La Cour d’assises (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Tableau-vaudeville en un acte

Représenté pour la première fois, à Paris, sur la Théâtre de S. A. R. Madame, le 28 décembre 1829.

 

Personnages

 

MADAME DE MERCOURT, jeune veuve

LUCEVAL, avocat stagiaire

MONSIEUR COQUELET, avocat

MONSIEUR COMBÉ, opticien

MADAME BOMBÉ, sa femme

MADAME SABATIER, propriétaire

NANINE, sa fille

GIROUX, serrurier

MADAME GIROUX, sa femme

UN HUISSIER

GENDARMES

HOMMES

FEMMES

 

La scène se passe à Paris.

 

Le théâtre représente la galerie du Palais où se trouve l’escalier qui conduit à la Cour d’Assises. À côté de l’escalier une galerie où se tient la foule retenue par les gendarmes.

 

 

Scène première

 

LUCEVAL, MADAME GIROUX, puis MADAME SABATIER et

NANINE, PLUSIEURS GENDARMES occupés à contenir la foule qui se presse à la porte de la Cour d’Assises

 

CHŒUR.

Air : Non, non, je ne partirai pas (de la Batelière de Brientz).

Ah ! quelle foule ! ah ! quel fracas !

LES FEMMES.

Messieurs, messieurs, ne poussez pas.

LES GENDARMES.

Reculez-vous, on m’entre pas.

LES FEMMES.

Monsieur vous me cassez le bras,
Ne poussez pas, ne poussez pas.

TOUS.

Depuis c’matin j’attends, hélas !
On ne commencera donc pas.

UNE FEMME.

Je viens de la rue Bleue.

MADAME GIROUX.

Moi, je viens d’une lieue,
Pour me mettre à la queue.

LUCEVAL, à part et de l’autre côté à gauche.

On se croit chez Thémis,
Au spectacle gratis.
C’est comme au spectacle gratis.

CHŒUR.

Dieu ! quelle foule et quel fracas !
On n’entre pas... ne poussez pas, etc.

Les gendarmes forcent la foule à rentrer dans la galerie à droite, et se tiennent à la tête de la queue.

MADAME SABATIER, arrivant avec Nanine par le fond, à gauche.

Dépêchez-vous donc, ma fille... vous êtes d’une lenteur... Vous serez cause que nous n’aurons pas de place... Voyez plutôt.

NANINE.

Maman, ce n’est pas ma faute... vous avez voulu faire une grande toilette.

MADAME SABATIER.

Pas d’observations...

En s’adressant à Luceval.

Monsieur, ne pourriez-vous pas nous faire entrer par faveur ?

LUCEVAL.

Je n’ai point ce crédit-là, madame, je ne suis ni juré, ni magistrat... je suis simplement avocat stagiaire.

MADAME SABATIER.

C’est dommage... car je n’aime point à être derrière les autres... Je viens ici chercher des émotions fortes pour ma santé... il m’en faut absolument... Vous me direz : on en trouve à la Gaîté, à l’Ambigu.

Air : Elle a trahi ses serments et sa foi.

C’est un tissu de charmantes horreurs ;
Chaque théâtre offre les mêmes pièces...
Ce sont partout des bandits, des chauffeurs,
Et des voleurs de toutes les espèces.

LUCEVAL.

Voilà pourquoi le public, maintenant,
Craint à bon droit d’y porter son argent.

MADAME SABATIER.

Mais je l’éprouve, cela ne suffit pas... la fiction ne vaut pas la réalité... la réflexion détruit l’effet. Au théâtre vous n’avez que des coupables de convention, des scélérats à tant par soirée... c’est un état... c’est presque toujours la même figure qui représente tous les crimes... monsieur Beauvalet ou monsieur Marty... et une fois qu’on les connaît, adieu l’illusion... Ici, le drame est bien plus énergique... c’est une suite de sensations qui déchirent l’âme d’une manière délicieuse.

LUCEVAL.

Je conçois...

Montrant Nanine.

C’est votre fille qui vous accompagne ?

MADAME SABATIER.

Oui, monsieur... À son âge, il ne serait pas convenable qu’elle restât seule à la maison... aussi je l’emmène partout ! avec moi.

LUCEVAL.

J’applaudis à votre prudence... mais, entre nous, vous pourriez la conduire à meilleure école.

Air : T’en souviens-tu.

Quand le coupable, abjurant l’espérance... 
Entend sonner l’heure du jugement,
Pâle, abattu, dans un affreux silence,
C’est un spectacle horrible et déchirant...
Il peut flétrir un cœur encor novice.
Ne montrons pas à des yeux ingénus
Le châtiment qui doit frapper le vice,
Mais la couronne assurée aux vertus.

MADAME SABATIER.

Cela peut être vrai, monsieur... mais une fille ne risque jamais rien avec sa mère.

NANINE, à part, regardant dans la coulisse.

Je crois que j’ai aperçu monsieur Théophile !... Comme le cœur me bat !

MADAME SABATIER.

Viens avec moi... Il faut essayer d’acheter une place en tête de la queue.

Luceval s’éloigne un moment et va causer avec un avocat qui passe dans les galeries.

MADAME GIROUX.

Eh ! c’est madame Sabatier ! une bourgeoise de notre rue.

À une femme qui se trouve à côté d’elle.

Ma voisine, gardez moi ma place...

Au gendarme.

Gendarme, on me garde ma place.

MADAME SABATIER.

Comment ! vous ici, madame Giroux ?

MADAME GIROUX.

Prête à vous servir, madame, si j’en étais capable : madame est elle contente de la rampe en fer que mon mari a eu l’honneur de poser à son escalier ? Il vous a fait attendre... mais nous sommes si occupés !

MADAME SABATIER.

Ce qui ne vous empêche pas de passer ici votre matinée.

MADAME GIROUX.

Je n’aurais pas voulu pour tout au monde manquer la séance... Je n’en manque jamais une... Aussi, dès ce matin, j’ai dit à mon homme que j’allais passer la journée chez ma cousine, qui demeure à la montagne Sainte-Geneviève.

MADAME SABATIER.

Et vous n’y êtes pas allée...

MADAME GIROUX.

C’était un prétexte pour venir ici... Il faut bien que les femmes aient un peu de bon temps... J’ai laissé à la maison, mon mari, qui enrage de ne pouvoir venir. Ce sera si intéressant !

MADAME SABATIER.

Vraiment !

MADAME GIROUX.

Nous avons d’abord une affaire de fausses clefs... Ce ne sera pas grand’chose...

MADAME SABATIER.

Ensuite ?

MADAME GIROUX.

Une cause d’outrage à la pudeur.

MADAME SABATIER.

Ah ! mon Dieu ! je suis bien fâchée d’avoir amené ma fille...

MADAME GIROUX.

Cela se plaide à huis clos...

MADAME SABATIER, entre les dents.

Quel dommage !

MADAME GIROUX.

C’est ce que je dis : les détails ne sont que pour le tribunal... Les magistrats sont toujours favorisés... Enfin nous aurons l’affaire de monsieur de Germeuil, un voleur de bon genre, qui habite la Chaussée-d’Antin.

MADAME SABATIER.

Vraiment !

MADAME GIROUX.

Oui... il paraît même qu’il n’est pas le seul dans ce quartier-là ; mais c’est le premier que l’on prenne : il y a commencement à tout.

MADAME SABATIER, cherchant à se rappeler.

Germeuil ! n’est-ce pas ce jeune homme qui volait l’été dernier dans les maisons de campagne ?

MADAME GIROUX.

Précisément ! un particulier très connu...

MADAME SABATIER.

Qui est, dit-on, très riche.

MADAME GIROUX.

Il trouvait peut-être qu’il ne l’était pas encore assez.

MADAME SABATIER.

Et nous qui l’avons rencontré l’été dernier au bal de Saint-Mandé.

Air : Ah ! si madame me voyait.

Ah ! comme l’on est exposé !
Avec lui tu dansas, ma fille ;
Il te trouvait même gentille,
Car avec lui moi j’ai causé,
Moi-même avec lui j’ai causé.

MADAME GIROUX.

Il vous a pris quelque chose peut-être ?

MADAME SABATIER.

Non... mais, par l’ombre favorisé,
Il pouvait... Ah ! dans un bal champêtre,
Voyez comme on est exposé !
Ah ! comme l’on est exposé !

MADAME GIROUX.

Toute la Chaussée-d’Antin y sera... et vous verrez quel coup d’œil... C’est une affaire à toques et à marabouts... presque pas de bonnets ronds.

NANINE.

Tant mieux : nous pourrons y voir les modes nouvelles.

Air : Vaudeville des deux Valentin.

MADAME SABATIER et NANINE.

C’est très bien (bis), allons, dépêchons,
Glissons-nous (bis) et nous entrerons ;
Ce Germeuil (bis), pour nous quel espoir !
Nous allons le revoir.

MADAME GIROUX.

Avant le dîner,
On peut l’condamner ;
Les jug’mens d’cette espèce...

MADAME SABATIER.

Sont plus amusants,
Quand ce sont des gens
Auxquels on s’intéresse.

Ensemble.

MADAME SABATIER, NANINE et MADAME GIROUX.

C’est très bien (bis), allons, dépêchons,
Glissons-nous (bis) et nous entrerons ;
Ce Germeuil (bis), pour  { nous } quel espoir !
                                       { vous }
Nous allons } le revoir
Vous allez   }

Elles se placent à la queue.

LES GENDARMES.

En arrière (bis) ! allons, reculons.
Oui vraiment (bis), nous sommes trop bons ;
Pourquoi donc se presser, et dans quel espoir ?
Vous n’avez rien à voir.

LES AUTRES.

En arrière (bis) ! allons, reculons,
Il le faut (bis), mais nous reviendrons ;
Ce Germeuil (bis), pour nous quel espoir !
Nous pourrons donc le voir.

