La Cocarde tricolore, épisode de la guerre d’Alger (Hippolyte COGNIARD - Théodore COGNIARD)

Vaudeville en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Folies Dramatiques, le 19 mars 1831.

 

Personnages

 

LA COCARDE, vieux soldat

CHAUVIN, jeune conscrit

DUMANET, jeune conscrit

ZELMIRE, odalisque

NÉARA, odalisque

CATIN, vivandière

UN LIEUTENANT

L’AGA

ALI, premier eunuque

ZULÉMA, sultane favorite

CLARA, jeune française

JULIEN, prisonnier français

QU’AS-TU

PRENDS-DONC

DE LA MARINADE

DUFOUR, sergent

UN OFFICIER TURC

ODALISQUES

EUNUQUES

BÉDOUINS

SOLDATS

 

La Scène se passe, au premier acte, à quelques lieues d’Alger. Au second, à Alger, dans un Sérail. Et au troisième, près du rivage devant Alger.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente une campagne près d’Alger. À droite du spectateur un palmier, au pied duquel est un tertre, derrière les mines d’une mosquée.

 

 

Scène première

 

LA COCARDE, seul

 

Au lever du rideau, la Cocarde est de faction ; le jour commence à poindre.

Ces coquins de Bédouins me laissent enfin un peu tranquille ! ces butors-là m’ont frisé la moustache !... Ça vous tire un honnête homme, de derrière un buisson, comme on tire un canard sauvage ou une bécasse... La Cocarde est pourtant solide au poste... Quand on s’ bat, bien, on est tué, très bien... mourir comme ça, ça m’est inférieur ; mais ce qui m’ fait bouder, c’est de recevoir des dragées circonvoisines sans envisager les individus qui les soutirent, et sans pouvoir leur rendre de la monnaie... Ah ! bah ! c’est égal, malgré ces petits désagréments-là, j’aime encore mieux être ici que dans une caserne. Millezieu !... ce sable là, ce ciel, ces palmiers, ne sont-ce pas de vieilles connaissances ? n’est-ce pas sur cette terre que j’ suis déjà v’nu avec le petit ?... Ce polisson de soleil, qui se lève là-bas, ne m’a-t’il pas déjà tapé sur l’occiput ? Oui, qu’il m’y a tapé sur l’occiput !... Ô Égypte !... Bonaparte !... Ces souvenirs là me rajeunissent de vingt ans !

Air de la Romance de Téniers.

Tout dans ces lieux vient frapper ma mémoire ;
Et chaque pas me rappelle un succès !
Je crois revoir tous mes beaux jours de gloire,
Et cependant j’éprouve des regrets...
À mon bonheur un souvenir s’oppose,
Et lorsqu’ici nous nous retrouvons tous,
Ah ! je sens là... qu’il manque quelque chose,
Lui seul, hélas ! n’est pas au rendez-vous.

Comme ça allait ! comme nous marchions !... Ah ! dam’ ! c’est qu’il était d’vant, lui !... lui !... À présent c’est pus ça ; oh ! non, c’est pus ça... Mais j’entends quequ’chose... Qui vive ?

UNE VOIX, dans la coulisse.

C’est moi, c’est Catin !

LA COCARDE.

Tiens, c’est la vieille !... Elle y était aussi la vieille !...

 

 

Scène II

 

LA COCARDE, CATIN

 

CATIN, un petit baril sous un bras, et un panier sous l’autre.

Air : Soldats, voilà Catin.

Vivandièr’ de la garnison,
C’est Catin qu’on me nomme,
Et je vends, comme de raison,
À nos soldats l’rogomme.

C’est moi ! c’est moi !... Dieu merci ! mon vieux la Cocarde, t’est encore debout ?... 

Elle lui donne une poignée de main et lui verse un petit verre.

LA COCARDE.

Oui, je suis encore sur le pinacle... Le Ciel ne veut pas que j’ meure de la main d’un Bédouin.

CATIN.

Ce n’est pas ici non plus que j’ voudrais t’administrer ton dernier petit verre... Tiens, bois... La nuit a été fraîche...

LA COCARDE.

C’est vrai... et puis, vois-tu ? aujourd’hui, c’est pas ma première campagne... je m’ fais vieux, les ressorts sont un peu usés... enfin, quoi, je suis dans les patraques...

CATIN.

Bah ! le coffre est bon...

LA COCARDE.

Oh ! c’est égal...

Air : Dans un castel, dame de haut lignage.

J’ai cinquante ans, j’entre dans la vieillesse,
Et j’sens parfois mes membr’s un peu meurtris ;
Je f’rai bientôt, d’la place à la jeunesse,
Tu sais c’pendant que j’ai valu mon prix.

CATIN.

La France encore a besoin de ta vie,
Et nous savons c’que tu vaux à présent ;
Les bons soldats... ça ressemble à l’eau-d’-vie,
Ça d’vient encor meilleur envieillissant.

LA COCARDE.

C’est flatteur, tout d’ même, c’ que tu m’ dis là, Catin...

Lui rendant le verre.

Dis donc, je te devrai ça avec les autres, j’ai pas d’argent...

CATIN.

Eh ben, est-ce que je t’en demande ?... Il y a toujours là-dedans trente rasades à ton service.

LA COCARDE.

Femme excellente !... je suis sensible à tes procédés... Il est vrai qu’autrefois j’étais un gaillard solide en fait de fureurs amoureuses... Te rappelles-tu, la vieille ?

CATIN, versant à boire.

C’est bon... Buvez et taisez-vous.

LA COCARDE.

C’est tant seulement pour dire qu’en ce temps-là je tâchais, par mon émabilité, de compenser le tort que je faisais à ta cantine... J’étais pas plus riche ; mais j’avais de la tournure... Nous nous aimions... Dam’ ! faut ben aimer un peu dans la vie.

CATIN.

Eh, mon pauv’ vieux !... nos amours n’ont pas été heureux, et le fruit qui en est résulté...

LA COCARDE.

Compris, ma vieille ! compris ! n’ajoute rien...

Après une pause.

Il était beau, not’ fils !... Personne ne savait, au régiment, que ce petit tambour si malin, si espiègle était à nous ; lui-même l’ignorait... Ça aurait fait un brave... mais la paix qu’est revenue avec le torchon blanc et les cosaques, nous a privé de not’ enfant.

CATIN, essuie une larme.

J’ peux pas m’ rappeler son départ sans pleurer.

LA COCARDE.

Adieu, mon vieux, qui m’ dit, tout c’ gouvernement là, c’est bel et bon ; mais j’ veux pas vieillir à la caserne... j’ vas chercher d’ l’occupation queuq’ part... Il s’embarque sur un navire Tunisien, et d’ puis c’ temps là, pas d’ nouvelles... pas plus d’ fils que d’ssus la main... Not’ pauv’ Julien s’ra mort sans revoir son pays... sans savoir qu’il avait un père !... Mais faut pas parler d’ça.

CATIN, à part.

Allons, il va retomber dans ses tristesses...

Haut.

Eh bien, vieux, est-ce que je ne suis pas là pour te consoler ? est-ce que je ne t’aime plus ? est-ce que ?... Mais parlons d’autre chose. Sais-tu bien que ce poste-ci n’est pas agréable ?... Trois sentinelles ont déjà été...

LA COCARDE.

Escofiées, ça se conçoit... c’était des blancs-becs, et le blanc-bec c’est trop tendre... le grognard, c’est différent... Je crois, Dieu me pardonne, que les balles finissent par s’amortir sur un vieux corps aussi coriace que le mien.

CATIN.

C’est égal, j’ suis bien sure que tu désirerais que tout ça soit fini pour nous en retourner... Pour ce qui est de moi, ça m’ennuie joliment... et je pousse de gros soupirs quand je pense à notre France.

Air : Vaudeville du Baiser au Porteur.

J’voudrais quitter ce pays détestable,
Ce sol qui n’offre aucuns produits ;
Mes yeux sont las de ne voir que du sable,
Point de gazons, point de fleurs, point de fruits.
Quels tristes lieux et quel affreux pays !

LA COCARDE.

Pour moi, ma vieill’, c’est assez magnifique,
Des fleurs ou non, qu’importe à des troupiers ?
Napoléon a traversé l’Afrique,
Nous somm’s certains qu’il y croit des lauriers.
(bis.)

CATIN.

Il avait raison d’ vanter des soldats de c’te pâte là... aussi il vous aimait bien.

LA COCARDE.

Y n’était pas dégoûté... Mais v’là un détachement qui vient de ce côté... Allons, donne-moi vite un petit verre que j’ boive à ta santé, et que j’ continue ma faction.

CATIN, lui versant à boire.

Bonne chance, mon vieux.

LA COCARDE.

Merci, ma vieille.

CATIN, s’éloignant.

Au revoir !... Je vas rafraîchir les amis par-là-bas ; mais je reviendrai bientôt.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LA COCARDE, seul

 

Elle est un peu raide son eau-de-vie !... mais elle n’est pas chère. Mutus ! voilà les camarades... Ah ! c’est le sergent Dufour qui les commande... Ce Dufour, c’est arrivé d’hier et c’est déjà sergent... Il ne m’aime pas ; car il sait ce que j’en pense... J’ peux pas voir ça, moi... j’ maronne tout haut, et ça m’attire des désagréments... Dir’ qu’il y a des jésuites dans une armée !... Mille bombes !... Ah ! les voilà !

 

 

Scène IV

 

LA COCARDE, DUFOUR, SOLDATS

 

Ils entrent sur l’air de : Garde à vous !

DUFOUR, aux soldats.

Halte !

À part.

Ah ! il est encore là ce vieux grognard... Ça a plus de bonheur !...

Haut.

Garde à vous ! portez armes ! arme bras ! en faction...

Il va relever la Cocarde avec un soldat.

LA COCARDE, au soldat.

Bon courage, camarade...

DUFOUR.

Nous pouvons reprendre haleine un instant. Garde à vous ! portez armes ! reposez vos armes ! au repos... Si l’on avait dix postes comme celui-ci à relever, les jambes refuseraient le service.

LA COCARDE.

C’est qu’il y a des jambes, sergent, qui ne sont pas accoutumées à marcher dans le sable d’Afrique.

DUFOUR, piqué.

Le vieux a toujours quelque chose d’aimable à dire.

LA COCARDE.

C’est que j’ai trente-cinq ans de service, et que je ne suis pas même caporal, sergent Dufour, voilà lé pourquoi. 

DUFOUR.

Vous êtes jaloux, monsieur la Cocarde, tant pis pour vous.

À part.

Quand donc serais-je délivré de ce soldat que je déteste ! Qu’il se tienne bien sur ses gardes, j’ai reçu l’ordre du capitaine de le surveiller de près. J’ai certain soupçon... Malheur à lui s’il commet la moindre faute, il la paierait chère !

Aux soldats.

Écoutez l’ordre du jour. « Le général Bourmont !... »

LA COCARDE, avec ironie.

Le général Bourmont !

DUFOUR, le regarde et continue.

« Le général Bourmont a été informé qu’un convoi portant des vivres, des bagages et des femmes au dey d’Alger, de la part du bey de Titeri, devait passer de ce côté... Un fort détachement de Bédouins doit l’escorter. » Nous avons l’ordre de faire des patrouilles dans ces environs, où plusieurs petits détachements doivent se rendre pour nous aider à capturer la caravane... On parle même d’attaquer Alger cette nuit... ainsi tenons-nous sur nos gardes.

LA COCARDE.

S’il y a des vivres, ça s’ra pas mauvais ; car j’ai le coffre stomachique tant soit peu délabré.

UN SOLDAT.

Tenez, l’ancien, si vous voulez une petite goutte... voilà du cognac, première qualité.

LA COCARDE, buvant.

Merci, enfant.

DUFOUR.

Ah ! voici des amis...

 

 

Scène V

 

LA COCARDE, DUFOUR, CHAUVIN, DUMONT, CATIN, SOLDATS

 

Plusieurs petits détachements entrent sur l’air : Garde à vous. On les reconnaît. On forme les faisceaux. Chauvin et Dumanet arrivent les derniers. Chauvin et Dumanet entrent sur l’air de la Clochette. Me voilà.

CATIN, à moitié dans la coulisse.

Allons donc, Chauvin !... allons donc, Dumanet !... Arrivez donc, clampins !

DUMANET.

Est-ce que nous pouvons aller plus vite ?... puisque Chauvin est indisposé.

CHAUVIN, entrant : il a la figure jaune et le ventre gros.

J’en puis plus !... c’est fini !... j’ suis perdu !... Mes amis, vous voyez un homme dans un état épouvantable !...

PLUSIEURS SOLDATS, riant.

Qu’est-ce qu’il adonc, ce pauvre Chauvin ?

LA COCARDE.

Eh ! mon garçon, qu’est-ce qui t’est arrivé ?... Comme tu es changé !...

CHAUVIN.

Je l’ crois ben que j’ suis sangé !... on le s’rait à moins...

Il se tâte le ventre.

Oh ! dieu ! comme je souffre !

DUMANET, tirant Chauvin à part.

Chauvin, ils vont te gouailler, c’est sûr ; ne leur dis pas pourquoi que t’est enflé comme ça.

LA COCARDE, à Chauvin.

Comme t’es jaune !... Est-ce que ta respectable mère t’a envoyé du pain d’épice de Reims ?

CHAUVIN.

Vieux grognard ! je ne vous croyais pas susceptible d’outrager un homme aux portes de la mort !

LA COCARDE.

Mais dis-nous donc ce que t’as ?...

CHAUVIN.

Ce que j’ai !... ce que j’ai !... Écoutez donc, et plaignez-moi :

Air : J’ai perdu mon couteau.

