La Courte paille (Hippolyte COGNIARD - Théodore COGNIARD)

Drame-vaudeville en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Folies-Dramatiques, le 24 août 1833.

 

Personnages

 

PIERRE-JEAN, riche fermier

ROBERT

JULIEN, garçon de ferme de Pierre-Jean

LEFUTÉ, aubergiste

CRIQUET, son filleul, garçon aubergiste

MARGUERITE, nièce de Pierre-Jean

VÉRONIQUE, mère de Julien

LAGRANGE, paysan

PAYSANS

PAYSANNES

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une cour d’entrée de la ferme de Pierre-Jean. À gauche, un corps de bâtiment. À droite, dans un coin, des bottes de foin et des instruments de labourage. Sur le devant, à gauche, une table de bois et des sièges.

 

 

Scène première

 

LEFUTÉ, PIERRE-JEAN, MARGUERITE

 

Au lever du rideau, Pierre-Jean et Lefuté sont assis à table et boivent.

LEFUTÉ, trinquant avec Pierre-Jean.

Ainsi c’est une affaire arrangée... Je prends vos six pièces de vin pour le prix convenu ; je vous en apporterai la valeur dans le courant de la journée.

PIERRE-JEAN.

Il n’y a pas de presse... pourvu que je touche à la fin du mois...

LEFUTÉ.

Non pas, avec moi les choses vont rondement... Jamais je ne fais attendre mon monde... Avant deux heures, la somme sera ici...

PIERRE-JEAN.

À votre aise.

Appelant.

Marguerite, donne-nous du vin !...

MARGUERITE, sortant du bâtiment de gauche, et apportant une bouteille.

Voilà... mon oncle...

LEFUTÉ, regardant Marguerite.

Toujours de plus en plus jolie... Savez-vous, Pierre-Jean, que cette jeunesse-là est bonne à marier ?...

PIERRE-JEAN, brusquement.

Bah ! bah !... ne parlons pas de ça... Tenez, buvez...

LEFUTÉ, à part.

Ce diable d’homme fait toujours exprès de ne pas me comprendre... Il devrait bien voir pour, tant que j’adore sa nièce...

PIERRE-JEAN.

À propos, Marguerite, est-ce que tu n’as pas encore vu notre ami Robert, ce matin ?...

MARGUERITE.

Non, mon oncle... Mais ça n’est pas étonnant c’est le dernier jour qu’il passe au village... Et a ses adieux à faire...

LEFUTÉ, à part.

Ce départ-là m’enchante, car c’est le seul rival que je redoutais près de Marguerite.

Haut.

Ce pauvre Robert ! je suis désolé qu’il ait eu un mauvais numéro ! c’est comme mon filleul Criquet, qui a eu la bêtise d’attraper le numéro 1.

PIERRE-JEAN.

Mon garçon de ferme, Julien, a été plus heureux, lui... il est exempt.

LEFUTÉ.

Ah ! dam, c’est au petit bonheur !...

On entend Robert chanter dans la coulisse.

Voilà, voilà, voilà,
Voilà le vrai conscrit français !...

MARGUERITE, allant au fond.

Voilà M. Robert qui vient avec Julien.

PIERRE-JEAN.

Allons donc !... arrive donc, monsieur le militaire !

 

 

Scène II

 

LEFUTÉ, PIERRE-JEAN, ROBERT, MARGUERITE, JULIEN

 

ROBERT, chantant.

Il continue l’air : Voilà le vrai conscrit français !...

Bonjour, Pierre-Jean ; bonjour, mamzelle Marguerite... Salut, monsieur Lefuté... Vous voyez... me voilà prêt à partir... costume suivant la circonstance...

LEFUTÉ.

C’est, ma foi, vrai...

PIERRE-JEAN.

Bien, Robert, j’aime à te voir cette bonne humeur... c’est comme cela qu’il faut prendre son parti... D’ailleurs ça ne te fera pas de mal de voir un peu de pays... avec ta mauvaise tête !... c’est un bonheur pour toi de manger pendant quelque temps le pain de munition, et de prendre l’air à la salle de police...

LEFUTÉ.

Il est vrai que M. Robert passe pour avoir la tête plus chaude du village...

JULIEN.

Ça n’empêche pas que nous regrettons tous qu’il soit tombé au sort... car c’est un bon garçon...

ROBERT.

Eh bien ! moi, je ne m’en plains pas... Aussitôt que j’ai reçu l’ordre de partir, j’ai déposé la pioche sans barguigner... Je m’ai dit : Puisque le pays a besoin de ces deux bras que v’là, et qu’il sont assez robustes pour faire crânement leur service... en marche !... j’ai enjambé le vieux pantalon de mon père qu’était un grognard d’autrefois, n’est-ce pas, Pierre-Jean ? j’ai décroché son sac qui sent encore la poudre... et en route...

Air : Et voilà comme ça s’arrange.

Maint’nant, qu’on nous mène au combat,
Je suis prêt... voilà mon bagage,
Sous les vêt’ments du vieux soldat
J’ suis ben sûr d’avoir du courage.
Que j’aim’ cet attirail guerrier !
Comm’ mon pèr’, j’ le port’rai sans tache ;
Déjà je me crois grenadier ;
Pour avoir l’air d’un vrai troupier,
Il ne me manqu’ que sa moustache ;
Car il avait un’ fièr’ moustache.

PIERRE-JEAN.

Allons, viens boire un coup, pour te donner des jambes...

ROBERT.

C’est pas de refus...

PIERRE-JEAN.

Julien, viens trinquer avec nous, mon garçon.

Il verse à boire.

JULIEN, allant vers la table.

Volontiers, monsieur Pierre-Jean.

ROBERT, à demi-voix, à Marguerite.

Et vous, mamzelle Marguerite, me regretterez-vous un peu ?

MARGUERITE.

N’êtes-vous pas l’ami de la maison ? C’est mal à vous, monsieur Robert, de me faire une pareille demande...

ROBERT.

Ah ! voyez-vous, c’est que vous êtes la seule du village qui... enfin vous comprenez... et ça m’ fera plaisir, en partant, de savoir que vous penserez queq’fois à Robert...

PIERRE-JEAN.

Eh ben, Robert ?

ROBERT.

Me voilà !...

Ils boivent.

LEFUTÉ.

À la santé de nos jeunes soldats !

ROBERT.

Merci !...

MARGUERITE.

Si ce pauvre Criquet était là, il boirait avec vous, et ça lui donnerait du courage.

JULIEN.

Il est vrai qu’il en a besoin...

ROBERT.

Ça fera un drôle de fantassin... Ma foi, monsieur Lefuté, vous qui êtes son parrain et qui avez de quoi... car votre auberge qui se trouve sur la grande route est d’un bon rapport, vous auriez bien du faire remplacer votre filleul... car, vrai, ce garçon-là n’est pas fait pour le militaire... et puisque vous êtes riche...

LEFUTÉ.

Je suis riche... je suis riche... Écoutez donc, mon cher, d’un jour à l’autre je puis me marier... avoir des enfants...

Regardant Marguerite.

Pour rendre sa femme heureuse, il faut de l’argent... Certainement, si l’on me payait ce qu’on me doit, je pourrais faire quelque chose pour Criquet ; mais vous savez bien que la mère de Julien n’est pas en position de s’acquitter envers moi... ainsi...

JULIEN.

C’est vrai... aussi, monsieur Lefuté, je vous sommes bien reconnaissants, ma mère et moi, du temps que vous nous accordez pour le paiement des dettes de mon père... Quand il est mort l’an passé, nous ignorions avoir une aussi forte somme à rembourser, et c’est une bonne action que vous faites en voulant bien attendre.

Pierre-Jean et Lefuté se lèvent.

LEFUTÉ.

Ne parlons pas de ça... Il est déjà deux heures ; Robert, je vous reverrai avant votre départ... Mamzelle Marguerite, je vous salue.

À part.

Quand Robert sera parti... il faudra bien qu’elle devienne ma femme... Au revoir, Pierre-Jean.

PIERRE-JEAN.

Je vous accompagne... je vais faire porter à votre auberge les six pièces de vin... Attends-moi, Robert.

Air de la Galopade de la Cour.

Je reviens sans tarder,
Pour m’occuper de ton bagage ;
Aux apprêts du voyage
Je veux moi-même présider.

Reprise.

MARGUERITE, LEFUTÉ et JULIEN.

Il revient sans tarder
Pour s’occuper de son bagage ;
Aux apprêts du voyage
Il veut lui-même présider.

ROBERT.

Revenez sans tarder
Pour vous occuper d’ mon bagage ;
Aux apprêts du voyage
Il veut lui-même présider.

Lefuté et Pierre-Jean sortent.

 

 

Scène III

 

ROBERT, MARGUERITE, JULIEN

 

ROBERT, regardant sortir Lefuté.

Je ne sais pas... mais ce Lefuté est un vilain coco, que j’ peux pas digérer.

JULIEN.

Ce qu’il a fait pour moi prouve pourtant en sa faveur.

ROBERT.

Oh ! c’est égal, je ne l’aime pas. Enfin !... Eh ben ! mamzelle Marguerite, vous allez t’être tranquille à présent, que je ne serai plus là pour vous faire endêver. Il va partir, ce mauvais sujet de Robert, comme ils m’appellent tous.

MARGUERIEE.

C’est en riant qu’on vous appelle ainsi.

JULIEN.

Certainement, car si t’as la parole vive et le geste facile... t’en es pas moins un brave garçon dans le fond du cœur.

ROBERT.

Merci... pour moi. Quant à toi, j’ons pas besoin de faire ton éloge, car il est dans la bouche de tout le monde.

MARGUERITE.

Et l’on a raison, car Julien est le plus rangé de tous les garçons du village.

JULIEN.

Vous êtes bien bonne... mamzelle.

ROBERT.

Il vaut mieux que ça soit moi qui parte... ça, c’est vrai... Et pourtant, c’est que je le veux bien, car Pierre-Jean n’aurait pas mieux demandé que d’acheter un remplaçant au fils de son ancien ami... mais j’ons pas voulu... Je serais si heureux de revenir avec un grade !... ou la croix... Oh ! la croix !... rien que d’y penser, ça me fait relever la tête comme un tambour-major !

MARGUERITE, riant.

Oh ! alors il n’y aurait plus moyen de vous parler.

ROBERT.

Pardon, excuse... Mais du moins on pourrait dire à la payse : Si je ne revenons pas avec l’or du Pérou, je te ramène un homme distingué, devant qui que le factionnaire de la mairie doit se mettre au port d’armes.

JULIEN.

Robert a raison... Quand on n’a rien, et qu’on ne peut pas espérer d’être heureux... il vaut mieux se faire tuer que de végéter dans un village.

MARGUERITE.

Et moi, j’ vous dis, monsieur, que ça ne mène à rien de se faire tuer, et qu’on doit toujours espérer de devenir heureux.

JULIEN, à part.

Comme elle m’a dit cela !

On entend Criquet dans la coulisse, disant en pleurant : J’ vous r’verrons avant de partir.

ROBERT.

Je crois que j’entends mon compagnon de voyage !

MARGUERITE.

Eh oui, c’est Criquet ! ce pauvre garçon, comme il a l’air chagrin !... je vous laisse avec lui...

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

JULIEN, ROBERT, CRIQUET

 

Criquet entre d’un air piteux. Il a le numéro 1 attaché sur un gros bonnet de laine.

CRIQUET.

Dis donc, Robert, est-ce que tu es prêt ?...

ROBERT.

Mon Dieu, te v’là ben pressé !

CRIQUET.

Oui ! je suis pressé... je vas te dire...

Apercevant Julien.

Tiens ! bonjour, Julien... Voilà ce que c’est... tant que je serai ici, voyez-vous... le courage y ne se fortifiera pas...

Il commence à pleurer.

Parce que les affections... les affections du cœur... c’est pas facile à évanouir.

JULIEN.

Voyons, Criquet... de la fermeté...

CRIQUET, s’essuyant les yeux.

Je voudrais bien t’y voir, avec ta fermeté !... Enfin le mot du logogriphe, c’est que tant que je serai ici exposé à rencontrer ma Rose au coin de toutes les meules de foin du village, en train de se livrer à un désespoir de grosse fille, que ça déchire à voir... ça me rendra mou comme une betterave...

ROBERT.

Elle est donc bien désespérée, ton amoureuse ?

CRIQUET.

Je crois ben... elle sanglote... comme une grive à qui on a enlevé ses petits... elle en a les yeux gonflés comme une fluxion... et moi, quand je la vois comme ça, ça me casse les jambes... Tiens, vois-tu... là au-dessus du mollet... c’est les nerfs...

ROBERT.

Eh bien ! il faut boire un coup ou deux pour te raffermir sur tes cotrets... viens...

CRIQUET.

Merci... je ne peux pas avaler la moindre aliment... Il y la mère Bichelet... qui m’a offert tout à l’heure de la soupe à l’ognon ous qu’il y avait du beurre... Eh ben !... à mesure que je voulions manger... le gosier refusait le passage... et j’y ai renoncé... si ça continue, je suis dans le cas de mourir de consommation... Ô ma Rose ! alors tu viendras pleurer sur mon cercueil !...

Il pleure.

JULIEN.

Criquet... ce n’est pas bien de pleurer ainsi... Que diantre !... tu es un homme !...

CRIQUET.

Tu crois ? Je ne dis pas non.

ROBERT.

Veux-tu bien ne pas être poule mouillée comme ça !... Pleurer quand on va à l’armée !... Est-ce qu’il y a quelque chose au dessus de l’état militaire, des batailles, des canons !...

CRIQUET.

C’est égal, voyez-vous, ce chagrin-là aura de la~ peine à s’évaporer...

Air.

Queu douleur ! faut que j’aille
Vivre loin du pays !
J’aimons pas la bataille,
Car j’ons pas d’ennemis.

ROBERT, continuant.

À tout je me conforme,
J’ partirai sans regrets ;
Le tambour... l’uniforme
Ont pour moi des attraits ;
Ran tan plan,
(bis.)
J’aim’ ce r’frain du régiment,
Ran tan plan,
(bis.)
Ran, ran, pa ta plan.

Deuxième couplet.

CRIQUET.

J’ons le cœur qui me serre,
Quand j’ vois battre un dindon ;
Pourrais-j’ ben à la guerre
Tuer des gens pour tout d’ bon ?

ROBERT.

Les enfants de la France
À l’enn’mi vont gaiement,
Et pas un ne balance,
Quand on crie : En avant !...
Ran tan plan,
(bis.)
Au feu l’on court en chantant :
Ran tan plan,
(bis.)
Ran, ran, pa ta plan.

Troisième couplet.

CRIQUET.

Après un’ bonne affaire,
On r’vient clopin-clopant.

ROBERT.

Mais à la boutonnière
Peut briller un ruban.

CRIQUET.

