L’Illustre amazone (Jean de ROTROU)
Tragédie en cinq actes, en vers.
Personnages
AMALON, duc de Bourgogne, amoureux de Judith
CLOTILDE, femme d’Amalon
SIGISMOND, frère de Clotilde
LÉVIGILDE, père de Judith, et oncle d’Amalon
JUDITH, promise à Flaucat
FLAUCAT, amant de Judith, et confident d’Amalon
AURONTE, ami de Flaucat, et confident d’Amalon
ADÉLAIRE, ami de Sigismond
ÉBROIN, confident d’Amalon
CASSANDRE, suivante de Clotilde
UN PAGE
La scène est à Dijon.
ACTE I
Scène première
FLAUCAT, AURONTE
AURONTE.
Modérez les transports de ce feu turbulent :
Qui veut se bien venger doit être un peu plus lent.
Quand le bras veut agir avec quelque assurance,
Il tient longtemps son coup et sa main en balance.
La Colère et l’Amour ont un bandeau tous deux
Qui nous ôte les mains en nous couvrant les yeux.
Leurs premières vapeurs excitent des tempêtes
Dont souvent le carreau retombe sur nos têtes ;
Et ces traits qu’en un autre on croit être portés
Ne blessent que le bras qui les a mal jetés.
FLAUCAT, préoccupé.
Pour une amante esclave est-ce assez qu’on soupire ?
Sont-ce de vains soupirs que mon devoir désire ?
Pendant qu’elle gémit en ces sombres enfers,
Est-ce assez ? mes soupirs briseront-ils ses fers ?
Mes pleurs effacent-ils cette honteuse injure
Dont la secrète voix m’accuse de parjure ?
Non, non, faibles enfants d’une molle vertu,
Inutils avortons d’un courage abattu,
Sanglots, soupirs, rentrez au sein de votre père ;
Je sens que votre cours affaiblit ma colère :
J’ai besoin pour m’aigrir de toutes mes douleurs,
Et j’en vois la moitié dissipée en mes pleurs.
Et toi, cœur aveuglé, sors, sors de ce nuage,
Reprends ta liberté pour voir ton esclavage ;
Va peser désormais le poids de tes raisons
Et ta belle prudence au fond de ces prisons
Où le cruel tyran, par une rage extrême,
Fait gémir dans les fers la moitié de toi-même.
Hélas ! on y traînait ta plus belle moitié,
Et l’autre était alors sans douleur, sans pitié.
Quoi ! je l’ai pu souffrir ! quoi ! Judith outragée,
Outragée à mes yeux sans en être vengée !
Quel charme, malheureux, a retenu ta main,
Pour épargner le prince et son père inhumain ?
AURONTE.
Cette ardeur dont ton âme était lors enflammée
Aurait eu peu d’éclat et beaucoup de fumée :
Cet orage en ces lieux n’eût jamais éclaté
Que pour perdre celui qui l’aurait excité.
Ton bras dans ce palais eût-il formé de foudre
Qui ne nous eût réduits et nos desseins en poudre ?
FLAUCAT.
Tes discours désormais me semblent superflus ;
À suivre mon devoir je ne t’écoute plus ;
Allons, où dois-je aller ? et qui des deux l’emporte ?
Vengeance, Amour, des deux qui sera la plus forte ?
Ma main, sur qui dois-tu frapper auparavant ?
Sur les fers de Judith ? sur le cœur du tyran ?
Soit qu’Amalon périsse, ou que je la délivre,
Je n’ai qu’un coup à faire et ma mort le doit suivre.
Il ne me reste plus, avant que de périr,
Qu’à voir aux pieds de qui je dois aller mourir.
À quoi te résous-tu, victime infortunée ?
À quel autel dois-tu porter ta destinée ?
Est-ce aux pieds d’Amalon ? est-ce aux pieds de Judith ?
Hélas ! des deux côtés je me trouve interdit.
AURONTE.
Souffre que la raison dissipe la fumée
De ce feu violent dont ton âme est charmée :
Je ne veux pas l’éteindre, il est juste, il est beau ;
Mais comme il nous aveugle il nous faut un flambeau ;
Sa force est inutile, il s’étouffe en sa flamme,
S’il ne luit et n’éclaire alors qu’il nous enflamme.
Scène II
FLAUCAT, AURONTE, AMALON, ADÉLAIRE, ÉBROIN, UN PAGE
AMALON.
Auronte, demeurez, et vous aussi, Flaucat ;
Soutenez ma douleur dans ce rude combat ;
Aidez-moi, s’il se peut, à me vaincre moi-même,
Et faites que mon cœur haïsse ce qu’il aime.
Mais en vain je m’efforce, amour, de t’étouffer ;
Lorsque je te combats je crains d’en triompher ;
J’aime, j’aime ma honte, et mets toute ma gloire
À porter tes liens et suivre ta victoire.
Contre les rudes coups dont je me sens blesser
Si je forme un parti, c’est pour le renverser,
Et mon devoir ne trouve, en sa faible entreprise,
De place dans mon cœur qui n’ait été surprise.
Mes menaces, mes pleurs, mes regrets, mes désirs,
Ne touchent point ce cœur rebelle à mes soupirs,
Et quoi que mon amour ou ma colère fasse,
Je vois tomber leurs feux sur une âme de glace.
Eh bien, n’espérons plus, mais, cessant d’espérer,
Pour cet objet ingrat cessons de soupirer :
Écoutons ma colère, et n’empruntons les armes
Que pour mêler bientôt son sang avec mes larmes.
Mais qu’est-ce que je dis ? malgré tout mon projet,
Elle est ma souveraine et je suis son sujet ;
Même dans ce discours si cruel et sévère,
C’est mon amour qui parle et non pas ma colère,
Et qui, pour exprimer les ardeurs d’un amant,
Emprunte le langage et la voix d’un tyran :
Quoi que ce beau discours propose à ma vengeance,
Ma langue avec mon cœur n’a point d’intelligence.
ADÉLAIRE.
Grand prince, permettez qu’admirant la vertu
Qui se défend encor dans un cœur combattu,
Un fidèle sujet s’intéresse pour elle
Contre les vains assauts d’une flamme rebelle.
Ce serait mal prouver notre fidélité
Que de favoriser ce monstre révolté.
Parmi tant de combats votre rare constance
Peut à juste raison flatter notre espérance.
Pouvoir tout ce qu’on veut et ne le faire pas,
La victoire à la main souffrir tant de combats...
(Sans doute ce combat vaut bien une victoire,
Et l’on peut triompher avecque moins de gloire.)
Mais épargnez, seigneur, épargnez à vos yeux
Un objet qui trahit un cœur si généreux,
En qui vos ennemis trouvent toutes leurs armes,
Dont ils portent chez vous ces funestes alarmes.
J’oserai m’expliquer si vous le permettez :
La duchesse exilée...
AMALON.
Insolent, arrêtez.
Esprit lâche et flatteur, âme toujours masquée,
Ta pensée en ce mot s’est assez expliquée.
Cet objet odieux, et que j’ai dû bannir,
Règne encor dans ma cour et dans ton souvenir !
Rebelle, oses-tu bien porter en ta pensée
Une idole orgueilleuse à mes pieds renversée,
Adorer ses débris, et d’un zèle indiscret
Lui dresser en ton cœur un autel en secret ?
Va, ne me parle plus de cette indigne femme,
Ou j’irai de ce fer la chasser de ton âme.
ÉBROIN.
Seigneur, nous devons tous respecter en vos mains
Le pouvoir qu’elles ont sur le sort des humains.
Le ciel, en produisant des têtes couronnées,
Forme de leurs plaisirs toutes nos destinées :
Ainsi cette princesse, en ce funeste état,
Doit être regardée en victime d’état ;
Son sort, puisqu’il vous plaît, ne peut former pour elle
De plainte dans nos cœurs qui ne soit criminelle.
Agissez donc, seigneur ; enfin contentez-vous ;
Que Judith craigne un maître, ou qu’elle aime un époux.
La contrainte après tout n’est pas beaucoup fâcheuse
Qui, malgré ses refus, la force d’être heureuse.
Soit qu’elle monte au trône ou de force ou de gré,
On la verra changer sur le premier degré.
AURONTE.
Seigneur, ce conseiller dedans sa politique
Ne voit pas que l’amour n’est jamais tyrannique ;
Quel que soit le pouvoir et le droit des vainqueurs,
Les vaincus sont toujours les maîtres de leurs cœurs ;
Et de quelque douceur que les sceptres nous flattent,
Quels que soient les brillants dont les trônes éclatent,
Pour un esprit forcé le sceptre est un fardeau,
Et sans la liberté le trône est un tombeau.
Vous le pouvez pourtant ; mais au lieu d’une reine,
Prenez garde de mettre une esclave à la chaîne,
Qu’un mal que l’on aigrit est hors de guérison,
Et que c’est l’exciter d’y verser du poison.
AMALON.
Hélas ! en cet état quel conseil dois-je prendre ?
Que veux-tu que j’espère, et que puis-je prétendre ?
Auronte, cher Flaucat, vous seuls de mes amis
Dont jamais l’intérêt n’a troublé les avis,
Est-il dans ma couronne et d’éclat et de gloire
Qui pût récompenser cette illustre victoire,
Et dont je ne voulusse honorer le vainqueur
Qui d’un si rare objet m’apporterait le cœur ?
FLAUCAT.
Prince, le mal n’est pas si grand que vous le faites.
Nous vous en répondons aux dépens de nos têtes.
AMALON.
Mais, hélas ! cet espoir me flatte sans raison.
Sa haine a préféré l’horreur d’une prison,
Un cachot à mon lit, des fers à ma couronne ;
Et que puis-je espérer s’il faut qu’elle se donne ?
Toutefois, cher Flaucat, si je suis sans espoir,
Ton dessein généreux soutient mon désespoir.
Hé bien, va donc la voir ; je veux que ma puissance
Pour un dernier effort cède à ton espérance.
Parle, parle pour moi ; presse, agis, fais-lui voir
Un amant qui peut tout et ne veut rien pouvoir.
Qu’elle cesse de faire, en son humeur sévère,
Un tyran d’un époux, un bourreau de son père.
Mais, si toujours son âme est sourde à son devoir,
Qu’elle écoute mes vœux ou craigne mon pouvoir.