J’ai mangé du chameau,
J’ai l’ ventr’ comme un tonneau,
J’verrai pus
(bis.) mon hameau,
Ça m’brûl’ dans chaqu’ boyau.
Dir’ qu’un peu d’aloyau
Peut conduire au tombeau !
J’ai mangé du chameau.
(bis.)
D’puis c’matin au bivouac,
J’ai des coliqu’s d’estomac.
Moi, j’ croyais m’mettre en frairie,
J’mang’ de c’te viand’ debouch’rie,
On m’disait qu’ c’était bon,
Et comm’ c’était nouveau  
J’en mange un bon morceau ;
Mais c’était de la poison.

Cré coquin !... cinquante livres de galette, pâte ferme, ça ne pèserait pas plus... Le sérurgien m’a dit qui n’ connaissait pas de médecine capab’ de faire passer ça... Ô mes amis ! je suis flambé !... vous m’enterrez dans l’ sable... Ô mon Falaise ! mon papa ! ma maman ! je n’ vous embrasserai plus d’ vive bouche... il ne me reste plus qu’à vous écrire.

J’ai mangé du chameau, etc.

C’chameau là qu’ j’ai mangé,
Y d’vait être enragé ;
(bis.)
J’sens qu’j’ai une fièvre délirante !
Ô ma Sophi’ ! mon amante !
Pendant qu’j’me meurs à c’t’heur’,
T’es chez nous tranquill’ment,
Et t’attend ton amant
Qui n’f’ras pas ton bonheur.

Et le peux-je faire, ton bonheur !... dis-moi si je le peux-je ? dans cet état... avec une indigestion mortelle !... Ô ma Sophie, que j’ t’ai dit en partant... sois calme... garde-moi ta foi... bientôt je reviendrai vainqueur, et je te rapporterai des couronnes de lauriers, avec six couverts en métal d’Alger... Mais hélas...

J’ai mangé du chameau, etc.

LA COCARDE.

J’ mangerais quatre chameaux morts, qu’ ça ne m’enr’humerait seulement pas... Poltron que tu es ! comment tu as peur pour si peu de chose !

CHAUVIN.

Si peu de chose... Y m’ semble que c’est gentil comme ça.

CATIN.

Ça n’ sera rien, ça s’en ira.

CHAUVIN.

Bah ! vous croyez que mon ventre se dissoudra ?

LA COCARDE.

Certainement, Jean-Jean... Viens boire avec nous, et le liquide chassera cela.

CHAUVIN.

Vous m’ rassurez un peu ; c’ que vous m’ dites-là me met du miel dans le sang.

LA COCARDE.

Te rappelles-tu ce que je t’ai prédit un jour, que tu payais bouteille... Chauvin, que j’ t’ai dit, mon garçon, tu iras loin ; ainh ! j’ crois que tu es loin...

CHAUVIN.

C’est pourtant vrai, l’ancien, qu’ vous avez d’viné ça.

LA COCARDE, allant vers ceux qui boivent.

Allons, viens boire un coup.

CHAUVIN.

Oui, l’ancien, je sui’ à vous... Dis donc, Dumanet, viens boire ; l’espérance est renaquis dans mon âme...

DUMANET.

C’est égal, si tu en réchappes, j’ te conseille de n’ pus te faire des bosses avec du chameau.

CHAUVIN.

Oh ! non, je m’ai pas assez méfié de la viande d’Afrique... mais maintenant je m’y laisserai pus prendre. Tout ce qui sent l’Afrique m’est suspect... et vous Bédouins, Bédouines, Algériens et Algériennes, je me vengerai sur vous de la venette que vous m’avez causée. Je suis gonflé de colère... Ah ! vous lâchez exprès des chameaux malades... Ah ! vous jetez des boulettes... Ah ! vous empoisonnez les fontaines... de sorte qu’il n’y a pas seulement un verre d’eau à boire dans votre coquin d’ pays... Gare à vous ! la vengeance est le plaisir des dieux !

DUMANET.

Allons, ne t’échauffe pas la bile... Tiens, Chauvin, vois-tu Alger là-bas ; dir’ que dans queq’ jours le sérail sera à nous. Si nous attrapions queq’ odalisses.

CHAUVIN.

Si nous en attraperons ! certainement... elles seront toutes attrapées... Pour moi j’ veux faire des miennes.

Air : Amis, la matinée est belle.

Quand j’aurai gagné la victoire,
Je veux entrer dans le sérail,
C’est là le profit de la gloire ;
J’s’rai comme un loup dans le bercail,
J’veux embrasser tout’s les sultanes.
Eunuq’ parle bas,
Nous somm’s français, nous somm’s des crânes ;
Eunuq’ parle bas,
La deyess’ mêm’ ne m’échappera pas ;
Non, la deyess’ ne m’échappera pas.

C’est pas tout ; je voudrais encore en découdre avec le dey, avec ce dey bouché... Je veux le défoncer, et puis je mettrai son turban, pour voir la tournure que je suis susceptible d’avoirs.

DUMANET.

Toi, avec le turban du dey ! tu ferais un fier dey...

CHAUVIN.

Tiens, je ne ferais peut-être pas un dey si mal.

DUMANET.

Oh ! fameux, fameux, le calembour !... Décimal... celui-là est bon, ou

Barège est faux.

LA COCARDE, à moitié gris.

Ah ! ça, dites donc, vous autres ; vous parlez philosophie là bas, et vous ne v’nez pas boire... Arrivez donc, si vous voulez qu’il en reste.

CHAUVIN.

Nous v’là, nous v’là.

On entend battre le rappel, tous se lèvent.

QUELQUES SOLDATS.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DUFOUR.

C’est le convoi aux armes !... Garde à vous ! portez armes ! par le flanc gauche, gauche ! par file à droite, marche !

Les soldats défilent sur l’air du pas redoublé.

 

 

Scène VI

 

CATIN, LA COCARDE, chancelant

 

LA COCARDE.

Le diable m’emporte ! mais la vue est offusquée !... y me semble que j’ vois danser les Bédouins.

On entend quelques coups de fusil.

Est-ce que nous sommes aux Pyramides ?

CATIN, vivement.

Eh bien ! la Cocarde, qu’est-ce que tu fais-là ? on s’ bat.

LA COCARDE.

On s’ bat... sois tranquille... j’ rattraperai l’ temps perdu. Camarades, les siècles nous contemplent !... comme il adit le petit... Ous qu’y sont, ces Bédouins ? qu’on les détruise... En avant ! j’ai la cocarde de l’ancien, en route !

Air du pas redoublé. Il sort en courant, la fusillade continue.

 

 

Scène VII

 

CATIN, seule

 

Pauvre la Cocarde ! la tête n’y est plus... Maintenant il ne peut plus supporter la boisson... Pourvu qu’il ne fasse pas quèque bêtise !...

La fusillade redouble.

V’là qu’ ça ronfle... Ça fait mal, quand on pense qu’une partie de ces balles-là atteignent des Français.

Elle regarde dans la coulisse, et monte sur le tertre.

Ah ! d’ici l’on peut tout voir.

Air : de Bonaparte à Brienne.

Ah ! je tremble pour nos soldats !
Oui, déjà le combat s’engage,
Les bédouins ont l’avantage,
Mais les nôtres ne recul’nt pas...
Chacun d’eux, dans la mêlée,
Se lance à travers les feux,
Not’ colonne est ébranlée
Par nos enn’mis plus nombreux.
S’ils sont plus que nous dans leurs rangs,
Qu’import’, on saura les combattre !
Des Français... ça compte pour quatre,
Ils l’ont prouvé depuis longtemps.
Mais l’affaire continue,
Je ne vois plus rien, hélas !
La poudre obscurcit ma vue
Je cherche en vain nos soldats !
Daigne écouter ma faible voix,
Ô, dieu puissant de la victoire !
Si tu nous refusais d’la gloire,
Ça s’rait donc la premier fois.
Et vous, nos amis de France,
De vos frèr’s, pleins de valeur,
Ah !pour payer la vaillance,
Fabriquez des croix d’honneur.
Mais que vois-je !... oui, ce sont eux,
Oui, j’les vois. Ah ! plus de doute,
Nos ennemis sont en déroute,
Et la victoire est à nous,
Oui, la victoire est à nous.
(bis.)

Courons au-devant d’eux !

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

CHAUVIN, DUMANET, ZELMIRE, NÉARA

 

Ils amènent deux odalisques, qu’ils ont affublées de leurs sacs ; ils ont chacun un turban sur la tête. Air du Barbier de Séville entrée du comte Almaviva en soldat ivres.

CHAUVIN.

Par ici, odalisses, par ici... Corbleu, suivez vos vainqueurs ! Arrive donc, Dumanet.

DUMANET.

Me v’là, me v’là... Fallait bien que j’attachisse mon chameau.

À l’odalisque.

Porte mon sac, souris de Mahomet, ou je trestremine, car je suis féroce comme le Bédouin.

LES DEUX ODALISQUES.

Pitié, monsieur le soldat !

DUMANET.

Nous allons voir ça.

CHAUVIN.

Dis donc, Dumanet, c’est amusant d’être vainqueur... Regardez-moi, odalisses, vous implorez vos maîtres... Approchez, nous ne sommes pas des Brutus.

DUMANET.

Approchez, sultanesse, nous ne sommes pas des rhinocéros.

ZELMIRE et NÉARA.

Ne nous faites point de mal.

CHAUVIN.

Fi donc, au contraire ; nous sommes de bons enfants, mais. dame !...

Air : Garde à vous !

Filez doux, (bis.)
Tâchez d’nous satisfaire ;
Si vous pouvez nous plaire,
Ça s’ra tant mieux pour vous,
Filez doux.
(ter.)
Mon âme est tendre et bonne,    }
Mais faut fair’ c’que j’ordonne,     }
Sinon je donn’ des coups,            }
(bis.)
Filez doux.                                     }

DUMANET, lui tapant sur l’épaule.

Farceur, va... On voit bien que t’as l’habitude de parler à des dames.

CHAUVIN.

Viens ici, mon odalisse ; viens, souris de Mahomet ; viens, ma chatte.

NÉARA.

Me voici.

DUMANET, à Zelmire, d’un air prétentieux.

Approchez, sultanesse !

ZELMIRE.

Je suis à vos ordres.

DUMANET.

Dis donc, Chauvin ?

CHAUVIN.

Hein ?

DUMANET.

Entends-tu ? elle est à mes ordres... C’est bien, Mademoiselle, comment vous appelez-vous ?

ZELMIRE.

Zelmire.

CHAUVIN.

Tiens, comme la petite chienne à ma tante. Oh ! ma tante sera bien surprise, quand je lui dirai que j’ai trouvé l’anonyme de sa petite chienne à Alger.

À Néara.

Et toi, comment t’appelles-tu ?

NÉARA.

Néara.

DUMANET.

Néa...

CHAUVIN.

Ra... c’est fort joli... Néara...

DUMANET.

Oui, mais c’est trop difficile à retenir... je ne pourrai jamais dire Néara... C’est fort amusant d’être pacha.

CHAUVIN.

C’est pas tout... tu vas voir... faut leur faire la cour... Je lui jetterais bien l’ mouchoir, mais j’en ai pas... c’est égal... Néara, votre vainqueur voudrait un baiser.

NÉARA.

Oh ! non.

Elle cherche à s’échapper.

CHAUVIN, la retenant.

Doucement, doucement, odalisse... Diable ! vous n’êtes donc pas encore civilisées dans votre pays ?

DUMANET, d’un air assuré.

Zelmire, votre maître veut un doux baiser.

ZELMIRE.

Non, non, laissez-moi.

DUMANET.

Ah ! ça, comme elles sont farouches !... Dis donc, Chauvin, elle ne veut pas...

CHAUVIN.

Ça n’ fait rien... raison de plus... c’est bien là ce qui en fait le charme.

Air du Barbier de l’Empire.

Il faut les embrasser.

NÉARA et ZELMIRE.

Ah ! daignez nous laisser.

CHAUVIN.

Nous n’voulons point d’entraves.

NÉARA et ZELMIRE.

Ayez pitié de nous.

CHAUVIN.

À nos vœux rendez vous,
Car vous êt’s nos esclaves.

NÉARA et ZELMIRE.

Grâce.

CHAUVIN.

Non pas.

NÉARA et ZELMIRE.

Grâc’, Messieurs les soldats.

CHAUVIN.

N’craignez point qu’on vous vesque,
Nous somm’s français ;
Nous aimons les attraits,
Mais nous respectons l’sesque.

ENSEMBLE.

Il faut les embrasser, etc.

DUMANET.

Ah ! c’est charmant,
Ces femmes là vraiment,
N’sont point du tout communes.
On n’dira plus
Que nous sommes venus
En Afriqu’ pour des prunes.

ENSEMBLE.

Il faut les rembrasser, etc. 

DUMANET.

Je l’ai embrassée deux fois... Je suis dans le ravissement !

CHAUVIN, s’assied mollement sur le tertre.

Dumanet, viens ici...

DUMANET.

Pourquoi ?

CHAUVIN.

Tu vas voir... Bayadères amoureuses, je voudrais que vous charmissiez nos loisirs.

DUMANET, à part.

Quelle idée il a !... Oh ! homme à femmes, va !...

CHAUVIN.

Vous allez déployer les ressources de votre état... Tâchez de flatter nos caprices, et nous serons bons pour vous ; nous sommes vos vainqueurs, vos maîtres ; mais nous aurons des égards, tout en vous traitant comme des esclaves... Faites comme si vous étiez au sérail... nous sommes les pachas... ainsi donc, chantez, dansez, et quand vous aurez fini recommencerez pour délecter nos âmes...

DUMANET.

J’aimerais assez que vous nous joussiez un petit air de clarinette.

CHAUVIN.

Imbécile ! nous n’avons pas seulement un simple mirliton... Allons, odalisses, commencez...

Néara et Zelmire s’avancent pour danser, lorsqu’on entend un roulement. Dumanet et Chauvin se lèvent.

DUMANET.

Qu’est-ce que c’est qu’ ça ?

ZELMIRE.

Air : Entendez-vous ? etc. (de la Fiancée.)

Entendez-vous ? c’est le tambour
Qui vous appelle à votre poste.
Entendez-vous ? c’est le tambour
Qui doit ici commander à l’amour.