LUCEVAL, qui est rentré avec un avocat qui sort aussitôt.

Est-il heureux ce Sainville !... il va plaider sa première cause... Que n’en suis-je là !... six mois encore à attendre !... six mois !... Quand on n’a pas encore d’état ; et qu’on est amoureux !

 

 

Scène II

 

MADAME BOMBÉ, mise très élégamment, LUCEVAL

 

MADAME BOMBÉ, entrant très vivement.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! il sera trop tard !

À Luceval.

Monsieur, la salle où se tient la Cour d’Assises ?

LUCEVAL.

C’est ici, madame.

MADAME BOMBÉ.

On n’a pas encore appelé la cause de monsieur Germeuil ?

LUCEVAL.

Non, madame.

MADAME BOMBÉ.

Dieu soit loué ! j’arriverai à temps.

LUCEVAL.

Je n’entends parler que de cette affaire-là. Il paraît que toutes les jolies femmes s’y intéressent !

MADAME BOMBÉ, s’inclinant.

Monsieur est bien bon ! Moi, j’ai des motifs particuliers ! D’abord, mon mari est juré... mon mari juré, cela me paraît si amusant... et je ne serai pas fâchée de le voir siéger ! Savez-vous s’il aura une robe ?

LUCEVAL.

Non, madame.

MADAME BOMBÉ.

Tant pis ! je m’en faisais une fête ! Parlera-t-il ?

LUCEVAL.

Non, madame.

MADAME BOMBÉ.

Tant mieux ! Il aura bien plus de succès ! Vous saurez que c’est la première fois de sa vie qu’il est juré.

LUCEVAL.

C’est hier cependant que la session s’est ouverte.

MADAME BOMBÉ.

Oui, monsieur... mais mon mari n’a pas pu... une affaire importante.

LUCEVAL.

Prenez garde... il y a une forte amende.

MADAME BOMBÉ.

Quand on est indisposé... et nous avons le certificat du médecin... un jeune homme charmant, qui déjeunait avec nous au Rocher de Cancale. Je vous demande si en sortant de là mon mari pouvait venir.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Aisément sa tête se trouble,
La justice doit être à jeun...

LUCEVAL.

Votre mari, qui voyait double,
Eût vu deux coupables pour un.

MADAME BOMBÉ.

Le fait est assez vraisemblable ;
Car près de moi, dans son erreur,
Il crut voir deux amans à table,
Et je n’avais que le docteur.

Regardant du côté de la porte à droite, et remontant le théâtre.

Eh ! mon Dieu ! quelle foule !

LUCEVAL.

Ils savent peut-être tous que votre mari est juré ?

MADAME BOMBÉ.

En vérité on devrait bien mettre les places à dix francs par tête... il n’y aurait pas tant de monde.

MADAME GIROUX, qui est toujours à la queue et qui l’entend.

Oui-dà ! Il me paraît, petite mère, que vous avez plus d’argent que d’esprit !

MADAME BOMBÉ, s’éloignant d’elle et se rapprochant de Luceval.

Et comme c’est composé ! Comment vais-je faire pour entrer ?

LUCEVAL, souriant.

Eh ! mais vous n’entrerez pas !

MADAME BOMBÉ.

C’est impossible !... Il le faut... je suis nécessaire.

LUCEVAL.

Vraiment !

MADAME BOMBÉ.

On ne pourrait pas commencer sans moi. Je suis appelée comme témoin dans l’affaire de monsieur Germeuil.

LUCEVAL.

Ah ! vous êtes mêlée dans cette affaire.

MADAME BOMBÉ.

Indirectement et par le hasard le plus singulier. Nous avons à Épinay une campagne charmante, la première maison à droite, qui appartient à mon mari, monsieur Bombé, ingénieur-opticien.

LUCEVAL.

Je vois cela d’ici.

MADAME BOMBÉ.

Nous l’avions louée l’été dernier à une dame qui l’a quittée avant la fin du terme... Nous avons alors été nous y établir, et le premier jour de mon arrivée, au milieu de la nuit, j’entends ouvrir la fenêtre de mon appartement qui donnait sur le jardin ! Vous jugez de ma frayeur.

LUCEVAL.

Je me l’imagine.

MADAME BOMBÉ.

En apercevant à la lueur de ma lampe d’albâtre et à deux pas de mon lit... une figure...

LUCEVAL.

Horrible...

MADAME BOMBÉ.

Non, assez agréable ! Un air comme il faut, autant que la frayeur m’a permis de regarder... Je m’élance dans la chambre à côté... je crie : Au voleur ! on l’arrête, et aussitôt après, j’ai eu une attaque de nerfs épouvantable... Vous sentez que le trouble, l’émotion... et puis la nuit, dans une situation semblable.

LUCEVAL.

J’entends...

...Dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher...

Il y a de quoi gagner un rhume affreux.

MADAME BOMBÉ.

N’est-ce pas ? Mais le difficile est d’expliquer cela aux juges ! Je ne sais comment m’y prendre pour faire ma déposition...

LUCEVAL.

Pas autrement que vous venez de le faire avec moi... La vérité tout entière, et sans ornement... ce sera charmant.

MADAME BOMBÉ.

Vous trouvez ?... Mais il doit être si difficile de parler en public, surtout quand tout le monde vous regarde... c’est à un inconvénient...

LUCEVAL.

Auquel vous devez être habituée.

MADAME BOMBÉ.

Pas ici, du moins.

LUCEVAL.

Du reste, rien de plus simple... On vous fera lever la main.

MADAME BOMBÉ.

Et pourquoi ?

LUCEVAL.

Pour prêter serment.

MADAME BOMBÉ.

Comment : pour prêter serment.

LUCEVAL.

Est-ce qu’un serment vous effraie ?

MADAME BOMBÉ.

Mais... oui... devant la justice !... sans cela... Est-il vrai, monsieur, qu’il faut dire son âge ?

LUCEVAL.

Oui, madame... c’est de rigueur.

MADAME BOMBÉ.

Voilà qui est terrible !... non pas maintenant ; mais plus tard cela sert de date... Il y a des gens qui ont une mémoire...

Air des Frères de lait.

Le jour heureux qui nous donna naissance
Rien que pour nous doit être constaté ;
On peut le dire au sortir de l’enfance,
On s’en souvient encor dans son été,
Et l’on en parle en petit comité.
Mais quand nous touchons à l’automne,
Repoussant le calendrier,
C’est un secret qu’on ne dit à personne,

À part.

Et que soi-même on voudrait oublier.

Aussi me voilà enchantée de ne pouvoir entrer.

LUCEVAL.

Du tout, madame... il y a pour les témoins une autre porte... et si vous voulez me permettre de vous offrir mon bras...

MADAME BOMBÉ.

Quoi ! monsieur, vous seriez assez bon.

LUCEVAL.

Je dois vous faire les honneurs... je suis chez moi... avocat stagiaire...

MADAME BOMBÉ.

Stagiaire... c’est quelque grande dignité... président ou substitut...

LUCEVAL, riant.

Pas précisément.

MADAME BOMBÉ.

C’est égal, cela ne vous empêche pas d’être fort aimable ; et je suis bien heureuse de vous avoir rencontré...

Madame Bombé prend le bras de Luceval ; ils se disposent à sortir au moment où monsieur Bombé entre par le fond, à gauche.

Ah ! mon Dieu !... c’est mon mari... monsieur Bombé !... Ah ! mon mari... vous voilà !...

 

 

Scène III

 

LUCEVAL, BOMBÉ, MADAME BOMBÉ

 

BOMBÉ.

Oui, madame... et ce n’est pas sans peine... Mais quel est ce jeune cavalier ?

MADAME BOMBÉ.

Vous n’étiez pas là pour me donner le bras... J’ai pris celui de monsieur, qui est un substitut, ou à peu près.

LUCEVAL, à Bombé.

Trop heureux, monsieur, d’être le vôtre.

BOMBÉ.

C’est ce que je vois.

MADAME BOMBÉ.

Vous êtes, sans doute, arrivé depuis longtemps ?

BOMBÉ.

Eh ! non vraiment... À l’instant même... car tous les malheurs tombent sur moi, depuis que j’ai eu celui d’être juré.

LUCEVAL.

Un malheur !... vous appelez ainsi des fonctions honorables...

Air : Que n’avons-nous la verve heureuse (du Tribunal de la reine Berthe).

Gloire à ce tribunal auguste
Qui, placé loin de la faveur,
N’a qu’un désir, c’est d’être juste,
Et ne redoute que l’erreur ;
Qui, dans sa noble indépendance,
N’a, soit qu’il frappe ou qu’il sauve un mortel,
D’autre loi que sa conscience,
Et d’autre juge que le ciel.

BOMBÉ.

Je le sais bien ; et c’est ce que me dit ma femme, qui tient aux honneurs... qui tient à paraître... parce que la coquetterie avant tout... Mais moi, je suis un citoyen paisible et prudent, qui me suis enrichi dans les télescopes, et j’y vois de loin... Aussi je me dis : J’ai fait ma fortune, que d’autres la fassent... Je n’ai besoin de personne ; personne ne doit avoir besoin de moi... Il y en a qui, quand on crie au voleur, ou au feu, ouvrent leurs fenêtres : moi, je ferme ma porte, et je dis : Tirez-vous en comme vous pourrez.

LUCEVAL.

Et si le feu qui prend chez le voisin gagne jusqu’à votre maison ?

BOMBÉ.

Les pompiers sont là... c’est leur état.

Air : Comme il m’aimait.

Chacun pour soi, (bis.)
Cela me semble raisonnable.
Chacun pour soi, (bis.) 
Voilà ma devise et ma loi.
Qu’on ait bon vin et bonne table,
Bons revenus et femme aimable...
Chacun pour soi, (bis.)
Chacun pour soi. (bis.)

Mais j’ai des voisins qui, par malheur, ne partagent pas mon système... Ce sont eux qui m’ont dénoncé... ils m’ont fait mettre d’office sur la liste du jury.

