La Belle et la bête (Félicité DE GENLIS)

Comédie en deux actes.

Représentée en 1778.

Éditée dans le Tome I de Théâtre à l’usage des jeunes personnes, 1779.

 

Personnages

 

ZIRPHÉE

PHÉDIME, amie de Zirphée

PHANOR, génie

 

La scène est dans le palais du génie.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

PHANOR, ZIRPHÉE

 

Au lever de la toile, Phanor cherche à retenir Zirphée, qui détourne la tête avec horreur.

PHANOR.

Ah, Zirphée ! de grâce, un instant, un seul instant daignez m’entendre.

ZIRPHÉE.

Laissez-moi... Laissez-moi.

PHANOR.

Si vous l’ordonnez, j’y consens ; vos moindres volontés sont pour le malheureux Phanor des lois suprêmes ; mais quand, pour la première fois, il ose vous demander un moment d’entretien, aurez vous la cruauté de le refuser ?

ZIRPHÉE.

L’infortuné ! Qu’il est à plaindre !

PHANOR, laissant aller la robe de Zirphée.

Zirphée, vous êtes libre : je ne veux rien devoir à la violence ; vous pouvez me fuir encore.

ZIRPHÉE, détournant toujours la tête.

Mais qu’avez-vous à me dire ?

PHANOR.

Ô Ciel ! Vous tremblez... Elle est donc bien forte la version que fait naître mon hideux visage ?... Zirphée ! Vous pouvez me haïr ; mais devez-vous me craindre ?

ZIRPHÉE.

Mais... je ne vous hais point.

PHANOR.

Eh bien ! mes vœux sont donc satisfaits... le bonheur d’être aimé n’est pas fait pour moi, je n’y prétends point ; mais sachez du moins, que cette figure horrible, que vous n’osez envisager, cache un cœur sensible, délicat et fidèle.

ZIRPHÉE, à part.

Que sa voix est touchante !... Pourquoi faut-il ?...       

Elle le regarde et s’écrie avec effroi.

Ah Ciel !...    

Elle fait quelques pas pour fuir.

PHANOR, veut l’arrêter.

Ah Zirphée ! calmez cet effroi !

ZIRPHÉE.

Au nom du ciel, laissez-moi.

Elle s’échappe.

 

 

Scène II

 

PHANOR, seul

 

Je commençais à l’attendrir, son âme s’ouvrait à la pitié ; un regard, un seul regard, a détruit mon ouvrage... Et je pourrais encore conserver quelque espoir ?... Cruelle Fée ! jouis de l’excès de ma douleur ; ton pouvoir, supérieur au mien, me condamna jadis à supporter la vie sous cette forme affreuse, et je ne puis reprendre mes premiers traits qu’en parvenant à me faire aimer, qu’en touchant avec cette figure épouvantable, une âme insensible jusqu’alors. Ah, Zirphée ! si vous saviez mon secret, s’il m’était permis de le dire ; mais l’Oracle funeste le défend... Que je suis malheureux !... Hélas ! la plus grande, la plus cruelle de mes peines, c’est d’aimer comme on n’aima jamais...

Il tombe accablé sur une chaise.

 

 

Scène III

 

PHÉDIME, PHANOR

 

PHÉDIME, sans être aperçue.

Zirphée m’a dit qu’il était ici... Ah, le voilà !

PHANOR, se levant.

Ah, Phédime ! que fait Zirphée ?

PHÉDIME.

Je viens de sa part pour vous dire qu’elle s’afflige de la manière prompte et brusque dont elle vous a quitté.

PHANOR.

Et pourquoi ne vient-elle pas elle-même me le dire ?

PHÉDIME.

Cela est tout-à-fait galant pour moi.

PHANOR.

Ah Phédime ! pardonnez ; je sais tout ce que je vous dois : hélas ! sans vous que deviendrais-je ?

PHÉDIME.

Allons, allons, je vous pardonne ; je n’ai point de rancune ; et, pour vous le prouver, je vous dirai que ce petit entretien que vous venez d’avoir avec Zirphée a fait des merveilles.

PHANOR.

Eh ! comment puis-je le croire, après les preuves d’aversion qu’elle m’a données en me quittant ?

PHÉDIME.

Mais elle s’en repent ; n’est-ce pas beaucoup ?

PHANOR.

Mais elle ne vaincra jamais l’effroi qu’elle éprouve en me regardant.