CHAUVIN, à Néara qui veut se sauver.

Arrêtez, charmante bayadère !...
Avec nous demeurez un instant,
Nous avons l’temps ; car nous autr’s militaires
Nous f’sons l’amour tambour battant...

Chœur.

ZELMIRE et NÉARA.

Entendez-vous ?c’est le tambour, etc.

CHAUVIN et DUMANET.

Eh ! oui, vraiment, c’est le tambour, etc.

On entend un autre roulement.

CHAUVIN.

Diable ! y sont pressés, faut les rejoindre, ça n’ badine plus.

DUMANET.

Qu’est-ce que nous allons faire de notre chameau et de nos esclaves ?

CHAUVIN.

Nous verrons, nous verrons... mais vite en route !... sans quoi on nous mettrait aux arrêts.

Air de la Galopade.

Vit’, sauvons-nous, ne perdons pas de temps,
Garr’ la sall’ de police ;
Car, sans façons, quoiqu’ nous soyons sultans,
On nous mettrait dedans.

DUMANET et CHAUVIN.

Vit’, sauvons-nous, etc.

NÉARA et ZELMIRE.

Vit’, sauvez-vous, ne perdez pas de temps,
Gar’ la sall’ de police ;
Car, sans façons, quoiqu’ vous soyiez sultans,
On vous mettrait dedans.

Chauvin et Dumanet vont pour sortir, quand ils sont arrêtés par plusieurs bédouins.

DUMANET.

Ah ! v’là des Bédouins... En avant, l’ briquet !

UN BÉDOUIN.

Rendez-nous ces esclaves ! ou vous êtes morts !...

CHAUVIN.

Nous ne rendrons rien du tout... Allons, chaud, chaud, en avant !

Chauvin et Dumanet se battent contre cinq Bédouins : ces derniers les serrent de près ; ils reprennent les esclaves. Chauvin et son camarade vont succomber quand paraît le vieux la Cocarde.

LA COCARDE, s’élançant sur les Bédouins.

Tout beau, moricauds !... j’ vais vous donner du fil à r’tordre... Ah ! vous êtes cinq contre deux...

À Chauvin.

Courage, enfants ! l’ancien est avec vous !

Ils se battent un moment ; mais les Bédouins fuient bientôt. La Cocarde tire sur eux et les poursuit.

DUMANET.

Ils se sauvent, les lâches !... Ouf ! le danger est passé !... C’est à ce brave la Cocarde que nous devons la vie.

CHAUVIN.

Oh ! oui ; car sans lui nous allions être massacrés...

Regardant dans la coulisse.

Oh ! comme il les poursuit !... En v’là  un brave !... Ah ! v’là les autres qui arrivent.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, DUFOUR, SOLDATS

 

Les soldats arrivent, ils apportent des objets du convoi. Air d’entrée.

DUFOUR.

C’est ici le point de ralliement.

Apercevant Chauvin et Dumanet

Tiens, qu’est-ce que vous faites donc là, vous autres ?... Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

CHAUVIN.

Il nous est arrivé que nous avons joliment manqué d’ sauter le pas. Nous avions cinq Bédouins à nos trousses... et nous étions perdus, quand notre brave camarade, le vieux la Cocarde est accouru à notr’ défense... c’est vous dire que les autres ont décampé plus vite que ça.

DUMANET.

Et maintenant il leur taille drôlement des croupières !... Il les a poursuivis de ce côté-là... J’ suis sûr que les autres sont bien loin.

DUFOUR.

C’est bon ! qu’on reste ici... Je vais voir s’il n’y a pas par-là quelques clampins... nous nous remettrons ensuite en route. Je reviens à l’instant.

À part.

Ce la Cocarde, je ne le prendrai donc point en défaut !

Il sort.

UN SOLDAT.

Ah ! voilà la Cocarde qui revient avec deux prisonniers.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, LA COCARDE a le visage rouge et animé

 

LA COCARDE.

Avancez, canailles ! avancez, camarades, j’ vous en amène deux tout en vie... Figurez-vous que ces moricauds là s’étaient cachés dans un buisson... J’ les ai dénichés tout d’ même ; au fait, ils avaient raison de se cacher, ils sont pas beaux du tout. Ils s’étaient mis cinq contre deux, c’est pas franc... c’est pas Français... Aussi demandez-leur comme je les ai mouchés... Répondez, Bédouins, vous ai-je mouchés ?...

À Dumanet et Chauvin.

Enfants, je suis content de vous ! vous êtes de courageux blancs-becs !

DUMANET.

Ça nous fait plaisir c’ que vous dites là, l’ancien.

CHAUVIN.

Oh ! oui, qu’ ça fait plaisir !... Tenez, vieux grognard, voyez-vous, j’aime mieux un compliment d’ vous que d’ notr’ capitaine... C’est que, voyez-vous, toute l’armée vous aime et vous estime, vous !... nous vous prenons tous pour modèle. Vous n’avez pas d’ grade, vous ; mais vos épaulettes de laine, qui sentent la poudre, sont plus respectées que bien des épaulettes d’or... oui, tout le monde aime et respecte le vieux la Cocarde... La Cocarde ! quel beau nom !... Ah ! j’ veux pus m’ nommer Chauvin, moi, c’est trop bête... j’veux m’ nommer la Victoire, ou bien César... ou bien Apollon... c’était un fameux troupier... Oh ! l’ancien, comme c’est beau d’ se nommer la Cocarde !

LA COCARDE.

Oui, que c’est un beau nom !... Ça me rappelle toujours l’époque à laquelle on m’a nommé ainsi.

Pause. Tous les soldats entourent la Cocarde.

Nous v’nions de nous battre... Le petit était à pied... il avait prêté son cheval à mon pauvr’ père, qui était blessé... On venait de faire halte... Quelle soirée, mille zien !... le soleil se couchait tout rouge... on voyait au loin les Pyramides... Il s’arrête près de moi,

Il s’efface.

y me regarde, et v’là qu’y dit : Je te reconnais, mon brave ? C’est possible, que j’ dis... nous nous serons vus ousqu’il y avait de la fumée... Comment t’appelles-tu ?... Le nom n’y fait rien, que j’ réponds... Alors y m’ présente la main comme ça... Mille tonnerres, j’ me fais pas prier, je l’empoigne, et j’suis sûr qu’y s’en est ressenti... dam’, j’y allais d’ bon cœur... Ma cocarde s’était perdue dans le combat... y s’en aperçoit... et y m’ donne la sienne... la sienne... il l’avait portée !... et moi aussi, j’ l’ai portée !... tant qu’ j’ai pu... Mes camarades, depuis c’ jour-là, ne m’ont plus nommé que la Cocarde... Et maintenant sa cocarde...

CHAUVIN, avec émotion.

Eh bien ! maintenant...

LA COCARDE, frappant sur son cœur.

Maintenant, elle est là...

Ouvrant son habit.

Tenez, la voilà.

CATIN.

Que fais-tu, tu vas te perdre ?

TOUS, regardant la cocarde.

Ah ! qu’elle était belle, notre vieille cocarde !

LA COCARDE.

Celle-ci ne me quittera pas, tant que je vivrai ; elle restera là, sur ce cœur qui battra toujours au nom de Napoléon.

DUMANET.

Ah ! la Cocarde, permettez-moi de la toucher. 

La Cocarde la lui présente. Dumanet la baise, Chauvin et les autres l’imitent.

CHAUVIN.

Quelles brillantes couleurs !...

À la Cocarde qui replace sa cocarde sur sa poitrine.

C’est pas là qu’elle devrait être... comprenez-vous, l’ancien ?

LA COCARDE.

Que dis-tu ?

DUMANET.

Chauvin a raison... C’est là, sur votre schakos, qu’il faudrait la voir.

TOUS.

Oui ! oui !

LA COCARDE, jetant la cocarde blanche, et plaçant la sienne à son schakos.

Ici, ici, vous voulez dire... Tenez, la voilà !

Tous les soldats s’effacent, et portent la main au front, en signe de respect. La Cocarde est rayonnant de bonheur. Dufour paraît au fond.

Chœur.

LES SOLDATS.

Air : Je reconnais ce militaire. 

Salut, cocarde de nos braves !
Salut à tes nobles couleurs !
Nous souffrons d’être des esclaves,
Te revoir fait battre nos cœurs.
(bis.)

CHAUVIN.

Ces couleurs de notre patrie
Rappell’nt des souvenirs bien doux !

LA COCARDE.

Puisses-tu, cocarde chérie,
Revenir un jour parmi nous !
(bis.)

Reprise.

Salut, cocarde de nos braves ! etc.

DUFOUR, arrivant tout-à-coup.

Que vois-je ! La Cocarde, que faites-vous ?quel est ce signe de révolte ?

LA COCARDE.

Silence, sergent de protection.

DUFOUR.

Vous allez de ce pas être conduit à la garde du camp... Rendez-moi cette cocarde ?

LA COCARDE, tirant son sabre.

Viens la prendre, si tu l’oses !

Dufour veut la lui arracher, la Cocarde le repousse et lève son sabre sur lui.

Arrière, sergent Dufour, je n’aime pas les jésuites.

CATIN, se jetant au-devant de la Cocarde.

Que fais-tu ? imprudent ! tu vas te perdre ?...

LA COCARDE.

Laisse-moi le corriger... Soldats, voilà les couleurs qui conviennent à tous les braves !... À bas votre torchon ! vive la cocarde tricolore ! Celle-là, c’est lui qui me l’a donnée ; elle a été sur son petit chapeau... Sergent Dufour, viens donc la cherchez !

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, LE LIEUTENANT

 

LE LIEUTENANT.

Quel est le motif de ce désordre ?... Que vois-je ! la Cocarde, qu’avez-vous fait ?

LA COCARDE.

J’ai fait, j’ai fait... ça ne regarde personne.

Le reconnaissant.

Quoi ! c’est vous, mon lieutenant ? vous, le fils de mon brave colonel, vous aussi, vous voulez m’ôter ma cocarde ?

Il pleure.

LE LIEUTENANT, à part, avec compassion.

Le malheureux ! je ne puis le sauver.

Haut.

Sergent, faites votre rapport, je ferai mon devoir.

DUFOUR, à part.

Ça ne sera pas long.

CATIN.

Hélas ! il est perdu !...

LE LIEUTENANT.

La Cocarde, donnez-moi votre sabre, il le faut... mon devoir...

La Cocarde fait un mouvement, le lieutenant lui dit plus bas.

Ah ! crois bien que je ferai tout pour te sauver... Mais qu’as-tu fait, malheureux !

LA COCARDE, le donnant, et se frottant les yeux.

J’ai fait un rêve, mon lieutenant... je me croyais aux Pyramides !...

On entend le canon.

LE LIEUTENANT.

C’est le signal de l’attaque ! Aux armes !

TOUS LES SOLDATS.

Aux armes !

CHŒUR.

Air : Du Siège de Corinthe.

Oui, c’est le signal qui résonne,
Au combat, courons à l’instant ;
Courons tous, car le canon tonne,
Et la victoire nous attend.

LE LIEUTENANT.

Partons, amis...

À la Cocarde.

apaise tes alarmes ;
De mon pouvoir je saurai te servir...

LA COCARDE.

Ah ! par pitié, qu’on me rende mes armes !
Et qu’aux combats je puisse aller mourir.

La Cocarde fait voir son désespoir de ne pas pouvoir aller se battre, Les soldats défilent ; Catin, en les regardant partir, s’aperçoit qu’on a laissé sur le banc, le sabre de la Cocarde, et son fusil derrière l’arbre ; elle court à lui, et lui donne ses armes. Ils s’embrassent, et la Cocarde se hâte de rejoindre ses camarades. Tableau.

 

 

АСТЕ II

 

Le Théâtre représente l’intérieur du sérail. À droite, sur le premier plan, l’Aga fume, étendu mollement sur des coussins. Au fond, sur la terrasse, Ali regarde à travers une grande lunette, qui est sur un trépied, et examine ce qui se passe au dehors. Des odalisques dansent et forment des groupes.

 

 

Scène première

 

L’AGA, ALI, ZULÉMA, CLARA, ODALISQUES

 

CHŒUR.

Air.

Aux genoux de notre maître.
Les Français vont venir tous.
Mahomet va les soumettre, 
Ils tomberont sous nos coups.

L’Aga leur fait signe de sortir. Les odalisques sortent, et saluent l’Aga en passant devant lui.

L’AGA.

Eh bien, Ali ?

ALI, humblement.

Grande Lumière ! nos amis les Bédouins commencent leurs escarmouches... ils sont à peu près deux mille.

L’AGA.

Bon... Examine avec soin, afin que je rende un compte exact de la bataille à notre sublime dey, après lequel je commande en ces lieux.

ALI, examinant toujours.

Nos Bédouins vont, je crois, attaquer un corps français.

L’AGA.

Combien sont-ils ces Français ?

ALI.

Cinq cents environ, Grande Lumière !

L’AGA.

Par ma barbe, ils sont fous ! Cinq cents contre deux mille ! Jamais nos Turcs ne feraient des bêtises comme ça.

ALI.

Ils se croient forts comme des Turcs !... Nous verrons... Ils apprendront bientôt à connaître notre souverain maître... et leurs fronts insolents se courberont dans la poussière de votre palais.

L’AGA, se levant.

Je ne puis revenir de leur audace !

Air : Muse des bois et des accords champêtres.

Par Mahomet, c’est une extravagance,
À nous croit-on se frotter sans danger ?
Il est donc fou, ce monarque de France,
Que vient-il faire au royaume d’Alger ?
Songe-t-il bien à sa propre couronne,
Ce roi des Francs, que l’on dit si chrétien ?
Et lorsqu’il vient pour renverser un trône,  }
(bis.)
Lui-même est-il bien assis sur le sien ?     }

ALI.

On dit qu’il s’amuse à chasser.

L’AGA.

Qu’il tire sa poudre aux moineaux... nous tirerons la nôtre sur ses troupes.