On attrap’ queq’ torgnole.

ROBERT.

Oui, mais on d’vient sergent...

CRIQUET.

L’ canon vous carambole,
Et l’on meurt...

ROBERT.

Glorieus’ment !...

Bas et lentement.

Ran tan plan, (bis.)
On voit l’ennemi fuyant,
Et l’on r’dit... en mourant :
Ran, ran, pa ta plan.

Reprise.

ROBERT et JULIEN.

Ran tau plan, (bis.)
On voit l’ennemi fuyant, etc.

CRIQUET.

Ran tan plan, (bis.)
Tout ça n’est pas amusant ;
J’aim’ mieux dir’, bien portant :
Ran, ran, pa ta plan.

JULIEN, allant vers Criquet.

Eh bien ! ça va-t-il mieux ?

CRIQUET.

Ça va toujours tout d’ même...

ROBERT.

En ce cas, viens avec moi... Nous allons voir si les camarades sont prêts, et faire les derniers adieux aux connaissances...

CRIQUET.

J’ veux bien... je pleurerai... ça me distraira.

CRIQUET et ROBERT.

Air du vaudeville de l’Homme qui bat sa femme.

Dans chaque demeure
Tous deux allons sans retard,
En attendant l’heure
De notre départ.

Reprise.

ROBERT, CRIQUET et JULIEN.

Dans chaque demeure
Tous deux     { allons sans retard,
                        { allez
En attendant l’heure
De    { notre départ
        { votre

Robert et Criquet sortent.

 

 

Scène V

 

JULIEN, seul

 

Ce pauvre Criquet... il n’est guère résigné... Ah ! dam, aussi c’est dur de quitter son pays pour aller courir le monde... de se séparer de tout ce qu’on aime... Oh ! si j’étais obligé de ne plus voir mamzelle Marguerite... je souffrirais comme lui... plus encore... et pourtant je ne puis espérer d’être jamais son mari !... Ah ! ne pensons pas à cela...

Il s’assied, pensif, sur le bord de la table.

 

 

Scène VI

 

JULIEN, VÉRONIQUE

 

VÉRONIQUE.

Eh bien ! mon Julien... te v’là encore à réfléchir... avec ton air triste... tout ça n’est pas naturel, et... Mais je n’ venons pas pour te chagriner ; écoute j’ons fait nos comptes ce matin, et il se trouve que j’ pouvons donner ce mois-ci trente francs en bon écus à monsieur Lefuté...

JULIEN.

Vraiment ?... tant que cela !...

VÉRONIQUE.

Ah ! dam, j’avons vécu avec économie... et toi, mon garçon, tu m’as donné tous tes gages, sans vouloir rien garder...

JULIEN.

À quoi bon ?...

VÉRONIQUE.

Tiens, voilà la somme que tu remettras toi-même à Lefuté.

JULIEN, prenant la petite bourse.

Oui, ma mère...

VÉRONIQUE.

J’espérons qu’il sera content de notre exactitude... Ah ! ça me fait frissonner de penser seulement que d’un moment à l’autre nous pouvons être chassés de notre petite maison, et voir nos meubles vendus à l’encan... Dam, c’est qu’il en a le droit... Lefuté... et s’il en venait là... je crois que j’en ferions une maladie mortelle...

JULIEN.

Pourquoi penser à ça, ma mère ? nous ne devons rien craindre... Lefuté nous a donné sa parole...

VÉRONIQUE.

Oh ! c’est égal... vois-tu, mon garçon, si j’ons des craintes sur notre sort, c’est que je connaissons plus d’une histoire sur notre créancier... il fait rarement du bien, à moins qu’il n’en retire de la gloire ou du pro fit, et je ne serons tranquille que lorsqu’il sera payé...

JULIEN.

Rassurez-vous, ma mère, et comptez sur votre fils... tant que nous devrons un sou, voyez-vous, ces deux bras-là ne resteront pas croisés... je ne manque pas de courage, et j’espère qu’avant deux ans nous n’aurons plus de dettes, que votre maison vous appartiendra, et qu’enfin vous serez heureuse.

Air ! Ses yeux disaient tout le contraire.

Chez vous reviendra le bonheur,
Vous serez quitte envers cet homme ;
Je travaill’rai de si bon cœur
Qu’enfin j’obtiendrai cette somme.
De ce soin je veux me charger,
Ah ! ne craignez plus la misère :
Le travail semble si léger,
Quand c’est pour soulager sa mère !
Mon travail me semble léger,
Car c’est pour vous, ma bonne mère.

VÉRONIQUE.

Que tu es bon, mon Julien, et que je suis heureuse de te conserver !

 

 

Scène VII

 

JULIEN, VÉRONIQUE, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Bonjour, mère Véronique !... Eh bien ! êtes-vous tout à fait rétablie ?

VÉRONIQUE.

Grâce à toi, ma chère enfant... grâce à tes bons soins, à tes secours.

MARGUERITE.

Nous étions convenus de ne jamais parler de ça : voyez donc le beau mérite, quand on a trop de volaille à la basse-cour, et trop de vin à la cave, d’en offrir un peu à ses voisins !... Vraiment, mère Véronique, vous m’étonnez... vous qui étiez la providence des malheureux, quand votre position était meilleure...

VÉRONIQUE.

Ah ! Marguerite !... tu es bien ce que tu promettais d’être... quand tu venais, toute petite, jouer devant ma porte avec Julien que v’là... quand vous vous appeliez mon petit mari... ma petite femme... à c’t époque-là... j’étions tous contents... et en vous voyant l’un et l’autre, je me disions : P’être bien qu’un jour... s’ils se conviennent...

Elle examine Marguerite et Julien, qui cherchent à cacher leur embarras.

Dam, mes enfants... un mariage aurait pu s’ensuivre si les choses n’avaient pas mal tourné ; mais à c’t’ heure, ça ne se peut plus... Faut se résigner !

Air : La pauvre vieille et son enfant (de Léonide).

J’ai tout perdu, tout, jusqu’à ma chaumière.
La pauvreté, c’est mon sort, désormais ;
Et cependant, au ciel, dans ma prière,
Jamais ma voix n’adresse de regrets.
Dans ma misère, ici, chacun m’honore,
Et sans fortune on peut vivre aisément ;
La pauvre vieille est riche encore,
Puisqu’il lui reste son enfant.
(bis.)

Elle embrasse Julien.

Allons, adieu, mon Julien, je te laisse à tes affaires ; au revoir, ma chère Marguerite...

MARGUERITE.

Adieu, mère Véronique... À propos, Julien va faire la conduite à Robert ; ainsi vous ne devez pas l’attendre à l’heure du dîner... faites-moi l’amitié de venir partager le mien... vous me le promettez, n’est-ce pas ?

VÉRONIQUE.

Va comme il est dit, mon enfant ; dans une heure je serai de retour ; au revoir...

Elle sort.

JULIEN.

Adieu, ma mère !

 

 

Scène VIII

 

JULIEN, MARGUERITE, puis LEFUTÉ

 

JULIEN.

Que vous êtes bonne, mamzelle Marguerite !... aussi tout le monde vous aime...

MARGUERITE.

Et vous, Julien ?...

JULIEN.

Moi ! mamzelle... je fais comme tout le monde... c’est-à-dire... non... ce n’est pas comme eux... que je vous aime...

MARGUERITE.

Comment donc m’aimez-vous ?...

JULIEN.

Comment je vous aime ?... moi !... Oh ! mais non... je n’oserai jamais.

MARGUERITE.

Eh bien ?

JULIEN.

Air.

Je vous aime en silence ;
Vous plaire est mon bonheur.
Suis-je en votre présence,
Je sens battre mon cœur ;
Votre image fidèle           }
(bis.)
Me poursuit nuit et jour ; }
Pardonnez-moi, mamzelle,            }
(bis.)
Mais j’ crois qu’ c’est de l’amour.    }

MARGUERITE.

D’entendre un tel langage,
Je devrais me fâcher ;
Mais je n’ai pas l’ courage
De le lui reprocher.
J’aime mieux être bonne,   }
(bis.)
Et parler sans détour ;        }
Julien, je vous pardonne,         }
(bis.)
Quand ce s’rait de l’amour.      }

JULIEN.

Ah ! que n’êtes-vous pauvre comme je le suis !... mais moi... un garçon de ferme... puis-je, sans être fou, porter mes vues aussi haut ? car en supposant... Oh ! ne vous fâchez pas, mamzelle, ce n’est qu’une supposition...

MARGUERITE.

Ai-je donc l’air de vouloir me fâcher ?

JULIEN.

Eh bien ! en supposant que vous ne repoussiez pas l’amour du pauvre Julien...

MARGUERITE.

Eh bien ! en supposant cela ?

JULIEN.

Comment jamais espérer convenir à votre oncle !... M. Pierre-Jean est un brave, un excellent homme... mais il est votre tuteur, et il se croira le droit de vous choisir un mari... si déjà ça n’est pas fait ; alors jugez de ma position, mamzelle Marguerite... vous voir la femme d’un autre, quand je saurais que je ne vous suis pas indifférent... Ah ! il y aurait de quoi en mourir !

MARGUERITE.

Julien... croyez-vous que mon oncle veuille mon malheur ?... je dois lui obéir, c’est vrai... mais je suis femme... et en s’y prenant adroitement... on pourrait l’amener peut-être...

Vivement.

Enfin, monsieur, vous avez tort de vous désoler... on doit toujours espérer...

JULIEN, lui prenant la main.

Comment ! mamzelle Marguerite, il se pourrait... quoi ! tant de bontés !... Ah !... je n’ose pas croire !... non, non, je ne dois pas espérer un pareil bonheur !

MARGUERITE.

Et pourtant, Julien... vous me pressez la main dans les vôtres et je ne la retire pas...

JULIEN.

Ah ! je suis le plus heureux des hommes !

MARGUERITE, voulant dégager sa main.

Silence... Si l’on vous entendait...

JULIEN, lui embrassant la main.

Ah ! restez ainsi, Marguerite... je vous en supplie...

Air du vaudeville de la Haine d’une femme.

Dès ce jour mon bonheur commence
Plus de tourment, plus de regret.

MARGUERITE.

Surtout, Julien, de la prudence,
Que ce soit toujours un secret.

JULIEN.

Pour mon cœur quel plaisir extrême !
Ah ! répétez ces mots si doux ;
Tout bas dites-moi qu’elle m’aime.

MARGUERITE.

Eh bien ! monsieur... Oui... l’on vous aime ;
Mais taisez-vous.
(bis.)

JULIEN.

Je me tairai, rassurez-vous.

ENSEMBLE.

Pour mon cœur quel plaisir extrême !
Je me tairai, rassurez-vous.

MARGUERITE.

Oui, je l’ai dit, mon ami, je vous aime ;
Mais taisez-vous...
(bis.)

Lefuté, qui est arrivé pendant le refrain du couplet, voit Julien embrasser la main de Marguerite. Les deux jeunes gens l’aperçoivent. Marguerite, embarrassée, va prendre sur la table la bouteille et les verres, et rentre dans la maison. Julien feint de s’occuper à rentrer les bottes de foin, ou les instruments de labourage.

 

 

Scène IX

 

LEFUTÉ, JULIEN, au fond

 

LEFUTÉ.

Je suis pétrifié !... Moi qui croyais qu’une fois Robert parti, la main de Marguerite, et surtout sa dot m’étaient assurées... Et maintenant ce Julien !... C’est que la petite a l’air d’en tenir pour lui, et il est temps... Oui, mais comment faire ?... Si comme Robert il avait eu un mauvais numéro... je me trouverais seul... et tout irait bien... Mais, au fait... j’ai dans les mains des titres qui peuvent servir mes projets...

Il réfléchit.

JULIEN, s’approchant.

Qu’est-ce que vous dites donc là tout seul, monsieur Lefuté !...

LEFUTÉ.

Ma foi, mon garçon... tu me vois bien affecté...

JULIEN.

Vous, affecté !... Ça ne vous arrive pas souvent... Faut espérer que ça ne durera pas. À propos, j’ai quelque chose à vous remettre... Tenez, monsieur Lefuté, voilà trente francs, que nous avons économisés ce mois-ci, ma mère et moi. Si vous voulez m’en débarrasser.

Il lui tend une petite bourse.

Nous espérons que le mois prochain...

LEFUTÉ, repoussant doucement la bourse.

Un moment, mon cher, j’ai besoin de causer avec toi... Écoute-moi avec attention, Julien, et réfléchis avant de répondre, car il y va peut-être de la tranquillité de ta mère.

JULIEN.

Que voulez-vous dire ?...

LEFUTÉ.

Voilà. Depuis que Criquet, mon filleul, doit quitter le pays... je suis profondément chagrin, car enfin je lui dois protection... et s’il était tué... il me semble que j’en serais la cause ; cette idée-là me fait souffrir !...

JULIEN, à part.

Je ne l’ai jamais vu sensible comme ça.

LEFUTÉ.

J’ai donc résolu, mon cher Julien, de le racheter de la conscription... mais pour cela il faut de l’argent, et dans ce moment je suis très gêné... Je vais donc me voir forcé... d’en venir avec ta mère à des extrémités...

JULIEN.

Vous me faites trembler, monsieur Lefuté, expliquez-vous...

LEFUTÉ.

Ça me désole, mais il le faut, vous êtes trop lents à me payer... aussi... Mon filleul ne doit pas souffrir de l’embarras dans lequel vous me placez... et pour qu’il reste... il me faudra faire vendre votre maison... afin que je puisse le racheter.

JULIEN.

Ah ! mon Dieu ! suis-je assez malheureux ! ma pauvre mère qui relève de maladie... Quel coup ça va lui porter !... à son âge... se trouver sans asile !... Ah ! monsieur Lefuté ! vous aurez pitié de nous... vous ne voudrez pas manquer à la parole que vous nous avez donnée ?...

LEFUTÉ.

J’en suis désolé... mon cher... mais quand les circonstances commandent...

JULIEN.

Voir vendre nos meubles... conduire ma mère chez des étrangers... oh ! non, c’est impossible !...

LEFUTÉ.

Puisque vous tenez tant à votre bicoque... il y aurait bien un moyen de la conserver...

JULIEN.

Comment ? parlez !...

LEFUTÉ.

Cela ne dépend que de toi...

JULIEN.

Oh !... si c’était possible !...

LEFUTÉ.

Mais tu ne voudras peut-être pas ?...

JULIEN.

Parlez, parlez donc !...

LEFUTÉ.

Tiens... voici les billets que m’a faits ton père.

Il lui montre des papiers.

Il y en a là pour douze cents francs.

JULIEN.

Eh bien ?...

LEFUTÉ.

Eh bien consens à partir à la place de Criquet... à lui servir de remplaçant... et tout est arrangé... ces billets, de mes mains, passeront dans les tiennes, ta mère sera quitte envers moi, et tout sera dit...