PHÉDIME.

Songez donc qu’il n’y a que huit jours que vous nous avez enlevées ; et, franchement, il faut plus de huit jours pour s’accoutumer à votre figure. Si vous ne m’aviez pas mise dans votre confidence et dans vos intérêts longtemps avant l’enlèvement, quoique je ne sois pas aussi timide que Zirphée, je crois que je n’oserais pas encore vous regarder.

PHANOR.

Vous êtes depuis l’enfance l’amie de Zirphée ; vous connaissez son cœur et ses sentiments ; dites-moi, charmante Phédime, de bonne foi, pensez-vous à présent que l’espoir que vous m’avez donné quelquefois, ne soit pas absolument chimérique.

PHÉDIME.

Il faut donc toujours vous répéter la même chose ? Eh bien ! Zirphée est sensible ; son esprit est aussi délicat que son cœur est reconnaissant : le mérite et la vertu doivent produire de vives impressions sur une âme telle que la sienne ; espérez tout du temps.

PHANOR.

Mais malgré les fêtes, les plaisirs que je lui procure, elle paraît s’ennuyer dans ce palais.

PHÉDIME.

Cependant elle est charmée d’y être. Orpheline et tyrannisée par des parents injustes et cruels, elle allait être sacrifiée à leur ambition quand vous nous avez heureusement enlevées.

PHANOR.

Zirphée allait être unie à un objet in digne d’elle et quelle n’estimait pas ; mais, hélas ! depuis qu’elle m’a vu, peut-être le regrette-t-elle ?

PHÉDIME.

Croyez qu’elle s’applaudit à chaque instant du bonheur d’en être délivrée ; et ce pendant cet objet qu’elle haïssait, possédait tous les charmes de la figure la plus séduisante ; mais il manquait d’esprit, et surtout de délicatesse : il est grossier, ignorant, il n’annonce aucune vertu ; Zirphée le trouvait odieux.

PHANOR.

Et vous savez, Phédime, quelles sont les causes de mon attachement pour Zirphée ; ce ne sont point ses charmes qui firent naître ce sentiment profond qui remplit mon âme. Ô jour à jamais présent à ma pensée, où, par mon art, invisible à tous les yeux, je m’arrêtai dans cette prairie, où les jeunes compagnes de Zirphée célébraient le jour de sa naissance ! La mélancolie répandue sur les traits de votre amie me frappa d’abord et m’attendrit ; elle s’écarta de la foule, et, seule avec vous, elle s’assit au pied d’un palmier et vous ouvrit son âme.

PHÉDIME.

Et vous écoutâtes notre entretien ?

PHANOR.

Je n’en perdis pas un seul mot. Zirphée se plaignait de son sort, et de l’union mal assortie à laquelle on la forçait de consentir. « Hélas ! disait-elle, les auteurs de mes jours ne sont plus. Orpheline, infortunée, je ne dépends plus maintenant que de parents insensibles à mes prières et à mes pleurs ; mais, jeune et sans expérience, je dois respecter leur autorité, et le premier devoir de mon âge est celui de l’obéissance : j’ai perdu les guides que la nature m’avait donnés, la loi m’en a assigné d’autres auxquels je dois me soumettre. S’ils abusent de leur pouvoir, ils seront encore plus à plaindre que moi ; je serai leur victime, mais j’aurai suivi mon devoir, et sans doute il n’est point de peines dont l’innocence et la vertu ne puissent consoler. »

PHÉDIME.

Zirphée me disait tout cela ?

PHANOR.

Mais d’une manière mille fois plus touchante. Un déluge de larmes inondait son visage.

PHÉDIME.

Oui, je me rappelle qu’elle pleurait.

PHANOR.

Elle fut ensuite quelques instants sans parler...

PHÉDIME.

J’admire votre mémoire ; car enfin deux grands mois se sont écoulés depuis cet entretien, et vous vous ressouvenez des plus petites circonstances, jusqu’au palmier.

PHANOR.

Ah ! ce palmier ! je crois le voir encore ; il soutenait la tête de Zirphée ; les cheveux de Zirphée ont touché son écorce.

PHÉDIME.

Et moi, contre quel arbre étais-je appuyée ?

PHANOR.

Dans toute la prairie je ne vis qu’un palmier.

PHÉDIME, riant.

Ah ! vous voilà donc en défaut... Voyons encore : et moi, que disais-je à Zirphée ?

