La Curieuse (Achille D’ARTOIS - Armand D’ARTOIS - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 6 mai 1824.
Personnages
LA BARONNE D’ARMAINVILLE
JULIE, petite fille de la Baronne
ERNESTINE, petite fille de la Baronne
EUGÈNE, petit fils de la Baronne
LE COMTE DE WODMAR
WILHEM, son neveu
FRANCK BLOUM, jardinier
ROSA, sa fille
PÉTERS, vieux domestique de la Baronne
DOMESTIQUES de la Baronne
PAYSANS
La scène se passe en Allemagne, dans le grand duché de Bade.
ACTE I
Le théâtre représente l’intérieur d’un parc ; un pavillon est sur le côté à gauche ; un gros chêne dans le fond du théâtre, un bosquet à droite.
Scène première
JULIE, ensuite FRANCK
JULIE fait signe à Franck qu’on ne voit pas encore : celui-ci s’avance d’un air mystérieux.
Eh bien, quelle nouvelle ?
FRANCK, avec mystère.
Chut !... mam’zelle Ernestine, vot’ sœur, n’est-elle pas sur nos talons ?... faut rien dire, sauf vot’ respect, c’est bien la p’tite fille la plus curieuse !
JULIE.
Oui, mais tu peux parler, Ernestine est avec notre bonne maman.
FRANCK.
Avec madame la Baronne ! bon !...
Reprenant son air d’inquiétude.
C’est que ma fille, ma petite Rosa, s’en mêle aussi, voyez-vous ; ça va furetant partout. Moi, je n’conçois pas comment que j’ai une fille si curieuse que ça ; car moi je n’ai jamais rien voulu’ savoir... excepté ce qui regarde mon état de jardinier.
Air de Julie.
Par ainsi j’ai voulu connaître
Comment du ceps le bourgeon s’élançait
Comment la fleur du bourgeon pouvait naître ;
Comment en grapp’ chaque fleur s’ transformait !
Puis pour m’instruir’, quand la grappe était mûre,
Et qu’en vin j’ la voyais s’ changer
J’en buvais, pour mieux en juger ;
Qu’ c’est beau d’étudier la nature !
JULIE.
Mais qu’as-tu appris sur ce jeune homme ? qu’en diton ? que sais-tu ? parle.
FRANCK, d’un air de mystère.
N’ faut rien dire ! mais je n’ai rien appris... de bien clair... dans le château voisin, où ce que j’ai été pour prendre des informations sur lui, on ne le connaît pas plus qu’ici. Seulement...
Air : Vaudeville de l’Homme Vert.
Il paraît que l’ jour l’importune,
Car on l’ voit roder dans l’ pays,
Dans son grand manteau sur la brune,
Qu’il a l’air d’un’ chauve souris.
JULIE.
Jusques dans ce jardin, il ose
Pénétrer ?...
FRANCK.
Et j’ dois vous dir’ çа :
L’autr’ jour, j’ l’ai vu cueillir une rose...
Faut vous défier de cet homm’-là ?
JULIE.
Que veut-il donc ? et pourquoi sans cesse le trouvai-je attaché à mes pas ?
FRANCK.
Y a ben queuqu’ chose qui m’ f’rait croire qu’il n’a que de bons motifs.
JULIE.
Quoi donc ?
FRANCK.
Tenez, pas plus tard qu’hier... en faisant ma tournée, je l’ai suivi à la piste ; et je me suis aperçu que ce bon jeune homme que je soupçonnais déjà de quelque mauvais coup, avait fait déposer devant ma porte un panier de vin excellent, avec ces mots : à monsieur Franck Bloum. Vous voyez qu’on ne peut lui supposer que d’honnêtes intentions,
À part.
aussi la porte du parc s’ra toujours ouverte pour lui, n’ faut rien dire.
JULIE.
Franck, je te remercie de ta bonne volonté, mais elle me sera inutile.
FRANCK.
Toujours à vot’ service, mam’zelle. Vous êtes si raisonnable, si sage !... à propos, j’ vous prions de n’ pas éventer le vin, voyez-vous, parce qu’il m’a été donné sous le sceau du secret ; il faut qu’il soit bu de même ; et puis vot’ grand’ maman croit que je suis capable de m’enivrer...
JULIE, impatientée.
Il suffit, Franck.
Elle s’éloigne de lui et se promène en long et en large tandis que Franck continue tout seul.
FRANCK.
C’est pas l’embarras, il est bien caché, maintenant : quatre bouteilles sous la grande meule, six dans ce pavillon qu’on n’habite plus, le plus chenu dans le creux de ce vieux chêne.
Il montre le chêne qui est au fond du théâtre.
me voilà tranquille maintenant et de quelque côté que j’aille, je trouve à qui parler.
Il salue Julie et sort après avoir fait un grand détour pour passer devant le chêne et y jeter un coup d’œil furtif.
Scène II
JULIE, seule
Pourquoi, malgré moi, toujours penser à ce jeune homme ?... Quoi qu’en dise Franck, rien ne prouve la bonté de ses intentions... pourquoi semble-t-il fuir la vue de tout le monde, excepté la mienne ? je m’y perds. Il m’intéresse pourtant ; je le sens, et je m’en veux. Si du moins ma bonne mère le savait ! mais à son âge on n’a que des railleries à opposer aux peines du cœur. Si j’étais sûre de n’être que grondée, je lui dirais tout ; mais elle se moquerait de moi et cela me serait insupportable.
Air : Vaudeville de l’île des Noirs.
Un sentiment, même éphémère,
Change souvent notre avenir ;
Les vieillards l’appellent chimère,
Ils n’ont donc point de souvenir !
Sitôt que leur puissance cesse,
On semble oublier les amours ;
L’histoire de notre jeunesse,
N’est qu’un roman pour nos vieux jours.
Scène III
JULIE, LA BARONNE D’ARMAINVILLE, soutenue par PÉTERS
PÉTERS, à la Baronne à qui il donne le bras.
Tenez, madame, voilà mademoiselle Julie.
LA BARONNE.
Bien laisse-nous, mon cher Péters.
JULIE.
Bonjour, ma bonne mère.
Péters sort.
LA BARONNE.
Bonjour, mon enfant,
Elle l’embrasse.
j’ai des chagrins, ma Julie, des chagrins bien vifs, d’autant plus vifs que je n’ai pu encore les confier à personne ; mais toi, tu as de la raison, je compte sur ta discrétion, car tu n’es point comme la sœur... j’ai deux filles et je n’ai qu’une amie.
JULIE.
Ah ! nous vous aimons toutes deux également : Ernestine est la bonté, la douceur même.
LA BARONNE.
Oui, mais son indiscrétion... aussi je l’ai bien grondée ce matin. Revenons au sujet de cet entretien. Julie, ton frère est ici.
JULIE.
Eugène ? quel bonheur !
LA BARONNE.
Dis quel malheur ! ma pauvre enfant. Il y est depuis trois jours, il y est caché.
JULIE.
Comment ?
LA BARONNE.
Une affaire d’honneur...
JULIE, vivement.
Un duel !
LA BARONNE.
Ah ! ces jeunes gens... ils ne veulent rien écouter.
Air : Un page aimait la jeune Adèle.
À notre empire, pour se soustraire,
Un jeune homme veut nous fuir, hélas !
Il dédaigne la vieillesse austère
Dont les conseils guideraient ses pas,
Dans le monde, il s’élance, il se presse,
L’imprudent croit pouvoir tout braver...
Mais il tombe... et soudain la vieillesse
Lui tend la main pour le relever
Écoute, tu sais que depuis que nous habitons le grand Duché de Bade, ton frère s’attira souvent de fâcheuses affaires par ses plaisanteries sur les habitants de ce pays, ce qui est mal, très mal. Mais le pauvre garçon aime à rire, j’étais comme ça dans mon temps, je ne pouvais retenir un bon mot ; ton frère est comme moi absolument... à l’exception que je ne me battais pas cependant... hélas ! il eut une querelle fort vive avec le capitaine Wodmar, et pour se soustraire aux lois du pays, il prit le nom de Mérinval, et se battit sur la frontière, à trois lieues d’ici... le malheureux capitaine tomba... ton frère voulut fuir, mais lui-même épuisé de forces... Péters passa de ce côté... il reconnut son jeune maître, et le fit transporter secrètement dans le château.
