La Critique du Légataire (Jean-François REGNARD)
Comédie en un acte, et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 19 février 1708.
Personnages
LE COMÉDIEN
LE CHEVALIER
LE MARQUIS
LA COMTESSE
CLISTOREL, apothicaire
CLISTOREL, comédien
M. BONIFAGE, auteur
M. BREDOUILLE, financier
Scène première
LE COMÉDIEN, faisant l’annonce
Messieurs, nous aurons l’honneur de vous donner demain la tragédie de... et, le jour suivant, vous aurez encore une représentation du Légataire.
Scène II
LE CHEVALIER, LE COMÉDIEN
LE CHEVALIER.
Holà, ho, monsieur l’annonceur ! un petit mot, s’il vous plaît.
LE COMÉDIEN.
Que souhaitez-vous, monsieur ?
LE CHEVALIER.
Hé ! ventrebleu ! n’êtes-vous point las de nous donner toujours la même pièce ? Est-ce qu’il n’y a pas assez longtemps que vous nous fatiguez de votre Légataire ?
LE COMÉDIEN.
Monsieur, nous ne nous lassons jamais des pièces, tant qu’elles nous donnent de l’argent.
LE CHEVALIER.
Je suis las de voir ce Poisson avec son bredouillement et son item. Ma foi, c’est un mauvais plaisant ; tu vaux mieux que lui.
LE COMÉDIEN.
C’est le public qui détermine le sort des ouvrages d’esprit, et le nôtre ; et, lorsque nous le voyons venir en foule à quelque comédie nouvelle, nous jugeons que la pièce est bonne, et nous n’en voulons point d’autre garant.
LE CHEVALIER.
Ah ! palsambleu, voilà un beau garant que le public ! Le public ! le public ! c’est bien à lui à qui je m’en rapporte.
LE COMÉDIEN.
À qui donc, monsieur, voulez-vous vous en rapporter ?
LE CHEVALIER.
À qui ?
LE COMÉDIEN.
Oui, monsieur.
LE CHEVALIER.
À moi, morbleu, à moi : il y a plus de sens, de raison et d’esprit dans cette tête-là qu’il n’y en a sur votre théâtre, dans vos loges, et dans votre parterre, quand ces trois ordres seraient réunis ensemble.
LE COMÉDIEN.
Je ne doute point, monsieur, de votre capacité ; mais j’ai toujours ouï dire que le goût général devait l’emporter sur le goût particulier.
LE CHEVALIER.
Cette maxime est bonne pour les sots, mais non pas pour moi. Je ne me laisse jamais entraîner au torrent : je fais tête au parterre ; et quand il approuve quelque endroit, c’est justement celui que je condamne.
LE COMÉDIEN.
Je vous dirai, monsieur, que nous autres comédiens nous sommes d’un sentiment bien contraire : c’est de ce tribunal-là que nous attendons nos arrêts ; et, quand il a prononcé, nous n’appelons point de ses décisions.
LE CHEVALIER.
Et moi, morbleu, j’en appelle comme d’abus ; j’en appelle au bon sens ; j’en appelle à la postérité ; et le siècle à venir me fera raison du mauvais goût de celui-ci.
LE COMÉDIEN.
Quelque succès qu’ait notre pièce, nous n’espérons pas, monsieur, qu’elle passe aux siècles futurs ; il nous suffit qu’elle plaise présentement à quantité de gens d’esprit, et que la peine de nos acteurs ne soit pas infructueuse.
LE CHEVALIER.
Si j’étais de vous autres comédiens, j’aimerais mieux tirer la langue d’un pied de long que de représenter de pareilles sottises : mourez de faim, morbleu, mourez de faim avec constance plutôt que de vous enrichir avec une aussi mauvaise pièce. Et qu’est-ce que c’est encore que cette critique dont vous nous menacez ?
LE COMÉDIEN.
Je vous dirai, monsieur, par avance, que ce n’est qu’une bagatelle ; deux ou trois scènes qu’on a ajoutées pour donner à la comédie une juste longueur, et pour vous amuser jusqu’à l’heure du souper.
LE CHEVALIER.
Cela sera-t-il bon ?
LE COMÉDIEN.
C’est ce que je ne vous dirai pas : le public en jugera.
LE CHEVALIER.
Le public ! le public ! Ils n’ont autre chose à vous dire, le public ! le public !
