La Critique (Louis DE BOISSY)
Comédie un acte précédée d’un prologue intitulé : L’Auteur superstitieux, en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 9 février 1732.
Personnages du Prologue
CLITANDRE, Amant d’Hortense
DAMON, Ami de Clitandre
ARLEQUIN, Valet de Clitandre
UN LAQUAIS d’Hortense
La scène est à paris, chez Clitandre.
Personnages de la Comédie
APOLLON
THALIE
LE CRITIQUE
UN AUTEUR SATIRIQUE
CHRISANTE, Homme singulier
LA MÉDISANCE
LE VAUDEVILLE
CORESUS, Arlequin
LA CONTREDANSE
LE TAMBOURIN
LE MENUET, etc.
La Scène est au Parnasse.
L’AUTEUR SUPERSTITIEUX, PROLOGUE
Scène première
CLITANDRE, DAMON
DAMON.
Qui vous fait brusquement quitter ainsi la table
Au milieu d’un repas et d’une troupe aimable ?
Pouviez-vous être mieux que parmi vos amis,
Et près du tendre objet dont vous êtes épris ?
Toute la Compagnie en a paru choquée ;
Mais Hortense, surtout, doit en être piquée,
Elle que vous aimez, et qui donne à dîner :
Un procédé semblable a lieu de m’étonner.
CLITANDRE.
Cher ami, c’est l’effet d’une faiblesse extrême,
Que je ne puis dompter, dont j’ai honte moi-même,
Dont à d’autres que vous mon cœur n’ose parler,
Qu’aux yeux même d’Hortense il a soin de voiler.
DAMON.
Mais, quoique vous disiez, une telle faiblesse
N’a pas dû vous porter à cette impolitesse
Que la Raison, Monsieur, ne saurait excuser.
CLITANDRE.
C’est elle cependant qu’on doit en accuser ;
Et, puisqu’il faut vous faire un aveu véritable,
Nous étions... j’en rougis... nous étions treize à table,
Et l’on nous a servi treize plats à la fois.
DAMON, d’un air railleur.
Ajoutez qu’aujourd’hui c’est le treize du mois.
CLITANDRE.
Moquez-vous de ma peur, Damon, je le mérite,
Mais elle n’est pas moins la cause de ma fuite.
DAMON.
Se peut-il qu’un Auteur, qui veut railler autrui,
Par un faible si grand donne à rire de lui ?
CLITANDRE.
Je me suis déjà fait les mêmes remontrances ;
Mais je suis dans un cas et dans des circonstances,
Où malgré ma raison tout alarme mon cœur.
Elles doivent servir d’excuse à ma terreur.
DAMON.
Qui vous inspire donc les frayeurs d’une femme ?
Parlez.
CLITANDRE.
Tout ce qui peut tyranniser une âme.
DAMON.
Mais encor ?
CLITANDRE.
L’Intérêt, la Gloire, avec l’Amour,
Ils m’occupent tous trois ; et dans ce même jour
On juge mon Affaire, on doit jouer ma Pièce,
Et je suis sur le point d’épouser ma Maîtresse.
Jugez s’il est quelqu’un en proie à plus de soins.
DAMON.
Je n’ai plus rien à dire. On tremblerait à moins.
CLITANDRE.
Tous mes sens sont émus d’une façon terrible.
Pour l’intérêt, Ami, je suis très peu sensible.
Si je perds mon Procès, comme je le crois fort,
Je m’en consolerai, sans faire un grand effort.
Pour l’Amour et la Gloire il n’en est pas de même ;
Tous deux me font sentir leur ascendant suprême,
Tous deux d’un feu pareil enflamment mon désir,
Et font en même temps ma peine et mon plaisir.
Dans mes sens agités leur cruelle puissance
Fait succéder la peur sans cesse à l’espérance.
Plaire à l’objet que j’aime, et me voir son Époux,
Offre à mon cœur sensible un triomphe bien doux :
Mais la crainte de perdre un bien si plein de charmes,
Y porte au même instant les plus vives alarmes.
Par un brillant Ouvrage assembler tout Paris,
Réunir tous les goûts, charmer tous les esprits,
Malgré tous les efforts que tente la Critique,
Captiver par son art l’attention publique,
Forcer deux mille mains d’applaudir, à la fois,
Et s’entendre louer d’une commune voix,
Présente à mon esprit la plus haute victoire ;
D’un guerrier qui triomphe on égale la gloire :
Mais si l’honneur est grand, le revers est affreux :
Du Parterre indigné les cris tumultueux,
Sa fureur qui maudit et l’Auteur et l’Ouvrage,
La tristesse et l’ennui peints sur chaque visage,
Tous les brocards malins qu’on vous donne en sortant,
Et votre nom en butte au mépris éclatant
Le désert qui succède à la foule écartée,
Accablent, à leur tour, mon âme épouvantée ;
Je crains des deux côtés d’avoir un sort fâcheux,
D’être Amant traversé, comme Auteur malheureux.
Le Public qu’on ennuie est un Juge sévère.
Hortense, quoique Veuve, attend l’aveu d’un Père.
Si mes vœux sont trompés, un autre l’obtiendra :
Pour surcroît de malheur ma Pièce tombera.
J’en frémis.
DAMON.
Ah ! chassez une frayeur si noire :
Je réponds de l’Amour, espérez pour la gloire.
CLITANDRE.
Non ; j’ai, mon cher Ami, des malheurs que je crains,
Trop de pressentiments et de signes certains ;
C’est peu d’avoir les soirs mille terreurs secrètes,
D’ouïr hurler des Chiens et crier des Chouettes,
De rencontrer le jour des Créanciers fâcheux ;
Sachez que cette nuit j’ai fait un rêve affreux ;
J’ai songé que j’allais m’unir avec Hortense,
Dans le temps que vers elle un Inconnu s’avance,
L’arrache de mes bras, et l’enlève à mes yeux
Sur un Char que traînaient deux Taureaux furieux :
Je veux les arrêter dans leur course fougueuse,
Quand je tombe au milieu d’une eau sale et bourbeuse.
Mille confus objets troublent alors mes sens ;
Je prends du Poisson mort, je sens tomber mes dents.
J’ai vu mon Procureur boire avec ma Partie,
Puis j’ai vu tout à coup jouer ma Comédie.
Le Parterre à mes yeux, Les loges n’ont offert
Qu’un grand vide effroyable, et qu’un vaste désert.
Des Lustres presque éteints la lueur sombre et pâle
Éclairait tristement la moitié de la Salle.
Tout le fond du Théâtre était tendu de noir,
Et formait un spectacle épouvantable à voir.
Je tremble, et je veux fuir à cet objet terrible ;
Mais je suis arrêté par un bras invisible :
Pour comble de terreur cent voix en même temps,
Poussent autour de moi d’horribles hurlements.
Sur ma tête j’entends le Tonnerre qui roule ;
Sous les pieds des Acteurs le Théâtre s’écroule :
Les Lustres à l’instant s’éteignent tout à fait,
Et mon songe finit par trois coups de sifflet.
DAMON.
C’est un vilain réveil, ami, je le confesse,
Pour un auteur surtout dont on donne la pièce.
CLITANDRE.
Mon esprit, dans l’horreur dont il est travaillé,
Est digne d’être plaint, et non d’être raillé.
DAMON.
Vous méritez, monsieur, les ris de tout le monde,
Et, loin que je vous plaigne, il faut que je vous gronde ;
Dans votre âme aujourd’hui la superstition
Étouffe du bon sens jusqu’au moindre rayon.
Des plus fausses terreurs vous recevez l’empreinte,
Et croyez un vain songe enfanté par la crainte.
CLITANDRE.
Tout ce que vous direz ne servira de rien ;
Et pour finir le cours d’un pareil entretien,
Né superstitieux, je ne suis pas mon maître ;
Je pense, comme vous, qu’il est honteux de l’être.
Ma raison me le dit, mais elle perd ses soins :
J’en sens le ridicule, et ne le suis pas moins.
Contre les préjugés en vain on se rebelle,
La superstition à l’homme est naturelle ;
Et le hasard malin, pour la fortifier,
Se plaît incessamment à la justifier.
Je l’ai trop éprouvé dans plus d’une occurrence,
La raison ne tient pas contre l’expérience,
Et votre cœur peut-être aurait le même effroi,
Si vous étiez, Monsieur, sur le point comme moi,
D’attirer du Public la louange ou le blâme,
De perdre ou d’obtenir l’objet de votre flamme.
