La Chambre ardente (Jean-François Alfred BAYARD - MÉLESVILLE)

Drame en cinq actes et neuf tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 4 août 1833.

 

Personnages

 

LA MARQUISE DE BRINVILLIERS

LE CHEVALIER DE SAINTE-CROIX

DESGRAIS

LE COMTE DE GUICHE

LE PRÉSIDENT de la Chambre ardente

LE MARQUIS DE FEUQUIÈRES

LE BARON D’AUBRAY

BROWN

LARIOLLE

PITHOU

UN SEIGNEUR

BOSSUET

L’AVOCAT-GÉNÉRAL

UN JUGE

UN VALET de la Marquise

UN VALET D’AUBERGE

UN GARDE SUISSE

UN HUISSIER

UN SOLDAT LIÈGEOIS

MARIE

MADEMOISELLE DE MONTALAIS

LA SUPÉRIEURE

FEMME MARTINOT

MADAME HENTIETTE

PEUPLE de Paris

PEUPLE de Liège

SEIGNEURS et DAMES de la Cour

GARDES-SUISSES

SOLDATS LIÉGEOIS

PRÊTRES

MOINES

JUGES

RELIGIEUSES

AIDES du bourreau

AGENT DE POLICE

HUISSIERS du Palais et de la Chambre

 

Les premier, deuxième, troisième et cinquième actes se passent à Paris, et le quatrième à Liège.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Le Théâtre représente le Marché de l’Arsenal. À gauche des spectateurs, des boutiques, un auvent. À droite, l’entrée de l’Arsenal. Au fond, le boulevard et une partie de la Bastille, que l’on voit dans l’éloignement.

 

 

Scène première

 

LARIOLLE, PITHOU, LA FEMME MARTINOT, HOMMES et FEMMES du peuple, puis DESGRAIS

 

Ils entourent l’entrée de l’Arsenal, dont les Gardes-Suisses, placés dans l’intérieur, les repoussent. Les uns sont grimpés sur des bornes, les autres sur les marches, les saillies de la façade.

TOUS, criant.

Ne pressez donc pas !... prenez donc garde.

LA FEMME MARTINOT, sortant de la foule.

Il n’y a pas moyen d’y tenir.

LARIOLLE, de même.

Tiens, c’est vous, voisine Martinot ?

LA FEMME MARTINOT.

Ah ! compère Lariolle, quelle foule ! et comme c’est composé ! Ils m’ont volé mon mantelet !... un mantelet tout neuf... véritable dentelle de Bruges !... que je tenais de la femme de chambre de la Marquise de Sévigné.

LARIOLLE, montrant son habit.

Et moi, donc ! mon pourpoint qui est en lambeaux !

LA FEMME MARTINOT.

Et tout cela pour ne rien voir... que les juges qui passaient en robes rouges... une procession d’écrevisses !... Beau plaisir, vraiment ! Encore, si l’on voyait pendre quatre ou cinq empoisonneurs ! je ne dis pas ; ça vaudrait la peine de se déranger et d’faire une toilette.

LARIOLLE.

Bah ! Depuis que cette Chambre ardente est établie à l’Arsenal, ils s’assemblent, ils bavardent... et on ne punit personne.

LA FEMME MARTINOT.

Et pourtant, on meurt comme mouches dans ce malheureux Paris !

PITHOU, s’approchant.

C’est à faire dresser les cheveux !

LARIOLLE.

Tous les jours des empoisonnements !

LA FEMME MARTINOT.

Des morts subites dont on ne peut deviner les auteurs.

PITHOU.

Ça vous prend au moment où on s’y attend le moins.

LARIOLLE.

Dans la rue... à table.

PITHOU.

Aussi, on n’ose plus dîner en ville.

LARIOLLE.

Ni boire un verre de vin avec un ami.

PITHOU.

Il n’y a pas moyen de vivre comme ça !...

LES SUISSES, mettant Desgrais à la porte.

Hors t’ici... trôle !...

DESGRAIS, se débattant.

Chiens de baragouineurs... Ah ben ! ah ben ! vous croyez que j’ai peur de vos hallebardes ?

PITHOU.

C’est Pierre Desgrais !...

LARIOLLE.

Le garçon mercier du coin.

LA FEMME MARTINOT.

Oh ! celui-là se fourre partout... il nous dira quelque chose.

À Desgrais, qui se frotte les bras.

Eh bien ! Pierre, viens donc par ici... Est-ce que tu as vu la Chambre ardente ?

DESGRAIS, se frottant toujours.

Pardi ! puisqu’elle m’a parlé.

LARIOLLE.

La Chambre ?

DESGRAIS.

Elle m’a fait mettre à la porte, elle-même... rien que ça !... Mais c’est égal, j’étais très bien placé... C’est fort gentil, cette Chambre ardente... toute tendue de noir, avec des flambeaux allumés.

PITHOU.

Des flambeaux !

LA FEMME MARTINOT.

Pour brûler les criminels ?

DESGRAIS.

Eh non !... pour éclairer les juges... qui n’y voient goutte.

LARIOLLE.

Comment ! on n’a encore rien découvert ?

DESGRAIS, baissant la voix.

Et on ne découvrira rien.

LA FEMME MARTINOT, à Pithou.

Pourquoi donc ?

DESGRAIS, de même.

Êtes-vous simples pour votre âge !... Parce qu’il n’y a que de grands personnages qui se servent de ces petits moyens-là... et que les loups ne se mangent pas entr’eux... La Comtesse de Soissons est déjà allée prendre l’air à l’Étranger, on a fermé les yeux... La Duchesse de Bouillon se moque de ses juges... on se bouche les oreilles... Et le Maréchal de Luxembourg, qui paraît aujourd’hui devant la Chambre, en sortira blanc comme neige !... On se contentera, pour la forme, de pendre deux ou trois pauvres diables qui n’en peuvent mais !... Dame ! la justice est une si belle chose, qu’il ne peut pas y en avoir pour tout le monde !...

TOUS.

C’est affreux !... c’est abominable !...

LA FEMME MARTINOT.

Mais comment n’y a-t-il que des grands seigneurs de compromis ?

DESGRAIS.

Ce n’est pas étonnant... Ces poisons inconnus que l’on nomme poudres de succession... parce que ça vous débarrasse, en un clin d’œil, des parents qui sont tenaces, c’est très cher !... ça n’est qu’à la portée des gens riches... et c’est encore une injustice !... car enfin, j’ai un oncle, moi...

Se reprenant.

Je n’y pense pas au moins ! Ah ! Dieux... le pauvre cher homme... D’ailleurs, il n’a rien à me laisser... Mais une supposition. Il aurait de quoi, et je voudrais l’engager à un voyage de long cours, je ne pourrais pas... parce que je n’ai pas une pistole à mon service... Je vous demande si, dans un État civilisé, il doit y avoir des préférences aussi révoltantes ?

PITHOU.

C’est toujours comme ça.

LA FEMME MARTINOT.

Tout à l’avantage des riches !

LARIOLLE.

Parbleu ! c’est un moyen de se débarrasser du peuple.

DESGRAIS.

Oui... le peuple, c’est gênant quelquefois.

LA FEMME MARTINOT, effrayée.

Vous croyez qu’ils en viendront là ?

DESGRAIS.

C’est si facile !... Imaginez, dame Martinot... On vous empoisonne sans que vous vous en doutiez... en causant avec vous,

La femme Martinot se recule.

en vous donnant une poignée de main.

Elle retire sa main.

Dans une tourte de pigeonneaux aimez-vous les tourtes de pigeonneaux ?

LA FEMME MARTINOT, tremblante.

Sans doute.

DESGRAIS.

Eh bien ! n’en mangez plus !... Dans un biscuit, dans une boisson quelconque... c’est ce qu’ils appellent vous donner un coup de pistolet dons un bouillon... Enfin, il y en a qui poussent la scélératesse jusqu’à vous expédier avec des odeurs, des essences... du tabac !... Vous prenez une prise... et puis, Dieu vous bénisse... l’affaire est faite.

La femme Martinot, qui a pris du tabac dans la boîte de Desgrais, le jette à la dérobée.

TOUS.

Quelle horreur !

LA FEMME MARTINOT.

Et l’on ne mettra pas la main sur ces brigands-là !...

DESGRAIS.

Si j’étais Lieutenant de Police ou M. de Louvois, ou seulement notre gracieux monarque, Louis XIV le Victorieux, je les pincerais bien vite !... D’abord, un empoisonneur, c’est très aisé à reconnaître : c’est ordinairement un homme bien mis, d’une jolie figure, qui a toujours des petites fioles plein ses poches ; qui s’approche de vous d’un air agréable, et...

Bruit sourd au fond.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PITHOU, regardant.

Le Maréchal de Luxembourg, que l’on amène pour entendre son jugement.

DESGRAIS.

Ah ! le vilain bossu !... Il ne l’a pas volé, celui-là.

LA FEMME MARTINOT.

On dit qu’il a fait un pacte avec le diable.

DESGRAIS.

Faut le voir passer.

LARIOLLE.

Il va entrer par la grande porte.

TOUS.

Courons, courons !

DESGRAIS, courant.

Je retiens la première borne.

Ils sortent en courant, pêle-mêle par la droite. Le Comte de Guiche paraît du côté opposé, et suit la foule des yeux.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, seul, et vêtu d’un habit très simple

 

Quel empressement pour voir humilier celui dont ils ont si souvent célébré les victoires !... Voilà bien le peuple !... s’élevant des idoles ; puis les brisant, les traînant dans la boue. Mais le Maréchal n’est pas coupable... Luxembourg, accusé d’un crime qui n’est que le partage des lâches !...

Se promenant avec agitation.

Ah ! ce mystère affreux, ce mystère qui enveloppe tant de forfaits... qui donc pourra le pénétrer ?...

 

 

Scène III

 

LE COMTE, LE MARQUIS DE FEUQUIÈRES, arrivant par la droite, et parlant à la cantonade

 

LE MARQUIS.

Tête-bleue ! a-t-on jamais vu pareille canaille !... M’obliger à quitter ma chaise au milieu de la rue !

LE COMTE.

Eh ! c’est le Marquis de Feuquières.

LE MARQUIS.

Le Comte de Guiche !

LE COMTE.

Où alliez-vous donc.

LE MARQUIS.

Eh parbleu, faire ma cour à la belle Ninon... saluer Mademoiselle de Thianges, Madame de Grignan ! mes petites visites de la place Royale ; lorsque ces maroufles ont failli me renverser, moi, et mes porteurs, par-dessus le parapet !... J’ai jugé prudent de mettre pied à terre... Mais je ne suis plus présentable... et j’en serai pour mes frais de campagne... Mais vous, mon cher Comte, vous, le favori de MONSIEUR, de MADAME Henriette d’Angleterre, l’un de nos jeunes seigneurs les plus brillants, les mieux en cour, que diable faites-vous ici, en pareil équipage ?

LE COMTE.

J’attends !... Le procès du Maréchal occupe tout Paris, et MADAME Henriette, qui lui porte le plus vif intérêt, m’a chargé de lui faire connaître l’arrêt, aussitôt qu’il serait prononcé.

LE MARQUIS.

Il paraît qu’il sera condamné.

LE COMTE.

Impossible !

LE MARQUIS.

La Reynie, qui préside, le dit à qui veut l’entendre.

LE COMTE, haussant les épaules.

Belle caution !... un misérable vendu à Monsieur de Louvois.

LE MARQUIS.

Raison de plus... il doit le savoir... Ce diable de Louvois hait le Maréchal comme la peste.

LE COMTE, avec ironie.

Et il se sert de cette Chambre ardente que le Roi vient de créer, pour y traduire ses ennemis, ses rivaux, tout ce qui lui porte ombrage.

LE MARQUIS, riant.

Ce n’est pas trop maladroit pour un ministre.

LE COMTE, vivement.

Eh ! morbleu, au lieu de satisfaire ses haines personnelles, que ne songe-t-il à nous délivrer du fléau qui nous accable !

LE MARQUIS, légèrement.

Bon !... les empoisonnements ?... la poudre de succession ?... misères !... Cela ne tombe que sur ceux qui ont quelque chose à laisser... le grand mal !... Dieu me damne si je m’en inquiète un moment... car je n’ai pas un écu... La bassette et ce coquin de Grammont y ont mis bon ordre.

LE COMTE, avec chaleur.

Ah ! Marquis, pouvez-vous parler avec cette légèreté de tant d’horreurs... Ne voyez-vous pas la consternation qui frappe tout Paris ?... Dans les familles, plus de confiance, plus d’abandon... Chacun se regarde avec terreur, et croit voir son assassin dans son ami le plus dévoué... Le frère se défie de son frère, le père de son fils... Il semble qu’une main invisible est là entr’eux, qui va donner la mort ; et, quelle mort, grand Dieu ! la plus affreuse, la plus rapide, que l’on ne peut prévoir, que rien ne peut prévenir.

Avec indignation.

Et vous voulez que l’on reste insensible à l’aspect de cet effroi général ! Eh bien ! ce que ne fait pas le ministre, ce que ne font pas les magistrats, moi, je l’accomplirai... Je l’ai juré dans mon indignation... Oui, je percerai ce tissu d’horreurs... j’irai partout... je braverai tout... je découvrirai les coupables... j’y périrai peut-être ; mais n’importe, j’aurai puni les lâches, et vengé leurs victimes.

LE MARQUIS.

Quelle chaleur !...

Souriant.

Gageons, mon cher Comte, que Vous êtes amoureux.

LE COMTE, étonné.

Pourquoi donc ?

LE MARQUIS.

Oh ! c’est que la générosité a toujours quelque arrière pensée...

D’un air d’intelligence.

Vous tremblez pour quelqu’un ?...

LE COMTE.

Je ne m’en défend pas... Oui, j’adore un ange de candeur, de bonté.

LE MARQUIS, souriant.

Qu’est-ce que je vous disais ?

LE COMTE.

Ah ! si vous la connaissiez... si vous saviez tout ce que cette âme si pure renferme de douceur, de nobles sentiments !... Sa tendresse est ma vie, mon espoir, mon bonheur... et il me tarde d’être son époux, pour la défendre, pour veiller sur elle.

LE MARQUIS.

Et quelle est donc cette jeune merveille ?

LE COMTE, souriant.

Ah ! pour cela, Marquis, je n’ai confié mon amour à personne ; et vous n’apprendrez son nom, que lorsqu’elle sera Comtesse de Guiche.

LE MARQUIS.

De la discrétion en affaires de cœur !... vous allez vous rendre ridicule.

Il va pour sortir.

LE COMTE, l’arrêtant par la main.

Attendez... On referme la porte de l’Arsenal... le Duc est devant ses juges.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, LE MARQUIS DE FEUQUIÈRES, de côté, et continuant à parler à voix basse, PITHOU, DESGRAIS, LA FEMME MARTINOT, quelques HOMMES et FEMMES du peuple, puis LA VOISIN

 

LA FEMME MARTINOT.

Ah bien ! je le croyais plus bel homme que ça.

PITHOU.

Avait-il un air penaud !

DESGRAIS, d’un air capable.

Preuve qu’il se sent coupable.

LA FEMME MARTINOT.

Mais non, je lui ai trouvé le regard assez calme.

DESGRAIS, de même.

Pardi ! ils ont tous un front... L’assurance du crime !... Et on ne le brûlera pas, ce huguenot-là !

PITHOU.

Je gage que si.

DESGRAIS.

Je gage que non.

PITHOU.

Veux-tu parier ?

DESGRAIS, regardant de côté.

Tiens, voilà quelqu’un qui pourra nous le dire... La Voisin.

LA FEMME MARTINOT.

La tireuse de cartes ?

DESGRAIS.

À qui toutes les belles dames de la cour vont conter leurs intrigues... Elle en sait long, celle-là.

L’appelant.

Eh ! par ici, sorcière.

UNE TROUPE D’ENFANTS, criant après La Voisin, qui entre.

Ah ! La Voisin !... la sorcière !

LA VOISIN, se retournant.

Voulez-vous me laisser, petits drôles... ou je vous lâche un diablotin aux trousses !...

Les enfants se dispersent avec crainte.

DESGRAIS.

Allons, allons, ne vous fâchez pas, vénérable cousine de Belzebuth, et venez par ici.

LA VOISIN, brusquement.

Je n’ai pas le temps, fainéants !

DESGRAIS, avec ironie.

Est-ce que c’est jour de sabbat ?

PITHOU, de même.

Eh non ! on l’attend à la Chambre ardente pour la faire griller.

DESGRAIS.

Au fait, ça lui revient de droit.

LA VOISIN.

Moi ? je ne crains rien.

DESGRAIS.

Hum ! gibier de Satan, est-ce que tu ne devrais pas déjà avoir découvert ces maudits empoisonneurs ?

LA VOISIN.

Oui dà !... pour que la justice m’accuse de lui prendre ses pratiques ?... Chacun sa besogne !

DESGRAIS.

Alors, fais la tienne... dis-nous notre bonne aventure.

TOUS.

Ah oui ! dis-nous notre bonne aventure.

LA VOISIN.

Je n’ai pas mes cartes.

PITHOU.

Bah ! à la physionomie.

DESGRAIS.

Au doigt et à l’œil.

PITHOU.

On te paiera, Sybille.

LA VOISIN.

Oui ! en monnaie de singe !... D’ailleurs, qu’est-ce que vous voulez qu’on lise dans de pareilles figures ?

DESGRAIS, tendant sa main.

Vas toujours... Y a-t-il longtemps que tu n’as vu le diable, ton ami intime ?

LA VOISIN, le regardant.

Mais dans ce moment-ci, je le vois parfaitement... il est très laid.

DESGRAIS.

Pas de personnalités. Dis-moi seulement ce que je ferai.

LA VOISIN, regardant sa main.

Rien... Tu es un paresseux.

DESGRAIS.

Non ! Ce que je deviendrai un jour ?

LA VOISIN.

Toi ?... tu seras pendu.

DESGRAIS.

Hein ?

LA VOISIN.

Ou tu feras pendre les autres.

DESGRAIS, un peu ému.

J’aime encore mieux ça !... Par exemple, pendu !

LA VOISIN, voulant continuer.

Après cela...

DESGRAIS, retirant sa main.

En voilà bien assez. Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive après ça ? sorcière du diable !...

À ses compagnons.

À vous autres, si vous êtes curieux !...

PITHOU, cachant sa main, et reculant.

Non pas.

TOUS, de même.

Ni moi, ni moi !

PITHOU.

Ça peut porter malheur.

LA FEMME MARTINOT.

Pardine ! c’est comme mon mari... À son mariage, on lui a prédit des choses !... ça ne lui a pas manqué.

LA VOISIN, allant de l’un à l’autre, et se moquant d’eux.

Comment ! vous qui étiez si braves...

LE COMTE, qui a observé cette scène, bas, au Marquis.

Et voilà comme on les entretient dans l’erreur... Encore une intrigante qui trompe ces bonnes gens !... Parbleu, je veux les désabuser.

LE MARQUIS, bas.

Vous aurez de la peine. Le peuple aime à être trompé... c’est son lot.

LE COMTE, s’approchant du groupe, et poussant Desgrais, dont il prend la place. À La Voisin.

Un moment... à mon tour.

DESGRAIS, avec humeur.

Eh bien est-ce qu’il n’y a pas assez de place ?... Je trouve le procédé un peu leste.

LE COMTE, sans l’écouter.

Voici ma main... allons, habile devineresse... dis-nous un peu qui je suis, ce que je pense.

À ceux qui l’entourent.

Vous allez voir son ignorance.

LA VOISIN, à part, et le regardant en dessous.

Ah ! ah !

LE COMTE.

Eh bien ! te voilà déjà embarrassée ?

LA VOISIN, d’un air modeste, et après avoir regardé sa main.

Mais oui... car vous n’êtes pas habitué à porter cet habit.

LE COMTE, un peu étonné.

Comment ?

LA VOISIN, à mi-voix, et de manière à n’être entendue que du Comte et du Marquis.

N’est-ce pas, Monsieur le Comte ?

LE MARQUIS, bas.

Elle vous connaît.

LE COMTE, légèrement.

Elle m’aura vu par hasard.

Haut.

Mais ce n’est pas tout : il faut me dire à quoi je pense en ce moment.

LA VOISIN.

Ça se demande-t-il ?... Un jeune homme !... à ses amours.

LE COMTE, au Marquis.

Il ne faut pas beaucoup de sorcellerie...

DESGRAIS, bas, aux autres.

C’est un compère.

LA VOISIN, regardant toujours sa main.

Vous voulez peut-être que je vous désigne la personne ?

LE MARQUIS, vivement.

Oui, oui...

Au Comte.

Parbleu ! il serait charmant que j’apprisse par elle...

LA VOISIN, ayant l’air de suivre la ligne avec la main.

Dix-sept ans, des yeux bleus...

LE COMTE, étonné à chaque mot.

Eh ! mais...

LE MARQUIS, à La Voisin.

Très bien ! Vas toujours.

LA VOISIN.

Ah ! elle est bien jolie, j’en conviens !... et timide !... Elle sort du couvent aujourd’hui, pour retourner dans sa famille... qui loge ici près... dans la rue... dans la rue...aidez-moi donc, Monsieur le Comte.

LE COMTE, l’arrêtant à voix basse.

Assez... assez... il suffit.

DESGRAIS, l’observant.

Il lui parle bas, voyez-vous !... Cet homme-là m’est suspect.

LA VOISIN.

Après cela, si vous le désirez, je puis vous nommer cette aimable personne.

LE MARQUIS, riant.

Sans doute ! ça devrait être déjà fait.

LE COMTE, bas.

Non... non.

LA VOISIN, montrant la droite.

Eh ! c’est inutile... Voilà sa mère qui vient de ce côté.

LE COMTE, lui saisissant le bras.

Silence !

Bas, à La Voisin, et lui glissant une bourse dans la main.

Tais-toi, tais-toi.

LE MARQUIS, suivant son regard.

Sa mère !... Comment !... la Marquise de Brinvilliers !

La Voisin se perd dans la foule.

DESGRAIS, suivant le mouvement du comte et parlant à ses camarades.

Il lui a glissé une bourse... Je vous dis que cet homme m’est essentiellement suspect.

PITHOU.

Chut ! Voilà Madame la Marquise de Brinvilliers qui revient de la messe.

TOUS, avec respect.

La Marquise de Brinvilliers !

DESGRAIS.

Ah ! la brave dame, celle-là !

PITHOU.

Si pieuse !

LA FEMME MARTINOT.

Si charitable !

DESGRAIS.

Si bonne pour les pauvres !

LA FEMME MARTINOT.

Aussi passe-t-elle sa vie dans les églises.

DESGRAIS.

Ou dans les hôpitaux, à secourir les malades.

PITHOU.

Tenez, tenez... elle sort du collège des Jésuites de la rue Saint-Antoine.

LA FEMME MARTINOT.

Et elle va regagner son carrosse, pour retourner à son hôtel de la rue Neuve-Saint-Paul.

DESGRAIS.

A-t-elle la bonté peinte sur la figure !

LA FEMME MARTINOT.

Pauvre chère dame !... tant de malheurs !... Encore l’année dernière, son père, son frère et son mari qu’elle a perdus coup sur coup.

DESGRAIS.

Ah ! il y a des familles malheureuses !...

La Marquise paraît, suivie de deux laquais en grande livrée, dont l’un porte son sac, et l’autre son livre de messe. Tous les personnages, (excepté le Comte et le Marquis, qui restent de côté), se sont rangés pour la laisser passer, et lui ôtent leurs chapeaux. La Marquise, en passant, distribue quelques aumônes.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, LA MARQUISE DE BRINVILLIERS

 

LE MARQUIS, bas, au Comte.

Soyez tranquille, je ne dirai rien. Je vais lui offrir la main, et je vous présenterai chez elle, quand vous voudrez.

Il va à la Marquise, qu’il salue. Ils sortent par la gauche.

DESGRAIS, faisant ranger le peuple devant elle.

Rangez-vous donc, devant Madame la Marquise... Salut, Madame la Marquise.

Pendant qu’elle disparaît.

Ah ! que Dieu nous la conserve, celle-là.

On entend un grand mouvement dans l’Arsenal.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il se passe donc encore ?

LE COMTE, écoutant.

L’arrêt est prononcé.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, LARIOLLE, arrivant par la droite, suivi de la foule qui se presse, GARDES SUISSES

 

LARIOLLE, accourant.

Dites donc !... le Maréchal est acquitté !

TOUS.

Acquitté !

LE COMTE, avec joie.

Le Ciel soit loué.

DESGRAIS, jetant son bonnet par terre.

Acquitté !... quelle infamie !... parce que c’est un Duc.

PITHOU.

Un grand seigneur.

LA FEMME MARTINOT.

Un homme riche.

LE COMTE.

Hé non, mes amis ; parce que c’est un brave général incapable d’une lâcheté, qui vous a sauvés plus d’une fois.

DESGRAIS, avec défiance, et montrant le Comte.

Hum ! il est de la clique !... Il m’est suspect de plus en plus, l’habit noir.

LARIOLLE, montrant la cour de l’Arsenal à droite.

Voilà les juges qui passent... Vont-ils vite !... ils se sentent fautives.

DESGRAIS, exaspéré.

Et vous les laissez aller comme ça... Mais déchirez donc leur robe... jetez-leur donc des pierres... Vous n’avez pas de cœur !

LA FEMME MARTINOT.

Vous verrez qu’ils n’en condamneront pas un.

DESGRAIS, s’échauffant et animant la foule.

Oui, tant que nous ne nous ferons pas justice nous-mêmes !... Gare au premier qui me tombe sous la main.

Ils veulent forcer la porte de l’Arsenal.

LES GARDES SUISSES, les repoussant.

Allons, rentrez chez fous.

LA FEMME MADTINOT, bousculée.

Doucement, donc, on ne bouscule pas le monde comme cela.

Criant.

Ah ! ah ! j’étouffe.

PITHOU, la soutenant.

Prenez donc garde !... une femme qui se trouve mal.

LE COMTE, qui était prêt à s’éloigner, se retournant.

En effet, pauvre femme, attendez... attendez, mes amis.

Il tire de sa poche un flacon, qu’il veut lui faire respirer.

DESGRAIS, s’élançant.

Arrêtez... arrêtez !... en v’là encore un.

TOUS.

Qui donc ?

DESGRAIS.

Un empoisonneur.

TOUS.

Un empoisonneur !

DESGRAIS.

Oui, oui... Il y a une heure qu’il rôde autour de nous, d’un air suspect. Je lui ai vu tirer quelque chose de sa poche.

LE COMTE, souriant, et montrant son flacon.

Sans doute, je voulais lui faire respirer...

DESGRAIS, furieux.

Voyez-vous, leurs fioles empoisonnées ! est-il pris sur le fait ?... Les monstres ! v’là qu’ils s’attaquent au peuple, maintenant.

LE COMTE, menacé.

Mais permettez...

DESGRAIS.

Arrêtez-le.

PITHOU.

Saisissez-le.

LARIOLLE.

À la Chambre ardente !

DESGRAIS.

Pour qu’il nous échappe encore... non pas. À l’eau ! à l’eau !

LE COMTE, tirant son épée.

Misérables !

DESGRAIS.

Il veut nous assassiner, l’ scélérat.

On saisit son épée, et on la brise.

TOUS.

À l’eau, à mort, les empoisonneurs !

LE COMTE, entouré.

À moi, mes amis !

Les Gardes Suisses veulent le dégager. Ils sont repoussés par le peuple, qui leur arrache leurs hallebardes, et les disperse en poussant un hourra ! Le Comte, éperdu, et se débattant au milieu du peuple.