Tranche le mot ; n’épargne, afin de la contraindre,
Rien de tout ce qu’alors ton esprit pourra feindre ;
Dis-lui que si son cœur s’obstine en son orgueil,
Elle verra changer sa prison en cercueil.
Il sort avec Adélaire, Ébroin et le page.
FLAUCAT.
Je périrai, tyran, mais, avant que je tombe,
Je saurai bien m’ouvrir et ton sein et ta tombe,
T’accabler par ma chute, et d’un œil languissant
Me voir avec plaisir m’immoler dans ton sang.
Est-il vrai, cher Auronte, ai-je pu me contraindre ?
AURONTE.
Ton âme généreuse a de la peine à feindre.
FLAUCAT.
Porte, porte ta main, touche ce cœur, et voi
Par ses émotions ta puissance sur moi.
AURONTE.
L’occasion devait accompagner ce zèle ;
Eh bien, en pouvions-nous trouver une plus belle ?
Son cœur est en nos mains ; nous n’aurons qu’à penser,
Et bien choisir le lieu que nous devons blesser,
Prendre l’heure et le temps qu’un trait imperceptible
Lui porte un coup mortel d’une main invisible.
FLAUCAT.
Tu n’as plus que ce jour, on ne peut plus tarder ;
Et malgré sa puissance il faut tout hasarder.
AURONTE.
Le dessein que j’ai pris n’en veut pas davantage,
Et je veux à ce soir faire éclater l’orage.
Écoute...
Lévigilde paraît au fond du théâtre.
FLAUCAT.
Mais voici ce père malheureux...
Le lâche !
AURONTE.
Sa rencontre est conforme à mes vœux.
FLAUCAT.
Ma colère renaît ; souffre que je l’évite.
AURONTE.
Je vais l’entretenir et te rejoindre ensuite.
Flaucat sort.
Scène III
LÉVIGILDE, AURONTE
LÉVIGILDE.
J’aime Flaucat, Auronte, et c’est avec pitié
Que je vois expirer une vieille amitié.
Mais j’aime beaucoup plus l’intérêt de ma fille,
Et je hais qui s’oppose au bien de ma famille.
Le choix dans les amis vient souvent du hasard,
Mais la nature en nous a la première part.
Le parti qu’elle y forme a bien plus de puissance ;
Elle règne en nos cœurs par titre de naissance ;
Rien ne peut ébranler son pouvoir triomphant ;
Un père n’entend plus que la voix d’un enfant.
AURONTE.
Entendez-vous la voix d’une fille enchaînée
Qui gémit dans les fers où vous l’avez traînée ?
Un père, devenu bourreau de son enfant,
Respecte de l’amour le pouvoir triomphant ?
LÉVIGILDE.
Ah ! tu m’as su toucher par où je suis sensible.
Cœur rebelle, orgueilleux, fille trop insensible !
Oui, je l’entends se rire en ces sombres enfers,
Me laissant supporter la moitié de ses fers.
Elle forme en ces lieux ses plaisirs de mes peines ;
C’est moi seul qui gémis sous le poids de ses chaînes ;
Je sens tomber sur moi les coups de sa rigueur,
Et ne puis la toucher qu’au travers de mon cœur.
AURONTE.
C’est être transporté d’une fureur extrême,
Quand on peut s’épargner, de se blesser soi-même.
LÉVIGILDE.
C’est être malheureux d’avoir le fer en main,
Sans pouvoir empêcher qu’il me perce le sein.
AURONTE.
Sans pouvoir ?...
LÉVIGILDE.
Et comment veux-tu que je l’évite ?
Un autre le prendra s’il faut que je le quitte.
Je le verrai passer dans la main d’un bourreau
Pour emporter le père et la fille au tombeau :
Un prince, au désespoir de tout ce qu’il espère,
Pour venger son amour en armer sa colère.
Des deux extrémités que devais-je choisir ?
De peur qu’il ne le prît, il fallut m’en saisir.
Le coup qu’on ne peut fuir d’une main étrangère
Est bien plus douloureux que de la main d’un père.
Mais il faut qu’elle cède, et j’entends qu’aujourd’hui
Elle épouse le prince et le trône avec lui.
Flaucat règne en son cœur avecque trop d’empire ;
J’en fis naître l’amour, mais je puis le détruire.
Je l’avoue, il est vrai, je fis naître leurs feux,
Et ma fille en l’aimant ne suivit que mes vœux.
AURONTE.
Ajoutez à cela que déjà vos caresses
Les avaient confirmés par la foi des promesses.
LÉVIGILDE.
Et j’étais près d’unir par des nœuds immortels
Et leurs cœurs et leurs mains aux pieds de nos autels ;
Je m’estimais heureux de donner à ma fille
Le noble rejeton d’une haute famille :
Mais le sort, qui pour nous se montre tant ami,
Ne veut pas que Judith soit heureuse à demi,
Et, quelque vain espoir que son Flaucat lui donne,
Ses fers ne sauraient plus se changer qu’en couronne :
Elle n’en peut sortir, malgré tout son orgueil,
Que pour monter au trône ou descendre au cercueil.
C’est ce qui joint en moi, dans ma juste colère,
Une main de tyran avec un cœur de père.
Qu’aurais-tu fait, Auronte, en ce pressant danger
Où la crainte et l’amour ont bien dû m’engager ?
Et juge si je dois épargner la ruine
De tout ce qui s’oppose au bien qu’on me destine.
AURONTE.
Comte, je vous entends ; ce Flaucat massacré
Du trône prétendu fait le premier degré.
Ses amours découverts doivent rendre nos vies
De votre heureux destin les premières hosties.
LÉVIGILDE.
Le ciel m’en est témoin ; quelque heur qu’il m’ait promis,
Je ne le cherche point au sang de mes amis :
Mais je dois plus chérir ma tête que la sienne
Dans la nécessité de sa perte ou la mienne.
Qu’il cesse désormais de se faire un rival
D’un prince dont le bras lui peut être fatal.
AURONTE.
Eh bien, pour vous ôter ce prétexte frivole,
On vous rend votre fille avec votre parole.
LÉVIGILDE.
Ô généreux rival ! ô sincères ardeurs,
Que je préférerais à toutes les grandeurs,
Si le sort, obstiné dans ce qu’il nous ordonne,
Eût laissé dans mon choix ton cœur et sa couronne !
Auronte, c’est assez : si je suis écouté,
Flaucat recevra plus qu’il ne m’aura quitté.
Il sort.
AURONTE, seul.
Crédule ambitieux, dont l’espoir trop frivole
S’attache aveuglément à la première idole,
Va, triomphe et jouis avec avidité
D’un fantôme trompeur que je t’ai présenté ;
Que ton ambition toute persuadée
S’en forme avec plaisir des trônes en idée,
Et, parmi les erreurs d’un tableau si charmant,
Donne à ce grand bonheur quelque vain fondement.
Mais pendant qu’en secret le trône est ta conquête,
Donnons-nous le loisir d’en abattre la tête.
ACTE II
Scène première
LÉVIGILDE, JUDITH
JUDITH.
Ou me conduisez-vous dans ce cruel transport ?
LÉVIGILDE.
Ma fille, choisissez ou le trône ou la mort.
JUDITH.
Ah ! ce serait souiller le sang de votre race
De douter seulement de celui que j’embrasse,
Et je sens en secret mon honneur offensé
Quand avecque ma honte il s’est vu balancé.
LÉVIGILDE.
À quoi te résous-tu dans un choix si funeste ?
JUDITH.
Le trône d’une part et de l’autre l’inceste...
Est-il rien à choisir ? Montons, puisqu’il le faut ;
Allons, mon père, allons, mais sur un échafaud.
C’est là qu’on me verra régner en souveraine,
Et fouler à mes pieds le tyran et sa haine.
LÉVIGILDE.
Portes-y donc ma tête, et puise de ce flanc,
Avant qu’il soit souillé, le reste de mon sang.
Prends ce fer, tiens, barbare, et que ton bras perfide
N’aye point désormais horreur d’un parricide.
Qui me laisse le jour et me ravit l’honneur
Ne fait que prolonger son crime et mon malheur.
JUDITH.
Mon père, reprenez ce visage sévère,
Vous n’étiez pas si fort dedans votre colère ;
Ces yeux ne portaient point de si dangereux coups
Quand ils étaient tantôt animés de courroux.
Mais je sens ma constance un peu moins assurée
Depuis que la nature en vos yeux s’est montrée.
LÉVIGILDE.
Perce, perce ce sein, et que mon cœur ouvert
Te fasse voir, ingrate, un cœur à découvert.
JUDITH.
Que veut-il ?
LÉVIGILDE.
Que tu tranche et ma vie et les peines
Que ton sang diffamé portera dans mes veines,
Lorsque j’en sentirai la moitié dans mon sein,
Et qu’un bourreau viendra m’offrir l’autre en sa main.
JUDITH.
Mon père, l’échafaud, quand l’innocence y monte,
Est un trône pour elle et perd toute sa honte ;
C’est là que la vertu se plaît à triompher,
Que sa gloire paraît plus on veut l’étouffer :
Le glaive des bourreaux, et ce coup qu’on lui donne,
Fait tomber sur sa tête une riche couronne.
LÉVIGILDE.
Quoi ! ce sang signalé par tant d’exploits guerriers,
Que l’on n’a vu couler que dessus des lauriers,
Sur un triste poteau...
JUDITH.
Dans le lit d’un infâme !
Désirs ambitieux, abandonnez cette âme ;
Élevez un moment ce voile malheureux
Dont vous avez couvert un trône si honteux.
Que si vous avez fait ces amours innocentes
Dont vous flattiez l’espoir de nos chastes attentes,
Que votre main puissante à ce funeste état
Oppose en même temps les vertus de Flaucat.
LÉVIGILDE.
Aveugle, c’est en vain que ton âme l’adore.
Je te l’ai déjà dit et te le dis encore :
L’inceste est une erreur dont tu veux t’abuser,
Et ta foi désormais ne peut plus t’excuser.
Flaucat n’est plus pour toi qu’une vaine chimère,
Il n’est plus...
JUDITH.
Il n’est plus... Qu’en a-t-on fait, mon père ?