DAMON.
Mais vous êtes aimé ; dites-moi, pouvez-vous
Avoir pour votre Hymen un présage plus doux ?
CLITANDRE.
En vain par sa tendresse Hortense me rassure,
Je crains de le former sous un fâcheux augure.
DAMON.
L’Inconnu, cher Clitandre, alarme votre cœur,
Et je crois qu’entre nous les Taureaux vous font peur.
CLITANDRE.
Damon, encore un coup, trêve de raillerie.
DAMON.
Mais vous ouvrez le champ à la plaisanterie.
CLITANDRE.
Sur ce point, j’en conviens, mon esprit va trop loin,
Et suit trop la frayeur, où jette un tendre soin ;
Mais si dans mes amours je parais moins à plaindre,
Pour ma Pièce avouez que j’ai tout lieu de craindre.
Tant d’exemples fameux que je vois devant moi,
Ne me doivent-ils pas glacer d’un juste effroi ?
DAMON.
Oui, mais vous m’avez dit que la chose est secrète.
CLITANDRE.
Je vous l’ai dit, sans doute, et je vous le répète.
Je l’ai lue aux Acteurs sous le sceau du secret ;
Et nul n’en est instruit, hors vous et mon Valet,
Et trois ou quatre Auteurs, Amis sûrs, que j’estime.
DAMON.
Vous voilà bien caché. D’un brevet d’anonyme
La Calotte, Monsieur, doit vous faire présent.
CLITANDRE.
Avoir un prête-nom eût été plus prudent.
DAMON.
À dire vrai, j’y trouve et du pour et du contre ;
Un prête-nom bien sûr rarement se rencontre.
Ces Messieurs, quand l’ouvrage attire et réussit,
Souvent avec la gloire emportent le profit.
Selon moi, le plus court et le plus raisonnable,
Est d’oser se montrer sous son nom véritable.
Un Auteur mal caché se fait moquer de lui ;
Et peu, par ce moyen, font fortune aujourd’hui.
Scène II
CLITANDRE, DAMON, ARLEQUIN
CLITANDRE, donnant un soufflet à Arlequin qui entre en sifflant.
Tiens, voilà pour t’apprendre à siffler de la sorte.
ARLEQUIN.
Peste ! Quand vous frappez, ce n’est pas de main morte.
CLITANDRE.
Je te l’ai défendu cent fois.
ARLEQUIN.
J’ai tort, Monsieur,
Et j’avais oublié que je sers un Auteur,
Et que l’on représente aujourd’hui votre Pièce !
Je ne tomberai plus dans cotte impolitesse :
L’augure vous alarme, et j’ai...
CLITANDRE.
Tais-toi, faquin.
Quel est donc ce papier que tu tiens dans ta main ?
Lis.
ARLEQUIN.
De votre Avocat, Monsieur, c’est une Lettre,
Qu’un homme de sa part m’a dit de vous remettre.
CLITANDRE, prenant la Lettre.
J’ai perdu mon Procès, je gage.
Il lit.
Vous venez, monsieur, de perdre votre Procès.
Qu’ai-je dit ?
Vous le voyez, déjà mon songe s’accomplit.
ARLEQUIN.
J’ai rêvé comme vous de poisson mort, d’eau sale :
Si la journée aussi m’allait être fatale ?
Mais elle l’est déjà, je viens d’être battu.
DAMON.
Voyez donc jusqu’au bout.
CLITANDRE.
Je sais que j’ai perdu,
Du reste de la Lettre à quoi sert de m’instruire ?
Pour moi, si vous voulez, vous n’avez qu’à la lire.
DAMON.
Très volontiers,
Il lit.
Vous venez, Monsieur, de perdre votre procès, malgré votre bon droit : tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai plaidé comme un Ange.
CLITANDRE.
Le trait est des plus consolants,
Pour un homme qui perd plus de vingt mille francs.
DAMON, poursuit.
Tout le monde a trouvé le Jugement ridicule, et a dit hautement que, pour n’avoir pas gagné une cause que j’avais si bien plaidée, il fallait que ma Partie fût née sous une planète bien malheureuse.
CLITANDRE.
Ah ! qu’on a bien raison ! grâces à ma planète,
Je suis de l’infortune une image parfaite !
DAMON, poursuit.
Ce vendredi à deux heures après midi.
CLITANDRE.
Du malheur qui m’arrive, ah ! je suis peu surpris,
Rien ne me réussit jamais les Vendredis !
DAMON, reprend.
J’avais oublié de vous marquer que je soupçonne votre Procureur d’avoir été d’intelligence avec votre Partie adverse.
CLITANDRE.
Oh ! mon rêve à ce coup en plein se vérifie !
J’ai vu mon Procureur boire avec ma Partie :
Qu’on dise après cela que tout songe est menteur,
Et vous, présentement, riez de ma terreur ;
Dites du moindre effroi que je reçois l’empreinte,
Et crois un songe vain enfanté par la crainte.
Démentez ce Billet.
DAMON.
Je veux qu’à cet égard,
Votre rêve, Monsieur, ait dit vrai par hasard.
Vous le trouverez faux bientôt dans tout le reste.
CLITANDRE.
Non, dans ce triste jour tout va m’être funeste !
Vous me verriez tranquille, et non pas éperdu,
Si mes maux se bornaient à mon procès perdu :
Mais je regarde en lui les suites qu’il présage ;
Il est comme l’éclair qui devance l’orage ;
Il est le noir signal que le Ciel en courroux,
Vient, tout prêt à frapper, de déployer sur nous.
Hortense recevra de fâcheuses nouvelles ;
Mon ouvrage essuiera des disgrâces cruelles.
Justifiant l’effroi dont mon cœur est rempli,
Mon rêve en tous ses points va se voir accompli !
Courez dire aux Acteurs, cher ami, je vous prie,
De ne pas aujourd’hui donner ma Comédie.
Que pour la retarder j’ai des motifs puissants,
Rendez-moi ce service, et sans perdre de temps.
DAMON.
N’en déplaise aux frayeurs de votre esprit crédule,
Cette commission est par trop ridicule,
Je ne m’en charge point.
CLITANDRE.
Seulement dites-leur
De remettre à Lundi, c’est mon jour de bonheur.
DAMON.
Vous vous moquez, la pièce est pour ce soir promise ;
Au lieu de vous servir, c’est vouloir qu’on vous nuise ;
Vous indisposeriez le Public contre vous.
Les Acteurs à cela doivent s’opposer tous.
CLITANDRE.
Après votre repas dans ce péril extrême,
Je saurai les trouver et leur parler moi-même.
DAMON.
Ah, vous n’en ferez rien, et vous n’y songez pas,
Pour vous en empêcher, je marche sur vos pas.
Il suit Clitandre.
Scène III
ARLEQUIN, seul
Avec tout son savoir, ah ! que mon Maître est bête !
La frayeur à la fin lui tournera la tête ;
Qu’il m’a frappé d’un coup que j’ai fort sur le cœur,
Me battre pour siffler par pure inadvertance !
Que n’en puis-je au Parterre aller prendre vengeance ?
À Messieurs mes pareils pourquoi l’interdit-on ?
Je sifflerais alors, mais sur un joli ton :
Quel plaisir pour vingt sous de huer comme un Diable !
Je rendrais pour le coup son rêve véritable.
Il veut être caché dans cette occasion,
Mais pour mieux me venger je nommerais son nom,
Et je dirais tout haut, la Pièce est de Clitandre,
Épargnez-vous, Messieurs, la peine de l’entendre,
Il croit avoir produit quelque chose de beau ;
Mais l’Ouvrage est un monstre, et l’Auteur un bourreau.
Scène IV
CLITANDRE, ARLEQUIN
CLITANDRE.
Damon m’a su convaincre, et sa raison m’éclaire ;
Mon effroi se dissipe aux traits de sa lumière,
Sans lui, sans ses conseils, dans mes fausses terreurs,
J’allais, à mes dépens, divertir les Acteurs :
J’aurais, à leurs regards dévoilant ma faiblesse,
Ajouté follement une Scène à ma Pièce,
Dont j’allais devenir moi-même le Héros.
Je lui dois ma raison, je lui dois mon repos.
C’en est fait, mon esprit ne croit plus au présage.