LE COMÉDIEN.
Monsieur, je vous laisse avec lui : tâchez à le faire convenir qu’il a tort ; mais ne lui exposez que de bonnes raisons : il ne se paie pas de mauvais discours, je vous en avertis : et il a souvent imposé silence à des gens qui avaient autant d’esprit que vous.
Il s’en va.
Scène III
LE CHEVALIER, seul
Je lui parlerais fort bien, si je me trouvais tête à tête avec lui ; mais la partie n’est pas égale : il faut remettre l’affaire à une autre fois, et voir si ces messieurs voudront me rendre ma place.
Scène IV
LA COMTESSE, LE MARQUIS, M. BONIFACE
LA COMTESSE.
Holà ! quelqu’un de mes gens ! n’ai-je là personne ? Mon carrosse, mon carrosse. Monsieur le marquis, sortons d’ici. Remuez-vous donc, monsieur Boniface ; vous voilà comme une idole : faites donc avancer mon équipage.
LE MARQUIS.
Sitôt que votre carrosse sera devant la porte, on viendra vous avertir ; mais vous en avez encore pour un quart d’heure tout au moins.
LA COMTESSE.
Pour un quart d’heure ! Quoi ! il faudra que je demeure ici encore un quart d’heure ? Je ne pourrai jamais suffire à tout ce que j’ai à faire aujourd’hui. On m’attend au Marais pour faire une reprise de lansquenet ; je vais souper proche les Incurables ; nous devons courir le bal toute la nuit ; et, sur les huit heures du matin, il faut que je me trouve à un réveillon à la porte Saint-Bernard.
LE MARQUIS.
Voilà, madame, bien de l’ouvrage à faire en fort peu de temps.
LA COMTESSE.
Ma vivacité fournira à tout ; et si vous ne voulez pas me suivre, voilà monsieur Boniface qui ne m’abandonnera point dans l’occasion : c’est un jeune poète que je produis dans le monde, un bel esprit qui fait des vers pour moi quand j’en ai besoin : je l’ai amené à la comédie pour m’en dire son sentiment.
LE MARQUIS, bas, à la comtesse.
Comment ! tête à tête ?
LA COMTESSE, bas, au marquis.
Pourquoi non ? Il me sert de chaperon ; il a une mine sans conséquence : que voulez-vous qu’une femme fasse d’un visage comme le sien ?
Haut.
Je prétends bien qu’il vienne au bal avec moi. Mais, avant tout, tirez-moi de la foule, monsieur le marquis, tirez-moi de la foule. Mon carrosse, en arrivant, a été une heure dans la rue Dauphine, sans pouvoir avancer ni reculer ; le voilà présentement dans le même embarras. Cela est étrange, que, dans une ville policée comme Paris, les rues ne soient pas libres, et que messieurs les comédiens empêchent la circulation des voitures.
LE MARQUIS.
Cela crie vengeance. Parbleu, monsieur Boniface, je suis bien aise de vous rencontrer dans les foyers. Vous venez de voir cette comédie qui a fait courir tant de monde ; je serai charmé que vous m’en disiez votre sentiment : j’ai autrefois entendu de petits vers de votre façon qui n’étaient pas impertinents.
M. BONIFACE.
Oh ! monsieur.
LA COMTESSE.
Monsieur Boniface a cent fois plus d’esprit qu’il ne paraît. J’aime les gens dont la mine promet peu et tient beaucoup. Il a l’air d’un cuistre ; mais je puis vous assurer qu’il n’est pas un sot.
M. BONIFACE.
On voit bien, madame la comtesse, que vous vous connaissez en physionomie.
LA COMTESSE.
C’est une source d’imagination vive, hardie, échauffée ; rien ne l’arrête, rien ne l’embarrasse : je lui trouve un fonds de science qui m’étonne, une fécondité qui m’épouvante. Croiriez-vous, monsieur le marquis, qu’il a fait vingt-cinq comédies, et, pour le moins, autant de tragédies ? Les comédiens n’en veulent jouer aucune : mais ce qu’il y a de beau, c’est que ses comédies font pleurer, et que ses tragédies font rire à gorge déployée.
LE MARQUIS.
C’est attraper le fin de l’art.
M. BONIFACE.
Madame la comtesse est, à son ordinaire, vive et pétulante ; il faut qu’elle se divertisse toujours aux dépens de quelqu’un.