JULIE, vivement.
Il est hors de danger ?
LA BARONNE.
Tout-à-fait ; et maintenant en état de partir.
JULIE.
Comment, il va partir !
LA BARONNE.
Il faut qu’il rentre en France : sa vie n’est pas en sûreté tant qu’il restera ici. Sais-tu que l’oncle du jeune homme, le comte de Wodmar est l’homme le plus emporté et le plus vindicatif de tout le duché... un brave homme cependant, je l’ai connu autrefois... Autrefois ce mot me rappelle bien des choses ! Hélas ! à ton âge, ma Julie, on voit le bonheur devant soi ; au mien, c’est derrière soi qu’il faut regarder... autrefois ! c’est le plus joli mot pour la vieillesse.
Air : Aimable jeunesse.
Que j’étais gentille,
Quand j’étais petite fille,
On voyait dans la famille
Pour moi venir les galants !
Aimable et polie,
J’avais un air de folie ;
Chacun me trouvait jolie,
C’était le bon temps.
Wodmar à la France,
Alors consacrait sa vaillance ;
Au bal j’en fis connaissance,
Dans un menuet,
Quel causeur affable,
Quel danseur aimable !
Qu’il était
Bien fait !
Et moi
Que j’étais gentille,
Quand j’étais petite fille, etc.
Ah ! tout est bien changé : maintenant je suis la douairière D’armainville et lui le comte de Wodmar, favori du duc de Bade. Heureusement que dans cette malheureuse affaire, il n’a dû entendre parler que de M. de Mérinval.
JULIE.
On vient de ce côté.
LA BARONNE.
Taisons-nous. C’est Rosa, la fille de Franck.
Scène IV
JULIE, LA BARONNE, PÉTERS, ROSA
ROSA.
Madame la Baronne, il y a dans la cour un homme qui vient d’arriver avec une lettre, à cheval.
LA BARONNE, en souriant.
Comment, Rosa, une lettre à cheval ?
ROSA.
Tiens, que je suis bête moi !... j’ veux dire... qu’un homme arrive à cheval, avec une lettre à franc-étrier. Du reste, l’homme, le cheval et la lettre sont dans la cour, qui attendent vos ordres, car l’homme dit comm’ ça qu’il ne peut remettre la lettre qu’à vous.
À part.
Quand au cheval, il ne dit rien.
LA BARONNE.
Julie, donne-moi le bras et rentrons, ce message m’inquiète.
Scène V
ROSA, seule
V’là toujours ma commission faite, et vivement encore... mon père ne dira plus que j’suis toujours à regarder les mouches voler... c’est vrai, ça sitôt que je me croise un peu les bras, il dit que je ne fais rien ; mais je pense à tout plein de choses ! penser c’est travailler... et puis...
Scène VI
ROSA, WILHEM
WILHEM, enveloppé dans un vaste manteau.
Jeune fille
ROSA, jetant un cri d’effroi.
Ah ! qu’est-ce que c’est que ça ?... ah ! tiens, que j’ suis bête d’avoir peur... c’est un homme.
WILHEM.
Ne craignez rien, prenez cette lettre ; et remettez là à mademoiselle D’armainville.
ROSA, toute troublée.
Mais, monsieur...
Elle prend la lettre machinalement.
WILHEM.
Prenez aussi cet argent, il est pour vous.
ROSA.
Non, monsieur...
Elle prend l’argent.
WILHEM.
Acquittez-vous de ma commission et comptez sur ma reconnaissance.
Il disparaît.
Scène VII
ROSA, ensuite ERNESTINE
ROSA, le regardant partir.
Le plus souvent que je reçois comme ça de l’argent et des lettres d’un homme !...
Regardant la lettre et la bourse.
tiens... cependant !... faut que je regarde ce qu’il y a dans la bourse,
Apercevant Ernestine.
ah ! mon Dieu ! mam’zelle Ernestine !
ERNESTINE, arrivant avec vivacité.
Air : Un homme pour faire un tableau.
Un homme à l’instant sort d’ici ?...
ROSA.
Un homme !
ERNESTINE.
Oui.
ROSA.
Faut-il que j’ bouge ?
ERNESTINE.
Que t’a-t-il dit ?
ROSA.
Mais, rien...
ERNESTINE.
Ainsi,
Pourquoi devenir toute rouge ?
ROSA.
C’est qu’il fait chaud.
ERNESTINE.
À ton loisir !
Et peu m’importe ce mystère !...
Mais puisque ça te fait rougir,
Vois combien c’est mal de te taire.
Tout le monde va donc me bouder ici comme bonne maman ? ne t’ai-je pas dit moi, tout ce que je savais sur la femme du garde champêtre qui a battu son mari.
ROSA.
Et tout l’ pays l’a su comme moi.
ERNESTINE.
Ce qui fait qu’elle n’a pas osé recommencer ; voilà comme on rend des services, mademoiselle.
ROSA.
Oui, et avec votre manie de tout savoir, vous avez fait manquer mon mariage avec le grand François...
ERNESTINE.
Un homme emporté comme celui-là ; il t’aurait battue aussi.
ROSA.
C’est égal, on aurait vu... au lieu que si je reste fille...
ERNESTINE.
Et puis il boitait...
ROSA.
Oh ! je l’aurais fait marcher droit.
ERNESTINE.
Je t’apprendrai quelque chose, dis-moi ton secret ; il sera bien plus sûr quand nous serons deux pour le garder.
ROSA.
Ah ! ben, oui... c’est bon pour une maison... mais un secret ! plus il a de gardiens, moins il est en sûreté. Et puis, j’ n’ai rien à vous dire, puisque vous l’avez vu sortir.
ERNESTINE.
C’était l’homme au grand manteau, n’est-ce pas ? je ne l’ai pas vu ; mais je l’ai suivi à la trace. Voilà déjà plusieurs jours que je le guette, parce que... tu sais bien la grande allée du parc ? eh bien, c’est là ma gazette à moi.
ROSA.
Comment que ça s’ fait ?
ERNESTINE.
Je reconnais tous les pieds du château et du village à la marque qui en reste sur la terre, et la grande allée me rend compte tous les jours des gens qui vont et qui viennent dans le parc. Et puis cela me découvre les amoureux du pays. Aussi, lorsque je vois un grand pied et un petit pied à côté l’un de l’autre, et que les pas ne sont point grands, je dis en voilà qui n’étaient pas, pressés.
ROSA.
C’est pas l’embarras, je sais lire aussi dans cette gazette-là, moi. Dites donc avez-vous remarqué queuqu’ fois qu’on voit tout-à-coup qu’au moment de quitter l’ bois, le petit pied a pris à gauche et le grand pied à droite ? c’est drôle tout d’ même ça.
ERNESTINE.
Mais l’homme au grand manteau, que venait-il faire ici ?
ROSA.
Allons, me v’là encore enjôlée une fois... tenez... je n’ peux rien vous cacher... il m’a remis cette lettre.
ERNESTINE.
Eh bien, cette lettre pour qui est-elle ?
ROSA.
Pour mademoiselle D’armainville, m’a dit l’homme au manteau.
ERNESTINE.
C’est donc pour moi ?
ROSA.
Dam’ j’ crois plutôt qu’ c’est pour mam’zelle votre sœur.
ERNESTINE.
Pourquoi cela ?
ROSA.
Vous connaissez bien le père Burck, l’aubergiste.
ERNESTINE.
Qu’a de commun le père Burck ?