J’attends présentement le sort de mon Ouvrage,
Avec la fermeté qu’un sage doit avoir ;
Et, sans trop présumer, je sens un noble espoir :
Je prétends me montrer, quoique le destin fasse,
Modeste dans ma gloire, ou fort dans ma disgrâce.
ARLEQUIN.
Ah ! qu’entends-je ? Monsieur, quel heureux changement !
Puissiez-vous persister dans un tel sentiment !
CLITANDRE.
Oui, j’y persisterai, je suis aimé d’Hortense.
Mes feux vont être heureux, selon toute apparence.
Que me faut-il de plus ? armé d’un tel bonheur.
Je puis du sort jaloux défier la fureur.
ARLEQUIN.
Tremblez, Monsieur, j’entends la Pendule qui sonne.
CLITANDRE.
Voilà l’heure fatale, et tout mon corps frissonne !
Scène V
CLITANDRE, ARLEQUIN, DAMON
DAMON.
Allons, courage, ami, le présage est flatteur.
Votre songe commence à se trouver menteur,
Car vous aurez grand monde à votre Comédie.
De Carrosses déjà cette rue est remplie.
CLITANDRE.
Tant pis, un si grand monde est toujours dangereux :
Le tumulte accompagne un Public trop nombreux.
ARLEQUIN.
Ah ! Monsieur, dissipez la peur qui vous domine.
Le Souffleur avec qui j’ai bu tantôt chopine ;
M’a dit que sur la Pièce il faisait un grand fond ;
Et qui plus est encor, tout l’Orchestre en répond.
CLITANDRE.
Ce suffrage me donne une assurance extrême.
DAMON.
Mais les Comédiens en répondent eux-mêmes.
Ils le disent tout haut.
CLITANDRE.
Que m’annoncez-vous là ?
Je suis perdu, Monsieur, ma Pièce déplaira.
Le malheur suit toujours les Ouvrages qu’on vante,
L’exemple nous le prouve, et le sort m’épouvante.
DAMON.
Moi, j’espère au retour vous faire compliment ;
Et je cours me placer sans perdre un seul moment.
CLITANDRE.
Allez vite ; en un jour de combat et de guerre,
On ne saurait avoir trop d’amis au Parterre.
De marcher sur vos pas je ne puis m’empêcher,
Au fond du Paradis je m’en vais me cacher.
ARLEQUIN.
C’est l’Enfer des Auteurs qu’un Paradis semblable,
Monsieur.
CLITANDRE, en s’en allant.
Ce qu’il me dit n’est que trop véritable.
Scène VI
ARLEQUIN, seul
S’il tremble maintenant, ce n’est pas sans raison :
Tout brave que je suis, j’ai pour lui le frisson ;
Ce qui présentement m’alarme davantage,
C’est qu’il m’a, ventrebleu, dépeint dans son Ouvrage :
J’y parais sous mon nom comme sous mes habits :
Un homme comme moi craint d’être compromis ;
Si le nom d’Arlequin, ce nom si respectable,
Se voyait bafoué, ce serait bien le Diable !
Comme la Comédie est à deux pas d’ici,
Je n’irai pas bien loin pour en être éclairci.
Courons-y de ce pas... Mais on vient ; c’est mon Maître.
Ô Ciel ! en quel état je le revois paraître !
Scène VII
CLITANDRE, ARLEQUIN
ARLEQUIN.
Qu’avez-vous ?
CLITANDRE.
Un fauteuil, vite, je n’en puis plus !
Mes sens, jamais mes sens ne furent plus émus.
J’entre à la Comédie, admire mon Étoile !
Dans le moment fatal qu’on a levé la toile.
Du monde que je vois je suis épouvanté ;
J’entends mugir les flots du Parterre agité :
Je regarde en tremblant tous ces Juges sévères,
Que ne sauraient fléchir ni brigues, ni prières.
De mon supplice alors je crois voir les apprêts :
Tous les cris que j’entends me semblent des sifflets ;
Quand, pour comble d’effroi, j’aperçois un vieux cuistre,
Dont je n’ai jamais vu le visage sinistre,
Qu’il ne m’ait annoncé quelque malheur prochain :
Il me fixe des yeux, me montre de la main ;
Je lis dans ses regards ma mortelle Sentence,
Et veux me dérober à sa noire présence ;
Mais je fais un faux pas, et culbute en fuyant ;
Voilà l’Auteur tombé, dit-il en me voyant ;
C’est lui, je le connais ; je crains que pour l’Ouvrage
Cette chute ne soit d’un funeste présage.
Ces mots me percent l’âme, et je reviens enfin,
La pâleur sur le front, et la peur dans le sein.
Scène VIII
CLITANDRE, ARLEQUIN, UN LAQUAIS
UN LAQUAIS.
Une Lettre, Monsieur...
CLITANDRE.
De quelle part vient-elle ?
Tu fus toujours porteur de mauvaise nouvelle.
Il lit.
Mon père arrive en ce moment,
Il approuve notre flamme,
Et pour époux j’obtiens l’Amant
Qui pouvait seul toucher mon âme.
Enchanté comme moi d’un aveu si flatteur,
Clitandre connaît-il l’excès de mon bonheur ?
HORTENSE.
Mon cœur est transporté ! Si le Public affable
Faisait à mon Ouvrage un accueil favorable,
Et s’il m’applaudissait en cet heureux instant,
Non, il ne serait pas de Mortel plus content !
ARLEQUIN.
Monsieur, d’un bon succès ce billet vous assure.
CLITANDRE.
Ah ! mon Procès perdu m’est d’un mauvais augure.
Mais voyons au plus tôt cet objet ravissant,
Et nous visiterons le Parterre en passant.
LA CRITIQUE, COMÉDIE
Scène première
APOLLON, THALIE
THALIE.
Seigneur, malgré la brigue, et la clameur publique,
Parmi les doctes Sœurs, vous venez de placer
La juste et la saine Critique.
Elle vient s’établir dans l’État Poétique,
Pour y maintenir l’ordre, et pour le policer.
Je ne saurais, pour moi qui préside au Comique,
Et qui tiens de ses traits mon plus grand agrément,
Donner à votre choix trop d’applaudissement.
Quel bonheur de la voir gouverner le Parnasse,
Elle par qui le Vrai se règle uniquement,
Et ne fait à personne injustice ni grâce !
APOLLON.
Dans le monde on a d’elle une autre opinion ;
Par un injuste effet de la prévention,
De tout le Genre humain on la croit l’ennemie :
On croit que sans égards et sans distinction,
Elle condamne tout par une basse envie.
Pour détruire les faux portraits
Qu’a fait d’elle en tous lieux la noire calomnie,
Il faut, aux yeux de tous, qu’elle se justifie,
Et dévoile au grand jour ses véritables traits.
Chacun viendra lui rendre hommage,
Et la féliciter sur ses honneurs nouveaux :
Elle doit faire voir que son goût toujours sage
Sait approuver le Vrai, comme blâmer le Faux ;
Qu’elle reprend sans fiel ; et que son badinage,
Sans blesser la personne, attaque les défauts :
Elle ne prétend plus surtout qu’on la confonde
Avec la Satire sa sœur,
Qui sous son nom s’affichant dans le monde,
Lui fait partager sa noirceur :
Elle sent trop qu’il est de son honneur
De démasquer cette même Satire,
Qui dans sa maligne fureur
Ne reprend point par le désir d’instruire,
Mais par le noir plaisir qu’elle prend à médire ;
Et de désavouer tous ces Auteurs obscurs
Dont la plume anonyme
Jusques sur la Vertu répand ses traits impurs,
Et qu’inspire en secret sa Sœur illégitime.
Je dois moi-même les punir,
Et pour jamais bannir,
Cette engeance coupable,
Pour la gloire de l’art qu’elle rend méprisable.
Mais j’en vois un qui paraît en ces lieux :
Par le talent de mordre, il s’est rendu fameux ;
Son esprit, fécond en injures,
Inonde le Public d’un torrent de Brochure.
THALIE.
C’est la Critique apparemment
Qui l’attire au Parnasse :
Il vient lui faire compliment.
Je vous laisse avec lui.
Elle s’en va.
APOLLON.
J’admire son audace !
Scène II
APOLLON, UN AUTEUR
APOLLON.
Parlez ; qui vous conduit dans le sacré Vallon ?
L’AUTEUR.
Je me suis distingué dans votre République,
Et je viens, savant Apollon,
Pour complimenter la Critique,
En qualité de Nourrisson.