MADAME BOMBÉ.

Plaignez-vous donc !... cela prouve que vous êtes électeur.

LUCEVAL.

Vous êtes un des plus imposés du quartier, et par conséquent un des plus riches.

BOMBÉ

Riche ! riche !... je ne le serai pas longtemps si cela continue... Savez-vous ce qu’il m’en coûte pour avoir manqué la séance d’hier ?... Cinq cents francs !...

LUCEVAL.

C’est le prix.

MADAME BOMBÉ.

Ah ! mon Dieu !... une parure de bal ne coûterait pas davantage.

BOMBÉ.

Cinq cents francs !...

LUCEVAL.

Et par votre absence, ne risquiez-vous pas de coûter bien davantage aux malheureux sur lesquels vous étiez appelé à prononcer ?... Qui sait si la Providence me vous destinait pas à découvrir la vérité ?... à sauver un innocent ?... à éclairer du moins la religion de vos collègues ?...

BOMBÉ.

Non, monsieur... je ne leur aurais servi à rien... je me connais... en fait de jugement, je n’en ai que bien juste ce qu’il me faut pour mon usage particulier.

Air de Marianne.

Je vous le dis en toutes lettres,
Je ne suis pas homme de loi ;
Je ne m’entends qu’en baromètres,
C’est mon état, c’est mon emploi.
Qu’un avocat,
Qu’un magistrat,
Au tribunal,
Dicte l’arrêt fatal !
Ce que je peux
Faire pour ceux
Qui, pour juger, vont siéger avec eux,
C’est de fournir, sans bénéfice,
Des besicles.

LUCEVAL.

Bien obligé.

BOMBÉ.

C’est là le seul moyen que j’ai
D’éclairer la justice.

Et si cette considération pouvait m’exempter de l’amende... ou la faire diminuer... aidez-moi de vos conseils.

LUCEVAL.

Écoutez...

Air de la valse de Robin des Bois.

Dans un instant va s’ouvrir l’audience,

À madame Bombé.

Pour vous guider, daignez prendre mon bras.

BOMBÉ, bas à sa femme.

De ce monsieur je crains la complaisance,
Et j’aime autant que vous n’acceptiez pas.

LUCEVAL.

Dépêchons-nous, car il est une amende
Pour les témoins qui se sont absentés.

BOMBÉ, vivement.

Partez alors, partez, je le commande ;

Voyant Luceval qui prend le bras de sa femme.

Il me faut donc payer de tous côtés.

Ensemble.

LUCEVAL.

Dans un instant va s’ouvrir l’audience,
Pour vous guider, daignez prendre mon bras ;
Je suis heureux, dans cette circonstance,
D’être chargé de diriger vos pas.

Il sort par le fond avec madame Bombé.

MADAME BOMBÉ.

Dans un instant va s’ouvrir l’audience,
Avec plaisir j’accepte votre bras ;
Je suis heureuse, en cette circonstance,
D’avoir quelqu’un pour diriger mes pas.

BOMBÉ.

De ce monsieur je crains la complaisance,
J’aimerais mieux qu’elle n’acceptât pas ;
Mais elle doit aller à l’audience,
Il faut quelqu’un pour diriger ses pas.

 

 

Scène IV

 

BOMBÉ, puis MONSIEUR COQUELET

 

BOMBÉ.

Ce monsieur s’en va avec ma femme... sans me répondre au sujet de mon amende... Qui pourrai-je consulter, sans que cela me coûte rien ?...

Il fouille dans sa poche.

Eh ! mais, où donc ai-je mis ma citation ?...

Il approche des gendarmes avec lesquels il cause pendant tout le temps que monsieur Coquelet parle à ses clients.

MONSIEUR COQUELET, chargé de paperasses et entouré de plusieurs plaideurs, entre par le fond, à gauche.

J’examinerai cela avant de me coucher... et je me coucherai tard... car j’ai justement deux bals ce soir...

À un autre.

Nous sommes en instance, et je dîne aujourd’hui avec le président... nous parlerons de vous au dessert.

À un troisième.

Votre affaire est sûre... Nous l’avons perdue... mais nous gagnerons en appel. Vous pouvez vous en rapporter à moi... je ne me trompe jamais.

Les plaideurs sortent par le fond, monsieur Coquelet sur le devant de la scène à gauche.

Ouf ! respirons, je ne sais auquel entendre... J’ai donné chez moi à danser toute la nuit... Une soirée charmante... un jeu d’enfer... et j’ai ce matin quatre causes à plaider... Je n’aurai jamais le temps de lire les dossiers... Heureusement, pour la première affaire... j’en ai causé hier avec mon client, en jouant à l’impériale ; et cela en donne toujours une idée...

BOMBÉ, l’examinant.

N’est-ce pas monsieur Coquelet ?

COQUELET.

Qui m’appelle ?

BOMBÉ.

Vous ne reconnaissez pas monsieur Bombé ?

COQUELET.

L’ingénieur-opticien.

BOMBÉ.

Qui, par ses observations météorologiques, a rendu de si grands services au public parisien.

COQUELET.

C’est, ma foi, vrai.

BOMBÉ.

Car enfin, l’hiver, au mois de janvier, qui vient-on consulter ?

Air : Dans ma chaumière.

Mon thermomètre : (bis.)
Aussi, chacun en grelottant,
À ma porte, droit comme un mètre,
Apprend qu’il fait froid, en voyant
Mon thermomètre. (bis.)

COQUELET.

C’est une belle invention.

BOMBÉ.

Qu’on voulait me disputer... aussi, c’est à ce sujet que vous avez plaidé pour moi, il y a dix ans... Vous ne vous rappelez pas ?

COQUELET.

C’est, ma foi, vrai... mais dans notre état, où nous plaidons souvent le froid et le chaud... une pareille affaire peut s’oublier... J’étais jeune alors... je commençais... je plaidais à deux cents francs...

BOMBÉ.

À quatre cents... s’il vous plaît.

COQUELET, avec satisfaction.

Vraiment ?... je ne croyais pas être déjà si avancé... Depuis j’ai pris mon vol... je suis devenu un des aigles du barreau... et je vends un peu plus cher mes paroles.

BOMBÉ.

C’est ce qu’on dit... et je serais fâché de vous en faire perdre, au prix où elles sont.

COQUELET.

Laissez donc... je parle quelquefois gratis... avec ma femme, avec mes amis... non que je sois intéressé ; mais, par ma position, je suis obligé d’être cher... sans cela j’au rais trop de monde à défendre... c’est l’inconvénient d’une grande réputation... du reste, je ne tiens pas à l’argent, je le méprise... mais il faut que j’en gagne, parce que j’en dépense beaucoup... Grâce à ce système, j’ai fait un beau mariage... une femme charmante, de la naissance, de la fortune... ce qui a doublé mes revenus et ma clientèle. Aussi j’éblouis ceux qui viennent chez moi... on se demande si c’est un pair de France ?... non ; c’est un avocat... et l’on conçoit une haute idée d’une éloquence qui a une voiture... un hôtel, et des laquais en livrée.

BOMBÉ.

Eh bien ! moi, c’est cette éloquence-là qui m’effraie... car j’avais quelque chose à vous demander, et je n’ose plus.

COQUELET.

Pourquoi donc ?... est-ce une affaire à plaider ?... me voilà !

BOMBÉ.

Non... deux mots de consultation.

COQUELET, tirant sa montre.

J’ai cinq minutes à vous donner.

BOMBÉ.

Je les prends... Je suis du jury... et j’ai une femme jeune et jolie.

COQUELET.

C’est, ma foi, vrai ; et j’ai des compliments à vous faire. Je suis allé une fois dans vos magasins acheter, pour ma terre de Choisy, une longue-vue de cinq cents francs... que je vous dois encore.

BOMBÉ.

C’est bien... on vous enverra la facture.

COQUELET.

J’ai vu là, en votre absence, une femme charmante... qui m’a reçu à merveille.

BOMBÉ.

Je crois bien... elle est si coquette !... et je me suis dit hier : Me voilà pour trois semaines à la Cour d’Assises.

Air : Chacun de son côté.

Matin et soir, pendant ces trois semaines,
Loin de chez moi, je m’en vais être absent.

COQUELET.

Eh ! quoi c’est là ce qui cause vos peines ?

BOMBÉ.

Pour un mari c’est fort peu rassurant.
En condamnant les autres, dans mon âme,
Je tremblerais, en songeant aussitôt,
Que je puis être, hélas ! près de ma femme,
Condamné par défaut.

COQUELET, riant.

Est-ce que vous êtes jaloux ?

BOMBÉ.

Il y a des jours... où j’ai des idées.

COQUELET.

Laissez donc...

BOMBÉ.

Où je crois voir...

COQUELET.

Erreur ! vous avez chez vous des verres qui grossissent les objets... Faites comme moi... pendant trois mois ma femme a été prendre les eaux de Néris, et voyager pour sa santé... je ne m’en suis pas inquiété un moment... parce que j’ai confiance en mon étoile... Ma foi, mon cher

Regardant sa montre.

les cinq minutes sont expirées...

Il fait deux pas pour sortir.

BOMBÉ, le retenant.

Et je n’ai encore rien dit... c’est vous qui avez toujours parlé...

COQUELET, revenant.

Pourquoi n’allez-vous pas au fait ? Voyons, vous êtes au nombre des jurés.

BOMBÉ, vivement.

Mieux que cela... je suis dans ce moment au nombre des condamnés...

COQUELET.

Il serait possible !

BOMBÉ, de même.

Parce que, à cause de ce que je vous disais tout à l’heure, j’ai manqué à la séance d’hier... dans une affaire où ma femme est témoin... et si, par votre crédit... vous pouviez m’arranger cela...

COQUELET.