Écoutez-moi !... par pitié !... un seul mot !

TOUS, furieux.

Non, non !... pas de grâce... Une corde !... une pierre !... à l’eau !

Ils le saisissent et l’entraînent vers la rivière, malgré ses cris et ses efforts.

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente un salon de l’hôtel de la Marquise de Brinvillers. Il est orné d’une tapisserie du temps, de portraits de famille et de meubles riches et gothiques.

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, UN LAQUAIS

 

Elle est assise près d’une table, et écrit l’adresse de plusieurs lettres qu’elle vient de cacheter, et qu’elle remet au laquais.

À Monsieur le premier Président de Lamoignon.

À elle-même.

Il est un peu mon parent...

Écrivant.

M. Penautier, Receveur-Général du Clergé de France... Madame la Princesse de Tingry.

À elle-même.

Ils doivent presser ma présentation à la cour de MADAME... et c’est un appui qu’il ne faut pas négliger !... qui sait ?

Regardant au fond avec impatience.

Ma fille, ma chère Marie n’arrive pas... C’est aujourd’hui qu’elle revient du couvent...

Se levant.

et j’ai besoin de sa présence pour chasser ces folles idées...

Se promenant avec un peu d’agitation.

Pourtant, aucun indice, aucune trace !... Le seul homme qui pouvait m’inspirer quelques craintes, le seul qui fût maître de mon secret et qui en abusait pour me dominer ! le Chevalier de Sainte-Croix vient encore d’être mis à la Bastille !... Dieu merci !... c’est justice !... il était devenu d’une exigence !... Impossible de suffire à ses prodigalités, à son goût effréné pour le jeu !... En prison, du moins, il pourra faire des réflexions... et moi, des économies !... Aussi, j’espère qu’il n’en sortira pas de longtemps, et que je ne le reverrai plus !...

UN LAQUAIS, annonçant.

Monsieur le Chevalier de Sainte-Croix.

LA MARQUISE, étonnée.

C’est lui !...

Le Chevalier entre, le laquais se retire.

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX

 

SAINTE-CROIX, gaiement.

Oui vraiment, Marquise, c’est moi-même !...

LA MARQUISE, troublée.

Eh ! mais... je vous croyais à la Bastille.

SAINTE-CROIX.

J’y étais parbleu bien aussi pour la troisième fois !... Il paraît que Sa Majesté veut absolument m’y donner un pied-à-terre.

LA MARQUISE.

Et vous en êtes sorti... déjà ?

SAINTE-CROIX.

Déjà !... Peste !... le temps ne vous a pas paru aussi long qu’à moi.

LA MARQUISE, avec empressement.

Au contraire, Chevalier, c’est la surprise, la joie...

SAINTE-CROIX, d’un air railleur.

Je m’en aperçois !... Mais prenez garde, chère Marquise... la joie peut avoir des suites fâcheuses... et il ne faut pas s’y abandonner sans ménagement !

Changeant de ton.

Du reste, ma détention n’avait rien d’alarmant. Légèrement compromis dans l’affaire du Maréchal, son acquittement m’a ouvert toutes les portes, et me voilà rendu au monde, aux plaisirs et à l’amitié.

Lui baisant la main.

À l’amitié, surtout... le charme de la vie, le lien des belles âmes... N’est-ce pas, Marquise ?

LA MARQUISE, d’un air indifférent.

Vous m’aimez donc toujours, Chevalier ?

SAINTE-CROIX, d’un ton glacé.

Plus que jamais !... Passionnément !

LA MARQUISE.

J’entends ! vous avez besoin d’argent.

SAINTE-CROIX, souriant.

C’est ma foi vrai !... Ce que c’est que deux cœurs qui se comprennent !

Légèrement.

Je veux mettre de l’ordre dans mes affaires... J’ai quelques dettes... quelques engagements d’honneur... et comme nous avons un compte ouvert ensemble... j’ai pensé qu’un millier de louis...

LA MARQUISE.

Mille louis !

SAINTE-CROIX.

D’abord... pour le plus pressé... nous verrons ensuite.

LA MARQUISE, ironiquement.

Ah ! cela ne suffirait pas !

D’un ton sec.

J’en suis fâchée, Chevalier... mais, désormais, je ne puis vous être d’aucun secours.

SAINTE-CROIX.

Comment ?

LA MARQUISE.

Je suis ruinée !... Il ne me reste plus rien.

SAINTE-CROIX.

Rien, absolument ?

LA MARQUISE.

Que l’apparence de la richesse, que ce luxe d’emprunt que je suis obligée de conserver aux yeux du monde... mais qui va m’échapper au premier moment !...

SAINTE-CROIX.

Que me dites-vous là ?... Mais c’est affreux !... En si peu de temps... une si belle fortune !... Comment diable avez-vous fait ?...

LA MARQUISE, amèrement.

C’est vous qui me le demandez !... vous ! qui me l’avez arrachée par lambeaux !... vous, pour qui j’ai tout sacrifié !... tout ! jusqu’à la dot de ma fille, la fortune de son père !... Ah !... c’est la seule faiblesse que je ne me pardonne pas... que je ne vous pardonnerai jamais !... Ma fille, Monsieur ! mais savez-vous bien ce que c’est que ma fille, ma pauvre Marie, mon unique espérance, ma seule richesse ?... que j’aime de tout l’amour qui peut brûler le cœur d’une mère... comme je ne croyais jamais pouvoir aimer, mille fois plus que je ne vous ai aimé vous-même... car, pour ma fille, pour son bonheur, pour son repos, je vous sacrifierais, je vous perdrais avec joie... vous, vous, Sainte-Croix !

SAINTE-CROIX, s’inclinant.

Vous êtes bien bonne !

LA MARQUISE.

Et maintenant qu’il faut lui assurer un avenir, qu’il faut songer à lui choisir un époux, que mes amis s’attendent pour elle à un riche mariage !... Comment me justifier ?... Il faut donc dévoiler ma honte... lui avouer que moi, sa mère, j’ai dissipé la fortune immense à laquelle elle était appelée !... Que faire ?... Que lui dire ?...

Avec emportement.

Mais parlez donc, Monsieur, que voulez vous que je lui dise ?...

SAINTE-CROIX, négligemment.

Vous lui direz... tout ce que vous voudrez... Que sais-je... que des malheurs... un fripon d’intendant... il y a une foule d’accidents plus vraisemblables les uns que les autres !... D’ailleurs, vous avez des ressources, des espérances ?...

LA MARQUISE.

Aucune.

SAINTE-CROIX, froidement.

Comment... est-ce que vous n’avez plus de parents... au degré successible ?

LA MARQUISE, avec effroi.

Sainte-Croix !

SAINTE-CROIX.

Pourquoi me regarder ainsi ? c’est ce que, dans le monde, on appelle des espérances... C’est tout simple... tous les jours, il arrive un malheur... Votre père meurt... votre mari... on hérite de sa famille... Mais dame, on est là pour ça !

LA MARQUISE, à elle-même.

Oui, on hérite, et on ne dort plus !

SAINTE-CROIX.

Si fait, on dort très bien !... moi, je ne fais qu’un somme... Et parbleu ! n’avez-vous pas encore votre frère aîné, le Baron d’Aubray, Lieutenant-civil de Toulouse... un vieux garçon, avare, riche à millions... Sa fortune vous revient de droit...

LA MARQUISE.

Ou du moins à ma fille... à elle seule... il me l’a bien promis !... mais il est si loin de nous.

SAINTE-CROIX.

C’est vrai !...

Lentement et avec intention.

Mais on peut lui écrire...

La Marquise le regarde.

une lettre bien tendre... bien insinuante... avec une encre sympathique... et un peu de poudre...

Il fait le geste de jeter de la poudre sur un papier.

LA MARQUISE.

Chevalier !

SAINTE-CROIX.

Eh bien... voyons... est-ce qu’on ne peut plus écrire à ses parents ? leur adresser des vœux pour leur santé !... C’est ce que me disait ce bon Exili, cet honnête italien... que j’ai retrouvé à la Bastille, car il n’en bouge pas, lui, il y a passé bail, et j’en ai été bien aise ; j’ai perfectionné avec lui mon éducation scientifique !...

Baissant la voix.

Il m’a enseigné un secret admirable, étonnant, près duquel, tous ceux que j’avais déjà ne sont que des jeux d’enfants. Un secret prompt comme l’éclair, qui force la succession la plus rebelle... à vous tomber dans la main... sur-le-champ.

LA MARQUISE, avec espoir.

Sur-le-champ ?

SAINTE-CROIX.

Et sans aucun danger.

LA MARQUISE, de même.

Sans danger !...

SAINTE-CROIX.

Il suffit pour cela...

LA MARQUISE, revenant à elle.

Assez, assez, je ne veux pas de détails.

SAINTE-CROIX.

Je ne vous conçois pas... Est-ce que vous vous aviseriez à présent d’avoir des scrupules, du remords, des préjugés ?...

LA MARQUISE.

Je ne sais... mais depuis que ma fille doit revenir près de moi... Attendez...

Écoutant.

Le bruit d’une voiture !... c’est elle ! c’est ma chère Marie !

Serrant la main du Chevalier.

Pas un mot de plus, Chevalier !...

SAINTE-CROIX, à mi-voix.

Soit, mais songez qu’il me faut ces mille louis, ce soir... j’en ai besoin !...

LA MARQUISE, bas.

Et vous, songez bien que celui qui me forcerait à rougir devant ma fille, n’aurait plus que ma haine... Vous savez ce qu’elle vaut.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, MARIE, UNE FEMME DE CHAMBRE, DEUX LAQUAIS portant ses paquets

 

MARIE, accourant en sautant.

Maman, maman !

Elle l’aperçoit et court dans ses bras.

LA MARQUISE, l’embrassant avec transport.

Marie !

SAINTE-CROIX, la regardant avec plaisir et à part.

Eh ! mais... comme elle est bien, cette petite !... D’honneur e n’aurais pas cru qu’elle devint si jolie !

MARIE, à sa mère.

C’est vous... je vous retrouve... Je ne vous quitterai plus, n’est-ce pas ?

LA MARQUISE, avec amour.

Jamais, chère enfant !

MARIE.

Ah ! que je suis contente ! que je suis heureuse ! C’est que le couvent n’est pas bien amusant au moins...

Apercevant Sainte-Croix qu’elle salue froidement.

Monsieur le Chevalier...

Aux domestiques avec amitié.

Bonjour, Marcel... Bonjour, mon vieux Lambert... Vous êtes bien contents de me voir, n’est-il pas vrai ?... Et moi aussi !... j’étais d’une impatience et d’une inquiétude...

Prenant la main de sa mère.

Mon Dieu ! maman, qu’est-ce que l’on nous contait donc ? ces empoisonnements... Est-il possible qu’il y ait des gens assez cruels, assez méchants...

LA MARQUISE, troublée.

Comment... on vous a parlé...

SAINTE-CROIX, légèrement.

Quelle folie d’aller effrayer des enfants.

À Marie.

On exagère beaucoup... Je vous assure que votre chère maman et moi, nous sommes fort tranquilles à cet égard.

Mouvement de la Marquise.

Mais pardon, je vous laisse ; je ne veux pas troubler les premiers épanchements...

Bas à la Marquise et appuyant.

Je reviendrai, nous reprendrons notre entretien... Ces mille louis, il me les faut ! et je n’aurais qu’un mot à dire...

Haut.

Au revoir, Marquise... Mademoiselle, je vous salue.

LA MARQUISE, bas à un laquais, pendant que le Chevalier sort.

S’il revenait, dites que je n’y suis pas... je ne veux plus le revoir !...

Le valet s’incline et suit le Chevalier. Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, MARIE

 

MARIE.

Ah ! il fait bien de s’en aller... quand il est là, je ne puis pas t’aimer à mon aise...

S’arrêtant toute confuse.

Ah ! pardon, maman, je vous parlais comme à mes bonnes amies du couvent.

LA MARQUISE.

Ne te reprends pas !... tout ce qui me prouve ta tendresse, me rend si heureuse.

MARIE.

Vrai ! Vous permettez ?... ah ! tant mieux !... car de l’autre manière, il me semble que je t’aime moins, et cela me fait de la peine.

LA MARQUISE, l’attirant à elle, et l’accablant de caresses.

Chère enfant ! Mais vient donc ici... que je te voie, que je t’admire !... Que tu es bien ! comme tu es embellie !

MARIE, ingénument.

Tu trouves ?... cela me fait plaisir.

LA MARQUISE.

Et pourquoi ?

MARIE, un peu embarrassée.

Ah ! d’abord, parce que c’est toujours agréable... et puis... j’ai bien des choses à te dire... oh ! mais des choses sérieuses.

LA MARQUISE, souriant de son air important et s’asseyant.

Vraiment !... je l’écoute.

MARIE, lui baisant la main.

Que tu es bonne ! Tu te rappelles la dernière fois que tu es venue me voir... tu étais triste, émue... tu me dis, en me serrant dans tes bras : « Chère enfant, pourvu que je vive assez pour te voir heureuse ».

LA MARQUISE, vivement.

Ah ! le ciel m’est témoin que c’est là mon seul vœu, mon seul désir... Cette ambition que j’avais autrefois pour moi-même ; ce besoin d’hommages, d’honneurs, de distinctions, c’est pour toi que je l’éprouve maintenant ; et mon rêve de tous les jours, de tous les instants, c’est de te voir au premier rang, de te donner un mari, une grande fortune.

MARIE.

Eh ! bien, je crois que j’en ai trouvé la moitié.

LA MARQUISE, se levant.

La fortune ?

MARIE.

Non, le mari... Je ne sais pas s’il est riche ; je n’ai jamais pensé à le lui demander, mais il est si bon, si aimable !... Figure-toi, un jeune homme qui venait presque tous les jours voir sa tante, là-bas, au parloir... Il n’arrivait jamais qu’à l’heure où j’y étais...tout en causant avec sa tante, il ne regardait que moi... et moi, sans m’en douter, je le regardais aussi... car il est très bien... Enfin, je ne sais comment cela s’est fait... mais à force de nous regarder, il s’est trouvé que nous nous aimions.

LA MARQUISE.

Et il t’a parlé de mariage ?

MARIE.

Oh ! très souvent... un jour même, il est arrivé bien triste... parce que son père, qui tient beaucoup à l’argent, lui avait proposé un parti de 500 000 livres qu’il avait refusé... mais il craignait que ce ne fût un obstacle... Oh ! Monsieur Henri, lui ai-je dit, ne vous désolez pas... j’aurai bien plus que cela, moi... ainsi, Monsieur votre père n’aura aucun prétexte.

Mouvement de la Marquise.

J’ai bien fait de lui dire çà... n’est-ce pas, maman ?

LA MARQUISE, troublée.

Sans doute... mais qui a pu t’apprendre ?...

MARIE.

Mon oncle, le Baron d’Aubray, dans sa dernière lettre.

LA MARQUISE.

Ah !... et tu es sûre qu’il l’aime sincèrement ?

MARIE.

Oh ! très sûre !... D’abord, il me l’a dit... et puis,

Souriant.

tu vas te moquer de moi... mais une de nos pensionnaires, qui doit se marier, est allée avant-hier, consulter une fameuse devineresse... je l’ai chargée de lui tout conter, et elle m’a assuré que je serais très heureuse avec lui.

LA MARQUISE.

Il n’y a plus moyen d’en douter... Mais tu n’as oublié qu’une chose... c’est de me dire quel est ce jeune homme.

MARIE.

Je ne te l’ai pas nommé ?... ah c’est drôle... Eh ! bien...

On entend des cris dans la rue.

Des VOIX éloignées.

Arrêtez, ne le lâchez pas !

MARIE.

Ah ! mon Dieu !...

LA MARQUISE.

Quels cris effrayants !...

MARIE.

Quelqu’un monte l’escalier, et s’élance de ce côté...

Elle jette un cri en voyant entrer le Comte de Guiche.

Ah !

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, MARIE, LE COMTE DE GUICHE, pâle, les habits en désordre, et suivi de plusieurs valets de la Marquise

 

LE COMTE, d’une voix étouffée.

Sauvez-moi, sauvez-moi !

LA MARQUISE.

Le Comte de Guiche !

MARIE, courant à sa mère.

C’est lui, maman... c’est lui, dont je te parlais.

LE COMTE.

Madame la Marquise !... Marie !... ah ! pardon... j’ignorais... je me suis jeté dans la première maison qui s’est offerte à moi.

LA MARQUISE.

Quel est donc le danger qui vous menace ?

LE COMTE.

Le plus grand de tous... Le peuple égaré, furieux, me poursuit, et a juré ma mort.

MARIE.

Ô ciel !

LE COMTE, chancelant.

Pardon... mais la force m’abandonne.

MARIE et LA MARQUISE, le soutenant.

Attendez !...

On approche un fauteuil sur lequel il tombe épuisé.

LE COMTE.

Une erreur fatale... Dans leur aveuglement, ils m’ont pris pour un de ces misérables qui sèment partout l’effroi et le poison.

LA MARQUISE, frappée.

Que dites-vous ?

À part.

Et c’est chez moi qu’il se réfugie !...

MARIE, éperdue.

Le soupçonner !... lui, le plus généreux des hommes !

LE COMTE.

Au milieu du tumulte, j’ai pu leur échapper... mais s’ils m’ont vu entrer ici, c’est fait de moi... Je crois entendre...

LA MARQUISE, regardant à la fenêtre, et à mi-voix.

Attendez...

MARIE, au Comte.

Je tremble.

LA MARQUISE, de même.

Ils s’arrêtent... non, non, les voilà qui s’éloignent... ils se montrent une autre maison... ils courent à l’autre bout de la rue.

MARIE.

Il est sauvé.

LE COMTE.

Pas encore ; car la moindre indiscrétion...

LA MARQUISE.

Je réponds de mes gens.

Aux laquais.

Lambert, vous m’entendez ; fermez toutes les portes, mettez-vous en sentinelles, si l’on essayait d’entrer, sur votre tête et quoi qu’il arrive, n’ouvrez à personne.

MARIE, courant à sa mère.

Ah ! maman.

Les valets sortent.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, MARIE, LE COMTE

 

LA MARQUISE.

Rassurez-vous, Monsieur le Comte.

MARIE.

Oui, oui, vous êtes à l’abri de tout danger, vous êtes près de nous... Mais quelle fatalité !... au moment où je parlais de vous... où je confiais à ma mère...

LE COMTE.

Est-il vrai ! Ah ! Madame, je suis presque tenté de bénir les dangers que j’ai courus, puisque je leur dois un bonheur que je désirais depuis si longtemps. Vous savez combien je l’aime, que mon bonheur ne dépend que de vous seule !

LA MARQUISE, avec embarras.

Il me semble, Monsieur le Comte, que ce n’est pas trop le moment de traiter un pareil sujet... À peine échappé à ce péril affreux, lorsque ma fille et moi en sommes encore tout émues... Et puis, vous le dirai-je... dans votre haute position, honoré de l’amitié de MONSIEUR, frère du Roi, de la protection de MADAME, appelé par votre naissance aux premières dignités, je ne puis me flatter que votre famille consente à une alliance...

LE COMTE.

Détrompez-vous, Madame, mon père seul aurait pu s’opposer, mais ce que j’ai appris de vos intentions, de votre fortune, le décideront bien vite ; car pour moi, peu m’importe ! l’amour de Marie est le seul bien que j’ambitionne... Qui ne serait fier d’ailleurs de vous appartenir ! vous, que l’estime, le respect publics environnent... S’il le fallait, je trouverais un appui dans la bonté de MADAME, de cette aimable princesse qui n’est heureuse que du bonheur des autres... Vous verrez s’il est possible de la connaître sans l’aimer, sans lui dévouer sa vie... Vous désiriez être admise auprès d’elle, je le sais... C’est moi qui me charge de ce soin, c’est moi qui veux vous conduire à Saint-Cloud... lui présenter ma belle-mère, ma femme...

S’arrêtant un peu confus.

Du moins, si vous daignez consentir...

MARIE, attendrie, allant de l’un à l’autre.

Oui, oui, elle consentira...

Au Comte.

c’est la meilleure, la plus tendre des mères.

À sa mère.

Ah ! maman ! nous serons si heureux, et toi aussi.

Au Comte.

M. Henri, vous l’aimerez bien, n’est-ce pas ?

LA MARQUISE, à part, les regardant tous deux, pendant qu’ils parlent bas à l’autre bout du théâtre.

Ô Dieux ! un parti si brillant... ma fille et moi-même près du trône... tant d’honneurs !... manquer un si bel avenir !... 500 000 livres... où les trouver ? Le Baron d’Aubray, mon frère... il en a plus du double. Mais il est loin de nous, et son avarice ne voudra jamais consentir... Ah ! quel tourment ! j’en ai la fièvre, et ce Sainte-Croix que j’aurais voulu consulter... qui n’est pas là... qui m’abandonne !

Écoutant avec joie.

Ah ! c’est sa voix.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, MARIE, LE COMTE, SAINTE-CROIX, VALETS

 

SAINTE-CROIX, repoussant les valets.

Eh ! non, vous dis-je, cette consigne n’est pas pour moi.

MARIE, effrayée.

Qui vient là ?

Au Comte.

Ah ! ne craignez rien, c’est un ami de ma mère !...

SAINTE-CROIX, à la Marquise.

Il est bien étonnant qu’on me refuse...

LA MARQUISE, à un valet.

En effet, Lambert...

LE VALET.

Madame m’avait dit...

LA MARQUISE.

C’est bien, c’est bien... mes ordres ne regardent pas le Chevalier.

SAINTE-CROIX, étonné et remarquant leur trouble.

Qu’y a-t-il donc ?

LA MARQUISE.

Vous le saurez... Un danger qui menaçait Monsieur le Comte de Guiche, que voici...

Écoutant une rumeur sourde, dans l’éloignement.

et qui ne me paraît pas entièrement passé... car ce bruit éloigné.

SAINTE-CROIX.

Oh ! ce n’est rien... le peuple qui s’amuse à visiter toutes les maisons de cette rue, pour retrouver je ne sais quel pauvre diable...

MARIE.

Ô ciel !

LE COMTE.

Calmez-vous.

LA MARQUISE, à sa fille.

Ils n’oseront entrer chez moi.

SAINTE-CROIX.

Non, sans doute... il ferait beau voir que cette canaille se permit...

Bas à la Marquise.

Je suis revenu sur mes pas pour vous apprendre une nouvelle.

LA MARQUISE, bas.

Quoi donc ?

SAINTE-CROIX, de même.

Votre frère, le Baron d’Aubray...

LA MARQUISE, involontairement.

Il est mort !

SAINTE-CROIX, bas.

Du tout !... il arrive demain ; cette nuit peut-être.

LA MARQUISE, bas.

Demain !... ici !...

SAINTE-CROIX, bas.

Je quitte M. d’Ormesson qui m’a montré la lettre qui le lui annonce.

LA MARQUISE, à part.

Ah !... pourquoi vient-il ?

Repoussant une idée.

Oh ! non, non !...

SAINTE-CROIX, continuant.

Et d’après ce que nous disions ce matin...

On entend frapper avec violence à la porte de la rue.

MARIE, qui a regardé à la fenêtre.

Maman, maman !... ils sont là !

SAINTE-CROIX, regardant aussi.

En effet... quelle foule ! ils sont armés de pierres, de bâtons.

LE COMTE, de même.

Ils entourent la porte.

UN LAQUAIS, accourant.

Ils menacent de l’enfoncer.

LA MARQUISE, vivement.

N’ouvrez pas !

LE COMTE, voulant sortir, et retenu par Marie.

Mais c’est vous exposer...

SAINTE-CROIX.

Que veulent-ils donc ?

LE LAQUAIS.

Ils prétendent qu’il y a ici un empoisonneur.

SAINTE-CROIX, regardant la Marquise.

Qu’est-ce que c’est ?

LE LAQUAIS.

Ils ont juré de l’avoir, mort ou vif.

On frappe à coups redoublés.

MARIE, éperdue.

Et pas une issue pour le faire évader !

On entend le bruit des vitres cassées à coups de pierres, et les cris qui augmentent.

LA MARQUISE, au Comte.

Vite, descendez l’escalier, et gagnez le jardin... la petite porte qui donne sur l’autre rue... Lambert va vous conduire.

Grand bruit.

SAINTE-CROIX, au fond.

Il n’est plus temps ; ils ont brisé la porte...

TOUS, avec terreur.

Ciel !

LE COMTE, serrant la main de Marie comme pour lui faire ses adieux.

Chère Marie !

MARIE, se plaçant devant le Comte.

Que Dieu ait pitié de nous !

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, DESGRAIS, PITHOU, LARIOLLE, suivis des GENS du peuple armés, et repoussant LES VALETS qui veulent les arrêter

 

TOUS, avec fureur.

Il est ici, vous dis-je !

SAINTE-CROIX.

Arrêtez !...

MARIE, les mains étendues.

Écoutez-nous.

LA MARQUISE.

Mes amis !

DESGRAIS, montrant le Comte.

C’est lui, le voilà ! l’empoisonneur ! le scélérat !...

TOUS.

À mort !

MARIE.

Oh ! non... tuez-moi d’abord.

DESGRAIS, s’élançant pour te saisir.

Rien ne peut le sauver.

LA MARQUISE, se précipitant au milieu d’eux.

Que faites-vous ?... chez moi...

DESGRAIS, s’arrêtant.

C’est madame la Marquise !...

TOUS, de même.

Madame de Brinvilliers.

DESGRAIS, confus.

Ah ! pardon, pardon, Madame la Marquise... nous ignorions que c’était votre hôtel... sans cela, bien sûr, nous ne nous serions pas permis d’entrer... sans nous faire annoncer !... Mais Madame la Marquise est trop juste, trop bonne pour le peuple, pour donner asile à un misérable qui a voulu nous empoisonner.

SAINTE-CROIX, avec ironie.

Tous, à la fois !... c’est un perfectionnement.

DESGRAIS.

Oui, mon gentilhomme ; il a commencé par une pauvre femme...

LA MARQUISE.

Vous vous êtes trompés, mes enfants ! c’est le Comte de Guiche...

DESGRAIS.

Je ne dis pas, Madame la Marquise, mais...

LA MARQUISE.

Un digne et brave jeune homme, d’une illustre famille...

DESGRAIS.

C’est possible...

LA MARQUISE.

Un des premiers officiers de cette bonne Henriette, que vous adorez tous, et qui vous fait tant de bien.

DESGRAIS.

Je ne dis pas, Madame la Marquise, mais les meilleurs maîtres peuvent avoir de mauvais domestiques.

Le Comte fait un mouvement d’indignation ; il est contenu par Marie.

PITHOU.

Puisqu’on l’a vu !

DESGRAIS.

Qu’on l’a pris sur le fait.

LA MARQUISE, vivement.

Vous vous trompez, vous dis-je... Je conçois que dans ces temps de malheurs, le moindre soupçon vous fasse voir partout le poison et la mort !... mais celui que vous poursuivez n’est pas coupable, il ne peut l’être, je vous le jure... je connais son honneur, sa loyauté...

TOUS, murmurant, et voulant le saisir.

Cependant...

LA MARQUISE, élevant la voix, et avec fierté.

Ah ! j’espère que chez moi, personne n’osera douter de mes paroles !... Faut-il vous dire plus ? c’est mon gendre !

Mouvement.

Il va épouser ma fille, ma fille unique... Croyez-vous que je confierais son bonheur à un homme que je n’estimerais pas, et qui aurait perdu ses droits à vos respects !