On entend une vive fusillade.

Ah ! ah ! l’affaire s’engage... vois un peu, Ali, sans dans doute ces Français insolents sont balayés, anéantis, n’est-ce pas ?

ALI.

Oh ! Mahomet !... Ou mes yeux sont couverts d’un voile trompeur, ou je vois les Bédouins fuir avec rapidité.

L’AGA.

Misérable ! qu’oses-tu dire ?... Ce sont les Français qui se sauvent... ça ne peut pas être autrement.

ALI.

Cependant...

L’AGA.

Silence !

Air : Péters, dis-moi par amitié.

Esclave, ne blasphème point.
Quoi ! les Bédouins en déroute !
C’est impossible, et d’aussi loin
Tes yeux se sont trompés sans doute ?

ALI.

Je vais m’efforcer d’y voir mieux ;
Mais je crains d’avoir la berlue.

L’AGA.

Gare à toi,... si c’est la berlue ;
Car je te fais crever les yeux,
Afin de t’éclaircir la vue.

ALI, après avoir regardé.

Grande Lumière du Prophète, les tourbillons de poussière m’empêchent de bien distinguer... votre œil, peut-être, apercevra mieux que le mien ce qui se passe.

L’AGA.

Voyons donc moi-même.

Il regarde.

ALI, à part.

J’aime mieux ça.

L’AGA, après avoir regardé, saisit Ali par le cou, et lui met la tête à la lunette.

Infâme menteur ! ne vois-tu pas que tous ces Français, et particulièrement ceux qui sont au premier rang, se mettent à genoux devant mes troupes... or, quelqu’un qui se met à genoux est vaincu et demande quartier... Mes Turcs sont invincibles ! le Prophète m’a promis la victoire.

ALI.

Je ferai observer à sa Hautesse que la manière de se battre des Français...

L’AGA.

Silence, Ali !... ou je te fais empaler...

Il s’assied.

Que les danses recommencent.

Les odalisques rentrent en scène, apportant des fleurs et des cassolettes qu’elles déposent aux pieds de l’Aga.

Reprise du CHŒUR.

Aux genoux de notre maître,        }
Les Français vont venir tous.        }
Mahomet va les soumettre,          }
(bis.)
Ils tomberont sous nos coups.      }

L’AGA.

Zuléma, viens près de moi, et chante-moi une de ces romances qui savent me charmer.

Zelmire accompagne Zuléma avec une mandoline.

ZULÉMA.

Air : Bonheur de se revoir. (du Mariage impossible.)

Dans cet heureux séjour, la volupté respire,
L’amour y fait sentir son pouvoir enchanteur ;
D’un maître gracieux nous chérissons l’empire,
Et ce sérail charmant renferme le bonheur.
Ah ! ah ! ah ! ah ! c’est ici qu’est le bonheur.
(bis.)

Oui, l’on trouve en ces lieux les plaisirs de la vie,
Un charme plein d’attraits vient agiter le cœur.
Concerts, zéphyrs légers, parfums, douce ambroisie,
Tout vient s’y réunir pour donner le bonheur.
Ah ! ah ! ah ! ah ! c’est ici qu’est le bonheur.

Les odalisques recommencent leurs danses ; mais bientôt une forte détonation se fait entendre ; on entend battre la générale. Toutes les femmes se jettent à genoux. Un officier turc entre ; l’Aga se lève.

L’OFFICIER, à l’Aga.

Grand et puissant Seigneur, malgré tous nos efforts, les Français sont sur le point de pénétrer dans la ville, et je crois que la fuite...

L’AGA.

La fuite !... Malédiction sur ta tête !... Il nous reste encore des moyens de défense.

ALI.

Grand Soleil, vous feriez mieux de vous éclipser.

L’AGA.

Silence, ou je te fais couper la langue... Grand Mahomet, venge-nous !... Si le soudan français remporte la victoire...

Il réfléchit.

Oui, c’est décidé... Ali, je te donne la garde de mes épouses. Tranquillisez-vous, ce palais es miné, et si nos ennemis arrivent dans ces lieux, nous sauterons tous.  

ALI.

Où serais-je, Grande Lumière ?

L’AGA.

Je ne sais si je dois t’accorder cet honneur... Au fait, rassure-toi, tu sauteras aussi. Je vais aller recevoir les nouveaux ordres du dey. J’ai commandé qu’on détachât les fers de tous les prisonniers, et qu’on leur fît donner des armes... Ai-je été obéi ?

L’OFFICIER.

Vos ordres ont été exécutés... Les galériens ont béni votre clémence... les voici... On les amène, ainsi qu’un vieux militaire fait prisonnier ; ce soldat s’est élancé au milieu de nos balles, une hache à la main, et a ouvert un passage aux Français, en brisant la première porte de la citadelle.

L’AGA.

Pourquoi ne l’a-t’on pas massacré ?

L’OFFICIER.

Nous avons cru devoir l’épargner, dans l’espoir qu’il pourrait faire quelques révélations.

L’AGA.

C’est bien.

L’OFFICIER.

Voici les prisonniers.

Les odalisques sortent. Air d’entrée.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, JULIEN, LES PRISONNIERS, de diverses nations, puis LA COCARDE

 

L’AGA, aux prisonniers.

Vous êtes tous des misérables !... Mais j’ai besoin de vous, et j’oublie que vous êtes des galériens, pour vous faire la grâce de vous laisser tuer pour notre sublime dey... Y consentez-vous ?

LES PRISONNIERS.

Oui, donnez-nous des armes...

On leur distribue des armes.

JULIEN.

Quant à moi, je demande à être reconduit aux galères.

L’AGA.

Comment, coquin, tu refuses la liberté ?

JULIEN.

Il faut se battre contre des Français, et je suis né en France.

L’OFFICIER.

Ce prisonnier est intraitable depuis qu’il sait les Français en Afrique.

L’AGA.

Vous aurez soin qu’on l’empale... s’il n’obéit d’ici à une heure.

L’OFFICIER.

Il suffit. On amène ce soldat français...

L’AGA.

Qu’il approche.

La Cocarde arrive. Même air d’entrée que celui des prisonniers.

ALI, à la Cocarde.

Prosterne-toi devant ton souverain maître, la Lumière du Prophète.

LA COCARDE.

Qu’est-ce que cela veut dire, la lumière ?... cette vieille lampe-là ?

ALI.

Je te dis de courber la tête devant notre sublime maître.

LA COCARDE.

Hein ?...

Air de l’Artiste.

Ici, dans la poussière,
Que j’abaisse mon front ;
Qui, moi ?... vieux militaire...
Oh ! non, mille fois non !
La tête d’un vrai brave
Tombe dans les combats ;
Mais apprends, vil esclave,
Qu’ell’ ne se courbe pas !
(bis.)

L’AGA.

Il fait le mutin, je crois...

LA COCARDE.

C’est que je ne crains rien.

L’AGA.

Insensé !... Écoute, si tu me dis sur quel point les tiens ont réuni leurs forces, et de quel côté ils veulent entrer dans cette ville, je te donne la liberté et un chameau chargé d’or... Dis-moi donc ce que tu sais...

LA COCARDE.

Je ne sais rien. Quant à vos trésors, je ne vous conseille pas d’en disposer... car, dans quelques heures, ils n’ seront plus à vous.

L’AGA.

Vous croyez-vous déjà vainqueurs ?

LA COCARDE.

Insolent !.... Mais ça m’ fait c’t’ effet là.

L’AGA.

Bah ! vous n’avez plus votre Napoléon à votre tête !

LA COCARDE.

C’est vrai, c’est un brave de moins ; mais y en a d’autres... Les généraux ont changé, mais les hommes sont les mêmes, on vous l’ prouvra bientôt.

L’AGA.

Il me fait rire de pitié...

LA COCARDE.

Rira bien qui rira le dernier.

L’AGA.

Il ose m’insulter, je crois.

LA COCARDE.

Qui se sent morveux se mouche.

L’AGA.

Ce n’est trop !... Qu’on l’étrangle à l’instant !

LA COCARDE.

Mon dieu, étranglez-moi, peu m’importe !... Ici ou près des miens, il faut que je meure...

L’AGA.

Que dis-tu ?

LA COCARDE.

J’étais condamné à mort pour cause d’indiscipline... Du moins, je ne périrai pas de la main d’un Français, et je mourrai content, puisque je viens d’être utile à mon pays.

L’AGA.

Quoi ! tu es destiné à mourir au milieu des tiens ?... Eh bien, puisqu’ils veulent te tuer, je te fais grâce...

Aux siens.

Qu’on épargne cet homme !

On entend la fusillade.

L’AGA.

Courons au fort de l’Empereur, et allons tout préparer pour nous venger.

Air de Rossini.

Quelle insolence !
Du roi de France
Je saurai punir l’arrogance ;
Dans mes états,
Tous ses soldats
Trouveront bientôt le trépas.
(ter.)
Non, ces Français, remplis de suffisance,
D’être vainqueurs n’iront pas se vanter ;
On dit qu’ils sont amateurs de la danse,
Eh bien, alors, je les ferai sauter.
Quelle arrogance !
etc.

Il sort avec ses soldats.

 

 

Scène III

 

JULIEN, LA COCARDE

 

LA COCARDE.

Eh bien ! tu ne vas pas avec eux, toi ?

JULIEN.

Non, car je suis français comme vous, et je ne l’ai pas oublié, quoiqu’il y ait dix années que je gémisse dans les galères.

LA COCARDE, lui tendant la main.

Touchez là... Bien, mon garçon, bien ; on se console de porter des fers, mais jamais de trahir son pays.

JULIEN.

Ah ! dites-moi s’il nous reste quelqu’espoir... si je reverrai la France ?

LA COCARDE.

Si vous la reverrez... mille zieu ! certainement. Dans quelques heures vous serez libre.

JULIEN.

Libre... Oh ! que ce mot fait de bien !... libre !... ce n’est point une illusion !

LA COCARDE.

Non, mon ami, non... Les nôtres seront bientôt maîtres de cette ville, et vous pourrez retourner dans votre pays, et porter le bonheur dans votre famille.

JULIEN, soupirant.

Ma famille !... Non, je n’en ai point.

LA COCARDE, avec intérêt.

Vous n’avez plus de famille ?

JULIEN.

Je n’en ai jamais eu.

Air de l’Angélus.

Je ne possède aucun parent ;
Du sort, hélas ! triste caprice !
Pour père, j’eus un régiment,
Un’ vivandier’ fut ma nourrice.
(bis.)
Nul ne désire mon retour,
Je suis sans ami sur la terre ;
Mais la Franc’ m’a donné le jour,
Et j’veux aller revoir ma mère.
(bis.)

LA COCARDE.

Pauvre enfant !... Du moins tu reverras notre pays... Tu es encore plus heureux que le vieux la Cocarde.

JULIEN.

La Cocarde, dites-vous ? Votre autre nom serait-il Robert ?

LA COCARDE.

Oui, sans doute... Tiens, j’ suis donc en pays de connaissance ; je ne te reconnais pas, mais j’ai du plaisir à te voir.

JULIEN.

Depuis dix ans, voilà au moins un jour de bonheur. Moi qui croyais avoir tout perdu, je retrouve un vieux camarade, un ami.

LA COCARDE, l’examinant.

Que dis-tu ? j’ai été ton ami... et je ne te reconnaîtrais pas... corbleu !... Vois-tu, c’est que ma pauvr’ tête est malade !... Attends donc... ce que tu m’as dit tout à l’heure. Tu es enfant de troupe ?... quel espoir !

JULIEN.

Eh quoi, mon vieux Robert, vous ne vous rappelez pas ce petit tambour si méchant ?...

LA COCARDE.

Si... si... mais je crains de me tromper... Un bonheur aussi inespéré !... Julien ! Julien ! dis-moi si c’est toi !

JULIEN.

Oui, je suis Julien.

LA COCARDE.

Mon fils, embrasse-moi !

Ils s’embrassent.

JULIEN.

Oui, vous m’avez aimé comme un fils, et vous avez servi de père au pauvre orphelin abandonné.

LA COCARDE.

Toi, orphelin abandonné... Et si tu te trompais, si je te disais que ton père existe ?

JULIEN.

Il serait vrai !

LA COCARDE.

Que des motifs l’obligèrent à se taire sur ta naissance, et que depuis dix ans, son seul vœu est de te revoir, de t’embrasser, et de mourir en te disant : Julien, tu es le fils de Robert, du vieux là Cocarde !

JULIEN.

Mon père !... Ah ! mes pressentiments ne me trompaient donc pas !

LA COCARDE.

Ah ! viens donc encore dans mes bras !

Air : Époux imprudent, fils rebelle.

C’est toi, mon fils, que dans mes bras je presse ;
Quel doux instant !... Ah ! c’est trop de plaisir !...
Le sort enfin te rend à ma tendresse...
Ah ! sur mon cœur je veux te retenir...
Mon pauvre fils, comme ils l’ont fait souffrir !

JULIEN.

Pendant dix ans, accablé de misère,
De l’esclavag’ j’ai subi les horreurs ;
Mais aujourd’hui j’oubli tous mes malheurs,
En pressant la main de mon père.
(bis.) 

LA COCARDE, à part.

Son père ! y n’ l’aura pas longtemps, hélas !... Ah ! cachons-lui ça.

JULIEN.

Et mes vieux camarades !... Et la bonne vieille Catin qui m’a élevé, vit-elle encore ?

LA COCARDE.

Ah ! dam’, y en a qui manquent à l’appel... Quant à la bonne vieille, à Catin, elle existe toujours... Ah ! j’ai ben des choses à t’apprendre, mais c’est pas l’ moment.

On entend la fusillade.

Mille tonnerres ! on s’ bat là-bas, et nous sommes ici.

JULIEN.

Comment faire ? nous sommes gardés.

LA COCARDE.

Ah ! c’est égal, il m’est impossible de rester ici... Les boulets doivent être étonnés de n’ pas me voir dans les rangs.

JULIEN.