JULIEN.

Quitter ma mère !... et Marguerite ! Marguerite, qui m’aime !... mon Dieu, le pourrais-je !... mais la misère !... plus d’asile !... ah ! je ne dois pas balancer...

Air : Faut l’oublier.

C’est mon devoir ; quoique en mon âme
Je souffre d’un tourment affreux,
Ce sacrifice douloureux,
Je le dois à la pauvre femme.
Son bonheur est en mon pouvoir,
Qu’elle conserve sa demeure.
Moi... je mourrai de désespoir !
Mais qu’importe, hélas ! que je meure !
C’est mon devoir !
(bis.)

Lefuté, je consens à tout...

LEFUTÉ, avec joie.

Tiens, voici tes billets... tout à l’heure, nous signerons ton engagement.

JULIEN.

Ah ! je vous en prie, ne dites rien à ma mère de cet arrangement... J’ai besoin de tout mon courage... et ses adieux seraient trop pénibles.

LEFUTÉ.

C’est convenu. Bien, Julie, a conduite est belle ; et moi... je fais aussi mon devoir.

À part.

À présent Marguerite ne peut plus m’échapper.

 

 

Scène X

 

JULIEN, CRIQUET, LEFUTÉ

 

Criquet a un sac de toile sur le dos, avec une paire de souliers. Il tient un caniche en laisse, et un bâton dans une main.

CRIQUET, appelant.

Robert ?... Robert ?... où es-tu ?... Robert ?...

LEFUTÉ.

Robert n’est pas ici !

CRIQUET.

Ah ! c’est vous, parrain inhumain ?

LEFUTÉ.

Mon ami, tu me juges mal.

CRIQUET.

Je vous juge mal !... Ah ben, c’est bon ! regardez mon attirail de guerre... Parrain sans entrailles... allez voir devant l’église ma Rose qu’est en train de faire couler ses larmes.

Il s’attendrit.

Jetez l’œil sur mon bâton et sur Zozor qu’a voulu me suivre à toute force, en apprenant que j’allions au régiment !...

Il pleure.

LEFUTÉ.

Et si tu ne devais pas y aller au régiment... ingrat ?...

CRIQUET, ouvrant de grands yeux.

Si je n’ devions pas... Hein !... au... régiment... moi, ne pas...

JULIEN.

Rien n’est plus vrai, Criquet ; c’est moi qui partirai à ta place...

CRIQUET.

Toi ?... Allons... c’est une niche que vous voulez me faire... Ah !... c’est indigne !

LEFUTÉ.

Tu peux me croire !... C’est la vérité.

JULIEN.

Est-ce que tu m’as jamais vu mentir ? Tiens... regarde les larmes qui roulent dans mes yeux, et ne doute plus de ce qu’on te dit... Mais avant de partir, pas un mot sur cela... ou tout serait fini.

CRIQUET.

Oh !... oh !... n’y a pas de danger... Je ne partirai pas !... J’en suis tout abasourdi !... C’est dans le cas de m’en donner une fluxion de poitrine... Ma Rose !... ma Rose ! ton trésor te resterait !...

Il serre la main à Lefuté.

JULIEN, lentement.

Nous partirons ensemble... J’aurai l’air de te faire la conduite... Tu seras le conscrit jusqu’au bout de la grande route... Et quand nous serons arrivés là... tu me donneras ton sac, ton bagage... tu reprendras tranquillement le chemin du village, et moi... moi...

Il essuie ses larmes.

CRIQUET.

N’est-ce pas que ça fait mal de quitter le pays ?... Ils m’appelaient capon... les connaissances... Faudrait les y voir... Dis donc, Julien... vois-tu, tu trouveras de bonnes choses dans mon sac ; il y a neuf sous d’eau-de-vie, un quarteron de fromage, un sac de pruneaux, et une pelote de ficelle, si t’en as besoin tout est à toi. Il n’y a que Zozor que je peux pas m’en séparer, vu que c’est un cadeau de ma Rose.

JULIEN.

C’est bien... Merci...

On entend un roulement.

LEFUTÉ.

Il est temps de partir. On vient chercher Criquet.

JULIEN, à Criquet.

Criquet, du silence !...

 

 

Scène XI

 

MARGUERITE, JULIEN, PIERRE-JEAN, ROBERT, CRIQUET, LEFUTÉ, PAYSANS, PAYSANNES, CONSCRITS

 

CHŒUR.

Air : L’or est une chimère (de Robert-le-Diable).

L’heure a sonné, { partons vite,
                            { partez
Il faut quitter le pays ;
Allons    } faire la conduite
Venez    }
À tous les pauvres conscrits.

PIERRE-JEAN, aux conscrits.

Mes amis, je veux que ce soit chez moi que vous buviez le coup du départ.

CRIQUET.

Accepté... et puis après :

Il chante.

En avant, marchons ! la, la, la, la, la.

ROBERT.

Diable, te voilà bien résolu !

CRIQUET.

« Quand la patrie le commande et l’ordonne,
« Chaque Français se soumet à Belone. »

Aux paysans.

Bonjour, vous autres... Ah ! quel plaisir d’être soldat !

Il marche d’un air gaillard.

PIERRE-JEAN.

À la bonne heure, il a pris son parti.

Pierre-Jean verse à boire aux conscrits.

MARGUERITE, bas à Julien.

Qu’avez-vous, Julien ?... comme vous paraissez triste !...

JULIEN, de même.

Marguerite... promettez-moi de remettre ces papiers ce soir à ma mère... pas avant.

MARGUERITE.

Que signifie ?...

JULIEN.

Ah ! ne cherchez pas à savoir les motifs qui me font parler ainsi... Ayez soin de ma mère, Marguerite, et dites-lui que je pars... que je pars pour la sauver de la misère !...

MARGUERITE.

Ô mon Dieu !

LEFUTÉ, à part.

Ils partent, je reste... Elle est à moi.

PIERRE-JEAN, bas à Robert, lui montrant Marguerite.

Robert... regarde ma nièce... Distingue-toi... et... je ne dis que ça... Du silence...

ROBERT, lui serrant la main.

Je comprends la chose.

Roulement.

Air.

Adieu donc au village !...

Il ôte son chapeau ainsi que tous les conscrits. Aux paysans.

Priez pour les conscrits,
Et nous, par not’ courage,
F’sons honneur au pays !
On ne peut sans souffrance
De lui se détacher ;
Gardons tous l’espérance
De revoir son clocher.
Ran tan plan,
(bis.)
Amis, la gloir’ nous attend.
Ran tan plan,
(bis.)
Ran, ran, pa ta plan.

Roulement, pendant lequel Julien embrasse la main de Marguerite, Robert se jette dans les bras de Pierre-Jean, et les paysans et paysannes embrassent les conscrits. Scène d’adieu.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un rez-de-chaussée de l’auberge de la Grande-Conduite, tenue par Lefuté. Une fenêtre de chaque côté, une table à droite, et des tabourets à l’entour ; à gauche, près de la fenêtre, une botte de paille.

 

 

Scène première

 

LEFUTÉ, CRIQUET

 

LEFUTÉ.

Eh bien !... tout est-il en ordre ?... La maison est-elle appropriée ?... Ce garçon-là est d’une lenteur !...

CRIQUET, balayant.

Il me semble, parrain, que je ne m’amusons pas à attraper des hannetons !... Et vous savez d’ailleurs que je n’ons pas le cœur à prendre des distractions depuis le jour où ma Rose... Oh ! grosse trompeuse de Rose... val...

LEFUTÉ.

Vas-tu encore me fatiguer de tes éternelles lamentations ?...

CRIQUET.

Que voulez-vous ! moi, je croyais à l’amour de c’te fille... J’étions confiant comme un pigeon qui vient de naître. Aussi le désespoir m’a ruiné le tempérament. Je ne dormons plus, moi qui ronflais aussi fort que votre cheval blanc.

LEFUTÉ.

Voyons, c’est assez de bavardage.

CRIQUET.

Ah ça, parrain, pourquoi donc que depuis ce matin vous me faites balayer, nettoyer, épousseter, comme si c’était la Fête-Dieu ?

LEFUTÉ.

Parce que M. Pierre-Jean m’a fait dire qu’il passerait me voir aujourd’hui, et j’ai mes raisons pour qu’il trouve la maison en bon état.

CRIQUET.

Ah ! ah !... Eh ! pourquoi donc qu’il vient vous voir ?

LEFUTÉ, se frottant les mains.

Il ne me l’a pas dit positivement... Mais je m’en doute...

CRIQUET.

Ah ! dam, parrain, vous êtes joliment dans les papiers de M. Pierre-Jean, depuis deux ans que Robert et Julien sont partis, et qu’ils n’ont pas donné de leurs nouvelles... si ce n’est Julien qui a écrit une fois à sa mère, au moment où il partait en Algerre.

LEFUTÉ.

C’est bon... laisse-moi... Tu sais que tu as une charrette de foin à conduire au village ?

CRIQUET.

Oui, parrain.

À part.

Je vais voir si Zozor a mangé sa pâtée, et gémir un moment avec lui sur l’infidélité de ma Rose.

LEFUTÉ.

Air : Au revoir, mes petits agneaux.

Tu m’as entendu, dépêchons ;
Va t’occuper de ton ouvrage ;
Ici ne flan’ pas davantage
Et tourne-moi vit’ les talons.

Reprise ensemble.

LEFUTÉ.

Tu m’as entendu, etc.

CRIQUET.

Oui, parrain, je vous comprenons,
J’ vas m’occuper de mon ouvrage ;
Ici je n’ flan’ pas davantage
Et je vous tourne les talons.

Il sort.

 

 

Scène II

 

LEFUTÉ, seul

 

Pierre-Jean va venir... il m’a fait dire de l’attendre, qu’il avait à me parler... Mes espérances, j’ose le croire, vont enfin se réaliser... Depuis deux ans, il évitait toujours de me répondre, quand je lui parlais de mon amour pour sa nièce ; mais enfin, la semaine dernière, je lui ai fait la demande dans les formes, et il m’a promis qu’après quelques jours de réflexions il me donnerait une réponse définitive... c’est pour cela, sans aucun doute, qu’il vient aujourd’hui chez moi ; c’est d’un bon augure... Oui, oui, je l’emporte !... Robert est mort peut-être, ou, s’il ne l’est pas, son silence lui a fait grand tort dans l’esprit de Pierre-Jean... Quant à Julien... il n’est pas à craindre... Heureux Lefuté ! c’est pour toi, la jolie Marguerite, et sa dot plus jolie encore.

On entend rouler une voiture.

 

 

Scène III

 

MARGUERITE, PIERRE-JEAN, LEFUTÉ

 

PIERRE-JEAN, de la coulisse.

Criquet, donne à boire à mon cheval, ne le dételle pas ; nous repartons tout de suite...

LEFUTÉ.

C’est Pierre-Jean... Sa nièce l’accompagne... Bravo !

PIERRE-JEAN, entrant.

Bonjour, Lefuté, bonjour.

LEFUTÉ.

Mademoiselle Marguerite, j’ai bien l’honneur... Comment va votre chère santé ?...

MARGUERITE.

Très bien, je vous remercie, monsieur Lefuté.

LEFUTÉ.

Je ne m’attendais pas à une aussi aimable visite ; monsieur Pierre-Jean ne m’avait pas prévenu...

PIERRE-JEAN.

Que ma nièce m’accompagnerait, c’est vrai... Nous allons à la ville, pour plusieurs affaires, dans lesquelles sa présence est indispensable...

MARGUERITE.

Mais alors, mon oncle, vous me direz au moins le motif de ce voyage ; puisque ma présence est indispensable, il faut que je sache.

LEFUTÉ, souriant.

Je devine, je devine.

PIERRE-JEAN.

Oui, mon enfant, tu peux tout savoir.

MARGUERITE.

Ah ! c’est bien pour eux !

FUTÉ, à part.

Elle est à moi !

PIERRE-JEAN.

Lefuté... vous m’avez demandé la main de Marguerite !...

MARGUERITE.

Ah ! mon Dieu !

LEFUTÉ.

Oui, monsieur Pierre-Jean.

PIERRE-JEAN.

Moi, je vous ai prié de me laisser quelques jours de réflexions... J’ai réfléchi...

LEFUTÉ.

Il a réfléchi !

PIERRE-JEAN.

Vous savez que je n’y vais pas par quatre chemins... Eh bien ! donc, pour ne pas vous faire languir plus longtemps, je viens vous dire aujourd’hui que ce mariage ne peut pas se faire.

LEFUTÉ, qui a écouté complaisamment.

Que m’apprenez-vous !...

MARGUERITE.

Je respire !...

PIERRE-JEAN.

Écoutez-moi... J’avais promis la main de Marguerite...

MARGUERITE.

Quoi, mon oncle !...

PIERRE-JEAN.

Oui, mon enfant, et j’ai cru un instant que celui à qui j’avais fait cette promesse n’était pas digne de toi, et c’est vous alors, Lefuté, qui auriez eu la préférence ; mais je me trompais.

À Marguerite.

Le mari que je t’ai choisi mérite toute ta tendresse... Et ce mari, je l’attends demain, oui, ma chère petite nièce, demain... Et c’est pour prévenir le notaire, et te faire choisir ta toilette de noces, que je t’emmène à la ville !... Vous comprenez, Lefuté, que je vous devais une réponse aujourd’hui ; ma parole était engagée ; ainsi vous ne m’en voudrez pas, je l’espère ?

LEFUTÉ.

Certainement, monsieur Pierre-Jean... vous avez le droit de choisir un époux à votre nièce...

À part.

Elle m’échappe, ah !...

MARGUERITE.

Je ne sais que penser !

PIERRE-JEAN.

Je m’occupais de ton bonheur, sans t’en rien dire...

MARGUERITE, à part.

Il aura remarqué l’amour de Julien !... ce bon oncle !...

PIERRE-JEAN.

Et devines-tu... quel est ce mari ?...

MARGUERITE.

Mais... non, mon oncle...

LEFUTÉ, à part.

La petite sournoise !...

PIERRE-JEAN.

Voyons... cherche ; c’est un beau garçon... bien tourné, d’humeur agréable... un brun... Tu n’y es pas ?

Marguerite fait un signe négatif.

Tu devrais pourtant t’en douter.

Air de Manette.

Brave militaire,
Fidèle et sincère,
Par son caractère
À chacun il plaît.
J’ l’ai choisi moi-même.

MARGUERITE, à part.

Ô plaisir extrême !
De celui que j’aime
C’est tout le portrait.

PIERRE-JEAN.

Chez toi l’allégresse
Régnera sans cesse ;
Crois-en ma tendresse,
Ton bonheur m’est cher.

MARGUERITE.

Quel espoir m’agite !
Son nom ? Dites vite,
Ah ! parlez de suite.