APOLLON.
Vous êtes bien hardi de prendre un pareil nom !
Et de paraître en ma présence,
Vous que guide la Haine et la Prévention ;
Qui n’êtes inspiré que par la Médisance,
Dont les écrits remplis de contradiction,
Tronquent la Vérité, dégradent la Raison :
À qui la Satire effarée
Dicte tant de faux Jugements,
Et dont l’haleine empoisonnée
Obscurcit le Mérite, et ternit les talents.
L’AUTEUR.
Ce sont de petits badinages,
Fait pour égayer mes Ouvrages,
Et pour divertir le Lecteur :
Je croyais par-là même obtenir votre suffrage.
APOLLON.
Allez, je méprise un Auteur,
Qui n’a pour Muse que l’Envie,
Et dont le mauvais cœur
N’est racheté d’aucun trait de génie.
Sortez de votre erreur ;
Et connaissez mieux la Critique.
Contre la Vérité jamais elle n’agit ;
Elle veut qu’un Auteur, dans tout ce qu’il écrit,
Censure en galant homme, et non en satyrique,
Qui ne respecte rien, et qui mord à crédit.
L’AUTEUR.
Je ne la croyais pas capable de scrupule :
J’ai pensé jusqu’ici qu’elle mettrait son art
À tourner tout en ridicule ;
Qu’au mérite réel elle avait peu d’égard ;
Que le succès d’un Livre était chez cette Dame ?
Un droit pour le fronder, fut-il blâmable ou non,
Et qu’elle préférait une bonne Épigramme
À la plus solide Raison.
Pour moi, je l’avouerai, je ne lis une Pièce,
Que pour déchirer l’Auteur ;
Et jamais je ne goûte un plaisir plus flatteur,
Que lorsque j’emporte la pièce.
APOLLON.
Le charmant petit cœur !
L’AUTEUR.
Là, sans détour, Seigneur,
Parlons de la Critique, et rendons-lui justice :
Son esprit n’est point fait pour abolir le Beau ;
Elle est, autant que moi, portée à la malice ;
Sa main pour rien ne tient pas un flambeau,
Brûler est pour elle un délice.
APOLLON.
Ôtez-vous de mes yeux, sortez de l’Hélicon ;
Je jure à vos pareils une éternelle haine,
Et vous défends, sous la plus rude peine,
D’oser à l’avenir vous parer de son nom.
Apprenez qu’en tout temps le Vrai seul la transporte ;
Que jamais aucun fiel n’empoisonne ses traits,
Et que le flambeau qu’elle porte
Éclaire et ne brûle jamais.
Scène III
APOLLON, CHRISANTE
APOLLON.
Que demande Monsieur ?
CHRISANTE.
Je viens voir la Critique,
Pour un dessein qu’il faut que je lui communique.
APOLLON.
Vous pouvez vous ouvrir à moi,
Car elle ne gouverne ici que sous ma loi.
CHRISANTE.
Seigneur, c’est ce que je vais faire.
Vous voyez devant vous un homme singulier :
J’ai le goût excellent, mais très particulier ;
Ce qui plaît au Public a droit de me déplaire ;
Je blâme constamment ce qu’il semble estimer,
Et j’estime au contraire,
Ce qu’il affecte de blâmer.
APOLLON.
Pourquoi vous écartez du chemin ordinaire ?
Et qui peut contre lui si fort vous animer ?
CHRISANTE.
C’est la droite équité que jamais il n’écoute.
Conduit pas son caprice, il est extrême en tout ;
Et je viens vous prier de réformer son goût.
APOLLON.
Sur le vôtre, sans doute.
CHRISANTE.
Ne pensez pas railler, tout n’en irait que mieux,
S’il suivait aujourd’hui mon goût judicieux.
La raison fixerait son esprit trop volage,
Et lui ferait tenir une route plus sage ;
On verrait moins d’abus ; la Prudence et la Paix,
Dans tous les lieux publics, régneraient à jamais.
Nuls orages, surtout, nuls flots et nuls obstacles,
Ne troubleraient, Seigneur, les tranquilles Spectacles.
On n’entendrait plus de Sifflets :
L’humanité condamne un Instrument si triste ;
Je ne m’en suis servi que contre Inès,
Et contre Rhadamiste.
APOLLON.
Qui vous rend leur Antagoniste ?
CHRISANTE.
Belle demande ! leur succès.
Le sentiment commun est toujours le mauvais,
Je vous l’ai déjà dit, c’est pourquoi j’y résiste.
Par la même raison, je me pique aujourd’hui,
D’être le Chevalier des Pièces malheureuses.
Mes poumons éloquents, et mes mains généreuses,
Combattent pour leur cause en dépit de l’ennui ;
Et tout Auteur qui tombe, en moi trouve un appui.
APOLLON.
Voilà des sentiments, tout-à-fait charitables ;
Mais, entre nous, mon cher Monsieur,
N’auriez-vous point pitié de vos semblables ?
Et du Public qui cause votre aigreur,
N’auriez-vous pas vous-même éprouvé la rigueur ?
CHRISANTE.
Il m’a brusqué, Seigneur, une fois dans ma vie ;
Mais à la charge il n’est pas revenu,
Car je m’en suis fort sagement tenu
À ma première Tragédie.
APOLLON.
Je ne m’étonne plus de votre antipathie.
CHRISANTE.
J’ai l’avantage maintenant
De le contrarier sans cesse,
Et de me déchaîner contre son Jugement ;
Sans redouter sa fureur vengeresse,
C’est pour jouir de ce contentement,
Que je vais à la Comédie.
Critique-t-il ? j’apologie ;
Applaudit-il ? Je suis ardent
À faire la contrepartie.
Ce qui me flatte enfin, et qui doit le piquer,
Puisqu’avec vous il faut que je m’épanche ;
C’est qu’il n’a jamais pu qu’une fois m’attaquer,
Et qu’il me donne, lui, tous les jours ma revanche.
APOLLON.
Vous n’êtes pas ingrat, je puis vous l’attester,
Vous lui rendez, Monsieur, ce qu’il peut vous prêter.
Sans vous donner le soin de rimer et d’écrire,
Vous n’avez qu’à parler et qu’à vous présenter,
Pour mériter d’abord les traits de sa Satire.
CHRISANTE.
Vous avez beau, dans ce moment,
Prendre sa cause en main à mon désavantage,
J’ai là dans mon cerveau le dessein d’un Ouvrage
Qui vous fera bientôt changer de sentiment.
Vous l’allez applaudir, je gage :
Son Titre seul m’est un bon pronostic.
APOLLON.
Quel est donc ce dessein digne de mon suffrage ?
CHRISANTE.
C’est la Critique du Public.
Ses écarts démontrés par sa propre conduite,
Par son peu de lumière, ou son peu d’équité,
Et son infaillibilité
Totalement détruite ;
Par tous ses jugements pleins de prévention,
D’erreur, de contradiction ;
Par ses gestes et dits, qui n’ont ni fin ni fuite.
APOLLON.
Le projet est nouveau ! Mais, voudriez-vous bien
Me détailler et m’apprendre
Ce que dans le Public vous trouver à reprendre,
Soit dans ses actions, ou dans son entretien ?
CHRISANTE.
Mille travers, mille bévues,
Son goût pour le Clinquant dont il est le soutien,
Et pour la nouveauté qu’il porte jusqu’aux nues,
Ou qu’il met au dessous du rien ;
Car jamais il ne garde un milieu raisonnable :
Chez lui tous est divin, ou tout est misérable.
Sa fureur pour la Mode, et pour tout Charlatan,
Tous les usages fous, dont il est partisan,
Toutes ses politesses fades,
Ses visites, ses embrassades,
Et ses saluts du premier jour de l’an ;
Du Carnaval ses Mascarades,
Du Mardi-Gras son transport Calotin,
Et son air sot le lendemain ;
Son exercice aux Thuileries,
Ses caracols, ses lorgneries ;
Aux Spectacles ses flots, ses vertiges fréquents.