Courons donc !... Renversons cette sentinelle, et frayons-nous un chemin.

LA COCARDE.

Bien, mon fils, bien ; partons !

Air de sortie. Ils vont pour sortir, les sentinelles s’y opposent. Julien en renverse une, la Cocarde désarme l’autre, la jette par-dessus la muraille, et ils partent.

 

 

Scène IV

 

ALI, ZULÉMA, ZELMIRE, CLARA, ODALISQUES

 

Elles arrivent en courant.

LES ODALISQUES.

Chœur.

Air du Vaudeville de l’Épée et le Bâton.

Accourons en ces lieux,
On est bien sur cette terrasse ;
Pourvoir ce qui se passe,
En cet endroit nous serons mieux.

ALI.

Rentrez donc, s’il vous plaît ;
Écoutez-moi, Mesdames :
Parler raison aux femmes,
C’est comm’ si l’on chantait !...

LES ODALISQUES.

Nous restons en ces lieux, etc.

ALI.

Mesdames, rentrez dans l’appartement où vous étiez, ce n’est pas ici qu’il faut rester.

ZULÉMA.

Non... Nous voulons voir ce qui se passe, et demeurer dans cette galerie... Dites donc, Mesdames, nous allons donc les voir, ces gentils Français ! je brûle de les connaître. Toi, Zelmire, qui les a vus, puisque tu as été leur prisonnière pendant quelque temps, parle nous-en donc ; ces deux soldats t’ont-ils fait bien peur, quand ils t’ont prise avec Néara ?

ZELMIRE.

Oh ! mon dieu non !

Air : Mon pays avant tout.

Ils avaient pris d’abord un ton sévère,
Et je croyais qu’ils étaient forts méchants ;
Mais ils changer’nt bientôt de caractère,
Et chacun d’eux nous fit des compliments,
Oui, chacun d’eux nous fit des compliments.
J’étais sans craint’, quoique je sois peureuse,
De leur présenc’ je n’eus pas de frayeur ;
Enfin, près d’eux, j’étais si courageuse,
(bis.)
Qu’une douzain’ ne m’aurait pas fait peur.

Je puis vous assurer qu’ils sont fort aimables ; mais Clara, d’ailleurs, qui est française, peut nous en dire davantage.

CLARA, soupirant.

Ah ! oui, ces êtres-là sont bien aimables.

ALI.

Oh houris ! que dites-vous là ?... les Français aimables !... Mesdames, n’écoutez pas cette petite qui vous fait des contes en l’air ; apprenez donc, au contraire, qu’ils sont faux, volages, volontaires !

ZULÉMA.

C’est égal !

ALI.

Trompeurs, insolents, entêtés...

ZELMIRE.

C’est égal !

ALI.

On dit même qu’ils battent les femmes !

CLARA.

C’est égal ! ils sont charmants.

TOUTES.

Oui, oui, il sont charmants !

ALI.

Ô Mahomet ! comme elles divaguent !... Comment pouvez-vous trouver ces Français charmants ?de loin, il est possible de s’y tromper, mais si vous les voyiez de près, vous les trouveriez affreux.

CLARA.

Eux, affreux ! quelle calomnie !...

Aux odalisques.

Si vous pouviez voir mon Eugène, mon étudiant en médecine, vous verriez s’ils sont affreux !

ZELMIRE, à Ali.

Je les ai bien vus, moi, et vous ne savez ce que vous dites.

ALI.

Je vous dis qu’ils sont affreux ! et puis quel caractère !

Air du vaudeville des Frères de lait.

Ils sont méchants, jaloux, pleins d’arrogance,
Trompeurs, bourrus, insolents et fort laids,
C’est une horreur !... enfin, sachez qu’en France,
Tous les maris à leurs femm’s font des traits,
Voilà, ma chèr’, ce que sont vos Français.

ZULÉMA.

Oui, mais chez eux on n’enferm’ point les dames,
Tout est prévu dans leur charmant pays,
Et si parfois les maris tromp’nt leurs femmes,
Les femm’s, du moins, peuv’nt tromper leurs maris.

ALI.

Si notre sublime dey vous entendait !

ZULÉMA.

Oui, mais il ne nous entend pas... et comme nous ne voulons pas que tu saches non plus ce que nous disons, va le rejoindre, vas Ali... tu nous rapporteras de ses nouvelles.

ALI.

Oui, sultane favorite, j’obéis ; mais craignez les conséquences...

ZULÉMA.

Va-t’en, tu es un sot !

ALI.

Oui, grande sultane.

ZULÉMA.

Air : Tu vas changer de costume et d’emploi.

Vite obéis, pars, et dans un instant
Tu reviendras apporter les nouvelles.
En liberté laisse-nous un moment.

ALI.

Elles vont en dire de belles !

ZULÉMA.

Gentils Français accourez nous charmer !

ALI.

Peut-on dir’ des choses pareilles !
Je suis certain qu’elles vont blasphémer...
Mahomet bouche tes oreilles.
(bis.)

TOUTES.

Vite obéis, etc.

 

 

Scène V

 

ZULÉMA, ZELMIRE, CLARA, ODALISQUES

 

ZULÉMA.

Enfin, ce vieux fou est parti.

ZELMIRE.

Oh ! Mesdames, on les aperçoit d’ici.

ZULÉMA.

Qui ?

ZELMIRE.

Les Français... Les voyez-vous ?

ZULÉMA.

C’est vrai, les voilà... Tant mieux, ils nous délivreront de cet esclavage dans lequel on nous retient, et nous pourrons aller en France, où les femmes sont si heureuses.

TOUTES.

Oui, oui, nous irons en France !

CHŒUR.

Air : Vive, vive l’Italie ! (Dilettante d’Avignon.)

Vive le pays de France !                    }
C’est le pays des amours !                }
Oui, c’est là que l’existence               }
(bis).
Coule au milieu d’heureux jours !     }
Oui, c’est là, c’est là que l’existence
Doit couler au milieu d’heureux jours !

ZULÉMA.

Ah ! ça, Mesdames, maintenant venez ici toutes, et écoutez-moi.

On l’entoure.

Selon les apparences, il est probable que les Français seront vainqueurs d’Alger, et alors, gare à nous ; car vous savez que ce sont des séducteurs.

Air : Sur une onde tranquille.

Le Français est aimable,
Son langage est flatteur,
Près de femme intraitable
Souvent il est vainqueur.
Craignons d’être légères ;  }
(bis.)
Mais dans notre pays,        }
N’ soyons pas plus sévères       } (
bis.)
Qu’on ne l’est à Paris.                }

Il faut bien nous défendre,
Sachons les repousser,
Et s’ils vienn’nt d’un air tendre
Demander un baiser,
D’abord soyons rebelles ;  }
(bis.)
Mais dans notre pays,        }
N’soyons pas plus cruelles      }
(bis.)
Qu’on ne l’est à Paris.              }

CLARA.

Oh ! bien alors, il n’y aura rien de trop...

On entend le canon.

Pourvu qu’ils remportent la victoire.

Elle soupire.

ZULÉMA.

Quel soupir !

CLARA.

Ah ! ma chère, quand on a habité la rue Vivienne, et qu’on se trouve dans un sérail où l’on ne peut remuer, c’est pas gai. Où sont mes parties de Mémorency, mes mélodrames de la Gaîté 

ZULÉMA.

Aussi pourquoi as-tu quitté ton pays, puisque tu étais si heureuse ?

CLARA.

L’ambition, ma chère... Vous savez que je travaillais dans les modes... Un beau matin je m’avise de courir le monde, je m’embarque pour aller en Italie, faire des chapeaux et des modes.

ZELMIRE.

Comment toute seule ?

CLARA.

Oh non ! j’avais suivi un commerçant anglais, qui devait m’acheter un magasin, et me mettre dans mes meubles... Hélas ! le pauvre homme, ils l’ont empalé, ma chère !... Notre bâtiment capturé, fut conduit à Alger, et moi vendue... Depuis cette époque, j’exerce la couture pour le Grand-Turc.

ZULÉMA.

Il faut espérer que tu retourneras bientôt chez tes compatriotes, et nous aussi.

CLARA.

Ah ! si vous saviez comme ces mortels-la ont des séductions, quel plaisir vous trouveriez dans notre capitale !... Comme j’étais heureuse avec mes camarades !...

Air : Que de mal, de tourments ! (de la Fiancée.)

Grisettes de Paris,
Dans mon joyeux pays
Nous avions le bonheur en partage !
La s’maine on travaillait,
Et quand l’ dimanch’ venait,
Nous goûtions un bonheur sans nuage.
Dès l’ matin, en coucou,
Nous partions pour Saint-Cloud,
Et l’amour, en lapin,
Avec nous f’sait l’ chemin.
Comme nous nous amusions !
Dans les champs nous courrions...
Nous mangions
Du lait, des macarons.
Quand arrivait le soir,
C’était un autre espoir
Nous r’prenions l’ chemin de la barrière ;
On r’venait en chantant,
Et, sans perdre un instant,
Nous allions danser à la Chaumière.
La bièr’, les échaudés,
Nous étaient prodigués ;
Jusqu’au milieu d’ la nuit
Nous dansions sans répit ;
Une foul’ de jeunes gens
Nous f’saient des compliments.
Ah ! vraiment,
Que c’était amusant !
Hélas ! minuit sonnait,
Par malheur il fallait
Renoncer à cett’ gaîté bien franche ;
Mais l’amour, entre nous,
Se donnait rendez-vous :
C’est ainsi que finissait l’ dimanche.
Mais il restait toujours                  }
Du bonheur pour huit jours !       }
Oui, nous avions toujours           }
(bis.)
Du bonheur pour huit jours !       }

ZULÉMA.

Quel tableau séduisant !... Je voudrais déjà pouvoir jouir de ce plaisir.

Quelques coups de fusil. Les odalisques courent sur la terrasse.

ZELMIRE.

Eh ! mais, on commence une attaque de ce côté-ci... Voilà des Français qui montent à l’assaut.

ZULÉMA.

Voyons... En effet...

On entend le canon.

Dieux ! comme ils se battent... ils seront bientôt dans ce palais... Oh ! Mesdames, en voici deux qui ont déjà escaladé la seconde muraille, ils se dirigent de ce côté... Ah ! un garde du sérail les a vus, il les couche en joue.

On entend un coup de fusil ; elles jettent un cri, et s’enfuient. Zuléma reste seule, et se tient sur le sofa, en examinant ce qui va arriver.

 

 

Scène VI

 

ZULÉMA, DUMANET, CHAUVIN

 

CHAUVIN, montrant sa tète au-dessus de la muraille du fond.

Cré coquin ! pousse donc, Dumanet, j’ coule.

ZULÉMA.

Ils pénètrent dans ces lieux... Qu’ai-je à craindre ? ils ne me feront pas de mal.

CHAUVIN, à cheval sur la muraille.

Victoire ! victoria ! victorias ! m’y v’là.

DUMANET, du dehors.

Chauvin, aide-moi donc.

CHAUVIN.

Ah ! c’est vrai...

Il lui tend la main.

Tiens, empoigne...

Dumanet monte, et ils sautent tous deux sur le théâtre.

Air : Ah ! si madame me voyait !

Oui, c’est bien le sérail, vraiment !...
Nous y voilà, c’ n’est pas sans peine !
Sans l’ordre de not’ capitaine
J’ai pris mon billet de log’ment,
Je m’ content’rai de cet appartement.
Qu’on obéiss’, par sainte Barbe !
D’vant nous qu’ chacun soit abaissé !
Au dey d’Alger nous f’sons la barbe,
Et Mahomet est enfoncé !
(bis.)

DUMANET.

Ma foi, c’est gentil, ici, c’est très gentil ; ça vaut Desnoyers et le Grand Vainqueur... Allons, allons, c’est propre, c’est gentil.

CHAUVIN.

J’ crois ben, c’est plus brillant que l’ café des Aveugles... Ça f’rait une jolie caserne... C’est lithographié sur tous les murs.

DUMANET, apercevant Zuléma, et se pâmant d’aise.

Oh ! oh ! Chauvin... Chauvin, oh ! oh !

CHAUVIN.

Eh ben ! qu’est-ce que c’est ?

DUMANET.

Oh ! tu n’ vois pas... là-bas... sur ces oreillers.

CHAUVIN.

Dieu ! c’est une femme !... Part à moi seul !

Il court à elle.

DUMANET.

Que cet être-là est t’hardi !

CHAUVIN.

Venez, venez, jolie locataire du sérail ; vous n’avez plus de maîtres que nous... Les Français viennent d’entrer dans Alger avec effraction... Ne craignez rien, nous sommes de bons enfants.

ZULÉMA.

Je reconnais la galanterie française, et je me fie à vous.

CHAUVIN.

Confiance qui nous flatte, et dont nous n’abuserons pas, femme charmante !

DUMANET.

Oh ! la belle créature !... Je trouve qu’elle ressemble à Françoise, tu sais, la blanchisseuse de la rue du Petit t’Hurleur !

CHAUVIN.

T’est bête... Tu vois bien qu’ell’ n’a pas d’ tablier.

DUMANET.

Ah ! c’est vrai... Chauvin, je me sens amoureux d’elle.

CHAUVIN.

Contiens-toi, Dumanet... Laisse-moi lui faire la cour, ça t’apprendra à être aimable.

DUMANET.

Au fait, oui, je veux bien... mais j’en trouverai d’autres, n’est-ce pas ?... Oh ! d’abord, il m’en faut absolument !

CHAUVIN.

Oui, mais laisse-moi faire, j’ voudrais lui faire un calembour turc... Attends... Pourrais-je, charmante étrangère, savoir votre petit nom ?

ZULÉMA.

Je m’appelle Zuléma ; je suis la première sultane de ce sérail.

CHAUVIN.

Zuléma !... la sultane du dey !... grand dieu !

DUMANET.

Zuléma ! la sultane du dey ! grand dieu ! Ce n’est donc pas la guenon qui m’a égratigné le nez à l’entresol ?