ROSA
Il y a deux jours qu’un homme est venu chez lui : il a demandé la carte, il a sonné le garçon plus de trente fois, et à chaque fois au lieu de lui commander quelque chose, il n’a fait que le questionner sur mademoiselle D’armainville, la plus grande, celle qui a l’air si sage et si raisonnable.
ERNESTINE.
Et ce jeune homme n’a rien dit sur moi ?
ROSA.
Non, il n’a parlé que de celle qui a l’air sage et raisonnable. Et puis il est parti sans manger et laissant six francs pour boire au garçon, de manière que le père Burck, le et la Marie-Madelaine, garçon de le père Burck surtout, parce qu’il aime ce qui est comme ça... un peu romanesse... moi je n’ haïs pas ça non plus.
ERNESTINE, tristement.
Air : Vaudeville du Courtisan.
Je ne dois pas ouvrir la lettre,
Puisqu’elle s’adresse à ma sœur ;
Je voudrais pourtant bien connaître
La signature.
ROSA.
Oui, l’ nom d’ l’auteur !
Ce nom dirait tout, je parie,
Et j’ grill’ de voir ; je suis d’ bonn’ foi.
ERNESTINE.
Je ne puis blâmer ton envie !
ROSA
J’ sais bien qui vous n’ valez pas mieux qu’ moi.
ERNESTINE.
Donne moi cette lettre.
ROSA.
Oui, à condition que si vous l’ouvrez, vous me direz ce qu’elle contient.
ERNESTINE, tenant la lettre et cherchant comme sans y penser à voir dedans.
Fi donc, Rosa, me croyez-vous capable d’une telle action ? Cependant...
Air : de l’Angélus.
Il est bien beau d’être savant ;
Je l’ai toujours entendu dire,
Et l’on me gronde, cependant,
Parce que je cherche à m’instruire !
Je ne puis rien y concevoir
Car enfin, si pour bien s’entendre
Les mamans doivent tout savoir,
Les filles doivent tout apprendre.
ROSA.
Mam’zelle donnez-là moi, je me charge du coup !
ERNESTINE.
Au surplus, c’est à toi que cette lettre fut remise : te regarde, je te la rends.
ROSA, reprenant la lettre.
Le cachet va sauter !... une, deux, trois v’là ouverte.
ERNESTINE.
Air : Voulant par ses Œuvres complètes.
J’en suis pour vous toute honteuse ;
Votre imprudence nous perdra.
Ah ! que vous êtes curieuse !
ROSA.
C’est avec vous qu’ j’ai gagné ça.
ERNESTINE.
Deviez-vous ainsi vous conduire !
La lettre est ouverte.
ROSA.
Oui, vraiment !
ERNESTINE.
Que faut-il faire, maintenant ?
ROSA.
Ce qu’il faut faire ? il faut la lire.
Elle lui présente la lettre toute ouverte.
Ça vous regarde, ça... lisez tout haut ! s’il vous plaît ; je veux ma part.
ERNESTINE.
Le cœur me bat...
Regardant la lettre sans la prendre.
elle est sans signature.
ROSA.
C’est justement ce que nous voulions voir ! c’est impoli ça ! mais lisez toujours.
ERNESTINE, prend la lettre en tremblant et lit.
Mademoiselle,
« L’amour m’a fixé près des lieux que vous habitez. La fortune et le rang m’ont fait votre égal ; mais vous devez être entourée de tant d’hommages ! et si l’un de mes rivaux est préféré, je dois respecter son bonheur et me retirer. »
ROSA.
C’est joli cela... si le père Burck, l’aubergiste, était là il trouverait ça bien beau.
ERNESTINE.
Tais-toi donc
Continuant la lettre.
« des circonstances singulières me forcent à cacher mon nom. »
ROSA.
Ah ! v’là encore du mystère !
ERNESTINE.
« Cependant dites un mot et vous le connaîtrez. »
ROSA.
Ah ! si je connaissais ce mot-là, comme je le lâcherais toute de suite.
ERNESTINE.
« Post-scriptum. »
ROSA.
Oh ! oh ! ça doit être encore plus beau, ça.
ERNESTINE, lisant toujours.
« Si vous daignez me faire une réponse, veuillez bien la déposer dans le creux du vieux chêne, qui est derrière le pavillon du parc. »
Scène VIII
ROSA, ERNESTINE, FRANCK
FRANCK, à part.
Qu’entends-je ? dans le creux du vieux chêne ! ma cachette est découverte !
ERNESTINE, montrant la lettre.
Maintenant comment la remettre ?
FRANCK..
Qu’est-ce qu’elles tiennent donc là ? est ce que c’est une de mes bouteilles ?
ROSA.
Il n’y a qu’à la recacheter, on ne s’apercevra de rien.
FRANCK.
La recacheter ! plus de doute !
S’approchant.
comment, mesdemoiselles, vous savez donc ?
ERNESTINE, à part.
Ah ! mon Dieu ! il nous a entendues.
FRANCK, à part.
Si je pouvais leur recommander le secret.
ROSA, à part.
Pourvu qu’il ne vous dénonce pas.
FRANCK, à part.
Deux p’tites jacasses comm’ ça ! tout le château le saura.
ERNESTINE, qui a entendu la fin de la phrase.
Tout le château le saura Vois-tu, Rosa, ce que tu m’as fait faire. Fi, monsieur Franck, c’est bien vilain à vous.
FRANCK, d’un ton suppliant.
Je vous en supplions, mam’zelle, qu’ vot mère n’en sache rien.
ROSA.
Tiens, nous ne demandons pas mieux.
ERNESTINE.
Certainement.
FRANCK.
Eh bien, rendez-la moi toute décachetée.
ERNESTINE.
Comment, vous la rendre à vous... si quelqu’un doit l’avoir ; c’est ma sœur.
FRANCK.
Ah ! pour elle, ça m’est égal : elle sait que ça vient de l’étranger et que c’est lui qui me l’a remise.
ROSA.
Comment, à vous, mon père ! sauf vot’ respect, c’est bien à moi... et tout à l’heure.
FRANCK, à Rosa.
Comment, il l’en a remis aussi à toi ? j’crois qu’elles veulent me tirer les vers du nez. Voyons, eh bien ! et à vous, étaient-ce des grands bouchons ?
ROSA.
Allons, v’là qu’il parle de bouchons, à présent.
ERNESTINE, bas à Rosa.
Air : Vaudeville du Printemps.
Il se moque de nous, ton père.
ROSA, bas à Ernestine.
Il n’est pourtant pas bien malin,
Du moins, à c’ que disait ma mère.
FRANCK.
J’ vous d’ mand’ le secret jusqu’à d’main.
ROSA.
J’ vois qu’ c’est moi dans c’te belle histoire,
Qu’on grondera... mais après tout,
J’ai fait la faute, j’ dois la boire.
FRANCK.
J’ te défends de rien boir’ du tout.
Scène IX
ROSA, ERNESTINE, FRANCK, LA BARONNE, JULIE
ROSA.
Bon ! v’là Madame.
ERNESTINE.
Maman !
LA BARONNE, à Julie en entrant.
Cette nouvelle me désole, Julie, et ta confidence ajoute encore à mon effroi.
ROSA, bas à Ernestine.
Dites donc, mam’zelle, il y a encore une nouvelle et une confidence.
LA BARONNE, à Julie.
Silence ! nous ne sommes pas seules.
ERNESTINE, bas à Rosa.
Que faire de cette lettre ? et ce pauvre jeune homme qui attend une réponse !
LA BARONNE.
Franck, allez aider mes gens à relever la grande meule de fourrage qui vient de tomber.
FRANCK, à part.
Encore une de mes cachettes ! c’est donc le diable qui s’en mêle.
Il sort.
Scène X
ROSA, ERNESTINE, LA BARONNE, JULIE
LA BARONNE, à Julie, à part.
En voilà déjà un d’éloigné : tâchons de ne point donner de soupçons aux autres.
Haut.