LE MARQUIS.
Allons, monsieur Boniface, faites-nous part de vos lumières ; et dites-nous, je vous prie, votre avis sur la pièce que nous venons de voir.
M. BONIFACE.
Monsieur...
LA COMTESSE.
Parlez, parlez, monsieur Boniface ; mais soyez court : votre récit, commence déjà à m’ennuyer : je n’aime point les grands parleurs ; c’est le défaut des gens de votre métier. Je rencontrai dernièrement un auteur dans la rue, qui fit à toute force arrêter mon carrosse ; il me fatigua de ses vers pendant une heure entière ; il en récita au laquais, au cocher, aux chevaux ; et, si un autre carrosse ne fût survenu, qui lui serra les côtes de fort près et lui fit quitter prise, je crois qu’il parlerait encore, ou qu’il serait devenu lui-même la catastrophe de sa tragédie.
M. BONIFACE.
Je ne suis encore qu’un jeune candidat dans la république des lettres, un nourrisson des Muses ; mais je soutiens que la pièce est vicieuse à capite ad calcem, c’est-à-dire de la tête aux pieds.
LA COMTESSE.
Un jeune candidat ! un jeune candidat ! un nourrisson des Muses ! Que dis-tu à cela, marquis ? Les Muses n’ont-elles pas fait là une belle nourriture ? Quand serez-vous sevré, monsieur Boniface ?
M. BONIFACE.
Nous avons un peu lu notre poétique d’Aristote ; et nous savons la différence de l’épopée avec le poème dramatique, qui vient du grec παρά τό δράν, id est, agere.
LA COMTESSE.
Agere... agere... Il faut avouer que cette langue grecque est admirable : il faut que vous me l’appreniez, monsieur Boniface... Que je serais ravie de savoir du grec ! Quoi ! je parlerais grec, je parlerais grec, monsieur le marquis ! mais cela serait tout à fait plaisant.
LE MARQUIS.
Oui, madame, cela serait tout à fait plaisant et nouveau.
M. BONIFACE.
Je ne m’arrête point à la diction, je laisse cette critique aux esprits subalternes ; c’est à l’analyse, à la conduite, à la texture d’une pièce que je m’attache ; et, par là, je vous prouverai que celle-ci est impertinente.
LE MARQUIS.
Voilà qui est fort.
M. BONIFACE.
N’est-il pas vrai qu’il s’agit dans cette pièce d’un testament qui fait le nœud et le dénouement de toute l’intrigue ?
LE MARQUIS.
Vous avez raison.
M. BONIFACE.
Qui est-ce qui fait ce testament ? Ne tombez-vous pas d’accord que c’est un valet ?
LA COMTESSE.
Oui, c’est Crispin. Il me réjouit parfois ; j’aime à le voir.
M. BONIFACE.
Or est-il que le code Justinien, titre douze, paragrapho primo de testamentis, nous apprend que ceux qui sont sous la puissance d’autrui ne peuvent pas tester. Le valet est sous la puissance de son maître ; ergo je soutiens que le valet n’a pu faire de testament : et, de là, je conclus que la pièce est détestable.
LE MARQUIS.
Belle conclusion !
LA COMTESSE.
Voilà ce qui s’appelle saper un ouvrage par les fondements, raisonner juste, et décider comme j’aurais fait. Que monsieur Boniface a d’esprit ! c’est un gouffre de science. Mon Dieu, que j’aurais envie de l’embrasser ! mais la pudeur m’en empêche. Pour vous consoler, monsieur Boniface, baisez ma main. Te voilà, marquis, confondu, écrasé, anéanti. Tu ne ris point ? tu ne ris point ?
LE MARQUIS.
Ce n’est pas, ma foi, que vous ne m’en donniez tous deux une ample matière. Qu’avons-nous affaire ici d’épopée, et de tous les grands mots grecs et latins dont monsieur Boniface fait une parade fastueuse ?
LA COMTESSE.
Ce sont tous termes de l’art, qui sont cités fort à propos ; l’épopée, le code Justinien, le paragrapho. Je voudrais avoir trouvé une douzaine de ces mots, et les avoir payés une pistole pièce.
LE MARQUIS.
Apprenez, monsieur le jurisprudent hors de saison, qu’il n’est point question, dans mie comédie, du droit romain ni de Justinien : il s’agit de divertir les gens d’esprit avec art ; et je vous soutiens, moi, que la conduite de cette pièce est très sensée.