CHAUVIN, enthousiasme.

Ô femme superbe ! écoute-moi... Tu es t’a moi, je suis t’a toi... Tu ne peux te maginer tout l’amour qu’éprouve le cœur de Chauvin. C’est mon nom... Je suis soldat dans la trente-quatrième. Écoute-moi, sirène ; ne repousse pas l’expression de mon délire... On a vu des rois épouser des bergères... Ô Sophie !... ma Sophie !... je puis bien t’être infidèle pour une sultane de première force !!! Belle bayadère ! je vous adore depuis longtemps... oui, depuis longtemps... car je vous ai déjà vue dans mes rêves... Oui, je me suis crée votre image, et j’étais fou de vous avant de vous connaître !!!

DUMANET.

Est-y blagueur ! est-y blagueur !

CHAUVIN.

Air : Eh, voilà comme ça s’arrange.

J’ m’étais formé l’ portrait charmant
D’un’ beauté rare et ravissante !
Et c’ portrait là, j’en fais l’ serment,
C’est l’ vôtre, Africaine séduisante !
J’ai vu bien des charmants objets,
Sophi’, Jeann’, Marguerit’ et Françoise ;
Mais j’ vous trouv’ mill’ fois plus d’attraits ! 
Qui, v’là la perl’ que je cherchais,
Et cette perl’... c’est un’ Turquoise !
(bis.)

ZULÉMA.

Vous en dites autant à toutes les femmes... Oh ! je sais que je dois me défier de vos serments.

CHAUVIN.

Zuléma, on vous a fait des cancans.

DUMANET.

Est-ce qu’il ya aussi des mauvaises langues, en Afrique ?

CHAUVIN, à Dumanet.

Tu vas voir comme je vais lui monter la couleur.

Air de la Batelière.

Écoute-moi, beauté timide,
Oui, je veux faire ton bonheur ;
C’est de l’amour bonne et solide
Que je ressens au fond du cœur,
Foi de Chauvin, parol’ d’honneur !

ZULÉMA.

L’inconstance,
En amour,
S’ voit en France
Chaque jour,
Et je nos’ faire un aveu.
(bis.)
Il faut de la prudence... (bis.)
Ça vaut la pein’, je pense,
D’y réfléchir un peu.
(4 fois.)

DUMANET.

Comme il l’allume ! comme il l’allume !

Il va s’asseoir sur le sofa, et fume avec la pipe de l’Aga.

CHAUVIN.

Deuxième couplet.

Tous deux cédons à la nature 
Chez toi l’on trouv’ de doux attraits ;
Moi j’ possède une jolie tournure...
Ah ! l’un pour l’autr’ nous sommes faits !
J’ suis incapabl’ de t’ fair’ des traits. 

ZULÉMA.

L’inconstance,
En amour,
S’ voit en France
Chaque jour.
Et je n’os’ faire un aveu.
(bis.)
Il faut de la prudence... (bis.)
Ça vaut la pein’, je pense,
D’y réfléchir un peu.
(4 fois.)

CHAUVIN.

Réponds, sultane adorée... accepte mon hommage.

DUMANET.

Oui, sultane adorée, accepte son hommage, tu ne t’en repentiras pas.

ZULÉMA.

Vous êtes mon maître, et je vous obéirai.

CHAUVIN, se jetant à genoux.

Ah ! je comprends, Zuléma... tu m’aimes !... tu m’aimes, Zuléma ! je n’en demande pas davantage... Ô mon infidèle ! sois-moi fidèle, et que ce baiser...

On entend du bruit.

ZULÉMA, l’arrêtant.

Silence ! j’entends Ali !...

CHAUVIN.

Ali !... Dumanet, elle entend Ali !...

DUMANET.

Elle entend Ali !... Ali, c’est le dey !

ZULÉMA.

Il s’approche... Je me sauve, car je serais perdue !

Elle se sauve.

CHAUVIN.

Ah ! c’est le dey !...

Il tire son sabre.

Cré coquin !...

DUMANET.

Chauvin, nous sommes perdus !... Il va venir avec toute sa suite... Sauvons-nous !... Je cours chercher les amis...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

CHAUVIN, seul

 

Dumanet !... Dumanet !... Eh bien, il me laisse seul !... C’est des bêtises !... On vient de ce côté... Dieu me pardonne, c’est le dey !... il est seul !... Dieu des batailles, comme dit le tambour :

Donne-moi la force et la vaillance
Dont j’ai besoin dans cette circonstance.

Attention, c’est le moment de nous montrer...

Il se cache.

 

 

Scène VIII

 

ALI, CHAUVIN, caché

 

ALI, entrant.

Barricadez toutes les portes, fermez toutes les issues... et tenez-vous prêts au moindre signal.

CHAUVIN, à part.

Il donne des ordres sanguinaires...

ALI.

Je rentrerai par la porte secrète.

CHAUVIN, paraissant tout-à-coup.

Tu rentreras, mon cher dey, si Chauvin te permet de sortir.

ALI, tirant son cimeterre.

Rends-toi, mécréant !...

CHAUVIN.

Créant toi-même !.... Ah ! tu fais l’insolent !... nous allons voir ça... Faut pas faire ton esbroufe, vois-tu, ça n’ prendrait pas... Allons, en avant !...

Ils se battent en chantant ce couplet.

Air : Natif du faubourg du Temple.

Mon cher dey faut que j’ t’entâme.

ALI.

Va je n’ crains pas le danger.

CHAUVIN.

J’ veux ici t’ prouver qu’ ma lame
Vaut mieux qu’ ton métal d’Alger.

ALI.

Par la barbe du Prophète,
Chien d’ chrétien, on t’empal’ra.

CHAUVIN.

J’ crois, mon vieux, qu’ tu perds la tête,
Nous verrons qui la gob’ra.
Une, deux... par-moi c’te feinte.
Si j’ t’attrapp’ je t’éreinte !
J’ suis Français, j’ suis Chauvin,   }
(bis.)
J’ tapp’ sur le Bédouin !                 }

Chauvin fait tomber le cimeterre des mains d’Ali.

Ah ! te voilà désarmé...

Ali cherche à fuir.

Non pas ! non pas !... Halte là ! Je vais te dépeindre le caractère français... nous ne frappons jamais sur un ennemi désarmé...

Il jette son sabre.

Maintenant, à nous deux, mon vieux !... Je manie, avec la même grâce, le briquet, le bâton et la savate... En avant, la savate !... Après, je te donnerai du bâton, si tu en veux... Allons, en garde !

Chauvin tirant la savate.

Deuxième couplet.

Allons, il faut être ingambe.

ALI.

Mécréant, attends un peu.

CHAUVIN.

Mon garçon, j’ vais t’ passer la jambe,
Et tu n’y verras qu’ du feu.

ALI.

Mahomet, que ton tonnerre
Vienne venger ton sujet.

CHAUVIN.

Je vais te rouler par terre,
N’en déplaise à Mahomet.
Reçois cette calotte,
Une, deux... par’-moi cett’ botte.
J’ t’app’ sur le Bédouin !                }
(bis.)
J’ suis Français, j’suis Chauvin,    }

Ali tombe à terre. Chauvin se jette sur lui, et lui donne des coups de poing.

Rends-toi, dey... tu es vaincu par Chauvin... Dis-moi où tu as enfoui tes trésors et tes sultanes ? Eh ! Dumanet ! Dumanet !...

DEMANET, de la coulisse.

Où es-tu, Chauvin ?

CHAUVIN.

Par ici !... Je tiens l’ dey !... il est vaincu !...

DUMANET, de même.

Amène-le ici !

CHAUVIN.

J’ voudrais bien... mais y n’ veut pas m’ lâcher.

DUMANET, de même.

J’y vas ! j’y vas !...

On entend battre la charge.

 

 

Scène IX

 

ALI, CHAUVIN, DUMANET, puis DUFOUR, LA COCARDE, CATIN, LE LIEUTENANT, JULIEN, SOLDATS

 

DUMANET.

Me voici... Ah ! hardi, Chauvin, c’te victoire là t’ fera honneur !... V’là les amis !... Camarades, par ici !... Chauvin a rossé l’ dey !...

Tous arrivent.

CHŒUR.

Air du triomphe de la Muette.

Quel jour heureux ! quel bonheur !                   }
La gloire au plaisir nous invite !                         }
(bis.)
Partout les Bédouins sont en fuite,                   }
Et, dans Alger, le Français est vainqueur !       }

LE LIEUTENANT.

Je nomme Chauvin caporal. 

CHAUVIN.

Caporal ! quel honneur !... ça m’ coupe la respiration... Ô Sophie ! tu seras fierte de ton amant !...

CATIN.

Et moi j’ te donne la goutte gratis.

CHAUVIN.

Accepté, estimable vivandière... comme vous comprenez la troupe !... C’est délicat... merci...

LA LIEUTENANT.

Je sais que plusieurs d’entre vous ont fait de belles actions... Quel est celui quia enlevé un drapeau au milieu des ennemis ?

TOUS.

C’est la Cocarde !

LE LIEUTENANT.

Qui a ouvert un passage à nos troupes, en abattant une porte du fort, malgré la mitraille qui pleuvait sur lui ?

TOUS.

C’est la Cocarde !

LE LIEUTENANT, allant vers la Cocarde.

Bien, mon brave, cette conduite ne nous étonne pas ; mais nous saurons la récompenser.

DUFOUR, impatienté.

Vous oubliez, lieutenant, que la Cocarde est sous le poids d’une accusation.

JULIEN.

Il se pourrait !

LE LIEUTENANT.

Hélas ! oui.

DUFOUR.

Le conseil de guerre n’a pu se réunir, tant l’attaque a été précipitée... La Cocarde ne peut conserver plus long-temps les armes qu’il s’est procurées ; j’ai l’ordre du capitaine...

LE LIEUTENANT.

Tu l’entends, mon pauvre ami ?...

LA COCARDE.

Oui, mon lieutenant, et je venais vous les rendre.

Air : T’en souviens-tu ?

Que n’ puis-je, hélas ! les mettre à la caserne,
Les rendre ainsi, ça me déchir’ le cœur ;
V’là mon fusil, mon sabre et ma giberne,
Dont les Bédouins n’ connaiss’nt pas la couleur.
Quant à mes ball’s, aux enn’mis d’ not’ patrie,
N’y a qu’un instant ell’s ont porté la mort ;
Mais au soldat s’il faut ôter la vie
Dans son fusil il en reste une encor.

CATIN, allant vers lui.

Allons donc, vieux, n’ faut pas avoir de ces idées là... On sait c’ que vaut un honnête homme.

LE LIEUTENANT.

Oui, sans doute. Rassure-toi, mon brave ! je ferai valoir ta belle conduite d’aujourd’hui... et crois bien que plus d’une voix s’élèvera en faveur de l’un de nos plus braves militaires.

DUFOUR, à part.

Oui ; mais je suis là, moi.

CHAUVIN.

Pardine ! c’est des récompenses qu’il mérite plutôt ! Allons, les amis, tout ça s’arrangera... il ne faut plus penser qu’au plaisir d’avoir enfoncé la boutique !...

TOUS.

Reprise de chœur.

Air du triomphe de la Muette.

Quel jour heureux ! quel bonheur !                   }
La gloire au plaisir nous invite !                         }
(bis.)
Partout les Bédouins sont en fuite,                  }
Et, dans Alger, le Français est vainqueur !      }

La Cocarde, Catin et Julien restent d’un côté ; ils sont consternés. Les esclaves arrivent, et invoquent la pitié des vainqueurs. Les soldats font éclater leur joie. Tableau.

 

 

ACTE III

 

Le Théâtre représente le rivage près d’Alger. On aperçoit la ville dans le fond. À gauche du spectateur est un rocher devant lequel s’élève un palmier, au bas un banc de gazon.

 

 

Scène première

 

QU’AS-TU, PRENDS-DONC, DE LA MARINADE

 

Ils descendent d’une barque ; leurs chapeaux sont ornés de longues cocardes blanches.

QU’AS-TU a un énorme parapluie.

Dieu soit béni ! nous voilà hors de danger ! nous touchons donc enfin cette terre d’Afrique !... Salut, sol Africain !...

Il ôte son chapeau.

Eh bien, mon cher Prends-Donc, vous voilà rassuré.

PRENDS-DONC.

Enfin je puis prendre haleine !... Ah ! mon cher Qu’as-Tu ! mon cher de la Marinade ! que de vicissitudes !...

DE LA MARINADE.

J’ai z’eu peur que nous ne naufragissions... Il a fait une orage conséquente !

PRENDS-DONC.

Je crois bien... notre chaloupe prenait l’eau.

QU’AS-TU.

Nous sommes enfin loin de cette France maudite !... On ne se doute pas ici que Paris est à feu et à sang... A-t-on jamais vu chose pareille !... pour quelques petites ordonnances, ces Messieurs ont pris la mouche !... Moi, Qu’as-Tu, le premier pamphlétaire du monde, je devais quitter ce pays de révolte, où le peuple commande en maître... Les insensés ! ils ne m’auraient pas compris... j’ai mieux aimé venir ici et agir... Avouez, mon cher de la Marinade, que j’ai fait tous mes efforts pour faire triompher la bonne cause...

DE LA MARINADE.

Vous avez agi conséquemment, c’est vrai.

PRENDS-DONC.

Les enragés !... ils ont pris le dessus.

QU’AS-TU.

Si l’on m’eût écouté... Mais non... on s’est moqué de mes brochures, on ne les lisait pas... je ne sais pas ce qu’on en faisait... et pourtant je leur indiquais la marche à suivre pour réussir.

Air du Vaudeville de la Petite Sœur.

J’avais donné, dans un pamphlet,
Le moyen de régir la France,
(bis.)
Lorsque vint le mois de juillet
Qui renversa mon espérance.
(bis.)
En suivant mon raisonnement
Nous sauvions,
(bis.) notre monarchie.

DE LA MARINADE.

Malgré ce moyen excellent,
Vous n’avez rien sauvé vraiment...