N’auriez-vous donc uni par de si chastes nœuds
Son cœur avec le mien que pour percer les deux ?
Achevez ; si sa mort vous donne tant d’envie,
Il reste encore en moi la moitié de sa vie.
LÉVIGILDE.
Non, non, il vit encor ; mais il est mort pour toi,
Puisqu’il cesse d’aimer et renonce à sa foi.
JUDITH.
Ah ! ne le souillez pas d’une tache si noire.
LÉVIGILDE.
Un si prompt changement est difficile à croire,
Et de quelques douceurs qu’il flattât mes désirs,
J’ai longtemps refusé d’en goûter les plaisirs.
Je blâmais en secret un cœur si magnanime,
Et plus je le croyais, moins j’en avais d’estime.
Mais enfin ce grand cœur a bien pu te trahir,
Et, crainte de te perdre, il voudrait te haïr,
Et vaincu tout ensemble et vainqueur de soi-même,
Il veut perdre l’amour pour sauver ce qu’il aime.
Et, voyant qu’à tous deux il peut être fatal,
Il en fait par mes mains un don à son rival.
Soupires-en, ma fille, il est juste.
JUDITH.
Ah, l’infâme !
LÉVIGILDE.
Mais avec ce soupir chasse-le de ton âme,
Ne verse plus pour lui que des pleurs de pitié,
Et change désormais l’amour en amitié.
Imite sa vertu ; fais pour lui, si tu l’aime,
Le généreux effort qu’il a fait pour toi-même.
Commence à le haïr pour le mieux conseiller,
Et consens de le perdre afin de le sauver.
Le prince le chérit, mais sa perte est certaine
S’il sait qu’il est lui seul la cause de ta haine.
Si le malheur d’un père en ce danger pressant
Pour te pouvoir fléchir n’est pas assez puissant,
Écoute ton amour, c’est lui qui t’en conjure,
Et ne fait qu’emprunter la voix de la nature.
C’est par moi qu’il te parle. Adieu. Dans un moment
Tu l’oiras à tes pieds parler sans truchement ;
Oui, lui-même, Flaucat, touché de ma misère,
Te demander la vie et grâce pour ton père,
Et reprocher enfin à ton cœur obstiné
Que tu ravis le jour à qui te l’a donné.
Il sort.
JUDITH, seule.
Mon cœur, en ce combat douteux,
Prendras-tu la nature ou la vertu pour guide ?
Vivras-tu sans honneur, mourras-tu parricide ?
Vois ce qu’on te présente, et choisis si tu peux,
Ou la main d’un tyran ou la tête d’un père ;
Résous-toi, délibère.
Non, non, tyran, la main de tes bourreaux
À pour moi plus de charmes ;
Mais quand je tends le col à leurs couteaux,
Père, pourquoi viens-tu les baigner de tes larmes ?
Si je veux courir à la mort,
La nature et l’amour viennent à la rencontre.
Dans un ruisseau de sang la nature me montre
Un père sous le glaive, et dont le triste sort,
Par sa bouche sanglante encore tout ouverte,
Me reproche sa perte.
Veux-je passer sur un autre degré,
L’amour tout en colère
Jette à mes pieds un époux massacré,
Et se fait un rempart d’un tête si chère.
Spectacle hideux ! cruel tourment !
Amante tout ensemble et fille infortunée,
Dois-je ravir la vie à qui me l’a donnée ?
Dois-je fouler aux pieds la tête d’un amant ?
Mais ne le dois-je pas, enfin, s’il ne me reste
Que la mort ou l’inceste ?
Si de ce trône où l’on me fait monter
La honte et l’adultère
Sont les degrés qui m’y doivent porter,
Ah ! je n’écoute plus ni nature ni père.
Illustre écueil ! funeste autel !
Trône dont la vertu doit être la victime,
Et dont chaque rayon, pour s’immoler au crime,
En la main d’Amalon m’est un glaive mortel ;
Grandeur, pompe funèbre où ma gloire flétrie
Paraît ensevelie,
Rendez la force à mon ressentiment.
Quand je vous considère,
Je ne vois plus de père ni d’amant,
Et n’entends que la voix de ma juste colère.
Eh quoi ! père dénaturé,
Voudrais-tu me ravir plus que tu ne me donnes ?
Et toi, perfide amant, puisque tu m’abandonnes,
Pourquoi prends-tu parti dans ce cœur déchiré ?
Allez ; je ne veux plus dans ce danger extrême
Consulter que moi-même.
Puisqu’on attend ma vie ou mon honneur,
L’une ou l’autre victime,
N’en doutons plus : allons, allons, mon cœur.
Donner l’une au bourreau, pour ravir l’autre au crime
Scène II
JUDITH, FLAUCAT
JUDITH.
Que vois-je, malheureuse ! Ah ! perfide, où viens-tu ?
Est-ce pour secourir ou troubler ma vertu ?
Va, je suis à couvert de tes vaines alarmes.
FLAUCAT.
Enfin je puis laver ces genoux de mes larmes.
JUDITH.
Mais lave-les plutôt de ce sang épandu
Que ton âme infidèle a lâchement vendu.
Cesse de soupirer : ma perte ou ma misère
À qui me veut haïr doit être bien légère,
Et qui me peut souffrir dans le lit d’un tyran
Peut voir mon échafaud d’un œil indifférent.
En croirai-je tes pleurs, quand ton esprit frivole
Se découvre et dément les yeux par la parole ?
Tu cède à ton rival, et n’y consens, dis-tu,
Que par un sentiment d’amour ou de vertu.
FLAUCAT.
Écoutez en un mot, souffrez que je vous die...
JUDITH.
Je sais, je sais déjà quelle est ta perfidie ;
Que ton bras me punit, que ton cœur déloyal
Me livre et prostitue aux mains de ton rival ;
Qu’effrayé du carreau qui gronde sur ma tête
Tu me laisse exposée aux coups de la tempête,
Et que pour éviter l’éclat de mon débri,
Quand tu me vois tomber, tu te mets à l’abri.
FLAUCAT.
Eh ! de grâce, un moment : si je vous ai trompée,
Ne me reparlez plus qu’avecque cette épée.
JUDITH.
Tu me parles encor ! Que peux-tu répliquer ?
Après ce que j’ai dit peux-tu mieux l’expliquer ?
Va, va ; quitte le soin de me vouloir instruire
D’un prétexte grossier dont tu me veux séduire.
À venger désormais mon honneur combattu
Je ne veux plus que Dieu, le ciel et ma vertu.
Elle sort.
Scène III
FLAUCAT, SIGISMOND, ADÉLAIRE
SIGISMOND.
Flaucat, enfin tu cède à ce prince barbare ?
FLAUCAT, à part.
Je demeure immobile et mon esprit s’égare.
SIGISMOND.
Tu ne m’écoutes pas ?
FLAUCAT, à part.
Auronte, qu’as-tu fait ?
Sont-ce là tes conseils ? en est-ce là l’effet ?
ADÉLAIRE.
Seigneur, sans l’interrompre...
FLAUCAT, à part.
Ô lâche ! cœur infâme !
ADÉLAIRE.
Nous allons découvrir les secrets de son âme.
SIGISMOND.
Écoutons.
FLAUCAT, à part.
Devais-tu prendre d’autres avis
Que ces nobles transports que tu n’as pas suivis ?
Et ne devais-je pas lui porter cette épée
Du sang de son tyran encor toute trempée ?
Auronte, désormais le poison est trop lent,
Ce fer va prévenir ton dessein languissant.
Ma main est bien plus sûre, et la voie est plus prompte.
Il n’est point de danger à quiconque l’affronte :
Mais si faut-il aussi que je me fasse ouïr
Et périsse innocent, enfin, s’il faut périr.
Il sort.
SIGISMOND.
Que venons-nous d’entendre ? Est-ce un songe, Adélaire ?
ADÉLAIRE.
Seigneur, je ne sais plus ce que nous devons croire.
SIGISMOND.
Ce dessein, cette épée, et ce poison si lent...
ADÉLAIRE.
Si ce qu’il dit est vrai, le reste est très constant.
SIGISMOND.
Tu vois dans ce discours, qui m’étonne et te touche,
Son âme sur sa langue et son cœur en sa bouche.
ADÉLAIRE.
Je le vois, mais l’erreur dont il me fait sortir
Semble avoir quelque éclat qu’on ne peut démentir.
Auronte dont il parle, et c’est ce qui m’étonne,
Vient d’en porter au duc la parole en personne.
Il était lors suivi du père de Judith,
Et c’est là que j’ai su ce que je vous ai dit.
SIGISMOND.
Quoi ?
ADÉLAIRE.
Qu’enfin leurs conseils ont si bien su résoudre
Cette âme qu’on croyait à l’épreuve du foudre,
Qu’aux volontés d’un père et de son souverain
Elle venait porter et son cœur et sa main,
Et cédait aux efforts de leurs douces contraintes.
Mais, seigneur, suspendons nos soupçons et nos craintes.
SIGISMOND.
Ah ! que je crains beaucoup et que j’espère peu,
Quand pour monter au trône il ne faut qu’un aveu !
Qu’on fait d’une couronne une illustre conquête,
Sitôt qu’on tend la main et qu’on penche la tête !
Adélaire, avouons qu’il est bien peu de cœurs
Dont ces rares présents ne deviennent vainqueurs.
La douceur de régner nous rend tout légitime.
ADÉLAIRE.
Mais lorsque cet aveu nous doit coûter un crime,
Que, pour monter au trône avec tant de bonheur,
Sur la première marche il faut quitter l’honneur,
C’est pour une âme chaste, et telle que la sienne,
Un obstacle assez grand avant qu’elle y parvienne.
Jugez mieux.
SIGISMOND.
Je sais bien ce que j’en dois juger,
Et crains pour sa vertu la voyant en danger.
Pour toi, cruel époux, qu’une honteuse flamme
A fait être tyran et bourreau de ta femme...
ADÉLAIRE.
J’espérais, mais en vain, avoir tantôt surpris
Quelque place en son cœur après tant de mépris,
Et que l’amour enfin à son âme changée
Pouvait représenter une épouse affligée.
Je l’avais sur la langue alors que plein d’effroi
Il eut le fer en main pour la poursuivre en moi.