Approche-moi une chaise, ma Julie.
Julie fait signe à Ernestine de la présenter.
ERNESTINE, lui en présentant une.
Voilà, maman.
LA BARONNE, froidement.
Ah ! c’est vous, ma fille.
ERNESTINE.
Oui, maman, c’est moi. vous m’en voulez toujours, je le vois.
JULIE, bas à la Baronne.
Traitez-la avec douceur.
ROSA, à part.
Je reste là, moi.
LA BARONNE, à Ernestine.
Ai-je tort de vous en vouloir ? comment vous conduisez-vous ? malgré mes reproches, toujours à épier ce qui se passe autour de vous ! faisant sans cesse votre société, non de votre sœur qui pourrait vous donner de bons exemples, mais de cette petite Rosa.
ROSA, à part.
Tiens, v’là qu’j’en suis à présent.
LA BARONNE.
Aussi curieuse que vous ; mais plus excusable puisqu’elle est sans éducation.
ROSA.
Oh ! par exemple, c’était bien la peine que je restions là.
ERNESTINE.
Bonne maman, ne m’en veux plus, je t’en prie... je te promets de ne plus être curieuse... Pardonne encore à Rosa, car tu l’as fait pleurer aussi... Rosa, viens baiser la main de bonne maman.
Elle va chercher Rosa et l’amène devant la Baronne qui lui donne la main à baiser.
ROSA.
Grand merci, Madame.
À part en s’en retournant.
Sans éducation ! j’ peux pas avaler çà.
ERNESTINE, bas à Rosa.
Tiens, à présent, je vais tout dire à maman et lui donner la lettre.
ROSA, bas.
Ne faites pas des choses comme ça ! ça va encore retomber sur moi, qui l’ai décachetée.
ERNESTINE.
Si...
ROSA, la tirant par sa robe.
Non !
ERNESTINE.
Si !...
LA BARONNE.
Va, rentre, mon Ernestine, je suis contente, rentre.
ERNESTINE, lui baisant encore la main.
Adieu, maman, adieu ! adieu, ma bonne Julie.
ROSA, à Ernestine en partant.
Tout le monde a des secrets ici aujourd’hui. Jusqu’aux arbres qui s’en mêlent... Le gros chêne.
Elles sortent.
Scène XI
LA BARONNE, JULIE
LA BARONNE.
Enfin nous voilà seules.
JULIE.
Quoi, ma bonne mère, vous pouvez penser que cet inconnu, dont les manières sont si prévenantes, si distinguées, est un émissaire du comte de Wodmar ?
LA BARONNE.
Oui, Julie. Pourquoi cet homme rôde-t-il ainsi autour du château, depuis l’accident de ton frère ?
Air : du Vaudeville de l’île des Noirs.
Ah ! que dites vous là, ma mère ?
Lui supposer un tel projet !
Sans doute le désir de plaire,
Dans se séjour le conduisait.
LA BARONNE.
Peut-être il vient pour te séduire.
JULIE.
Cela serait plutôt prouvé...
Car il a l’air, je dois le dire,
D’un homme fort bien élevé.
LA BARONNE.
Et ce malheureux courrier qui vient d’arriver ne me confirme-t-il pas dans mon opinion ? Le comte de Wodmar est dans les environs, ma fille... Cette nouvelle me trouble à un point... Mais ton frère partira cette nui même, et pour qu’on ne s’aperçoive de rien au château j’ai fait préparer ce pavillon isolé pour le recevoir... Mais je ne me trompe pas... Julie, le voilà !
Scène XII
LA BARONNE, JULIE, EUGÈNE, PÉTERS
Morceau d’ensemble.
LA BARONNE, JULIE. }
Air de la Maison de Plaisance. }
Le voilà (bis.) }
L’objet de tant de peine ; }
Dans mes bras, mon Eugène, }
Le malheur te respectera. }
EUGÈNE. } Ensemble.
Me voilà, (bis.) }
J’ai causé votre peine ; }
Mais un jour, votre Eugène }
De tout vous consolera. }
LA BARONNE, à Péters.
Et toi, Péters, vois si quelqu’un s’avance,
Ah ! je le confie à ta foi.
À Eugène.
Sans nous tu vas revoir la France,
Sans nous !... qui veillera sur toi ?...
EUGÈNE.
Ah ! vous quitter me désespère,
Et mon sort sans doute est affreux ;
Mais pour un Français malheureux,
La France est encore une mère.
ENSEMBLE.
Le voilà, etc.
Me voilà, etc.
LA BARONNE, à Eugène.
Cher enfant, qui m’eût jamais dit qu’un jour ton départ serait un sujet de joie pour moi... Eugène, je t’en supplie, que ton malheur te rende sage.
EUGÈNE.
Ah ! ma mère, on peut tirer vengeance d’une injure ; mais lorsqu’on fut assez malheureux pour ne pas être la victime...
PÉTERS.
Voilà Franck qui vient de ce côté.
LA BARONNE.
Vite, vite, Eugène... dans ce pavillon !
JULIE, remontant un peu le théâtre.
Le voilà ! le voilà ! gène entre dans le pavillon.
Scène XIII
LA BARONNE, JULIE, PÉTERS, FRANCK[1]
FRANCK, à part.
Bon ! encore du monde ici... Je ne pourrai pas faire l’état d’lieu de mon chêne !
LA BARONNE, comme étant gênée par sa présence.
Eh ! bien, Franck... et... la meule de fourrage ?
FRANCK.
Elle est relevée, madame,
À part.
et mes bouteilles l’ont été avant elles ; je n’en ai pas retrouvé une.
LA BARONNE.
Et que demandez-vous, mon bon Franck ?
FRANCK.
Madame, j’voulions entrer un p’tit brin dans ce pavillon, pour y prendre quelque chose... que...
LA BARONNE, vivement.
Dans ce pavillon ! on n’y peut entrer.
FRANCK, stupéfait.
V’là encore une cachette de cernée ! me v’là à sec maintenant comme Cancale au milieu de la mer.
Scène XIV
LA BARONNE, JULIE, PÉTERS, FRANCK, ROSA, accourant
ROSA.
Madame, madame ! v’là une grande voiture à quatre chevaux qui vient d’arriver... ça fait un bruit... et des grands laquais dorés sur tranches ?
FRANCK.
Une voiture à quatre chevaux !... j’ vais prendre du côté du trottoir, j’n’ai pas envie de m’faire écraser.
LA BARONNE, à Rosa.
Qui donc arrive ? le sais-tu ?
Scène XV
LA BARONNE, JULIE, PÉTERS, FRANCK, ROSA, ERNESTINE, accourant
ERNESTINE.
C’est M. le comte de Wodmar !
EUGÈNE, JULIE, LA BARONNE, à part.
Le comte de Wodmar !
ERNESTINE.
Oui, c’est lui ! maman, j’ai entendu son nom, je sais que vous le connaissez... je lui ai parlé... je lui ai fait les honneurs de... la cour... il vient dans le pays parce qu’il est à la recherche d’un homme pour son neveu... je ne sais pas... il ne s’est pas expliqué très clairement.
LA BARONNE, à part.
Je ne le devine que trop.
ERNESTINE, à part.
Il est très bel homme le comte de Wodmar.
Ensemble.
Final de Rossini.
LA BARONNE et JULIE, à part.
Ah ! quel moment !
C’est le Comte ! qui l’amène ?
Ah ! quel tourment !
Viendrait-il enlever Eugène ?
ERNESTINE et ROSA, à part.
Quel doux moment !
Je saurai ce qui l’amène,
Certainement,
Il ne peut nous causer de la peine.
EUGÈNE, à part, à la fenêtre du pavillon.
Ah ! quel moment !
C’est le Comte ! qui l’amène ?
Comment
Échapper à sa haine ?
Scène XVI
LA BARONNE, JULIE, PÉTERS, FRANCK, ROSA, ERNESTINE, LE COMTE DE WODMAR, PAYSANS et VALETS
CHŒUR.