PHANOR.

Mais, rien, je crois.

PHÉDIME.

Rien : j’aurais passé deux heures avec Zirphée, sans lui répondre ?... Mais, paix. N’entends-je pas du bruit ? On vient... C’est elle.

PHANOR.

C’est Zirphée, je vous laisse,

PHÉDIME.

Oui, pour un moment ; mais ne vous éloignez pas, je vous rappellerai bientôt.

PHANOR.

Phédime, souvenez-vous que je dépose en vos mains l’intérêt le plus cher de ma vie... Adieu, je vois Zirphée.

Il sort.

PHÉDIME.

Pauvre Phanor !... Qu’il est touchant ! Ah ! sa bonté, sa bienfaisance, son esprit, doivent faire oublier sa difformité.

 

 

Scène IV

 

PHÉDIME, ZIRPHÉE

 

ZIRPHÉE, s’avance en rêvant.

Tant de vertus mériteraient un autre sort.

PHÉDIME.

Zirphée !

ZIRPHÉE.

Ah !... Je ne vous voyais pas.

PHÉDIME.

Vous êtes bien rêveuse, bien préoccupée.

ZIRPHÉE.

Oui, j’ai sujet de l’être, je songeais à Phanor.

PHÉDIME.

Hé bien !

ZIRPHÉE.

Phédime, nous sommes depuis huit jours dans ce palais, et jusqu’à ce mo ment nous ne le connaissions pas.

PHÉDIME.

Ce palais appartient à Phanor.

ZIRPHÉE.

Écoutez-moi. Pour la première fois, tout à l’heure, je suis sortie du pavillon que nous occupons. Un jardin assez grand nous sépare du reste de ce vaste palais ; après l’avoir traversé, je me suis trouvée dans une immense galerie. Jugez de ma surprise ; en voyant alors une foule prodigieuse d’hommes, de femmes, d’enfants, tous vêtus différemment.

PHÉDIME.

Ce sont apparemment les sujets du Génie...

ZIRPHÉE.

Non. Je m’en suis informée ; ce ne sont que des voyageurs.

PHÉDIME.

Comment ?

ZIRPHÉE.

Nous n’avons pas remarqué, Phédime, l’inscription touchante que Phanor a gravée sur la porte de ce palais ; cette porte est toujours ouverte, et on lit au-dessus : À tous les malheureux.

PHÉDIME.

Ah ! tout est expliqué.

ZIRPHÉE.

Sans le hasard, j’ignorerais encore dans quel asile sacré nous sommes ; jamais Phanor ne nous l’aurait appris.

PHÉDIME.

Zirphée ! vos yeux se remplissent de pleurs.

ZIRPHÉE.

Je ne m’en défends pas. Ah ! Phanor ! malheureux Phanor ! que le ciel fut injuste envers vous !

PHÉDIME.

Doit-il accorder tous les dons ? Phanor en reçut l’esprit et la vertu...

ZIRPHÉE.

Mais cette figure hideuse !...

PHÉDIME.

Ah, Zirphée ! demandez aux infortunés qui sont dans ce palais, si cette figure qui vous révolte les empêche d’aimer Phanor.

ZIRPHÉE.

Ils doivent l’aimer ; la reconnaissance leur en fait une loi.

PHÉDIME.

Et vous, ne devez-vous rien à Phanor ? Il secourt les malheureux, parce qu’il les plaint ; de même vos malheurs l’intéressèrent ; il vous enleva pour vous soustraire à d’injustes violences ; enfin, en connaissant vos vertus, il s’attache à vous, et vous ne pouvez l’aimer...

ZIRPHÉE.

Hélas ! je l’aime quand je ne le vois pas.

PHÉDIME.

Cette manière d’aimer est tout-à-fait touchante. Ah ! s’il n’avait pour vous qu’une de ces fantaisies méprisables, uniquement fondée sur les charmes extérieurs, vous auriez raison de lui dire, ma figure vous plait, j’en suis fâchée, car la vôtre me paraît affreuse ; il n’aurait rien à répondre : mais c’est votre esprit qui lui plaît, c’est votre caractère qui le séduit. Quand vous seriez laide, il vous aimerait de même.

ZIRPHÉE.

Ah ! s’il n’était que laid.

PHÉDIME.

Enfin il possède toutes les qualités avec lesquelles vous avez subjugué son attachement, et vous y êtes insensible !