Quoi, traître, me dit-il, tu porte en ta pensée
Une idole orgueilleuse à mes pieds renversée !
SIGISMOND.
Barbare, je saurai former de ses débris
Des armes à venger tes insolents mépris ;
Je saurai t’obliger d’adorer cette idole,
Et lui rendre en mourant l’honneur que tu lui vole,
Et dresser sur ton sein, de mille coups percé,
L’autel qu’injustement ta main a renversé.
Enfin nos conjurés...
ADÉLAIRE.
Contre le prince infâme
Semblent en plusieurs corps n’avoir qu’une même âme,
Et venger comme vous l’intérêt d’une sœur.
SIGISMOND.
Que je suis redevable à leur sincère ardeur !
ADÉLAIRE.
L’amour et les respects que leur âme fidèle
Conservera toujours et pour vous et pour elle
Portent tant de douleur sur leurs fronts désolés,
Que tous dans son exil semblent être exilés.
Scène IV
CLOTILDE, SIGISMOND, ADÉLAIRE, CASSANDRE
SIGISMOND.
Eh bien, ma sœur, enfin il faut quitter la place.
CLOTILDE.
Mon frère, ce n’est pas ma plus grande disgrâce.
SIGISMOND
Que peut-on concevoir de plus rude pour vous ?
CLOTILDE.
Il est pour m’accabler de plus dangereux coups.
SIGISMOND.
Quoi ! cet impitoyable en veut à votre vie ?
CLOTILDE.
Je bénirais le ciel qui me l’aurait ravie.
Ah ! je ne verrais pas avecque tant de deuil
La moitié de mon cœur porter l’autre au cercueil.
SIGISMOND.
Son bras oserait-il...
CLOTILDE.
Non, non, c’en est un autre ;
C’est la main, ô dieux !...
SIGISMOND.
C’est...
CLOTILDE.
Mon frère, c’est la vôtre.
SIGISMOND.
Mon bras est-il armé que pour vous protéger ?
CLOTILDE.
Vouloir m’assassiner, est-ce bien me venger ?
Et n’est-ce pas plutôt, par un coup bien horrible,
Me frapper à l’endroit où je suis plus sensible,
Que de m’aller chercher dans le sein d’un époux ?
SIGISMOND.
Un époux ! le barbare !
CLOTILDE.
Hélas ! que faites-vous ?
Tout barbare qu’il est, mon frère, enfin, je l’aime,
Et vois en mon époux une part de moi-même.
Contre les cruautés dont je ressens l’effet
Je ne saurais former qu’un murmure imparfait ;
Que si dans ces excès ma douleur le veut faire,
L’amour incontinent l’oblige de se taire,
Condamne mes sanglots, censure mes désirs,
Et pour me reprocher jusqu’aux moindres soupirs,
Me découvrant en lui la moitié de mon âme,
Dit qu’il est mon époux et que je suis sa femme.
À ce doux souvenir mes regrets condamnés
Meurent sans s’expliquer aussitôt qu’ils sont nés :
Bien loin de le punir, je soupire et je n’ose,
Me plaignant de mes maux, en accuser la cause.
Quelques traits rigoureux qui me puissent toucher,
Quand je les vois partir d’un bras qui m’est si cher,
Une part de mon cœur, l’autre étant offensée,
Excuse en ma douleur la main qui m’a blessée.
Oui, si j’en fuis le coup, j’en aime encor l’auteur,
Et chéris mon époux dans mon persécuteur.
SIGISMOND.
Admirable constance ! Une amitié si rare
Méritait bien du ciel une âme moins barbare.
Mais, ma sœur, permettez que parmi vos malheurs
Je prenne le parti de vos justes douleurs ;
Si leurs ressentiments, si leur plainte est obscure,
Un frère entend assez la voix de la nature.
Adieu. Dans peu de temps cet époux sans pitié
Ne sera plus de vous la plus belle moitié,
Et la mort...
CLOTILDE.
Arrêtez. Hélas ! qu’allez-vous faire ?
SIGISMOND.
Le devoir d’un brave homme et d’un généreux frère.
CLOTILDE.
J’embrasse vos genoux. Ces pleurs...
SIGISMOND.
C’est par ces pleurs
Que l’amour fraternel m’explique vos douleurs.
CLOTILDE.
Oyez donc...
SIGISMOND.
Je l’entends. Je sais qu’il me conjure...
CLOTILDE.
D’épargner une sœur.
SIGISMOND.
De venger son injure.
CLOTILDE.
Me percer en un cœur que j’ai le plus chéri...
SIGISMOND.
Un tyran.
CLOTILDE.
Un époux.
SIGISMOND.
Un bourreau.
CLOTILDE.
Mon mari.
SIGISMOND.
Vous chassant de sa cour, l’est-il encor, l’infâme ?
CLOTILDE.
Mais je ne saurais pas le chasser de mon âme.
SIGISMOND.
Considérez l’affront qu’il vous fait aujourd’hui.
CLOTILDE.
Faut-il être perfide et lâche comme lui ?
SIGISMOND.
Vous me parlez en femme, et moi je parle en frère.
CLOTILDE.
Si ce nom ne peut pas fléchir votre colère,
Ce n’est plus qu’une sœur...
SIGISMOND.
Bien loin de l’étouffer,
Ce nom et cette voix viennent de l’échauffer.
CLOTILDE.
Voyez qu’un même nœud lie et suspend nos vies :
Que d’un même tranchant elles nous soient ravies.
SIGISMOND.
Mais souffrez que je voie, afin de m’animer,
Mon sang qui vit en vous et qu’on veut diffamer ;
Et vous, considérez que la gloire ravie,
Pour un cœur généreux, est bien moins que la vie,
Et qu’après tout, à part cet amour suborneur,
Il est d’autres hymens et n’avons qu’un honneur.
CLOTILDE.
Malheureux sentiments !
SIGISMOND.
Généreuse maxime !
CLOTILDE.
Dont vous voulez enfin que je sois la victime.
Immolez donc...
SIGISMOND.
En vain vous troublez mes desseins.
Allons, cher Adélaire.
Il sort avec Adélaire.
CLOTILDE.
Arrêtez, assassins.
Cruels, que faites-vous ? Ô destin trop sévère !
Voulez-vous ajouter ce comble à ma misère,
Que, pour lancer sur moi de plus sensibles coups,
Vous empruntiez la main d’un frère et d’un époux ?
L’amour en chacun d’eux ne m’a-t-elle engagée
Que pour croître les maux de mon âme affligée ?
Je meurs en chacun d’eux, et prête de souffrir
Mille morts à la fois avant que de mourir.
CASSANDRE.
Consolez-vous, madame.
CLOTILDE.
Hélas ! chère Cassandre,
Lorsqu’on me va blesser par l’endroit le plus tendre
Quand il faut que je voie ou mon frère aujourd’hui
Tué par mon époux, ou mon époux par lui,
Quel parti dois-je suivre en ce choix déplorable ?
CASSANDRE.
Le plus juste, madame, est le moins misérable :
Vous ne pouvez trahir la main d’un protecteur,
Et vous pouvez haïr votre persécuteur.
Faites, si vous croyez un conseil salutaire,
Un remède à vos maux d’un mal si nécessaire ;
Car si jusqu’à ce point il porte la fureur,
Qu’au lieu de votre vie il veuille votre honneur,
Et qu’une autre à vos yeux entre dans votre couche,
Ah ! madame, souffrez que cet affront vous touche :
La victime est trop chère, et n’est-ce pas vertu...
CLOTILDE.
Je ne t’écoute pas, Cassandre, que dis-tu ?
Excuse, excuse-moi, si, proche du naufrage,
Je n’écoute et n’entends que le bruit de l’orage :
Sourde à toute autre voix, la douleur que je sens
D’une secrète alarme occupe tous mes sens ;
Mon frère et mon époux, une sœur, une femme,
Y partagent mon cœur, y partagent mon âme.
Je combats pour les deux dedans les deux partis,
Et pour m’être trop chers ils sont mes ennemis.
Eh bien, puisque des deux une amour trop égale
Me rend tout à la fois leur aide et leur rivale,
Sans plus délibérer en ce malheur commun,
Pour conserver les deux il en faut trahir un :
Empêchons, quoiqu’il soit auteur de mon supplice,
En sauvant mon tyran, que mon époux périsse,
Et lui montrons la main qui creuse sous ses pas
Un précipice affreux qu’il ne prévoyait pas.
CASSANDRE.
Dieux, que va-t-elle faire ? Ô vertu sans seconde.
D’aimer tant un époux le plus cruel du monde !
CLOTILDE.
Cassandre, si tu veux me servir aujourd’hui,
Pendant que je le sers sauve mon cher appui ;
Va-t’en dire à mon frère...
CASSANDRE.
Ah ! de grâce, madame.
CLOTILDE.
Qu’une sœur ne peut oublier qu’elle est femme.
CASSANDRE, à part.
Allons sans plus tarder, et mettons à couvert
Les auteurs malheureux d’un complot découvert.
ACTE III
Scène première
SIGISMOND, AURONTE
AURONTE.
Seigneur, il n’est plus temps : ce fatal hyménée
Ou la mort du tyran doit finir la journée,
Et si nous n’éteignons le flambeau de ses jours,
Nous allumons celui de ses sales amours.
Mais, sans nous exposer, sans engager nos vies,
Si d’un heureux succès nos ruses sont suivies,
Je veux qu’il se punisse, et sans aucun effort
Qu’il devienne aujourd’hui complice de sa mort.
Avant que de passer sous la foi conjugale,
Il doit prendre de moi la coupe nuptiale ;
C’est un droit de ma charge et du rang que je tiens.
Mais brisons là, seigneur, ces sanglants entretiens ;
Ces lieux ne sont pas sûrs, on nous y peut surprendre,
Et le duc pourrait bien...
SIGISMOND.
Ne crains rien, c’est Cassandre.
Scène II
SIGISMOND, AURONTE, CASSANDRE
CASSANDRE.
Quoi ! vous êtes ici, prince ! Songez à vous,
D’un ennemi cruel évitez le courroux,
Et fuyez le carreau d’une horrible tempête
Qui tout près de crever gronde sur votre tête.
SIGISMOND.
M’aurait-on découvert, Cassandre ?
CASSANDRE.