QU’AS-TU.

Si... j’ai sauvé mon parapluie. (bis.)

DE LA MARINADE.

Ah ! c’est votre ami fidèle... Aussi, z’en France, on disait toujours en parlant de vous : « Qu’as-Tu et son parapluie... »

QU’AS-TU.

Oui, je crois même qu’on s’est permis quelques plaisanteries à ce sujet.

PRENDS-DONC.

Il ne s’agit pas de cela, mes honorables collègues... Non, je me trompe, je me croyais encore à la chambre... Il ne s’agit pas de cela, dis-je, les intérêt du trône et de l’autel nous unissent... il faut chercher les moyens de bâillonner ce peuple insolent... C’est qu’il ne faisait pas bon à s’y frotter... ces gaillards là vous lançaient des pavés, comme moi je lancerais une coquille d’huitre. N’importe ! nous nous sommes laissés prendre par nos ennemis, il faut prendre un parti. 

QU’AS-TU.

Ce Prends-Donc, il faut toujours qu’il prenne quelque chose.

PRENDS-DONC.

C’est vrai, je l’avoue, c’est plus fort que moi, le pli est pris. Prendre, c’est l’énigme de ma vie, le but de toutes mes pensées ; enfin, c’est mon passé, mon présent, mon avenir.

Air : Je n’ai pas vu ces bosquets de lauriers.

Dans mon collège, étant petit gamin,
À mes amis d’abord je pris des pommes ;
Puis fournisseur, je sus, un beau matin,

À mon pays prendre de bonnes sommes.
On se plaignit... Mais je fis peu de cas
De tous leurs cris... et je prenais plus vite.
Toujours j’ai pris ; mais quand je vis, hélas !
Qu’on n’ trouvait plus rien à prendre là-bas,
Alors, ma foi, j’ai pris la fuite.
(bis.)

QU’AS-TU.

Et vous avez bien fait ; car vous n’auriez pas fait fortune avec ces misérables.

PRENDS-DONC.

Heureusement que j’avais pris mes précautions... Oh ! vous ne savez pas encore quel homme je suis.

DE LA MARINADE.

Si fait, si fait, nous vous connaissons parfaitement... Vous vous êtes immortalisé, mon cher Prends-Donc.

QU’AS-TU.

Eh ! quoi, Messieurs, vous oubliez le sujet qui nous amène ! Pour moi, je ne puis être tranquille, quand je pense que ces damnés libéraux sont nos vainqueurs... Je les vois d’ici avec leurs énormes cocardes tricolores... Quel vue affreuse ! quel avenir effrayant !... J’ai de funestes pressentiments... Ma tête est brûlante !

DE LA MARINADE.

Vous vous affectez trop.

PRENDS-DONC, à part.

Ce sont ses visions qui le reprennent.

Haut.

N’allez pas être indisposé, mon cher ; car nous n’aurions rien à vous faire prendre. Apaisez-vous, Qu’as-Tu... Qu’as-Tu...

QU’AS-TU.

J’ai le frisson !... Ô mes visions ! mes visions !... Je suis encore effrayé d’un songe que j’ai fait cette nuit... Quel songe épouvantable ! quel bouleversement, grand dieu ! il n’y avait plus d’intrigues de cour, plus de séminaires, plus de bons gendarmes, plus d’aimables jésuites ; on disait la messe en Français, et ça n’en allait pas mieux pour ça ; les fleurs-de-lys et les croix de mission dégringolaient. Enfin tous les peuples du monde secouaient leurs chaînes, et s’écriaient d’une voix terrible : « Nous voulons être libres ! » C’était d’un ridicule amer... Puis les sceptres étaient brisés, et l’Univers n’offrait qu’un vaste incendie !... Nous et les nôtres nous fuyions au loin ; mais partout ce spectacle nous poursuivait, et la révolution était universelle.

DE LA MARINADE.

Ô mon dieu ! que dites-vous là ?...

QU’AS-TU.

Air : J’avais mis mon petit chapeau. (l’Auberge de Bagnères.)

Ce rêve affreux, en vérité,
A fait frémir mon royalisme ;
J’apercevais la liberté
Chassant partout le despotisme.
(bis.)
En tous lieux le peuple acharné,
Dictant des lois, levait sa tête altière,
Et sur tous les points de la terre,
Oui, sur tous los points de la terre,   }
(bis.)
Ou jouait au roi détrôné.                    }

PRENDS-DONC.

C’était un vrai cauchemar.

DE LA MARINADE.

Allons, allons, pas de faiblesse ! il nous reste encore des amis en France !... Les églises seront le rendez-vous de nos conspirateurs, et Saint-Germain-l’Auxerrois nous servira à quelque chose.

QU’AS-TU.

Oui, il faut agir, et promptement... Je vous avoue qu’il ne nous reste qu’un seul moyen de salut.

DE LA MARINADE.

Alors c’est à prendre ou à laisser.

PRENDS-DONC.

Il faut le prendre... Quel est-il ?

QU’AS-TU.

Le voici. Rendons-nous de suite auprès du vaillant général qui commande céans, auprès du voltigeur de Waterloo... qu’il vienne avec son armée... embarquons la aujourd’hui même... dirigeons-nous vers Paris... nos amis se réuniront à nous... nous terrasserons les libéraux, nous entrerons dans les Tuileries, et Samson fera le reste...

PRENDS-DONC et DE LA MARINADE.

Bravo ! bravo ! adopté ! adopté !

DE LA MARINADE.

Oui, la légitimité triomphera !

PRENDS-DONC.

Oui, qu’ils tremblent, les libéraux ! Qu’on nous donne seulement, pour auxiliaires, un petit million d’Autrichiens, de Prussiens, de Russes, d’Anglais, de Saxons, d’Écossais et de Cosaques, et nous reprendrons Paris... Ah ! Prends-Donc, reprends courage.

QU’AS-TU.

Mettons de suite mon projet à exécution. J’aperçois le palais du général... c’est de ce côté qu’il faut nous diriger.

Air : Viens, viens, viens donc. (de M. Amédée de Beauplan.)

Oui, partons a l’instant
Pour venger notre offense.
Tout ira bien, vraiment...
Ah ! quel espoir charmant !
Dans quelque temps, grâce à notre vaillance,
Nous pourrons donc encor régner en France.
Les libéraux peuvent trembler d’avance,
Je vous prédis qu’ils ne seront pas blancs.

TOUS.

Oui, partons à l’instant, etc. (bis.)

Ils sortent après avoir salué les soldats qui entrent.

 

 

Scène II

 

DUFOUR, CHAUVIN, DUMANET, UN TAMBOUR, SOLDATS

 

CHAUVIN, regardant sortir les trois personnages.

Tiens ! ces drôles d’individus ! ont-ils l’air cocasse !... Mais nous voilà bien ici.

DUFOUR, aux soldats.

Nous avons ordre de nous tenir à cet endroit.

CHAUVIN.

Nous serons à même devoir les bâtiments qui arriveront de France... Allons, allons, en avant les comestibles et les bouteilles ! c’est Chauvin qui régale, en réjouissance de son titre de caporal.

DUMANET.

Eh ben ! commençons... cassons la croute... Moi je me mets à table...

Il s’assied à terre.

Faites comme moi, les autres.

Tous les soldats s’asseyent et mangent.

CHAUVIN, à Dufour.

Sergent Dufour, si vous voulez accepter un morceau...

DUFOUR.

Volontiers, mon ami, j’accepte.

Il s’assied sur le banc.

LE TAMBOUR.

Eh bien, Chauvin, te voilà donc caporal ?...

CHAUVIN.

Mais z’oui... j’ai cet honneur... et c’est pour ça que je paie le liquide... c’est en honneur de mon honneur...

DUMANET.

Tu l’as mérité ; car tu t’es bien comporté.

DUFOUR.

C’est vrai, Chauvin s’est bien battu... c’est un brave !

CHAUVIN.

Ah ! sergent, vous flattez... vous flattez, sergent...

LE TAMBOUR.

Au commencement de l’affaire, t’étais pas trop rassuré, quoique ça.

CHAUVIN.

Voyez-vous ça, Rafta... Eh ben, c’est vrai... c’est ma foi vrai, tambour ; mais dam’, c’était naturel.

Air du Vaudeville de la Partie carrée.

Pour commencer, d’abord ça semble rude,
Et je conviens que je tremblais un peu,
Ça m’ fit queq’ chos’, n’ayant pas l’habitude...
C’est vrai qu’j’eus peur au premier coup de feu,
Mais quoiqu’ jadis j’ n’ai manié que la bèche,
J’ fus bientôt r’mis, et de Chauvin, corbleu !
On n’ rira plus, car j’étais sur la brèche
Au second coup de feu.
(ter.)

DUMANET.

Aussi t’es caporal !

CHAUVIN.

Si ma Sophie était témoin de ma gloire, comme elle en serait flattée intérieurement !... Elle est si jolie, ma Sophie !... Elle a un nez, des yeux, une bouche et des cheveux !... oh ! des cheveux... d’un blond châtain tirant sur le noir... enfin d’une couleur vaporeuse ! Pauv’ petite ! ell’ n’osera peut-être plus me parler, et pourtant, parole d’honneur, je n’en serai pas plus fier !

DUMANET.

Et tu feras bien... car, vois-tu, Chauvin, les hommes sont égaux comme les cinq doigts d’ la main, et c’est honteux d’être trop vaniteux... Tiens, j’ai mon oncle qu’était un brave homme autr’fois, c’était une bonne pâte d’oncle... eh ben, depuis qu’il est cocher dans une grande maison, y n’ me parle plus... À Paris, quand y passait et qu’il était sur son siège, il me regardait du haut de sa hauteur... Son fils, qu’est mon cousin, et qui est suisse dans la même hôtel, c’est la même chose... c’est fier comme une anguille... J’aime à croire, Chauvin, que notre amitié n’ se désaltérera jamais.

CHAUVIN.

Foi d’ caporal ! et si j’ fais tort à la vérité, que c’ verre de vin là m’empoisonne.

Il boit.

À la santé de ma Sophie !

DUMANET, parlant la bouche pleine.

Pourquoi que tu l’y écris pas à ta Sophie ?...

CHAUVIN.

Pourquoi ?... Parce que si je manie mon fusil comme une plume, cela ne prouve pas que je manie la plume comme mon fusil... ce qui veut dire que je n’oublierai pas l’écriture, vu que je ne la sais pas.

LE TAMBOUR.

Eh bien ! est-ce que je ne suis pas là avec tout ce qu’il faut ? et moyennant une légère rétribution...

CHAUVIN.

Oh ! ça y est... Camarades, j’ vas écrire à ma Sophie ; modérez vos tumultes.

Au tambour.

Écris-vite.

Le tambour pose sur sa caisse tout ce qu’il faut pour écrire. Chauvin se promène d’un air important, ayant l’air de chercher des idées.

LE TAMBOUR.

Sois tranquille, ma plume ira aussi vite que quand je fais un roulement.

Air : J’aime le son du clairon, etc.

Dicte viv’ment ;
Pour l’objet charmant
De ta tendresse
Je vais tracer sur ma caisse
L’expression de ton sentiment.
En avant, ran plan,
(bis.) 
J’ vais écrir’ tambour battant.
Pour Vénus et pour la victoire
J’emploi’ mon tambour tour-à-tour ;
Le matin il bat pour la gloire,
Et le soir il sert à l’amour... 
Dicte viv’ment,
etc.

CHAUVIN.

J’y suis.

LETTRE DE CHAUVIN.

Air de Plantade.

« Vous d’vez t’êt’ ben inquièt’, tout d’ même, 
« Que vous n’ vissiez pas d’ lettr’ de moi ;
« Mais, malgré ça,
Chauvin vous aime
« Ni plus ni moins qu’ si c’était soi. 
« Oui, belle Sophie, soilliez tranquille, 
« Rien n’a v’nu rafroidir mon cœur,
« Depuis que j’suis dans une ville 
« Ous qu’y a cinquante degrés d’ chaleur.
« Premièrement, sachez, ma chère,
« Qu’au moment de nous embarquer, 
« J’ai teu des tranchées d’ misère,
« Que l’ cœur a manqué d’ m’en craquer
« J’allais prend’ mon congé d’avance,
« Et m’absorber dans les Marsoins,
« Quand l’on toucha terre en présence
« Des moricauds, qu’on nomme Bédouins.
« C’est un tas d’ pouss’-cailloux du centre 
« Qu’a rien d’ Français dedans l’aspect ;
« Ils ont la boul’ noir’ comm’ de l’encre,
« Et pas d’ chemis’, sous vot’ respect.
« Rapid’ comme l’ tremblementd’ terre,
« Ils filai’nt d’vant nos régiments ; 
« Les ch’vaux d’ not’ caval’rie légère
« Voulaient tous prendre le more aux dents.
« C’ calembour, il vous fait sourire ;

« Mais les Français, en vérité,
« Ne peut se soustraire à l’empire :
« D’avoir de l’émabilité.
« Crévant d’ faim et sans nourriture,
« J’ fis
cuir’ un morceau d’ chameau mort ;
« Mais c’était de la pourriture...
« Je m’ crus poisonné, grédin d’ sort !
« Car après que j’ m’eus fait des bosses,
« J’eus un’ fameuse indigestion ;
« Je r’sentis des coliqu’s atroces 
« Qui m’ coupaient la respiration ;
« L’halein’ me manqu’, jedevins pâle...
« Mais j’oubli’ bientôt le danger
« Lorsque j’entends la générale,
« Et qu’ nous somm’s entrés dans Alger.
« Couronné d’ gloir’, je m’élance
« Dans un palais ; queu coup d’essai ! 
« Et là j’ai, grâce à ma vaillance,
« Pris la sultanne et rossé l’ dey.
« Adieu ; j’ gardais pour la bonn’ bouche
« D’ vous annoncer qu’ mon général 
« M’a vu brûler plus d’un cartouche, 
« Et qu’il vient d’ me fair’ caporal. 
« Mais, malgré cet honneur suprême,
« Et la chaleur qui nous grill’ tous,
« Ça n’empêch’ pas que j’ai tout d’ même
« Un fameux coup d’ soleil pour vous.
« Je désire que la présente,
« Que j’écris d’ la maind’ not’ tambour,
« Vous trouv’ fidèl’ et bien portante,
« En réciproque d’ mon amour.
« Août, dix courant, 
« Signé, Chauvin Jean. »

On entend un roulement de tambour ; ils se lèsent tous.