PIERRE-JEAN.

Eh bien ! c’est... Robert !

MARGUERITE, à part.

C’est Robert... Ah ! grands dieux !
Quel moment douloureux !
Mon bonheur s’est enfui,
Ce n’est pas lui !

Reprise ensemble.

PIERRE-JEAN.

Je comble tous ses vœux,
Comm’ son cœur est joyeux !
J’en suis sûr aujourd’hui,
C’était bien lui !

LEFUTÉ.

Est-on plus malheureux !
Ce Robert... c’est affreux !
Il sera son mari,
Tout est pour lui !

PIERRE-JEAN.

Oui, mon enfant, c’est Robert... Je l’accusais d’indifférence, et j’étais près de me fâcher avec lui, ne recevant pas de ses nouvelles... mais le pauvre garçon m’a écrit hier, et je le soupçonnais à tort... Des marches forcées... une blessure qu’il a reçue... des lettres confiées à des camarades négligents... mille choses enfin ont concouru à le faire croire coupable ; mais il n’en est rien, bien au contraire, son amour pour toi s’est augmenté par l’absence... Quoiqu’un peu vif, Robert est bon, plein de probité, et tu seras heureuse avec lui... je l’ai racheté du service, et demain ce sera une affaire faite... À propos, Julien doit revenir avec Robert...

MARGUERITE.

Julien !...

LEFUTÉ.

Ah ! ah !...

PIERRE-JEAN.

Oui... son colonel, en apprenant son dévouement pour sa mère, et pour récompenser sa bonne conduite au régiment, lui a fait accorder son congé. Ah ça, l’heure s’écoule... Marguerite, nous avons beaucoup d’affaires, partons, mon enfant. Lefuté, sans rancune...

LEFUTÉ.

Sans rancune...

PIERRE-JEAN, lui tendant la main.

Les jeunes filles ne manquent pas, cherchez ailleurs et vous trouverez ce qu’il vous faut... tout ce que je vous demande maintenant, c’est le secret sur cette affaire... personne ne se doute au village que tous mes apprêts sont des apprêts de noces... je fais mes invitations sans dire le motif de la fête... parce que, voyez-vous, Lefuté, à mon avis, un mariage dont on parle est à demi manqué... c’est mon idée... et je tiens beaucoup à ce que celui-là ne manque pas... Allons, au revoir.

Air : Des diamants, une parure (de Riquet-à-la-Houpe).

Continuons notre voyage,
Allons, partons, ma chère enfant,
Aux apprêts de ton mariage
Il faut songer en ce moment.

REPRISE.

Continuons, etc.
Continuez, etc.

 

 

Scène IV

 

LEFUTÉ

 

Je suis d’une colère !... c’était bien la peine de me faire attendre pour m’annoncer ça !... C’est Robert qu’il destine à sa nièce !... Ah ça, mais... et Julien qui l’aime !... et elle qui aime Julien !... Pierre Jean ignore cet amour... Robert ne s’en doute pas non plus... il faudrait trouver moyen de jeter, comme on dit, des bâtons dans les roues... Quel bonheur, si je pouvais empêcher ce mariage ! car enfin... ils m’ont dédaigné, moi !

Air : Quelque regret qu’on ait, ma belle.

Me voir refusé de la sorte !
Vraiment la colèr’ me transporte !
Pour qui donc ici m’ont-ils pris ?
Je suis outré de leur mépris.
Avant peu, de leur insolence
Il faut que je tire vengeance ;
Je ne pourrai me soulager
Qu’en les faisant tous enrager.
(bis.)

 

 

Scène V

 

LEFUTÉ, CRIQUET

 

CRIQUET.

Parrain, tout est prêt, je venons d’atteler Cocote à la charrette de foin qu’il faut conduire chez M. Pierre-Jean... Dites donc, parrain, en v’là une nouvelle pommée que j’ viens de la savoir.

LEFUTÉ.

Quelle nouvelle ?...

CRIQUET.

Eh ben ! le retour de Robert et de Julien... de nos deux camarades ; nous allons donc les revoir, les gaillards... c’est demain qu’ils arrivent. Comme le temps passe ! y aura déjà deux ans aux melons qu’ils sont partis. Que c’est drôle !... ça me fait autant d’effet que si c’était moi qui revinsse au village...Dam ! au fait, Julien est mon remplaçant... j’aurais déjà deux années de service, pourtant... Je serais un lapin... avec des moustaches monstrueuses...

On entend deux coups de feu.

Ah ! mon Dieu !... des coups de canon !...

LEFUTÉ.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

CRIQUET, allant vers la fenêtre de gauche.

Parrain, c’est un peloton de militaires.

LEFUTÉ.

Un peloton de militaires ?

CRIQUET.

Ah ! non, ils ne sont que deux... Ah ! parrain !... venez donc voir... Mais, oui... c’est bien ça...

LEFUTÉ.

Quoi donc, imbécile ?...

CRIQUET.

Regardez donc... Eh oui ! c’est Robert... c’est Julien !...

Il court vers la porte.

Ah ! eh ! les amis !... vive la Charte !...

LEFUTÉ.

Déjà ?...

 

 

Scène VI

 

CRIQUET, ROBERT, LEFUTÉ, JULIEN

 

CRIQUET.

Les v’là, les v’là, les v’là !...

Robert est en costume de lancier, avec un bonnet de police, moustaches rousses. Julien en soldat de la ligne, il est décoré. Criquet les débarrasse de leur bagage.

Ensemble.

ROBERT et JULIEN.

Air : Beaux jours de notre enfance.

Aux champs de notre enfance
Nous voilà
(bis.) de retour ;
Les chagrins et l’absence,
Tout s’oublie en un jour.

Reprise.

TOUS.

Aux champs de  { votre enfance, etc.
                            { notre

ROBERT.

Bonjour, Lefuté.

À Criquet.

Bonjour, mauvais conscrit ; comment que ça va ?...

LEFUTÉ.

Bonjour, mes chers amis, je suis enchanté de vous revoir.

À part.

Que le diable les emporte !...

CRIQUET.

Les v’là ben... en personnes naturelles !... Ah ça... vous ne deviez venir que demain ?...

ROBERT.

Oui ; mais le plaisir donne des jambes, et nous voilà aujourd’hui.

JULIEN.

Et ma mère, se porte-t-elle toujours bien ?

LEFUTÉ.

À merveille.

CRIQUET.

La vieille mère Véronique ? elle est encore droite comme notre prunier.

ROBERT.

Et Pierre-Jean ?... et Mlle Marguerite ?

CRIQUET.

M. Pierre-Jean jouit toujours du même embonpoint, et Mlle Marguerite est fraiche comme une groseille à grappes.

ROBERT.

À la bonne heure !...

CRIQUET.

Dites donc, farceurs... savez-vous que vous m’avez fait joliment peur !...

Montrant les pistolets.

Si c’est là votre sonnette ordinaire, vous ne devez pas attendre longtemps aux portes... hé... hé... hé... hé... hé...

LEFUTÉ.

Au lieu de jaser là... si tu donnais une bouteille de vin à nos voyageurs ?... ils doivent être altérés...

JULIEN.

C’est vrai, il fait une chaleur accablante...

ROBERT.

C’est ça, du vin... et vivement.

CRIQUET, donnant une bouteille.

Voilà, militaire... Savez-vous, sans compliment... que c’t habit-là vous va comme un gant... Robert a déjà l’air d’un vieux grognard...

ROBERT.

N’est-ce pas, conscrit ? ah ! dam, la moustache est arrivée à point pour faire un peu respecter mon individu...

LEFUTÉ.

Comment cela ?...

ROBERT.

Voyez-vous, dans les commencements on m’appelait blanc-bec au régiment, et comme j’ai le geste vif, et la tête près du bonnet... ça m’attirait des affaires ; et comme je ne boude pas, ça finissait mal... on attrapait des bobos... et puis fallait causer avec le chirurgien pendant un mois ou deux. J’ai toujours eu du bonheur aux jeux d’hasard, aussi je n’ai pas été souvent égratigné. Mais, dès que j’ai eu la paire de porte-respect que voilà, on m’a pus appelé blanc-bec... et j’ai laissé reposer le bancal dans son immobilité...

LEFUTÉ.

Ce diable de Robert... toujours mauvaise tête donc ?

JULIEN.

Oh ! de ce côté-là, il n’est pas changé...

ROBERT.

Allons donc... n’avons-nous pas fait les deux dernières étapes sans avoir ensemble le plus petit mot ?

JULIEN.

Oui, mais hier... et ce matin encore...

LEFUTÉ.

Est-ce qu’il y a eu de la brouille ?

JULIEN.

Nous avons manqué vingt fois de nous couper la gorge... heureusement pour tous deux, qu’au milieu de nos querelles, nous n’avions pas de témoins... car je ne sais pas ce qu’il en serait arrivé...

ROBERT.

C’est vrai que j’ai une diable de cervelle ! mais tu sais que le cœur n’y est pour rien... c’est pas ma faute, c’est plus fort que moi.

Air du Verre.

Un rien me met tout à l’envers,
À s’emporter ma tête est prompte ;
Si quelqu’un me r’gard’ de travers,
Au nez la moutarde me monte.
Avec moi sans fair’ d’embarras,
Il faut qu’on s’aligne un’ seconde.

Parlant.

Attention, en garde, une, deux, flic, flac... je me bats comme un tigre... je flanque des balafres, longues comme ça... mais c’est égal... ça ne m’empêche pas d’être un bon enfant... car

Chantant.

Dès qu’ mon adversaire est à bas, (bis.)
Je suis le meilleur homm’ du monde.

CRIQUET.

Robert... je ne te contrarierai jamais, je t’en donne ma parole de galant homme...

LEFUTÉ, à part.

Si l’occasion se présente, je mettrai tout cela à profit...

Haut.

Ah ça, vous devez avoir besoin de manger un morceau ? je vais faire un tour à ma cuisine, et dans un moment je suis à vous...

ROBERT.

Va comme il est dit...

LEFUTÉ.

Toi, Criquet, ne flâne pas comme à ton ordinaire...

CRIQUET.

Parrain, aussitôt que Cocote aura mangé son picotin... je partons...

Lefuté sort.

 

 

Scène VII

 

ROBERT, JULIEN, CRIQUET

 

ROBERT.

Julien... à ta santé...

JULIEN.

À la tienne...

ROBERT, s’essuyant la moustache.

À la bonne heure, c’est pas frelaté, ça...

CRIQUET.

Dis donc, Robert, elle a vu le feu de près, c’te moustache-là... Hein ?

ROBERT.

Fort bien qu’elle l’a vu.

CRIQUET.

Oh ! dis donc... fais-moi donc le plaisir de me raconter le combat d’une bataille... je t’en prie.

ROBERT.

Ça te ferait grand plaisir ?...

CRIQUET.

Ça me mettrait dans le ravissement.

ROBERT.

Veux-tu que je te conte la prise d’Anvers ?

À part.

Où je n’étais pas. Nous allons rire, laisse faire.

CRIQUET.

Oh oui, Robert... narre-moi le récit de tes campagnes... ça me fera dresser les oreilles sur la tête.

ROBERT.

Soit. Écoute place-toi là, et ne bouge pas... Bien... Tu es la citadelle d’Anvers.

CRIQUET, que Robert a placé au milieu.

Oh ! c’te bêtise ! comment ! tu veux que je fassions une citadelle ?

ROBERT, lui frappant sur le ventre.

Pas de réflexions... fixe et immobile... mets ta langue dans ton gousset de montre... les citadelles ne parlent pas...

CRIQUET, se tâtant le ventre.

J’entends. bien... mais...

ROBERT.

Encore du bruit sur les remparts ?...

CRIQUET.

Non, non... les remparts se taisent. Attention !...

ROBERT.

Air : Comme c’est ça ! (Bonaparte à Brienne.)

D’abord, afin d’ se distraire,
On échang’ quelques boulets,
L’ canon
grond’ comme un tonnerre,
Nous avançons de plus près.
Voilà l’ combat qui s’annonce,
Nous marchons tambour battant,
Pour commencer l’on enfonce
La lunette Saint-Laurent.

Parlant.

V’lan !

Il donne à Criquet un coup de pied dans le derrière.

CRIQUET, parlant.

Bon... La lunette est enfoncée...

ROBERT, chantant.

En avant ! en avant !
Not’ drapeau s’ra triomphant !

Deuxième couplet.

Robert tourne autour de Criquet.

Puis, cernant la citadelle,
Nous voilà sous ses remparts ;
En vain la flamme étincelle
Et nous couvre de tout’s parts.
À l’assaut chacun s’élance,
Et veut être au premier rang,
Au seul cri : Vive la France !
La citadelle est sur l’ flanc.

Il renverse Criquet.

CRIQUET, à terre.

Dieu ! qu’ c’est beau ! qu’ c’est beau ! qu’ c’est beau qu’ c’est beau !

ROBERT.

En avant ! en avant ! Le Français est triomphant !

CRIQUET.

Dieu ! j’aurions t’y voulu être là... je me serions battu ! j’aurions fait des éclats d’action !... et vois tu, j’aurions là comme lui sur l’estomac...

ROBERT, d’un air embarrassé.

Ah ! c’est de la croix de Julien que tu veux parler ?

CRIQUET.

Sûrement, ça peut pas être de la tienne puisque...

Robert fait un mouvement.

JULIEN, l’interrompant.

C’est bon, c’est bon... au lieu de nous parler de ce que tu serais devenu... tu ferais bien mieux de nous donner des nouvelles du village.

CRIQUET, passant au milieu d’eux.

Tiens, c’est vrai... Eh ben ! imaginez-vous qu’il s’est passé des choses, mais des choses ! d’abord la grande Borgnote... vous savez ben la grande Borgnote qu’a les cheveux rouges... eh ben ! elle a tombé dans l’étang, il y a six mois... et elle a tant bu d’eau, tant bu d’eau, que ça et les chaleurs ça a mis l’étang quasi à sec... ensuite, il y a la petite Catelaine... vous savez qu’a les genoux en dedans ?...

JULIEN, riant.

Les genoux en dedans ! comment sais-tu ça ?

CRIQUET.

Comment que je sais ça ?

ROBERT, riant.

Mais dam, ça ferait supposer...

CRIQUET.

Supposer quoi ?... ah ! bon, j’y suis... ah ! les farceurs ! on cancane donc au régiment !... ah ! les farceurs ! Non, je dis les genoux en dedans, parce qu’elle marche comme ça.

Il marche comiquement.

Pour en revenir à son histoire... il ne lui est rien arrivé à elle... Mais l’automne dernier... le tonnerre a tombé sur quatre moutons qui s’occupaient à manger de l’herbe dans la plaine... les pauvres bêtes ont été rôties par le feu... elles ont disparu... și bien que le lendemain, on n’a retrouvé que des pieds de mouton... C’t’ aven-ture-là a décidé mon cousin Bertambois à faire assurer tous ses canards contre l’incendie.