Votre sœur
Suit enfin le parti de son persécuteur,
Et me fait vous porter cette nouvelle étrange.
SIGISMOND.
Elle ose bien me perdre alors que je la venge !
Cassandre sort.
AURONTE.
Enfin tout est perdu ; le ciel s’est obstiné
À nous laisser pour prince un monstre couronné.
SIGISMOND.
Non, Auronte, ma sœur, quoi qu’elle puisse dire,
Ignore et ne sait pas avec qui je conspire.
C’est moi seul qu’elle expose et moi seul qu’elle perd :
Mais je péris content vous voyant à couvert.
AURONTE.
Mais mettez-vous plutôt à couvert de l’orage.
Vous seul des conjurés animez le courage ;
Votre perte est la nôtre, et ne pouvez tomber
Qu’on ne voie avec vous nos desseins succomber.
Conservez avec vous l’espoir de nos fortunes,
Et nous laissez le soin de nos haines communes :
Pour échauffer nos cœurs et seconder nos vœux,
L’ombre de votre nom suffit dedans ces lieux.
Sauvez votre personne.
SIGISMOND.
Eh bien, il faut, Auronte,
Pour seconder vos vœux, consentir à ma honte...
Je fuis, mais dans la cour d’un prince plus puissant
Et qui respecte en moi la source de son sang.
Si les fils de Louis règnent encore en France,
Si du sein de Clotilde ils ont tiré naissance,
Par elle notre sang en eux s’est répandu,
Elle est fille des rois dont je suis descendu.
Quand la Bourgogne vit le cruel Clodomire
Enlever à mon oncle et la tête et l’empire,
Elle fit, quoiqu’en vain, des efforts généreux
Pour pouvoir conserver le sceptre à ses neveux.
Mais puis-je rappeler en ma triste mémoire
L’éclat de mes aïeux, ma naissance et ma gloire,
Et souffrir qu’Amalon, qu’un prince déloyal
Ose par ses mépris souiller un sang royal ?
C’est ainsi qu’on se rit des plus illustres têtes,
Quand on les voit ployer sous le faix des tempêtes,
Et qu’un chétif vassal, dans nos adversités,
Se range du parti des destins irrités.
Mais si le sort m’a pu ravir un diadème,
J’en retiens les vertus et suis toujours moi-même ;
J’en ai les sentiments et saurai me venger,
Ou mourir glorieux au milieu du danger.
Adieu, puisqu’il le faut. Ami, c’est avec peine
Que je laisse en tes mains l’intérêt de ma haine.
Il sort.
Scène III
AMALON, AURONTE, ÉBROIN, UN PAGE
AMALON.
Auronte, qu’on s’assemble, et qu’enfin mon amour
Commence mon bonheur par la fin de ce jour.
Soleil, si ce moment en doit être la source,
Diffère ton coucher, arrête un peu ta course,
Et vois que cet éclat qui va finir ton cours
Va faire d’une nuit le plus beau de mes jours.
ÉBROIN.
Clotilde vient troubler l’allégresse commune,
Seigneur, elle a forcé...
AMALON.
Que veut cette importune ?
Est-elle en mon palais ? qui peut la retenir ?
Ô dieux !
Scène IV
AMALON, AURONTE, ÉBROIN, CLOTILDE, CASSANDRE, LE PAGE
CLOTILDE.
Ton intérêt m’y fait encor venir,
Cruel, et ma vertu qui, pour être chrétienne,
Rend le bien pour le mal et l’amour pour la haine.
Ne t’imagine pas que ce soit un désir,
Ou quelque vain espoir de te pouvoir fléchir ;
De quelque cruauté que ton orgueil me brave,
Je suis toujours princesse et non pas ton esclave,
Et l’on ne verra point en moi de sentiment
Qui puisse démentir ma naissance et mon rang.
Que si je m’abaissais jusques à la prière,
Je te demanderais la grâce tout entière
De changer mon exil en un arrêt de mort.
Vois jusqu’où m’a réduit la fureur de mon sort,
Qu’il faille qu’une femme attende en sa disgrâce
De la main d’un mari la mort comme une grâce,
Et que, parmi les maux que ta rage me fait,
Le crime le plus noir passe comme un bienfait.
Hélas ! oui, ce serait une faveur insigne :
Mais pour la recevoir s’il m’en faut rendre digne,
Avant que l’obtenir s’il faut la mériter,
Va, je te rends le jour afin de me l’ôter.
Oui, si ce sale amour dont ton âme est ravie
Te peut faire estimer ton salut et ta vie,
Si tu l’aimes autant que je la puis haïr,
Pour te la conserver je veux bien me trahir,
Et viens, par un excès d’un amour bien étrange,
Perdre pour te sauver une main qui me venge.
Écoute, malheureux : on conspire ta mort,
Et mon frère... Ô penser ! ô rigoureux effort !
À quoi me contrains-tu, vertu par trop sévère !
Pour sauver mon tyran faut-il perdre mon frère !
Impitoyable Amour, ne peux-tu triompher
Que sur ces sentiments que tu viens d’étouffer ?
Non, malgré les affronts d’un injuste divorce,
Une secrète voix me contraint et me force
De voir un ennemi dedans mon protecteur,
Et connaître un époux dans mon persécuteur.
Prends-y garde, Amalon, connais ce qui se passe,
Et si ma trahison mérite quelque grâce,
Excusant en mon frère une si juste ardeur,
Venge-toi, venge-moi dans le sang d’une sœur,
Et, pour tout expier, punis par mon supplice
Le crime que j’ai fait en te rendant service :
Tes injustes arrêts auront trop de raison,
Quand tu les fonderas dessus ma trahison.
AMALON.
Artifice grossier d’une femme jalouse !
CLOTILDE.
Zèle trop généreux d’une constante épouse !
AMALON.
Quittez, quittez le soin de vouloir conserver
Ce que vous n’avez plus intérêt à sauver.
On parlerait bien mieux si l’on ne voulait feindre.
Ce frère généreux n’est pas beaucoup à craindre.
Allez, madame, allez, et souffrez que le temps
Efface vos douleurs et me rende content.
Il sort avec Auronte.
CLOTILDE.
Barbare, vis content. Si le ciel considère
Mes souhaits et les vœux que je m’en vais lui faire,
Tu verras en tes mains fondre autant de bonheurs,
Qu’elles versent sur moi de sensibles douleurs,
Et ta félicité deviendra souveraine
Si je puis obtenir qu’elle égale ma peine.
Mais je prends à témoin l’appui de ma vertu,
Ce Dieu qui rend la force à mon cœur abattu,
Qu’on ne peut m’accuser, s’il faut que je périsse,
Que le moindre soupir m’en ait rendue complice.
Elle sort avec Cassandre.
ÉBROIN, au page.
Enfin j’ai découvert de ces cœurs indiscrets
Les replis de leur âme et connu leurs secrets ;
Clotilde n’en a dit et su qu’une partie.
Page, le sais-tu bien ?
LE PAGE.
Au péril de ma vie
Je suis prêt d’avérer.
ÉBROIN.
Non, laisse-m’en le soin :
Je saurai me servir de ton aide au besoin.
Sitôt que tu verras la coupe empoisonnée
Commencer en ses mains ce fatal hyménée,
Parois, et dis qu’on a, sans te plus expliquer,
Un important secret à lui communiquer.
Je vais prendre mon rang.
LE PAGE.
Conduisez nos fortunes ;
Nos intérêts unis nous les rendent communes.
Scène V
AMALON, JUDITH, LÉVIGILDE, FLAUCAT, AURONTE, ADÉLAIRE, ÉBROIN, UN PAGE
On voit une table sur laquelle il y a une coupe, un sceptre et une couronne.
AMALON.
Enfin ce jour heureux, ce jour de mes désirs,
Couronne mes travaux d’un comble de plaisirs ;
Mes regrets, mes soupirs et mes peines passées
D’un seul de vos regards se sont récompensées.
J’aime ces coups mortels qui m’ont perce le cœur,
Voyant qu’ils ont été le prix de mon bonheur.
Ces généreux mépris soufferts en ma poursuite
Du cœur que je possède élèvent le mérite ;
Et j’estimerais moins son illustre vertu,
Si dès le premier coup je l’avais abattu.
Je sais que ces mépris, dont je fais tant d’estime,
Aux yeux de mes sujets font une autre maxime,
Qu’une main que l’amour a chargé de liens,
Ne saurait bien régir le sceptre que je tiens,
Et qu’ils ont de la peine à souffrir qu’une femme
Ait le cœur de celui qui doit être leur âme.
Sujets, si vous devez m’imposer cette loi,
Reprenez votre sceptre et me laissez à moi.
Quoi ! pour avoir reçu l’état de leur estime,
Mes désirs innocents passent-ils pour un crime ?
Ne puis-je rien vouloir sans faire des jaloux ?
Faut-il pour commander être esclave de tous ?
Et que mon cœur enfin écoute leur caprice,
S’il ne veut en naissant commettre une injustice ?
Dois-je suivre partout la règle de leurs vœux ?
Et ne doivent-ils pas vouloir ce que je veux ?
AURONTE.
Seigneur, il n’en est point qu’un choix si légitime
N’oblige d’augmenter la glorieuse estime
Que vos rares vertus font naître en leurs esprits,
Quand de ce même choix ils connaîtront le prix.
ADÉLAIRE.
Ce sont aussi les lois à vos sujets prescrites,
Lorsqu’ils ont déféré le sceptre à vos mérites.
Qui se choisit un prince il se fait son sujet,
Et ne peut se roidir contre ce qu’il a fait.
Qui ne vous obéit se fait une injustice ;
Qui veut qu’on lui commande, il faut qu’il obéisse.
LÉVIGILDE.
Le peuple est inconstant ; et qui veut se ranger,
En cent mille partis il se doit partager ;
Vouloir, ne vouloir pas, flotter sur ces tempêtes
Que l’on voit se former par cent diverses têtes,
Qui sur leurs intérêts règlent leurs sentiments,
C’est le premier mobile en tous leurs sentiments :
D’où l’on voit sur l’état naître tant de chimères,
Enfants d’un même sein, quoique toutes contraires.
ÉBROIN.
Ne vous étonnez pas, seigneur, si vos désirs
Rencontrent des sujets jaloux de vos plaisirs.