DUMANET.

Tiens, qu’est-ce que c’est qu’ ça ?

DUFOUR, froidement.

Ah ! c’est le conseil de guerre qui s’assemble, pour le jugement de la Cocarde.

CHAUVIN.

Ça m’ fait un drôle d’effet... C’ pauvr’ la Cocarde... Qu’est-ce que vous croyez qu’ ça deviendra, sergent ?

DUFOUR.

Son affaire est mauvaise... Il a voulu soulever les mécontents de l’armée ; il a excité à la révolte, en montrant des couleurs proscrites ; enfin, il a tiré son sabre contre son chef.

DUMANET.

Ça n’en est pas moins un brave... Et s’il a fait une faute, c’est qu’il avait bu un peu.  

DUFOUR.

On ne saurait trop se tenir en garde contre la trahison... Je vais le voir juger.

Il sort.

CHAUVIN, le regardant s’en aller.

Va, va, sans cœur de jésuite, va voir condamner un pauvre soldat... Cré coquin ! appeler la Cocarde un traître... c’est pas là où il faut les aller chercher les traîtres... Tiens, Dumanet, donne-moi à boire ; j’ai l’ cœur tout gros.

DUMANET.

Ah ! v’là la vieille... C’te pauv’ femme, comme elle est bouleversée ; c’est bien naturel, au fait, car on dit, qu’ jadis autrefois, ils s’aimaient elle et l’ancien.

CHAUVIN.

J’ crois bien, puisqu’ils avaient un enfant, qu’ils ont retrouvé dans Alger. Elle a été si heureuse de revoir son enfant ; ça f’sait plaisir d’ les voir tous les trois ; et maintenant ils sont dans la douleur... La v’là, faut la consoler.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, CATIN

 

CATIN, pâle.

Qu’est-ce qu’ils vont en faire, de mon vieux ?... qu’est-ce qu’ils vont en faire ?... On le juge, mes amis... Ah ! je n’ai pas eu la force de rester là.

Elle pleure.

CHAUVIN.

Écoutez, la mère... calmez vos esprits... quelquefois... voyez-vous...

CATIN.

Eh ! mes enfants... ce n’est pas sa faute... sa pauvre cervelle...

CHAUVIN.

Conçu, la mère... conçu... Mais la régidité militaire, qui est organisée pour l’entière satisfaction de la sévérité... de sorte que... voilà... au contraire... si vous me prenez un homme qui soit véritablement coupable... alors...

À part.

Je n’ sais pas c’ que j’ veux dire.

CATIN.

Ah ! si j’étais homme !...

CHAUVIN.

J’ crois bien !

DUMANET.

Allons, faut pas pleurer, la vieille... ça n’arrange pas les épinards.

CATIN, s’essuyant les yeux.

Pleurer !... non, je n’ veux pas pleurer !... S’ils le condamnent à mort... eh bien ! j’y serai, et son dernier petit verre, c’est moi qui veut lui verser... Et vous, mes enfants, si vous êtes commandé pour... ne l’ manquez pas, au moins... ne l’ faites pas souffrir ?

Elle s’assied, et se tient la tête dans ses mains. Chauvin et Dumanet se regardent quelque temps.

DUMANET, d’un air ému.

Qu’ c’est bête !... d’ vous dir’ des choses comme ça.

CHAUVIN.

Le cœur me manque !... Qui ! moi, tirer sur le père la Cocarde ! moi, le tuer ! ah !... Mais quand j’y pense, je suis presque la cause de ce malheur... c’est moi qui lui ai demandé à voir sa cocarde... c’est moi qui l’ai excité à la mettre à son schako ; oui, c’est moi... Ah ! c’t’idée-là m’ f’ra mal toute ma vie... Et je tirerais sur lui... Ah ! ça m’ serait impossible !

LE TAMBOUR.

Il le faudra bien pourtant, si l’on te l’ commande.

CHAUVIN.

Il le faudra ! et si j’ peux pas...

Air d’Aristipe.

Quoi ! j’irais tuer un brave militaire,
Que jusqu’alors tout le monde estima,
Qui ce matin me traitait comme un frère,
Oh ! non, jamais j’ n’aurai ce courag’ là.
(bis.)
J’sais qu’à mes chefs je dois obéissance ;
Mais j’ai promis, dans les serments qu’j’ai faits,
D’aller combattr’ les enn’mis de la France,
J’ n’ai pas promis de frapper des Français.
(bis.)

DUMANET.

C’est vrai, au fait... Mais faut espérer qu’ nous n’en viendrons pas là...

CATIN, se levant.

Ah ! je n’ peux pas tenir en place ; il faut que j’aille voir moi-même...

Elle va pour sortir.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, JULIEN

 

JULIEN, accourant l’air égaré.

Ah ! mes amis ! il est perdu !... ils l’ont condamné !

CATIN.

Grands dieux !... Que dis-tu ?

CHAUVIN.

Est-ce ben possible ?

JULIEN.

En vain quelques voix généreuses ont fait valoir les services et l’honneur du vieux la Cocarde. Non, ont-ils répondu, l’indulgence serait faiblesse, et la corruption serait bientôt dans l’armée, si l’on ne donnait quelques exemples de sévérité.

CATIN.

Les barbares !... Lui, corrompre l’armée ; ce sont eux qui veulent la corrompre !

JULIEN.

Il ne me reste qu’un espoir... Je cours me jeter aux pieds du général... quelques amis doivent me seconder.

CATIN.

Ah ! cours vite, mon ami, cours !

JULIEN.

Oui, j’y vole... espérez encore... Mon père ! mon père !

Il sort en courant. Catin pleure.

CHAUVIN, en colère.

C’est atroce ! c’est épouvantable !

DUMANET.

Chauvin, modère-toi... T’es trop exaspéré dans ton dialogue ; modère-toi !

CHAUVIN.

Ça n’ se peut pas... Quand je vois condamner à mort le plus brave de toute l’armée... Si j’avais fait le coq militaire, ça s’rait mieux qu’ ça.

DUMANET.

Silence, on amène la Cocarde.

CHAUVIN, regardant.

Et c’est ce jésuite de Dufour qui commande le peloton. Ah ! gredin, si je te tenais, je t’arrangerais comme le dey d’Alger.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, LA COCARDE, DUFOUR

 

La Cocarde entre au milieu d’un peloton, commandé par Dufour.

DUFOUR, aux soldats.

Halte !... La Cocarde, vous avez cinq minutes encore...

La Cocarde semble ne rien entendre. Dufour continue, après une pause.

Désirez-vous la présence de l’aumônier ?

LA COCARDE.

Un prêtre, à moi... vieux soldat qui n’ai fait d’ mal qu’aux ennemis d’ mon pays... Non, Dieu me jugera.

Il aperçoit Catin qui sanglote, et va vers elle.

Et bien ! ma vieille, tu ne me dis tien ?

Catin, suffoquée, le serre dans ses bras sans rien répondre. La Cocarde, essuyant une larme.

Tu trembles... tu pleures... que veux-tu ? faut en finir d’une manière ou d’une autre.

CATIN.

Oui, mais mourir ainsi...

LA COCARDE.

Ah ! je t’entends... Oui, c’est affreux de penser que des camarades, loin de son pays...

Air nouveau de M. Bucher.

Je n’verrai plus la France, ma patrie ;
De mon trépas bientôt l’heur’ va sonner,
La mort n’est rien, soldat, je la défie,
Mais des Français doivent me la donner.
Quand les boulets sifflaient à mon oreille,
Waterloo que n’ai-je pu périr !
Le tambour bat... faut nous quitter, la vieille,
Faut nous quitter. Adieu, je vais mourir.
Le tambour bat... adieu, je vais mourir.

Deuxième couplet.

Tu reverras mon père aux Invalides,
Annonce lui la perte de son fils,
Essui’ les pleurs qui courront sur ses rides ;
Dis que j’fus tué par la main des enn’mis.
Quand le coup d’ feu frappera ton oreille,
D’un peu de terr’ tu viendras me couvrir !
Le tambour bat... faut nous quitter, la vieille,
Faut nous quitter. Adieu, je vais mourir.
Le tambour bat, adieu, je vais mourir.

DUFOUR.

Allons, la Cocarde, il est temps...

LA COCARDE.

Il suffit.

À Catin.

Embrasse notre fils, le pauvre enfant... Je suis heureux qu’il ne voie pas ce triste spectacle... Tiens, donne-lui ma croix et ma cocarde.

Il va pour remonter la scène.

CATIN.

Ah ! arrêtes un moment !

Elle verse.

LA COCARDE.

Ah ! oui, tu m’as promis mon dernier petit verre... Prends garde, tu vas renverser... J’ te payerai celui-là avec les autres, là haut.

Prenant le petit verre.

À votre santé, les amis ! sans vous oublier, sergent.

Il boit.

Elle me semble toujours bonne, c’est bon signe.

Il rend le verre.

Allons, la vieille, embrasse-moi, et qu’ tout ça finisse.

Ils s’embrassent. Tous ses camarades viennent lui presser la main. La Cocarde est prêt de succomber à son émotion, lorsqu’on entend un coup de canon.

CHAUVIN, allant regarder au fond.

C’est un bâtiment qui vient de France ; j’aperçois le pavillon tricolore...

TOUS.

Oui ! oui ! c’est le pavillon tricolore !

Pendant ce temps, la Cocarde est absorbé, se laisse aller sur un banc, sans prendre part à la curiosité générale.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, PLUSIEURS OFFICIERS SUPÉRIEURS, JULIEN

 

JULIEN accourt avec un drapeau tricolore.

Mon père ! mon père !... Mes amis, plus de tyrannie ! plus d’oppresseurs ! la liberté est de retour en France, elle vous envoie sa bannière !

Il court à lui.

TOUS.

Vive la liberté !

CHAUVIN.

Plus d’ jésuites, plus de condamnation !

LA COCARDE.

Que dis-tu ?... quel est ce drapeau ?

JULIEN.

C’est le nôtre, à présent... Le drapeau blanc est renversé.

LA COCARDE, s’enveloppant de son drapeau.

Air de la romance de Téniers.

Il se pourrait ! quoi, ce n’est pas un songe ?
D’un joug affreux nous serions délivrés ?
Si c’est un rêve, oh, dieu ! qu’il se prolonge !
Prends en pitié mes esprits égarés !
Mon vieux drapeau ! c’est bien toi que j’embrasse !
Ah ! maintenant j’puis descendre au cercueil,
Frappez, amis ; mais c’drapeau, par grâce
Au vieux soldat, soit donné pour linceul.
(bis.)

LE LIEUTENANT, qui est arrivé au commencement du couplet.

Non, mon brave ! vivez pour marcher encore sous ces brillantes couleurs ! Vive la liberté !

TOUS.

Vive la liberté !

La Cocarde, Catin et Julien s’embrassent. Tous les soldats se donnent la main. Qu’as-tu, Prends-donc et de la Marinade arrivent ; ils ont à leurs chapeaux d’énormes cocardes tricolores.

PRENDS-DONC.

Mes amis, nous avons pris les devants pour vous annoncer cette heureuse nouvelle. Vive la liberté ! vive la Charte !

LA COCARDE, à Prends-Donc.

Tâchez d’ vivre en paix. Ah ! maintenant la France peut tout braver !... Amis, réunissons-nous tous sous notre brillant étendard, et répétons ensemble :

Air : Non, jamais, jamais, jamais, je ne fuirai ma chaumière.

En avant, marchons, marchons,
Citoyens, soldats, aux armes !
France, bannis tes alarmes !
Amis, serrons nos bataillons !
Contre nos ennemis, formons nos bataillons !
(bis.)

CHŒUR.

En avant, marchons, etc.

DUMANET.

On dit qu’ l’Autrichien et le Russe
Veul’nt revenir comm’ autrefois.
 S’il vienn’nt, ça s’ra pour le roi d’ Prusse,
Et nous leur donn’rons sur les doigts.

CHAUVIN.

Oui, ces figur’s à claques,
Nous les caresserons,
Et ces gourmands d’ Cosaques
N’ mang’ront plus nos oignons.

En avant, marchons, marchons,
Citoyens, soldats, aux armes !
France, bannis tes alarmes !
Tapons sur les Cosaques du Don !
Autrichiens, Russ’, Prussiens, tournez-nous les talons !
(bis.)

TOUS.

En avant, marchons, marchons, etc.

JULIEN.

Ô vous qui, pour notre patrie,
Avez bravé tous les revers,
Polonais, qui perdez la vie
Plutôt que de porter des fers !
Prêts pour votre défense,
Qu’on nous dise un seul mot,
Et les enfants d’ la France
S’écrieront aussitôt :

En avant, marchons, marchons,
Pour les Polonais, aux armes !
Courons calmer leurs alarmes !
Allons grossir leurs bataillons !
Polonais et Français, marchons et combattons !
(bis.)

TOUS.

En avant, marchons, marchons,
Pour les Polonais,
etc.

LA COCARDE.

Tout’s les nations étrangères,
Contre nous en vain s’uniront ;
Avant de franchir nos frontières,
Sur tous nos corps ell’s marcheront.
Si l’nombre nous opprime,
Sachons braver le sort ;
Qu’un seul cri nous anime :
Indépendance, ou mort !
En avant, marchons, marchons,
Citoyens, soldats, aux armes !
France, bannis tes alarmes !
Amis, serrons nos bataillons !
Contre nos amis serrons nos bataillons !
(bis.)

TOUS.

En avant, marchons, etc.

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