M. BONIFACE.
C’est dont nous ne convenons pas parmi nous autres savants.
LE MARQUIS.
Le premier acte expose le sujet ; le second fait le nœud ; dans le troisième commence l’action ; elle continue dans les suivants : tout concourt à l’événement ; l’embarras croît jusqu’à la dernière scène ; le dénouement est tiré des entrailles du sujet. Tous les acteurs sont contents, et les spectateurs seraient bien difficiles s’ils ne l’étaient pas, puisqu’il me paraît qu’ils ont été divertis dans les règles.
LA COMTESSE.
Pour moi, je n’entends point vos règles de comédie : mais mon frère le chevalier, qui a bon goût, et qui est presque aussi sage que moi, m’a dit qu’elle ne valait rien ; il ne l’a pourtant point encore vue.
LE MARQUIS.
C’est le moyen d’en juger bien sainement.
LA COMTESSE.
Il n’a cependant manqué aucune représentation. La première, il ne vit rien ; la seconde, il n’entendit pas un mot ; la troisième, il ne vit ni n’entendit ; et, toutes les autres fois, il était dans les foyers, occupé devant le miroir à rajuster sa personne, ranimer sa perruque, se renouveler de bonne mine, pour être en état de donner la main à quelque femme de qualité, et la conduire avec succès dans son carrosse.
LE MARQUIS.
Je ne m’étonne pas s’il en parle si bien.
LA COMTESSE.
Pour moi, ne trouvant plus de place dans les premières loges, je l’ai vue la première fois dans l’amphithéâtre, où je me trouvai entourée de cinq ou six jeunes seigneurs qui ne cessèrent de folâtrer autour de moi : jamais jolie femme ne fut plus lutinée ; et, si la pièce n’avait promptement fini, je ne sais, en vérité, ce qu’il en serait arrivé.
LE MARQUIS.
Vous avez bien raison, madame la comtesse, de pester ; vous n’avez jamais tant couru de risque en vos jours qu’à cette comédie.
M. BONIFACE.
Pour moi, j’étais dans le parterre à la première représentation ; il ne m’en a jamais tant coûté pour voir une mauvaise comédie : une moitié de mon justaucorps fut emportée par la foule, et j’eus bien de la peine à sauver l’autre au milieu des flots de laquais, qui m’inondèrent de cire en sortant, et me brûlèrent tout un côté de ma perruque.
LA COMTESSE.
Les auteurs qui ont des habits aussi mûrs que le vôtre, monsieur Boniface, ne doivent point se trouver dans le parterre à une première représentation.
LE MARQUIS.
Madame la comtesse a raison. Vous êtes là un tas de mauvais poètes cantonnés par peloton (je ne parle pas de ceux qui sont avoués d’Apollon, dont on doit respecter les avis) ; vous êtes là, dis-je, comme des âmes en peine, tout prêts à donner l’alarme dans votre quartier, et à sonner le tocsin sur un mot qui ne vous plaira pas. Sont-ce deux ou trois termes hasardés, négligés, ou mal interprétés, qui doivent décider d’un ouvrage de deux mille vers ?
LA COMTESSE.
Tu te rends, marquis ; tu fléchis ; tu demandes quartier. Courage, monsieur Boniface ; remettez-vous ; l’ennemi plie ; tenez bon, quand il devrait aujourd’hui vous en coûter votre manteau. Te moques-tu, marquis, de te mesurer avec monsieur Boniface ! C’est le plus bel esprit du siècle ; il a voix délibérative aux cafés ; et c’est lui qui fait un livre qui aura pour titre : le Diable partisan, ou l’Abrégé des soupirs auprès des cruelles.
LE MARQUIS.
Mais enfin, vous conviendrez que la pièce est...
LA COMTESSE.
Horrible, détestable, archidétestable ; et qu’il n’y a que les entr’actes qui la soutiennent.
M. BONIFACE.
Que voulez-vous dire avec vos entr’actes ? Il me semble qu’il n’y en a point.
LA COMTESSE.