ROBERT.

Ce pauvre Criquet, il n’est pas plus dégourdi qu’avant notre départ...

JULIEN.

Ah ça, et ta Rose ?

CRIQUET, après une pause.

Julien, tu viens de rouvrir une blessure de mon âme !

JULIEN.

Qu’as-tu donc ?

ROBERT.

Quelle drôle de frimousse tu nous fais là ?

CRIQUET.

C’est que, voyez-vous, quand on me parle de ma Rose... mes traits changent de place, et ça me déforme le visage.

ROBERT.

Il y a donc du gâchis dans tes amours ?

CRIQUET.

Horriblement de gâchis... Ma Rose ! ma Rose !

JULIEN.

Eh bien ! qu’est-elle devenue ?

CRIQUET.

Elle n’est plus au village... Elle est autre part...

ROBERT.

Où ça ?...

CRIQUET.

J’en ignore...

JULIEN.

Et depuis quand ?

CRIQUET.

Hélas !... depuis qu’elle fut été enlevée par un marchand de vulméraire suisse !

ROBERT, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah !... Voyez-vous ça, la grosse joufflue !...

JULIEN.

Ce pauvre Criquet, quel coup ça a dû lui donner !

CRIQUET.

J’ vous en réponds, ça m’a donné un coup énorme... C’était un dimanche ; on devait danser devant l’église... Je m’étions mis avec coquetterie pour plaire à la perfide... J’avions mon pantalon de nankin beurre frais, et mon gilet tricolore... Je vas chez ma Rose, pour la chercher... Je trouvons quoi ?... personne... Ça me donne beaucoup de soupçons... Je cours chez le vulméraire... j’arrive, j’entre... Je trouvons, quoi ?... personne... Alors je parcours tout le village comme un insensé... Je demande ma Rose à tort et à travers... Je l’appelle à pierre fendre... et enfin j’apprends que la scélérate s’a enfui, déguisée en Turc, entre la clarinette et la grosse caisse.

Il s’essuie les yeux. Robert et Julien s’efforcent de ne pas rire.

L’horrible charlatan l’avait subjuguée, avec ses histoires et l’or qu’il avait sur ses habits... Aussi maintenant j’ai le vulméraire en aversion. Je me ferais des bosses grosses comme ça, que je ne m’en servirais pas.

JULIEN.

Nous sommes désolés de ton malheur.

On entend Lefuté appelant de la coulisse : Criquet ! Criquet !...

CRIQUET.

V’là mon parrain qui m’appelle...

Il crie.

J’y vas, parrain... Allons, adieu, les amis... Je vas à la ferme de M. Pierre-Jean... J’annoncerons votre arrivée au village...

ROBERT.

Oh ! nous te suivons de près.

Bas à Criquet.

Dis donc, si tu vois mademoiselle Marguerite, dis-lui que je brûle d’être auprès d’elle.

CRIQUET.

Ça suffit.

JULIEN, bas à Criquet.

Embrasse ma mère, et dis à mademoiselle Marguerite que je n’ai pas cessé de penser à elle.

CRIQUET.

Ça suffit.

À part.

Tiens, tous les deux !

Haut.

Dites donc, si je rencontre des amis sur la route, je vous les enverrai... Je vas emporter vos armes et votre bagage, pour que ça ne vous fatigue pas. Je les mettrai chez M. Pierre-Jean. Au revoir.

Air : Encore un préjugé.

Adieu, j’ m’en vas là-bas ;
Pour vos amis queu réjouissances !
J’ vas dire aux connaissances
Que ce soir vous s’rez dans leux bras.

Reprise ensemble.

ROBERT et JULIEN.

Bientôt nous s’rons là-bas ;
Ah ! pour nous quelles réjouissances !
Dis à nos connaissances
Que ce soir nous s’rons dans leurs bras.

Criquet sort.

 

 

Scène VIII

 

JULIEN, ROBERT

 

ROBERT.

Nous voilà enfin au terme du voyage !... C’est pas malheureux, n’est-ce pas, petit ?...

JULIEN.

Les jambes commençaient à refuser le service...

ROBERT.

À moi surtout, qui ne suis pas accoutumé à l’exercice du fantassin ; aussi je suis éreinté comme un conscrit.

Il s’assied à droite.

JULIEN, s’asseyant à gauche.

Dans deux heures j’embrasserai ma bonne mère !...

ROBERT.

Je ne peux pas en dire autant, moi !... Il y a longtemps que la pauvre vieille s’est embarquée pour les rivages inconnus ; mais c’est égal... ça fait d’ même du bien de revenir au pays...

À part.

Cette jolie Marguerite qui va être ma femme, millezieu !

JULIEN, à part.

Marguerite ! Je vais la revoir !... Elle est libre encore... et je me suis distingué !...

ROBERT, de même.

Julien ne se doute guère que demain je serai marié... Pierre-Jean m’a dit de me taire...

JULIEN.

À quoi penses-tu donc Robert ?

ROBERT, se levant.

À quoi je pense !... Tiens, petit, vois-tu... C’est quelque chose que je t’ai pas dit... et pourtant je pourrais... car t’es pas bavard... toi. Enfin c’est que... eh ben ! c’est que... je vas... comme dirait... me marier ! Ma foi... le mot est lâché...

JULIEN.

Te marier ! et avec qui ?

ROBERT.

Ah ! voilà, avec qui ! C’est justement là ce que je puis pas te dire, vu que c’est un secret...

JULIEN.

Oh ! c’est différent...

ROBERT.

Ce qui me vexe, c’est d’avoir pas un simple grade pour conduire ma belle à la paroisse... Ou bien... ce que tu as obtenu, toi... et ce qu’ils n’ont pas voulu me donner, quoique je me soye bien battu.

JULIEN.

Pourquoi diable aussi te faisais-tu fourrer si souvent à la salle de police ?

ROBERT, vivement.

Qu’est-ce que ça prouve ?...

JULIEN.

Ça prouve que tu avais trop de querelles, et que tu rentrais parfois au quartier avec des coups de soleil. Ça te faisait du tort auprès des chefs.

ROBERT, fièrement.

J’en étais pas moins un brave soldat... M’a-t-on vu bouder au feu ? Ne me suis-je pas mis en avant chaque fois que l’occasion s’est présentée ?... Mille dieux !... celui qui douterait de Robert... ? Est-ce que tu en doutes, toi ?... Tu sais que je ne suis pas long à dégainer...

JULIEN, se levant et allant vivement vers lui.

Est-ce que tu es fou ?... C’est à moi que tu vas chercher querelle ?

ROBERT.

J’ai tort, c’est vrai ; mais tiens, ne touchons pas cette corde-là, c’est trop sensible.

JULIEN.

Parlons plutôt du plaisir de revoir ce village, après lequel nous avons tant de fois soupiré !

ROBERT.

Oui, t’as raison, c’est là que nous serons heureux... Qu’il me tarde d’être arrivé !

JULIEN, qui a ouvert la fenêtre de droite.

Tiens, Robert ! viens donc voir. D’ici l’on aperçoit la grande croix de bois qui est au bout de la route.

ROBERT.

Oui... Et à droite, la petite rivière... Plus loin, le bois où nous allions courir le dimanche.

JULIEN.

Rien n’est changé !

ROBERT.

Quel plaisir de revoir tout cela !

Air de Madame Grégoire ; ou C’était le bon temps (Carlin à Rome).

Voilà bien nos champs, (bis.)
Et nos coteaux et la prairie ;
Souvenirs charmants,
(bis.)
Combien mon âme est attendrie !
Regarde tout là-bas ;
Ami, ne vois-tu pas
Le clocher de notre village ?
Ah ! des pleurs mouillent mon visage !
Pays, nos amours,
(bis.)
Nous revenons pour toujours.

ENSEMBLE.

Pays, nos amours, etc.

JULIEN.

Le bonheur est là, (bis.)
Plus d’absence, plus de voyage,
Nos amis déjà
(bis.)
Nous attendent sur le passage.
Sans chagrins, sans regrets,
Je pourrai désormais
Ensemencer mon coin de terre,
Et soutenir ma vieille mère.
Pays, nos amours,
(bis.)
Nous revenons pour toujours.

Reprise ensemble.

LEFUTÉ, dans la coulisse.

Ils sont par ici ; venez, venez...

ROBERT.

Ce sont des amis qui arrivent.

JULIEN.

Criquet les aura prévenus.

 

 

Scène IX

 

ROBERT, JULIEN, LEFUTÉ, PAYSANS

 

Pendant la ritournelle du chœur, Robert et Julien embrassent les paysans ou leur serrent la main.

ROBERT et JULIEN.

Bonjour, les amis, bonjour...

CHŒUR.

Air : La belle nuit, la belle fête (des Deux nuits).

Vive le jour qui nous rassemble !
Vive le jour
(bis.) qui nous rassemble !
Ah ! quel plaisir de boire ensemble !
À table, à table, et le verre à la main,
Trinquons, chantons, buvons jusqu’à demain.

On apporte du pain, du jambon, des bouteilles de vin, et tout le monde se place autour de ta table.

ROBERT, donnant des poignées de main.

Bonjour, Lagrange... Tiens ! c’est Guichard... Et puis Thomas... Ils ne sont pas changés !

À part.

Toujours l’air aussi conscrit, les braves gens !

Haut.

Allons... sacrebleu, du vin... du vin à force... C’est à table qu’il faut fêter notre retour.

LAGRANGE.

C’est ça... Je propose une ronde de vin à la santé des troupiers...

TOUS.

Adopté !...

On trinque et l’on boit.

ROBERT.

Avalons la douleur... Je m’habituerais bien à ce petit vin-là...

LEFUTÉ.

Ne vous en faites pas faute.

ROBERT.

Il n’y a pas de danger.

Robert doit vider souvent son verre, que Lefuté remplit toujours.

JULIEN, mangeant.

Nous avions besoin de ça... car, depuis ce matin, nous ne nous sommes pas arrêtés.

ROBERT, buvant.

Et la poussière, ça altère considérablement... N’est-ce pas, Lagrange ?...

Il lui porte une botte.

Allons donc, farceur, bois donc... Buvez donc... ça ne va pas...

LAGRANGE.

Oui, buvons... Que diable, on n’a pas tous les jours l’occasion de fêter le retour de deux braves camarades !

LEFUTÉ.

Vous souvenez-vous, quand ils sont partis, il y a deux ans, le sac sur le dos, et la larme à l’œil ?

ROBERT.

Ah ! dam, à cette époque-là nous avions le cœur malade ; nous étions de vraies demoiselles, alors... À présent c’est autre chose...

JULIEN.

Quand on quitte ceux qu’on aime.

LEFUTÉ.

C’est vrai !... Toi, Julien, tu te séparais de deux objets chers à ton cœur... Ta mère, d’abord... et puis...

JULIEN.

Que voulez-vous dire ?

LEFUTÉ.

Suffit, je m’entends... Du reste, mon cher, tu vas trouver peu de cruelles à présent.

JULIEN.

Pourquoi cela ?

LEFUTÉ.

Lorsqu’on porte sur la poitrine la décoration des braves, ça vous donne tout de suite l’air d’un homme comme il faut. Dieu ! la belle croix !

Robert paraît embarrassé.

Ça lui va joliment bien, n’est-ce pas, les amis ?

LAGRANGE.

C’est d’autant plus honorable pour Julien, qu’il est simple soldat.

LEFUTÉ.

Et qu’alors il l’a bien méritée.

JULIEN.

Ah ! pour ça, je vous le jure. Mais c’est assez parler de moi.

LEFUTÉ.

Comme toutes nos jeunes filles vont se l’arracher !... Ce sera à qui dansera avec monsieur le décoré.

Robert d’impatience casse une assiette.

Qu’est-ce que c’est ?

ROBERT.

C’est une assiette qu’était fêlée...

LEFUTÉ.

Allons, buvons à la santé du légionnaire.

TOUS.

Oui, oui, à sa santé !

Robert ne peut cacher sa mauvaise humeur.

LEFUTÉ.

Eh bien, Robert ?

ROBERT.

J’ai plus soif...

LEFUTÉ, avec malice.

Quand ils sont partis tous les deux... qui aurait dit que Julien, avec son air timide, rapporterait le ruban rouge ?

ROBERT.

Qu’est-ce que vous entendez par-là ?...

LEFUTÉ.

Moi ! rien, mon cher... C’est une réflexion...

ROBERT.

Si ma boutonnière se trouve vide, ça ne prouve pas que je ne sois pas digne, aussi bien que tout autre, de porter le signe de la bravoure... On a été sévère à mon égard... injuste même... Mais du reste... je m’en moque... et pour raison...

Il boit.

LEFUTÉ.

Pour quelle raison ?

ROBERT.

Eh bien ! pour la raison que beaucoup de ceux qui ont mérité la croix ne l’ont pas... tandis que ceux qui l’ont...

LEFUTÉ, vivement.

Tandis que ceux qui l’ont... ne la méritent pas... C’est cela que vous voulez dire, n’est-ce pas ?

JULIEN, se levant.

Ce n’est pas vrai... Non... Ce n’est pas cela qu’a voulu dire Robert... Ce qu’il a avancé lui est échappé...

Robert boit encore.

LEFUTÉ.

Au fait, Robert est brave, il a fait ses preuves, et ne pas lui avoir accordé ce que d’autres ont obtenu...

ROBERT, échauffé par le vin.

Eh oui !... les croix se donnent à la faveur... je dis vrai... tant pis pour ceux qui se vexent...

LEFUTÉ, regardant Julien.

C’est positif...

JULIEN.

Robert... je t’avais cru mon ami... Ce que t viens d’avancer là est insultant pour moi... et j’espère que tu le rétracteras.

ROBERT, ricanant.

Bon Dieu !... quel air tragique !... monsieur se fâche !... prenons garde à nous !...

JULIEN, aux paysans.

Vous l’entendez ?... il me raille...

ROBERT.

Voyez donc le beau malheur ! monsieur le légionnaire !... ah !... ah !... ah !...

JULIEN, furieux.

Robert !...

LAGRANGE.

Allons, allons, pas de querelles... Robert, Julien !...

JULIEN, se contraignant.

Robert, réfléchis... Tu viens de m’insulter sans raison... tu ne dois pas hésiter un instant à rétracter ce que tu as dis, à reconnaître tes torts... n’est-ce pas que tu as eu tort ?... Tu ne réponds pas ?...

Moment de silence. Aux paysans.

Vous le voyez... il se tait !... Eh bien donc, devant les témoins de ton impertinence... j’avance moi, à mon tour... qu’insulter sans motif un camarade, un ami... c’est commettre une lâcheté...

ROBERT, se levant furieux.

Une lâcheté !...

JULIEN.

