop vivant pour eux,
Le bruit, l’éclat les effarouchent,
Le temps a réuni leurs vœux,
Ils partagent les mêmes jeux,
Souvent les extrêmes se touchent.

MOULIN.

Dans mes amours je suis sournois,
Je veux toujours faire l’aimable.
À côté d’un joli minois
Un jour je me trouvais à table.
Mon pied presse son pied joli,
Sans que ces gestes l’effarouchent...
Mais tout-à-coup j’entends un cri,
J’écrasais le pied du mari...
Souvent les extrêmes se touchent.

PÉTRONILLE.

On voit des spectateurs souvent,
Quoiqu’assis sur la mêm’ banquette,
Les uns trouver tout excellent,
Les autr’ trouver la pièc’ mal faite.
Ceux-ci dis’nt que l’on siffle à tort,
Ceux-là des bravos s’effarouchent ;
Que l’indulgenc’ vous mett’ d’accord ;
Car, Messieurs, quand ç’a d’vient trop fort,
Alors les extrêmes se touchent.

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