Rien de plus facile... Dès que votre femme est témoin, vous pouviez vous récuser... En allant à la sixième chambre, où j’ai affaire, nous entrerons dans le cabinet de l’avocat-général, à qui j’en dirai deux mots.

BOMBÉ.

Quelle reconnaissance !...

COQUELET.

Du tout... à un ami... à un ancien client, je ne prends point d’honoraires... Nous nous entendrons toujours bien.

BOMBÉ.

Ah ! monsieur !

COQUELET.

Il ne sera plus question de la longue-vue que je vous dois... et voilà tout...

BOMBÉ.

Ah ! mon Dieu !... Mais à ce compte... j’aime tout autant...

COQUELET, vivement.

Air de la Tarentelle.

Nous réussirons, j’espère,
Quoiqu’une pareille affaire
Soit peu de mon ministère ;
C’est pour vous, cela suffit...
Oui, dans cette conjoncture,
C’est pour vous seul, je le jure
Et c’est par amitié pure,
Que j’emploierai mon crédit.

BOMBÉ.

Autant valait, sans disputes,
Payer l’amende à l’instant ;
Cinq cents francs pour cinq minutes !...

COQUELET.

Allons, partons promptement.
Mon temps ne peut me suffire...

BOMBÉ.

Je conçois, moi qui m’en sers,
Au profit qu’il en retire,
Que ses instants lui sont chers.

Ensemble.

BOMBÉ.

Pour moi la maudite affaire !
Au diable son ministère !
Et d’une amitié si chère,
Quel est pour moi le profit ?

COQUELET.

Nous réussirons, j’espère,
Quoiqu’une pareille affaire
Soit peu de mon ministère,
C’est pour vous, cela suffit.

Ils sortent par le fond à gauche.

 

 

Scène V

 

GIROUX, puis LUCEVAL

 

GIROUX, entrant par le fond, et s’adressant à Bombé et à Coquelet qui sortent.

Messieurs, pourriez-vous me dire si on va bientôt commencer les condamnations là-dedans ?

BOMBÉ, en s’en allant.

Eh ! laissez-moi tranquille...

GIROUX.

Ils s’en vont sans me répondre... Excusez de la politesse... Je croyais que le noir était de la maison, à cause de son uniforme... Ah ! il n’y a qu’une affaire intéressante, celle de monsieur Germeuil ; et c’est celle-là que je voudrais entendre... J’ai déjà été à la Conciergerie, où je l’ai vu passer... Un joli jeune homme, ma foi... bien mis, beau linge, et immensément riche... Il paraît qu’il vole pour son plaisir...

LUCEVAL, rentrant par le fond.

Voilà ma jolie dame placée au banc des témoins... elle est fort aimable... mais un peu coquette... Ah ! quelle différence... ce n’est pas là...

Voyant Giroux.

Tiens... c’est vous, mon ami ?

GIROUX.

Dieux ! ce monsieur l’avocat, chez qui j’ai posé des sonnettes, qui me reconnaît.

LUCEVAL.

Qu’est-ce que vous venez donc faire ici ?

GIROUX.

Rien, monsieur... Je veux voir... en passant.

LUCEVAL.

Plutôt que de rester chez vous à travailler... Est-ce que vous manqueriez d’ouvrage ?

GIROUX.

Bien au contraire... j’en ai trop... Mais je m’en vais vous dire... c’était hier dimanche... et aujourd’hui je me suis senti mal à la tête... Alors, je me suis dit : Il faut prendre l’air, se distraire... c’est pour ça que je suis venu...

LUCEVAL.

C’est très mal de perdre ainsi toute une journée !...

GIROUX.

Je rattraperai cela la nuit...

LUCEVAL.

Vous qui êtes établi, qui avez sans doute une femme...

GIROUX.

Et une fameuse... Mais aujourd’hui c’est comme si je n’en avais pas... elle est à dîner chez une parente, et je profite de son absence pour m’échapper... Elle me croit à la boutique... si elle savait que j’ai décampé, elle ferait un fier tapage...

LUCEVAL.

Et elle aurait raison.

GIROUX.

Mais aussi elle n’en saura rien...

À part.

Je m’en vais tâcher de me faufiler...

Il cherche à se glisser parmi les personnes qui font queue.

MADAME GIROUX, sans voir son mari.

Ne poussez donc pas comme ça.

Se retournant.

Tiens, c’est toi ?

GIROUX.

Ma femme !

MADAME GIROUX.

Mon mari !

TOUS.

Tiens, c’est sa femme !...

LES FEMMES.

Ah ! c’est son mari !...

GIROUX, quittant la queue, et venant avec sa femme sur le devant du théâtre à droite.

V’là donc comme tu vas chez ta cousine !

MADAME GIROUX.

V’là donc comme tu restes à la maison !

GIROUX.

Queuqu’t’as besoin au Palais ?

MADAME GIROUX.

J’venais t’y chercher.

GIROUX.

Air de Monsieur Guillaume.

Au lieu de coudre et d’faire un blanchissage !

MADAME GIROUX.

N’faudrait-il pas te r’passer un jabot ?

GIROUX.

Tu n’as pas d’soin.

MADAME GIROUX.

Et toi pas de courage.
Au lieu de battr’ le fer quand il est chaud...

GIROUX.

J’connais mon d’voir, faut qu’chacun ait son lot.
Le mari sort et s’promèn’... c’est l’usage ;
Mais du logis la femm’ n’doit pas bouger.
Voilà comment, quand on fait bon ménage,
Tout doit se partager.

Et tu vas retourner chez nous.

MADAME GIROUX.

Marche d’abord, et je te suivrai.

LUCEVAL.

Eh ! mon Dieu... partez de compagnie... c’est ce que vous avez de mieux à faire.

GIROUX et MADAME GIROUX.

C’ monsieur dit vrai... partons.

Ils font quelques pas.

MADAME GIROUX, s’arrêtant.

Dis donc, not’ homme... la porte de la boutique est elle bien fermée ?

GIROUX.

À double tour... et c’est une serrure de ma façon.

MADAME GIROUX.

Nous pouvons comme ça être tranquilles ?

GIROUX.

J’en réponds.

MADAME GIROUX.

Puisque nous sommes tout portés... si nous allions ensemble le voir condamner... Ce sera un dimanche de plus dans la semaine.

GIROUX.

Tu as raison... on a supprimé tant de fêtes... Allons le voir condamner.

Ils vont se mêler dans la foule qui est à la porte de la Cour d’Assises.

LUCEVAL, à part.

Ils y reviennent... Voilà tout l’effet qu’a produit ma harangue.

Les portes du tribunal s’ouvrent, la foule se précipite sur l’escalier.

TOUS.

Air : Travaillons (du Maçon).

V’là l’moment,
V’là l’instant,
De n’pas perdre son rang ;
Avançons
Et poussons,
Et nous arriverons.

PLUSIEURS VOIX.

Avancez.

D’AUTRES VOIX.

Vous poussez.
Finissez...
Ah ! que vous nous pressez...

TOUS.

Avançons
Et poussons,
Et nous arriverons.

Plusieurs dames viennent se mettre encore à la queue et montent avec la foule, ce qui complète le tableau ; tout le monde entre ; il ne reste en scène que Luceval.

 

 

Scène VI

 

LUCEVAL, seul

 

Enfin, ils sont entrés... ils ont obtenu le prix de trois heures d’attente... Homme du monde, et homme du peuple, riches et gueux, gens oisifs et gens qui ne devraient pas l’être, confondus pêle-mêle, se coudoyant, en habits noirs ou en veste, vont maintenant se disputer les meilleures places...

Avec ironie.

Il est en effet si doux d’observer l’abattement de l’accusé, la pâleur de son visage...

Changeant de ton.

Ce qui me révolte le plus, c’est de voir des femmes... assister à de pareilles scènes, à ce spectacle douloureux... Ce n’est point à de telles fêtes que je rencontre celle que j’aime... Madame de Mercourt sait mieux employer son temps... elle connaît trop bien le rôle qui convient à son sexe !... Modeste, timide, réservée, l’idée d’un tribunal lui fait peur ; et ce n’est qu’en tremblant qu’elle passe à côté du Palais de Justice...

Se retournant, et voyant madame de Mercourt qui entre par le fond, à gauche.

Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je vu !... moi qui la croyais loin de Paris... Comment se fait-il ?... il faut que quelque procès ait hâté son retour... et ne pas m’en avoir parlé...

 

 

Scène VII

 

LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT

 

MADAME DE MERCOURT.

Ah ! vous voilà, monsieur...Aussitôt mon arrivée, j’avais envoyé chez vous.

LUCEVAL.

Il serait possible !

MADAME DE MERCOURT.

Vous étiez sorti ; et je suis bien aise de vous rencontrer... N’est-ce pas ce matin que se juge l’affaire de monsieur Germeuil ?

LUCEVAL, à part avec beaucoup d’étonnement.

Comment !... elle aussi !

Haut.

Oui, madame, c’est ce matin...

D’un air piqué.

Est-ce là ce qui vous amène ?

MADAME DE MERCOURT.

J’étais en voyage, quand j’ai appris les détails de cette affaire, qui m’intéresse plus que je ne peux dire.

LUCEVAL.

Vous n’êtes pas la seule ! toutes les dames de ma connaissance...

MADAME DE MERCOURT.

Elles ont bien raison... moi plus que toute autre.

En confidence.

Nous sommes au désespoir... Un jeune homme de vingt-deux ans, d’une grande fortune et d’une famille...

À demi-voix.

S’il faut vous le dire, qui est alliée à la mienne.

LUCEVAL.

Ô ciel ! et vous ne m’en parliez pas !

MADAME DE MERCOURT.

Ah ! c’est à vous surtout que j’aurais voulu le cacher.

LUCEVAL.

Quoi ! vous pourriez croire...

MADAME DE MERCOURT, vivement.

Il est innocent... je vous le jure... J’en ai la preuve et cependant tout me fait craindre qu’il ne soit condamné.