Oui, Robert... une lâcheté !...

ROBERT.

Ah ! c’était trop d’une fois, tiens...

Il lui donne un soumet. Tout le monde se lève, on entoure Julien et Robert, en cherchant à les apaiser.

Chœur.

Air de Wallace.

JULIEN.

Une pareille offense
Excite ma fureur,
J’en dois tirer vengeance,
Ainsi le veut l’honneur.

ROBERT.

Moi, lâche ! cette offense
Excite ma fureur,
J’en dois tirer vengeance,
Ainsi le veut l’honneur.

LES PAYSANS.

Une pareille offense
Excite sa fureur ;
Amis, de la prudence,
Évitons un malheur.

JULIEN, aux paysans qui le retiennent du côté gauche.

Laissez-moi, laissez-moi... Robert !... Robert !... il n’y a plus qu’une manière d’arranger cette affaire-là...

ROBERT.

Je suis prêt...

LAGRANGE.

Nous ne souffrirons pas que deux amis...

JULIEN.

Des amis ! Après une pareille insulte, c’est du sang... du sang qu’il faut !... Qu’on nous donne des armes !...

ROBERT.

Oui, des armes !... et ce Criquet qui a emporté les nôtres !

JULIEN.

Des armes ! des armes !...

LAGRANGE.

Non ; nous le répétons... nous empêcherons ce combat... aucun de nous ne servira de témoin dans une pareille affaire... N’est-ce pas, vous autres ?...

TOUS, excepté Lefuté.

Non, non !

JULIEN.

Lagrange, vous ne réfléchissez pas... Cela ne peut pas s’arranger de cette manière...

ROBERT.

Ne nous retenez pas plus longtemps... Sortons... Julien...

Fausse sortie.

LAGRANGE, aux paysans.

Arrêtez-les, vous autres.

Les paysans les arrêtent.

ROBERT.

Allez au diable !...

LAGRANGE, avec chaleur.

Non, vous ne vous battrez pas... Le jour de votre arrivée, quand vous ne devez songer qu’à être heureux... quand vos parents, vos amis vous attendent au village... Allons, allons, que tout soit oublié... Il se fait tard, buvons le coup de l’étrier, et en route !... nous ne vous quitterons pas, d’abord. Allons, allons, buvons.

Julien et Robert se contraignent, vont à la table, font emplir leurs verres et reviennent tous deux sur le devant.

JULIEN, bas à Robert.

Robert, ce n’est pas ainsi que cela doit se terminer, n’est-ce pas ?...

ROBERT, bas à Julien.

Mais comment faire avec ces diables de gens ?

JULIEN, bas.

Écoute... Robert... Après ce qui vient de se passer, il faut que l’un de nous deux cesse de vivre...

LAGRANGE, de la table.

Eh bien ?...

Robert et Julien, s’apercevant qu’on les observe, trinquent ensemble.

LEFUTÉ, avec malice.

Ils font la paix... laissons-les...

JULIEN, toujours bas à Robert.

Ils ne comprennent pas cela, eux... mais toi... tu le comprends... n’est-ce pas ?

ROBERT.

Je le conçois... il n’y a qu’un duel...

JULIEN.

Mais comment nous battre ?... on nous en empêchera... Une fois au village, ce sera plus difficile encore, ils ne voudront pas nous quitter. Cependant il faut que l’un de nous deux meure, il le faut !...

Tremolo à l’orchestre jusqu’au chœur.

ROBERT.

Eh bien ?...

JULIEN.

Eh bien ! qu’un de nous deux se tue... Oserais. tu jouer ta vie contre la mienne ?

ROBERT.

Pourquoi pas ?... trouve un moyen...

JULIEN.

Un moyen ?... le sort... à la courte-paille ?

Prenant le gobelet de Robert, et le portant sur la table ainsi que le sien.

Les amis, remplissez nos verres.

LAGRANGE.

Ah !... à la bonne heure !...

JULIEN, revenant vers Robert, qui n’a pas quitté sa position, bas.

À l’instant... sans témoin...

Il remonte vers la gauche et tire un brin de paille. Robert l’a suivi.

ROBERT.

Je te comprends... Le perdant ?...

JULIEN, préparant les pailles.

Se tuera lui-même...

ROBERT.

C’est ça... De cette façon, l’autre n’aura pas le remords d’avoir frappé un ami...

JULIEN.

Choisis donc... La plus courte...

ROBERT.

Aura tort... c’est entendu.

Moment de silence.

JULIEN.

Allons...

Il lui présente la main qui contient les deux pailles.

ROBERT.

Allons...

Il fixe un moment Julien, tire une paille ; c’est la plus longue.

JULIEN, après un moment de douleur, qu’il réprime aussitôt.

Le sort m’a été contraire...

ROBERT, d’un air suppliant.

Julien...

JULIEN, fièrement.

Demain... tout sera fini pour moi...

LAGRANGE.

Eh bien les amis, nous vous attendons !

JULIEN, avec légèreté.

Nous voilà ! nous voilà !...

Robert reste immobile.

LAGRANGE.

Allons, trinquons...

CHŒUR.

Air du Comte Ory.

Allons, amis ! dépêchons-nous ;
À l’amitié fidèles,
Oubliez vos querelles ;
Plus de chagrin, plus de courroux !
Allons, dépêchons-nous ;
Allons, à l’amitié fidèles,
Ici plus de querelles ;
Plus de chagrin, plus de courroux !

Pendant le chœur, Lagrange apporte un verre à Robert ; celui-ci le porte machinalement à ses lèvres, et puis le brise à terre, tout cela sans changer de place, avec l’expression d’une morne douleur. À droite, on trinque, on boit, le rideau tombe.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente, à gauche, l’entrée de la ferme de Pierre-Jean ; à droite, la chaumière de Véronique. Une treille réunit les deux habitations ; une table de pierre, à gauche. Au fond, une montagne, que l’on descend pour entrer en scène.

 

 

Scène première

 

MARGUERITE, VÉRONIQUE, PAYSANS

 

Les paysans reviennent des champs, et rentrent les instruments de labourage, en descendant de la montagne.

CHŒUR.

Air : Quelle aventure singulière ! (Jovial.)

Rentrez,         } habitants des campagnes, 
Rentrons,       }
Car nous avons terminé nos travaux !
Le jour a fui de nos montagnes,
Nous pouvons prendre du repos.

Après le chœur les paysans sortent.

VÉRONIQUE, filant devant un rouet.

Mon Dieu ! que cette journée a été longue !... Marguerite, quelle heure peut-il être ?...

MARGUERITE.

Tranquillisez-vous, bonne Véronique, bientôt vous embrasserez votre fils...

VÉRONIQUE.

Mon cher Julien !... comme il doit être fort à présent !... Dam ! c’était déjà un joli cavalier, quand il nous a quittées... Te rappelles-tu, Marguerite, dans quel état j’étais le jour de son départ ?... Le pauvre enfant, il se sacrifiait pour moi !... Et penser que demain je vais le revoir... l’embrasser !... Oh ! comme son cœur doit battre en se rapprochant de nous !... n’est-ce pas Marguerite ?... Mais qu’as-tu donc, ma bonne ?... tu es bien pâle !... Dieu me pardonne, tu as des larmes dans les yeux !...

MARGUERITE, essuyant ses yeux.

Moi, Véronique ? vous vous trompez...

VÉRONIQUE.

Mon enfant, cache bien vite ces pleurs-là... À la veille d’un mariage... allons donc !...

MARGUERITE.

Oui, vous avez raison, je dois être gaie... heureuse...

VÉRONIQUE.

Sans doute... Et mon Julien qui revient à point nommé pour ouvrir le bal avec la mariée...

MARGUERITE.

Que dites-vous ?...

À part.

Ah ! je n’avais pas pensé à cela... Pauvre Julien, quand il va savoir !

Haut.

Véronique... ma bonne Véronique... vous seule, ici, savez que demain je dois devenir l’épouse de Robert.

VÉRONIQUE.

Eh bien, mon enfant ?

MARGUERITE.

Promettez-moi, jusque-là, de n’en rien dire à personne... je vous en supplie, pas même à votre fils... J’ai des raisons...

VÉRONIQUE, se levant.

Des raisons ?... enfin n’importe... rassure-toi... je te promets le silence, mon enfant ; mais tu me fais peine, moi qui te croyais si heureuse.

MARGUERITE.

Heureuse !... Véronique ! Jamais... jamais maintenant.

VÉRONIQUE.

Mais, si ce mariage ne te convient pas, pourquoi n’en pas parler à ton oncle ? il ne peut vouloir ton malheur.

MARGUERITE.

Hélas ! ce matin seulement il m’a fait connaître ses intentions, et l’émotion que cette nouvelle m’a causée a été si grande, mon oncle m’a paru tellement décidé à ce mariage, que je n’eus pas même la force de parler... Mon oncle m’a comblée de tant de bontés que j’ai craint de montrer de l’ingratitude en m’opposant à ses projets. Véronique. Cependant, mon enfant, quand il s’agit d’un engagement pour la vie, on ne doit pas balancer.

Air d’Aristipe, ou Pour un soldat qui n’en a pas l’usage.

Il en est temps encor, ma chère amie ;
Parle à ton oncle, il le faut, tu le dois,
Car tu feras le malheur de ta vie,
Si tu ne prends un époux de ton choix...
J’ai cinquante ans, écoute bien ma voix.
Pour que le sort en tout temps soit prospère,
Pour éviter les chagrins et l’ennui,
Pour être enfin bonne épouse et bonn’ mère,
Il faut, crois-moi, qu’on aime son mari.
(bis.)

MARGUERITE.

Voici mon oncle ! Ah ! je sens que je n’oserai jamais...

VÉRONIQUE.

Du courage donc !

Elle va se rasseoir devant son rouet.

 

 

Scène II

 

MARGUERITE, PIERRE-JEAN, VÉRONIQUE

 

PIERRE-JEAN.

Bonjour, mère Véronique... Marguerite, on vient d’apporter de la ville tout ce que tu as demandé, et si tu veux aller voir.

MARGUERITE.

C’est inutile, mon oncle, je sais ce que c’est.

PIERRE-JEAN.

C’est ton affaire, car, moi, je n’entends rien aux chiffons... Mais regarde-moi donc... je n’avais pas remarqué... tu es blanche comme ton fichu.

MARGUERITE, embarrassée.

Moi, mon oncle !...

Véronique l’encourage du geste.

PIERRE-JEAN.

Sans doute ! qu’as-tu donc ?...

MARGUERITE.

Mon oncle... c’est que...

PIERRE-JEAN.

C’est que ?...

MARGUERITE.

C’est que... ce mariage...

PIERRE-JEAN.

Eh bien, ce mariage ?...

MARGUERITE.

Mon bon oncle... pardonnez-moi, mais je ne crois pas ressentir pour Robert l’attachement qu’on doit avoir pour un mari, et je crains...

PIERRE-JEAN.

Morbleu !... si je savais que tu aies trompé ma confiance... Tiens, rien que de penser à cela... Allons, allons, c’est un enfantillage, quelque caprice de jeune fille.

MARGUERITE.

Votre résolution a été si prompte !...

PIERRE-JEAN.

Tu te trompes, Marguerite, cette résolution, il y a longtemps que je l’ai prise, et, si je ne t’ai pas parlé plus tôt de ce mariage, c’est que je pensais que rien ne pouvait y porter obstacle. Écoute-moi, mon enfant : Robert est le fils du seul ami que j’aie eu sur la terre, de François, dont tu m’as entendu parler si souvent... Après quinze années de la plus parfaite amitié, il fallut un jour nous séparer à jamais, et ce fut sur le champ de bataille qu’eut lieu notre dernière entrevue... Mon pauvre François venait de recevoir un coup de baïonnette dans la poitrine, en me défendant... Entends-tu, Marguerite, en me défendant !... Je voulus le se< courir à mon tour, arrêter son sang, tout fut inutile ; la blessure était mortelle ; il me sourit encore, et me tendant la main :

Air : Connaissez-vous le grand Eugène ?

Adieu, qui m’ dit, adieu, mon ami Pierre,
Je meurs pour toi, je ne regrette rien ;
Viens m’embrasser et jure à ton vieux frère
De protéger son enfant, son seul bien ;
Que mon Robert, que mon fils soit le tien...
Je promis tout... Aujourd’hui Robert t’aime ;
En t’épousant, son bonheur est complet,
Et maintenant, mon enfant, dis toi-même,
Puis-je trahir le serment que j’ai fait ?
(bis.)

En t’assurant une dot et en te mariant avec Robert, je crois m’acquitter envers mon pauvre camarade et souscrire à ses dernières volontés... et si je tiens à ce que ce mariage se fasse demain... c’est que demain... vois-tu, c’est la Saint-François... c’est sa fête... et que je ne puis mieux la lui souhaiter qu’en assurant l’avenir de son fils... Crois-moi... crois-moi, Marguerite, ton mari est un honnête homme, et tu seras heureuse...

VÉRONIQUE, à part.

Pauvre enfant !...

MARGUERITE, tristement.

Puissiez-vous ne pas vous tromper !... Mon oncle, quoi qu’il arrive, vous me trouverez toujours soumise à vos volontés...

PIERRE-JEAN.

Bien, mon enfant, embrasse-moi.

Il l’embrasse. À part.

Morbleu ! sa tristesse m’afflige...

CRIQUET, du dehors.

Holà ho !... là là !... Cocote...

VÉRONIQUE, qui a remonté la scène.

C’est le petit Criquet !

 

 

Scène III

 

MARGUERITE, PIERRE-JEAN, VÉRONIQUE, CRIQUET, tenant son caniche en laisse

 

CRIQUET.

Par ici, Zozor ! Salut, la compagnie... Monsieur Pierre-Jean, c’est la charrette de foin que j’ vous apportons d’ la part de mon parrain... Un fourrage superbe ! ça donne envie d’en manger...

PIERRE-JEAN.

C’est bien, mon garçon ; il faut appeler quelqu’un pour le rentrer...

CRIQUET.

C’est pas la peine, le grand Bichard et le petit Pitoit sont après...

PIERRE-JEAN.

Ça suffit...

CRIQUET.

Ça suffit... ça suffit... quant à la charrette de foin... Mais j’ vous apportons avec une fameuse nouvelle !...

PIERRE-JEAN.

Une nouvelle ?...

CRIQUET.

Oui, qu’intéresse toutes les personnes prêtes...

VÉRONIQUE.

Voyons, mon garçon... qu’y a-t-il ?...

CRIQUET.

Il y a que Robert et Julien...

VÉRONIQUE.

Tu les as vus, ils sont arrivés ?...

PIERRE-JEAN.

Déjà ?...

CRIQUET.

Un peu, qu’ils sont arrivés, et que je les ons vus...

VÉRONIQUE.

Tu les as vus ! et tu ne nous disais pas cela tout de suite ?...