LE COMTE, avec joie.

Qu’entends-je !... elle consent !...

TOUS, avec respect.

Votre gendre !

SAINTE-CROIX, à part.

Le moyen n’est pas maladroit !

DESGRAIS.

Ah ! c’est différent !... ce mot seul le justifie... Le gendre de Madame la Marquise... l’honneur, la vertu même... ça ne peut être qu’un honnête homme.

À ceux qui l’entourent.

Et le premier qui voudrait lui ôter un cheveu aurait à faire à moi.

Il en repousse deux ou trois qui ne faisaient aucun mouvement.

MARIE, avec un cri de joie.

Ah ! mon ami !

DESGRAIS, confus.

Certainement, ma belle demoiselle.

À ceux qui l’entourent.

Ah ! ça, qu’est-ce que vous êtes donc venu me chanter, vous autres, avec vos histoires... Je l’ai vu... Il a fait ci... Il a fait çà. Vils calomniateurs !...

À la Marquise.

Mille pardons, Madame la Marquise, de vous avoir effrayée, d’avoir dérangé... les portes de l’hôtel...

S’avançant près d’elle en confidence, et montrant ses camarades.

 J’ vas vous débarrasser de tous ces drôles-là... Mais si c’était un effet de votre part...

Tirant un papier de sa poche.

J’ai demandé une petite place à Monsieur le Lieutenant de Police, qui est votre allié à ce qu’on dit... La mercerie va si mal à présent... et si Madame la Marquise était assez bonne pour me recommander, je serais bien sûr d’être nommé.

LA MARQUISE, avec empressement.

Volontiers... volontiers...

Elle prend une plume, et ajoute quelques mots au papier que Desgrais lui donne.

À part.

Pour m’en débarrasser.

DESGRAIS.

Dieu vous en récompensera ! V’là que nous nous retirons, Madame la Marquise, mais ce ne sera pas sans vous bénir, vous et vos chers enfants.

TOUS.

Oui, oui !

DESGRAIS.

Que le Ciel vous rende aussi heureuse que vous le méritez !... et vos enfants aussi !...

TOUS.

Oui, oui.

SAINTE-CROIX, bas à la Marquise.

N’oubliez pas que votre frère...

LA MARQUISE, bas.

Ce soir, au pavillon du jardin... Je vous attends.

Sainte-Croix et la Marquise sont au milieu du théâtre ; le Comte et Marie d’un côté, baisent la main de la Marquise ; Desgrais et le peuple groupés de l’autre côté, semblent appeler sur elle la bénédiction du Ciel.

TOUS.

Vive Madame la Marquise !

 

 

ACTE II

 

 

Troisième Tableau

 

Le Théâtre représente l’intérieur d’un pavillon fermé de tous les côtés, éclairé par une lampe. On aperçoit, dans le fond et sur le devant, des arbres qui l’entourent et le cachent. Dans le pavillon, des livres, des instruments de musique. Sur la droite, une cassette ouverte ; et plus haut, un fourneau, un alambic, etc.

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX

 

Au lever du rideau, ils ont tous les deux des masques de verre sur la figure. Sainte-Croix est penché sur le fourneau, qu’il attise. La Marquise est appuyée sur un fauteuil, et le regarde faire. Après un moment de silence, ils croient entendre du bruit, et écoutent. Ce n’est rien. Ils se remettent à l’œuvre, Encore un silence, après lequel Sainte-Croix couvre le fourneau, et ferme l’alambic. Ils ôtent leurs masques.

SAINTE-CROIX.

Plus de danger... la vapeur est condensée... Laissons réduire.

LA MARQUISE.

De beaucoup ?

SAINTE-CROIX, montrant un petit flacon.

À la valeur de ce flacon.

LA MARQUISE.

Et vous dites que l’effet en est sûr ?

SAINTE-CROIX.

Un coup de poignard dans le cœur.

LA MARQUISE.

Et des traces ?

SAINTE-CROIX.

Aucune !... C’est un secret entre nous et le diable, qui, jusqu’à présent, l’a bien gardé.

LA MARQUISE.

Savez-vous, Chevalier, que c’est un habile homme, qu’il Signor Exili ?

SAINTE-CROIX.

Un honnête homme surtout, qui expédierait le monde entier, par amitié pour moi !... Il a parcouru l’Italie, recueillant dans toutes les cours, mille recettes édifiantes, pour se défaire des gens. Inventions de princes et de cardinaux !... Il a comme cela une foule de petits talents de société, à l’usage de ses amis et connaissances... Nous en profiterons.

LA MARQUISE.

Mais un Italien... pouvez-vous compter sur sa discrétion ?

SAINTE-CROIX.

Comme sur la vôtre !... Et le jour que j’en douterais, tout Florentin qu’il est, et fût-il au centre de la terre, il ferait l’essai de son élixir, qui, de par Dieu ! n’est pas l’élixir de longue vie.

LA MARQUISE.

À la bonne heure !... car maintenant, je ne sais... j’ai peur !... moi...

SAINTE-CROIX, souriant.

Est-ce que vous auriez des remords ?

LA MARQUISE.

Non... Mais ces recherches de la police...

SAINTE-CROIX.

Vous avez peur de la police !

Avec intention.

Vous et moi savons bien cependant, qu’il n’y a pas d’argent plus mal gagné.

LA MARQUISE.

Mais à défaut d’esprit et de talent, elle peut être servie par le hasard.

SAINTE-CROIX.

Vous voulez dire par quelque perfidie... enfantillage !... Après ce que nous nous sommes juré... toute personne soupçonnée de savoir le secret de cette cassette... secret de mort, vous le savez... quand ce serait notre ami le plus intime, notre parent le plus cher, doit aller rejoindre les autres. N’oubliez pas notre serment.

LA MARQUISE.

Je le tiendrai.

SAINTE-CROIX, revenant à l’alambic.

Ce doit être fini... Donnez le flacon.

LA MARQUISE, l’examinant.

Ce sera bien peu.

SAINTE-CROIX.

Bah ! cela suffirait pour une famille aussi nombreuse que l’était la vôtre... à une goutte par tête !

Lui faisant un signe.

Votre masque !... la vapeur vous tuerait... et le moindre contact avec le fourneau embraserait le pavillon.

Ils remettent leurs masques ; Sainte-Croix verse l’alambic dans le flacon qu’il tient. Tout-à-coup, on frappe fortement à la porte du pavillon. Sainte-Croix s’arrête. La Marquise va vers le fond, écoute, et lui fait signe de ne pas faire de bruit.

MARIE, en dehors, et frappant toujours.

Maman, maman, es-tu là ?

Mouvement d’effroi de la Marquise. On n’entend plus rien. Sainte-Croix achève de verser. La Marquise écoute toujours. Ils ôtent leurs masques.

LA MARQUISE.

Elle passe... elle est loin !

SAINTE-CROIX, froidement.

Tant mieux pour elle.

LA MARQUISE.

Ah !... il m’a pris une sueur froide.

SAINTE-CROIX.

Pauvre enfant !... et c’est pour elle que nous travaillons... C’est pour assurer son bonheur et sa fortune.

LA MARQUISE, vivement.

Sans doute... donnez-moi ce flacon.

SAINTE-CROIX.

Un instant Marquise, c’est un trésor que je ne livre pas ainsi ! le moment est venu de s’expliquer à cœur ouvert et cartes sur table !... Faisons nos conditions.

LA MARQUISE, inquiète.

Des conditions ?... encore !... Mais, mon cher Sainte-Croix, je n’ai plus rien à vous donner.

SAINTE-CROIX.

Peut-être, ma chère Brinvilliers !...

Montrant le flacon.

Savez-vous qu’il a y là au moins dix successions ?

LA MARQUISE.

Il ne me reste qu’un frère.

SAINTE-CROIX.

Et une fille ?

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire ?

SAINTE-CROIX.

Je vous donne l’un... donnez-moi l’autre.

LA MARQUISE.

Ma fille !... Vous donner ma fille !... Comment ?... expliquez-vous ?

SAINTE-CROIX.

Vous l’aimez bien, votre fille ?

LA MARQUISE.

Si je l’aime !... Écoutez, Sainte-Croix... Vous rappelez-vous ce temps, où, vive, ardente, ivre du premier amour qui ait brûlé mon cœur, je me livrais avec emportement à toute la violence d’une passion... que le monde eût appelé criminelle ?... Pour renverser les obstacles qui s’opposaient à mes plaisirs, pour briser les volontés qui pesaient sur la mienne, rien ne m’eût couté alors... J’étais née sans doute, avec l’instinct du crime, car l’amour... Oh non ! jamais l’amour n’a donné à une faible femme, ce froid courage, ce sourire glacé, que je conservais encore, quand, d’une main assurée, je versais dans des entrailles qui devaient être sacrées pour moi, le poison que vous m’aviez remis !... Et lorsqu’assise près de mes victimes, le doigt posé sur l’artère, dont je suivais les bonds irréguliers, j’étudiais, d’un œil calme, les effets de cet horrible breuvage ! ils mouraient lentement, trop lentement à mon gré ; et moi, libre, heureuse, j’allais retrouver l’amant à qui je les avais sacrifiés... Dites, vous en souvenez-vous ?

SAINTE-CROIX.

Oui, parbleu... et j’admirais alors combien il y a de ressources dans un cœur de femme. 

LA MARQUISE.

Aujourd’hui, cette passion s’est éteinte... elle a fait place à un sentiment plus pur, le seul que la nature ait mis en moi !... J’aime ma fille... je l’aime de toutes les forces de mon âme... Jamais amour de mère ne fut plus tendre, plus passionné peut-être il semble que toutes les affections de famille que je n’ai jamais ressenties, se soient amassées sur la tête de mon enfant, et soient venues doubler ma tendresse pour elle... Et, pour assurer son avenir, son bonheur, sa fortune, rien ne me coûterait ! rien !... dussé-je recommencer pour elle ce que j’ai fait pour vous.

SAINTE-CROIX, lui serrant la main.

Ah ! vous êtes une bonne mère !... – Quant à la fortune de Marie...

Montrant le flacon.

Voilà qui vous en répond... C’est bien pour la dot... mais ce n’est pas assez... son bonheur dépend d’une autre personne... d’un mari.

LA MARQUISE.

Sans doute.

SAINTE-CROIX.

Et je lui en ai trouvé un.

LA MARQUISE.

Comment ?

SAINTE-CROIX.

C’est moi.

LA MARQUISE.

Vous !

SAINTE-CROIX.

Eh bien, pourquoi donc cet effroi ?

LA MARQUISE.

Ah ! Sainte-Croix ! vous unir à ma fille ! à cet ange de candeur et d’innocence !

SAINTE-CROIX.

Le bonheur des ménages est dans les contrastes.

LA MARQUISE.

Vous avez donc oublié...

SAINTE-CROIX.

Rien du tout.

LA MARQUISE.

Après tant de crimes !... vous, son mari ! vous !

SAINTE-CROIX.

Vous êtes bien sa mère !

LA MARQUISE.

Ce mariage n’est pas possible.

SAINTE-CROIX.

Il faut qu’il le soit.

LA MARQUISE.

Mais enfin... s’il y avait des obstacles ?

SAINTE-CROIX, montrant le flacon.

Vous savez que nous avons l’art de les vaincre.

LA MARQUISE, maîtrisant un mouvement d’effroi, et à part.

Ô ciel !

SAINTE-CROIX, la regardant.

Est-ce que, par hasard, ce que vous disiez à ces bonnes gens, du Comte de Guiche, n’était pas une ruse pour le sauver ?

LA MARQUISE, vivement.

Si fait, si fait... D’ailleurs, le Comte, si fier de sa noblesse, de sa faveur à la cour... Comment supposeriez-vous ?...

SAINTE-CROIX.

Alors, quel autre que moi ?... Pensez donc aux services que je vous ai rendus... aux serments, aux secrets qui nous enchaînent l’un à l’autre ; et, croyez-moi, n’admettez personne entre nous les Sainte-Croix et les Brinvilliers doivent s’unir entre eux comme les têtes couronnées.

LA MARQUISE, ne perdant pas de vue le flacon.

Fou que vous êtes !... Mais en effet, vous pouvez avoir raison... et, plus tard, nous verrons... Vous rendriez ma fille heureuse !

SAINTE-CROIX.

Je vous le jure... Je veux faire une fin, et qu’elle soit bonne.

LA MARQUISE, tendant la main vers le flacon.

Très bien, mon gendre. Donnez-moi cela.

SAINTE-CROIX.

Vous promettez...

LA MARQUISE, voulant le saisir.

Tout ce que vous voudrez.

On frappe à une petite porte à droite.

Silence !

SAINTE-CROIX, remettant le flacon dans sa poche.

Trois coups à cette porte... c’est La Voisin.

LA MARQUISE.

Que me veut-elle ?

SAINTE-CROIX.

De l’air, de l’air !... là, dans le fond... Attendez... cet alambic.

Il fait disparaître l’alambic par une porte masquée dans la boiserie.

Cette cassette...

Il la ferme.

Ma guitare !... Ouvrez.

Il a pris sa guitare. La Marquise, qui a d’abord ouvert la porte du fond, ouvre la porte de côté.

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, LA VOISIN

 

LA MARQUISE.

M. de Sainte-Croix ne se trompait pas... c’est La Voisin.

LA VOISIN, entrant.

Moi-même, Madame la Marquise... Ne craignez rien... J’ai attendu que le jour baissât... Personne ne m’a vue.

SAINTE-CROIX, accordant sa guitare.

Que nous veut cette sorcière ?

LA VOISIN.

Sorcière, en effet, Monsieur le Chevalier... Car j’ai deviné que vous étiez dans ce pavillon... comme autrefois, quand je venais montrer dans mes cartes, à Madame la Marquise, les successions que Dieu devait lui envoyer.

LA MARQUISE.

Ah ! c’est que vous avez entendu la guitare de Monsieur de Sainte-Croix, qui faisait de la musique, lorsque je suis arrivée, il n’y a qu’un instant.

LA VOISIN.

De la musique !... C’est donc cela qu’il y a ici une vapeur... qui vous monte à la gorge.

SAINTE-CROIX.

Odeur de souffre et de fagot, que la sorcellerie porte toujours avec elle.

LA VOISIN.

Ne riez pas ainsi, Monsieur le Chevalier... Il ne faut pas plaisanter de fagot aujourd’hui, il y en a pour tout le monde... et de plus grandes dames que moi pourraient bien en tâter.

LA MARQUISE, vivement.

Au fait, Voisin, à quoi bon cette visite ? et que venez-vous faire chez moi ?

LA VOISIN.

Vous demander votre protection... ou plutôt celle de votre gendre. SAINTE-CROIX quittant sa guitare.

Hein ?

LA MARQUISE, vivement.

Mon gendre !... Je ne sais ce que vous voulez dire.

LA VOISIN.

Voici ce que c’est : Toute la cour vient chez moi, pour me consulter, comme vous savez... Il n’y a pas de Duchesses... et je dis des plus huppées, qui ne me confient leurs petits secrets... Aussi, j’en sais plus sur eux que le Comte de Bussy-Rabutin n’en publiera jamais... Elles ont recours à mes recettes, les unes, pour conserver leurs attraits, qui s’en vont... les autres, pour retenir leurs amants, qui s’en vont aussi...

SAINTE-CROIX.

Ou se défaire de leurs maris, qui ne veulent pas s’en aller.

LA VOISIN.

Moi, je cherche à contenter tout le monde ; et je leur vends fort innocemment, je vous assure, le secret d’embellir, de se faire aimer.

SAINTE-CROIX.

C’est un secret que tu aurais dû garder pour toi.

LA VOISIN.

Tiens, de mieux bâtis que vous m’ont dit que je n’en avais pas besoin.

LA MARQUISE.

Enfin...

LA VOISIN.

Enfin, parmi mes pratiques, il y en a une qui vient de me compromettre... C’est la Comtesse de Soissons... une grande, sèche, à qui la nature avare a refusé les dons les plus saillants de son sexe... Elle a beau se serrer la taille... rien !... La pauvre dame se désole. Elle est venue me demander un charme qui lui donnât... ce qu’elle n’a pas ; moi, toujours obligeante, je lui ai vendu... un peu cher... d’une certaine drogue assez insignifiante... la première venue ; et voilà que cette imbécile de Comtesse m’écrit hier une lettre qui est tombée sous les yeux du Roi.

SAINTE-CROIX.

Et cette lettre contenait...

LA VOISIN.

Une seule phrase : « Chère Voisin, j’ai beau frotter, il ne vient rien. » Là-dessus, le Roi s’inquiète... on informe... la police est sur pied... Par le temps qui court, on voit du poison partout... Le Conseil s’assemble, la Comtesse est appelée... et l’on apprend, en riant, que Paris et Versailles ont été mis en mouvement, pourquoi ?... pour ce qu’elle n’avait pas, ce qu’elle n’a pas, et ce qu’elle n’aura jamais.

SAINTE-CROIX.

Ah ! ah ! ah ! la bonne plaisanterie.

LA VOISIN.

Une plaisanterie !... pas du tout. Je viens d’apprendre qu’il y avait ordre de faire une descente chez moi, pour y chercher...

SAINTE-CROIX.

Ce que Madame de Soissons a perdu ?

LA VOISIN.

Mes papiers, mes registres, mes secrets !... Mais j’ai appris en même temps que vous pouviez me protéger près d’une personne qui est puissante à la cour, et qui vient d’être nommée, aujourd’hui même, membre de la Chambre ardente.

LA MARQUISE.

Qui donc ?

LA VOISIN.

Votre gendre.

SAINTE-CROIX.

Encore !

LA MARQUISE.

Elle ne sait ce qu’elle dit !... Sortez !

SAINTE-CROIX.

Non, restez... Le gendre de Madame de Brinvilliers ?

LA VOISIN.

Eh oui... Monsieur le Comte de Guiche.

SAINTE-CROIX, regardant la Marquise.

Ah !

LA MARQUISE.

Quelle folie !

LA VOISIN.

Une folie !... Ce n’est plus un secret ; et je tiens de bonne source, qu’après avoir eu l’aveu de Madame, le Comte a tant fait auprès de son père, le vieux Duc, qu’il lui a arraché son consentement !

LA MARQUISE, s’oubliant.

Il a consenti !

Bas, à La Voisin.

C’est bien, c’est bien, je verrai... Je parlerai... Laissez-nous.

LA VOISIN.

Oh ! je vous en prie... Vous me connaissez, Madame la Marquise... Vous savez que je suis une honnête femme. On dit que j’ai des amants, c’est possible ; que j’ai un faible pour le vin d’Espagne... que voulez-vous ? il faut bien m’inspirer pour voir dans l’avenir. Je tire les cartes, je dis la bonne aventure, mais cela ne fait de mal à personne... pas même à ceux à qui j’ai prédit qu’ils seraient pendus... n’est-ce pas, Monsieur le Chevalier ?

SAINTE-CROIX.

Oui, va. Je te promets qu’on parlera pour toi... ne fût-ce que pour reconnaître le service que tu viens de me rendre.

LA VOISIN.

À vous ? par exemple, c’est bien sans intention. Mais...

SAINTE-CROIX, impatienté.

Eh ! va-t’en donc, sorcière.

LA VOISIN.

Mon Dieu, ne vous fâchez pas... Écoutez donc, Monsieur le Chevalier, si je suis brûlée, il fera chaud pour d’autres.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX

 

SAINTE-CROIX, s’approchant, et les bras croisés. Après un silence.

Ainsi donc, Marquise, vous me trompiez !

LA MARQUISE.

Comment ?...

SAINTE-CROIX.

Vous me trompiez !... là, il n’y a qu’un instant... Ah !... de la trahison, entre nous ! Mais il n’y a donc plus de bonne foi sur la terre ? Faudra-t-il désormais que je me défie de vous ?... vous de moi ?... et que nous nous mettions tous les deux au régime des antidotes ?

LA MARQUISE.

Quelle idée !...

SAINTE-CROIX.

Oh ! soyez franche, je vous gêne un peu... et tout à l’heure, peut-être, en m’enveloppant de vos caresses, vous calculiez tout bas, ce qu’il me faudrait de sublimé romain pour ajouter un fleuron à votre couronne de Marquise... Mais ne vous y jouez pas... j’ai lutté contre vous.

Mouvement de la Marquise.

Vous ne vous en êtes jamais douté... Quand vous vouliez absolument rendre la place de Monsieur le Marquis vacante ; tous les matins il prenait, de vos mains, une dose qui devait tout doucement l’envoyer... et moi, tous les soirs, je lui administrais en secret une petite potion contraire, qui le forçait à garder sa place, dont la survivance m’effrayait un peu, je l’avoue ; petite lutte qui a duré dix-huit mois !... Si bien que le brave homme vivrait peut-être encore, sans une fluxion de poitrine, qui s’est rangée de votre côté.

LA MARQUISE.

Il suffit, Monsieur ! il s’agit de ma fille... et quand Monsieur le Comte de Guiche me l’a demandée, ce matin, j’ignorais vos désirs, vos projets. Pouvais-je refuser ?

SAINTE-CROIX.

Non pas ce matin... mais ce soir... et vous le refuserez.

LA MARQUISE.

Impossible !

SAINTE-CROIX.

Je le veux.

LA MARQUISE, avec force.

Et moi, je ne le veux pas.

Sainte-Croix la regarde avec étonnement.

Sacrifier ma fille !... Toute mon ambition était de lui donner un grand nom dans le monde... un rang à la cour !... il me semblait qu’en la rendant heureuse, je me justifierais à ses yeux... Car, faut-il le dire ! je ne puis supporter ses regards ; je tremble devant elle, moi, qui vous regarde sans pâlir... sa candeur me fait mal !... Et vous la donner pour femme !... oh ! ce serait indigne !... Chevalier, grâce, pitié pour elle ! Je vous en supplie, laissez-moi mon enfant... Soyez notre ami... Le Comte de Guiche est riche, puissant... Il peut nous être utile... à moi, à vous-même !

SAINTE-CROIX, avec emportement.

Eh ! que m’importe !... je n’ai besoin de la protection de personne !

Changeant de ton.

Mais c’est bien... donnez-lui votre fille, j’y consens : j’ai une autre idée.

LA MARQUISE, avec joie.

Ah !

SAINTE-CROIX, lentement.

Qu’est-ce que je voulais ? rebâtir ma fortune délabrée... Il y a moyen de tout arranger !... à vous, la vie de votre frère... à moi, la moitié de sa succession.

LA MARQUISE.

La moitié !

SAINTE-CROIX.

N’allez-vous pas marchander !

LA MARQUISE.

La fortune de ma fille !... ses dernières espérances !...

SAINTE-CROIX, montrant le flacon.

Que je puis détruire en brisant ce flacon.

LA MARQUISE.

Arrêtez !

SAINTE-CROIX.

Vous consentez ? la moitié...

LA MARQUISE, vivement.

Non, non, jamais ! Dépouiller mon enfant ! Gardez votre secret. J’en avais d’autres.

SAINTE-CROIX.

Que vous ne teniez que de moi, et

Montrant la cassette.

qui sont tous renfermés dans cette cassette.

LA MARQUISE, d’un ton résolu.

Eh bien ! j’y renoncerai ! Je m’adresserai à mon frère lui-même... J’obtiendrai qu’il me donne la dot de ma fille... Il est riche...il est garçon... Je lui confierai mes craintes, mon embarras... il ne résistera pas aux larmes d’une mère.

MARIE, en dehors.

Par ici, par ici !

LA MARQUISE.

Ma fille, Monsieur ! Silence !

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, MARIE

 

MARIE.

Maman ! Ah ! te voilà. C’est singulier... j’ai frappé tout à l’heure ici.

LA MARQUISE.

J’arrive avec le Chevalier.

MARIE.

C’est que tu ne sais pas... je te cherchais, je courais comme une folle... Mon oncle de Toulouse, que tu n’attendais que demain...

LA MARQUISE.

Le Baron !

MARIE.

Il est arrivé !

SAINTE-CROIX.

Déjà !

MARIE.

Il te cherche aussi.

LA MARQUISE.

Mon frère !... Viens, courons !

SAINTE-CROIX.

Vous n’irez pas loin, car le voici lui-même.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, MARIE, LE BARON D’AUBRAY

 

LE BARON, l’embrassant.

Eh ! bonjour, ma sœur, ma chère Marquise !... on a bien de la peine à vous trouver !...

LA MARQUISE.

Ah ! mon frère ! si j’eusse pensé vous voir sitôt...

LE BARON.

Ma nièce ! chère sœur !... Qu’il est doux de se retrouver, après tant de malheurs !... la mort a cruellement moissonné dans notre famille.

SAINTE-CROIX.

Monsieur le Baron veut-il me permettre de lui présenter mes respects ?

LE BARON.

Eh ! c’est Monsieur le Chevalier de Sainte Croix... Bonjour, Monsieur, je vous salue.

Bas à la Marquise.

Toujours l’ami de la maison ? tant pis ! mon père ne l’aimait pas, ni moi non plus.

SAINTE-CROIX, à part.

Il tire sur moi... à charge de revanche.

MARIE.

J’ai voulu faire reposer mon oncle, je lui ai offert de se rafraîchir ; il n’a rien voulu accepter.

LE BARON.

Merci, merci... j’étais impatient de vous voir, de vous embrasser, mais il faut que je vous quitte ; j’ai des courses à faire, toute la soirée... un rendez-vous, chez Monsieur le Procureur Général.

SAINTE-CROIX.

Vous ne le trouverez pas à cette heure-ci, il doit être à la Chambre ardente.

LA MARQUISE.

En effet.

LE BARON.

La Chambre ardente !... décidément, elle est donc installée ? Eh bien ! dans nos provinces, on ne veut pas y croire, pas plus qu’à ces empoisonnements dont on fait tant de bruit.

LA MARQUISE.

Ce n’est que trop vrai, pourtant... l’air de Paris est infecté.

LE BARON.

Parbleu, je le sais bien... et tenez, on ne m’ôterait pas de la tête que mon pauvre père...

SAINTE-CROIX, à mi-voix.

Monsieur le Baron, j’ai toujours eu la même idée que vous.

LE BARON.

Ah ! laissons cela... C’est un séjour horrible que votre ville ; aussi, j’y resterai le moins possible !... et sous trois jours je repars pour Toulouse !

MARIE, se récriant.

Sous trois jours !...

LA MARQUISE.

Sitôt ?

LE BARON.

Oui, ma chère ; là du moins je suis heureux !... on y meurt de sa belle mort ; Je ne crains rien, je fais un peu de bien à ceux qui m’entourent ; vous savez, Marquise... c’est une vertu de famille...

SAINTE-CROIX.

Et ce doit être un grand plaisir quand on a de la fortune... Comme Monsieur le Baron. Je conçois qu’avec deux cent mille livres de rente !

LE BARON.

Vous n’y êtes pas, mon cher... mettez le double.

SAINTE-CROIX, jetant un regard sur la Marquise.

Quatre cent mille livres !... diable ! c’est beau, et je connais d’honnêtes gens qui se contenteraient de la moitié.

LA MARQUISE.

Vous êtes riche, mon frère... et...

LE BARON.

Ah ! pas plus que vous... je sais que la dot de votre fille est superbe... vous l’avez grossie d’année en année... Cela devait être, vous avez des goûts simple, des habitudes de dévotion.

MARIE, apercevant la cassette et à part.

Ah ! le joli coffre !... des bijoux sans doute, des parures pour moi !...

Elle s’en approche.

LE BARON, continuant.

Oh ! votre éloge est ici dans toutes les bouches.