LUCEVAL.

Ce n’est pas possible !

MADAME DE MERCOURT.

Ah ! vous ignorez combien sa position est bizarre... Je puis tout vous confier... Je connais votre discrétion, et j’ai tant besoin de vos conseils.

LUCEVAL.

Parlez, de grâce !...

MADAME DE MERCOURT, après avoir regardé si personne ne l’écoute.

Une jeune dame que ses parents croyaient aux eaux de Néris, habitait depuis quelque temps une campagne où elle vivait très retirée, ne voyant personne, et laissant ignorer jusqu’à son nom.

LUCEVAL.

Elle avait probablement pour cela des raisons...

MADAME DE MERCOURT.

Peut-être.

LUCEVAL.

Je ne cherche point à les connaître... Continuez, je vous prie.

MADAME DE MERCOURT.

Un matin elle est obligée de quitter cette maison qu’elle avait louée, et de revenir en toute hâte à Paris... Je ne vous dirai point le motif de ce brusque départ... Mais le soir même on entend du bruit dans la chambre qu’elle avait quittée... on y monte... on trouve un jeune homme qui avait pénétré dans l’appartement en brisant un carreau de la croisée... On l’arrête ; c’était monsieur Germeuil... On l’interroge... il balbutie... On le presse de questions, il ne répond pas : on l’accuse de vol, son silence semble un aveu. D’un mot il pourrait se justifier... Il ne le veut pas.

LUCEVAL.

Et comment savez-vous tous ces détails ?

MADAME DE MERCOURT.

Par une personne que je connaissais à peine... que je suis loin d’excuser... mais que je ne puis m’empêcher de plaindre... Elle est venue ce matin se jeter dans mes bras ; elle m’a tout avoué... Ils s’aimaient depuis longtemps... Un hymen odieux les a séparés... Elle a un nom, une famille respectable, et si elle doit elle-même proclamer son déshonneur, elle est décidée à mourir.

LUCEVAL.

Grand Dieu !

MADAME DE MERCOURT.

D’un autre côté doit-on laisser condamner ce pauvre Germeuil ?

LUCEVAL.

Quel est son avocat ?

MADAME DE MERCOURT.

Il n’en a pas ; il a refusé de le choisir... Sa famille est désolée... elle offre dix mille francs au défenseur qui tentera de le sauver... Mais comment y parvenir sans compromettre

Avec embarras.

celle qu’il aime ?

LUCEVAL.

Oui, je comprends, c’est délicat... mais, à tout hasard, je crois qu’il faudrait que cette dame déclarât la vérité dans un billet confidentiel... on ne ferait usage de cet écrit qu’à la dernière extrémité.

MADAME DE MERCOURT.

J’aimerais mieux qu’on n’eût pas besoin de ce moyen-là... Il faudrait qu’on pût trouver un avocat dont la seule éloquence...

LUCEVAL.

Je comprends... mais c’est bien difficile... tandis que de l’autre manière...

MADAME DE MERCOURT.

Enfin, monsieur, vous qui avez l’habitude de ces lieux... tâchez de me trouver le défenseur qu’il nous faudrait... nous n’avons pas un instant à perdre...

LUCEVAL.

Que ne suis-je inscrit sur le tableau !... que ne puis-je plaider ! je me laisserais pas à d’autres le soin de le défendre... Mais, soyez tranquille... je connais toutes les notabilités du barreau...

MADAME DE MERCOURT.

Je compte sur vous.

LUCEVAL.

Air de Léonide.

À l’espoir, au bonheur,
Je sens s’ouvrir mon âme,
À l’espoir qui m’enflamme,
Je sens battre mon cœur.

MADAME DE MER COURT.

Je vais, à l’amitié fidèle,
La trouver ; elle n’est pas loin...
Et s’il le faut, exiger d’elle
L’écrit dont vous avez besoin...
Vous, cherchez parmi vos confrères...

LUCEVAL.

Ah ! trop heureux de vous servir !

MADAME DE MERCOURT.

Et si vous pouvez réussir,
Je me charge des honoraires.

ENSEMBLE.

À l’espoir, au bonheur,
Je sens s’ouvrir mon âme ;
À l’espoir qui m’enflamme,
Je sens battre mon cœur.

Madame de Mercourt sort par le fond.

LUCEVAL, seul.

Voyons à qui je m’adresserai... Nous avons beaucoup d’avocats, mais fort peu d’orateurs... et dans cette circonstance feu Cicéron ne serait pas de trop.

Il reste immobile, et livré à ses réflexions.

Et parbleu, j’aperçois dans la grand’salle un confrère auquel je ne pensais pas... Il n’est pas plus savant qu’un autre ; mais il plaide trois affaires par jour... Ça lui tient lieu de mérite, et cela lui a donné de l’expérience... Il a l’oreille des juges... enfin, il passe pour un homme habile.

 

 

Scène VIII

 

LUCEVAL, COQUELET

 

COQUELET, entrant par la gauche.

Des remises !... toujours des remises !... Comme l’éloquence s’arrange de cela !...

LUCEVAL.

Vous me paraissez bien échauffé, monsieur Coquelet ?

COQUELET.

Comme un athlète au sortir du combat... couvert de sueur et de poussière : grato pulvere... comme l’on dit, quand il s’agit d’une victoire.

LUCEVAL.

Vous avez gagné votre cause ?

COQUELET.

Oui, la première. Je m’attendais à un second triomphe ; mais il est ajourné à huitaine, par la faute d’un témoin, qui s’est tout exprès donné une entorse, pour m’arrêter dans mes succès.

LUCEVAL.

C’est très contrariant.

COQUELET.

J’en suis désolé...

Se frappant sur le front.

J’avais là mon exorde tout † il ne demandait qu’à sortir...

Déclamant.

« S’il est un spectacle digne de porter dans les âmes une émotion profonde, c’est celui d’une femme arrivée au terme de sa carrière, et qui a, pour ainsi dire, un pied dans la tombe, sous le poids d’une accusation, etc... etc. » Eh bien ! il faudra garder cela pour une meilleure occasion... Me voilà condamné au silence pour la journée... c’est dur !

LUCEVAL.

Cela se trouve à merveille ; j’ai une affaire à vous proposer.

COQUELET.

Vraiment, mon jeune ami !

LUCEVAL.

Mais il faudrait plaider à l’instant même, et sans préparation.

COQUELET.

C’est ce qu’il me faut... Je ne parle jamais mieux que quand je ne sais pas ce que je vais dire... alors je m’étonne moi-même... Mais de quoi est-il question ?... est-ce une affaire qui en vaille la peine ?... ou tout bonnement un service à rendre ?... quelque malheureux à défendre d’office ?... Ce n’est pas perdu ; on le fait mettre le lendemain dans la Gazette des Tribunaux, et plus tard cela se retrouve.

LUCEVAL.

Le prévenu dont je vous confie les intérêts sera un jour millionnaire...

COQUELET.

Diable !... Il a droit à des égards particuliers.

LUCEVAL.

La famille vous offre dix mille francs.

COQUELET.

C’est beaucoup... mais c’est égal, je les accepte.

LUCEVAL.

Je vais vous dire en deux mots de quoi il s’agit...

Il le prend par le bras, et se promène avec lui dans la galerie tout en lui parlant à voix basse.

 

 

Scène IX

 

LUCEVAL, COQUELET, GIROUX, MADAME GIROUX, MADAME SABATIER

 

Madame Sabatier descend l’escalier soutenue par deux gendarmes.

GIROUX.

J’en étais sûr ; encore un événement.

MADAME GIROUX.

Ce n’est pas un événement... Une femme qui se trouve mal, ça se voit à chaque instant... c’est l’émotion.

Le gendarme fait asseoir madame Sabatier sur une chaise qui se trouve auprès de l’escalier.

GIROUX.

Eh ! non, c’est la chaleur... on étouffe là-haut...

Au gendarme.

Donnez-lui de l’air à cette femme ; il ne lui faut pas autre chose.

LE GENDARME, d’un ton brusque.

On n’a pas besoin de vos conseils.

GIROUX.

Je ne vous demande rien pour cela !... Est-il gentil... le chapeau galonné !...

MADAME GIROUX, quittant madame Sabatier.

Ça n’aura point de suite ; elle est d’ailleurs en bonnes mains...

GIROUX.

Dis donc, ma femme, a-t-il bien parlé le témoin !...

MADAME GIROUX.

Oui, le premier ; mais le second, il n’a rien dit... Est-ce qu’on devrait venir devant le monde quand on n’a rien à dire ?

GIROUX.

Tu as raison... Moi, si j’avais un jour le bonheur d’être témoin, comme j’en dirais... Tu m’as entendu dans l’affaire des fausses clefs... quand il a parlé de la gâchette du volet, je lui ai crié : L’espagnolette !... et le président m’a répondu : Silence... Cependant quand on dit des bêtises...

MADAME GIROUX.

C’est égal ; il faut les entendre par respect pour le tribunal... Ah ! çà, il y en aura encore pour longtemps là-dedans ; il faudrait prendre nos précautions.

Le gendarme sort.

Air de Turenne.

Tu devrais bien, car la faim me tourmente,
Aller chercher quelque chose.

GIROUX.

Oui-dà.
J’ dem n d’ pas mieux...

Montrant madame Sabatier.

Mais c’te dame est souffrante,
Ça m’fait d’la pein’ de la quitter comm’ ça...
Faudrait au moins s’informer de c’qu’elle a.

MADAME GIROUX.

Bah ! son état ne m’cause plus d’alarme.

GIROUX.

Ell’ doit au fait s’trouver en sûreté,
Puisque nous laissons sa santé
Sous la surveillanc’ d’un gendarme.

Il sort.

Le gendarme rentre, portant un verre d’eau qu’il offre à madame Sabatier.

MADAME SABATIER, au gendarme.