Ses battements de mains donnés à contretemps
Toutes ses moucheries,
Ses bâillements, ses crachements
Aux endroits les plus beaux, les plus intéressants ;
Son ridicule étrange
De recevoir avidement
La plus insipide louange,
Et d’applaudir toujours le banal compliment,
Qu’on lui retourne incessamment :
Sa rage opiniâtre
De crier presqu’à tout moment :
Place au Dames, place au Théâtre ;
Parlez plus haut : l’Habit noir, Chapeau bas :
Paix : Monsieur l’Abbé, haut les bras :
Annoncez : bis : la Capriole :
Et pour tout dire, enfin, l’insupportable rôle
Qu’il fait, dès qu’au Parterre il se trouve pressé,
Ce qui révolte l’âme, et fait hausser l’épaule
À tout homme de goût, à tout homme sensé.
APOLLON.
Vous peignez-là la multitude,
Mère du tumulte et du bruit,
Que n’arrête aucun frein, que l’exemple séduit ;
Qu’entraîne la coutume, ou l’aveugle habitude,
Et non le vrai Public que la raison conduit ;
D’où part ce grand corps de lumière,
Qui me guide moi-même, et sans cesse m’éclaire :
Ce Public, en un mot, avec choix assemblé,
Tel qu’on le voit paraître
Aux jeux d’un Théâtre réglé,
Quand il écoute en sage, et qu’il prononce en Maître
Ses Arrêts qui le font si dignement connaître,
Et dont nul, avant vous, n’a jamais appelé.
CHRISANTE.
Vous nous représentez une belle chimère :
Le Public que nous connaissons,
Tient justement un chemin tout contraire ;
Et pour en appeler, j’ai de bonnes raisons,
Quand dans sa fougue extrême
Il juge sans entendre, et s’instruire du fond,
Et qu’il se contredit à chaque instant lui-même
Par ses oui, et par ses non.
Je porte ici de quoi prouver la chose ;
Tenez, lisez, sans attendre plus tard,
Vous verrez qu’il approuve ou condamne au hasard.
Et sans connaissance de cause.
La Liste que voilà
Montre son injustice,
Sa légèreté, son caprice,
Et son goût dépravé, qui toujours l’emporta.
APOLLON lit.
Pièces que le Public a sifflées, et qu’il devait applaudir. LE CHEVALIER BAYARD.
CHRISANTE.
Il l’a condamné sans l’entendre,
Ce généreux Bayard[1] qu’on nous a peint si tendre,
Et si plein d’amitié.
Il l’a proscrit, sans aucune pitié
Pour les vertus de l’aimable Julie.
Sans nul égard pour le brave Monfort,
Qui d’abord quoiqu’aimé, par un sublime effort,
À Bayard cède sa Maîtresse,
Et prend en même-temps, par un trait de Noblesse,
Et plus grand et plus fort,
Tout l’argent du Convoi que son Rival lui laisse.
Sans respecter enfin dans son transport
Madame Marc, la bonne amie
De ce pauvre Saint Pol que j’aime à la folie,
De rage contre lui, j’en suis tout transporté.
APOLLON.
Sachez que le Public, justement révolté,
A proscrit dans Bayard un Monstre dramatique,
Dont on n’admire plus que son premier renom,
Où, sans intéresser, tout choque la raison,
À qui l’on fait l’honneur d’en faire la Critique.
Il lit.
ÉRIGONE.[2]
CHRISANTE.
Voyons un peu comment, et par quelle couleur
Vous pourrez du Public excuser la rigueur,
Pour cette Reine infortunée,
Presque en naissant abandonnée ?
APOLLON.
Sa conduite pour elle est pleine d’équité.
Au second Acte il a rendu justice,
Applaudissant à sa beauté.
CHRISANTE.
C’est ce qui prouve son caprice,
Et qui fait voir le mauvais goût qu’il a
De préférer cet Acte-là,
Qui n’est qu’un r’habillage
D’Héraclius, d’Amasis, de Cinna.
APOLLON.
Mais le dernier est pis que tout cela.
CHRISANTE.
C’est justement le plus beau de l’Ouvrage ;
Le bon cœur et l’honnêteté
En sont partout la base.
On y voit la Vertu régner dans chaque phrase.
Érigone et Nérée offrent en vérité
Un combat de civilité,
Qui doit toucher les belles âmes.
Pour moi, je n’ai pu voir, sans en être enchanté,
La politesse de ces Dames,
Qui font assaut de compliment,
En se renvoyant la Couronne.
L’une la quitte galamment,
L’autre fait des façons pour s’asseoir sur le Trône
Qu’on lui présente poliment :
Voilà, Seigneur, voilà de ces traits qui font rire
Le Public d’aujourd’hui faussement délicat.
Pour moi, je les admire,
Et je trouve charmant ce qu’il trouve si plat.
APOLLON.
C’est pour le contredire.
Il lit.
Pièce que le Public a applaudie, et qu’il devait siffler. LE GLORIEUX.[3]
CHRISANTE.
C’est ici que je vous attends,
Je vous défie en ces instants
De me justifier sa grande réussite.
APOLLON.
Il a le succès qu’il mérite :
Et le Public par-là vous fait voir hautement...
CHRISANTE.
Le comble de l’égarement,
D’applaudir un pareil Ouvrage,
Dont le Héros n’est qu’un plat personnage,
Copié d’après l’important,
Et choquant de toute manière ;
Avec sa Maîtresse insolent,
Malhonnête homme envers son père ;
C’est le plus mauvais caractère.
APOLLON.
Tout est sauvé par l’art d’avoir su l’assortir ;
Ses contrastes le font sortir,
D’une façon brillante et singulière.
CHRISANTE.
Oh ! vous avez raison ;
L’art de la Pièce est grand, et la conduite exacte ;
Car l’exposition,
Ne s’en fait qu’au quatrième Acte.
Quant à l’intrigue, elle est neuve vraiment ;
Une reconnaissance en est le fondement :
Oh le beau nœud de Comédie,
Qu’un lieu commun de la Tragédie,
Qui fait pleurer les gens !
Et l’heureux dénouement de la Pièce,
Que celui qu’on a vu dans plus de vingt Romans !
Encore y prenaient-ils six francs !
APOLLON.
N’importe, il intéresse.
Le Public dépouillant sa rigueur à propos,
En faveur des beautés a fait grâce aux défauts ;
Et tout pesé dans la balance,
Il n’a pu refuser son applaudissement
À qui l’a su divertir noblement,
Et dans la bienséance.
CHRISANTE.
Et dans la bienséance ? Ah le trait est fort bon !
Eh, comment nommez-vous la proposition
Que Lisimon fait à Lisette,
À qui, jusqu’au Valet, chacun conte fleurette,
De lui meubler une maison ?
Vous nous vantez les mœurs, la chose est sans égale !
D’un Ouvrage qui peint le vice tout à nu,
Et qui précisément ouvre par le scandale.
APOLLON.
Mais il finit par la vertu.
CHRISANTE.
Adieu, Seigneur, adieu, je quitte la partie.
Après un pareil trait,
Le Public me révolte ; et qui le justifie,
Ne peut être mon fait.
APOLLON.
Vous êtes fort le nôtre ; et je vous certifie,
Que pour la raillerie,
On ne saurait trouver un plus heureux sujet.
Ne craignez pas avec votre projet,
Que la Critique vous oublie.
CHRISANTE.
Je sais, qu’à nos dépens, chargeant le portrait,
Vous allez divertir le Peuple Poétique ;
Tirer sur les Passants fut toujours votre tic :
Mais apprenez, Monsieur le Dieu caustique,
Que qui se moque du Public,
Se moque aussi de la Critique,
Et d’Apollon et de toute sa clique.
Il s’en va.
Scène IV
APOLLON, seul
Son ridicule est sans égal.
Tout singulier qu’il est dans sa folie,
C’est pourtant un original,
Qui dans Paris a plus d’une copie.
La Critique paraît ; c’est elle, je la vois.
Scène V
APOLLON, LA CRITIQUE
APOLLON.
Venez, juste Critique, il est temps qu’au Parnasse
Vous fassiez respecter mes Lois ;
De vos faux Nourrissons j’ai confondu l’audace :
Je vous ai fait connaître en proscrivant leur race.
Justifiez mon choix
Dans le haut rang où je vous place ;
Et donnez le précepte et l’exemple à la fois.
LA CRITIQUE.
Pour mériter, Seigneur, tous les suffrages,
Et remplir dignement ces pénibles honneurs,
Je tâcherai d’instruire en censurant les mœurs ;
Et ne reprendrai les Ouvrages,
Que pour éclairer les Auteurs.
Apollon s’en va.
Scène VI
LA CRITIQUE, LA MÉDISANCE
LA MÉDISANCE.