LA MARQUISE.

En vérité !...

Voyant Marie près du coffre, elle pousse un cri.

Ah !

LE BARON.

Quoi donc ?

MARIE, se retournant.

Maman !

LA MARQUISE.

Ce n’est rien... j’ai cru que Marie allait se blesser ; restez près de moi, mon enfant !...

MARIE, à part et revenant.

C’est pour me punir de ma curiosité, et puis c’est peut-être une surprise qu’on me ménage !

LE BARON, à Marie.

Nous parlons de toi.

Sainte-Croix ferme la cassette et met la clef dans sa poche.

SAINTE-CROIX, regardant la Marquise.

Le fait est que si Mademoiselle de Brinvilliers est une riche héritière, c’est à sa mère qu’elle le devra.

LE BARON.

Parbleu ! je le sais bien, aussi j’ai toujours pensé qu’elle pouvait se passer de ma fortune, pour être heureuse...

À Marie.

n’est-ce pas, mon enfant ?

MARIE, le caressant.

Oh ! sans doute... c’est pour vous seul que je vous aime.

LE BARON.

Chère petite ! j’en étais sûr ! et ma foi, je me suis occupé de mon bonheur personnel.

LA MARQUISE, inquiète.

Comment ?

SAINTE-CROIX.

Monsieur le Baron a placé son bien en viager !

LE BARON.

Du tout, du tout... mieux que ça !... Tel que vous me voyez, je viens vous annoncer mon mariage.

LA MARQUISE.

Vous êtes marié !

SAINTE-CROIX.

Marié !

LE BARON.

Pas encore ; mais bientôt... Une filleule de Monsieur le Procureur-Général... Il y a avait des difficultés d’argent, c’est ce qui m’a empêché de vous en écrire... Je vous conterai cela plus tard.

Plus bas.

En attendant, je cours savoir si le contrat est dressé... car demain nous le signons.

LA MARQUISE, à part.

Demain ! Ah ! grand Dieu !

SAINTE-CROIX, jetant un regard de coté.

Demain... c’est bien pressé.

LE BARON.

On l’est toujours d’être heureux... après, je repars pour Toulouse, et je vous emmène... Voulez-vous ?

MARIE, souriant.

Oh ! non, mon oncle, vous vous mariez, c’est très bien, mais il y en a d’autres...

LE BARON.

Hein ?... tu baisses les yeux, est-ce que toi aussi ?...

Il regarde la Marquise.

LA MARQUISE, regardant Sainte-Croix.

Mais je l’espère... vous saurez tout, mon frère... car vous ne nous quittez pas... vous restez avec moi... On va vous faire préparer un appartement...

LE BARON.

Non pas, non pas, j’ai mes habitudes, qui me conviennent mieux, et à vous aussi !... Laissez-moi m’installer comme à l’ordinaire, dans l’hôtel garni, qui est contigu à votre maison, c’est comme si j’étais chez vous... de ma fenêtre, je vois courir cette petite folle dans le jardin ; et c’est plus commode pour moi ; je puis sortir, rentrer, sans craindre de déranger personne.

LA MARQUISE.

À la bonne heure, puisque cela vous convient... mais du moins nous vous verrons... vous souperez avec nous ?

LE BARON.

Soit, avec plaisir... En attendant, je cours à mes affaires et je vous laisse aux vôtres.

LA MARQUISE.

Je vais donner des ordres... faire porter à votre hôtel...

MARIE.

Je m’en charge, maman.

SAINTE-CROIX.

Et si je puis être utile à Monsieur le Baron...

LE BARON.

Je vous remercie, Monsieur le Chevalier... À revoir, ma sœur...

À Marie

Viens, mon enfant, viens, ah ! tu as bien des choses à me conter.

MARIE.

Sans doute !... nos deux contrats signés le même jour, peut-être... Ah ! que je serais contente.

Ils sortent ensemble. La Marquise les suit jusqu’à la porte, et reste un moment appuyée en les suivant des yeux. Sainte-Croix prend un air d’indifférence.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX

 

LA MARQUISE, d’une voix tremblante.

Chevalier...

SAINTE-CROIX.

Madame la Marquise ?

LA MARQUISE.

Vous l’avez entendu ?

SAINTE-CROIX.

Parfaitement.

LA MARQUISE.

Demain, il se marie.

SAINTE-CROIX.

Et il repart aussitôt...

LA MARQUISE.

Je ne sais quel frisson a parcouru mes veines... Sa confidence m’a brisé le cœur... je sentais mes cheveux se dresser sur ma tête... j’étouffais, et pourtant j’ai pu lui sourire !

Avec impatience, à Sainte-Croix qui n’a pas l’air de l’écouter.

Mais écoutez-moi donc, Monsieur, regardez-moi donc.

SAINTE-CROIX.

Que me voulez-vous ?

LA MARQUISE.

Ce que je lui veux !... Homme sans merci, sans pitié !... Ce que je lui veux... vous ne le devinez pas ?... Ce mariage !... c’est la ruine de ma fille, de son bonheur, de ses espérances... c’est tout perdre !... cette alliance brillante !... ô mon Dieu !... Et demain, dans quelques heures, il ne serait plus temps ? Ah !...

Hors d’elle, et avec un mouvement convulsif.

Votre flacon, Chevalier.

SAINTE-CROIX.

Vous savez à quel prix !... la moitié.

LA MARQUISE, vivement.

Votre flacon !

SAINTE-CROIX.

Vous me le signerez !...

LA MARQUISE.

Votre flacon !...

SAINTE-GROIX, tirant le flacon de sa poche.

Mais écoutez, du moins...

LA MARQUISE.

Ah ! je n’écoute rien !... Venez, venez !... Suivez-moi !...

Ils sortent.

 

 

Quatrième Tableau

 

Le théâtre représente le jardin de l’hôtel de la Marquise. Dans le fond, un mur qui le sépare d’une rue étroite, de l’autre côté de laquelle on voit plusieurs maisons ; en face, l’hôtel garni où demeure le Baron. À gauche un banc. Dans le mur du fond, une petite porte. À gauche, on entrevoit l’hôtel de la Marquise.

Au lever du rideau, il fait une nuit profonde. La lune est cachée par des nuages.

 

 

Scène première

 

LE COMTE DE GUICHE, seul

 

Il entre mystérieusement par la droite.

Je ne vois rien !... je n’entends personne !... La plaisante chose qu’un juge de la Chambre ardente, en bonne fortune !... C’est par ici pourtant que doit être ce pavillon, où Marie va venir sans doute... Car je n’ai pu attendre à demain pour lui apprendre une nouvelle si heureuse !... La Marquise est renfermée dit-on, et ne reçoit personne quoiqu’il soit à peine minuit !... mais deux mots écrits au crayon et remis au vieux Lambert décideront Marie !... quelle joie ! quand elle saura que mon père consent à tout... J’ai eu de la peine ! « Mais mon fils, votre noblesse... Monsieur le Duc, Madame de Brinvilliers tient à tout ce qu’il y a de mieux dans la Robe... Mais votre rang à la cour ? – MADAME Henriette m’a promis que la Marquise serait présentée ; et que Mademoiselle de Brinvilliers entrerait parmi ses demoiselles d’honneur... Mais la fortune... Mademoiselle de Brinvilliers sera plus riche que moi !... Ce dernier argument a été sans réplique, et Marie sera ma femme !... »

Bruit.

Hein !... qu’entends-je...

Il écoute.

 

 

Scène II

 

LE COMTE DE GUICHE, SAINTE-CROIX

 

SAINTE-CROIX, dans le fond.

C’est par cette porte qu’elle entrera.

LE COMTE, sur le devant à part.

J’entrevois dans l’ombre !... Que veut cet homme ?

SAINTE-CROIX, posant une lanterne sourde qu’il tient sur le banc, et regardant l’hôtel, dans la rue.

Voici l’hôtel garni où s’est logé cet imbécile de provincial, qui s’avise de ne pas vouloir souper... Il s’est retiré sans rien prendre... Je suis d’une inquiétude... Sa fenêtre est éclairée.

LE COMTE, de même.

C’est le Chevalier de Sainte-Croix...

SAINTE-CROIX.

Heureusement, la Marquise est là... qui ne le quitte pas !... J’entends du bruit... C’est elle sans doute.

LE COMTE, à part.

Elle... qui donc ?... Marie !

Il remonte doucement la scène et se trouve entre la Marquise qui entre par la petite porte, et Sainte-Croix qui est sur le devant de la scène.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, SAINTE-CROIX, LA MARQUISE

 

SAINTE-CROIX.

Eh bien ?

LA MARQUISE, saisissant le bras du Comte.

Mort !...

SAINTE-GROIX, se rapprochant.

Mort !

LE COMTE, retirant vivement son bras et gagnant la gauche en répétant d’une voix étouffée.

Mort !... qui donc ?...

LA MARQUISE, à Sainte-Croix.

Il était fatigué, un peu souffrant ; je l’ai accompagné malgré lui ; il voulait toujours me renvoyer, cela m’impatientait... On a allumé sa lampe de nuit, il s’est jeté sur son lit, et puis il a congédié tout le monde... On est sorti, je sortais moi-même, désespérée !

SAINTE-CROIX.

Ah ! mon Dieu !

LE COMTE, à part et écoutant.

C’est la Marquise !...

LA MARQUISE.

Enfin il a demandé un verre d’eau et de sucre, que la maîtresse de l’hôtel a préparé elle-même.

SAINTE-CROIX.

Dieu soit loué !

LA MARQUISE.

Ah ! chevalier ! quel secret que le vôtre !... quelle arme terrible !... Une goutte... une seule goutte, et à peine l’eau a-t-elle touché ses lèvres, que sa tête est retombée et... tout a été fini !

LE COMTE, avec horreur.

Ah !...

Il gagne les arbres à droite.

LE MARQUISE, saisissant le bras de Sainte-Croix.

Il y a quelqu’un ici.

Le Comte disparaît.

SAINTE-CROIX.

On nous a entendus !... quel est le malheureux ?...

Il prend la lanterne sur le banc.

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, MARIE

 

MARIE, entrant par la gauche.

Il m’attend peut-être depuis longtemps !...

LA MARQUISE, montrant la gauche.

Par là.

SAINTE-CROIX.

Malheur à celui...

Il ouvre sa lanterne, elle éclaire la figure de Marie qui jette un cri.

Votre fille !

LA MARQUISE.

Grand Dieu !

MARIE.

Ma mère.

SAINTE-CROIX.

Que faisiez-vous ici ? Qu’y venez-vous chercher ? Qui vous amène ?

LA MARQUISE, voulant le calmer.

Chevalier !...

SAINTE-CROIX, avec emportement.

Savez-vous qu’il y va de la vie ?

LA MARQUISE.

C’est ma fille, Monsieur ! voyons, Marie... Mon enfant, remettez-vous ; dites-moi !... que veniez-vous faire, à cette heure, seule, dans le jardin ?

SAINTE-CROIX, éclairant toujours la figure de Marie.

Vous y étiez...depuis longtemps ?

MARIE.

Mon Dieu, non... j’arrive.

LA MARQUISE, regardant Sainte-Croix.

Ah ! vous entendez.

On voit le Comte de Guiche regagner doucement la gauche, à travers les arbres du fond.

SAINTE-CROIX.

Et qui vous attirait ici, seule, au milieu de la nuit ?

MARIE, s’éloignant de lui.

Ah ! Monsieur de Sainte-Croix, vous me faites peur.

LA MARQUISE.

Rassure-toi, mon enfant !...

Bas à Sainte-Croix.

je vous en conjure...

SAINTE-CROIX, se calmant.

Soit, soit... Mais du moins Mademoiselle nous dira...

MARIE.

Oh ! tout ce que vous voudrez... Je faisais mal sans doute, de venir ici, et je le vois bien maintenant, à votre colère, aux regards de maman. – Mais je me disais : quel grand mal après tout... puisqu’il doit être mon mari...

SAINTE-CROIX.

Elle se trouble !...

LA MARQUISE, vivement.

Non, non !... Son mari !... Monsieur le comte de Guiche, n’est-ce pas ?

MARIE.

Il voulait me voir, me parler, et me suppliait de me trouver à l’instant, près du pavillon.

LA MARQUISE, souriant à Sainte-Croix.

Vous voyez ?... un rendez-vous d’amour... et s’effrayer !... quel enfantillage !

SAINTE-CROIX.

Un rendez-vous d’amour... bien vrai ?

MARIE.

Voici son billet.

SAINTE-CROIX, le parcourant.

Ah !... bien !... Mais il était ici ?

LA MARQUISE.

Le Comte !

MARIE.

Oh ! non, pas encore... je ne l’ai pas vu... mais il viendra... Vous voyez qu’il a un secret ‘ important à m’apprendre.

On voit un mouvement de lumières en face, dans l’hôtel.

Mais quel bruit ! c’est lui sans doute... oui le voilà.

SAINTE-CROIX, l’apercevant.

En effet !... je respire !

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, MARIE, LE COMTE DE GUICHE

 

Il rentre pâle et défait.

LA MARQUISE, avec empressement et gaieté, allant à lui.

Ah ! monsieur le Comte !... chez moi ! à cette heure... Oh ! ne vous troublez pas...voilà qui dérange un peu votre tête-à-tête !... mais ne craignez rien, je suis bonne mère... je vous pardonne.

LE COMTE.

Madame...

SAINTE-CROIX, à part.

Que le diable emporte les amoureux !

MARIE.

Ma mère sait tout, Monsieur !...

LA MARQUISE.

Oui, mon fils... car vous êtes mon fils... votre père consent à tout, je le sais, et vous venez apprendre sans doute à Marie que le mariage...

LE COMTE, se contraignant.

Ce mariage !... ne se fera pas, Madame... il ne se fera jamais !

MARIE.

Ô ciel !

LA MARQUISE.

Que dites-vous ?

MARIE, éperdue.

Ce n’est pas possible !... vous me trompez, Henri !... vous ne m’apprendriez pas une pareille nouvelle, avec ce sang-froid, cette tranquillité !...

LE COMTE, avec un soupir.

Il n’est que trop vrai... tout est rompu !

MARIE, se jetant sur le sein de sa mère.

Ah ! maman !...

SAINTE-CROIX, le regardant en face.

Et la raison ?

LE COMTE, avec fermeté.

Je n’ai pas de compte à vous rendre, Monsieur.

LA MARQUISE.

Mais à moi, Monsieur, vous m’en devez ! Un pareil éclat ?... J’en dois connaître la cause... parlez, parlez... je le veux, je l’exige.

LE COMTE, prêt à éclater.

Vous le voulez !...

MARIE, en larmes.

Oui, monsieur... il faut tout dire !...

LE COMTE, à part et regardant Marie.

Ô ciel !... et elle, si douce, si vertueuse !... tant d’infamie !... ce serait la tuer !

LA MARQUISE.

Vous ne répondez pas ? Enfin, cette nouvelle que vous veniez apprendre à ma fille, avec tant d’empressement ?... les termes de votre billet

Le lui montrant.

n’annoncent rien de fâcheux.

LE COMTE, avec embarras.

Cette nouvelle, Madame... c’est que mon père a changé d’idée... que Madame Henriette ne veut pas consentir... on a d’autres vues, d’autres projets... Enfin, Madame, dispensez-moi des détails, mais une alliance avec la Marquise de Brinvilliers, m’est désormais impossible !

MARIE.

Ah ! Monsieur le Comte !...

SAINTE-CROIX, regardant le Comte avec défiance.

C’est singulier !

LE COMTE, à part, avec émotion.

Pauvre Marie !

Regardant les croisées du fond.

Mais quelle peut être la victime ?

LA MARQUISE, à part.

D’autres projets !... on veut le marier ! et à qui donc ?... je le saurai.

SAINTE-CROIX, bas à la Marquise.

Prenez garde... entendez-vous ce bruit dans la rue ?

LA MARQUISE, bas.

Ô ciel !... saurait-on déjà !...

LE COMTE, remarquant son trouble.

Eh ! mais, Madame la Marquise, on accourt vers cet hôtel... tout le quartier est en mouvement.

On entend le bruit d’un carrosse, et la rue est éclairée par des torches.

Ces flambeaux... ce carrosse à votre porte !...

On se met aux fenêtres dans le voisinage, la fenêtre du Baron d’Aubray est toujours fermée et obscure, le comte la remarque.

Ah ! cette fenêtre obscure... c’est la seule !... c’est là... je saurai tout.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc ?... voyez, monsieur le chevalier.

SAINTE-CROIX, bas.

Plus de doute !... on est instruit... C’est la police !...

UNE VOIX, en dehors.

Madame la Marquise de Brinvilliers !

LA MARQUISE, avec terreur.

Grand Dieu !... c’est pour moi... on vient m’arrêter !

Entrent des domestiques avec des torches. Mouvement de surprise et d’effroi.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, MARIE, LE COMTE, UN OFFICIER, DOMESTIQUES, SUITE

 

UN DOMESTIQUE.

Madame la marquise... Un officier de la maison du Roi !

TOUS.

De la maison du Roi !

La Marquise s’avance.

L’OFFICIER.

Une lettre de MADAME.

La Marquise la prend.

LE COMTE.

De MADAME !...

LA MARQUISE, prenant la lettre avec joie.

Il se pourrait !... Un pareil honneur !...

Bas à Sainte-Croix, qui s’est rapproché.

Rien encore !... on ne sait rien !...

Elle lit la lettre.

sur la demande de Monsieur le Comte de Guiche, S. A. R. Madame, Duchesse d’Orléans, recevra demain à Saint-Cloud, Madame la Marquise de Brinvilliers, et sa fille.

LE COMTE, à part.

Grand Dieu !... et c’est moi...

SAINTE-CROIX, à part.

Ah ! je renais.

MARIE, à part.

Paraître à la cour, oh ! maintenant, je n’y tiens plus !

LA MARQUISE, radieuse.

Une telle faveur, et c’est à vous, Monsieur le Comte, à vous que je la dois... Présentée à la cour... vous y serez, sans doute ?

LE COMTE, la regardant.

Moi ! Madame... je siège à la Chambre ardente !

Mouvement de la Marquise et de Sainte-Croix.

SAINTE-CROIX, à part.

Et moi, je veille sur lui !

 

 

ACTE III

 

 

Cinquième Tableau

 

Le théâtre représente une galerie du palais de Saint-Cloud, richement éclairée par des lustres, des girandoles. Le fond est fermé par de larges rideaux qui donnent sur les appartements de Madame. À droite des spectateurs, un buffet chargé de vaisselle d’or, de fruits glacés, d’oranges, de pâtisseries. À gauche, un autre buffet chargé de vases, de cristaux, de verres et de plateaux pour les rafraichissements.

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE en habits de cour, LE MARQUIS DE FEUQUIÈRES, DAMES ET SEIGNEURS, puis MARIE et MADEMOISELLE DE MONTALAIS

 

Au lever du rideau, les Dames sont assises çà et là ; les hommes vont et viennent en causant avec elles, appuyés sur le dos de leurs fauteuils. On voit passer successivement plusieurs Seigneurs et Dames qui se rendent dans les appartements de MADAME.

LE MARQUIS.

Parbleu, ce fou de Molière a joué comme un ange !

SAINTE-CROIX, appuyé sur le fauteuil de la Marquise.

Son Pourceaugnac ?... C’est une bouffonnerie assez plate !... et sans la musique de Lulli...

LE MARQUIS.

Madame Henriette y riait pourtant de tout son cœur.

SAINTE-CROIX, se reprenant.

Son Altesse a daigné rire !... Effectivement, c’est très spirituel, et décidément, il n’y a que ce diable de Poquelin, pour le naturel et le bon comique.

TOUS.

C’est un homme admirable !

LE MARQUIS, à la Marquise.

Convenez aussi, qu’il est impossible de faire les honneurs d’une fête avec plus de grâce que MADAME... Quel charme dans ses moindres discours ! comme elle sait attirer tous les cœurs !

LA MARQUISE.

Et quelle simplicité ! quelle bonté pour chacun !

UN SEIGNEUR.

Oh ! oui... Digne petite-fille de Henri IV.

LE MARQUIS.

Aussi, c’est l’orgueil et l’amour de la France !

SAINTE-CROIX, à la Marquise.

Lui avez-vous été présentée ?

LA MARQUISE, distraite, et regardant plusieurs dames qui passent.

Pas encore... j’attends.

LE MARQUIS, suivant ses regards.

Que regardez-vous donc, Marquise ?

LA MARQUISE, montrant les dames.

Ces Dames que je ne me rappelle pas...

LE MARQUIS, les lui indiquant.

C’est Madame de Lafayette... Madame de Sévigné... la belle Comtesse de Fiesque.

LA MARQUISE, d’un air gracieux.

Je vous remercie !

À part.

celle que l’on veut faire épouser au Comte... ne peut pas être parmi elles... Oh ! je la connaîtrai ; ma haine la devinera !

LE MARQUIS, se rapprochant.

Et où est-donc votre charmante Marie ?

LA MARQUISE, montrant la gauche.

Dans ce salon... elle a rencontré quelques jeunes personnes de ses amies...

Bas, et se retournant vers Sainte-Croix.

Eh ! bien, Sainte-Croix, vous êtes parti après moi ?

SAINTE-CROIX, bas.

On ne savait rien encore.

LA MARQUISE, bas.

Et mes gens ?

SAINTE-CROIX, bas.

J’ai recommandé de respecter le sommeil de votre frère.

LA MARQUISE, bas.

Chut !

Se tournant vers Feuquières qui s’est rapproche.

Ne diton pas que le Roi doit honorer cette fête de sa présence ?

LE MARQUIS.

Certainement ; il doit venir de Versailles.

Avec importance.

J’en sais quelque chose, je suis du quadrille de Sa Majesté.

LA MARQUISE, souriant d’un air distrait.

Ah ! cela sera très brillant.

Bas à Sainte-Croix.

Et le Comte de Guiche, vous ne l’avez pas vu ?

SAINTE-CROIX, bas.

Pas encore, et cela m’inquiète.

LA MARQUISE, bas.

Pourquoi ?

SAINTE-CROIX, bas.

Je ne sais... mais ses regards, sa conduite d’hier au soir...

LA MARQUISE, bas.

Folie ! il ne songe qu’à son nouveau mariage.

À elle-même, avec une fureur concentrée.

Et si je pouvais découvrir celle qui nous l’enlève !

Elle reprend un air riant, en voyant entrer Marie, et Mademoiselle de Montalais. Sainte-Croix se mêle à la foule des Courtisans.

MARIE.

Ah ! maman, si tu savais quel bonheur je viens d’éprouver ! Mademoiselle de Montalais, ma meilleure amie de couvent, qui nous avait quittées l’année dernière, et que je retrouve ici.

LA MARQUISE.

Mademoiselle de Montalais !

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Jugez de notre joie, Madame la Marquise !... se revoir après une si longue absence !... car nous étions inséparables ! C’est à moi que ma chère Marie parlait toujours de sa tendresse pour sa famille, pour son excellente mère !... Moi, j’ai perdu la mienne, et j’étais impatiente de vous êtes présentée, pour vous demander un peu de cette amitié

Montrant Marie.

qui la rend si heureuse. S’il ne faut, pour la mériter, qu’aimer votre fille comme une sœur, je crois y avoir quelques droits... N’est-ce pas, Marie ?

MARIE.

Oh ! sans doute.

LE MARQUIS, bas à la Marquise.

Mademoiselle de Montalais, la favorite de MADAME, amie de votre fille... cela peut la mener loin.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Mais qu’a-t-elle donc, cette chère Marie ?... elle est toute triste.

LA MARQUISE.

Ce n’est rien... un chagrin, dont votre amitié la consolera aisément.

MARIE, tristement.

Oh ! non... c’est la seule chose...

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, gaiement.

Tu crois ?... c’est ce que nous verrons... je te ferai la guerre !

LA MARQUISE, bas à Marie.

Et puis, tout n’est pas désespéré.

MARIE, avec espoir.

Vous croyez ?

LA MARQUISE, bas.

Fie-toi à ta mère.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Eh ! mon Dieu ! qui n’a pas ses peines, ses tourments ?

Gaiement.

moi qui vous parle... il ne tiendrait qu’à moi d’être triste, de pleurer... mais à la cour, on n’a pas le temps !... il faut sourire à tout le monde, c’est d’étiquette...

Lui prenant la main.

nous nous conterons nos chagrins, et...

UN HUISSIER, appelant à haute voix.

Madame la Marquise, et Mademoiselle de Brinvilliers...

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, bas.

C’est pour votre présentation... Son Altesse vous attend.

LA MARQUISE.

Venez, Marie ?

MARIE.

Ah ! mon Dieu ! voilà que j’ai peur !

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, bas.

Ne crains donc rien... elle est si bonne !

MARIE, bas.

Est-ce que tu ne seras pas avec nous ?

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Je ne puis ; il faut que je fasse commencer le bal, dès que le Roi paraîtra.

Courant de côté.

Eh ! mais, ce bruit de chevaux... ces flambeaux... c’est lui ! c’est Sa Majesté.

On entend un grand mouvement dans la coulisse, et plusieurs voix.

le Roi ! le Roi, messieurs !

TOUS.

Le Roi !... courons !...

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, au marquis de Feuquières.

Eh ! vite, M. de Feuquières, donnez-moi la main.

Madame de Brinvilliers et Marie ont suivi l’huissier. Les Seigneurs et Dames de la cour sortent pour aller au devant du Roi. Le Marquis de Feuquières donne la main à mademoiselle de Montalais, qui va sortir la dernière, lorsqu’elle aperçoit le comte de Guiche qui paraît à gauche.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, MADEMOISELLE DE MONTALAIS, LE COMTE

 

M. DE MONTALAIS, s’arrêtant.

Ah ! c’est vous, Monsieur le Comte !

Timidement, et avec tendresse.

comme vous vous êtes fait attendre !

LE COMTE, distrait et triste.

Oui, la séance s’est prolongée...

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Et vous en rapportez une tristesse !... Le Roi est arrivé... venez vous ?

LE COMTE.

Tout à l’heure, en montant le grand escalier, quelqu’un m’a fait demander un moment d’entretien... il s’agit, sans doute, de communications importantes pour la Chambre... et je ne puis me dispenser... je suis à vous dans l’instant.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Au moins, ne soyez pas longtemps.

LE MARQUIS, à Mlle de Montalais.

Depuis qu’il est de la Chambre ardente, il devient tout-à-fait lugubre ! Dieu me damne, si on ne le prendrait plutôt pour un accusé que pour un juge.

Ils sortent par la gauche, Mademoiselle de Montalais a toujours les yeux fixés sur le Comte, jusqu’à ce qu’elle ait disparu.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, puis DESGRAIS

 

LE COMTE, à lui même.

Toujours cette idée importune !...

À haute voix à droite.

venez, venez, Monsieur... nous sommes seuls. Vous êtes envoyé, dites-vous, par Monsieur de la Reynie, le Lieutenant de police ?

Desgrais vêtu d’un habit propre et simple, est entré en admirant les appartements.

DESGRAIS, respectueusement.

Oui, Monseigneur !... c’est bien hardi á moi, d’oser me présenter...

LE COMTE.

Dépêchons, je vous prie... Sa Majesté vient d’arriver, et mon devoir m’appelle... Que me voulez-vous ? Qui êtes vous ?

DESGRAIS, d’un ton doux.

Monseigneur ne me remet pas ? Il est vrai que nous nous sommes vus, dans un moment... C’est moi qui ai failli, hier, avoir le désagrément d’assommer votre excellence.

LE COMTE, le regardant.