Merci, gendarme... Mon Dieu ! que d’humanité dans ce corps-là !...

MADAME GIROUX, à madame Sabatier.

Il paraît que cela va mieux...

MADAME SABATIER.

Oui, je me suis tout-à-fait remise... les idées me reviennent peu à peu.

Changeant de ton.

Où en est-on des dépositions ?

MADAME GIROUX.

Vous n’avez rien perdu d’intéressant.

MADAME SABATIER.

Je crois, malgré cela, qu’il serait prudent de remonter... J’ai ma fille qui est là, avec monsieur Théophile, qui me garde une place... Si vous vouliez me donner le bras...

MADAME GIROUX.

Avec plaisir... Nous sommes là à perdre notre temps pendant qu’il se dit peut-être des choses superbes.

Elles remontent l’escalier de la Cour d’Assises.

 

 

Scène X

 

LUCEVAL, COQUELET

 

COQUELET.

C’est entendu... je me chargerai de l’affaire... monsieur Germeuil... je l’ai beaucoup connu ; oui, je l’ai vu dans plusieurs sociétés, dans des bals... parbleu à celui de mes noces ; oui, je crois même qu’il a fait danser ma femme...

LUCEVAL.

Et vous espérez le sauver !...

COQUELET.

Ce sera difficile ; mais, in hoc triumphat oratio, nous ferons tout notre possible... Écrivez-lui qu’un avocat distingué se charge de plaider sa cause, sans compromettre les personnes qui l’intéressent, et faites remettre ça par le gendarme, avec la permission du président.

LUCEVAL, écrivant sur son carnet.

Il va l’avoir dans l’instant.

Il remet le papier au gendarme.

COQUELET, portant la main à son front.

Je tiens là sa justification... Voilà mon exorde : « S’il est un spectacle digne de porter dans les âmes une émotion profonde, c’est celui d’un homme qui commence sa carrière, qui n’a encore posé, pour ainsi dire, qu’un pied sur le seuil de la vie, et qui se trouve sous le poids d’une accusation, etc... »

À Luceval.

Heim ! qu’en pensez-vous ?

LUCEVAL.

Mais c’est ce que vous deviez dire pour cette vieille femme, et vous l’appliquez à un jeune homme.

COQUELET.

Qu’importe ?... l’éloquence n’a point d’âge...

Air : Le Luth galant, etc.

En y changeant quelques mots, quelques tours,
En tous les temps on place un bon discours ;
Combien d’hommes d’état dont la France s’honore,
Qui n’en ont jamais qu’un bien ronflant, bien sonore,
Ça leur servait jadis, et ça leur sert encore ;
Ça servira toujours.

Ah ! çà, vous m’avez mis au courant de l’affaire que je vais plaider... je la possède à merveille... J’aurais ce pendant encore désiré quelques petits détails.

 

 

Scène XI

 

COQUELET, LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT, rentrant par le fond

 

MADAME DE MERCOURT, à part.

Je viens de renvoyer cette pauvre femme... Je l’ai forcée de partir pour sa terre de Choisy... J’aime mieux qu’elle attende là l’issue du procès... Personne ne sera témoin de son inquiétude, de ses larmes.

LUCEVAL, voyant madame de Mercourt, à Coquelet.

Et justement, voici madame de Mercourt qui va vous les donner.

MADAME DE MERCOURT, à Luceval.

Eh bien, monsieur ?

LUCEVAL.

J’ai trouvé ce qu’il nous faut... J’ai communiqué l’affaire à un avocat distingué... monsieur Coquelet.

MADAME DE MERCOURT.

Monsieur Coquelet... le mari...

LUCEVAL.

Dieu ! qu’ai-je fait !

COQUELET, s’approchant et saluant.

C’est madame de Mercourt, cette jeune et aimable veuve, dont j’ai déjà eu l’honneur d’être l’avocat...

MADAME DE MERCOURT, avec embarras.

C’est possible, monsieur.

COQUELET.

Enchanté de pouvoir vous offrir encore mes services... mon confrère m’a promis que vous me fourniriez des explications sur certaines circonstances.

MADAME DE MERCOURT.

Il a eu tort... Je ne sais rien ; je n’ai rien dit, et je ne puis comprendre...

LUCEVAL.

Quel embarras !

COQUELET, s’arrêtant.

Pardon, en ma qualité d’avocat, je crois avoir des droits à votre confiance ; les secrets que l’on nous communique, ne sortent pas de nos dossiers... D’ailleurs, j’en sais assez pour que vous puissiez me dire le reste sans le moindre inconvénient.

MADAME DE MERCOURT, à part.

Je suis au supplice.

COQUELET.

Il s’agit ici de l’intérêt de la cause... Avez-vous obtenu la déclaration dont nous avions besoin ?

MADAME DE MERCOURT, avec le plus grand embarras.

La déclaration ?

COQUELET.

Oui, ce papier que vous venez de serrer.

MADAME DE MERCOURT.

Un papier ! je ne crois pas...

COQUELET.

Si fait... Mais il paraît que c’est un mystère.

À Luceval.

Je comprends... je n’insiste plus...

LUCEVAL.

Que voulez-vous dire ?

COQUELET, bas à Luceval.

Que c’est elle qui est la dame en question... 

LUCEVAL.

Quelle idée !

COQUELET, de même.

J’en suis sûr... Comme j’ai été son avocat, que je connais son écriture, elle ne veut pas me confier le billet, ni avouer devant moi ce qui en est...

LUCEVAL.

Quel soupçon !

COQUELET.

C’est égal... ça ne m’empêchera pas de gagner loyalement mes dix mille francs... Je plaiderai par supposition... vous entendez ?

LUCEVAL, distrait, et observant madame de Mercourt.

Parfaitement.

COQUELET, à Luceval.

Je dirai donc aux jurés : « Admettons que le prévenu ait été attiré par deux beaux yeux. »

Regardant madame de Mercourt, et à part.

C’est bien ça.

Haut.

« Une taille charmante... »

À part.

C’est bien ça...

Haut.

« Un sourire enchanteur... »

Bas.

C’est encore ça...

Haut.

En un mot, je désignerai la dame sans la nommer ; je présenterai la vérité sous la forme du doute ; je ferai un roman historique, d’autant qu’en ce moment ils sont à la mode... Mais, comme il est bon de se ménager toutes les chances, dites-lui qu’il n’est pas nécessaire que le billet passe par mes mains...

LUCEVAL.

C’est juste.

COQUELET.

Elle peut le faire remettre au président, ou à un des membres du jury... Je n’en demande pas davantage... Les apparences seront sauvées, et l’accusé aussi, par contrecoup.

LUCEVAL, d’un air préoccupe.

Oui, je vais tâcher de la décider.

COQUELET.

Air d’une Nuit au château.

Employez votre éloquence
Pour changer ses sentiments ;
Moi, je vais à l’audience
Déployer tous mes talents.

LUCEVAL.

Rien qu’un tel soupçon me blesse.

MADAME DE MERCOURT.

Hélas ! mon trouble s’accroît.

COQUELET.

Cette cause m’intéresse.

MADAME DE MERCOURT.

Bien plus encor qu’il ne croit.

Ensemble.

COQUELET.

Employez votre éloquence, etc.

LUCEVAL.

Je croyais à sa constance,
Je croyais à ses serments ;
Modérons en sa présence
Le trouble que je ressens.

MADAME DE MERCOURT.

Ah ! je tremble quand j’y pense ;
Grand Dieu ! que d’événements !
Modérons en sa présence
Le trouble que je ressens.

Coquelet sort par la galerie à droite.

 

 

Scène XII

 

LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT, peu après BOMBÉ

 

LUCEVAL.

Et vous avez voulu que je lui laissasse une erreur qui vous accuse.

MADAME DE MERCOURT.

Il le fallait !... L’important, comme il le dit, est de faire parvenir cette lettre au jury... À qui nous adresser ?

LUCEVAL, apercevant Bombé qui entre.

Mais je vois un membre du jury !...

Courant à lui.

Eh bien ! monsieur, quelle nouvelle ?

BOMBÉ.

Grâce au ciel, il y avait unanimité... Aussi je m’en lave les mains... Ce n’est pas moi plus que les autres.

MADAME DE MERCOURT.

Le jugement est prononcé ?

LUCEVAL.

Eh ! quoi, monsieur, l’affaire Germeuil ?...

BOMBÉ.

Elle vient de commencer.

MADAME DE MERCOURT.

Dieu soit loué... Et ce dont vous parliez tout à l’heure ?

BOMBÉ.

C’est la première cause... Vol avec effraction... En arrivera ce qu’il pourra... J’ai dit comme les trois derniers... j’ai dit : Oui.

LUCEVAL.

Comment, monsieur ?

BOMBÉ.

Que voulez-vous ?

Air du premier Prix.

Pour juger avec certitude,
Et pour bien appliquer la loi,
Il faudrait en faire une étude...
Je n’en ai pas le temps, ma foi.
La justice est un art qu’on prouve,
Et que démontre un professeur.
C’est dans les livres qu’on la trouve.

LUCEVAL.

Eh ! non, monsieur, c’est dans son cœur.

MADAME DE MERCOURT.

Et l’on vient d’appeler la cause de monsieur Germeuil ?

BOMBÉ.

Si vous aviez vu quelle sensation dans l’auditoire... surtout quand il a paru... Une tournure distinguée, de beaux cheveux noirs !... et on criait de tous côtés... « Assis, mesdames, assis... vos chapeaux empêchent de voir. » Car les chapeaux des dames, ça gêne au tribunal comme au spectacle... Je suis resté pour entendre la déposition de ma femme, qui était toute tremblante... Je n’ai jamais vu d’émotion pareille...À peine si on l’entendait, quand elle a dit : « Femme de monsieur Bombé, ingénieur-opticien, rue de l’Arbre-Sec. » On dit cela à voix haute, surtout quand l’assemblée est nombreuse... cela donne votre adresse... Elle aurait pu ajouter : « Fournisseur en chef de plusieurs académies des sciences, et breveté de plusieurs princes, grands personnages et gens d’état. »

MADAME DE MERCOURT.