ZIRPHÉE.

Insensible ! Non, je ne le suis point ; mais je ne pourrai jamais m’accoutumer à le regarder.

PHÉDIME.

Qu’il effraie d’abord, je le conçois ; mais lorsqu’on connaît sa bonté, sa douceur est-il possible de le redouter ? D’ailleurs, sa figure est bizarre, il est vrai ; mais, après tout, j’en ai vu de plus choquantes : il se rend justice du moins, il n’est pas fat.

ZIRPHÉE.

Fat... Que vous êtes folle !

PHÉDIME.

Pourquoi ne le serait-il pas comme tant d’autres qui ne sont guère mieux que lui traités de la nature ?

ZIRPHÉE.

Vous étiez avec lui tout à l’heure ; que vous disait-il ?

PHÉDIME.

Que vous faites son malheur.

ZIRPHÉE.

C’en est un grand pour moi.

PHÉDIME.

Je suis sûre qu’il n’est pas loin d’ici.

ZIRPHÉE.

Vous croyez !...

PHÉDIME.

Voulez-vous que je l’appelle ?

ZIRPHÉE.

Je n’ose...

PHÉDIME.

Allons : quelle enfance ?

ZIRPHÉE.

Je crois l’entendre.

PHÉDIME.

Oui, c’est lui... Zirphée ! Vous pâlissez.

ZIRPHÉE.

Non, ce n’est rien... Phédime, ne me quittez pas.

PHÉDIME.

Le voilà : de grâce, faites-vous violence ; restez un instant.

 

 

Scène V

 

ZIRPHÉE, PHÉDIME, PHANOR

 

Zirphée se range du côté opposé.

PHANOR, s’approchant doucement.

Elle va me fuir encore.

PHÉDIME.

Phanor ! j’allais vous chercher.

PHANOR.

J’ai cru entendre prononcer mon nom, et...

PHÉDIME.

Mais comme vous voilà tremblant, interdit !.

PHANOR.

Je le suis en effet.

PHÉDIME considère Zirphée et Phanor.

Ce début promet beaucoup ; l’entretien sera vif...

À Zirphée.

Ah çà, si je vous gêne, je m’en vais.

ZIRPHÉE, la retenant.

Ah, Phédime !

PHANOR.

Zirphée ! parlez ; voulez-vous que je m’éloigne ?

ZIRPHÉE.

Non, restez.

PHÉDIME.

Aurons-nous quelque fête aujourd’hui ?

PHANOR.

J’attends les ordres de Zirphée.

ZIRPHÉE.

Je viens de jouir tout à l’heure du plus grand plaisir que j’aie encore goûté dans ce palais ; vous m’en aviez privée, Phanor, je dois m’en plaindre.

PHANOR.

Comment ?

ZIRPHÉE.

Est-il un spectacle plus doux que celui de voir la bienfaisance secourir les infortunés, et d’entendre la reconnaissance applaudir aux vertus ?

PHANOR.

Est-il un bonheur comparable à celui de s’entendre approuver par... Zirphée !

PHÉDIME.

Par ce qu’on aime.

PHANOR.

Phédime explique ce que je n’ose dire.

ZIRPHÉE.

Phanor !... Vous êtes trop timide.

PHANOR.

Ah, Zirphée !

PHÉDIME.

Eh bien !... Vous vous taisez, Phanor.

PHANOR.

Quoi, Zirphée ! l’ai-je bien entendu ?... mes sentiments ne vous sont pas odieux ! Quoi, vous me permettriez d’oser vous en entretenir ?

ZIRPHÉE.

Ne m’accusez jamais d’ingratitude.

PHANOR.

Ah ! je n’accuse que mon sort.

PHÉDIME.

Nous voilà retombés dans la tristesse...

Bas à Zirphée.

Parlez-lui donc ? Allons, faites-vous un effort ? Regardez-le du moins.

PHANOR.

Ô ciel ! que dites-vous, Phédime ? Non, Zirphée, ne me regardez point ; je perdrais tout mon bonheur.

ZIRPHÉE le regarde avec timidité, et ensuite elle baisse les yeux.

Vous voyez, Phanor, que vous êtes injuste.

PHANOR.

Ah ! puissiez-vous me le prouver encore.

Il fait un mouvement pour s’approcher de Zirphée ; elle tressaille, et fait quelques pas pour le fuir. Il recule, Zirphée reste immobile.