Madame, je prends part, comme votre parente,
À votre fortune brillante.
LA CRITIQUE.
Pardon, j’ai de la peine à remettre vos traits,
J’ai beau vous regarder de près.
LA MÉDISANCE.
J’ai pourtant avec vous assez de ressemblance.
La Critique ne devrait pas
Méconnaître la Médisance :
Et de moi dans le monde on fait assez de cas,
Pour m’avouer d’abord sans nulle répugnance.
LA CRITIQUE.
Si je vous méconnais, il n’est pas surprenant ;
Le chemin que je tiens est différent du vôtre ;
La Raison et le Vrai le guident constamment ;
Et vous plaisez le plus souvent,
Aux dépens de l’un et l’autre.
LA MÉDISANCE.
Vous, si vous m’imitiez, vous feriez sagement.
Par la vérité trop sincère,
On est presque toujours assuré de déplaire ;
Et l’on ennuie indispensablement,
En suivant trop exactement
Les pas de la Raison sévère.
C’est le trop de franchise avec l’austérité,
Qui vous rend le fléau de la société.
Vous n’avez point de politique ;
Je suis autant que vous mordante et satirique :
Mais je préviens d’abord par mon air séducteur.
Je sais, pleine d’adresse,
Colorer mon poison avec délicatesse,
Et fasciner mes Auditeurs,
Je couronne toujours ma victime de fleurs,
Et l’égorge avec politesse.
LA CRITIQUE.
Il est vrai que j’agis avec plus de rudesse ;
Aux Auditeurs je ne tends point d’appas ;
Et devant eux je dis ce que je pense.
Ma langue n’a pas la prudence,
De ne percer que ceux qui n’y sont pas.
LA MÉDISANCE.
C’est par cette conduite et mes façons polies,
Que je me vois reçue avec empressement
Dans les meilleures compagnies ;
J’en fais tous les plaisirs et tout l’amusement ;
Je porte avec moi l’enjouement.
Et réveille par mes saillies.
Par exemple, je sors d’un Cercle maintenant,
Où j’ai trouvé d’abord en arrivant,
Les Hommes assoupis, les Dames endormies.
Faisant sur un Sofa des nœuds nonchalamment,
Une Coquette assez jolie,
De sa parure ennuyait son amie,
Qui sommeillait en l’écoutant.
Une Prude enrageait, et parlait de la pluie.
Un Officier barbon jurant entre ses dents,
Contre l’extrême disette
Des nouvelles du temps ;
Déplorait de la Paix les malheurs éclatants,
Qui faisait tomber la Gazette.
Faute d’événements,
Et réduisait les braves gens
A raisonner cornette.
Dans un miroir un jeune Président
Se contemplait fort amoureusement ;
Et redressant son encolure,
Conversait agréablement,
Avec sa longue chevelure,
Qu’il rajustait en fredonnant :
Et pour achever la peinture,
Un Marquis tout brillant,
Et tout chamarré de dorure,
Dans un fauteuil étendu poliment,
S’amusait, en sifflant,
À lire le Mercure.
LA CRITIQUE.
Vous peignez admirablement.
LA MÉDISANCE.
Toute cette Troupe réunie
S’ennuyait mutuellement.
Aucun d’eux n’avait le génie
De ranimer la conversation,
Et d’amuser la Compagnie :
Tout le monde, en un mot, baillait à l’unisson
Je parais ; ma présence
D’abord du Cercle entier fixe l’attention.
Je décoche (admirez l’effet de ma puissance !)
Je décoche en riant un trait de ma façon,
Qui peint un homme absent de notre connaissance :
De ma bouche le trait est à peine parti,
Qu’il répand la chaleur dans toute l’Assemblée ;
L’on badine, l’on cause, on n’est plus assoupi,
Dans tous les cœurs la joie est réveillée ;
Chacun dit son bon mot, et médit à l’envi :
Je triomphe dans la mêlée,
Par un raffinement de malice nouveau ;
Et profitant de leur ivresse,
Je leur débite un conte, où mon adresse,
Sous des noms empruntés, fait leur propre tableau,
Sans qu’aucun d’eux s’y reconnaisse :
On m’interrompt par mille ris ;
À peine, en éclatant, permet-on que j’achève !
Je suis charmante, je ravis,
Jusqu’aux Cieux on m’élève :
J’avoue, en ces moments flatteurs,
Que rien n’est comparable à mon bonheur suprême ;
Je me fais des amis de tous mes Auditeurs,
En goûtant le plaisir de médire d’eux-mêmes.
LA CRITIQUE.
Je suis au désespoir, moi qui suis sans noirceur,
Qui seulement exerce ma censure,
Pour rendre le monde meilleur,
Et ne montre jamais d’aigreur
Que contre le faux goût, le vice et l’imposture,
Je n’ai pas le même bonheur.
On me fuit, on me redoute :
Avec répugnance on m’écoute ;
Et l’on traite ma candeur,
D’esprit caustique et de mauvaise humeur ;
Tandis que, pleine d’artifices,
Par le plaisir de nuire exerçant vos malices,
Et de vos traits parés de fleurs et de rubans,
Perçant sous main les plus honnêtes gens,
De l’Univers entier vous faites les délices,
Et recevez mille applaudissements.
Non, cela me dépite ;
Et plus j’y songe, et plus mon esprit s’en irrite.
LA MÉDISANCE.
C’est votre faute aussi, pourquoi vous aviser
De reprendre les gens, et de moraliser ?
On hait le ton pédant dans le siècle où nous sommes.
Renoncez à l’honneur de corriger les hommes ;
Pour gagner leur esprit et pour les maîtriser,
Faites comme je fais, ne songez qu’à leur plaire,
Et qu’à les amuser.
Dépouillez-moi cet air sévère ;
Et dans le grand monde aujourd’hui,
Venez avec moi vous répandre,
Y puiser l’agrément qu’on ne prend qu’avec lui ;
Et quittez-moi sans plus attendre,
Votre Hélicon, le séjour de l’ennui.
Les Muses et Phœbus, je vous parle en amie,
Vont la plus sotte compagnie
Qu’on puisse fréquenter,
N’en déplaise à leur beau génie ;
Qu’on a grand tort de nous vanter.
Votre Apollon n’a que ses Vers en tête.
Tirez-le de la Rime, il est sot, emprunté,
Fait mille quiproquos dans la Société :
Et je ne vis jamais un Dieu d’esprit si bête.
Clio, la Lunette à la main ;
En voulant parcourir le séjour du Tonnerre,
Fait mille faux pas sur la Terre,
Et s’écarte du grand chemin.
Euterpe avec son chien et sa flûte champêtre,
Ne fait plus qu’affadir par ses vieilles chansons,
Et n’est bonne qu’à mener paître,
Ses Génisses et ses Moutons.
Melpomène fatigue avec ses confidences,
Et désespère par ses pleurs ;
Le Public aujourd’hui qui rit de ses souffrances,
Est rebattu de ses clameurs,
De ses songes, de ses terreurs,
Rassasié de ses reconnaissances,
De ses serments, de ses fureurs,
De ses oracles pleins d’horreur,
Et de ses cruelles vengeances :
Pour moi, son seul mouchoir me donne des vapeurs.
À la faveur de la Satire,
Thalie a le secret de nous mieux réveiller :
Mais par malheur pour elle, et puisqu’il faut tout dire,
Son devoir est de faire rire,
Et son destin, souvent, est de faire bâiller.
Pour votre plaisir propre, et pour celui des autres,
Partons ensemble croyez-moi,
Nous vivrons comme Sœurs et dans la bonne foi :
Vous saurez mes secrets et me direz les vôtres,
Nous mordrons en commun. Vos talents joints aux nôtres.
Soumettront tout à notre Loi,
Et, nous serons du monde, et l’amour et l’effroi.
LA CRITIQUE.
Par vos discours vous êtes séduisante,
Votre air est engageant, et votre abord enchante,
Avec peine l’on s’en défend ;
Et vous êtes charmante,
À ne voir qu’en passant ;
Mais à l’user, la chose est différente ;
Et pour cause, entre nous,
Vous me dispenserez de faire choix de vous,
Pour mon amie, et pour ma confidente.
LA MÉDISANCE.
Eh pourquoi, s’il vous plaît ?
LA CRITIQUE.
Pourquoi ? belle Parente ?