En effet, je crois me souvenir... savez-vous qu’il s’en est peu fallu...

DESGRAIS.

J’en aurais été bien contrarié !... mais ce n’est pas étonnant... la police était si mal faite !... cela n’arrivera plus, j’ose le dire, maintenant que j’en fais partie.

LE COMTE, surpris et avec répugnance.

Vous êtes de la police ?

DESGRAIS.

Attaché au service particulier et secret de Monsieur de la Reynie... grâce à la recommandation de cette bonne et digne Madame de Brinvilliers.

LE COMTE, surpris.

Ah ! c’est elle...

DESGRAIS.

Et chargé spécialement de découvrir les auteurs des empoisonnements...

Le Comte le regarde avec plus d’étonnement.

Je les découvrirai, parce qu’avec de l’adresse, de l’intelligence... et de l’obstination, on vient à bout de tout !... avec cela que j’ai une qualité excellente, pour mon nouvel état... j’ai toujours l’air de regarder d’un autre côté, ça donne confiance... et on y voit bien mieux.

LE COMTE, avec impatience.

C’est bon, je n’ai pas besoin de savoir les secrets du métier. Mais qui vous amène ici, et comment osez-vous paraître dans le palais de Saint-Cloud, chez MADAME ?

DESGRAIS.

Oh ! Monseigneur, nous entrons partout, nous... Je puis même dire qu’il n’y a pas de bonne fête sans nous.

Baissant la voix.

Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : Je suis envoyé par Monsieur de la Reynie, pour certains renseignements que vous lui avez fait demander, ce matin, sur un voyageur arrivé hier soir de Toulouse, et qui a dû descendre à l’hôtel de Strasbourg.

LE COMTE, qui s’était éloigné de lui avec mépris, se rapprochant tout-à-coup.

Presqu’en face l’hôtel de Madame de Brinvilliers ? Et savez-vous quel est ce voyageur ?

DESGRAIS.

Oui, Monseigneur, je l’ai su tout de suite... C’est le Baron d’Aubray, le frère de Madame la Marquise.

LE COMTE vivement.

De la Marquise !

DESGRAIS.

Son propre frère.

LE COMTE.

Vous en êtes bien sûr ?

DESGRAIS.

Je le tiens de la maîtresse de l’hôtel.

LE COMTE, à part.

Ah !...

DESGRAIS, baissant encore la voix.

Mais ce que vous ne savez pas, Monseigneur... un petit accident qui lui est arrivé !... Le pauvre homme est mort subitement dans la nuit !

LE COMTE, avec un mouvement involontaire.

Dans la nuit !

DESGRAIS.

Chut ! ne parlez pas si haut... ça n’aurait qu’a venir aux oreilles de Madame la Marquise ! Cette pauvre chère dame qui ne se doute de rien... ça pourrait lui faire une révolution.

LE COMTE, à lui-même.

Quoi, son frère !

DESGRAIS.

Mon Dieu oui !... à quoi sert la fortune ?... Vous me direz : Il était un peu souffrant le soir, en se couchant... mais on était loin de s’attendre, qu’il irait si vite rejoindre ses parents... Il paraît que dans cette famille-là, il y a quelque maladie chronique, qui les prend à un certain âge ; il faut que ça soit dans le sang.

LE COMTE, distrait, et lui faisant signe de s’éloigner.

Il suffit, allez. Et jusqu’à nouvel ordre, pas un mot sur ce que vous avez appris... le plus profond silence.

DESGRAIS.

Monseigneur peut être tranquille !... Dans notre état, nous n’avons que des yeux et des oreilles. Monseigneur n’a rien de plus à faire dire à Monsieur de la Reynie ?

LE COMTE, lui tournant le dos.

Rien.

DESGRAIS.

Il va en être instruit sur-le-champ.

Se rapprochant.

Si Monseigneur avait la bonté de me recommander, de glisser un petit mot pour moi !... On dit qu’il va y avoir une place vacante au-dessus de la mienne.

LE COMTE.

Comment ! vous êtes placé d’hier, et vous songez déjà à votre avancement ?

DESGRAIS, d’un air de bonhommie.

Dame, Monseigneur ! qui est-ce qui y songera pour moi ?

LE COMTE.

C’est bien, c’est bien, laissez-moi.

DESGRAIS, le saluant encore.

En vous remerciant, Monseigneur, de vos bontés et de la promesse que vous daignez me faire !... vous n’obligerez pas un ingrat. Et si jamais vous deviez être arrêté, vous verriez avec quels égards... Ce n’est pas cela que je voulais dire... mais c’est égal. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, seul, après un silence

 

C’était son frère ! son frère ! oui !... le Lieutenant-civil de Toulouse... Une fortune immense... je comprends !... La cupidité, la soif des richesses... Avec des traits si nobles, avec les dehors de la vertu, de la piété !... Tout cela n’était donc que déception, que lâche hypocrisie... Et la mort de son père, de son époux... tout s’explique.

Montrant la droite.

Elle est là... au milieu des fêtes, des plaisirs... quand, il y a à peine quelques heures...

Avec agitation.

Et j’ai été au moment de devenir son gendre, de l’appeler ma mère !... elle !... ah ! jamais !... Pour être plus sûr de moi, pour que le souvenir de Marie ne vienne pas triompher de ma raison, j’ai donné parole à mon père. Ce mariage qu’il m’avait proposé, que MADAME Henriette désirait elle-même, il se fera... J’épouserai Mademoiselle de Montalais.

Après une pause.

Mais ce secret horrible que le hasard m’a révélé, puis-je le taire ?... L’honneur, mon devoir, mes nouvelles fonctions, tout ne m’ordonne-t il pas de nommer les coupables, de les faire punir ?...

S’arrêtant.

Et Marie, Marie, grands Dieux ! si douce, si pure !... pour prix de sa tendresse pour moi, de cet amour qui faisait mon bonheur... lui léguer la honte, l’infamie !

Effrayé d’une idée subite.

Et si elle-même était instruite du secret de sa fortune ?... si son cœur était complice ?... Oh ! non, non... il ne faudrait plus croire à rien, et se défier des anges eux-mêmes.

Avec la plus vive agitation.

Ah ! que je souffre... et comment dissiper des doutes aussi affreux ?

Il se jette sur un fauteuil, à gauche.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, MARIE, entrant par la droite

 

MARIE, sans le voir d’abord.

Mon Dieu ! je ne sais ce qu’est devenue maman. Au milieu de cette foule et de ces grands appartements, on se perd.

Elle se trouve en face du Comte.

Ciel ! Monsieur le Comte !

LE COMTE, à part et se levant.

C’est elle !... que lui dire ?

MARIE, à part.

Impossible de l’éviter !

LE COMTE, après un silence, et avec embarras.

Pardon, Mademoiselle ; je conçois que ma présence doit vous embarrasser.

MARIE, avec douceur.

Moi, Monsieur le Comte !... oh ! non, car je n’ai aucun reproche à me faire.

LE COMTE.

J’ai voulu dire que vous deviez me voir avec peine.

MARIE.

Il est vrai... et cependant je le désirais.

LE COMTE, se rapprochant.

Moi aussi, Marie... j’avais besoin d’une explication ! Et d’abord, dites-moi, je vous en supplie... Hier, avant mon arrivée, il est venu quelqu’un chez vous ?

MARIE, cherchant.

Quelqu’un ?

LE COMTE.

Un étranger.

MARIE.

Ah ! mon oncle... le Baron d’Aubray ?

LE COMTE, l’observant.

Votre oncle ?

MARIE.

Sans doute, je n’ai vu que lui.

Avec espoir.

Est-ce donc là ce qui vous aurait porté ombrage ?... Ah ! s’il était vrai !...

LE COMTE, vivement.

Non, non... ce n’est pas cela.

Avec hésitation.

Mais votre oncle... vous l’avez vu aujourd’hui ?

MARIE.

Mon Dieu non !... Je voulais aller l’embrasser de grand matin, comme je le lui avais promis hier soir. Mais maman me l’a défendu. Elle a dit qu’après un aussi long voyage, il devait être fatigué, qu’il avait besoin de repos. Et je suis partie toute triste... car ce pauvre oncle aura été bien fâché de ne pas me trouver, là, à son réveil.

LE COMTE, à part.

À son réveil !

La regardant avec bonheur.

Je respire, elle ne sait rien.

Haut, et avec attendrissement.

Marie !

MARIE.

Mais, mon Dieu ! qu’avez-vous donc ?

LE COMTE, lui prenant la main.

Je suis bien à plaindre, bien malheureux !

MARIE.

Vous !

LE COMTE.

Plus que vous ne pourrez le comprendre ! Nous sommes séparés pour la vie...

Avec amour.

Et je vous aime plus que jamais.

MARIE, avec joie.

Vous m’aimez, vous m’aimez encore !... Mais alors, quelle est donc la cause de votre conduite ? Pourquoi cette rupture ? ce refus insultant ?

LE COMTE.

Je ne puis rien vous dire.

MARIE, vivement.

Si, Monsieur, je veux tout savoir... je l’exige, je vous le demande à genoux.

LE COMTE, très troublé.

Marie !

MARIE.

Vous pensez bien que je n’ai pas été dupe des détours que Vous avez employés ! Votre père n’est pour rien dans votre résolution, il avait consenti. Vous étiez sûr de l’appui de MADAME... C’est donc vous, vous seul, qui avez voulu tout rompre, et il faut qu’un motif bien puissant...C’est ce motif que je veux connaître, qu’il faut me déclarer. Que vous ayez cessé de m’aimer, que vous m’abandonniez, je m’y attends, je m’y résignerai... Mais que je croie que vous avez voulu me tromper, que je sois forcée de ne plus vous estimer... Ah ! c’est trop de tourments à-la-fois, et je ne pourrais les supporter !... Parlez, je vous en conjure.

LE COMTE.

Marie, par grâce, par pitié pour vous-même...

Avec désordre.

Il est trop vrai, il existe un mystère affreux, épouvantable... un mystère qui vous tuerait, si un seul mot s’échappait de ma bouche !...

Mouvement de Marie.

Ainsi, ne m’interrogez pas... Oubliez-moi, séparons-nous... et ne cherchez jamais à connaître un pareil secret !

MARIE, voulant le retenir.

Que voulez-vous dire ?... Arrêtez !...

LE COMTE.

Non, non.

MARIE.

Un seul mot...

LE COMTE, en sortant précipitamment.

Adieu, adieu pour jamais !

Il sort par la droite.

 

 

Scène VI

 

MARIE, seule, et en larmes

 

Henri !... Il ne m’entend plus !... Ô mon Dieu !... quel est donc le mystère qu’il n’ose me révéler ?... Ah ! je ne puis en douter... c’est qu’il en aime une autre... Et la pauvre Marie est condamnée aux larmes et au désespoir !

 

 

Scène VII

 

MARIE, MADEMOISELLE DE MONTALAIS

 

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, à la cantonade.

C’est bien... Formez toujours les quadrilles.

Apercevant Marie.

Ah ! c’est toi que je cherchais. Eh, bon Dieu ! encore des soupirs, des pleurs ! quand tu viens d’obtenir la plus haute distinction !... MADAME, à qui tu plais beaucoup, t’a désignée elle-même pour danser vis-à-vis d’elle, au quadrille du Roi.

MARIE.

Oh ! qu’elle daigne me dispenser...

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Y songes-tu ? On ne refuse jamais ces choses-là, et toutes nos Duchesses voudraient bien être à ta place.

MARIE.

N’importe, je suis trop malheureuse !

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Mais que t’est-il donc arrivé ?... et qui peut t’affliger à ce point ?

Lui prenant la main avec amitié.

Voyons, Marie... ne peux-tu me le dire à moi, ta sœur, ta meilleure amie ? qui sait !... je pourrai peut-être te consoler. Moi aussi, j’étais triste, malheureuse... j’ai versé bien des larmes en secret ; et maintenant, tout est changé... Depuis quelques moments, surtout, j’éprouve une joie, un bonheur... Eh bien ! il en sera de même pour toi.

Marie se détourne.

Ah ! mais aussi, tu n’es pas raisonnable, et je finirais par me fâcher !...

Elle continue à lui parler bas et à la consoler, tandis que la Marquise entre du côté opposé.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, MADEMOISELLE DE MONTALAIS, LA MARQUISE DE BRINVILLIERS

 

LA MARQUISE, à elle-même.

Rien encore ! Je l’ai suivi de l’œil auprès de toutes ces femmes si brillantes... j’espérais deviner son secret dans ses regards... Rien !

Elle voit Marie, et court à elle.

Marie, qu’est-donc ?

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Elle se désole, et ne veut pas me répondre.

MARIE, bas à sa mère.

Maman... je l’ai vu tout est fini !...

LA MARQUISE, bas et douloureusement.

Non, non... chère enfant, ne le crois pas.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, à la marquise.

C’est quelque chagrin d’amour !

La marquise fait signe que oui.

Cela se devine tout de suite,

Avec un petit soupir.

surtout quand on en a éprouvé soi-même.

MARIE, se tournant avec intérêt vers elle.

Comment, toi aussi, ma pauvre Agathe ?

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Mais sans doute ; et mon exemple devrait te donner du courage. Car, j’en suis sûre, j’ai été plus à plaindre que toi.

LA MARQUISE, à sa fille, et faisant signe à mademoiselle de Montalais de continuer, comme pour distraire Marie.

Tu l’entends ?

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Figure-toi, un jeune homme que j’aimais depuis longtemps en secret... lui, ne m’aimait pas ; il ne m’adressait jamais un mot, une parole d’intérêt. On voulait ne le faire épouser ; il me refusa !

MARIE.

Il te refusa ?

La Marquise et Marie, qui l’écoutaient d’abord avec distraction, la regardent, et suivent son récit avec plus d’intérêt, et chacune avec un sentiment différent.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Juge de ce que j’ai souffert. J’avais renoncé à tout espoir, toute idée de bonheur ; lorsqu’aujourd’hui, ce matin, je ne sais quel événement, quelle révolution inattendue... tout a changé comme par enchantement.

MARIE, étonnée.

Aujourd’hui ?

LA MARQUISE, de même.

Ce matin ?

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, avec bonheur.

Il revient à moi, il m’aime... du moins, je l’espère, puisque c’est lui maintenant qui demande ma main ; il supplie que ce mariage se fasse sur-le-champ. Son père vient d’en parler à MADAME Henriette, qui me l’a confirmé.

MARIE.

Son père !

LA MARQUISE, avec une curiosité impatiente.

Et ce jeune homme ?

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Ah ! maintenant, je puis le dire, ce n’est plus un secret. C’est le Comte de Guiche.

MARIE, frappée.

Dieux !

LA MARQUISE, à part, et avec un regard terrible.

C’est elle !

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, à Marie.

Qu’as-tu donc ?

LA MARQUISE, empêchant sa fille de parler.

Rien, rien. C’est que sa position ressemble tellement à la vôtre...

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, gaiement.

Raison de plus. Tu verras que mon mariage te portera bonheur, et que toi-même...

MARIE, bas à sa mère.

Ah ! je n’y tiens plus !... elle, ma meilleure amie !... je n’ose plus la regarder, et sa voix me fait mal.

LA MARQUISE, bas.

Marie, au nom du ciel...

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, qui a remonté pour écouter l’orchestre du bal, que l’on entend dans la coulisse, et qui commence une sarabande.

Eh ! mon Dieu ! tandis que nous causons, les quadrilles qui recommencent...

Venant prendre Marie.

Eh ! vite ! eh ! vite... il ne faut pas faire attendre.

MARIE, résistant.

Non, non...

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, voulant l’entrainer.

Il le faut.

LA MARQUISE, bas.

Ma fille, je t’en conjure.

Elle l’embrasse à plusieurs reprises, en ayant l’air de l’encourager.

MARIE, d’une voix entrecoupée, et la main sur son cœur.

Ah ! maman, le coup est porté... je le sens, j’en mourrai !

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Viens donc vite ! nous n’arriverons jamais à temps.

Quelques jeunes personnes qui passent se joignent à mademoiselle de Montalais, et entraînent Marie. Elles disparaissent par la droite. On continue à entendre l’orchestre du bal, pendant les deux scènes suivantes.

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE, seule

 

C’est elle !

Elle fait un pas pour les suivre, et s’arrête, comme effrayée d’elle-même.

Je n’ose les suivre ; car, malgré le respect que ce lieu doit m’inspirer... je ne sais ce dont je serais capable.

Après un moment de silence.

La voilà donc !... je la connais enfin, celle qui m’enlève le fruit de tant de sacrifices !... celle qui condamne ma pauvre Marie à un malheur éternel !... et je l’épargnerais !...

Elle porte la main au flacon de Sainte-Croix, qu’elle a conservé, et qui est caché dans son sein.

Ce flacon de Sainte-Croix, j’espérais ne plus m’en servir !... Mais quand il n’y a plus qu’un seul obstacle... un seul, si faible... si facile à renverser !...

Elle s’arrête.

Mais un enfant... une jeune fille !... la compagne de Marie... qui ne m’a jamais offensée... qui ne m’a fait aucun mal...

Avec amertume.

Aucun mal !... et ma fille qu’elle tue... quelle assassine... devant moi !... car je ne saurais en douter... Marie en mourra !... à son âge... un premier amour trompé, est un poison plus sûr et plus rapide que tous les nôtres... et je n’oserais la défendre !... je n’oserais sauver le seul bien qui me reste !...

D’une voix sourde et terrible.

Ah ! malheur à toi, fiancée du comte de Guiche... malheur à toi !...

S’arrêtant encore.

Mais ici... quel moyen ?... au milieu d’une fête... en présence de la cour ! et cependant, si je perds cette occasion... qui sait quand je pourrai l’approcher ? qui sait si je la reverrai jamais ? et ce mariage fatal...

Revenant à elle, et changeant d’idée.

Ce mariage ?... mais il ne se fera pas ; le Comte a pu céder d’abord aux désirs de son père... aux vœux de la princesse ; mais son amour nous le ramènera... je l’ai vu... je l’ai vu, hier, à ses regards, à la douleur qui se peignait dans tous ses traits ! il était ému, agité... oui, oui, il aime Marie, il l’aime réellement... qu’il la revoie, et il reviendra bien vite à ses pieds.

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, quelques DANSEURS qui s’approchent des buffets, y prennent des fruits glacés, des rafraîchissements, et les offrent à des dames, qui passent, sans s’arrêter ; tes danseurs les suivent, et disparaissent aussi, après les premiers mots de la scène

 

LA MARQUISE.

Ah ! c’est vous, Sainte-Croix ?

SAINTE-CROIX, s’approchant du buffet à gauche, et se versant un verre.

Il fait une chaleur dans cette galerie !... et puis un désordre, une confusion !... impossible d’obtenir des laquais, un fruit, un verre d’eau d’orange... en voici heureusement !...

LA MARQUISE.

Eh ! bien... le Comte de Guiche ?

SAINTE-CROIX, buvant et reposant son verre.

Je l’ai vu, tout fier de sa nouvelle conquête... vous aviez raison... il n’est occupé que de son mariage, et toute la cour aussi.

LA MARQUISE.

Quoi... cet hymen ?

SAINTE-CROIX.

Madame Henriette vient de l’annoncer publiquement, et de saluer Mademoiselle de Montalais, du nom de Comtesse de Guiche.

LA MARQUISE.

Déjà !

SAINTE-CROIX.

Cela a fait événement. Chacun a exprimé sa joie, vraie ou fausse... cela n’y fait rien !... il n’y a que votre pauvre Marie qui était pâle, mourante... si je ne l’avais soutenue, elle serait tombée sans connaissance.

LA MARQUISE, hors d’elle, et avec une agitation toujours croissante.

Marie !... oh ! oui, elle me l’avait dit !... elle en mourra... ah ! mon Dieu !... que faire ? ma tête est en feu !... ma raison s’égare !...

SAINTE-CROIX.

Que voulez-vous ? c’est une belle affaire manquée... vous serez obligée d’en revenir à ma première idée... à l’autre alliance que je vous avais proposée.

La Marquise fait un gesse de dédain, et de colère.

Vous verrez ! eh ! tenez... voilà déjà Mademoiselle de Montalais, radieuse, triomphante, belle de son bonheur !... entourée d’hommages, de compliments !... elle ne sait auquel entendre.

LA MARQUISE, la regardant venir et saisissant son flacon par un mouvement convulsif.

Oh ! cette femme ! elle ose venir près de moi ! pour insulter à ma douleur... à mon désespoir !

Elle s’éloigne par un mouvement brusque, et se trouve près du Buffet à gauche. Sainte-Croix a remonté la scène ; Mademoiselle de Montalais, et le marquis de Feuquières, entrent par la droite.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, MADEMOISELLE DE MONTALAIS, LE MARQUIS, COURTISANS au fond

 

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, gaiement.

Je vous remercie, Messieurs. Allons Marquis, vous au moins, faites-moi donc grâce de vos fades compliments, et trouvez-moi un verre d’eau d’orange... cela sera beaucoup mieux, voilà une heure que j’en demande.

SAINTE-CROIX, à gauche, et montrant le buffet à gauche.

Il y en a là-bas d’excellente.

LA MARQUISE, jetant les yeux sur le vase qui est auprès d’elle.

Là...

LE MARQUIS, prenant un plateau et un verre sur le buffet à droite.

Volontiers !... heureux de servir d’échanson à la belle Comtesse de Guiche.

LA MARQUISE, à part.

Comtesse de Guiche !... jamais !...

Elle jette à la dérobée, et par un mouvement presque involontaire, quelques gouttes du flacon qu’elle tient à la main, dans le vase que Sainte-Croix a désigné, et replace précipitamment le flacon dans son sein.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Soit... mais dépêchez-vous.

LE MARQUIS, traversant le théâtre pour aller au buffet à gauche.

Vous êtes bien pressée de nous quitter... Ah ! c’est qu’il vous attend.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, souriant.

C’est possible.

LE MARQUIS, trouvant la Marquise près du buffet, et qui tient le vase comme si elle allait s’en verser.

Pardon, Marquise...

LA MARQUISE, très émue et affectant un air gracieux.

Comment donc... mais c’est moi qui aurai le plaisir d’en offrir à Madame la Comtesse.

Elle appuie sur ce dernier mot.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Vous êtes bien bonne.

Le Marquis tend le plateau et le verre du côté de la Marquise, tout en causant avec Mademoiselle de Montalais, qui répond à mi-voix aux compliments que Sainte-Croix a l’air de lui adresser de l’autre côté.

LE MARQUIS, à Mlle de Montalais.

Vous le voyez, tout le monde est ravi de ce mariage... Le cavalier le plus aimable de France !

SAINTE-CROIX, de même.

Et qui arrivera à tout... le Roi en fait grand cas.

À ce dernier mot, la Marquise qui a hésité, verse rapidement dans le verre, et va poser le vase sur le bord de la fenêtre qui est derrière le buffet, de manière que le vase tombe dans le jardin.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Aussi, je suis bien heureuse, je l’avoue, et il serait cruel, en ce moment, de perdre un si bel avenir.

Voyant que le verre est rempli.

Mais donnez donc vite, Marquis.

Elle lui prend le plateau des mains, et s’éloigne.

LA MARQUISE, voyant qu’elle ne boit pas.

Eh bien, que faites-vous ?

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, au fond du théâtre.

Mais ce n’est pas pour moi !

Elle sort en courant. La Marquise reste pétrifiée et dans le plus grand trouble.

 

 

Scène XII

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS, SAINTE-CROIX

 

LA MARQUISE, avec terreur.

Ce n’est pas pour elle !... ô mon Dieu !... ma fille ! ma fille !...

Vivement à Sainte-Croix.

Chevalier, courez vite, empêchez...

LE MARQUIS, revenant près d’elle.

Quoi donc ?

LA MARQUISE, se reprenant.

Rien, rien... c’est que je ne vois pas ma fille... et je voulais...

Passant près de Sainte-Croix et à voix basse.

Au nom du ciel, courez, arrêtez-la.

SAINTE-CROIX, lisant dans ses yeux.

Ah ! je devine.

LE MARQUIS.

Eh ! mais... qu’avez-vous donc, Marquise ? vous pâlissez... vous êtes tremblante.

La soutenant.

Asseyez-vous, de grâce.

LA MARQUISE.

Non, non, je veux m’assurer...

Elle va pour sortir. On entend dans la galerie du bal, une rumeur sourde et un grand mouvement.

SAINTE-CROIX, écoutant.

Que se passe-t-il donc ?

LE MARQUIS.

Ce bruit dans la salle du bal... Sans doute quelque accident.

LA MARQUISE.

Ah ! il n’est plus temps !

SAINTE-CROIX.

Restez... je cours m’informer...

Bas à la marquise.

De la prudence...

Il sort.

LA MARQUISE, éperdue.

Ah ! je n’y résiste plus... Marie !... ma fille, je veux la voir !

LE MARQUIS, voyant venir Marie.

Eh ! mon Dieu ! calmez-vous... la voici !

 

 

Scène XIII

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS, MARIE, puis successivement, MADEMOISELLE DE MONTALAIS, et plusieurs OFFICIERS et DAMES DU PALAIS, qui traversent le théâtre en courant

 

LA MARQUISE, courant à sa fille, et l’embrassant avec force.

Marie !

LE MARQUIS, à Marie.

Qu’est-il donc arrivé ?

MARIE, très émue.

Je ne sais... je n’ai pu voir... Au milieu du désordre, une personne de la cour qui s’est trouvée mal... Tout le monde s’inquiète, se précipite ; on vient de la transporter dans cet appartement.

Montrant le fond.

Le Roi est auprès d’elle... Tenez... entendez-vous ces cris ?

PLUSIEURS VOIX, dans la coulisse.

Du secours, du secours !

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, pâle et dans le plus grand désordre.

Vite, vite ! les médecins du Roi... Monsieur l’Évêque de Meaux... Courez... Ô mon Dieu !... j’en mourrai.

Plusieurs officiers traversent la scène en toute hâte, en suivant Mlle de Montalais ; d’autres personnes arrivent successivement d’un air consterné, et en se parlant à voix basse.

UN SEIGNEUR, à mi-voix.

Quel malheur !

UNE DAME, de même.

Quel événement !

UN AUTRE SEIGNEUR.

Il n’y a plus d’espoir !

PREMIER SEIGNEUR.

Elle est au plus mal !

LE MARQUIS.

Mais qui donc, qui donc, Messieurs ?

UN SEIGNEUR.

Eh quoi ! ne le savez-vous pas ? c’est MADAME !

LE MARQUIS, frappé.

Madame Henriette !

LA MARQUISE, avec effroi.

Madame Henriette !

LE MARQUIS.

Par quelle fatalité ?

PREMIER SEIGNEUR.

On l’ignore.

LA MARQUISE, à elle-même.

Et moi, je devine...

TOUS.

Ô mon Dieu !

MARIE.

Elle, si bonne ! si jeune !

PREMIER SEIGNEUR.

La mère des malheureux !

LE MARQUIS, avec désespoir.

Que le ciel nous protège !

Ils font un mouvement pour remonter la scène. Les rideaux du fond s’ouvrent tout-à-coup, et laissent voir un autre salon richement éclairé au milieu, on aperçoit MADAME, sur un lit tendu en velours, et élevé sur une estrade. Elle est mourante, les cheveux en désordre ; le Roi et MONSIEUR sont près d’elle, à son chevet ; Mademoiselle de Montalais, de l’autre côté, la soutient, et donne des signes du plus violent désespoir. Le lit est entouré des Grands-Officiers, de Dames. Les personnages en scène reculent à cette vue, et se placent avec recueillement des deux côtés du théâtre. La Marquise est tombée inanimée sur un fauteuil.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, sur le devant de la scène, au fond, LE ROI, MONSIEUR, MADAME, MADEMOISELLE DE MONTALAIS, GENTILSHOMMES et DAMES de service, PAGES, OFFICIERS, SUITE

 

Pantomime dialoguée.