Vivement.

Dis-nous donc comment ils se portent ? comment va mon Julien ? est-il toujours frais et beau garçon ? quand seront-ils ici ?... Mais parle donc, parle donc...

CRIQUET.

Là, là ! mère Véronique, ne vous faites pas de révolution intérieure... rassurez-vous... Ils ont chacun un aspect superbe, des favoris et des moustaches, avec un uniforme et une croix à eux deux...

MARGUERITE.

Une croix ?... Et quel est celui qui a la croix ?...

CRIQUET, finement.

Je ne sais pas à qui qu’elle est, mais c’est Julien qui la porte...

VÉRONIQUE.

Mon Julien aurait le ruban rouge ! ça se pourrait !... Comment ! j’aurions sous le bras un homme qui a la croix ?... et ce sera mon fils !...

CRIQUET.

Ah ! mon Dieu oui, il est fraîchement décoré.

VÉRONIQUE.

Que je suis heureuse !...

PIERRE-JEAN.

Allons, Marguerite, je te laisse, mon enfant ; j’ai encore bien des choses à préparer pour demain ; après quoi nous nous réunirons tous ici pour la veillée, et pour attendre nos amis.

Air : À plaire, à briller l’on s’apprête.

Je veux que partout l’on s’apprête
À recevoir nos deux amis ;
Demain ce sera grande fête
Pour les habitants du pays.

À Marguerite.

Marguerite, sois donc plus sage.

MARGUERITE.

J’obéirai, c’est mon devoir.

PIERRE-JEAN.

Le bonheur sera ton partage.

MARGUERITE.

Pour être heureuse, plus d’espoir !

Reprise.

PIERRE-JEAN, VÉRONIQUE, CRIQUET.

Je veux     } que partout l’on s’apprête
Il veut        }

À recevoir nos deux amis, etc.

MARGUERITE.

À souffrir, hélas ! je m’apprête,
Tout espoir est évanoui !
Pour eux demain, ce sera fête,
Et moi, mon bonheur s’est enfui !

 

 

Scène IV

 

VÉRONIQUE, MARGUERITE, CRIQUET

 

VÉRONIQUE.

Ce Criquet, est-il heureux de les avoir déjà vus !... Ah ! ça, est-ce qu’ils ne t’ont pas donné de commissions pour nous ?

CRIQUET.

Des commissions !... Que si ! ils m’en ont donné trois, des commissions... D’abord, Robert m’a pris à part, en particulier, et m’a dit : Criquet, mille choses agriables de ma part à mamzelle Marguerite. Ça fait déjà une commission.

MARGUERITE.

Je te remercie, Criquet.

CRIQUET.

Et puis, Julien m’a dit : Criquet, embrasse pour moi ma bonne mère.

Il embrasse Véronique.

Ça fait deux ; et il a ajouté, en me tirant aussi à part et en particulier : Dis mille choses agriables à mademoiselle Marguerite.

MARGUERITE, à part.

Il pense toujours à moi !

VÉRONIQUE.

Merci, mon garçon. Ainsi nous allons bientôt les revoir ?

Demi-nuit.

CRIQUET.

Ils seront ici, voyons... Quelle heure qu’il est maintenant ?

VÉRONIQUE.

Il doit être huit heures et demie ou neuf heures.

CRIQUET.

Oui. Eh bien ! ils arriveront sur les dix heures, dix heures et quart... à moins qu’ils ne tardent... ou bien... à moins qu’ils ne viennent plus tôt... Vous pouvez compter là-dessus. Dites donc, mam’ Véronique, comment que vous trouvez Zozor ?...

VÉRONIQUE.

Je le trouve toujours le même.

CRIQUET.

Vous ne vous apercevez donc pas qu’il a maigri d’une manière infâme ? et puis, regardez comme il a mauvais teint... C’est que, voyez-vous, quand il revient ici, il se rappelle ma Rose, vous savez...

VÉRONIQUE.

Comment, mon garçon, tu penses encore à ça ? tu ne l’as pas oubliée ?...

CRIQUET.

L’oublier !... Est-ce ben possible ?...

Air : T’en souviens-tu ?

Quand chaqu’ matin j’embrasse mon caniche,
J’ pense à ma Ros’, car c’est d’ell’ que j’ le tiens ;
Et quand chaqu’ soir je le couch’ dans sa niche,
J’y pense encor, ça m’ fait un mal de chiens ;
Je me souviens de sa face vermeille,
De ses gros pieds et de son nez pointu ;
Je m’en souviens, quand je dors, quand je veille,   }
(bis.)
Et toi, Zozor, dis-moi, t’en souviens-tu ?                  }
Toi, mon Zozor, réponds, t’en souviens-tu ?

VÉRONIQUE.

Tu es fou, mon pauvre Criquet.

CRIQUET.

On ne badine pas avec les sentiments, mère Véronique... Vous avez oublié ça, vous ; mais demandez à mademoiselle Marguerite, elle vous dira qu’avec les sentiments il n’y a pas moyen de badiner le moins du monde... N’est-ce pas, mamzelle ?... Tiens, qu’est-ce que j’entends ?... Ah ! c’est les gens de la veillée... La veillée !... encore une chose qui va me rappeler l’objet en question... Je me souviens que je m’endormais toujours auprès d’elle à la veillée... Rose ! est-ce que je n’aurai pas bientôt fini de penser à toi, grosse sylphide !...

 

 

Scène V

 

VÉRONIQUE, MARGUERITE, CRIQUET, PIERRE-JEAN, PAYSANS, PAYSANNES, CHŒUR

 

CHŒUR.

Air du Marché de la Muette.

À la veillée accourons tous,
Du plaisir c’est le rendez-vous ;
Près    { de celui que nous aimons,
{ de celle
Amis, travaillons et chantons.

L’orchestre continue l’air pendant qu’on se place. Les femmes se groupent autour de Véronique et de Marguerite. Les unes cousent, d’autres filent. Les hommes boivent et causent ensemble.

PIERRE-JEAN, apportant deux grands pots de vin.

La journée a été chaude ; tenez, les enfants, goûtez-moi ce vin-là. Quand il n’y en aura plus, il y en aura encore...

CRIQUET.

Ma foi, pour ma part, je viderai bien deux gobelets... et vous, Bichard ? À vot’ santé, Bichard ! à vot’ santé, la compagnie ! sans vous passer sous le silence, femmes du sexe !

Il boit. À part.

Tiens, au fait, tant pis !... faut s’étourdir.

Il boit encore.

Je veux noyer dans le vin les peines de mon cœur... Noyons...

Il boit de nouveau.

VÉRONIQUE.

Ah ! ça, qu’est-ce qui chantera aujourd’hui ?...

CRIQUET.

Dam ! si vous voulez... moi, je suis prêt à vous dégoiser queq’ chose, pour l’histoire de rire...

PIERRE-JEAN.

Allons, mon garçon, nous acceptons.

CRIQUET.

C’est dit, bon... Voyons, faut trouver une air drôle, une air amusante ; si je vous chantais la complainte du Juif errant ? il n’y a que quarante-sept couplets.

VÉRONIQUE.

Merci, pour ta complainte...

PIERRE-JEAN.

Si c’est avec cela que tu comptes nous faire rire !...

CRIQUET.

Vous avez raison, le sujet est trop romanexe et trop phisolophique... Eh ben... Ah ! j’y suis... Dites donc, aimeriez-vous la chanson du beau Voltigeur ?...

QUELQUES PAYSANS.

Oui, oui, bravo !...

CRIQUET.

Ah ! v’là le diable, c’est que je la sais pas...

PIERRE-JEAN.

Allons, Marguerite, tire-nous d’embarras...

MARGUERITE.

Mon oncle... je vous en prie... dispensez-moi...

CRIQUET.

Oui... oui... à mamzelle Marguerite à chanter... vu qu’elle sait la chanson des deux montagnards, et que c’est de circonstance... à cause du retour de ceux qui reviennent.

PIERRE-JEAN.

Va pour la chanson des deux Montagnards !

CRIQUET.

Silence !...

Tout le monde est assis, MARGUERITE seule est debout au milieu de la scène.

Air de la Fiancée de Lammermoor.

Partant avec courage,
Deux conscrits montagnards
Jetaient vers le village
De douloureux regards.
Beau pays que voilà,
Leur amour était là !
Ah !
Il n’est pas de royaume,
Pas de séjour,
Qui vaille un toit de chaume
Où l’on reçut le jour.

Reprise du chœur qui doit se chanter bas.

Il n’est pas de royaume,
Pas de séjour,
etc.

Deuxième couplet.

Au milieu de la ville,
Et du luxe et de l’or,
Songeant à leur asile,
Ils répétaient encor :
Grand’ ville que voilà,
Le bonheur n’est pas là...
Ah !
Il n’est pas de royaume,
etc.

Troisième couplet.

Mais, quittant leur bannière,
Un jour, libres, joyeux,
Revoyant leur chaumière,
Ils s’écriaient tous deux :
Beau pays que voilà,
Tout notre amour est là,
Ah !

Ici Robert et Julien, qui descendent de la montagne au fond, avec quelques paysans, continuent l’air, pendant qu’on se tait sur le devant, et qu’on écoute avec surprise.

Il n’est pas de royaume,
Pas de séjour,
Qui vaille un toit de chaume
Où l’on reçut le jour.

VÉRONIQUE, se levant pendant le chœur.

Cette voix !...

MARGUERITE.

Ce sont eux !...

PIERRE-JEAN.

Eh oui ! ce sont nos amis...

On court au-devant d’eux.

Reprise du chœur.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, ROBERT, JULIEN, PAYSANS

 

Pendant le refrain de l’air précédent, qui se chante plus vite, Julien se jette dans les bras de sa mère, Robert dans ceux de Pierre-Jean.

VÉRONIQUE.

Mais viens donc, mon garçon !... que je te regarde encore !... Ah ! maintenant je n’ai plus rien à demander au bon Dieu, puisque te voilà, et pour ne plus me quitter, n’est-ce pas ?

JULIEN, tristement.

Oui, ma mère.

PIERRE-JEAN, aux paysans.

Ah ! ça, vous autres, il est temps qu’on se retire, nos amis doivent avoir besoin de repos. Dépêchez-vous de dormir, afin d’être levés avec le soleil... En route !...

JULIEN, à sa mère.

Pierre-Jean a raison... Rentrons, ma mère... Il me tarde d’être seul avec vous.

VÉRONIQUE.

Volontiers, mon ami, rentrons.

JULIEN.

Adieu, monsieur Pierre-Jean... Adieu... mademoiselle Marguerite...

PIERRE-JEAN.

Au revoir, Julien.

JULIEN, à part.

Au revoir !...

ROBERT, bas à Julien.

Julien... écoute-moi... je t’en prie...

JULIEN, de même et froidement.

Dans un instant j’aurai tenu ma parole...

Reprise du CHŒUR.

Il n’est pas de royaume, etc.

Nuit entière. Tout le monde s’éloigne. Julien entre chez sa mère.

 

 

Scène VII

 

MARGUERITE, PIERRE-JEAN, ROBERT

 

PIERRE-JEAN.

Enfin nous voilà seuls, mon cher Robert...

ROBERT, à part.

Je ne peux pas tenir en place.

PIERRE-JEAN.

Tu as l’air tout contrarié... C’est à peine si tu as adressé quelques paroles à Marguerite.

ROBERT.

C’est vrai... J’ sais bien...

PIERRE-JEAN, bas à Marguerite.

Allons, Marguerite, prends donc un visage plus gai... C’est ça qui contrarie Robert.

ROBERT.

Pardonnez-moi, mamzelle Marguerite, si je ne suis pas plus galant au moment de mon arrivée, et la veille d’un jour de noces... Ça n’ doit pas être très amusant pour vous, j’en conviens... Mais, voyez-vous, j’ai au cœur quelque chose qui me chiffonne, et que je ne peux dire à personne... Mais croyez bien que ça ne fait rien à la chose... et que je ne serai pas toujours aussi insignifiant... Pour vous, d’abord... je me ferais couper en quatre.

PIERRE-JEAN.

À la bonne heure, voilà qui est parler ; quant à ce qui te chagrine, puisque c’est un secret, je ne chercherai pas à en connaître la cause ; mais, pour ce qui est de la noce, tu vas me faire l’amitié de me suivre, parce que nous avons à régler quelques articles indispensables.

ROBERT.

Du griffonnage ?... Merci...

PIERRE-JEAN.

Il le faut, te dis-je... Viens... Marguerite, tu ne rentres pas ?

MARGUERITE.

Pardon, mon oncle, je vous suis ; dans un instant je serai près de vous...

PIERRE-JEAN.

À ton aise.

À Robert.

Allons, Robert.

ROBERT.

Au revoir, mamzelle Marguerite.

À part.

Ah ! il faut absolument que je revoie Julien... Je vais leur brûler la politesse.

 

 

Scène VIII

 

MARGUERITE, seule

 

Enfin me voilà seule !... Je puis pleurer sans que mes larmes offensent personne... Comme le regard de Julien était triste !... Je tremble qu’il ne sache déjà la vérité !...

Air : Auprès de moi.

Jusqu’à demain (bis.)
J’appartiens encore à moi-même ;
Je puis pleurer sur mon destin,
Et penser à celui que j’aime,
Jusqu’à demain.
(bis.)
J’y puis penser jusqu’à demain.

 

 

Scène IX

 

MARGUERITE, JULIEN

 

JULIEN.

C’est donc la dernière fois que je l’ai pressée dans mes bras !...

MARGUERITE.

Julien !...

JULIEN.

Vous !... Marguerite !...

MARGUERITE.

Mon ami, laissez-moi !...

Elle veut partir.

JULIEN, la retenant.

Ô Marguerite, ne vous éloignez pas !... Si vous saviez combien cet instant a de prix pour moi !... Hélas ! je n’espérais plus vous parler aujourd’hui... Aujourd’hui que je puis vous voir encore !...

MARGUERITE, à part.

Il sait tout !...

JULIEN.

Air : Jeune fille aux yeux noirs.

Ah ! laissez un instant votre main dans la mienne,
Pour nous cet entretien peut être le dernier.

MARGUERITE.

Je sens à ma douleur quell’ doit être la sienne,
Mais son amour, hélas ! il me faut l’oublier.
Plus d’ivresse,
De tendresse ;
Quels tourments
Je ressens !
Oui, ma vie
Est flétrie ;
Pour mes jours
Plus d’amours.

Reprise ENSEMBLE.

Plus d’ivresse, etc.

JULIEN.

J’étais un fou d’entrevoir du bonheur dans l’avenir. Votre amour m’eut rendu le plus heureux des hommes ; mais trop d’obstacles s’opposeraient à notre union... Oubliez donc le pauvre Julien !

MARGUERITE.

Vous oublier !... Et le pourrais-je ?...