Il n’y en a point ! Comment appelez-vous donc ces pirouettes, ces caracoles, ces chaudes embrassades qui se font sur le théâtre pendant qu’on mouche les chandelles ? Voilà ce qui s’appelle des scènes d’action et de mouvement des plus comiques. Place au théâtre ! haut les bras ! Demandez plutôt au parterre, je suis sûr qu’il sera de mon avis. Mais je perds ici bien du temps. Mon cher monsieur Boniface, voyez, je vous prie, si mon carrosse n’est point à la porte : de moment en moment je sens que je m’exténue ; je fonds, je péris, je deviens nulle.
M. BONIFACE.
Dans un moment, madame, je viens vous rendre réponse.
Scène V
M. BREDOUILLE, LA COMTESSE, LE MARQUIS
M. BREDOUILLE, sortant de la coulisse.
Allez toujours devant, j’y serai aussitôt que vous ; ayez soin seulement que nous buvions bien frais, et que le rôt soit cuit à propos.
LE MARQUIS.
Hé ! bonjour, mon cher monsieur Bredouille ; que j’ai de joie de vous rencontrer ici ! Madame, vous voyez devant vous l’homme de France qui fait la meilleure chère, et qui a cinquante bonnes mille livres de rente.
LA COMTESSE.
Je ne connais autre que monsieur Bredouille ; j’ai été vingt fois à sa maison de campagne : c’est lui qui a inventé les poulardes aux huîtres, les poulets aux œufs, et les cervelles aux olives. Si je n’étais pas retenue, je lui proposerais de nous donner ce soir à souper, pour nous dédommager de la mauvaise comédie que nous venons de voir.
M. BREDOUILLE.
Qu’appelez-vous mauvaise comédie ? mauvaise comédie !... Je la trouve excellente : je ne me suis jamais tant diverti ; et monsieur Clistorel m’a guéri de toute la mauvaise humeur que j’y avais apportée.
LA COMTESSE.
D’où venait ton chagrin, mon gros bredouilleux ? quelque quartaut de ta cave a-t-il échappé à ses cerceaux ? et pleures-tu, par avance, le malheur qui nous menace de ne point avoir de glace pendant l’été ?
M. BREDOUILLE.
Mon cuisinier avait, à dîner, manqué sa soupe ; ses entrées ne valaient pas le diable, et le coquin avait laissé brûler un faisan qu’on m’avait envoyé de mes terres. Je n’ai pas laissé d’y rire tout mon soûl, tout mon soûl.
LA COMTESSE.
Comment ! tu as pu rire de pareilles sottises ? Si je te faisais l’anatomie de cette pièce-là, tu tomberais dans un dégoût qui t’ôterait l’appétit pendant tout le carnaval.
M. BREDOUILLE.
Ne me la faites donc pas ; il n’est point ici question d’anatomie. Est-ce que le testament ne vous a pas réjouie ? Il y a là deux item qui valent chacun une comédie. Et cette veuve, morbleu, cette veuve, n’est-elle pas à manger ? Ce Poisson est plaisant, il me divertit : j’aime à rire, moi ; cela me fait faire digestion.
LA COMTESSE.
Et c’est justement la scène de la veuve qui m’a donné un dégoût pour la pièce ; j’ai une antipathie extrême pour cet habit ; et, si mon mari mourait aujourd’hui, je me remarierais demain pour n’être pas obligée de me présenter[1] sous un si lugubre équipage. Je crois que je ne ferais pas mal dès à présent de choisir quelqu’un pour lui succéder. Qu’en dis-tu, marquis ?
LE MARQUIS.
Ce serait très bien fait.
LA COMTESSE.
Et que dites-vous, s’il vous plaît, de ce gentilhomme normand, monsieur Alexandre Choupille, de l’enfant posthume, du Clistorel, et de la servante qui ne veut pas être interloquée ?
M. BREDOUILLE.
Eh bien ! interloquée, interloquée ! où est donc le grand mal ? N’ai-je pas été interloqué, moi qui vous parle, dans un procès que j’ai avec un de mes fermiers ?
LA COMTESSE.
Eh ! fi donc, monsieur ! fi donc !
M. BREDOUILLE.
Pour moi, je n’y entends pas tant de façon ; quand une chose me plaît, je ne vais point m’alambiquer l’esprit pour savoir pourquoi elle me plaît.
LE MARQUIS.
Monsieur parle de fort bon sens.