Les médecins accourent près du lit ; le Roi, accablé de douleur, semble les interroger des yeux, et suivre tous leurs mouvements. Les autres personnages attendent dans le plus profond silence, et les bras étendus vers le lit. Pendant ce temps, la marquise seule, sur le devant de la scène, n’ose lever les yeux autour d’elle, et paraît atterrée. Une musique triste et plaintive accompagne toute cette scène.

LA MARQUISE, à part.

Qu’ai-je fait !... fatale erreur !... Ces plaintes, ces sanglots... Je crois déjà entendre toute la France me maudire. Ah ! pour La première fois, j’ai horreur de moi-même.

Un gémissement sourd annonce que les médecins n’ont aucun espoir. MADAME prend les mains du Roi, de MONSIEUR, leur sourit, et semble vouloir consoler tous ceux qui l’environnent. La musique prend une teinte religieuse. Bossuet paraît suivi de son clergé.

TOUS, à voix basse.

Monsieur l’Évêque de Meaux !

Bossuet s’approche de MADAME, qui se ranime à sa vue. Il l’exhorte, rappelle son courage, lui montre le Ciel, et semble demander à Dieu un miracle en sa faveur. Tout le monde s’unit à sa pensée, et tombe à genoux, en étendant les bras vers MADAME ; la Marquise elle-même s’incline.

Moment de silence solennel.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS.

Elle semble se ranimer... Ô Dieu ! serait-il possible qu’un miracle...

La tête de MADAME retombe sur l’oreiller.

MADEMOISELLE DE MONTALAIS, poussant un cri déchirant.

Ah !... MADAME se meurt !... MADAME est morte !...

BOSSUET, tenant la main de MADAME, levant l’autre bras au ciel, et après un silence.

Dieu seul est grand !

Moment de stupeur et de consternation... Tout le monde se regarde avec crainte, et l’on entend murmurer ces mots à voix basse.

Le poison ! oui, encore le poison.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, LE COMTE DE GUICHE, pâle et agité, puis SAINTE-CROIX

 

Ce dernier a l’air d’épier le Comte, et de suivre tous ses mouvements avec inquiétude.

LE COMTE, accourant, et s’adressant à la foule qui va sortir.

Arrêtez !

À ceux qui l’entourent.

Que l’on fermé les portes du palais... que personne ne puisse sortir.

Tout le monde s’arrête ; les rideaux se referment.

LA MARQUISE, inquiète et à elle-même.

Que dit-il ?

LE COMTE, hors de lui et avec une fureur froide.

C’en est trop !... un crime aussi atroce... il n’y a ici qu’une seule personne capable d’exécuter un si lâche forfait... Je voulais me taire... je voulais l’épargner...

Regardant Marie.

Mais rien ne peut plus m’arrêter !...

Regardant la Marquise.

Et quand cette nuit même un crime épouvantable...

LA MARQUISE, à part.

Il sait tout...

LE COMTE, reprenant en chancelant déjà.

Je le dirai, oui... Cette personne si digne de vos respects... de votre estime...

Levant le bras, comme pour désigner la coupable.

C’est...

Posant la main à son cœur avec un cri douloureux.

Ah ! je meurs.

Il tombe mort. Tous s’éloignent avec horreur.

TOUS.

Ô ciel !

MARIE, s’élançant près du Comte.

Henri !

LE MARQUIS.

Il n’est plus !

LA MARQUISE.

Ah !...

SAINTE-CROIX, qui s’est glissé près d’elle.

Je savais qu’il allait parler.

La Marquise le regarde avec terreur. Marie est tombée à genoux près du Comte, et couvre sa main de larmes. Les autres personnages sont groupés de côté.

 

 

ACTE IV

 

 

Sixième Tableau

 

Le théâtre représente l’intérieur d’un couvent, à Liège. Une salle basse, ouvrant sur le cloître par trois portes en arcades aves grilles. Au lever du rideau, on entend sonner très fort, en dehors.

 

 

Scène première

 

DESGRAIS, LA VOISIN

 

Desgrais est en abbé ; La Voisin en costume mi-séculier, mi-religieux.

LA VOISIN.

Entrez, Monsieur l’Abbé... entrez... c’est par ici.

DESGRAIS.

Pardon, ma chère Sœur ! que Dieu soit avec vous... Deus vobiscum. Je suis au désespoir d’avoir interrompu votre recréation... je vous ai dérangée.

LA VOISIN.

Du tout, Monsieur l’Abbé.

À part.

A-t-il l’air câlin ! je ne puis pas me faire à ça, moi.

DESGRAIS.

C’est vous, sans doute, ma sœur, qui êtes la tourière ?

LA VOISIN, s’oubliant.

Ah ! bien oui !...

Se reprenant.

Non, Monsieur l’Abbé, elle est malade... et comme je ne suis arrivée dans cette maison, que depuis quelques jours, j’ai offert à ces dames...

À part.

Voilà une figure d’Abbé qui ne m’est pas inconnu.

Elle avance son bandeau.

DESGRAIS.

Vous avez offert de la remplacer ?... c’est bien, ma sœur !... Ah ! ce n’est que dans ces lieux qu’on trouve la charité chrétienne, et des traits angéliques.

À part.

J’ai vu cette béguine-là quelque part.

Il prend un air plus câlin.

LA VOISIN.

Vous voulez parler à quelqu’un du couvent ?

DESGRAIS.

Oui ma Sœur... Monseigneur l’Évêque, qui est à Cologne... m’envoie dans sa bonne ville de Liège... pour une mission particulière...

À part, avec un mouvement très vif.

Ah ! mon Dieu !... serait-ce ?

Elle revient à lui, il reprend son ton d’Abbé.

Je voudrais bien avoir la béatitude de parler à la Supérieure.

LA VOISIN.

Très volontiers... je vais la prévenir, Monsieur l’Abbé...

À part.

Depuis que je suis sortie de France, je crois voir partout des figures...

DESGRAIS, de même.

Que Dieu vous le rendre, ma Sœur.

Marmottant.

Hum... hum... Pater... Credo...

À part.

Le diable m’emporte si je me souviens...

La Voisin fait un mouvement, il la reconnaît.

Oh ! c’est La Voisin !

LA VOISIN, revenant.

Si vous voulez vous donner la peine de vous asseoir...

DESGRAIS, s’asseyant, et tirant un gros livre.

Merci, ma Sour ! je vais lire mon bréviaire.

À part.

Par exemple, si je ne mets pas la main sur elle, ce sera bien...

Il voit qu’elle le regarde. Il se remet à marmotter. Mâ culpâ... mea culpa... mea maxima. La Voisin s’éloigne en le regardant comme si elle le connaissait. Elle sort.

 

 

Scène II

 

DESGRAIS, seul, mettant son livre sous son bras

 

Ouf ! diable de rôle d’Abbé... j’y perdrai mon latin !... c’est bien elle !... La Voisin !... ici... à Liège... et cachée !... La Brinvilliers ne doit pas être loin !... si je pouvais la découvrir... j’ai juré à mon Lieutenant de police de la ramener pieds et poings liés jusqu’à la Conciergerie !... car maintenant, il n’y a qu’un cri contre cette marquise de l’enfer... La mort de Madame Henriette... celles du Comte de Guiche... son départ pour l’étranger... dès quelle a été soupçonnée !... tout cela ne prouve que trop combien elle est coupable !... mais où s’est-elle réfugiée ?... dans un couvent, à Liège... dit-on !... je les ai tous visités... rien encore ! et il faut y aller doucement avec ces gros lourdauds de flamands tout bouffis d’orgueil et de bière... si jaloux de leurs privilèges... et qui nous ont déjà refusé l’extradition de plusieurs criminels !... allons, il faut ici de l’adresse, du courage ! Pour de l’adresse, j’en ai !... du courage... j’en aurai... deux mille pistoles de récompense !... ça rend intrépide !... je n’ai déjà pas trop mal commencé !... cet imbécile que je rencontre près de la frontière... en calotte, et en rabat... je savais qu’il était chargé d’une lettre secrète pour la Marquise ! il avait l’air d’un Abbé comme moi d’un Cent-Suisse... il buvait bien, c’est vrai !... Mais pas en homme d’église !... il s’arrêtait à tous les cabarets comme un malotru !... je me cramponne à lui, je l’invite à se rafraîchir... je bois ferme... il veut faire comme moi, c’est là que je l’attendais ! je contiens beaucoup, moi, et lui c’était un tout petit... pas plus haut que ça ! je le mets sous la table... j’escamote la lettre, j’endosse son uniforme... et je fais coffrer ce cher ami... ce qui m’était facile : j’étais encore en France et j’ai sur moi des ordres en blanc, signés La Reynie, pour me débarrasser des uns, enrôler les autres... suivant le besoin...

Regardant la lettre qu’il tire de son sein.

Mais cette maudite lettre... qui devait me mettre sur la trace !... pas d’adresse !. pas le plus léger indice... l’ouvrir ce serait tout perdre... je veux que cinq cent mille démons...

Apercevant les religieuses qui viennent.

Ah !

Il se remet à marmotter en lisant son bréviaire.

 

 

Scène III

 

DESGRAIS, LA SUPÉRIEURE, RELIGIEUSES

 

LA SUPÉRIEURE, à Desgrais.

C’est Monsieur l’Abbé qui m’a fait prévenir ?...

DESGRAIS, sortant de sa lecture.

Ah !... pardon, Madame la Supérieure, un million de fois pardon, si je me suis arrêté dans votre retraite... mais je suis si faible... si fatigué...

LA SUPÉRIEURE.

Un siège, mes Sœurs...

Elles s’empressent toutes.

Asseyez-vous, Monsieur l’Abbé.

DESGRAIS, les examinant.

Merci, mes chères Sœurs...

À part.

Elle n’y est pas...

Haut.

et puis, je ne voulais pas quitter cette maison, sans vous donner des nouvelles de notre digne Évêque.

LA SUPÉRIEURE.

Vous l’avez vu ?... Que fait-il donc à Cologne si longtemps ?

DESGRAIS.

À Cologne ! je ne saurais trop vous dire... à moins que ce ne soit de l’eau de...

LA SUPÉRIEURE.

Plaît-il ?

DESGRAIS, se reprenant et toussant un peu.

Pardonnez-moi... c’est que j’ai la poitrine horriblement...

LA SUPÉRIEURE.

Voudriez-vous accepter quelque chose ? du sirop, un look, de la tisane ?

DESGRAIS.

Mille fois trop bonne... j’accepterai un doigt de...

LA SUPÉRIEURE,

D’eau sucrée ?...

DESGRAIS.

Oui, de l’eau... ça serait plus dans mes goûts... mais comme j’ai chaud, je prendrai un peu de vin !

LA SUPÉRIEURE.

Un peu de vin d’Espagne ?... tout de suite... mes Sœurs !

Elles se mettent toutes en mouvement, courant à une armoire.

DESGRAIS.

Je suis désolé de la peine.

À part.

je n’en vois pas venir d’autres...

LA SUPÉRIEURE.

Vous accepterez bien un biscuit ?...

DESGRAIS.

Un biscuit !... pour vous faire plaisir !... j’en prendrai deux.

On le sert.

LA SUPÉRIEURE.

Et notre saint Évêque reviendra-t-il bientôt ?

DESGRAIS, assis et mangeant.

Incessamment. Il m’avait même chargé de l’annoncer dans les couvents de Liège, et des environs... je les ai tous vus... il y en a peu d’aussi beaux que le vôtre... il est très grand votre couvent... très vaste... pour le nombre de vos religieuses. Vous avez sans doute des chambres particulières.

LA SUPÉRIEURE.

Très peu.

DESGRAIS, aux Sœurs qui le servent.

Merci, mes Chérubins.

À part.

Ces coquins d’Abbés sont-ils heureux !

À la Supérieure.

Vous offrez l’hospitalité avec une grâce...

Regardant les Sœurs qui l’entourent.

Tout cela est gentil à croquer !...

Se reprenant.

Ces biscuits sont excellents !

LA SUPÉRIEURE.

Ah ! Oui, les biscuits de Madame Dunoyer... elle a une manière de les faire...

DESGRAIS.

Madame Dunoyer !... une sainte femme !... Sancta fémina... Qui fait très bien la pâtisserie...

Il en prend encore.

LA SUPÉRIEURE.

Vous avez sans doute quelque mandement à nous communiquer.

DESGRAIS.

Oui... oui...

À part.

Il paraît décidément qu’elle n’y est pas et je puis m’en aller !...

Il se lève pour partir.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LA MARQUISE, MARIE

 

MARIE.

Mes Sœurs... Ah ! pardon Madame la Supérieure... vous êtes occupée.

LA SUPÉRIEURE.

Venez, venez ma fille !...

À Desgrais.

C’est mademoiselle Dunoyer.

MARIE.

Je vous amenais maman, qui est toujours bien triste et bien souffrante.

DESGRAIS, se levant.

Madame Dunoyer !... je vais lui faire compliment...

Reculant vivement.

Ah !... c’est elle ! et La Voisin aussi !... à merveille !

LA MARQUISE.

Un étranger !

Elle fait un mouvement comme pour sortir.

LA SUPÉRIEURE, la retenant.

Restez, Madame, restez donc... nous étions avec Monsieur l’Abbé, nous causions de vous...

DESGRAIS, à part.

Pourvu qu’elle ne me reconnaisse pas !... oh ! non... un homme perdu dans la foule !... et puis cet habit... Cette tête évangélique !...

LA SUPÉRIEURE.

Il a bien voulu accepter quelques-uns de ces biscuits délicieux...

DESGRAIS, à part.

Hein !... ah ! mon Dieu ! c’est elle ! je suis empoisonné !

LA SUPÉRIEURE.

Qu’avez-vous donc, Monsieur l’Abbé ?

DESGRAIS, d’un air piteux.

Rien... rien. !

À part.

Il me semble que je sens déjà quelque chose...

LA MARQUISE, le regardant.

Monsieur l’Abbé habite Liège ?

DESGRAIS.

Pas habituellement...

À part.

Scélérate, va !

LA SUPÉRIEURE.

Il arrive de Cologne... et est chargé d’une mission... Eh ! mais, j’y songe, Monsieur l’Abbé... c’est sans doute relatif aux affaires de France !

LA MARQUISE, troublée.

De France ?...

LA SUPÉRIEURE.

Oui... à ces empoisonnements, aux poursuites exercées...

DESGRAIS.

Aux empoisonnements ?

À une Sœur qui lui offre des biscuits.

Merci... merci... je ne prendrai plus rien !

À part.

c’est bien assez !...

LA SUPÉRIEURE.

Comme nous sommes sur la frontière, il paraît que plusieurs de ces malheureux se sont réfugiés à Liège et la France exige...

DESGRAIS.

La France exige !... la France exige... et de quel droit ?

LA SUPÉRIEURE.

Il y a surtout une femme que l’on tient à découvrir... La Marquise de Brinvilliers...

LA MARQUISE, très troublée.

La Marquise...

MARIE, lui serrant la main à la dérobée.

Maman !...

Aux Religieuses qui s’approchent.

C’est qu’elle a passé une nuit affreuses !... si tu rentrais...

LA MARQUISE, se remettant.

Merci, mon enfant... cela va beaucoup mieux !

DESGRAIS.

La Marquise de Brinvilliers !... Je ne connais pas !... ah ! si, attendez donc... une femme très intéressante...très pieuse... que l’on accuse sur des oui dires... des enfantillages, des bêtises !

MARIE, vivement.

Oui ! oui, Monsieur l’Abbé, d’infâmes calomnies !... car jamais son cœur n’a pu concevoir ces horreurs !... on me l’a dit du moins... elle est si bonne, elle aime tant sa fille !...

DESGRAIS.

Certainement... certainement !... du reste, la France sera bien attrapée... car on assure qu’elle s’est réfugiée en Espagne.

LA MARQUISE.

En Espagne !...

LA SUPÉRIEURE.

Tant mieux !... car si elle était de nos côtés... cela pourrait nous exposer à des persécutions...

DESGRAIS.

Vous croyez que votre Conseil se laisserait intimider... mais ce serait affreux !... trahir la cause du malheur, de l’innocence ! laisser visiter cette terre hospitalière !... un couvent peut-être !

LA SUPÉRIEURE, avec fermeté.

Non pas le nôtre.

DESGRAIS.

Pour livrer une pauvre femme, une mère, à la justice, au bourreau, peut-être.

MARIE, poussant un cri étouffé.

Ah !

TOUTES, la soutenant.

Ah ! mon Dieu, qu’a-t-elle donc ?

On l’entoure, on la soutient.

LA MARQUISE.

Ma fille... Marie... Ah, Monsieur, pourquoi parler devant une pauvre enfant... Marie !

LA SUPÉRIEURE.

Rassurez-vous, ce n’est rien.

DESGRAIS.

Un étourdissement...

LA MARQUISE.

Je vais la conduire...

DESGRAIS, la retenant, et à voix basse.

Un moment, Madame la Marquise.

LA MARQUISE, troublée.

Qu’entends-je ?

DESGRAIS, bas.

Il faut que je vous parle.

LA MARQUISE, avec effroi.

Monsieur !...

DESGRAIS, de même.

Chut !... C’est de la part de vos amis.

LA SUPÉRIEURE, soutenant Marie.

Elle revient à elle.

DESGRAIS.

Oui, oui, la voilà qui revient.

LA MARQUISE, regardant Desgrais avec inquiétude.

Depuis quelques jours, elle n’était pas bien... Des chagrins, des idées de retraite... Et puisque le hasard a conduit ici Monsieur l’Abbé, je serais bien aise de le consulter.

DESGRAIS.

Je suis à vos ordres, Madame.

LA SUPÉRIEURE.

Nous vous laissons.

LA MARQUISE.

Je vous confie ma fille.

LA SUPÉRIEURE.

Monsieur l’Abbé, vous ne nous quitterez pas sans visiter le Couvent. DESGRAIS.

Non, mes chères Sœurs.

Elles remontent. La Marquise les accompagne.

DESGRAIS, à part.

Dire que c’est elle qui m’a fait avoir ma place, et que je vais... Mais si on s’arrêtait à ces niaiseries-là, il n’y aurait plus de police... Et ôtez la police, qu’est-ce qu’un gouvernement ? un corps sans âme !

 

 

Scène V

 

DESGRAIS, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Nous voilà seuls... Que voulez-vous, Monsieur ? qui êtes-vous ?

DESGRAIS.

Silence, Madame la Marquise... Un mot peut vous perdre, et je viens pour vous sauver.

LA MARQUISE.

Me sauver ! Je ne vous connais pas.

DESGRAIS.

Vous avez des amis, qui, de loin, veillent encore sur vous ! d’excellents amis ! Il en est un, surtout... celui qui m’envoie... Il donnerait sa vie pour vous arracher au sort qui vous menace.

LA MARQUISE.

Mais qui donc, Monsieur, qui donc ?

DESGRAIS, à part.

Je n’en sais rien.

Haut.

Cette lettre vous l’apprendra.

À part.

Et ça me mettra un peu au courant.

LA MARQUISE, ouvrant la lettre.

Ah ! c’est de Penautier... le Receveur du Clergé de France.

DESGRAIS.

Penautier !

Se reprenant.

Madame, un digne homme, un saint homme, que j’ai connu au collège des Jésuites.

À part.

Encore un que je vais noter sur mes tablettes.

Il écrit de côté.

LA MARQUISE, lisant.

 « Ayez toute confiance dans celui qui vous remettra cette lettre. »

Elle regarde Desgrais, qui prend un air béat.

« Vos amis ne vous abandonnent pas. »

DESGRAIS.

Les bonnes âmes !

LA MARQUISE, vivement.

Ah !... Sainte-Croix !

DESGRAIS, vivement.

Plaît-il ?

LA MARQUISE, lisant.

« Sainte-Croix était avant-hier au plus mal... On désespère de le sauver... Le bruit public est qu’il meurt empoisonné. »

DESGRAIS.

Là ! toujours... Ils n’en démordront pas !... Comme si nous n’avions pas les fièvres, les catarrhes, les médecins !

LA MARQUISE.

Empoisonné !...

À part.

Il vit encore !

DESGRAIS, à part.

Je gagerais ma tête que c’est par elle !

LA MARQUISE, lisant.

« Que votre nom et votre retraite soient toujours un mystère. Je fais agir, en votre faveur, le clergé, l’Archevêque,  le père La Chaise, tous les nôtres... Je ne puis vous en dire davantage, mais Croiset vous apprendra... »

Regardant Desgrais.

Croiset !

DESGRAIS, à part.

C’est mon nom !

Haut.

L’Abbé Croiset... oui, Madame.

LA MARQUISE, lisant.

« Croiset vous apprendra ce que nous avons résolu pour votre salut. »

DESGRAIS, à part.

Ah diable ! il faut que je lui explique... Qu’est-ce que je vais lui dire ?

LA MARQUISE.

Ah ! « Post-scriptum. J’apprends à l’instant même que Sainte-Croix a succombé. Je viens de voir passer son convoi. »

DESGRAIS, les yeux au ciel.

Que Dieu lui fasse paix !

LA MARQUISE, à part.

Enfin !... il ne me poursuivra plus !... l’infâme !... Pour s’emparer de ma fortune, il voulait encore me contraindre à lui donner ma fille. Il me menaçait de lui tout déclarer ! lui, qui savait qu’un seul mot prononcé devant elle, m’aurait fait tomber morte à ses pieds !

S’apercevant que Desgrais se rapproche pour l’écouter.

Je vois, Monsieur l’Abbé, que vous êtes digne de toute ma confiance, puisque vous avez celle de M. Penautier. Qu’avez-vous à m’apprendre ? Je vous écoute.

DESGRAIS, à part.

C’est là l’embarrassant !

LA MARQUISE.

Parlez.

DESGRAIS, regardant autour de lui.

Vous êtes sûr que personne...

LA MARQUISE.

Personne.

DESGRAIS, d’un ton décidé.

Eh bien ! Madame la Marquise, on sait que vous êtes à Liège.

LA MARQUISE.

Ô ciel !

DESGRAIS.

Et, d’un moment à l’autre, la ville peut être visitée à la demande de la France. Voilà ce qui effraye vos amis, et ce qui m’a fait partir en toute hâte : car je vous suis dévoué corps et âme... Je suis si indigné de l’injustice des hommes !... Une femme si respectable !... ô Dieux !...

À part.

Si je pouvais pleurer un peu !

Lui baisant les mains. Haut.

C’est pour persécuter la Religion dans votre personne, ce qu’ils en font, les monstres !

LA MARQUISE.

Rassurez-vous, ils ne pourront m’atteindre. Au premier signe, j’ai une autre retraite, hors la ville, que je puis gagner sur-le-champ.

DESGRAIS, à part.

Ah ! mon Dieu ! elle m’échapperait !

Haut.

Eh bien ! Madame la Marquise ; il faut y aller sur-le-champ ; je vous donnerai la main ; je ne vous quitte pas !...

LA MARQUISE.

Comment ! Aujourd’hui même ?

DESGRAIS.

C’est l’avis de M. Penautier.

LA MARQUISE.

Mais ce couvent est sûr... Il a ses privilèges.

DESGRAIS.

Que l’on viole quand on veut... ce gouvernement est si faible... La France intrigue auprès du Conseil des Soixante... et si vous attendez qu’on vous livre à vos ennemis.

LA MARQUISE, effrayée.

Oh ! non, non... je me fie à vous... Vous êtes l’ami de Penautier... vous êtes le mien. Décidez, ordonnez, je n’hésite plus.

DESGRAIS, triomphant, à part.

Je la tiens.

 

 

Scène VI

 

DESGRAIS, LA MARQUISE, LA VOISIN

 

LA VOISIN.

Madame, Madame.

Apercevant Desgrais.

Encore cet Abbé !

LA MARQUISE.

Eh bien ! ma fille ?... Marie...

LA VOISIN.

Rassurez-vous, elle est mieux... Elle est auprès de la Supérieure.

LA MARQUISE.

Vous la conduirez près de moi.

LA VOISIN.

Où donc ?

LA MARQUISE.

Elle le saura.

LA VOISIN, bas.

Vous partez ?

LA MARQUISE, de même.

À l’instant même.

LA VOISIN, bas.

Et sous la conduite de cet abbé ?

LA MARQUISE.

C’est un honnête homme, qui nous est dévoué.

LA VOISIN.

Et si vous étiez reconnue ?

LA MARQUISE.

Personne, personne, grâce au ciel, n’est dans mon secret.

Elle lui fait signe d’ouvrir la grille.

Oui, oui... Je suis tranquille... Le seul homme qui pouvait encore s’attacher à mes pas, ce mauvais génie qui était toujours à mes côtés, pour détruire mes projets, Sainte-Croix n’existe plus, j’en suis certaine... Et, Dieu merci, je ne crains plus de le rencontrer.

Elle va pour sortir.

 

 

Scène VII

 

DESGRAIS, LA MARQUISE, LA VOISIN, SAINTE-CROIX

 

SAINTE-CROIX, pâle, défait.

Peut-être, Madame la Marquise !

LA MARQUISE, reculant avec un cri.

Ciel ! est-ce un spectre ?

LA VOISIN, de même.

Monsieur de Sainte-Croix !

DESGRAIS, à part.

Les voilà trois, à présent. Je ne pourrai jamais les arrêter tous à moi seul.

SAINTE-CROIX, qui a descendu la scène.

Je ne dérange personne ici ?... Madame Dunoyer veut-elle recevoir mes hommages ?

LA MARQUISE, à part.

Encore lui !

SAINTE-CROIX.

Ma présence vous surprend un peu... C’est tout simple ; je reviens de si loin !

LA VOISIN, émue.

On annonçait votre mort à Madame.

DESGRAIS.

On assurait même que votre convoi...

SAINTE-CROIX.

Oui : il a protégé ma fuite... car, aujourd’hui, personne n’échappe à la calomnie. Je me suis rappelé la ruse de cette folle de Marion Delorme, pour se sauver en Angleterre... Et de-là, ce bruit d’une mort qui a fait verser bien des larmes, n’est-ce pas, Madame ?

LA MARQUISE.

Monsieur...

SAINTE-CROIX.

Vous alliez partir en bonne compagnie ?... Je suis désolé de vous déranger.

Bas.

Il faut que je vous parle.

LA MARQUISE, suivant son regard.

Laissez-nous, Monsieur l’Abbé ; je vous demande la permission...

DESGRAIS.

Madame...

À part.

Maudit homme, qui vient tout renverser !

Haut.

Je vous laisse.

À part.

Qu’est-ce qu’ils vont comploter ? impossible de savoir !

À La Voisin, qui l’observe.

Eh bien ! venez donc, ma chère Sœur ? Ce n’est pas bien d’écouter.

LA VOISIN, à part.

Décidément, avec ses fausses nouvelles et ses révérences, il m’est suspect.

SAINTE-CROIX, à La Voisin, qui sort.

Ah !... Dites à Mademoiselle Marie que sa mère la demande.

LA MARQUISE, vivement.

Non, non, c’est inutile.

La Voisin et Desgrais sortent.

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX

 

SAINTE-CROIX.

Et pourquoi donc, Madame ? Je veux parler à votre fille...je lui parlerai !

LA MARQUISE.

Vous ne la verrez pas.