Dans ce séjour,
Vous trouvez } un noble asile !
Nous trouvons }
Et sans détour,
Vous venez } au château d’Armainville.
Nous venons }
LE COMTE, à la Baronne.
Pardon, madame, un vieil ami
Jusqu’en ces lieux cherche un appuy.
Votre âme noble et bonne
Sait le malheur qui m’environne.
Le coupable, j’espère,
Ne pourra m’échapper ;
De toutes parts, j’ai su l’envelopper,
Il ne peut franchir la barrière.
À la baronne.
Vous m’aiderez à me venger.
LA BARONNE et JULIE, à part.
À vous venger !
EUGÈNE, à part, de la fenêtre.
Comment éviter le danger ?
CHŒUR GÉNÉRAL.
Dans ce séjour,
Vous trouvez } un noble asile !
Nous trouvons }
Et sans détour,
Vous venez } au château d’Armainville.
Nous venons }
Le Comte donne la main à la Baronne et tout le monde part, pour se rendre au château.
ACTE II
Même décoration.
Scène première
LA BARONNE, LE COMTE DE WODMAR
LA BARONNE, arrivant un instant après le comte et jetant autour d’elle des regards inquiets.
Vous semblez nous fuir, monsieur le comte ? pourquoi désertez-vous si vite le salon ? pourquoi ne pas chercher à vous distraire ?
LE COMTE.
Me distraire ? impossible, madame, une seule idée m’occupe ; je viens d’obtenir du grand duc, un ordre contre ce Mérinval, et je puis le faire arrêter partout où je le trouverai.
LA BARONNE.
Quoi ! ne songer qu’à se venger !
LE COMTE, l’interrompant.
Je me rends justice, et je sens que ma présence ici n’a rien que de pénible pour mes hôtes ; mais je ne vous importunerai pas longtemps. J’attends aujourd’hui même un ami, plein d’intelligence et d’activité qui parcourt ce canton où il croit avoir enfin saisi les traces du meurtrier.
LA BARONNE, à part.
Si c’était cet homme dont me parlait Julie !
LE COMTE.
Je connais votre obligeance, je ne doutais pas de vous trouver sensible à mes malheurs, et j’ai assigné à mon ami votre château pour lieu du rendez-vous... je partirai dès qu’il sera venu... et j’espère aujourd’hui... dans une heure peut-être...
Air : Époux imprudent.
Pour ce neveu j’étais un second père,
Dans la douleur je suis plongé ;
Je poursuivrai son adversaire,
Et bientôt je serai vengé.
LA BARONNE.
Je ressens là votre douleur amère ;
Mais l’adversaire a-t-il un meilleur sort ?
Vous voulez lui donner la mort !
Ah ! monsieur, songez à sa mère.
LE COMTE.
À sa mère !... eh ! quel est cet adversaire ? un inconnu un aventurier... un M. de Mérinval, dont personne n’entendit jamais parler dans le duché... sans doute c’est par trahison...
LA BARONNE, vivement.
Impossible, monsieur !
LE COMTE, étonné de l’exclamation de la baronne.
Comment...
LA BARONNE.
Air : Vaudeville des amazones.
Ah ! sur ce point permettez que je doute...
Par trahison !... je ne puis le penser.
Ce Mérinval !... il est Français sans doute,
Du moins son nom semble vous l’annoncer !
D’un tel forfait à tort on le soupçonne.
Souvent en France on peut sans réfléchir
Exagérer les lois que l’honneur donne ;
Mais on ne peut jamais s’en affranchir.
Si votre neveu, au contraire, avait été l’agresseur ? d’après ce que vous m’avez dit vous-même, il paraît qu’au moment de son duel, il était mal dans votre esprit, ce qui supposerait...
LE COMTE.
Eh ! madame, c’était un écervelé, une tête romanesque ; nos querelles étaient toujours fort vives, mais fort courtes ; car son cœur était bon et honnête, et jamais il n’a pu sortir son épée du fourreau que pour repousser une attaque ou pour servir sa patrie. Je suis soldat, madame, et je connais les lois du véritable honneur.
Air : Il m’eut fallu quitter l’Empire.
Ah ! quelle distance sépare
Le duelliste et le guerrier !
L’un de ses blessures se pare,
Et vole cueillir un laurier
À la face du monde entier.
L’autre, fut-il brave, tressaille,
Cache le fer dont s’est armé son bras,
Et semble encor voiler ses pas,
Pour chercher un champ de bataille
Où la gloire n’assiste pas.
Cher Wilhem ! Vous paraissez blâmer les soins que je donne à la vengeance ; mais vous avez un fils, madame.
LA BARONNE, toute troublée.
Un fils... que lui voulez-vous ?
LE COMTE.
Qu’y a-t-il donc dans ma question qui puisse vous troubler ainsi ?
LA BARONNE.
Ah ! pardonnez monsieur, le comte ; mais vous connaissez le cœur d’une mère... mon fils est loin de moi, les mêmes dangers le menacent peut-être, je n’ai pu me défendre d’une émotion.
LE COMTE.
Eh bien, madame, si quelqu’un songeait à vous priver de ce fils ?
LA BARONNE, le regardant fixement.
Ah !
Après un moment de silence.
hélas ! monsieur le comte, j’en mourrais...
Scène II
LA BARONNE, LE COMTE, ROSA
ROSA, en accourant.
Mademoiselle Ernestine, mademoiselle Ernestine ! ah ! mon Dieu ! j’croyais qu’mam’zelle Ernestine était ici !
LA BARONNE.
M. de Wodmar, vous allez avoir la complaisance de me reconduire au château ; n’est-ce pas ? je me sens un peu faible.
À part.
Il faut l’éloigner de ce pavillon. Rosa, puisque vous voilà, allez dire à Ernestine qu’il faut qu’elle rentre ce soir dans sa chambre de bonne heure.
ROSA.
Qui, madame... je n’y manquerai pas.
LA BARONNE, prenant le bras de Wodmar pour sortir.
Pardon, monsieur le comte !
Scène III
ROSA, seule
Oui, madame la baronne... oui... certainement... mais où est-elle donc c’te mam’zelle Ernestine ? justement dans le moment où j’ai une bonne chose à lui dire, je n’peux pas la trouver... mais je ne me trompe pas c’est elle qui est là bas !... que fait-elle donc à se glisser comme ça derrière les arbres ? Bon ! la v’là qui s’tapit derrière ce gros poirier... tiens, elle court de ce côté maintenant. C’est-y cocasse ces jeunes filles quand ça a la curiosité en tête !
Scène IV
ERNESTINE, ROSA
ERNESTINE.
Rosa ! Rosa !
ROSA.
Ah ! c’est vous enfin... imaginez-vous...
ERNESTINE, l’interrompant.
Figure-toi...
ROSA.
J’ m’étais mise...
ERNESTINE.
Si tu parles toujours...
ROSA.
Dame ! si vous m’interrompez.
ERNESTINE.
Eh bien, commence, je parlerai après.
ROSA.
Non, non, vous la première...
Continuant avec vivacité.
Imaginez-vous donc mam’zelle, que par hasard je m’étais arrêtée un instant derrière la porte de la salle à manger, quand j’ai entendu mam’zelle Julie, vot’ sœur, qui disait Péters. Pourvu qu’il ignore qu’il est caché ici. C’est fameux ça ! il y a quelqu’un de caché, c’est certain. À présent, à vot’ tour.
ERNESTINE.
Figure toi qu’en me promenant tout à l’heure dans la grande allée...
ROSA.
Oui, la gazette.
ERNESTINE.
Je vois venir de loin M. de Wodmar et ma mère, pour ne pas avoir l’air de les épier, je me glisse derrière la charmille.
ROSA.
Je vous ai vue.
ERNESTINE.
Et j’entends grand’maman qui disait ce monsieur de Mérinval n’est peut-être pas si coupable que vous le pensez.