M. BREDOUILLE.
Madame la comtesse, par exemple, je ne la détaille point par le menu ; il suffit qu’elle me plaise en gros : je n’examine point si elle a les yeux petits, le nez rentrant, la taille renforcée[2] ; elle me plaît, je n’en veux point davantage.
LA COMTESSE, le contrefaisant.
Monsieur Bredouille a raison ; car, voyez-vous, une femme est comme une comédie ; il y a de l’intrigue, du dénouement. Monsieur Bredouille, par exemple, je n’examine point s’il est gros ou menu, gras ou maigre ; il a de bon vin, on le va voir : en faut-il davantage ? N’est-il pas vrai, marquis ?
LE MARQUIS.
Oui, rien n’est plus clair que ce raisonnement-là.
M. BREDOUILLE.
Madame, je suis votre serviteur. Je vais souper à la Place Royale, où nous devons attaquer un aloyau dans les formes ; et je serais au désespoir que la scène commençât sans moi.
LA COMTESSE, bredouillant.
C’est très bien fait, monsieur Bredouille ; ne manquez pas d’en couper une douzaine de tranches à mon intention, et de boire autant de rasades à ma santé.
Scène VI
LA COMTESSE, LE MARQUIS
LA COMTESSE.
Voilà un plaisant original ! Mais que vois-je ? Il me semble que j’aperçois monsieur Clistorel. Il n’est pas encore déshabillé ; il faut l’appeler pour nous en divertir. Holà, ho, monsieur Clistorel ! un petit mot.
Scène VII
CLISTOREL, apothicaire, LE MARQUIS, LA COMTESSE
CLISTOREL, apothicaire.
Les comédiens sont bien plaisants, de jouer sur leur théâtre un corps aussi illustre que celui des apothicaires ; et ce petit mirmidon de Clistorel bien impertinent, de s’attaquer à un homme comme moi !
LA COMTESSE.
Que voulez-vous donc dire ? n’êtes-vous pas monsieur Clistorel ? Comment donc ! je crois qu’en voilà un autre : je m’imaginais qu’il fût unique en son espèce. Holà, ho, monsieur Clistorel ! un petit mot.
Scène VIII
CLISTOREL, comédien, CLISTOREL, apothicaire, LE MARQUIS, LA COMTESSE
CLISTOREL, apothicaire, à Clistorel, comédien.
C’est donc vous, mon petit ami, qui empruntez mon nom et ma personne pour les mettre dans vos comédies ? Savez-vous que je suis doyen des apothicaires ?
CLISTOREL, comédien.
Vous ! doyen des apothicaires ?
CLISTOREL, apothicaire.
Oui, moi.
CLISTOREL, comédien.
Que m’importe ? Ah ! ah ! ah ! la plaisante figure pour un doyen !
CLISTOREL, apothicaire.
Figure ! parbleu, figure vous-même ; je serais bien fâché que la mienne fût aussi ridicule que la vôtre.
CLISTOREL, comédien.
Et moi, je serais au désespoir de vous ressembler : ne voilà-t-il pas un petit gentilhomme bien, tourné ?
CLISTOREL, apothicaire.
Depuis deux cents ans nous tenons boutique d’apothicaire, de père en fils, dans le faubourg Saint-Germain.
CLISTOREL, comédien.
Oui, l’on dit que c’est vous qui recrépissez toutes les vieilles du quartier.
CLISTOREL, apothicaire.
Je puis me vanter qu’il n’y a pas d’homme en France qui ait plus raccommodé de visages que moi.
LA COMTESSE.
Vous avez raccommodé des visages ! Je croyais qu’un visage n’était pas de la compétence d’un apothicaire[3]. Il faudra donc, monsieur Clistorel, que vous préludiez quelque jour sur le mien. Je suis jeune encore, comme vous voyez ; mais quand j’ai bu du vin de Champagne, j’ai le lendemain le coloris obscur, les nuances brouillées, et des erreurs au teint, qui me vieillissent de dix années.
CLISTOREL, comédien, à la comtesse.
Il a remis sur pied des teints aussi désespérés que le vôtre.
LA COMTESSE.
Je puis l’assurer que mon visage ne lui fera point d’affront, et qu’il en aura de l’honneur.
CLISTOREL, apothicaire.
Pourquoi donc, mon petit comédien, connaissant mon mérite, êtes-vous assez impudent pour me jouer en plein théâtre ?
CLISTOREL, comédien.
Nous y jouons bien tous les jours les médecins, qui valent bien les apothicaires.