PHÉDIME, après un moment de silence.

Les voilà tous deux consternés... Ah çà, Phanor, moi qui n’ai nulle peur de vous, je vous prie de me donner le bras, et de me conduire à la comédie. Vous m’aviez promis une fête, et décidément il m’en faut une : allons, venez...

PHANOR.

Zirphée ! vous pouvez sans crainte suivre votre amie, je vais rester ici.

PHÉDIME.

Point du tout ; il faut que vous nous fassiez les honneurs de la fête ; moi, du moins, je l’exige. Vous m’avez enlevée tout comme Zirphée ; j’étais aussi malheureuse qu’elle, ainsi j’ai les mêmes droits à votre complaisance... D’ailleurs, je mériterais bien quel que petite préférence. Vous ne me paraissez pas beau, mais je vous trouve fort aimable.

Elle le prend sous le bras.

Zirphée, venez-vous avec nous ? Vous ne répondez pas ?... Mais vous boudez, je crois.

ZIRPHÉE, à part.

Qu’elle m’impatiente !

PHÉDIME.

Adieu, Zirphée.

ZIRPHÉE, avec dépit.

Puisque je vous importunerais, allez,  Phédime... allez, Phanor.

PHANOR, quittant le bras de Phédime.

Ô ciel ! Zirphée, pourriez-vous croire ?...

PHÉDIME.

Que signifie ceci ? Pour la première fois, Zirphée vous avez des caprices... Allons, allons, que de façons ! Voulez-vous venir à la comédie, car pour moi je ne puis vous la sacrifier.

ZIRPHÉE.

Je voudrais... que Phanor y vînt aussi.

PHANOR.

Ah ! je sens le prix de tant de bonté... mais, Zirphée, en profiter, serait peut être en abuser... Pardonnez, je lis dans votre cœur, je n’ai rien fait pour vous, et vous croyez me devoir de la reconnaissance ; vous vous efforcez de combattre la juste horreur que ma vue vous inspire ; mais je souffre plus de vos peines que des miennes, et je ne puis supporter la contrainte que vous vous imposez. Vous régnez ici, vous seule êtes la souveraine de ce palais ; commandez-y, fuyez-moi, soyez libre et paisible, et Phanor sera trop heureux.

ZIRPHÉE.

Ô le plus généreux des hommes ! que je serais méprisable à mes yeux si je pouvais désormais vous voir avec peine... Non, Phanor, la reconnaissance n’est point un devoir pénible pour mon cœur.

PHÉDIME.

Fort bien, allons, nous achèverons cet entretien pendant la comédie.

Elle reprend le bras de Phanor.

Zirphée, si vous aviez besoin d’un guide, Phanor pourrait...

PHANOR.

Ô ciel ! qu’osez-vous dire ?

ZIRPHÉE regarde Phanor avec timidité, mais sans effroi.

Phanor, voulez-vous me donner le bras ?

PHANOR.

Ah ! si vous me plaignez, si je vous intéresse, je vous le répète, j’ose l’exiger, Zirphée, ne vous contraignez point pour moi.

ZIRPHÉE, le prenant sous le bras.

Hé bien, je vous obéis, c’est sans contrainte et sans effort.

PHANOR.

Ah, Zirphée ! que ne puis-je vous faire connaître ce qui se passe au fond de mon âme !

PHÉDIME.

Vous nous en rendrez compte à la comédie ; partons.

À part en s’en allant.

Grâce au ciel, Zirphée commence à s’apprivoiser.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ZIRPHÉE, PHÉDIME

 

PHÉDIME.

Convenez qu’il est impossible d’être plus aimable, plus intéressant.

ZIRPHÉE.

Je ne reviens pas de ma surprise ; je n’aurais jamais cru pouvoir m’accoutumer à lui.

PHÉDIME.

Cela est tout simple, vous ne vouliez pas l’écouter, vous ne connaissiez ni les charmes de son caractère, ni les agréments de son esprit.

ZIRPHÉE.

Il est d’une bonté, d’une délicatesse... Il a même beaucoup de grâces... Comme le son de sa voix est touchant !

PHÉDIME.

Enfin donc, vous n’en avez plus peur ?

ZIRPHÉE.