ROSA.
Eh bien ! après.
ERNESTINE.
Dam ! après, il est venu une grande bouffée de vent qui a envoyé toutes leurs paroles de l’autre côté.
ROSA.
C’est dommage !
ERNESTINE.
Mais j’ai de nouveau entendu maman qui disait : il rôde tous les jours dans les environs.
ROSA.
C’est de l’inconnu qu’elle parlait.
ERNESTINE.
C’est de l’inconnu, il n’y a pas de doute, et l’inconnu s’appelle Mérinval : voilà déjà son nom de trouvé.
ROSA.
Vous croyez ?
ERNESTINE.
J’en suis sûre.
ROSA.
Mérinval, c’est un joli nom tout d’même... si l’père Burck l’entendait il s’rait content, parce que c’est joli un joli nom.
ERNESTINE.
Mais qu’est-ce enfin que ce monsieur de Mérinval ?
ROSA.
Moi, mon opinion, c’est que c’est le neveu de c’monsieur.
ERNESTINE.
C’est cela... je me souviens maintenant avoir entendu dire pendant le dîner que le comte de Wodmar était brouillé avec son neveu ; ce neveu sera venu se cacher ici parce qu’il est amoureux de ma sœur, c’est bien clair.
ROSA.
Y a des choses comme ça, il n’y a que quand elles vous ont crevé les yeux qu’on les voit.
ERNESTINE.
Rosa, puisque nous avons été assez heureuses pour découvrir tout cela, il est de notre devoir de le réconcilier avec son oncle et le plus tôt possible. Vois-tu comme toutes nos découvertes expliquent ce qu’il dit dans sa lettre...
Elle ouvre la lettre
« Plus tard je ferai connaître mon nom » parce qu’il n’est ici que sous celui de Mérinval.
ROSA.
Et la réponse de c’pauvre garçon... vous avez lu la lettre, vous devriez lui écrire, vous.
ERNESTINE.
Quelle folie.
ROSA.
S’il ne trouve pas un petit mot de réponse ce soir dans le vieux chêne, ça va le désespérer ; il est capable de... dame ! il paraît qu’il a une mauvaise tête... et demandez au père Burck ous’ que ça peut conduire un coup de tête. Écrivez-lui queuqu’chose ! pas grand chose ; mais qu’on le voie enfin...
ERNESTINE.
Écris-lui toi-même.
ROSA.
J’veux bien... c’est que j’n’sais faire que des O... je les fais bien, par exemple. Mais il faut que ce soit vous.
ERNESTINE.
Air : On n’offense point une belle.
Qui moi, répondre à cette lettre,
On blâmerait cette action.
Cela ne pourrait se permettre
Qu’aux gens sans éducation.
Non, non, ma chère, et vous aurez beau dire
À ce projet je ne saurais souscrire !
Abandonnez un tel dessein.
Sachez qu’à ce jeune homme enfin
Je suis incapable d’écrire !
Mais je te conduirai la main.
ROSA.
Va comme il est dit.
Ernestine lui conduit la main et la fait écrire.
D’abord, dites-moi ce que j’écris parce qu’il faut qu’on sache ce qu’on fait.
ERNESTINE.
Mais tu vas de travers.
ROSA.
Ça vous r’garde... ah ! c’est un O ça, je le reconnais... en v’là encore un qui passe.
ERNESTINE.
C’est fini.
ROSA.
Voyons...
Elle essaie de lire
v, o, u, s... vous.
ERNESTINE, lisant.
« Vous pouvez paraître. »
ROSA.
Comment, j’ai écrit ça, moi, c’est-y possible... et madame qui dit que je n’ai pas reçu d’éducation.
ERNESTINE.
Voilà le billet ployé... va le mettre dans le creux du chêne...
Elle le donne à Rosa.
cependant je réfléchis que tout cela peut mal tourner. Quand l’explication arrivera, on saura que c’est moi qui ai tout fait. Rends-moi le billet.
ROSA.
Ça n’ vous regarde pas, c’est moi qui ai reçu la lettre, c’est moi qui y ai répondu.
ERNESTINE.
Rendez-moi cette lettre, je vous l’ordonne.
ROSA.
Oh ! ces grands airs-là n’vous vont pas du tout.
ERNESTINE.
Vous êtes une impertinente.
ROSA.
Holà ! un instant, mam’zelle. J’sis vot’ p’tite Rosa, vot’ camarade, quand j’écoute aux portes pour vous, ou que j’ai queuques bonnes nouvelles à vous apprendre, et puis quand l’caprice vous en prend, vous m’ dites vous au lieu de me dire toi, et vous m’appelez impertinente au lieu de me nommer par mon nom patronymique, ça n’est plus ça... pour le rang, j’sis vot’ inférieure, c’est vrai, mais ici quand nous faisons nos coups, j’sis votre égale.
ERNESTINE.
Taisez-vous ! se voir humilier à ce point.
ROSA.
Chut... j’aperçois l’inconnu, il vient chercher la réponse.
ERNESTINE, s’apaisant tout de suite.
Pends bien garde le faire enfuir.
ROSA, allant mettre la lettre dans l’arbre.
J’vas mettre la lettre à la poste
En sortant.
j’ai pas cédé toujours.
Elle sort avec Ernestine.
Scène V
FRANCK et ensuite WILHEM
FRANCK, arrivant un fusil sous le bras.
Tout l’monde chuchote ici... je crois qu’il y a queuque conspiration contre mon vin... j’vas l’mettre à l’abri d’un coup de main l’ plus tôt possible.
Il fait le signe de le boire.
Il ne me reste plus qu’ les bouteilles du pavillon et du gros chêne... J’vas faire sentinelle avec mon fusil et monter la garde pour mon vin en attendant qu’il me la fasse descendre...
Se retournant tout à coup.
Qui va là ?
Il va pour armer son fusil.
il n’y a pas d’ chien... celui-là ne mordra pas.
La nuit commence à tomber.
WILHEM, arrivant doucement.
Mon sort va se décider... ah ! je tremble... mademoiselle D’armainville aura-t-elle daigné me faire une réponse... voyons...
Il va vers le gros chêne et prend le billet.
FRANCK, courant à lui et le saisissant par le collet.
Halte-là, camarade.
WILHEM.
Chut !... qu’avez-vous, mon ami ?
FRANCK, le reconnaissant.
Ah ! mon Dieu ! c’est... ma chauve-souris. comment, monsieur, c’est vous qui me l’avez donné et vous venez me de reprendre !
WILHEM.
Que veut-il dire ? silence.
FRANCK.
C’est un vilain procédé, un beau monsieur voler le vin à des pauv’ malheureux qui n’ont qu’ça à boire.
WILHEM, lisant le billet.
Que vois-je ? « Vous pouvez paraître ! » Oh ! bonheur, mon cher ami !
Air : de Préville.
Quel avenir charmant pour moi s’apprête,
Ah ! mon ami, ce chêne ce billet !
Je crois vraiment qu’ j’en perdrai la tête.
FRANCK.
Et moi vraiment, je crois que c’est déjà fait. (bis.)
WILHEM.
Tiens, mon cher Franck, tiens, pour prix de ta peine.
FRANCK.
Eh ! quoi, Monsieur.
WILHEM, lui donnant de l’argent.
Prends l’argent que voilà !
FRANCK.
Il est donc fou ! je n’ai pas gagné ça.
Prenons toujours, car s’il est fou, morguenne,
Il ne faut pas contrarier ces gens-là...
WILHEM.
Je vois mademoiselle D’armainville, elle vient sans doute confirmer mon bonheur ; ah ! mon cher Franck, tu peux me rendre encore un service... va-t-en.
FRANCK.
J’ peux pas vous refuser ça.
WILHEM.
Veille à ce que personne ne puisse nous surprendre et compte sur ma reconnaissance.
FRANCK.
Sufficit...
Il fait un grand détour et passe devant le chêne d’où il enlève une paire de bouteilles.