JULIEN.

Oui, car l’absence guérit tout ; et nous allons nous séparer... nous séparer à jamais...

MARGUERITE.

Quoi ! Julien, vous allez repartir, quitter de nouveau le village, ceux qui vous aiment, votre mère ?...

JULIEN.

Ah ! ne me parlez pas ainsi... Laissez-moi mon courage... Oui, Marguerite, je vais quitter le village, mes amis, ma mère, vous !... Je dois tout abandonner... cette nuit... cette nuit même... car demain !...

MARGUERITE, à part.

Car demain je serai l’épouse de Robert... C’est cela qu’il veut dire... Ah ! que je souffre !...

JULIEN, faisant un effort.

Allons, Marguerite... Adieu !... Je t’ai revue... je suis moins malheureux ! Tu pleures !... Puissent ces larmes être les dernières que je ferai couler !...

Il l’embrasse.

Adieu !...

MARGUERITE.

Laissez-moi, Julien... Mon oncle m’attend... On peut venir...

JULIEN.

Oui, tu as raison... il est tard ; adieu, Marguerite !...

Air de Victorine.

Un sort cruel cause notre souffrance
Et nous défend de nous voir désormais.

MARGUERITE.

Plus de bonheur, hélas ! plus d’espérance !
Adieu donc pour jamais.

JULIEN.

Lorsque je pars, ah ! consolez ma mère ;
Qu’en vous toujours elle trouve un soutien,
Et qu’une larm’ mouille votre paupière
Au souvenir du malheureux Julien.

ENSEMBLE.

Un sort cruel, etc.

Marguerite rentre.

 

 

Scène X

 

JULIEN, puis ROBERT

 

JULIEN.

Maintenant, plus de retard... Ma mère repose ! je n’aperçois plus de lumière... Pauvre mère ! elle s’est endormie confiante et heureuse ; mais quel sera son réveil !...

Il essuie quelques larmes.

N’importe !... Balancer serait une lâcheté... Et puis, ces hommes, qui tantôt ne voulaient pas de duel, malgré l’affront que j’ai reçu devant eux... qui m’assure que demain, en me montrant du doigt, ils ne diraient pas... Tiens, voilà Julien... Julien... qui a la croix... et que Robert... a souffleté hier... sans qu’il vengeât son injure ?... Ils diraient cela de moi !... Oh !... non, non... Mort, ils me plaindront ; vivant, ils auraient le droit de me mépriser... Je ne balancerai pas... Allons...

Il va pour sortir.

VÉRONIQUE, du dedans.

Julien ! Julien !

JULIEN, s’arrêtant.

C’est la voix de ma mère !... Ô mon Dieu !...

VÉRONIQUE, du dedans.

Allons... mon enfant, tu as besoin de repos.

JULIEN.

Je n’ai plus de forces...

S’approchant de la porte.

Je vais rentrer, ma mère... Dormez... dormez en paix...

Il fait un mouvement.

À demain, me dites-vous ?... Oui... c’est cela, à demain...

Il s’éloigne de la maison et pleure. Robert paraît au fond.

Ô mon Dieu ! rendez-moi mon énergie... éloignons-nous d’abord de ces lieux.

Il va pour sortir, Robert se présente à lui.

ROBERT.

Julien !

JULIEN.

Vous, Robert !... Que venez-vous faire ici ?...

ROBERT.

M’épargner un remords éternel...

JULIEN.

Je ne vous comprends pas.

ROBERT.

Julien, tu dois me détester, me haïr ?...

JULIEN.

Non, Robert, malgré ce qui s’est passé, je ne vous hais pas, le ciel m’est témoin...

ROBERT.

Tu ne me hais pas !... Eh bien, Julien, prouve-le-moi !

JULIEN.

Comment ?...

ROBERT.

En oubliant notre querelle, en oubliant mes torts envers toi...

JULIEN.

En oubliant mon affront, il faudrait dire... Un affront pour lequel il faut du sang... un affront qui ne s’effacera maintenant que par la mort de l’un de nous... Le sort m’a choisi... laisse-moi...

ROBERT.

Julien, tu ne t’éloigneras pas ainsi...

JULIEN.

Qui m’en empêchera ?...

ROBERT, fortement.

Moi !...

JULIEN.

Écoute, Robert... dans un accès d’injuste jalousie... tu m’as insulté, les torts sont à toi... En ce moment, tu te repens de ta conduite envers moi, et je crois sincèrement à ton repentir... Tiens, voilà ma main... Mais réfléchis à ma position, Robert... Notre querelle a eu des témoins... veux-tu qu’en consentant à vivre, je perde l’estime des braves gens... veux-tu que l’on puisse dire de moi : Il a eu peur !... Non, non, ce ruban que tu as voulu flétrir, jamais on ne le montrera du doigt comme le signe de la lâcheté... Car il y aurait lâcheté à moi... oui, lâcheté... de reculer devant la mort.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

À tes projets l’honneur s’oppose ;
Le sort l’a voulu... Je mourrai...
Oui, les devoirs que cette croix m’impose,
Je les comprends et je les remplirai ;
Si quelquefois des lâches s’en décorent,
Pour cela doit-on la flétrir ?...
Assez de grands chez nous la déshonorent,
Que le soldat sache au moins l’ennoblir.
(bis.)

ROBERT.

Julien, tu t’abuses, personne ne doutera de top courage, de ton honneur.

JULIEN.

Personne, dis-tu ?... Eh ! qui peut croire à l’honneur d’un homme qui a trahi sa parole ?...

ROBERT.

N’importe !... Tu n’accompliras pas ton funeste projet... Cette parole de sang... je te la rends...

JULIEN.

Il est trop tard !...

ROBERT.

Au nom de notre amitié, Julien, ne cause pas le malheur de ma vie.

JULIEN.

Au nom de cette amitié dont tu me parles, ne me presse pas davantage !...

ROBERT.

Quoi ! mes larmes mêmes ne peuvent te toucher !... Tiens, regarde... Je pleure, moi !... je pleure comme un enfant !...

JULIEN.

Mon parti est pris, il est irrévocable...

ROBERT.

Encore une fois... Julien, réfléchis à ce que tu vas faire...

JULIEN.

Ce que je vais faire... tu le ferais à ma place, toi... Allons, mettons fin à tout cela...

Il veut partir.

ROBERT, s’essuyant les yeux, et le retenant.

Eh bien, puisque mes prières sont vaines... puisque rien ne peut plus changer ton affreuse résolution...

Il tire deux pistolets de sa poche, et les présente à Julien.

JULIEN.

Que fais-tu ?...

ROBERT.

Voici des armes... choisis... un pour toi... l’autre pour Robert.

JULIEN.

Que veux-tu dire ?

ROBERT.

Que je ne te survivrai pas... ayant ta mort à me reprocher... et puisque tu veux absolument mourir... eh bien !... je te tiendrai compagnie... Allons !... quand tu voudras, Julien !...

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Allons là-bas, me voilà prêt,
Maintenant je n’ai plus d’alarmes ;
Puisqu’il le faut... voilà les armes,
Dans un moment tout sera fait ;
À t’imiter, oui, je suis prêt.

Lentement.

Seulement, loin de ta chaumière
Allons nous donner le trépas,
En cet endroit ne restons pas,
Le bruit réveillerait ta mère ;
Allons là-bas, allons là-bas,
Quittons ces lieux, allons là-bas.
Partons, Julien... Allons là-bas.

JULIEN, très ému.

Robert, y penses-tu ?... Ce duel, c’est moi qui l’ai demandé... mon sang ne doit pas retomber sur toi ; tu pouvais être la victime...

ROBERT, allant poser ses pistolets sur la table de pierre.

Oui, c’est vrai... je pouvais l’être... Mais si mon ami était venu me dire : Robert, ta mort causera la mienne... si tu trembles pour ton honneur... devant le village assemblé, je m’avouerai le seul coupable... Eh bien, si tu étais venu me dire cela, je t’aurais écouté, moi, je me serais rendu !...

JULIEN.

Robert ! Robert !... par pitié, laisse-moi, laisse-moi !

ROBERT.

Ah ! tu te laisseras toucher, n’est-ce pas, Julien ?... tu auras pitié de ton ami... tu vivras ?...

JULIEN.

Il se pourrait !... après avoir dit adieu au monde, à toutes mes affections... je devrais espérer ?...

ROBERT.

Julien, pense à ta mère... à ta vieille mère qui a besoin de toi, et que tu réduirais au désespoir... La pauvre femme en mourra, vois-tu, si tu accomplis ton projet... Je t’en supplie, dis, dis que tout est oublié !...

JULIEN, avec transport.

Ma mère ! ma mère !... Ah !... oui, tout est oublié !...

ROBERT.

À la bonne heure, j’ai retrouvé mon ami !...

Ils s’embrassent ; le jour commence à paraître.

Mais qu’as-tu, Julien, tu chancelles ?

JULIEN.

Ce n’est rien... tant d’émotions... Rassure-toi, c’est le bonheur... Ma mère !... Marguerite !...

ROBERT, stupéfait.

Marguerite, dis-tu ?

JULIEN.

Oui, mon bon Robert ; apprends ce que je n’aurais pas du cacher à un ami tel que toi... Marguerite est celle que j’aime... celle en qui j’ai placé l’espoir de mon avenir... celle que tous mes vœux appellent pour épouse...

ROBERT, à part.

Malheureux !...

On entend la musique. Grand jour.

JULIEN.

Mais on vient... Que vois-je ?... nos jeunes filles en habits de fête !... Pierre-Jean ?... un notaire ?...

ROBERT, comme pétrifié.

Il aimait Marguerite !...

 

 

Scène XI

 

JULIEN, ROBERT, PIERRE-JEAN, CRIQUET, UN NOTAIRE, PAYSANS, PAYSANNES, puis MARGUERITE et VÉRONIQUE

 

Chœur du Nouveau Seigneur.

Venons, amis, venons, accourons tous,
Faisons des vœux pour ces nouveaux époux.

JULIEN.

Un mariage ?

PIERRE-JEAN, à part.

Allons, Robert, c’est à toi d’aller prendre la mariée... ou plutôt, en ma qualité d’oncle de Marguerite, ça me regarde.

Il entre chez lui

JULIEN.

Marguerite !... Marguerite !... Tout est perdu !... et c’est lui ?...

ROBERT.

Julien, j’ignorais...

JULIEN.

C’est affreux, Robert ! Elle se marie... et c’est avec vous ! et vous avez cru que je pourrais vous devoir la vie ?... Oh ! maintenant, si ma mort doit troubler le reste de vos jours, je m’en réjouis, et je bénis le sort qui m’offre un moyen de me venger...

Ici, Pierre-Jean rentre, tenant Marguerite par la main. Julien va prendre un pistolet, et court vers le fond pour s’aller tuer

ROBERT.

Julien arrêtez-le... ne le laissez pas sortir...

VÉRONIQUE, sortant de chez elle.

Qu’y a-t-il ?... Mon fils ?...

ROBERT.

Votre fils... il veut se tuer !...

TOUS.

Se tuer ?...

Criquet a couru après Julien, il le ramène, après lui avoir arraché le pistolet de la main. Marguerite, Pierre-Jean, Julien, Robert, Véronique, Criquet au fond avec les paysans.

VÉRONIQUE.

Julien, est-ce bien possible ?...

JULIEN.

Ma mère, ne me retenez point... Un serment m’engage... J’ai été lâchement insulté par cet homme, je dois mourir... puisque je ne puis avoir d’autre réparation...

ROBERT, avec force.

Il te faut une réparation ?... eh bien ! je vais te la donner...

PIERRE-JEAN.

Robert, que signifie ?...

ROBERT.

Ceci vous étonne... Écoutez-moi, tous... Et toi, Julien, qui voulais condamner ma vie à un malheur éternel, je saurai me venger de toi.

VÉRONIQUE.

Parlez, parlez... expliquez-vous...

ROBERT.

V’là l’histoire.

Air de Bonaparte à Brienne.

Deux amis, s’estimant tous deux,
Hier se prennent de querelle,
Dans leurs yeux la haine étincelle,
Se battre est l’objet de leurs vœux.
Tous deux sont plein de courage,
On convient d’ tirer au sort,
Sur moi tombe l’avantage,
Sur moi... pourtant j’avais tort,
J’espérais toucher d’ ma douleur
Celui que j’aimais comme un frère ;
Mais il repousse ma prière,
Quand sa mort doit fair’ mon malheur.
Pour se laver d’ mon injure,
Il veut me voir outragé ;
Puisqu’il le faut, sans murmure
J’obéis... Sois donc vengé !

À Julien.

Devant les témoins d’ ton affront,
Au désespoir quand on me livre,
Julien, pour te forcer à vivre,
À g’noux, j’implore mon pardon.

Il veut mettre un genou à terre, Julien le relève aussitôt. Lentement.

C’est assez payer l’outrage
Que j’ai fait à ton honneur
Maint’nant à toi le courage !
Tu s’ras témoin d’ mon bonheur.
Marguerite avait ton amour,
Et je vais posséder ses charmes ;
Pourtant je devine à ses larmes
Qu’elle t’eût payé de retour.
Oui, je conviens qu’ sa tendresse,
En ce moment, est pour toi,
Mais d’ Pierre-Jean, j’ai la promesse,
Et Marguerite est à moi.

Il va vers la table, près de laquelle sont Pierre-Jean et Marguerite.

Tout est prêt.

À Marguerite.

Écrivez.

Elle signe.

C’est bien.

Prenant la plume.

Auprès du nom de la future,
Il ne manqu’ plus qu’un’ signature...

Après quelque hésitation, il présente la plume à son ami.

C’est la signatur’ de Julien !...

Pendant le chœur, Robert conduit Julien vers la table et le fait signer.

CHŒUR, qui reprend l’air du dernier quatrain.

Quoi ! pour se venger de Julien,
Robert lui donne sa future !
Quelle singulière aventure !
Il se venge en faisant le bien.
Ah ! quel jour heureux pour Julien !...
(bis.)

Musique jusqu’à la fin.

ROBERT, à Pierre-Jean.

Pierre-Jean... vous devez consentir... Ils s’aiment, et je vous rends votre parole...

PIERRE-JEAN, attendri.

Mon ami... tu es le maître... mais ton avenir !...

ROBERT.

Sera celui d’un soldat... car maintenant plus de remplaçant... Demain... je me remets en route...

Il regarde Marguerite avec regret en prononçant ces derniers mots.

JULIEN.

Robert !

Ils s’embrassent.

ROBERT, affectant un air gai.

Allons, les amis... rien n’est changé... De la joie !... vive Julien !...

TOUS.

Vive Robert ! vive Julien !

Les paysans font éclater leur joie. Les uns tirent des coups de fusil, les autres jettent leurs chapeaux en l’air, en signe de réjouissance. Tableau.

PDF