Ah ! je l’estime trop pour le craindre... mais l’intérêt qu’il m’inspire me fait éprouver je ne sais quoi de triste et de douloureux que je ne puis définir. Hier je n’avais pour lui que la pitié qu’on doit aux malheureux ; je m’attendrissais sur son sort, mais cette compassion ne me causait pas la mélancolie qui m’absorbe aujourd’hui ; je pense à lui à malgré moi, et je n’y puis penser qu’avec un serrement de cœur inexprimable.

PHÉDIME.

Cela est singulier... car enfin hier il était fort à plaindre, et aujourd’hui qu’il est bien traité par vous, il est satisfait. Pourquoi donc votre pitié s’accroît-elle quand ses malheurs diminuent ?

ZIRPHÉE.

Une idée se présente sans cesse à mon esprit et me tourmente... il est impossible de le voir pour la première fois sans étonnement et sans frayeur.

PHÉDIME.

Eh bien, que lui importe, si vous êtes pour jamais guérie de cette première impression ?

ZIRPHÉE.

Je voudrais, qu’on lui rendît justice ; je m’afflige en pensant que l’aspect d’un objet si vertueux, si bienfaisant, inspirera plus d’horreur et d’effroi que la vue d’un de ces animaux féroces, qui n’ont pour tout instinct qu’une aveugle fureur... Ah ! cette idée est affreuse, et je ne puis m’y arrêter sans frémir.

PHÉDIME.

Mais si vous vous fixez dans ce palais, Phanor ne le quittera plus ; il ne verra que vous, et renoncera pour vous au reste de l’univers.

ZIRPHÉE.

Je ne sais point encore quelle sera ma destinée ; je ne sais point, Phédime, si je dois accepter pour toujours l’asile qu’on nous accorde ici.

PHÉDIME.

Et si vous le quittiez, que deviendriez-vous ?

ZIRPHÉE.

Je l’ignore. Mais l’amitié, et non la nécessité, pourrait seule me faire prendre la résolution de m’y fixer.

PHÉDIME.

Mais Phanor consentirait-il à se séparer de vous ?

ZIRPHÉE.

Phanor est trop généreux pour attenter à notre liberté.

PHÉDIME.

Pour moi, je me trouve bien ici, et je suis fort tentée d’y rester.

ZIRPHÉE.

Quoi ! Phédime, sans moi ?

PHÉDIME.

Je resterais pour consoler Phanor.

ZIRPHÉE.

Le consoler ?...

PHÉDIME.

Je suis sensible, il est reconnaissant mon amitié le dédommagerait de votre ingratitude ; et de cette manière, ma chère Zirphée, je réparerais vos torts ; ainsi ne vous contraignez point avec lui.

ZIRPHÉE.

Que nos caractères, Phédime, sont différents : tout est pour vous sujet de plaisanterie.

PHÉDIME.

Mais point du tout, je ne plaisante pas.

ZIRPHÉE.

Je l’avais cru... Rompons cet entretien...

À part.

Je ne sais ce que j’ai, je me sens une humeur...

PHÉDIME.

Vous tombez dans la rêverie.

ZIRPHÉE.

Il est vrai.

PHÉDIME.

Voulez-vous être seule ?

ZIRPHÉE.

Mais, comme vous voudrez.

PHÉDIME.

Adieu, Zirphée, à ce soir...

ZIRPHÉE.

Où allez-vous donc ?

PHÉDIME.

Moi, je ne rêve point, et j’aime à causer. Je vais chercher Phanor.

ZIRPHÉE.

À la bonne heure... mais je me flatte que vous voudrez bien ne pas lui faire part de l’entretien que nous venons d’avoir ensemble.

PHÉNIME.

Ah ! je suis discrète ; et je vous promets de ne lui pas parler de vous.

ZIRPHÉE.

C’est tout ce que je désire... Mais que lui direz-vous donc ?

PHÉDIME.

Vous êtes bien curieuse.

ZIRPHÉE.

Quoi donc, est-ce un mystère ?

PHÉDIME.

Mais peut-être...

ZIRPHÉE.

Je n’ai nulle envie de le pénétrer, je vous assure.

PHÉDIME.

Dans ce cas je me tairai donc. 

ZIRPHÉE, à part.

Je n’y puis plus tenir.

PHÉDIME.

Adieu, Zirphée ; quand votre rêverie sera finie, vous me rappellerez...

À part.