À quoi servirait d’être ivrogne, si on ne buvait pas un petit coup.
Scène VI
WILHEM, JULIE
JULIE, à part et allant vers le pavillon.
Instruisons mon frère de nos projets.
Apercevant Wilhem.
Dieu, que vois-je ?
WILHEM.
Air : Charmante fiancée.
Ah ! charmante Julie,
Vous daignez en ce jour,
Pour embellir ma vie,
Répondre à mon amour.
La lettre !...
JULIE.
D’où vient elle.
WILHEM.
Vous acceptez la foi
Que j’offre à la plus belle.
JULIE.
Monsieur, ce n’est pas moi.
WILHEM, à part. }
Ah ! qu’elle est ma surprise ! }
Serait-ce une méprise ? }
Quand tout me favorise, }
Cet espoir enchanteur, }
N’est-il donc qu’une erreur. }
JULIE, à part. }
Ah ! quelle est ma surprise ! } Ensemble.
Sans doute une méprise }
Ici le favorise... }
Son espoir, mon bonheur, }
Tout n’est donc qu’une erreur ! }
Oui, tout n’est qu’une erreur. }
WILHEM.
Tout entier à ma flamme.
JULIE, avec trouble.
Si l’on venait vers nous.
WILHEM.
J’adorais une femme.
JULIE.
De grâce, éloignez-vous...
WILHEM.
Tout me semblait possible,
Pour vivre sous sa loi,
Mais elle est insensible.
JULIE, sans l’écouter.
Monsieur, ce n’est pas moi.
Ensemble.
WILHEM.
Ah ! quelle est ma surprise, etc.
JULIE.
Ah ! quelle est ma surprise, etc.
WILHEM.
Quoi, ce billet que je tiens encore...
JULIE.
Il n’est pas de moi, vous dis-je... mais on pourrait nous surprendre... des bruits assez fâcheux circulent déjà contre vous ; moi, je vous ai défendu, monsieur, par générosité seulement, car vous étiez absent, et je ne puis croire que vous soyez assez notre ennemi...
WILHEM.
Vous avez daignez prendre ma défense, vous ne me haïssez donc pas ?
JULIE.
Pourquoi vous haïrai-je... étaient fondés... je ne puis croire... répondez seulement cependant si ces bruits à ma question... le comte de Wodmar vous est-il connu ?
WILHEM, vivement.
Le comte de Wodmar... Vous possédez donc ce secret que je ne voulais révéler qu’à vous.
JULIE.
Vous connaissez le comte... retirez-vous, monsieur, je l’exige, et ne paraissez plus dans une maison où vous avez porté le trouble et dont vous pourriez causer la perte.
WILHEM.
Ah ! sous quelles couleurs m’a-t-on présenté à vous... je ne partirai pas sans m’être justifié, mademoiselle.
Scène VII
WILHEM, JULIE, ROSA
ROSA entrant.
Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que je vois.
JULIE, à Wilhem en apercevant Rosa et d’un ton suppliant.
Vous me perdez... retirez-vous.
WILHEM.
J’obéis, mademoiselle, mais il y a dans tout ceci un n.al-entendu qu’il est de mon honneur d’éclaircir...
Julie sort d’un côté et Wilhem de l’autre.
Scène VIII
ROSA, seule
Ah mon Dieu ! c’est y drôle... une fille si sage !... moi qui’ nais pour l’avertir que sa mère la d’mande, j’n’ai plus rien trouvé à lui dire... Quand on trouve des filles si sages que ça avec leurs amoureux, ça vous coupe la voix, quoi ! et je ne me trompais pas quand j’ai dit à mam’zelle Ernestine qu’il logeait sans doute dans le pavillon... parce qu’elle rôde toujours par ici...
Scène IX
ROSA, FRANCK
FRANCK, arrivant dans un état d’ivresse.
Monsieur, monsieur, sauvez-vous.
ROSA.
Tiens, monsieur, il paraît qu’il n’y voit pas, mon père.
FRANCK.
V’là quatre personnes qui viennent de ce côté.
ROSA.
Quatre... il y en a que deux, il paraîtrait qu’il y voit double à présent.
FRANCK .
Eh bien, il n’y est donc plus mon monsieur... mais il va croire que je n’ai pas bien fait mon devoir. Ma fille, je t’ordonne d’avoir les yeux sur ce pavillon, entends-tu ? que rien n’en sorte, tiens, voilà mon fusil.
Il lui met son fusil entre les mains, et sort.
ROSA.
Grand merci !... il est bon là, mon père, avec son fusil !... j’ai envie de déserter... je ne suis pas militaire du tout... l’inconnu se sera faufilé dans le pavillon et on m’ charge de surveiller... j’ peux ben dire que v’là l’ premier homme que je garde.
Scène X
ROSA, ESNESTINE, WODMAR
ERNESTINE, à Wodmar.
Vous voulez en vain me le cacher ; j’e suis bien sûr, monsieur le comte...
ROSA.
Comment, mam’zelle, vous n’êtes pas encore couchée, madame vot’ mère vous croit dans vot’ chambre.
ERNESTINE.
C’est possible, Rosa, mais comme maman et ma sœur se sont trouvées indisposées et se sont retirées chez elles de meilleure heure qu’à l’ordinaire, il faut bien que je les remplace en faisant les honneurs de la maison à monsieur le comte.
ROSA.
C’est très poli ça...
WODMAR.
Charmante enfant, vous vous en acquittez à merveille ; mais je vous le répète, il n’existe aucun mystère entre votre mère et moi.
ERNESTINE.
Oh ! cela vous plaît à dire, mais je sais ce que je sais.
ROSA.
Et moi j’ai entendu ce que j’ai entendu.
LE COMTE.
Et que savez-vous donc ?
ERNESTINE.
Oh ! bien des choses ; dites-moi le premier mot ; je vous dirai le second.
ROSA
Oui, donnant, donnant.
LE COMTE, à part, réfléchissant.
J’avais raison... on veut me cacher ce qui se passe ici.
ERNESTINE.
Monsieur de Mérinval est votre neveu, n’est-ce pas ?
LE COMTE avec un mouvement très prononcé.
Mérinval !...
ERNESTINE.
Si vous vous emportez, je ne dirai plus rien.
LE COMTE.
Parlez, parlez, je vous en supplie.
ERNESTINE.
Vous aimez encore votre neveu !
LE COMTE.
Si je l’aime, je le prouverai !
ERNESTINE.
Eh bien ! s’il était près de vous ?
LE COMTE.
Qui ? mon neveu.
ERNESTINE.
Oui, monsieur de Mérinval !...
LE COMTE.
Ah ! j’entrevois... expliquez-vous, expliquez-vous.
ERNESTINE.
Mais vous lui pardonnerez tout ?
LE COMTE.
Quel intérêt prenez-vous donc à ce Mérinval ?
ERNESTINE.
Moi, je ne le connais pas... mais vous me raconterez à votre tour tout ce que j’ignore ?
LE COMTE.
Eh bien !... il est près de moi, dites-vous ?
ERNESTINE.
Oui, dans ce pavillon.
LE COMTE.
Dans ce pavillon, il n’y a pas un moment à perdre.
Il sort précipitamment.
ROSA.
Eh bien ! qu’est-ce qu’il lui prend donc ?
Scène XI
ROSA, ERNESTINE
ERNESTINE, stupéfaite.
Ah ! Rosa, qu’avons-nous fait ?
ROSA.
Comment, qu’avons-nous fait ? ça n’me regarde pas pour cette fois, j’espère, car je ne n’ai pas soufflé mot.
ERNESTINE.
Pourquoi s’est-il éloigné si précipitamment ?
ROSA.
Allons, allons, mam’zelle, vous v’là toute décontenancée.
ERNESTINE.
Me serais-je trompée ! ah ! que va-t-il arriver ?
ROSA.
Mais on approche par ici. J’aperçois de la lumière.