La duchesse en son sort a des amis encore ;
Mais l’intérêt en elle est le seul qu’on adore,
Et cette idole enfin de son ambition
N’ayant plus rien de quoi flatter leur passion,
Verra ces apostats, par un soudain caprice,
Rendre à d’autres autels leurs vœux et leurs services ;
On verra chanceler ces esprits incertains,
Pendant qu’ils ne verront le sceptre en d’autres mains
Et le trône rempli d’une autre souveraine.
Présentez-leur, seigneur, montrez-leur une reine,
Et vous verrez bientôt ces esprits obstinés
Porter à ses genoux leurs esprits enchaînés,
Et, suivant les appas d’une grandeur frivole,
De votre propre ouvrage en faire leur idole.
AMALON.
Ne différons donc plus. Peuple qui m’écoutez,
Unissez vos esprits, réglez vos volontés,
Joignez vos cœurs au mien, et souffrez qu’une reine
Dont je suis le vassal soit votre souveraine.
Il présente le sceptre à Judith.
Madame, recevez, recevez de ma main
Ces titres éclatants d’un pouvoir souverain
Que vous exercerez sur eux et sur moi-même ;
Car je ne prétends point porter de diadème
Que pour faire aujourd’hui, par ce nœud fortuné,
Votre premier sujet un sujet couronné.
Achevons.
Il prend la coupe.
LE PAGE.
Ah ! seigneur, arrêtez.
AMALON.
Léonice,
Quelle est ton insolence ?
LE PAGE.
Il faut que je périsse
Quand il s’agit de vous.
AMALON.
De moi ? quel attentat !
LE PAGE.
Oui, seigneur, on en veut à vous, à votre état,
Et peut-être en vos mains cette coupe fatale...
Mais...
AMALON.
Parle.
LE PAGE.
Un cavalier, en la première salle,
Vous veut communiquer un important secret.
AURONTE, au page.
Téméraire, ton zèle un peu trop indiscret
Impose à mon honneur une injuste infamie.
À Amalon.
Mais, seigneur, permettez que je m’en justifie.
Il prend la coupe et boit.
Si la coupe est fatale, elle ne l’est qu’à moi.
AMALON.
L’un et l’autre me marque et son zèle et sa foi.
Mais il faut empêcher que ce jour si célèbre
Ne serve à mon état d’une pompe funèbre.
Arrêtons, s’il se peut, ces rebelles sujets,
Dont l’injuste fureur s’oppose à mes projets.
Ils sortent, excepté Auronte et Flaucat.
FLAUCAT.
Trop infidèle ami, pour m’être trop fidèle,
Devrais-je recevoir cet affront de ton zèle ?
Ah ! que tu me sers mal pensant me bien servir !
Rends-moi, rends-moi le bien que tu me viens ravir.
D’un crime glorieux, trop infidèle Auronte,
Tu m’en ravis l’honneur et m’en laisses la honte.
Ce n’est pas partager en véritable ami ;
Cette façon d’aimer me traite en ennemi.
AURONTE.
Il n’est rien de honteux dedans un homicide
Dont la gloire est le prix et la vertu le guide.
La fortune peut mettre à faute de bonheur
Notre vie en péril, mais non pas notre honneur.
Vivez, vivez, Flaucat ; et si le ciel inspire
Aux esprits moribonds un secret de prédire,
S’il est vrai que la mort est un miroir savant
Qui leur rend le futur et le passé présent,
J’espère que pour vous cette nuit fortunée
Sera le plus beau jour de votre destinée,
Et quand bien le destin vous manquerait de foi,
Il vous reste toujours de mourir comme moi.
L’amitié d’un ami, l’intérêt d’une amante...
FLAUCAT.
Ami trop généreux, épouse trop constante,
À me laisser périr le ciel s’est obstiné :
Cherchez pour vous venger un bras plus fortuné.
Auronte...
AURONTE.
Cher ami, mon âme languissante
S’excite au souvenir d’une amitié constante
Dont les feux innocents... Mais, hélas ! c’en est fait.
FLAUCAT.
Auronte ! Ô dieux ! il meurt glorieux en effet.
Cher ami, dois-je donc et puis-je te survivre ?
Attends... attends... mon cœur s’efforce de te suivre
Et, jaloux d’un moment que je vis après toi,
Semble armer cette main et ce fer contre moi.
S’il est pour nos malheurs des amis assez tendres,
En un même cercueil ils uniront nos cendres.
ACTE IV
Scène première
FLAUCAT, JUDITH
JUDITH.
Va, cruel, va mourir, rejoindre ton ami,
Et porte-lui ce cœur que je n’ai qu’à demi.
Ingrat ! car il est temps que ma douleur accable
D’un trop juste reproche une âme impitoyable,
Jusqu’ici par raison je t’avais combattu,
Je n’appelais l’amour qu’une fausse vertu ;
Mais je ne disais pas ce que te devait dire
Le pitoyable état où tu me vas réduire.
Je croyais que l’amour te pourrait faire voir
Mon honneur sans appui, tes serments, ton devoir,
Qu’elle t’en parlerait. Hélas ! qu’elle est muette,
Puisqu’il faut aujourd’hui que j’en sois l’interprète,
Et que sa faible voix dans le cœur d’un amant
A pour se faire ouïr besoin d’un truchement !
Qu’elle est bien languissante et qu’elle a peu de charmes
Si de tant de soupirs et parmi tant de larmes
Qu’un lâche désespoir te fait verser pour toi,
Je n’en vois pas couler une seule pour moi.
FLAUCAT.
Pures expressions d’une âme toute pure !
Larmes, soupirs, sanglots, souffrez-vous cette injure ?
Pouvez-vous démentir, enfants de mon amour,
Ce père généreux qui vous a mis au jour !
Si du fond de mon cœur vous prenez votre course,
Paraissez en mes yeux tels que l’est votre source,
Portez-y s’il se peut ce cœur tout enflammé,
Faites-y voir l’ardeur dont il est animé.
Madame, si mon âme en ces pleurs épanchée
Pour se justifier est encor trop cachée,
Permettez que ce fer au milieu de mon flanc
Donne une heureuse issue à la voix de mon sang,
Que, formant de sa plaie une bouche éloquente,
Mon cœur plaide par-là pour sa flamme innocente,
Et qu’il vous fasse voir que ces soupirs lancés
Ne partent que des lieux que vous avez blessés.
JUDITH.
Va, parmi les malheurs que le destin nous livre,
Il nous ôte le choix de mourir ou de vivre.
Flaucat, il faut mourir. Le sort et ton devoir
T’engagent à la mort, il faut la recevoir.
Mais ne crois pas enfin effacer cette tache
De honteux, de parjure, en une mort si lâche.
Meurs, je vais l’effacer en mon sang confondu
En celui du tyran que j’aurai répandu.
C’est ainsi que je veux qu’il te venge et t’acquitte
Des serments de ton cœur et que ta main évite.
Va, tu verras bientôt mon ombre sur tes pas
Te reprocher l’honneur d’un glorieux trépas.
FLAUCAT.
Vous l’ordonnez, madame, il faut donc que je vive ;
Ma vie est en vos mains, mon âme en est captive ;
Je n’ai pas oublié que mon sang est un bien
Où je n’ai plus de droits, et je n’y prétends rien.
Puisqu’il faut que j’attende, avant que je périsse,
Que vos divins arrêts ordonnent mon supplice,
On verra ma constance, au milieu des couteaux,
Respecter votre main en celle de bourreaux,
Briller sur l’échafaud ; et, s’il faut que j’y monte,
L’heur de vous obéir en efface la honte.
Mais, par les chastes nœuds d’une sainte amitié,
Conservez de Flaucat la plus belle moitié,
Qu’il vive encore en vous...
JUDITH.
De quoi qu’on nous menace,
L’orage le plus grand est signe de bonace,
Et je sens que mon cœur s’oppose au sentiment
Que lui cause la peur d’un triste événement.
Si le ciel est l’auteur de cet heureux présage
Qui me rend assurée au milieu du naufrage,
Tu verras aujourd’hui tomber, s’il s’accomplit,
Un second Holopherne aux pieds d’une Judith.
Scène II
FLAUCAT, JUDITH, cachés dans un coin du théâtre, AMALON, ÉBROIN, UN PAGE
AMALON.
Cruels, traîtres, ingrats, que prétendiez-vous faire ?
Ô trahison conçue au sein d’une mégère !
Malheureux avorton d’un attentat si noir
Que le ciel a détruit sitôt qu’il l’a pu voir !
Pendant qu’entre vos bras tout mon état respire,
Que mon cœur trop crédule y gémit et soupire,
Mon cœur entre vos bras s’est vu presque percé,
Mon état sur le point d’en être renversé.
ÉBROIN.
Grâces aux dieux, seigneur, le coup de la tempête
Près de tomber sur vous a crevé sur leur tête,
Et le perfide Auronte a fait voir à nos yeux
Qu’on ne peut vous toucher sans s’attaquer aux dieux
Que le trône appuyé dessus leur main divine
Est un écueil pour ceux qui cherchent sa ruine.
AMALON.
Crime trop impuni ! Perfide, ton trépas
Est la peine du crime et ne le punit pas.
D’un supplice trop doux ta fureur est suivie.
Ah ! puissé-je aujourd’hui te redonner la vie,
Et, soutenant ton sort au milieu des rigueurs,
D’une mort dure et lente assouvir mes douleurs !
LE PAGE.
Le ciel vous a laissé le choix de son supplice,
Seigneur, il vit encore.
AMALON.
Est-il vrai, Léonice ?
LE PAGE.
De l’escalier à peine étais-je descendu,
Que dessus le carreau je le vois étendu ;
Des assauts de la mort son âme combattue
Cherchait de toutes parts à se faire une issue :
Elle frappait partout pour rompre sa prison
Et se tirer du feu qui brûlait sa maison.
Mille soupirs lancés d’une flamme amortie
Semblaient à tout moment lui marquer sa sortie,
Et traçaient dans les airs, en s’évanouissant,
Le chemin que leur flamme aurait fait en passant.
Par ces sanglots de feu poussés sans aucun ordre,
Cratère, ayant connu d’où venait le désordre,
Que le froid du poison n’avait fait qu’échauffer
La chaleur naturelle au lieu de l’étouffer,
Il en prend le parti, soutient ces violences,
Et, pour rendre sa tête à vos justes vengeances,
Par le glaive puissant d’une douce liqueur
Va contraindre la mort jusque dedans son cœur.