Allons chercher Phanor, et lui donner des conseils salutaires.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

ZIRPHÉE, seule, après un moment de silence

 

J’allais éclater, je suis charmée qu’elle soit partie... Est-ce là Phédime ? Est-ce là cette amie si tendre que j’ai toujours vue prête à me tout sacrifier ? Quel étonnant changement s’est fait en elle ? Il semble qu’elle me préfère Phanor... Je me sens accablée...

Elle s’assied.

Une amertume affreuse remplit mon cœur ; je ne puis démêler moi-même ce qui s’y passe. Je l’ignore... Qui, je quitterai ce palais... Phédime y pourra rester sans moi... Mais demain, aujourd’hui peut-être, je m’en éloigne pour jamais. Phédime consolera Phanor, ils m’oublieront l’un et l’autre, et du moins je serai la seule à plaindre... Ah ! je méritais une autre destinée ; je méritais d’autres amis... J’ai connu le malheur, mais je n’ai jamais-souffert ce que je souffre en cet instant. J’en suis effrayée... On vient... Ô ciel ! c’est Phanor...

Elle tombe sur une chaise.

 

 

Scène III

 

PHANOR, ZIRPHÉE

 

PHANOR, à part.

Suivons les conseils de Phédime ; voyons ce que peut l’a pitié sur un cœur si sensible.

Il fait encore quelques pas et s’arrête.

Zirphée, me permettez-vous d’approcher ?

ZIRPHÉE, se levant.

Oui, venez, Phanor, je voudrais vous parler un moment.

PHANOR.

Qu’avez-vous à me dire ? Qu’ordonnez-vous, Zirphée ?

ZIRPHÉE, à part.

Je ne puis-lui parler ; je me sens interdite :

Haut.

Phanor, je crains de vous affliger ; je n’ose vous faire une question.

PHANOR.

Que ne puis-je deviner ce que vous souhaitez, Zirphée, vos désirs seraient prévenus.

ZIRPHÉE.

La reconnaissance la plus vraie m’attache à vous... mais enfin je ne puis vous promettre de rester à jamais dans ce palais... Phanor, me laisseriez-vous la liberté de le quitter ?

PHANOR.

Je vous entends, et je ne me plains pas de la rigueur du sort que j’envisage. Ce palais, ouvert à tous les malheureux, est un asile, et non une prison ; non-seulement vous y êtes libre, mais vous y régnez ; je n’y suis rien qu’un infortuné soumis à vos lois, et prêt à m’en exiler pour vous plaire ; rendez donc justice à mes sentiments, et du moins ne me regardez ni comme un tyran, ni comme un ravisseur.

ZIRPHÉE.

Vous, un tyran, vous, Phanor, ô ciel ! me croiriez-vous capable d’avoir pu douter un moment de votre générosité ? Ah ! je puis n’être pas d’accord avec moi-même, je puis être inconséquente et bizarre ; mais injuste pour vous, non, Phanor, non, je ne le suis point.

PHANOR.

Connaissez donc mon âme tout entière ; je sens trop l’effet que doit produire ma présence ; je sais l’obstacle invincible qu’une affreuse difformité oppose au bon heur de ma vie. Je n’ai jamais eu l’espoir insensé de vous plaire, et de vous engager à unir votre sort au mien ; j’ai mérité votre estime, c’en est assez ; après avoir obtenu le seul bien auquel il me fût permis de prétendre, je dois m’oublier, et ne plus m’occuper que de vous.

ZIRPHÉE.

Vous m’effrayez ; où tend ce discours ?... Phanor, quel est votre dessein ?

PHANOR.

De vous rendre maîtresse absolue de votre destinée, et de vous affranchir pour jamais de tout ce qui peut vous contraindre ou vous déplaire. Recevez cette boîte ; elle renferme un anneau précieux ; en le portant vous vous trouverez transportée dans le lieu où vous désirerez être ; et là, par le pouvoir de ce même anneau, tout ce que vous pourrez souhaiter se réalisera, des palais, des jardins qui renfermeront tout ce que l’art et la nature peuvent offrir de plus beau, et dont vous serez la seule souveraine.

ZIRPHÉE.

Reprenez vos dons, et daignez me souffrir où vous êtes.

PHANOR.

Non, ne méprisez point le dernier hommage... d’un sentiment si vrai ; adieu Zirphée, pensez quelquefois au malheureux Phanor.

Il sort.

ZIRPHÉE, seule.