ERNESTINE, avec effroi.
C’est ma mère et ma sœur... elles nous cherchent peut-être... où nous cacher ?
ROSA.
Ici...
Elles entrent toutes deux dans le bosquet qui est à droite.
Scène XII
ROSA, ERNESTINE, LA BARONNE, JULIE, ensuite EUGÈNE
Julie tient la lanterne.
LA BARONNE.
Viens, Julie ; tout est préparé pour son départ... Ah ! si le comte savait que ce pavillon renferme l’adversaire de son neveu.
ERNESTINE, à part.
Qu’entends-je ? ce n’était point son neveu !
ROSA, à part.
J’suis fameusement contente de n’ pas m’en être mêlée.
JULIE, allant ouvrir le pavillon.
Viens, tu peux paraître.
EUGÈNE, allant vers sa mère.
Je me retrouve enfin auprès de vous.
ERNESTINE, avec désespoir.
C’était mon frère !
Sortant précipitamment du bosquet.
Ah ! qu’il fuie ! qu’il fuie !
LA BARONNE.
Ernestine !
ERNESTINE, avec désespoir.
Sauvez mon frère ! le comte sait tout.
TOUS.
Le Comte !
LA BARONNE.
Ô ciel ! et qui lui a révélé ?
ERNESTINE, tombant aux pieds de la Baronne.
Ah ! ma mère, ne me maudissez pas, c’est moi...
LA BARONNE.
Malheureuse, tu as livré ton frère...
EUGÈNE, relevant Ernestine.
Ne l’accablez pas, sa faute fut involontaire... mon malheur seul a touts fait ; mon Ernestine, reviens à toi.
ERNESTINE.
Cher Eugène, fuis, te dis-je, il sait tout... il est parti furieux, il va revenir sans doute... ah ! s’il en est temps encore, sauvez mon frère.
Morceau d’ensemble.
EUGÈNE.
Il faut partir !
Adieu, ma mère.
Il lui baise la main à plusieurs reprises.
LA BARONNE.
Je ne puis plus me soutenir.
JULIE, effrayée.
Adieu, mon frère !
EUGÈNE, se retournant vers Ernestine, et lui ouvrant les bras.
Viens, Ernestine !...
Il l’embrasse.
LA BARONNE.
Il faut partir.
PÉTERS, accourant.
Madame, Monsieur le Comte me suit avec des gens armés, mais j’ai la clef de cette porte.
Péters ouvre la petite porte. Wilhem paraît et semble fermer le passage.
Scène XIII
ROSA, ERNESTINE, LA BARONNE, JULIE, EUGÈNE, WILHEM, dans son manteau
WILHEIM, le morceau continue.
Le comte de Wodmar m’amène en ce séjour.
LA BARONNE, JULIE et ERNESTINE.
Tout est perdu !...
ERNESTINE, se jetant devant son frère, comme pour le défendre.
Mon frère !... Ah ! c’est mon imprudence,
Qui te perd sans retour !
CHŒUR, des paysans armés qui remplissent le théâtre, plusieurs portent des flambeaux.
Le coupable, je pense
Est en notre puissance !
Scène XIV
LES MÊMES, LE COMTE DE WODMAR
LE COMTE, aux gardes, en montrant Wilhem.
Arrêtez à l’instant cet homme... et suivez-moi.
WILHEM, ôtant son manteau.
Mon oncle !
LE COMTE, le pressant dans ses bras.
Ô ciel, cher Wilhem, est-ce toi ?
Surprise générale.
CHŒUR.
Ô doux moment ! plaisir extrême,
Ici, par le plus heureux sort
Il retrouve un neveu qu’il aime,
Quand il venait venger sa mort.
ROSA.
Eh bien, à la bonne heure, s’il n’a été chercher la force armée que pour embrasser son neveu, il n’y a pas de mal.
LA BARONNE.
Tout cela est-il possible ?
WILHEM.
J’apprends à l’instant votre séjour en ces lieux et le bruit qui s’était répandu sur moi... j’espérais d’abord vous cacher entièrement une querelle qui, d’après nos légers démêlés, ne pouvait que vous irriter encore plus contre moi, je reçus les secours de la plus tendre humanité dans ce canton où l’amour fixa bientôt mes pas,
S’adressant à Eugène.
Vous m’avez cru votre ennemi, monsieur D’armainville, et je prends le ciel à témoin que le plus doux de mes vœux aujourd’hui est de devenir votre frère.
Eugène et Wilhem se prennent affectueusement la main.
LA BARONNE.
Qu’en dis tu, Julie ?
JULIE.
Ma bonne mère !
LE COMTE.
Allons, cette blessure-là aura encore de bonnes suites.
ROSA.
Tiens on n’en meurt pas de celles là.
LE COMTE, à la Baronne.
Ah ! je conçois maintenant les alarmes que j’ai dû vous causer, madame, mais j’ignorais le vrai nom de celui que je poursuivais.
EUGÈNE, conduisant Ernestine à sa mère.
Ma mère, elle est maintenant la seule à plaindre ; un mot de vous peut la consoler.
LA BARONNE.
Venez, ma fille... mais la leçon est trop forte pour que tu puisses y retomber, embrasse-moi.
ERNESTINE.
Ah ! ma mère !
Scène XV
LES MÊMES, FRANCK
FRANCK, arrivant.
Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ?
ROSA.
Mon père, tout est découvert.
FRANCK.
Ah ! mon Dieu ! tout est découvert ! pardon, madame, mais ne croyez pas que je l’aie pris dans votre cave, m’avait été donné, je vous le jure.
Tout le monde rit.
LA BARONNE.
Qu’avez-vous, Franck, il s’agit bien de ma cave.
FRANCK, à part.
Tiens, il paraît qu’elle ne savait rien ; n’ faut rien dire.
ROSA, à Ernestine.
Et vous, mam’zelle, souvenez-vous toujours de ce que j’ vous disais d’abord ; c’est ben vilain d’être curieuse.
Vaudeville.
JULIE.
Pour se faire aimer d’une femme
On cherche, on voudrait tout braver ;
Le secret de toucher notre âme,
Pourtant est facile à trouver.
D’inconstance jamais coupable,
À nous obéir toujours prêt ;
Jamais grondeur toujours aimable,
Messieurs, voilà tout le secret.
WILHEM.
Dans le siècle où Pradon, sans peine,
Avait le secret d’endormir ;
Le grand Racine, sur la scène,
Avait le secret d’attendrir.
Le père de la comédie,
Molière, si vrai, si parfait,
Avait le secret du génie ;
Mais il a gardé son secret.
EUGÈNE.
Les femmes, dit-on, sont coquettes,
Et j’entends des gens s’écrier :
Qu’elles sont toutes indiscrètes,
Qu’il ne faut rien leur confier.
Mesdames, on aura beau dire,
Contre votre esprit indiscret ;
Toujours, de plaire et de séduire,
Vous saurez garder le secret.
LA BARONNE.
C’est un roman que l’existence,
Mais un roman mystérieux ;
De page en page l’on avance,
Pressé d’un désir curieux !
Puis on voit au dernier chapitre
Que le roman est incomplet ;
Car nous n’en savons que le titre,
Et c’est là-haut qu’est le secret.
LE COMTE.
Certain disciple d’Hippocrate,
Avec son secret guérit tout ;
Mal d’yeux, et de cœur et de rate
Son secret est prôné partout !
Ah ! du moins, ses boissons si fades
Ont le don de rendre discret ;
Car on m’a dit que ses malades
Mourraient tous avec son secret
ERNESTINE.
Ah ! si cette esquisse légère
Se trouve être de votre goût,
Messieurs, agissez sans mystère,
Vous pouvez le dire partout.
Mais si, vous montrant rigoristes,
Vous trouvez l’ouvrage imparfait ;
Spectateurs, amis, journalistes
Ah ! gardez-nous bien le secret.
[1] À compter de cette scène, Franck est ivre.