C’est que sous un air prévenant,
Vous êtes fausse et méchante ;
Que vous ne caressez les gens si tendrement,
Que pour mieux exercer contre eux, en les quittant,
Votre langue mordante.
Vous le voyez, je parle franchement :
De l’art de déguiser, je suis très ignorante ;
Et pour faire de vous ce portrait ressemblant,
Je n’attends pas que vous soyez absente.
LA MÉDISANCE.
Quoique vous me disiez, et malgré vos refus,
J’aime votre personne, et j’ai pour vos vertus
Une estime infinie ;
Vous n’avez point de plus parfaite amie :
Si vous saviez les tendres sentiments
À part.
Que j’ai pour vous... (Comme je mens !)
Vous auriez de mon cœur une meilleure idée ;
Vous feriez cas sur tout de ma sincérité.
LA CRITIQUE.
Oh ! je suis très persuadée
De votre cordialité.
LA MÉDISANCE.
Adieu, Critique aimable, à regret je vous quitte ;
Et je vais, en tous lieux, prôner votre mérite,
Et célébrer votre candeur.
Bas en s’en allant.
Quelle prude sauvage ! ah ! je brûle
D’arriver à Paris pour soulager mon cœur,
Et la tourner en ridicule.
Scène VII
LA CRITIQUE, LE VAUDEVILLE
LE VAUDEVILLE.
Air : Souffrez que je dresse.
Votre Règne aimable ;
Critique agréable,
Votre Règne aimable
M’attire en ces lieux :
Daignez à mes vœux
Vous montrer favorable.
Votre Règne aimable
M’attire en ces lieux.
LA CRITIQUE récite.
Ayez la bonté de m’apprendre
Qui vous êtes premièrement,
Beau Chanteur, qui venez me rendre
Visite si gaiement ?
LE VAUDEVILLE.
Je suis, ma belle Reine,
Flon, flon, larira dondaine,
Un Dieu plaisant et gai, gai
Larira dondé,
Soumis à votre Empire,
Ta la rari ta la ra rire,
Et dans la nouveauté couru,
Lanturlu, lanturlu.
À la Cour, à la Ville,
Je célèbre Jean-Gille ;
Et de Bacchus et de l’Amour,
La nuit et le jour,
Je chante la, la, la, la, la,
Je chante la Folie.
J’amuse, tout à tour,
La laide et la jolie,
L’Homme d’esprit et le Nigaud,
La mirtan plan lantirelarigaut.
Par mes tourelourirettes,
Je mets en train les Fillettes,
Et je leur fais faire un saut,
Deux sauts.
Ma puissance est entière,
Tout le long de la Rivière ;
Et je mets tout dans mes airs fous,
Sans dessus dessous,
Sans devant derrière :
Mon caprice est on seul Roi,
Et toute la terre est à moi.
LA CRITIQUE récite.
À ce langage, à ces refrains,
Je reconnais le Vaudeville,
Qui fait les plaisirs de la Ville,
Et l’âme de tous les festins.
LE VAUDEVILLE chante.
Air : Tu croyais en aimant Colette.
Oui, de Comus que je fais rire,
Je suis le plus cher Favori.
LA CRITIQUE chante.
Je ne m’étonne plus beau Sire,
Si vous êtes si bien nourri.[4]
Elle récite.
Mais dans ces lieux quel sujet vous amène !
LE VAUDEVILLE.
Air : Quel plaisir de voir Claudine.
C’est mon penchant qui m’entraîne,
Madame, vers vos attraits ;
Daignez anoblir ma veine,
Et me prêter tous vos traits.
Air : La bonne aventure ô gué des trois Cousines.
Comme vous du monde entier,
Je fais la Censure,
Mon plaisir et mon métier,
Sont toujours de publier,
La bonne aventure,
Ô gué,
La bonne aventure.
Air : Quand le péril est agréable.
Je fais seul l’étude profonde
Des jeunes Robins d’à présent,
Et tout le savoir éminent
Des Abbés du grand monde.
Air : Le Ciel bénisse la besogne.
De ces Messieurs le plus souvent
L’esprit est un Recueil vivant
De mes Chansons les plus badines.
LA CRITIQUE.
Pour ne pas dire libertines.
LE VAUDEVILLE récite.
Tout Couplet de ce genre est d’un sel enchanté ;
Dans un repas aimable,
Il est toujours le plus goûté.
LA CRITIQUE.
Mais du beau sexe il n’est point écouté.
LE VAUDEVILLE chante.
Air : On passe les nuits à Table.
Que chanté d’un air aimable
Il fasse rougir sa fierté,
Voilà la Fable :
Mais qu’il en sourie à table,
Que son goût en soit flatté,
Voilà la Vérité.
LA CRITIQUE.
Air : Pour passer doucement la vie.
Oh ! je vous trouve condamnable
En ce point-là précisément :
Vous rendez le vice agréable,
En lui prêtant votre enjouement.
Elle récite.
Il faut pour plaire même au grand nombre de femmes,
Qui ne sauraient vous chanter sans rougir,
Vous corriger et m’obéir.
LE VAUDEVILLE.
Me voir employé par les Dames,
Fait mon plus grand plaisir.
Il chante.
Air : L’austère Philosophie.
Oui, ma gloire véritable,
Et mon triomphe certain
Est quand leur bouche adorable
Me chante, le verre en main :
À mes Couplets tous leurs charmes
Semblent s’imprimer soudain ;
L’Amour alors n’a point d’armes
Plus sûres que mon refrain.
LA CRITIQUE récite.
La Table fut toujours votre Champ de bataille,
Et le Fils de Vénus votre Dieu favori.
LE VAUDEVILLE.
Pour l’honneur de ce Dieu, dont je suis fort chéri,
Il est vrai toujours je travaille ;
Il récite.
Selon l’objet, selon l’occasion,
Je fais adroitement changer d’air et de ton :
Je prends ce dernier pour mon guide ;
Car soit caprice, ou soit raison,
Dans le monde toujours, c’est le ton qui décide.
Si je veux, par exemple, enflammer un tendron
Encore novice et timide,
Ma voix lui glisse ainsi doucement son poison.
Il chante.
Air : D’un Zéphyr mutin.
Voyez un Amant
D’amour tout ardent,
Dont votre air enchanteur
S’est rendu vainqueur ;
Fixez vos beaux yeux
Sur les miens pleins de feux,
Dans un combat si doux
Engagez-vous :
Que ma flamme
Dans votre âme
Porte mes brûlants soupirs ;
De ma peine,
Belle Reine,
De tous mes désirs
Faites des plaisirs.
Voyez un Amant, etc.
Il récite.
Si je rencontre en mon chemin
Une Beauté plus aguerrie,
Et dans le grand Monde nourrie :
Je prends alors un ton plus vif et plus bas,
Et sans perdre le temps en des discours frivoles,
Voici comment je change d’air soudain,
Sans changer de paroles.
Il chante.
Air : Laissons-nous charmer.
Voyez un Amant
D’amour tout ardent,
Dont votre air enchanteur
S’est rendu vainqueur ;
Fixez vos beaux yeux
Sur les miens pleins de feux,
Dans un combat si doux
Engagez-vous :
Que ma flamme
Dans votre âme
Porte mes brûlants soupirs ;
De ma peine,
Belle Reine,
De tous mes désirs
Faites des plaisirs.
Voyez un amant, etc.
LA CRITIQUE récite.
Vous êtes, je l’avoue un dangereux Fripon,
Monsieur le Vaudeville :
Moi-même, en cet instant, séduite par le ton,
J’ai peine à vous entendre avec un cœur tranquille.
LE VAUDEVILLE.
Ah ! vous avez raison
D’être sensible à ma Chanson.
Il chante.
Pour plaire à vos yeux je me tourne, tourne, tourne,
Je me tourne de tout côté.
L’air que je tourne et retourne,
C’est pour vous que je l’ai chanté.
Vers votre Amant
Votre bel œil se tourne,
Tourne tendrement,
Qu’un doux baiser !... encore que j’y retourne.
LA CRITIQUE.
N’y retournez plus vraiment.
LE VAUDEVILLE.
Air : Chantez petit Colin.
Ce baiser innocent,
Cette faveur légère,
Ce baiser innocent,
De votre cœur m’est-il garant ?
LA CRITIQUE.
La Critique est sincère,
Vous avez su me plaire,
Puisque je le dis ;
Vos airs, quoique pris,
Charment les esprits.