Arrêtez, arrêtez... il m’échappe ; Phanor, Phanor ; en vain je l’appelle... Ô ciel ! une terreur secrète glace mes sens et me rend immobile... son dernier hommage, que signifient ces mots mystérieux ? Que voulait-il dire ?... Je frémis... des idées confuses viennent troubler tout à coup, mon imagination... Cette boîte qu’il m’a laissée malgré moi, contient peut-être l’explication du pressentiment qui m’accable... je n’ose l’ouvrir.

Elle la pose sur une table.

Ah ! courons chercher Phanor, lui seul peut me tirer du trouble affreux où je suis.

 

 

Scène IV

 

PHÉDIME, ZIRPHÉE

 

PHÉDIME.

Zirphée, où courez-vous ?

ZIRPHÉE.

Ah ! Phédime, avez-vous vu Phanor ?

PHÉDIME.

Je le quitte à l’instant.

ZIRPHÉE.

Eh bien ?

PHÉDIME.

Je savais le don qu’il devait vous faire ; je venais vous demander à quel usage vous le destiniez ; je rencontre Phanor éperdu, hors de lui ; sa démarché égarée m’effraie ; je veux lui parler, il m’évite, me fuit, et sort de ce palais en me disant un douloureux adieu.

ZIRPHÉE.

Qu’entends-je, juste ciel !... il a quitté ce palais ?... où est-il ?

PHÉDIME.

Eh ! comment le savoir ?

ZIRPHÉE.

Mais il me vient une idée. Avec l’anneau qu’il m’a laissé, je puis me transporter aux lieux qu’il habite. C’est là que je veux être.

Elle prend la boîte, elle l’ouvre. 

Voilà l’anneau... Mais que vois-je ? un billet...

PHÉDIME.

Ce billet nous instruira de sa destinée.

ZIRPHÉE.

Ah ! Phédime, je tremble...

PHÉDIME.

Allons, lisez.

ZIRPHÉE.

Hélas ! que vais-je apprendre ?

Elle lit tout haut.

« Je veux vous affranchir d’un objet odieux ; je sais que ma présence ne peut vous être qu’importune, et je ne puis supporter la vie loin de vous. J’y renonce sans peine. Adieu, Zirphée ; recevez l’éternel adieu du fidèle et tendre Phanor. »

Zirphée, après avoir lu.

Je me meurs.

Elle tombe évanouie dans les bras de Phédime.

PHÉDIME.

Que vois-je, ô ciel ! Zirphée, Zirphée !

ZIRPHÉE.

Il n’est plus... laissez-moi, Phédime, vos soins sont superflus. La vie m’est odieuse... Enfin trop tard je lis dans mon cœur... Ô Phanor ! j’ai creusé ta tombe et la mienne. La malheureuse Zirphée te suivra de près. Oui, Phanor, je t’aimais ; oui, je ne puis exister sans toi.

Pendant qu’elle prononce ces derniers mots, on entend un crescendo derrière le théâtre.

Qu’entends-je ?

La musique continue.

Le théâtre change, Phanor paraît dans le fond sous sa figure naturelle, assis sur un trône de fleurs.

ZIRPHÉE.

Où suis-je ? Quel objet vient frapper mes regards ?

 

 

Scène V

 

ZIRPHÉE, PHÉDIME, PHANOR

 

PHANOR, accourant se précipiter aux pieds de Zirphée.

Ah ! Zirphée ; ma chère Zirphée, reconnaissez Phanor à l’excès de sa tendresse.

ZIRPHÉE.

Phanor, ô ciel !

PHANOR.

L’oracle est accompli, je reprends ma première forme, et c’est Zirphée qui me rend à la vie et au bonheur.

ZIRPHÉE.

Ah ! Phanor, qu’il est doux de consacrer sa vie à celui pour lequel on voulait la quitter !

PHÉDIME.

Quel jour fortune !

ZIRPHÉE.

Ah ! ma chère : Phédime, en partageant notre bonheur, vous l’augmentez encore.

PHANOR.

Et moi, que ne lui dois-je pas ?

PHÉDIME.

Soyez toujours heureux, et tous mes veux seront remplis.

Elle s’adresse au public.

Cours sensibles et vertueux, ne vous plaignez jamais du sort ; et que cet exemple vous apprenne que la bienfaisance et la bonté sont les plus sûrs moyens de plaire, et les seuls droits pour être aimé.

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