AMALON.
Je puis donc me venger et prolonger sa peine.
Amis, achevez donc de consommer ma haine.
Page, prends-en le soin ; fais vivre un ennemi
Qu’une trop prompte mort ne punit qu’à demi.
Toi, qui de tous les miens es le seul qui me reste,
Généreux Ébroin, en ce jour si funeste
Que le ciel contre moi corrompt tous mes amis,
Et se fait de ma cour un parti d’ennemis,
Qu’il arme, pour éteindre une innocente flamme,
Esclaves, serviteurs, parents, sujets et femme,
Puis-je bien m’assurer...
ÉBROIN.
D’un sujet si constant...
AMALON.
Si tu me l’étais moins je ne craindrais pas tant ;
Et c’est dans une main qui m’était la plus chère
Que mon destin a mis le feu de sa colère.
Ne pouvait-il choisir un autre que Flaucat,
Un autre pour troubler le repos de l’état ?
Flaucat, Flaucat, le traître !
ÉBROIN.
Éprouvez ma constance,
Et jugez par après de votre défiance.
Commandez que ma main parle aujourd’hui pour moi,
Que dans le sang du traître elle signe ma foi,
Et qu’elle fasse voir dans la mort des rebelles,
Qu’il est de bons sujets, qu’il en est de fidèles.
Qu’au crime de Flaucat le ciel ait consenti,
Que tout l’enfer armé se range à son parti,
Que de tous vos sujets il ait fait des complices,
Remettez-moi le soin de vos justes supplices ;
Commandez seulement, et j’irai de ce fer
L’arracher de la main des dieux et de l’enfer.
FLAUCAT, paraissant.
Ébroin !
ÉBROIN, portant la main à l’épée.
Ah, seigneur !
FLAUCAT.
Sans forcer leurs puissances,
Goûtez avec plaisir le fruit de vos vengeances.
AMALON.
Encor par sa présence irriter mon courroux !
Immolons... Mais pour toi ce supplice est trop doux ;
Un bourreau doit frapper cette infâme victime.
FLAUCAT.
Il ne souillera pas la gloire de mon crime.
AMALON.
Quel était ton dessein, traître, ton attentat ?
FLAUCAT.
D’immoler sur le trône un tyran à l’état.
Ainsi qu’il n’était point de victime plus juste,
Nous ne pouvions choisir un autel plus auguste,
Ni la sacrifier avec plus d’ornement.
Mais enfin le destin en dispose autrement,
Soit qu’il ait d’autres mains pour ce grand sacrifice,
Soit qu’il n’ait pu souffrir qu’un si léger supplice
Ait dérobé ta tête aux rigueurs de ton sort,
En te laissant périr d’une trop douce mort :
Mais il veut que ton sang, pour le bien satisfaire,
Traîne dans le tombeau ton âme sanguinaire,
Faisant rougir l’état de nous avoir donné
Au lieu d’un souverain un monstre couronné.
ÉBROIN.
Triompher de son crime avecque tant d’audace !
Ne souffrez plus...
AMALON.
Enfin ma colère se lasse.
JUDITH, varoissant.
Suspendez un arrêt qu’on ne peut prononcer,
Sans connaître sur qui vous le devez lancer.
Prince, vous ne savez de ce complot funeste
Que la moitié du crime ; écoutez-en le reste.
AMALON.
Les perfides ainsi disposaient de mon sort ;
J’étais en leur complot ministre de ma mort,
Et, par un attentat digne d’une mégère,
Ministre de la vôtre aux yeux de votre père.
Ah, traîtres ! ah cruels ! scélérats ! mon trépas
Pour soûler vos fureurs ne vous suffisait pas !
Votre crime vouloit avoir quelque justice,
Et que ma mort passât pour un juste supplice ;
Que mourant je serais criminel en effet
D’un crime malheureux que je n’avais pas fait.
Mais le ciel a voulu que dans ce sacrifice
Auronte...
JUDITH.
Non, seigneur, il s’est fait injustice,
S’il a cru se punir d’un si noble dessein.
Amalon, reconnais quel est ton assassin.
Il faut lever le masque, et que mon cœur l’affronte.
Non, non, n’accusez pas Flaucat ni cet Auronte,
L’un et l’autre pour moi conspirent contre vous :
Ils empruntent de moi les traits de leur courroux ;
J’inspire dans leur cœur le feu qui les anime,
Et, s’ils sont criminels, c’est moi qui fais leur crime,
AMALON.
Ô tonnerre ! ô carreau qui vient de me frapper !
Quoi ! vous, et contre moi ?
FLAUCAT.
Vous vous laissez tromper ;
Et ne voyez-vous pas que c’est un artifice
Par lequel elle veut me tirer du supplice ?
AMALON.
Grâce à mon assassin si digne du trépas ?
FLAUCAT.
La grâce que je veux, c’est de n’en avoir pas.
La mort m’est une vie et la vie une peine,
De la main d’un tyran s’il faut que je la tienne.
AMALON.
Orgueilleux criminel, je te rendrais content
Et te ferais heureux, ingrat, en peu de temps,
Et saurais te laisser goûter à longue haleine
Ce bonheur prétendu dans l’aigreur de ta peine,
Si ta mort ne portait une injuste pitié
Dans un cœur qui du mien fait une autre moitié.
Madame, bien qu’il soit hors de grâce et d’excuse,
Néanmoins...
JUDITH.
Quoi ! souffrir encor qu’il vous abuse !
Tyran, car il est temps pour vaincre ton erreur,
Il faut que mon discours s’accorde avec mon cœur,
Tu te rends vainement crédule à qui t’affronte ;
Je te le dis encor : Flaucat ni cet Auronte...
AMALON.
Je t’entends, insolente, et ta langue et ton cœur
Se sont trop accordés pour vaincre mon erreur.
J’aimais d’être trompé ; mon esprit doute encore
D’en concevoir l’horreur en celle que j’adore :
J’ignore et je le sais, je crois et ne crois point,
Et mes sens abusés n’écoutent sur ce point
Que le charme flatteur d’un amour qui conteste
La vérité qu’il voit et que mon cœur déteste.
Ombres que je chéris, douces perplexités,
Fantômes de l’erreur, en vain vous me flattez.
FLAUCAT.
La vertu, dont l’éclat brille quand on l’accable,
Peut faire des jaloux sans en être coupable.
Si l’on est criminel pour donner de l’amour,
Otez tous les objets que nous offre le jour.
AMALON.
Que ton discours me plaît ! que mon esprit malade
Croirait facilement ce qu’on lui persuade,
Si...
JUDITH.
Si mon cœur, tyran, pouvait se démentir
Jusqu’à dissimuler un lâche repentir.
Apprends donc, car je veux te rendre ce service,
Afin que ta fureur s’irrite à mon supplice,
Apprends qui t’a trompé ; qu’avant de recevoir
L’horreur que ton amour m’avait fait concevoir,
Longtemps auparavant nos flammes étaient nées,
Et nos pères déjà les auraient couronnées,
Si l’enfer n’eût porté notre flamme au tombeau,
Pour allumer ton cœur d’un funeste flambeau.
FLAUCAT.
Vous avez entendu la cause de mon crime ;
Et qui jugera bien de l’ardeur qui m’anime,
Trouvera que je suis criminel en effet,
De l’avoir entrepris et ne l’avoir pas fait.
AMALON.
Va, je t’en punirai. J’entreprends sa vengeance :
Conserve pour tantôt cette fière insolence.
JUDITH.
Penses-tu séparer mon sort d’avec le sien ?
AMALON.
Je veux rompre, madame, un funeste lien
Qui vous tient attachée au crime d’un rebelle.
JUDITH.
Tu crois jusqu’à ce point me rendre criminelle ?
Quoi ! pour tirer de lui mon supplice et ma mort,
N’ai-je point de parole et de terme assez fort ?
Apprends que si ta main m’empêche de le suivre,
Qu’un moment après lui tu m’obliges de vivre,
J’emploierai contre toi ce funeste moment,
Afin de me venger et venger un amant.
Qui t’a déjà trompé te pourra bien séduire.
AMALON.
Oui, mais pour vous ôter le loisir de me nuire,
En une heure, madame, enfin résolvez-vous
De me craindre en tyran ou m’aimer en époux.
JUDITH.
De t’aimer ou te craindre il me fut impossible :
Mais s’il te faut choisir pour tyran inflexible,
Frappe, frappe, tyran, et ne m’épargne pas,
Rends-toi digne du choix que je fais de ton bras.
AMALON.
À qui voudrait mourir la mort est un délice :
Mais il faut vous punir par un autre supplice.
Couple ingrat, puisqu’enfin il n’est pour vous punir
De supplice plus grand que de vous désunir,
Que l’un soit mis à mort, et que l’autre survive.
JUDITH.
Tu me condamne ainsi à mourir toute vive.
AMALON.
De ma part ordonnez qu’il soit en sûreté.
JUDITH.
Ô rigoureux supplice !
FLAUCAT.
Ô douce cruauté !
Favorable sentence !
JUDITH.
Ô sentence cruelle !
FLAUCAT.
Vivez, vivez, madame.
Il sort.
JUDITH, aux pieds d’Amalon.
Ah ! seigneur, j’en appelle...
AMALON.
À qui ?
JUDITH.
Si vous m’aimez, à vous-même, seigneur,
À vous de qui l’amour me donne de l’horreur,
À vous dont je voudrais pouvoir être haïe ;
Car enfin c’est assez que mon cœur s’humilie,
C’est assez qu’à vos pieds vous me voyiez porter
Cet orgueil généreux où l’on m’a vu monter.
AMALON.
Je m’étonne en effet que cette âme si fière
Du haut de son orgueil descende à la prière.
Ce n’est pas peu pour moi d’avoir pu la troubler,
Et trouvé le moyen de la faire trembler.
JUDITH.
S’il vous demeure encor quelque vaine espérance,
Souffrez que contre vous j’en fasse la défense :
Ce n’est pas le moyen de me faire changer,
De me laisser la mort de Flaucat à venger.