Et vous êtes sorti, après cela ?

BOMBÉ.

Oui, madame... D’après la déposition de ma femme, je m’étais récusé, comme intéressé à l’affaire.

LUCEVAL.

Comme juré, vous pouvez toujours approcher du siège du jury ?

BOMBÉ.

Sans contredit... j’ai encore une affaire après celle-ci... et si elle se prolonge, je ne sais pas à quelle heure je vais dîner.

LUCEVAL.

Eh bien, monsieur... nous vous prions de remettre au président du jury la lettre que voici.

BOMBÉ, passant entre les deux.

Vous dites : cette lettre au président du jury.

MADAME DE MERCOURT, passant auprès de Bombé.

Et aux jurés... en les priant de l’anéantir dès qu’ils en auront pris connaissance.

Bombé s’avance toujours vers l’escalier, tandis que madame de Mercourt lui parle, en le suivant.

Et ne perdez pas de temps, je vous prie... car cet écrit peut prouver l’innocence de Germeuil.

BOMBÉ, revenant.

Il n’est donc pas coupable ?

MADAME DE MERCOURT.

Non, monsieur...  Ce vol dont on l’accuse, la nuit... à cette campagne, n’était autre chose qu’une intrigue amoureuse... un rendez-vous...

BOMBÉ, étonné.

Hein !... que dites-vous ?

MADAME DE MERCOURT.

Pas autre chose... Il a été arrêté dans la chambre de celle qu’il aimait.

BOMBÉ, à part.

La chambre de ma femme.

MADAME DE MERCOURT.

Et par discrétion... par amour... il se laisserait condamner !... Pourriez-vous le souffrir ?...

BOMBÉ, à part, et se promenant avec agitation.

Oui, certainement...

MADAME DE MERCOURT.

Que dites-vous ?

BOMBÉ, furieux.

Je dis, madame... je dis que je suis désolé de m’être récusé... et que je voudrais maintenant être juré... ne fût-ce que pour avoir le plaisir de le condamner... pour mon compte, et à mon bénéfice.

LUCEVAL et MADAME DE MERCOURT, étonnés.

Mais qu’a-t-il donc ?... Il a perdu la tête !

BOMBÉ.

Non... tout est découvert... c’est pour ma femme qu’il venait.

MADAME DE MERCOURT.

Eh ! non, monsieur... ce n’est pas pour elle.

BOMBÉ.

C’était peut-être pour moi... une visite de cérémonie... à cette heure-là... à la campagne...

MADAME DE MERCOURT.

Non, monsieur...

BOMBÉ, avec impatience.

Eh bien, pour qui donc ?

MADAME DE MERCOURT, troublée.

Pour qui ?... Puisqu’il faut vous le dire... apprenez...

Voyant Coquelet qui rentre.

Dieu !... monsieur Coquelet !

 

 

Scène XIII

 

LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT, BOMBÉ, COQUELET

 

COQUELET, un mouchoir à la main.

Je n’en puis plus. Je n’ai jamais eu, je crois, de séance aussi chaude.

MADAME BOMBÉ, LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT.

Qu’y a-t-il ?...

COQUELET, s’éventant.

J’ai été content de moi... Tour à tour gracieux, pathétique, éloquent, mon exorde surtout... a produit un effet...

MADAME DE MERCOURT, vivement.

Sur les juges ?

LUCEVAL, de même.

Sur l’assemblée ?

COQUELET.

Oui, mais surtout sur l’accusé... Dès qu’il m’a vu entrer, dès le premier mot que j’ai prononcé en sa faveur, avec cet accent de la conviction... il s’est mis à rougir, à pâlir ; il était dans une agitation qui m’a électrisé... J’ai été beau !... je crois avoir été beau !

LUCEVAL.

Et l’affaire ?... qu’en pensez-vous ?

COQUELET.

Je ne la crois pas aussi belle que mon plaidoyer... La séance a été suspendue pour un instant, et j’en profite pour respirer... Mais j’ai bien peur pour mes dix mille francs... Nous n’avons personne qui témoigne en faveur de l’accusé... J’ai été obligé d’invoquer, pour sa défense, des probabilités, des conjectures que chacun est libre de ne pas admettre... Au lieu que si nous avions seulement un fait positif... quelques preuves orales ou écrites...

LUCEVAL, vivement, montrant monsieur Bombé.

Eh bien, monsieur en a entre les mains...

COQUELET.

Il se pourrait...

BOMBÉ, montrant la lettre.

Mais je les garde, et pour cause.

LUCEVAL, allant à Bombé.

Vous les rendrez, et à l’instant même.

BOMBÉ.

C’est ce que nous verrons.

COQUELET.

Jeune homme, de la modération, et laissez-moi faire.

Passant près de Bombé, et avec un accent déclamatoire.

Comment, monsieur, vous pouvez éclairer la justice et vous ne le voulez pas ! Vous vous obstinez à laisser la lumière sous le boisseau et les juges dans les ténèbres ! Que signifient cette indifférence coupable, cet oubli de tous les devoirs ?

BOMBÉ.

Cela signifie, monsieur, qu’il y a là-dedans quelque chose... que je n’ai pas besoin d’apprendre à tout le monde... des choses qui me regardent, et qui ne vous regardent pas...

COQUELET, de même.

Cela nous regarde tous... et vous n’êtes pas le maître de soustraire à la connaissance des jurés un fait qui intéresse l’honneur d’un citoyen.

BOMBÉ.

Et si cela compromet le mien ?

COQUELET.

Que dit-il ?

LUCEVAL, bas à Coquelet.

Il soupçonne cette lettre... d’être de la main de sa femme.

COQUELET, à part.

Ah ! mon Dieu !...

BOMBÉ, décachetant la lettre.

C’est ce dont je vais m’assurer.

LUCEVAL, passant auprès de Bombé.

Je ne le souffrirai pas...

COQUELET, continuant avec enthousiasme.

Laissez, jeune homme... laissez... Eh ! qu’importe !... et quand il serait vrai !... vos affections domestiques ou particulières doivent-elles l’emporter sur des considérations générales... sur l’intérêt de la justice... salus innocentis ante omnia ; et au nom de la société... et de la morale...

Il prend à Coquelet un accès de toux qui le force à s’arrêter. Pendant ce temps, Bombé, malgré les efforts de Luceval, a parcouru la lettre et regardé la signature.

BOMBÉ, à voix basse, à Luceval.

Dieu ! qu’ai-je vu !... C’est de madame Coquelet, c’est sa femme.

LUCEVAL, stupéfait.

Que dites-vous ?

MADAME DE MERCOURT et LUCEVAL.

Silence !...

Luceval repasse à la droite de Coquelet.

COQUELET, qui s’est retourné pour tousser, reprend avec une nouvelle force.

Oui, je l’ai dit et je le répète... quelques dommages ou inconvénients qu’il en puisse résulter pour nous ou pour les autres... rien ne doit nous empêcher de sauver un innocent ou de punir un coupable.

BOMBÉ.

Écoutez donc, monsieur Coquelet, vous m’en direz tant...

COQUELET, avec joie, à madame Bombé.

Il est ébranlé.

Reprenant avec force.

La justice d’abord, la famille ensuite ; et ce Romain condamnant ses fils à mort est un assez bel exemple pour tous les jurés présents et à venir.

TOUS.

Air : De nos Plaideurs désormais (de Louise).

Partez,   } l’instant est pressant ;
Partons, }
Cédez    } au vœu qu’on exprime.
Cédons  }
Peut-on hésiter sans crime
À sauver un innocent ?

Bombé rentre dans la Cour d’Assises.

 

 

Scène XIV

 

LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT, COQUELET

 

COQUELET.

Victoire !... ce n’est pas sans peine... Il m’a donné plus de mal à lui tout seul que toute une cour royale.

MADAME DE MERCOURT.

Pourvu qu’il soit encore temps... et que la vérité n’arrive pas trop tard.

COQUELET, à Luceval.

En tout cas, ce n’est pas ma faute... Vous pouvez l’attester à la famille.

LUCEVAL.

Oui, certainement.

 

 

Scène XV

 

LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT, COQUELET, MADAME GIROUX, sortant du tribunal en se disputant

 

MADAME GIROUX.

C’est une injustice... Vous avez beau me menacer... ça n’y fera rien... Il y aurait deux huissiers de plus... que je dirais encore : C’est une injustice.

MADAME DE MERCOURT.

Qu’est-ce donc ?

MADAME GIROUX.

Les huissiers qui m’ont fait sortir de la salle sous prétexte que je troublais l’ordre... et tout ça parce que je n’ai pas un cachemire, ni un saule pleureur ; sans cela je pourrais parler à mon aise... mais les bonnets ronds sont toujours victimes.

LUCEVAL.

Vous parliez donc ?

MADAME GIROUX.

Du tout ; je me disputais avec la fruitière, ma voisine, parce que je soutenais, et je soutiens encore, que l’accusé est coupable.

MADAME DE MERCOURT.

Ô ciel !...

MADAME GIROUX.

C’est évident. Il ne dit rien, c’est qu’il est fautif... Que diable, on parle ; on fait des phrases : moi j’en ferais bien... Pourquoi allait-il la nuit dans cette chambre ?... par la croisée... sur l’air : monsieur l’abbé, où allez-vous ? La fruitière objecte à cela... Mais il est riche ! Qu’est-ce que cela prouve ? Il y en a tant qui le sont plus que lui, et qui tous les jours opèrent en grand.

COQUELET.

Voilà une femme qui a manqué sa vocation... elle devrait être avocat...

MADAME GIROUX.

Et pourquoi, pas Moustapha ? est-ce parce que je n’ai pas une robe noire... J’en aurais bientôt une si je portais comme lui le deuil de mes procès.