LE VAUDEVILLE.
Air : Premier Menuet.
Quelle douceur
Dans mon cœur,
Vient répandre un aveu si flatteur !
Quelle douceur
Dans mon cœur
Répand mon bonheur !
De votre sel piquant
Naît mon agrément ;
Pour unir leurs traits,
Nos esprits sont faits ;
Comblez mes souhaits ;
Je vous adore et je vous plais.
Air : Second Menuet.
Votre amour, quand on lui plaît,
Se tait.
LA CRITIQUE.
Qui se tait communément,
Se rend
Notre gloire est d’être unis :
Vous deviendrez plus sage,
Écoutant mes avis ;
Et vos airs réjouissants,
Vos Chants,
Vont me rendre moins sauvage.
Tous deux nous allons unir
L’Enjouement aux Leçons, la Sagesse aux Plaisirs.
LE VAUDEVILLE.
Air : Troisième Menuet.
Ô journée
Douce et fortunée !
Que de biens à ces lieux
Promettent ces beaux nœuds !
Que d’Ouvrages
Hardis, piquants, mais sages ;
De Traits heureux,
De Badinages,
De Jeux,
D’airs fameux
Vont naître de nous deux !
Ô journée ! etc.
LA CRITIQUE récite.
Quels sons réveillent les Échos ?
C’est Corésus. De loin je crois le reconnaître ;
Pour nous unir vraiment il arrive à propos.
Car de Bacchus il est le Grand-Prêtre.
Il faut l’un et l’autre, aujourd’hui,
Employer l’ironie,
Pour nous moquer plus joliment de lui.
LE VAUDEVILLE.
Taupe à la raillerie.
Scène VIII
LA CRITIQUE, LE VAUDEVILLE, ARLEQUIN
LA CRITIQUE et LE VAUDEVILLE.
Air : De Couprin.
De Corésus
Chantons la gloire
Chantons en chorus
Ses Airs à boire ;
Tous ses Rigaudons,
Ses Cotillons.
LA CRITIQUE.
Propre, ajusté,
En vérité,
Il est tout fait pour charmer les plus fières ;
Calliroé
A d’ailleurs des manières,
Et tout son Train à neuf est remonté.
LE VAUDEVILLE.
Suivant de Phaëton l’exemple,
Il a fait l’achat d’un beau Temple :
Hélas ! ce sont tous frais perdus !
De Corésus
Chantons la gloire,
Chantons les vertus,
Chantons les Prêtres de Bacchus,
Chantons leurs Chansons à boire,
Leurs sauts périlleux,
Armés de feux,
En rond ils dansent tous entr’eux :
Jusqu’à se brûler les cheveux.
De Corésus
Chantons la gloire,
Et les vertus.
ARLEQUIN récite.
Mais, Seigneur. Mais, Madame...
LE VAUDEVILLE chante.
Air : Un Préfet beau, bien fait.
On trahit vos ardeurs...
ARLEQUIN récite.
Est-ce pour insulter au dépit qui m’enflamme ?
LE VAUDEVILLE reprend.
On trahit vos ardeurs :
Mais le Dieu des Buveurs
Exauce toutes vos fureurs ;
Par un Vin infernal,
Il cause un Bacchanal
Brutal,
Qui devient général ;
Il rend les Peuples fous,
Ils s’entr’égorgent tous :
Ô ! Courroux surprenant !
Qui pour objet de sa vengeance,
Prend l’innocent :
Votre noble transport
Punit qui n’a pas tort ;
Et généreux pour qui l’offense,
Sauve Agénor.
ARLEQUIN récite.
De m’exalter ainsi, finissez, je vous prie ;
Et daignez m’écouter.
LA CRITIQUE.
Vous avez trop de modestie.
ARLEQUIN chante.
Air : Des fraises.
Piqué contre tout Paris,
Je viens de son caprice,
Et de ses cruels mépris,
Vous demander à grands cris
Justice, justice, justice.
Il récite.
Rien n’égale l’horreur de mon chagrin cuisant ;
Je charmais autrefois, et j’ennuie à présent.
Ramenez le bon goût, et vengez mon injure.
LE VAUDEVILLE.
Ture lure.
ARLEQUIN chante.
Air : Des pendus.
Solitaire, triste, confus,
Je m’en vais sur l’Air des Pendus,
Vous réciter ma décadence.
LA CRITIQUE.
Seigneur, parlez-moi de la Danse.
Et trêve de récitatif,
Il est par trop soporatif.
ARLEQUIN.
Air : Quand on a prononcé.
Je veux me plaindre en vain vous m’imposez silence.
LE VAUDEVILLE, lui coupant la parole.
Air : Dans nos champs.
D’une voix
Chacun admire
Et désire
Le beau pas de trois
Plus légères
Qu’un vent flatteur,
Deux Bergères
Suivent un Pasteur.
Que de grâce !
Elle efface,
Et surpasse,
Le Décorateur.
Oh ! rare honneur !
Grande gloire,
Et victoire
Pour l’Auteur !
ARLEQUIN.
Air : Folies d’Espagne.
Ah, ventrebleu ! c’est se moquer du monde.
LA CRITIQUE.
Air : Mariez, mariez, mariez moi.
C’est-là qu’on voit Agénor.
ARLEQUIN récite.
Je ne puis dire un mot, ma rage est sans seconde.
LA CRITIQUE reprend.
C’est-là qu’on voit Agénor
Arriver avec vitesse ;
Et saisi d’un beau transport,
Crier en fendant la presse :
Retenez, retenez, retenez-moi,
Je m’offre pour la Princesse,
Retenez, retenez, retenez-moi,
Ou je mourrai sur ma foi.
À Arlequin.
Air : Quel plaisir de voir Claudine.
Mais vous lui dérobez, Sire,
La gloire de ce trépas.
LE VAUDEVILLE.
Cette mort que l’on admire,
Je ne l’imiterais pas.
ARLEQUIN.
Air : Père, je me confesse.
À tort je le confesse,
On l’applaudit beaucoup ;
Car j’étais dans l’ivresse
Quand j’ai fait ce beau coup.
Il récite.
Mais d’ouïr ma complainte ayez la politesse.
LE VAUDEVILLE, l’interrompant toujours, et continuant l’air.
Dans le bien tout comme dans le mal,
Corésus est extrême ;
Dans le bien tout comme dans le mal,
Il est original.
Il s’immole lui-même,
Pour unir ce qu’il aime,
À son heureux Rival.
Le trait est sans égal !
LE VAUDEVILLE et LA CRITIQUE.
Exaltons
Et chantons
Sa noblesse
Dans l’ivresse,
Ce Héros peu commun,
Je fais le crime qu’à jeun.
LE VAUDEVILLE.
Air : Ma Commère quand je danse.
À moi, vive Contredanse,
Tambourin et Menuet,
Venez former notre Ballet ;
Je veux, qu’ici, pour le rendre complet,
Le cheval Pégase danse,
Et qu’il hennisse un couplet.
Scène IX
LE VAUDEVILLE, LA CRITIQUE, LA CONTREDANSE, LE MENUET, etc.
On danse.
LE VAUDEVILLE.
Le Ton fait plus que le Discours,
On se laisse prendre toujours
Par les dehors frivoles ;
Et, dans le monde, ainsi qu’à l’Opéra,
C’est l’Air, ô gué lon la,
Qui fait passer les paroles.
Dorante a seul le droit charmant,
De pouvoir dire impunément,
Les choses les plus folles ;
De ses discours la plus sage rira,
C’est l’air, ô gué lon la,
Qui fait passer les paroles.
Nous ennuyons avec bon sens,
Une femme en parlant rubans,
Pompons et babioles,
Plus qu’un Savant cent fois amusera :
C’est l’air, ô gué lon la,
Qui fait passer les paroles.
Brusquez d’abord un jeune cœur,
Vous alarmerez sa pudeur,
Par vos manières folles :
Prenez un ton plus doux, il se rendra ;
C’est l’air, ô gué lon la,
Qui fait passer les paroles.
[1] Le chevalier Bayard, Comédie Héroïque du Sieur Hautereau, jouée et sifflée au Théâtre Français en 1732.
[2] Tragédie du Sieur la Grange, jouée sans succès.
[3] Comédie de M. Destouches.
[4] Le sieur Thévenot qui chantait le Rôle du Vaudeville dans la nouveauté, était bien nourri en effet.