SAINTE-CROIX, avec force.

Je lui parlerai, vous dis-je.

LA MARQUISE.

Plus bas, plus bas, je vous en conjure. Que voulez-vous ?... que venez-vous chercher ici ?

SAINTE-CROIX, amèrement.

Vous me le demandez, vous ?... Mais regardez-moi donc !... Voyez votre ouvrage, cette figure pâle, où la mort a laissé son empreinte livide, pour me rappeler votre amitié et vos bienfaits.

LA MARQUISE.

Sainte-Croix !

SAINTE-CROIX, vivement.

C’est vous !... oui, c’est vous... je n’en ai pas douté un moment. Savez-vous que c’est infâme ?... Moi, votre ami, votre confident !... quand je m’abandonnais, en honnête homme, à la foi des traités, vous n’avez pas plus d’égards pour moi que si j’étais de votre famille !... Et pour me forcer au silence, à un silence éternel, vous m’abandonnez au milieu des angoisses de la mort, et sous la main de la justice. C’est une infernale trahison !

LA MARQUISE.

Mais, aussi, savez-vous qu’il est affreux d’avoir toujours près de soi un homme, un démon inexorable, qui ne vous laisse ni repos ni trêve... toujours sur vos pas, toujours là, comme un remords vivant, qui vient sourire à vos tortures... et qui, non content de l’or dont on a payé sa discrétion et les crimes qu’il vous a vendus, veut encore vous arracher le cœur de votre enfant ! Ah ! c’est un supplice insupportable... Eh bien ! oui, je l’avoue, j’ai voulu m’en affranchir.

SAINTE-CROIX.

À la bonne heure !... c’est la guerre ! Eh bien, soit. Mais, à présent, puisque le Ciel m’a sauvé, c’est à moi de prendre ma revanche.

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire ?

SAINTE-CROIX.

Je sais pourquoi vous avez voulu vous défaire de moi... pour m’enlever votre fille, qui m’appartient, que je réclame.

LA MARQUISE.

Oui, pour sa fortune !

SAINTE-CROIX.

Eh ! qu’importe ?... J’ai cédé un moment à vos idées d’ambition ; le Comte de Guiche n’est plus... et maintenant, cette fortune est à moi. Pour l’avoir, je n’ai pas d’autre moyen que ce mariage ; et il se fera, je le veux.

LA MARQUISE.

Jamais !... ma fille...

SAINTE-CROIX, passant comme pour sortir.

Eh bien, elle saura tout.

LA MARQUISE, l’arrêtant.

Sainte-Croix !

SAINTE-CROIX.

Elle saura combien sa mère est digne de sa tendresse, de sa vénération. Je lui livrerai cette cassette, que j’ai pu seule emporter avec moi...

LA MARQUISE.

Ah ! mon Dieu !

SAINTE-CROIX.

Elle y verra vos lettres, nos traités, tous vos secrets...

LA MARQUISE.

Sainte-Croix !

SAINTE-CROIX, la repoussant.

Laissez-moi.

LA MARQUISE, s’attachant à lui.

Oh ! non, non... Sainte-Croix, j’en mourrais ! Pour elle encore, mon âme est pure... et vous voulez qu’elle me maudisse !... J’embrasse vos genoux !... que faut-il pour acheter votre silence ?... le peu d’or qui me reste, la fortune de mon frère, ma vie ? tout !... je vous abandonne tout !... Mais, par grâce, par pitié, pas un mot !... pas un mot à ma fille !...

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, DESGRAIS

 

DESGRAIS, qui est entré doucement et pour écouter.

Je n’y peux plus tenir... il faut absolument que je sache...

LA MARQUISE, l’apercevant et se remettant.

C’et vous, Monsieur l’Abbé ?

SAINTE-CROIX, brusquement.

Que voulez-vous ?

DESGRAIS.

Pardon, Madame la Marquise ; une nouvelle importante que je venais vous annoncer.

À part.

Le diable m’emporte, si je sais ce que je vais lui dire.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc ?

DESGRAIS, avec embarras.

C’est au sujet du Conseil des Soixante, de la bonne ville de Liège... touchant la délibération... relative à la réponse... que Monsieur de Louvois... Vous comprenez ?

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, DESGRAIS, MARIE

 

MARIE, vivement, et très effrayée.

Ah ! ma mère !...

DESGRAIS, à part.

Elle a bien fait de venir.

MARIE, voyant Sainte-Croix.

Monsieur le Chevalier, vous êtes ici, j’en suis bien contente ; car ce que je viens vous apprendre, vous regarde aussi.

SAINTE-CROIX.

Moi !

MARIE, regardant Desgrais.

Mais je ne sais...

LA MARQUISE.

Tu peux parlez devant Monsieur.

MARIE.

Eh bien ! vous êtes menacés tous deux.

TOUS.

Que dites-vous ?

MARIE.

J’étais auprès de la Supérieure, quand une lettre d’un membré du Grand-Conseil lui a appris que les privilèges de ce couvent étaient violés, que la police de France avait fait pénétrer jusqu’ici un de ses agents, avec mission de t’arracher de ces lieux morte ou vive, ainsi que Monsieur de Sainte-Croix.

SAINTE-CROIX.

Un agent de police ?

LA MARQUISE.

Près de moi !

DESGRAIS, à part.

Aïe, aïe ! voilà que ça se gâte.

MARIE.

La Supérieure a vu mon trouble, mon effroi... je suis tombée à ses pieds... j’ai tout avoué, en lui demandant sa protection pour toi... pour toi, si indignement calomniée !... Mes larmes l’ont attendrie... elle m’a serrée dans ses bras... elle te connaît maintenant ; elle ne croit pas un mot de ces infâmes accusations... elle m’a promis de tout braver pour me conserver ma mère.

TOUS, se rapprochant.

Est-il possible !

MARIE.

Elle a demandé aussitôt des soldats, pour faire respecter les privilèges du couvent... et si cet espion est découvert, l’ordre du Conseil est formel... il sera pendu sur-le-champ !

DESGRAIS, à part.

Oh !... me voilà bien.

LA MARQUISE.

Ainsi nous sommes trahis, découverts !

MARIE.

Heureusement, Monsieur le Chevalier, vous voici... votre cause est la nôtre... vous nous sauverez.

SAINTE-CROIX.

Oui, Marie, c’est le moment de se rapprocher pour faire tête à l’orage... comptez sur moi, Marquise.

À mi-voix.

nous réglerons plus tard.

DESGRAIS, à part.

Et pas une petite porte de derrière...

SAINTE-CROIX.

Mais cet agent, quel est-il ?

MARIE.

Près de toi ?

LA MARQUISE.

Je n’ai vu que cet Abbé.

SAINTE-CROIX, le regardant.

Cet Abbé !

DESGRAIS, à part.

Ah ! mon Dieu ! ils me regardent !... le cœur me manque... et les jambes aussi !

LA MARQUISE, toujours à demi-voix.

C’est un ami de Penautier... il m’a apporté une lettre.

SAINTE-CROIX, de même.

Hé peut-être une ruse !

S’approchant de l’Abbé.

Eh bien ! Monsieur l’Abbé, vous avez entendu ?... que dites-vous de cela ?

DESGRAIS, avec compassion.

C’est une grande abomination !... Mais je le savais.

TOUS.

Vous le saviez ?

DESGRAIS, reprenant de l’assurance.

C’est précisément la nouvelle que je venais vous annoncer, quand Mademoiselle est entrée... J’avais découvert qu’il y avait ici quelqu’un vendu à vos ennemis...

LA MARQUISE, au Chevalier.

Vous voyez bien que ce n’est pas lui.

SAINTE-CROIX.

Mais qui donc enfin ?

DESGRAIS.

Qui ?

À part.

Oh ! quelle inspiration !...

Haut.

c’est une femme...

TOUS.

Une femme !

DESGRAIS.

Oui... cette tourière, cette fausse tourière, à qui on a promis sa fortune... des monceaux d’or... que sais-je ?...

SAINTE-CROIX et MARIE.

La Voisin ?

LA MARQUISE.

Y pensez-vous ! poursuivie comme moi...

DESGRAIS.

C’est cela... elle aura acheté sa grâce...... à moins... Dites-moi, La Voisin, qu’est-ce que c’est ?... Vous êtes sûr que ce n’est pas un homme déguisé ?

TOUS.

Non, non !

DESGRAIS.

Hé ! ce ne serait pas impossible... Mais vous concevez maintenant qu’il n’y a pas une minute à perdre... Nous sommes trop près de la frontière, il faut fuir.

SAINTE-CROIX.

Il a raison... en Allemagne.

DESGRAIS, à part.

Ah ! diable !

Haut se reprenant.

j’allais le proposer.

À part.

Ce n’est pas trop le chemin de la Conciergerie !

SAINTE-CROIX.

Il faut partir cette nuit même.

LA MARQUISE.

Comment ?

MARIE.

Oui, sans doute.

DESGRAIS.

Je me charge d’avoir une voiture... des chevaux.

LA MARQUISE.

Mais je veux voir cette malheureuse, la confondre !... car je ne puis croire encore...

DESGRAIS.

Non, non, c’est inutile... ah ! mon Dieu ! il n’est plus temps... on vient...

MARIE.

J’entends les pas de soldats.

SAINTE-CROIX.

Et La Voisin, qui les conduit !

LA MARQUISE.

Quelle audace !

DESGRAIS.

Malédiction sur elle...

À part.

Elle va s’expliquer. Ah ! quelle idée...

Tirant un papier de sa poche.

Je n’ai plus que ce moyen...il m’en reste encore un...

Pendant qu’ils remontent tous, il court à la table, et écrit à la hâte quelques lignes sur ce papier.

 

 

Scène XI

 

LA MARQUISE, SAINTE-CROIX, DESGRAIS, MARIE, LA VOISIN, SOLDATS

 

Le fond est fermé par une grille, derrière laquelle on voit les religieuses se presser.

LA VOISIN, à la cantonade.

Venez, venez... suivez-moi. Ah ! Monsieur le Chevalier !...

SAINTE-CROIX.

Que viens-tu faire ici, malheureuse ?

LA VOISIN.

Hein !

LA MARQUISE.

Après une pareille trahison... oser te montrer devant nous !...

LA VOISIN.

Je ne comprends pas...

SAINTE-CROIX.

Tout est découvert.

LA MARQUISE.

Tu as voulu nous perdre...

MARIE.

Livrer ma mère à ses ennemis.

LA VOISIN.

Mais au contraire, je viens...

DESGRAIS, derrière elle, et l’interrompant, après avoir glissé son papier dans la poche de La Voisin sans qu’on l’aperçoive.

Ma fille ! c’est mal ce que vous avez fait là !...

LA VOISIN.

Comment ! lui aussi, attends, attends... voici des soldats qui vont t’apprendre à prêcher !

DESGRAIS, vivement.

Braves soldats ! c’est le Ciel qui vous envoie, pour faire respecter les privilèges de cette maison, et pour punir une infâme perfidie ! arrêtez cette femme.

LA VOISIN.

Moi !

TOUS.

Oui, arrêtez-la.

LA VOISIN.

Jour de Dieu ! ne m’approchez pas... le premier qui me touche...

Regardant Desgrais.

Vous croyez aux mensonges de cet abbé du diable, quand c’est lui...

DESGRAIS, avec effronterie.

Elle a raison... je suis un inconnu. Je ne mérite aucune confiance !... Mais que l’on nous arrête tous deux, et surtout qu’on nous fouille !... Je ne la quitte pas d’abord !

SAINTE-CROIX.

Oui, oui, fouillez-la.

On l’entoure.

DESGRAIS, se tenant près d’elle.

Et que le Ciel nous juge.

LA VOISIN, se débattant pendant qu’on la fouille.

Me fouiller, moi... Ah ! pardi, je ne crains rien... scélérat...

DESGRAIS.

Ni moi non plus...

UN SOLDAT, trouvant un papier.

Un papier !

SAINTE-CROIX, le prenant.

Un papier !

Il lit.

Commission de la Police...

LA VOISIN.

Qu’est-ce que c’est ?

DESGRAIS.

Hein ?

SAINTE-CROIX.

« Donnez aide et protection à La Voisin... Signé La Reynie. »

DESGRAIS, à part.

Mon ordre en blanc !... je suis sauvé.

TOUS.

La Reynie !... le Lieutenant de Police !... Ah !... l’infâme ! malheureuse !

DESGRAIS, d’un air étonné.

Comment, elle était attachée à la police ! ah ! l’horreur.

LA VOISIN, au milieu des cris.

Mais non... je vous jure... je ne sais... c’est une horreur...

DESGRAIS.

Ah ! c’est trop fort... emmenez-la...

LA VOISIN.

Mais...

DESGRAIS, les poussant.

Ne l’écoutez pas...

LA VOISIN.

Il faut...

DESGRAIS.

Quelle infamie !

TOUS.

Emmenez-la... Emmenez-là !...

LA VOISIN, entraînée.

Oh ! le traître... Au secours !... Quand je vous dis que c’est lui. Je n’irai pas... je veux parler...

Les soldats sortent avec elle, et couvrent sa voix. On l’entend encore crier. Les religieuses sont à genoux derrière la grille.

DESGRAIS, allant des uns aux autres.

La malheureuse !... Que le Ciel lui pardonne... Rassurez-vous, Madame... Calmez-vous, mes sœurs...

À la Marquise.

Mais vous, voyez quels dangers vous courez.

SAINTE-CROIX.

Il faut partir...

DESGRAIS.

Cette nuit... à dix heures... je me charge de tout... Votre auberge, M. le Chevalier ?

SAINTE-CROIX.

L’Aigle-Noir... en face du couvent... Nous souperons ensemble.

MARIE.

Ah ! Monsieur l’Abbé...

SAINTE-CROIX.

Quel service !

LA MARQUISE.

Et comment reconnaître ?...

DESGRAIS, ôtant son chapeau.

Ma récompense est là-haut !

Ils l’entourent.

 

 

Septième Tableau

 

Le théâtre représente un faubourg à Liège. À droite, le couvent, l’auberge de l’Aigle-Noir, à gauche. Dans le fond un pont, une route, des arbres, etc. À la tête du pont, un poteau avec ces mots : Route de France. Du côté opposé, un autre poteau avec ces mots : Route d’Allemagne. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

SAINTE-CROIX, LA VOISIN

 

SAINTE-CROIX.

Oui, je te crois ; tu n’es pas coupable... Mais lui, comment sais-tu ?...

LA VOISIN.

Quand je vous dis qu’un des soldats qui m’ont arrêtée, celui qu’à force de cajoleries, je suis parvenue à séduire pour m’échapper... c’est un Français, un déserteur...

SAINTE-CROIX.

Eh bien ?

LA VOISIN.

Eh bien ! il a reconnu votre scélérat ! C’est un Abbé de contrebande, qu’on aurait dû arrêter à la Douane, et brûler comme marchandise prohibée... C’est le fameux Desgrais !...

SAINTE-CROIX.

Cet exempt qui a déjà fait arrêter tant de monde ?

LA VOISIN.

Lui-même.

SAINTE-CROIX.

C’est lui qui presse notre fuite...

LA VOISIN.

Pour s’emparer de vous. Il a commandé une voiture, des chevaux, et je gage que ce n’est pas pour vous mener en Allemagne !

SAINTE-CROIX.

Ah ! si je le savais... Tu ne me trompes pas ?

LA VOISIN.

Moi !... moi, qui vous sauve !... J’ai tort... après le tour que vous m’avez tous joué... Mais l’infâme triompherait, et je ne le veux pas... il faut que je me venge.

SAINTE-CROIX.

Mais cette commission de La Reynie, trouvée sur toi ?

LA VOISIN.

Sur moi ! je n’y comprends rien... Ce doit être encore un tour de sa façon. Le traite en porte peut-être la fabrique avec lui.

SAINTE-CROIX.

Et que ne disais-tu ?...

LA VOISIN.

Oui ! quand on m’entraîne, quand on me met la main sur la bouche. Il était si pressé de me voir partir... mais me revoilà ; et foi de sorcière, il va la danser... Quand je devrais soulever contre lui la ville toute entière.

SAINTE-CROIX.

Eh ! non... pas de bruit, de scandale ; c’est nous que tu perdrais. Il a sans doute répandu sur nos pas, une foule d’agents de son espèce.

LA VOISIN.

C’est une si bonne graine... ça pousse si vite !

SAINTE-CROIX.

Mais comment prévenir la Marquise ?... comment l’empêcher de partir... Les portes du couvent sont fermées... et personne n’est reçu.

À lui-même.

Le plus sûr est de me défaire de cet homme, coupable ou non ; qu’importe !... nous devons souper ensemble.

LA VOISIN.

J’y serai... et voilà deux mains...

SAINTE-CROIX.

Du tout, du tout... j’ai mieux que ça... c’est-à dire, j’aurai ; car je suis parti sans mes précautions d’usage.

LA VOISIN.

Un flacon, ou une tabatière... je comprends.

SAINTE-CROIX.

C’est toujours un tort de se mettre en route...

LA VOISIN.

Sans biscuit.

SAINTE-CROIX.

Heureusement, j’ai là-haut, dans ma chambre, les moyens de m’en procurer... Sois tranquille...

Lui prenant la main.

j’aurai de quoi m’assurer de lui

À part.

et de toi. Car elle m’est suspecte aussi, et tout ceci n’est pas clair...

Haut.

Adieu, du silence, je t’attends là, dans un quart-d’heure.

Il entre dans l’auberge à gauche.

LA VOISIN.

Mon Dieu ! que de façons, pour se défaire d’un coquin...

Desgrais paraît enveloppé d’un manteau et s’arrête dans le fond ou il se cache.

Et puis, ce sont des moyens trop doux... j’aime bien mieux ameuter, ces bons flamands contre lui, pour me donner le plaisir de le faire pendre, au milieu du pont, sur la frontière... ça fera pleurer d’un côté, et rire de l’autre... c’est plus drôle ! Oui, oui, je n’ai qu’un mot à leur dire... un espion Français... cela va faire un tapage...

 

 

Scène II

 

DESGRAIS, seul, et ensuite un GARÇON D’AUBERGE

 

DESGRAIS.

Encore elle !... comment s’est-elle échappée ?... Elle court vers la ville. pour soulever le peuple contre moi !... Par Saint-Pamphile, mon patron, il ne fait pas bon ici... ils sont capables de me jeter dans la Meuse... comme autrefois je voulais jeter ce pauvre Comte de Guiche... Le peuple est si grossier ! il ne faut pas l’attendre...

Il va sonner à l’auberge. Revenant.

Avec ça que ce stupide Conseil des Soixante refuse décidément l’ordre d’extradition, sous prétexte que leurs franchises... la liberté... Je vous en donnerai de la liberté, vils choucroutes que vous êtes...

Allant au garçon qui sort, une lanterne à la main.

Garçon, vite des chevaux... la voiture ?... il faut atteler... Un louis d’or pour toi.

LE GARÇON.

J’y vais, not’ maître !

Il rentre.

DESGRAIS, regardant.

Dire que si je puis lui faire passer ce pont, elle est en France... elle est à nous... et mes deux mille pistoles... Voyons, si mes hommes sont à leur poste.

Il regarde.

Oui, à l’autre bout, enveloppés de manteaux, de larges chapeaux. Bientôt dix heures ! la Marquise va venir...

Regardant à droite.

Voici la porte du couvent... La permission d’extradition qu’on me refuse, je la prends, et, s’ils se fâchent, ces petits parpaillots, ils auront à faire à moi... et au roi de France ; nous ferons entrer nos armées.

Regardant le garçon qui revient.

Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?... ces chevaux ?...

LE GARÇON.

C’est que le Monsieur qui loge chez nous, en se renfermant dans sa chambre, a défendu de donner des chevaux.

DESGRAIS.

Le Chevalier ?... oui, je sais... nous devions partir ensemble, après souper... nous partons avant... Dépêche-toi !... Tiens... deux louis d’or.

LE GARÇON.

Mais...

DESGRAIS.

En voilà trois.

LE GARÇON.

Oh ! dame, j’y vas tout de suite.

DESGRAIS.

C’est agréable d’être généreux avec l’argent du gouvernement... Le Chevalier s’est enfermé, bon, il n’aura pas vu cette sorcière, et je le déciderai à partir sans souper... j’aime mieux ça... je ne me soucie pas de leur cuisine.

On roule la voiture. Aux garçons qui mettent les chevaux.

Allons, allons, dépêchez-vous...

Le postillon arrive sur son porteur que l’on a-t-telle. Il les aide.

 

 

Scène III

 

DESGRAIS, LA MARQUISE, MARIE, RELIGIEUSES, GARÇONS dans le fond

 

Les Religieuses sortent du couvent par la porte à droite.

DESGRAIS, la voyant.

Ah ! vous voilà, Madame la Marquise.

À part.

Je respire...

LA MARQUISE.

Oui... mais je vous avoue que j’hésite encore ; ma fille redoute d’autres dangers...

DESGRAIS.

Et vous allez tout perdre !

On allume les lanternes de la voiture.

LA MARQUISE et MARIE.

Que dites-vous ?

DESGRAIS.

Que le Conseil a tourné... l’ordre d’extradition est signé...

TOUTES.

Pas possible !

DESGRAIS.

Je l’ai vu...

MARIE.

Ah ! grand Dieu... C’est moi maintenant qui te conjure de partir...

Lui baisant les mains.

Tout de suite, tout de suite... maman, ne perds pas une minute !...

LA SUPÉRIEURE.

Oui, oui, Madame... partez.

DESGRAIS.

C’est le seul moyen !... Je vous conduis en Allemagne... Vous serez tranquille, heureuse...

Au postillon.

Allons donc postillon.

À la Marquise.

Mademoiselle vous y rejoindra...

À garçons.

Mettez vite les paquets... Vous n’avez pas de papiers ?

LA MARQUISE.

Non.

DESGRAIS, à part.

Tant pis.

Bruit éloigné.

MARIE.

Écoutez cette rumeur du côté de la ville.

DESGRAIS, à part.

Ah ! diable... c’est pour moi ; c’est le peuple et la damnée Voisin... Gare le plongeon dans la Meuse.

Haut.

Eh ! vite... montez, c’est l’ordre du Conseil que l’on vient exécuter, ils vont vous arrêter.

MARIE.

Pars, maman !

LA MARQUISE.

Et le Chevalier ?

DESGRAIS.

Je cours le prévenir.

Il va pour entrer. Une détonation se fait entendre, la chambre du Chevalier paraît en feu.

TOUS.

Ah ! grand Dieu...

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc ?

MARIE.

Vois-tu ces flammes à cette fenêtre.

DESGRAIS.

Nous voilà entre deux feux !... c’est la chambre de M. de Sainte-Croix.

LA MARQUISE.

Ô ciel ! je devine... cette explosion... le malheureux !... Mais la cassette, la cassette, sauvez-la.

DESGRAIS.

Une cassette ?...

LA MARQUISE.

Des papiers importants qui m’appartiennent... Il y va de ma vie, de mon salut !

MARIE.

Comment ?...

LA MARQUISE, montrant l’auberge.

Ils sont là.

DESGRAIS.

J’y cours !...

Il entre précipitamment dans l’auberge.

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, MARIE, RELIGIEUSES

 

MARIE, le suivant des yeux.

Les flammes augmentent...

LA SUPÉRIEURE, de même.

Il ne pourra jamais pénétrer...

LA MARQUISE, agitée.

Ah ! je donnerais tout au monde !...

À part.

L’infâme, il essayait encore de ce poison d’Exili, et pour qui ?... pour moi, peut-être !...

Haut.

Eh bien, eh bien ?...

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, MARIE, RELIGIEUSES, DESGRAIS

 

Il sort pâle et défait de l’auberge, tenant une petite cassette sous son bras.

DESGRAIS.

C’est un enfer !

LA MARQUISE.

Cette cassette ?

DESGRAIS, montrant la cassette d’un air de triomphe.

La voilà !

LA MARQUISE.

Et le Chevalier ?

DESGRAIS.

Au milieu des flammes, un masque de verre brisé... étouffé, mort !

LA MARQUISE.

Mort !

À part.

Il ne me suivra plus.

Le bruit augmente.

MARIE, montrant la gauche.

Le bruit augmente ! ils viennent, ils approchent...

DESGRAIS.

Eh vite, montez !

LE POSTILLON.

Quelle route, mon maître ?

DESGRAIS.

Tu le sauras... brûle le pavé, renverse tout, vingt-cinq louis pour toi.

MARIE et LA MARQUISE.

Adieu, adieu.

DESGRAIS, poussant la Marquise.

Montez donc.

LA MARQUISE.

Et vous, Monsieur l’Abbé ?

DESGRAIS, fermant la portière.

Ce n’est pas là ma place.

Il s’élance sur le siège. Deux hommes qui ont paru sur le pont, s’approchent à un signe de lui. Leurs manteaux sont tombés ainsi que celui de Desgrais. Ils sont en uniformes d’exempts. Desgrais est sur le siège, les deux autres, aux portières, armés de mousquetons.

LA MARQUISE, dans la voiture.

Que vois-je ! grand dieu où me conduisez-vous ?

DESGRAIS, criant au postillon.

En France !... À la Chambre ardente.

MARIE, poussant un cri.

Ah !

Elle tombe dans les bras des religieuses. La voiture part rapidement et traverse le pont.

LA VOISIN, entrant de l’autre côté suivie du peuple.

Arrêtez ! arrêtez !...

Elle s’élance, suivie du peuple, qui pousse des cris, comme elle, et s’arrête en voyant la voiture sur le pont. L’auberge à droite, est en flammes, et commence à s’écrouler.

 

 

ACTE V

 

 

Huitième Tableau

 

Le théâtre représente la salle des séances de la Chambre ardente, tendue de noir, éclairée par des flambeaux. À droite, sièges des juges, des gens du Roi, du greffier. Au fond, la porte d’entrée. À gauche, une porte qui mène à la salle de la question. À gauche, un tabouret pour l’accusée. Devant la scène, une banquette.

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, LE PRÉSIDENT, LES JUGES, GREFFIER, AVOCAT-GÉNÉRAL, HUISSIERS, DESGRAIS

 

Au lever du rideau, la Chambre est en séance. Les Juges sont en robes rouges. La Marquise est debout, à gauche. Desgrais est au fond, debout, du côté opposé : il a un costume qui annonce un grade supérieur.

LE PRÉSIDENT.

Marquise de Brinvilliers, malgré les charges qui s’élèvent contre vous...

LA MARQUISE.

Mensonges, calomnies.

LE PRÉSIDENT.

Les révélations des témoins...

LA MARQUISE.

Impostures, Messeigneurs.

LE PRÉSIDENT.

Vous refusez d’avouer...

LA MARQUISE, vivement, et levant la tête.

Et quoi donc ?... Qu’avouerais-je ?

DESGRAIS, à part.

Nous voilà bien avancés !... Nous la tenons, et pas de preuves !

LE PRÉSIDENT, à la Marquise.

Et la mort de toute votre famille, le crime de Saint-Cloud ! ce deuil, cette terreur, qui vous suivent, qui se répandent partout où vous êtes ?

LA MARQUISE.

Malheur... fatalité !

L’AVOCAT-GÉNÉRAL.

Et votre fuite à Liège ?

LA MARQUISE.

On me menaçait, on m’accusait ! Qui donc ici répondra du jugement des hommes ? Qui de vous, Messeigneurs, n’eût tenté, comme moi, d’échapper aux persécutions, à la calomnie... surtout s’il tremblait pour son enfant, pour une fille adorée, dont l’âme pure se briserait à ces horribles soupçons... et qui, loin de ces lieux, en mourra, peut-être !