LUCEVAL.

Madame Giroux.

MADAME GIROUX.

Non... c’est qu’il a un air...

LUCEVAL.

Madame Giroux... où en était-on ? Les jurés étaient-ils entrés dans la chambre des délibérations ?

MADAME GIROUX.

Pas encore...

Montrant Coquelet.

Après l’allocation de monsieur qui a remué la tête et les bras, en guise de télégraphe qui annonce une mauvaise nouvelle... le président a pris la parole...

LUCEVAL, à madame de Mercourt.

C’est bien... on en était au résumé du président.

COQUELET.

Nous avons du temps... car, par bonheur, il a l’habitude d’être long.

MADAME GIROUX.

Oui, mais aujourd’hui il se dépêchait... Il allait un train de poste. Apparemment qu’il avait affaire... ou qu’il allait dîner en ville.

 

 

Scène XVI

 

LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT, COQUELET, MADAME GIROUX, MADAME BOMBÉ

 

Madame Bombé descend l’escalier ; Luceval, Coquelet, madame de Mercourt vont au-devant d’elle avec empressement.

LUCEVAL et MADAME DE MERCOURT.

Quelle nouvelle ! parlez vite.

MADAME BOMBÉ.

Tout est fini ! Les jurés ont prononcé.

TOUS.

Eh bien !...

MADAME BOMBÉ.

Leur déclaration est contraire à l’accusé...

MADAME DE MERCOURT.

Grand Dieu !...

MADAME GIROUX.

Là ! je disais bien qu’il était coupable.

LUCEVAL.

Et elle est unanime ?

MADAME BOMBÉ.

Hélas ! oui...

LUCEVAL.

Ainsi, pas moyen d’espérer du côté du tribunal.

MADAME GIROUX.

Le pauvre cher homme !

COQUELET.

Vous le plaignez maintenant...

MADAME GIROUX.

Croyez-vous donc que j’aie mauvais cœur ?

COQUELET.

Moi qui avais dépensé tant d’éloquence ! qui avais produit tant d’impression... C’est ce monsieur Bombé qui est cause de tout... avec ses hésitations.

MADAME BOMBÉ.

Il n’en fait jamais d’autres... Tout l’auditoire est attendri... La Chaussée-d’Antin est consternée.

MADAME DE MERCOURT.

Ah ! que j’étais loin de m’attendre à ce résultat ! Quel malheur pour notre famille !...

LUCEVAL.

Du courage.

MADAME GIROUX, regardant du côté de la salle.

Eh ! pourquoi donc que le public ne s’en va pas ?

MADAME BOMBÉ.

C’est que le jugement n’est pas encore prononcé : le chef des jurés avait omis de signer la déclaration qu’il a remise...

MADAME GIROUX.

Comme l’autre jour dans l’affaire Tremeuil.

MADAME BOMBÉ.

Et ces messieurs sont rentrés dans la chambre des délibérations pour réparer cet oubli... Ce n’est qu’une formalité... et dans un instant...

On entend applaudir dans la coulisse.

COQUELET.

Que signifie ce bruit ?

LUCEVAL.

Je crois avoir entendu des applaudissements.

MADAME DE MERCOURT, écoutant.

Vous ne vous êtes pas trompé.

COQUELET.

On applaudit encore.

MADAME GIROUX.

C’est que le public est content du tribunal, et qu’on vient de lire la sentence.

 

 

Scène XVII

 

LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT, COQUELET, MADAME GIROUX, MADAME BOMBÉ, BOMBÉ, MADAME SABATIER, descendant précipitamment l’escalier avec NANINE

 

MADAME SABATIER.

Il est sauvé.

COQUELET.

Mon client ?

MADAME DE MERCOURT.

Monsieur Germeuil ?

MADAME SABATIER.

Lui-même... C’est le résultat le plus imprévu, l’événement le plus extraordinaire... Condamné d’abord, acquitté ensuite... Ça donne un coup... puis un contrecoup... J’en suis toute étourdie... Ce sont de ces secousses aux quelles ne résiste pas l’âme la mieux constituée.

LUCEVAL.

Le jury est donc revenu sur sa première déclaration ?...

BOMBÉ.

Eh ! oui, sans doute... c’est l’effet de la lettre.

TOUS.

Quel bonheur !

 

 

Scène XVIII

 

LUCEVAL, MADAME DE MERCOURT, COQUELET, MADAME GIROUX, MADAME BOMBÉ, BOMBÉ, MADAME SABATIER, NANINE, GIROUX

 

GIROUX, en entrant.

Quelle indignité !... ça n’a pas de nom... c’est une abomination.

Il se place entre sa femme et Luceval.

MADAME GIROUX.

Qu’est-ce donc que tu as, mon homme ?

GIROUX.

Je ne me connais plus ; je suis furieux.

MADAME GIROUX.

De ce que le prévenu est acquitté.

GIROUX.

Qu’est-ce que ça me fait... La voisine Thomas vient de me dire que, pendant que j’étais à l’audience, des voleurs s’étaient introduits dans ma boutique.

MADAME GIROUX.

Ah ! mon Dieu !

GIROUX.

C’est peut-être les amis de celui-là... la même bande... Sans le voisin Pichon, nous étions dévalisés.

MADAME SABATIER.

Ah ! mon Dieu !... et mon mouchoir... je ne l’ai plus... On me l’aura pris à l’audience, pendant que je me trouvais mal...

GIROUX.

Vous l’entendez... ils osent travailler en présence même des juges !...

MADAME SABATIER.

Ma fille, donne-moi le tien...

Elle veut prendre le mouchoir de Nanine dans son sac, elle prend un billet.

Comment, mademoiselle, un billet dans votre sac ?

NANINE.

Je vous jure, maman, que je ne m’en étais pas aperçue.

MADAME SABATIER.

Qui vous l’a remis ?

NANINE.

Je n’en sais rien... mais ce doit être monsieur Théophile... I1 l’aura glissé là, dans le moment où monsieur le procureur du Roi faisait de la morale... et j’écoutais si attentivement.

MADAME SABATIER, criant.

Emmenez-donc vos enfants avec vous... Une autrefois, mademoiselle, vous resterez à la maison.

LUCEVAL.

Et vous ferez bien.

GIROUX, à sa femme.

Et toi aussi.

MADAME GIROUX.

C’est ce qu’on verra...

TOUS LES HOMMES DU PEUPLE, aux femmes.

Et vous aussi, vous resterez...

L’HUISSIER, paraissant.

Silence, messieurs et mesdames ; et n’encombrez pas la grand’salle.

BOMBÉ.

Il a raison... partons... Allons nous mettre à table...

L’HUISSIER, à Bombé.

On attend monsieur Bombé au tribunal.

BOMBÉ.

Ah ! mon Dieu !... cette dernière cause... je n’y pensais plus... et commencer à près de six heures... C’est fini, je ne dînerai pas aujourd’hui...

TOUT LE MONDE.

Il est six heures... allons dîner.

Vaudeville.

Air nouveau de monsieur Heudier.

MADAME SABATIER.

Contre un accusé que de chances ?
Son avocat a des absences,
Ou le juge a mal déjeuné ;
Condamné.

TOUS.

Condamné.

MADAME SABATIER.

Mais si le juge, plus facile,
Alla la veille au Vaudeville,
Et garde un reste de gaieté,
Acquitté.

TOUS.

Acquitté,
Quel bonheur ! il est acquitté.

BOMBÉ.

Ce malade est millionnaire :
Comme sa santé nous est chère,
Six docteurs l’ont environné ;
Condamné.

TOUS.

Condamné.

BOMBÉ.

Il ne reste plus d’espérance :
Il croyait subir sa sentence,
Mais ses docteurs l’ont déserté ;
Acquitté.

TOUS.

Acquitté,
Quel bonheur ! il est acquitté.

MADAME BOMBÉ.

Regrettant le temps de nos pères,
On crie au progrès des lumières :
Le siècle est trop illuminé ;
Condamné.

TOUS.

Condamné.

MADAME BOMBÉ.

Mais on te doit, siècle fertile,
Gigots, manches à l’imbécile,
Et les chapeaux à l’éventé...
Acquitté.

TOUS.

Acquitté,
Quel bonheur ! il est acquitté.

GIROUX.

Lisez l’s annales d’la justice,
Vous direz : il faut qu’on sévisse
Contr’ ce coquin déterminé ;
Condamné.

TOUS.

Condamné.

GIROUX.

Mais si vous lisez ses mémoires,
Vous direz : c’était des histoires ;
Il n’volait que par probité.
Acquitté.

TOUS.

Acquitté.
Quel bonheur ! il est acquitté.

COQUELET.

On annonce une œuvre tragique
D’un camarade romantique ;
Des Français, je plains l’abonné...
Condamné.

TOUS.

Condamné.

COQUELET.

Mais tout prêt à subir sa peine,
Au premier vers qu’on dit en scène,
Il s’endort avec volupté...
Acquitté.

TOUS.

Acquitté,
Quel bonheur ! il est acquitté.

LUCEVAL.

Cette nymphe belle et peu sage
Roule en un brillant équipage,
Et je vois son luxe effréné.
Condamné.

TOUS.

Condamné.

LUCEVAL.

Oui, ce faste nous importune ;
Mais quelquefois de sa fortune
Les malheureux ont profilé.
Acquitté.

TOUS.

Acquitté,
Quel bonheur ! il est acquitté.

MADAME DE MERCOURT.

Si c’est un tribunal sévère
Qui nous juge dans cette affaire,
Je vois notre auteur consterné,
Condamné.

TOUS

Condamné.

MADAME DE MERCOURT.

Mais si, pour dicter la sentence,
Messieurs, vous laissez l’indulgence
Parler plus haut que l’équité,
Acquitté.

TOUS.

Acquitté,
Quel bonheur ! il est acquitté.

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