CLISTOREL, apothicaire.
Savez-vous que personne n’approche de plus près que nous les princes et les grands seigneurs ?
CLISTOREL, comédien.
Vous ne les voyez que par derrière ; mais nous leur parlons face à face.
CLISTOREL, apothicaire.
Je suis apothicaire, et médecin quand il le faut.
CLISTOREL, comédien.
Je joue, moi, dans le comique et dans le sérieux.
CLISTOREL, apothicaire.
J’ai fait, à Paris, quatre cours de chimie.
CLISTOREL, comédien.
J’ai joué, en campagne, les rois et les empereurs.
LA COMTESSE.
Quoi ! vous jouez dans le sérieux ! Un pygmée, un extrait d’homme comme vous représenterait Achille, Agamemnon, Mithridate ! Marquis, que dis-tu de ce héros-là ? Ne voilà-t-il pas un Mithridate bien fourni pour faire fuir les légions romaines ?
LE MARQUIS.
Je vous prie, monsieur Clistorel le sérieux, de nous dire seulement deux vers, pour voir comment vous vous y prenez.
CLISTOREL, comédien.
Oui-dà.
« Et vous aurez pour vous, malgré les envieux,
« Et Lisette, et Crispin, et l’enfer et les dieux. »
CLISTOREL, apothicaire.
Il faut dire la vérité : voilà une belle taille pour faire un empereur !
CLISTOREL, comédien.
Voilà un plaisant visage pour avoir fait quatorze enfants à sa femme !
CLISTOREL, apothicaire.
Cela est faux, je lui en ai fait dix-neuf.
CLISTOREL, comédien.
Tant mieux, pourvu qu’ils soient tous de votre façon.
CLISTOREL, apothicaire.
Qu’est-ce à dire de ma façon ? Apprenez que sur l’honneur, madame Clistorel n’a jamais fait de quiproquo.
CLISTOREL, comédien.
Elle ne vous ressemble donc pas ?
CLISTOREL, apothicaire.
Moi, j’ai fait des quiproquo ! Vous en avez menti.
CLISTOREL, comédien.
J’en ai menti ?
Ils se battent.
LA COMTESSE, les séparant.
Monsieur l’apothicaire, monsieur le comédien, monsieur Clistorel, monsieur Mithridate...
CLISTOREL, apothicaire.
Avorton de comédien !
CLISTOREL, comédien.
Embryon d’apothicaire !
LA COMTESSE.
Doucement, messieurs, doucement : je ne souffrirai point qu’il arrive de malheur, et que deux Clistorels se coupent la gorge en ma présence. Vous, monsieur Clistorel l’apothicaire, retournez dans votre boutique ; et vous, monsieur Clistorel le comédien, je veux que vous me meniez au bal, et que nous dansions ensemble le rigodon, la chasse, les cotillons, la jalousie, et toutes les autres danses nouvelles, où j’excelle assurément ; et je puis me vanter qu’il n’y a point de femme qui se trémousse dans un bal avec plus de noblesse, de cadence, de vivacité, de légèreté, et de pétulance.
Scène IX
M. BONIFACE, LA COMTESSE, CLISTOREL, comédien, CLISTOREL, apothicaire, LE MARQUIS
M. BONIFACE.
Madame, votre carrosse est à la porte, et vous descendrez quand il vous plaira.
LA COMTESSE.
Il a bien fait de venir ; j’allais me jeter dans le premier venu.
À Clistorel, le comédien.
Allons, monsieur Clistorel, donnez-moi la main.
Scène X[4]
LE MARQUIS, seul
Eh bien ! morbleu, voilà ce qui s’appelle une comédie dans les règles ! cela vaut mieux que l’autre ; et je vous jure que l’on ne la jouera point que je n’y revienne. Je conseille à l’assemblée d’en faire autant.
[1] La plupart des anciennes éditions portent : Pour n’être pas obligée de me représenter sous un si lugubre équipage.
[2] Renforcée est conforme à l’édition originale de 1708, et à quelques autres éditions. Dans toutes les éditions modernes, on lit renfoncée.
[3] Cela rappelle le « On voit bien que vous n’avez pas accoutumé à parler à des visages, » du Malade imaginaire, acte III, scène IV.
[4] Dans l’édition originale, cette pièce n’est divisée qu’en sept scènes.