Elle se détourne pour essuyer une larme.

LE PRÉSIDENT.

Mais cette cassette mystérieuse qu’à la mort de Sainte-Croix, vous réclamiez avec tant d’instances, renfermait, dit-on...

LA MARQUISE, avec une légère inquiétude.

Cette cassette !... l’aurait-on retrouvée ?... l’auriez-vous en votre pouvoir ?

DESGRAIS, avec humeur.

Hé non, de par tous les diables ! Elle sait bien qu’en fuyant sur ce maudit pont, un choc terrible, qui faillit renverser la voiture, la fit échapper de mes mains et sauter dans le Meuse. Comme le peuple me poursuivait, je ne me suis pas amusé à courir après !

LA MARQUISE, à part.

Je respire !... elle est anéantie ! rien ne peut m’accuser.

DESGRAIS.

Sans cela, vous la verriez pâlir ; car je jurerais...

LA MARQUISE, montrant Desgrais, et avec mépris.

Suis-je donc déjà condamnée, pour être forcée de subir la vue de cet infâme !

DESGRAIS, à l’huissier qui est auprès de lui.

Qu’est-ce qu’elle a dit ? je n’ai pas entendu.

LE PRÉSIDENT, à la Marquise.

Point d’emportement, Marquise !... Nous connaissons la cause de votre assurance. Vous comptez sur un parti nombreux à la cour, dans la robe, le clergé... qui croit servir la Religion dont vous aviez pris le masque. On assure que vous avez même des amis dans le sein de ce tribunal ! mais perdez tout espoir. Le Roi veut un exemple ; le peuple le demande à grands cris... et la justice frappera les coupables, quels qu’ils soient.

LA MARQUISE, avec calme.

Les coupables, sans doute ! Mais où sont-ils ?

LE PRÉSIDENT, vivement.

Ainsi, vous refusez de confesser vos crimes, de nommer vos complices ?

LA MARQUISE.

Je n’en ai point.

LE PRÉSIDENT.

Et vous ne direz rien ?

LA MARQUISE.

Rien !

Moment de silence. L’Avocat-général se lève, et fait un signe au Président.

LE PRÉSIDENT, après avoir hésité, et montrant la gauche.

Passez dans cette salle.

LA MARQUISE, indécise.

Dans cette salle...

DESGRAIS, à part.

C’est cela ; on la fera bien parler, là-bas. Nous avons des petits moyens...

LA MARQUISE, avec crainte, regardant deux juges qui se placent à ses côtés, et le greffier qui marche devant elle.

Eh mais ! où me conduisez-vous ?

UN DES JUGES, bas à la Marquise.

Du courage ! voici le moment. N’avouez rien, surtout ! Vos amis vous sauveront.

LA MARQUISE, à part, avec joie.

Ah !...

LE PRÉSIDENT, montrant la gauche.

Marquise de Brinvilliers...

LA MARQUISE, regardant autour d’elle avec effroi.

Dans cette salle !... Qu’est-ce donc ?

Elle entre à gauche. Les juges et le greffier disparaissent avec elle. On entend au fond une rumeur qui augmente peu à peu.

 

 

Scène II

 

LE PRÉSIDENT, L’AVOCAT-GÉNÉRAL, PLUSISEURS JUGES, DESGRAIS

 

LE PRÉSIDENT, se levant.

Voilà ce que je voulais éviter !

Les juges se lèvent de leurs sièges, et causent entre eux.

L’AVOCAT-GÉNÉRAL.

Il faut vaincre son obstination... Pas un aveu ! pas une seule trace !

DESGRAIS, à part.

Elle est encore capable de s’en tirer !

Bruit.

LE PRÉSIDENT.

Mais quel bruit ! et pourquoi ces cris tumultueux ?

À Desgrais.

Voyez, voyez ce que c’est, et que les troupes du Roi redoublent de surveillance autour de la Chambre !

Desgrais sort avec empressement.

UN JUGE.

Sans doute, un mouvement pour sauver la Marquise !... Elle a tant d’amis !

LE PRÉSIDENT.

On oserait arracher un coupable à la justice !

LE JUGE.

Cependant, s’il n’y a pas de preuves !

LE PRÉSIDENT, avec noblesse.

Rassurez-vous, Monsieur le Comte ; il n’y a ici que des juges, et pas un assassin !...

On entend une explosion de cris.

Ciel ! le peuple aurait-il forcé l’entrée de l’Arsenal ?

Ils se remettent en séance.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, DESGRAIS, rentrant

 

DESGRAIS.

Messeigneurs, Messeigneurs !... c’est elle, là voilà ?

TOUS.

Qui donc ?

DESGRAIS.

Sa fille !

LE PRÉSIDENT.

Mademoiselle de Brinvilliers !

DESGRAIS.

Elle-même, que nous avions laissée dans ce couvent, et qui est accourue sur les pas de sa mère, sans autre guide qu’une espèce de paysan. Arrêtés tous deux aux portes de Paris, elle a demandé sa mère... Et ce nom détesté lui serait devenu fatal, si ses larmes n’avaient ému tout le monde en sa faveur !... Et tenez... je les entends.

L’AVOCAT-GÉNÉRAL.

Qu’on les fasse entrer sur-le-champ !

Desgrais fait un signe au fond.

LE PRÉSIDENT.

La fille de la Brinvilliers !... Sa complice, peut-être !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, MARIE, BROWN

 

MARIE, entrant avec effroi, et s’adressant à Brown.

Rassure-toi... ils ne te poursuivent plus !... Ah ! protection, protection, Messieurs !...

LE PRÉSIDENT.

Calmez-vous, jeune fille ; vous êtes devant la justice.

MARIE.

La justice !... c’est ce que je demande, ce que j’implore ! pour lui, surtout,

Montrant Brown.

un étranger, dont tout le crime est d’avoir eu pitié de moi... d’être devenu mon guide, mon appui... Ils ont voulu l’assassiner !

LE PRÉSIDENT.

Vous vous soutenez à peine, mon enfant. Remettez-vous, et qu’on éloigne cet homme.

MARIE, s’élançant vers lui.

Oh ! non, non. Qu’il reste, qu’il ne me quitte pas !

À mi-voix à Brown.

Brown, songe bien à ta promesse.

BROWN, s’asseyant sur la banquette, et plaçant près de lui son manteau roulé, sur lequel il s’appuie avec force.

Ne craignez rien, je mourrais plutôt !...

MARIE, regardant autour d’elle.

Où suis-je donc ? ces murs tendus de noir... ces flambeaux... Où m’avez-vous amenée ?

DESGRAIS.

À la Chambre ardente.

MARIE, avec effroi.

La Chambre ardente !... Oui, ce lieu terrible... C’est ici que je dois retrouver ma mère... ils me l’out dit... et je ne la vois pas ! Où donc est-elle ?... Oh ! par pitié... ma mère !

LE PRÉSIDENT.

Jeune fille !

MARIE, d’une voix déchirante.

Suis-je donc arrivé trop tard ?

LA MARQUISE, en dehors, avec des cris.

Jamais ! jamais ! Laissez-moi !

MARIE.

Qu’entends-je !

LE PRÉSIDENT.

Éloignez-la.

MARIE, repoussant l’huissier.

Oh ! non, non ! je veux la voir !...

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, LA MARQUISE, JUGES et GREFFIER, la suivant, DEUX GARDES, s’arrêtant à la porte

 

Elle est pâle, défaite, les cheveux en désordre. Elle entre en fuyant.

LA MARQUISE, criant.

Laissez-moi, laissez-moi ! ne m’approchez pas !

MARIE, s’élançant vers elle.

C’est elle.

LA MARQUISE, la repoussant.

Des tortures !... jamais, jamais !...

MARIE.

Ma mère !...

LA MARQUISE.

Ah ! Marie ! ma fille !

MARIE, se précipitant dans ses bras, qu’elle lui tend.

Oui, ta fille, qui accourt te sauver, ou mourir avec toi.

LA MARQUISE, après l’avoir embrassée à plusieurs reprises.

Près de moi !... enfin, je te retrouve ! je te presse sur mon cœur !...

Aux deux huissiers qui se sont rapprochés d’elle.

Oh, ne me l’enlevez pas. C’est ma fille, c’est mon enfant ! c’est Dieu qui me l’envoie.

Sur un geste du Président, les deux huissiers se retirent. Les juges se rapprochent, et se parlent à voix basse.

MARIE, cherchant à rassembler ses idées.

Dieu ! oui, oui ; car, s’il ne m’avait soutenue, jamais je ne serais arrivée jusqu’à toi. Si tu savais tout ce que j’ai souffert !

LA MARQUISE, la tenant dans ses bras.

Pauvre enfant ! Oh, parle ! parle, il y a si longtemps que ta voix n’a frappé mon oreille.

Les juges se lèvent, et font un mouvement pour les faire séparer.

LE PRÉSIDENT, les retenant.

Au contraire... écoutons.

Ils se rasseyent. Le Président fait un signe par au Greffier, puis prend vivement la plume, et écrit en écoutant.

LA MARQUISE, la regardant avec douleur.

Mais quel désordre ! comme tes traits sont pâles et abattus la souffrance ! Comment es-tu donc venue de si loin ?

MARIE.

Je ne croyais pas en avoir la force ! Mais quand j’ai su que tu allais paraître devant ce tribunal affreux, rien n’a pu me retenir. Je me suis échappée du couvent, seule, sans ressources, ne sachant quelle route suivre. Je pleurais, j’appelais ma mère. Vingt fois, j’ai cru que la raison allait m’abandonner. Enfin, j’étais tombée de lassitude, je me sentais mourir, lorsqu’un paysan, un brave homme, accouru à mes cris, me relève, ranime mes forces, m’offre de m’accompagner, de me suivre... Il ne t’accusait pas, lui ! oh non ! il voyait bien, à mes larmes, que tu étais innocente.

Montrant Brown, qui la regarde avec attendrissement.

Le voilà, ma mère, le voilà, mon guide, mon ami ! le seul qui m’ait tendu la main, et qui m’ait dit : Appuie-toi sur moi, pauvre enfant !

LA MARQUISE, émue.

Ô mon sauveur !

MARIE.

Nous partîmes sur-le-champ, à pied.

LA MARQUISE.

Toi ?

MARIE.

Oh, j’étais forte, alors !... Je ne pleurais plus, j’allais te revoir !... Nous marchions jusqu’à la nuit, sans repos ; souvent, sans nourriture, le soir, nous demandions un asile qu’on ne refusait jamais à mes prières. Une seule fois, pourtant, je me nommai... Aussitôt, toutes les portes se referment ; on me fuit, on me repousse avec horreur !

Lui souriant.

Mais j’ai tout oublié. Je ne me plains plus, je suis heureuse, je suis dans tes bras !

Elle tombe dans les bras de la Marquise.

LA MARQUISE, l’accablant de caresses.

Chère enfant, que de courage, que de souffrances !

À part.

Et quelle punition pour moi.

Haut.

Mais, maintenant, je ne crains rien, je puis tout braver, et s’ils me condamnaient...

MARIE, avec effroi.

Ô ciel ! que dis-tu ?

LA MARQUISE, l’entraînant vivement sur le devant de la scène, et à mi-voix.

Tais-toi, tais-toi, ils nous observent !... ils épient nos moindres paroles, et s’ils trouvaient dans nos regards de quoi me perdre !... Nous n’avons qu’un instant... écoute, Marie, écoute-moi bien. S’ils me condamnaient, tu peux encore m’arracher au supplice effroyable. Vois Penautier sur-le-champ ; il te remettra un papier, un secret ! Tu ne l’ouvriras pas.

MARIE, bas.

Oh ! non, non ! C’est pour te justifier, te sauver ?

LA MARQUISE, de même.

Oui. Que personne ne puisse te l’enlever ; et, quelque part que je sois, fût-ce au pied de l’échafaud, tu viendrais, tu ne le remettrais qu’à moi, qu’à moi seule ! Tu me le promets, ma fille ?

MARIE, les yeux au ciel.

Je te le jure.

LA MARQUISE, voyant les gardes qui s’approchent d’elle.

Eh bien, que voulez-vous encore ? que demandez-vous ?

LE PRÉSIDENT.

C’est assez, Madame. Il faut que votre fille soit conduite...

LA MARQUISE, avec effroi, et l’entourant de ses bras.

Nous séparer ! Mais elle est libre, du moins ?

LE PRÉSIDENT.

Elle est sous la main de la justice.

LA MARQUISE, hors d’elle-même.

Marie ! Oh non, vous voulez m’effrayer... cela n’est pas possible. Ma fille... mon enfant ! Et pourquoi ? quel est donc son crime ?

LE PRÉSIDENT, lentement.

Le vôtre, peut-être.

L’AVOCAT-GÉNÉRAL.

Votre silence vous la donne pour complice.

LA MARQUISE, avec horreur, et la serrant davantage contre elle.

Ah ! ah, Monsieur !...

LE PRÉSIDENT, montrant Marie.

Emmenez-la.

MARIE.

Ma mère...

LA MARQUISE, la retenant avec force.

Et où donc ? où donc ? dans un cachot...

Montrant la porte à gauche.

Là, peut-être ?

Avec horreur.

Ô Dieux, jamais !... Des tortures pour ma fille, pour mon enfant... Barbares, vous ne me l’arracherez pas. Vous me tuerez plutôt, vous déchirerez ces membres qui la protègent, avant de porter la main sur ma fille...

Voyant que l’on fait un mouvement pour la saisir.

ou plutôt, ô Dieux, que faut-il donc pour la sauver ? quel aveu voulez-vous ?

Avec une espèce de délire.

Son âge, sa candeur, ne suffisent-ils pas pour la défendre de tout soupçon ? Elle, ma complice !... Et de quoi ? De la mort de mon père ? à peine si elle était née. De ma sœur ? elle était loin de nous, au couvent, qu’elle ne quittait jamais. De mon mari, de mon frère, du Baron d’Aubray ?...

MARIE, reculant effrayée.

Que dit-elle ?

LE PRÉSIDENT, aux juges, qui font un mouvement.

Silence !

LA MARQUISE, continuant avec un désordre toujours croissant.

Sa tendresse les aurait défendus. À Saint-Cloud, ce jour fatal, ce crime affreux... pouvait-elle en avoir la pensée ?... Elle pleurait son amour trahi ; elle pardonnait à sa rivale... et c’est moi, oui, moi seule !...

MARIE, avec un cri.

Ma mère !...

Tous les juges se sont levés par un mouvement spontané.

LE PRÉSIDENT, au greffier.

Écrivez.

LA MARQUISE, revenant à elle.

Quoi donc ? qu’ai-je dit ?

MARIE, aux juges.

Ne la croyez pas... C’est pour moi, c’est pour me sauver !

LA MARQUISE.

Pour la sauver ! sans doute. Depuis une heure, vous menacez mon enfant ; vous me déchirez, vous me faites subir des tortures mille fois plus horribles que celles qui m’attendent là ! Oh oui, vous avez raison... c’est un moyen plus sûr. Je dirai tout ce que vous voudrez ; je me chargerai de tous les crimes dont on m’accuse.

LE PRÉSIDENT.

Ainsi, vous rétractez déjà...

LA MARQUISE, vivement.

Rien, rien, car je n’ai rien avoué.

DESGRAIS, qui s’était levé aussi.

C’est le diable qui s’en mêle !... Hum ! si cette malheureuse cassette, engloutie sous les eaux, pouvait reparaître là, devant elle !

LA MARQUISE, avec assurance.

Plût au Ciel... vous seriez confondus.

MARIE, avec empressement.

Comment ?

LE PRÉSIDENT.

Que contenait-elle donc ?

LA MARQUISE.

Des lettres, des papiers qui auraient proclamé mon innocence ; qui m’auraient justifié à tous les yeux, et fait connaître le seul coupable.

MARIE, avec joie.

Est-il possible ?... Ah ! maman, rassure-toi ; elle n’est pas perdue.

LA MARQUISE.

Qu’entends-je ?

TOUS.

Que dites-vous ?

MARIE, vivement et avec bonheur.

J’avais vu le prix que tu y attachais ; je l’aurais payée de ma vie. Un batelier est parvenu à la ressaisir sur-le-champ, me l’a remise, et la voilà, je l’apporte !

Elle se précipite près de Brown qui s’est levé, arrache le manteau, et en dégage un petit coffret, qu’elle présente aux juges.

LA MARQUISE, atterrée.

Grand Dieu !

LE PRÉSIDENT.

Donnez, donnez.

MARIE, avec triomphe et donnant la cassette aux juges.

Oui, oui... c’est moi qui justifie ma mère ; c’est moi qui l’arrache de vos mains.

La voyant chanceler et allant à elle.

Eh, mais, qu’as-tu donc ?... Cet effroi... cette pâleur...

LA MARQUISE, tombant sur un siège.

Malheureuse !... Laisse-moi.

MARIE.

Ma mère... Je t’ai sauvée.

LA MARQUISE.

Tu m’as perdue !...

MARIE.

Ciel !...

LE PRÉSIDENT, regardant le coffret.

Il n’y a pas de clef.

DESGRAIS, avec un geste expressif.

Qu’importe !

LA MARQUISE, se levant à moitié, et voyant qu’on se dispose à briser la serrure.

Éloignez ma fille !... éloignez-la.

MARIE, à ses pieds.

Non, non... jamais !...

LE PRÉSIDENT, aux huissiers, et avec force.

Brisez ce coffre !

LA MARQUISE, poussant un cri, et se cachant la figure.

Ah !...

Marie est à ses pieds ; les juges sont debout, et entourent le Président. Un huissier s’approche du coffre.

 

 

Neuvième Tableau

 

Le théâtre représente la Place de Grève en 1676. À gauche, le quai ; à droite, quelques maisons gothiques ; au fond, l’Hôtel-de-Ville. Au milieu du théâtre le bûcher et le poteau.

 

 

Scène première

 

PITHOU, LARIOLE, LA FEMME MARTINOT, HOMMES et FEMMES du peuple

 

Au lever du rideau, des groupes se forment de tous les côtés. Les fenêtres sont garnies de spectateurs et de dames richement parées.

PITHOU, à ceux qui l’entourent.

Puisqu’elle a été condamnée cette nuit...

LARIOLLE.

Je vous dis que la cérémonie n’aura pas lieu...

LA FEMME MARTINOT.

On dérangerait tout le monde de ses affaires !...

LARIOLLE.

Elle aura sa grâce...

PITHOU, haussant les épaules.

Le Roi l’a refusée !...

LA FEMME MARTINOT.

Il a bien fait ça serait manquer au peuple !...

LARIOLLE.

Oui, mais il y a un complot pour la faire sauver...

LA FEMME MARTINOT.

Au fait elle a tant d’amis !

LARIOLLE.

Ce sont les jésuites qui ont manigancé l’affaire... on doit faire sauter la conciergerie et pendant le tumulte...

PITHOU.

Du tout !... ils doivent attaquer le cortège...

LA FEMME MARTINOT.

Non, non... Eh ! voilà M. Desgrais... il nous dira ce qu’il en est !...

LARIOLLE.

Oui, ma foi... en habit galonné...a-t-il fait son chemin le petit mercier du coin !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, DESGRAIS, GARDES

 

DESGRAIS, repoussant le peuple.

Rangez-vous, rangez-vous donc !...

LA FEMME MARTINOT.

Bonjour M. Desgrais !...

LARIOLLE.

Serviteur, M. Desgrais...

PITHOU.

Dites donc, M. Desgrais...

DESGRAIS, avec importance.

Qu’est-ce que c’est, homme du peuple ?

PITHOU.

Vous ne me remettez pas ?... j’étais vot’ camarade...

DESGRAIS, lui tournant le dos.

Imbécile !...

PITHOU.

C’est ce que je voulais dire !...

LA FEMME MARTINOT, d’un air d’intelligence et baissant la voix.

Eh bien, dites donc... il paraît que çà n’aura pas lieu ?...

DESGRAIS.

Comment !...

PITHOU, de même.

Puisque la criminelle a pris la clef des champs, qu’on l’a fait sauver...

DESGRAIS, le regardant avec pitié.

Que vous êtes bête, mon cher !

À lui-même.

Mon Dieu que le peuple est borné !

À ceux qui l’entourent.

On a essayé de la faire évader... c’est vrai... mais nous étions prévenus... et on vous les a reçus !... d’ailleurs est-ce que çà a du bon sens, ce que vous dites-là ?... apprenez que lorsque nous avons rendu un arrêt... rien ne peut empêcher... eh ! tenez la preuve... c’est que voilà le cortège...

TOUS.

Oui, oui ! les voilà !... les voilà !...

Tout le monde court reprendre sa place.

DESGRAIS, les poussant.

Rangez-vous, rangez-vous !

Voix dans la foule.

Place, place ! silence !... c’est elle, c’est elle !...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LE MARQUISE, DESGRAIS, UN MOINE, DEUX JUGES, LE GREFFIER, HUISSIERS, GARDES et SUITE

 

Desgrais paraît le premier avec deux huissiers. Des hommes portant des torches allumées. La Marquise entre, elle est pâle, nu-pieds, les cheveux épars, vêtue d’une robe blanche elle s’arrête, en jetant les yeux sur le bûcher. L’escorte se range de côté.

LA MARQUISE, apercevant le bûcher.

Ah !...

À part.

Tout est donc fini !... les lâches !... ils avaient promis de me délivrer !... et maintenant... plus d’espoir !... plus rien... que la mort !...

Elle fait un pas et se trouve en face d’un groupe de dames de la cour, richement parées. Avec une ironie amère.

Voilà un beau spectacle pour vous, Mesdames !...

Regardant de tous côtés avec terreur. À elle-même.

Une mort infâme !... et je ne puis m’y soustraire !... Mais Marie !... son serment !... l’aurait elle oublié !...

D’une voix sourde.

Ce papier empoisonné que Penautier devait me faire parvenir !... elle ne vient pas !... et rien !... rien pour échapper à mes bourreaux !... Quoi !... cette arme terrible que j’ai employée si souvent, me manquerait... à moi !...

UN HUISSIER, s’approchant.

Madame...

LE MOINE, la soutenant.

Du courage, ma fille !...

LA MARQUISE, se ranimant.

Un moment ! un moment !

Écoutant.

Rien !... c’en est fait ! marchons !...

Elle fait quelques pas. On entend une rumeur à gauche et plusieurs voix s’écrier : arrêtez, arrêtez !...

MARIE, en dehors.

Laissez-moi !... laissez-moi !... au nom du ciel !...

LA MARQUISE, avec joie.

C’est elle... c’est ma fille !...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, MARIE, échevelée, les traits bouleversés et dans un désordre annonçant l’aliénation

 

MARIE, se débattant.

Ne me retenez pas !... je veux lui parler !... je veux la voir !...

LA MARQUISE.

Marie !

MARIE, avec un cri de joie et se dégageant de ceux qui l’entourent.

Ah !...

Tombant épuisée aux pieds de sa mère.

je me meurs !

LA MARQUISE, la relevant et cherchant à la ranimer.

Marie... ô Ciel !... reviens à toi !...

MARIE, d’une voix faible et cherchant à rassembler ses souvenirs.

Ils voulaient m’empêcher d’arriver jusqu’à toi !... ils m’ont poursuivie, ils m’ont frappée !...

Avec effroi.

Les voilà encore ! ma mère ! ma mère !... Oh protège-moi... défends-moi !...

LA MARQUISE, avec accablement.

Te défendre !... moi !... pauvre enfant !...

À ceux qui s’approchent pour les séparer.

Un moment !... un moment !... par pitié !... Ah ! ne m’enviez pas cette dernière consolation !...

Le moine a l’air d’intercéder pour elle ; tout le monde s’éloigne et les laisse toutes deux sur le devant de la scène. À voix basse et regardant si on ne les observe pas.

Les moments sont précieux !... vite Marie !... donne... ce papier.

MARIE, le regard fixe.

Quel papier ?

LA MARQUISE, la regardant avec étonnement.

Celui que... Penautier...

MARIE, de même et d’un air égaré.

Ah ! oui... je me rappelle... un papier qui devait te sauver... ils ont cru me l’arracher !...

Avec un rire convulsif.

Oh ! je l’ai... je l’ai bien !... mais maintenant... tu n’en as plus besoin... tu es justifiée... tu as ta grâce !... n’est-ce pas ?

LA MARQUISE, avec douleur.

Ô mon Dieu... se pourrait-il que sa raison... Marie... rappelle tes sens... au nom du Ciel... ce papier... ce papier il me le faut...

MARIE, avec une lueur de raison.

Oui ! oui ! où est-il donc ? qu’en ai-je fait ?...

LA MARQUISE.

On te l’a pris ?

MARIE, vivement.

Oh ! non... non... rassure-toi... ils ne l’ont pas !. ils ne l’auront jamais ! tu me l’avais dit... tu aurais été perdue ! aussi quand ils ont voulu le saisir... me l’arracher... je l’ai approché de mes lèvres...je l’ai broyé sous mes dents...

LA MARQUISE, avec un cri.

Ah !

MARIE, montrant sa poitrine.

Il est là... là... il me brûle, il me dévore !...

LA MARQUISE.

Ah ! malheureuse !

MARIE.

Oh ! quel supplice affreux !... mais qu’est-ce donc, ma mère ? qu’ai-je donc fait pour souffrir autant !

LA MARQUISE, avec désordre.

Désespoir !... désespoir !... ma fille !... elle se meurt !... Ah !... c’est l’enfer qui commence !... Marie !

PLUSIEURS VOIX dans la foule.

Sa fille du secours !... du secours !...

LA MARQUISE, avec délire, la soutenant à peine et la dévorant des yeux.

Non, non !... si... venez, venez !... accourez tous... oh ! mon Dieu ! Il est trop tard !...

MARIE.

Oui, oui !... je souffre trop... je vais donc mourir aussi !

LA MARQUISE, agenouillée près d’elle.

Et c’est encore moi ! ah !... je devais être fatale tous les miens et ce dernier crime...

MARIE, étendant la main vers elle.

Tais-toi ! tais-toi !... laisse moi t’aimer encore !...

Pouvant à peine parler.

Ma mère... ta main, donne moi ta main !

Elle la baise.

Adieu, ah !...

Elle retombe et meurt. Gémissement sourd dans la foule.

LA MARQUISE, après un silence.

Plus rien, cette main est glacée !...

Lui baisant la main.

Oh ! grâce !... grâce pour moi !... ange du ciel !...

À ceux qui se rapprochent pour la conduire ou bûcher.

Ne m’approchez pas laissez-moi... Laissez-moi, vous dis-je... je saurai bien mourir sans vous !

Elle s’élance et monte sur le bûcher. Musique. Brown, sort de la foule, s’approche du corps de Marie, met un genou en terre et en sanglotant.

BROWN.

Pauvre enfant !... est-ce donc pour cela que je t’avais amenée !...

Les hommes qui portent des torches s’approchent du bucher.

LA MOINE, à la marquise.

Ma fille !... ma fille !... repentez-vous !

LA MARQUISE, avec amertume.

Le repentir !... ah ! je n’aurais voulu le connaître que pour être aimée de cet ange !

Montrant sa fille.

Que pour me rapprocher d’elle !...

LE MOINE, d’une voix émue, et lui montrant le ciel.

Et ne voulez-vous donc pas la revoir !

LA MARQUISE, avec élan.

La revoir !... ô mon Dieu !...

Elle tombe à genoux sur le bucher, les mains élevées vers le ciel avec l’expression de l’espérance et du repentir. Le feu est mis au bucher. Coup de tambour.

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