Si je puis à vos vœux être moins inhumaine,
Épargnez, épargnez cet objet à ma haine,
Ou faites qu’en mourant je cesse de haïr.
AMALON.
À mon propre ennemi dussé-je me trahir,
Et creuser sous mes pas un affreux cimetière,
Je mets entre vos mains sa grâce toute entière :
Il vit si vous voulez ; mais...
JUDITH.
Pour un si grand bien,
Je puis tout vous promettre et ne vous tenir rien.
AMALON.
Ce serait abaisser sa valeur à l’extrême,
De lui vouloir donner d’autre prix que soi-même.
Adieu, résolvez-vous de me donner la main,
Ou de voir et ce fer et la mienne en son sein.
Ils sortent tous, excepté Judith.
JUDITH, seule.
C’est vouloir me l’ôter alors qu’on me le donne,
L’assassiner en moi lorsque tu lui pardonne.
Tyran, reprends tes dons : il mourrait plus en moi
Et plus sensiblement qu’il ne ferait en soi.
Tu crois nous séparer, mais en vain tu l’espère.
Je l’avoue, il est vrai, ton arrêt l’eût pu faire,
Si, m’obligeant de vivre afin de me punir,
Il pouvait aussi bien m’empêcher de mourir.
Elle tire un poignard.
Ma mort est en mes mains, et sans que je l’attende
Ce fer me peut donner ce que je te demande,
Et ma vertu me rend maîtresse de mes jours,
S’il faut pour mon honneur en retrancher le cours.
Dieu, qui des chastes corps avez formé vos temples,
Présentez à mes yeux ces généreux exemples
Et ces mâles esprits qu’une chrétienne ardeur
Obligea d’immoler leur vie à leur pudeur ;
Et, si l’on me contraint de l’immoler au crime
Permettez que j’en sois le prêtre et la victime.
ACTE V
Scène première
LÉVIGILDE, seul
Désirs ambitieux, trompeuses vanités,
Espérance frivole, apparentes clartés,
Cessez, cessez enfin de me vouloir surprendre ;
Vos appas mensongers n’ont plus rien à prétendre
Je vous ai donné tout, il ne me reste plus
Que les vives douleurs des regrets superflus.
Brutales passions, rendez par votre fuite
Le calme et la douceur à mon âme séduite,
Et qu’il me soit permis de punir mon forfait
Par la vue et l’horreur du crime que j’ai fait.
Sentiments paternels, nature que j’outrage,
Tendresse, c’est à vous de m’en offrir l’image ;
Dissipez les brouillards et brisez le rideau
Qui m’empêche de voir ce funeste tableau ;
Aigrissez les remords de vos justes atteintes,
Pour déchirer un cœur qui vous aurait éteintes,
Qui, pour n’écouter plus votre secrète voix,
D’un infâme intérêt s’était formé des lois.
Chère fille ! ah ! ce nom me reproche mon crime,
Quoi ! ton père a souffert que tu sois la victime,
L’objet des passions d’un tyran inhumain !
Bien plus, pour t’immoler je lui tenais la main,
Je t’ai vu sans horreur gémir dessous la chaîne :
Ta générosité me donnait de la peine ;
Fille trop généreuse, esprit par trop constant,
Je ne t’ai pas donné ce courage innocent.
Je ne puis rien prétendre aux droits de ta naissance :
L’abus que j’en ai fait m’en ôte la puissance ;
Tu ne me dois plus rien, j’ai tout abandonné,
Et je t’ai plus ôté que je ne t’ai donné.
N’entends plus désormais ni nature ni père,
Et puisque ta vertu t’a servi d’une mère,
Va, qu’elle soit ton père et ton conseil aussi.
Scène II
SIGISMOND, LÉVIGILDE, ADÉLAIRE
SIGISMOND.
Comte, fort à propos je vous rencontre ici,
Pour empêcher l’effet de ce triste hyménée.
Autour de ce palais j’ai rangé mon armée.
LÉVIGILDE.
Ah ! prince, à vos genoux un père malheureux...
SIGISMOND.
Dites, dites, plutôt un père trop heureux
D’avoir pu mettre au jour une illustre amazone.
Votre fille en effet était digne du trône ;
Son courage a fait voir qu’après ce premier rang,
Pour pouvoir l’égaler il n’est rien d’assez grand,
Et votre ambition, quoiqu’elle fût injuste,
Avait dans son erreur quelque chose de juste.
Cet infâme intérêt qui pour lors vous flattait,
Briguait pour la vertu ce qu’elle méritait.
Mais le ciel ne veut pas que le crime et la honte
Lui servent de degrés quand au trône elle monte :
Quand elle veut régner, ce n’est pas de leur main
Qu’elle en veut recevoir le pouvoir souverain.
LÉVIGILDE.
Vous le savez ?
SIGISMOND.
Je suis le témoin oculaire
Qu’une fille, rebelle aux désirs de son père,
Refuse d’écouter un amour suborneur
Dont le duc veut souiller sa couche et son honneur,
Et je viens me ranger du parti des rebelles
Pour éteindre chez vous ces flammes criminelles.
Je combats contre vous pour vous rendre vainqueurs,
Et n’en suis séparé que pour joindre vos cœurs,
Éteindre ce flambeau dont la flamme suffoque
Le feu saint et sacré d’un amour réciproque,
Et rétablir ma sœur au lit de son époux,
Vous rendre à votre fille, et votre fille à vous ;
Sinon je saurai bien faire agir ma puissance,
Et châtier le duc de sa haute insolence,
Qui bannit la duchesse et corrompt la vertu.
Je viens pour soutenir leur courage abattu.
LÉVIGILDE.
Elle-même, seigneur, vous parle par ma bouche.
Si parmi son malheur sa constance vous touche,
Pour elle contre moi j’implore votre main,
Et deviens avocat de tyran inhumain.
Écoutez à vos pieds la voix de l’innocence
Qui veut qu’un scélérat embrasse sa défense,
Et que, pour s’expliquer dans son ressentiment,
La voix même du crime en soit le truchement.
Criminel et témoin, mon juge et ma partie,
N’attendez pas ici que je me justifie.
SIGISMOND.
Comte, je vois déjà que l’amour paternel
S’est lui-même vengé contre son criminel.
LÉVIGILDE.
Mais il ne suffit pas, pour en laver la tache,
Qu’un reproche inutile à mon âme s’attache.
SIGISMOND.
Quiconque se repent se punit à demi.
LÉVIGILDE.
Seigneur, souvenez-vous d’agir en ennemi,
Et ne permettez pas qu’une indigne clémence
De ceux que vous vengez trahisse la défense.
SIGISMOND.
Pour venger votre fille il ne faut qu’un remord ;
Elle croit l’être assez si vous l’aimez encor.
Un peu d’ambition forçant votre colère
Semblait vous la ravir et lui ravir un père ;
Rendez-vous l’un à l’autre, et tous deux permettez
Qu’un meilleur sentiment vous ait ressuscités.
Si vous êtes jaloux de punir votre haine,
Augmentant votre amour, redoublez en la peine.
LÉVIGILDE.
Il est bien doux d’aimer à qui ne peut haïr.
La nature en nos cœurs ne saurait se trahir.
Non, la haine n’est pas le crime qui m’accuse :
Pour me mieux condamner, souffrez que je m’excuse.
Lorsque j’avais les yeux et le cœur d’un tyran,
J’avais un cœur de père ainsi qu’auparavant.
Scène III
SIGISMOND, LÉVIGILDE, ADÉLAIRE, ÉBROIN
On entend du bruit.
SIGISMOND.
Mais qu’est-ce que j’entends ?
ÉBROIN, derrière le théâtre.
Qu’on épargne sa vie,
Soldats.
AMALON, derrière le théâtre.
Hélas ! je meurs.
LES GARDES, derrière le théâtre.
Ô dieux ! quelle infamie !
Une femme !
ÉBROIN, l’épée à la main.
Arrêtez, madame, revenez.
SIGISMOND.
Ébroin !
ÉBROIN.
Dieux ! que vois-je ! Ah ! seigneur, pardonnez,
Souffrez qu’à vos genoux mon âme rassurée
Rentre dans le respect dont elle est égarée.
SIGISMOND.
Cesse de t’étonner, et fais que promptement
Nous sortions avec toi de ton étonnement.
Dis, qu’est-il arrivé ?
ÉBROIN.
Le duc à l’agonie,
Frappé d’un coup mortel, rend le sang et la vie.
SIGISMOND.
Ah, traîtres ! nos palais ne sont pas assurés,
Pour éviter les coups que vous nous préparez.
Mes soldats auraient-ils, sans attendre mon ordre,
Par un zèle indiscret causé tout ce désordre ?
Ah ! ma sœur, punissez cet amour fraternel
Qui voulant vous venger devient si criminel,
Et pour vous secourir cause votre ruine.
ÉBROIN.
Seigneur, vous connaîtrez le bras qui l’assassine.
SIGISMOND.
Mais quoi ! le traître enfin vous est-il échappé ?
ÉBROIN.
Bien plus : vous baiserez la main qui l’a frappé ;
Bien loin de la blâmer elle aura votre estime
Quand vous aurez appris l’auteur d’un si beau crime.
C’est la fille du comte.
SIGISMOND.
Ô dieux ! que me dis-tu ?
ÉBROIN.
Elle-même, seigneur, ou plutôt sa vertu.
SIGISMOND.
Quel que soit son mérite, épargne sa louange ;
Ne brave pas un sang...
LÉVIGILDE.
Qui presse qu’on le venge.
Oui, seigneur, vous devez en écouter la voix :
Mais du sang qu’il lui faut faites un digne choix,
Et, de peur de venger un crime par un crime,
Faire d’un innocent une injuste victime,
N’épargnez point le mien à laver un forfait
Qu’on ne peut condamner en celle qui l’a fait.
SIGISMOND.
Oui, comte, il est bien vrai ; ce crime, quand j’y pense,
Au lieu de l’accuser, prêche son innocence.
Mais dois-je l’excuser ?
ÉBROIN.
Il n’en est pas besoin,
Seigneur ; son ennemi lui-même en a pris soin :
Le duc pour la punir ne veut point d’autre juge
Que celui qui voudra lui servir de refuge ;
Et ne sais qui des deux doit le plus étonner,
De l’une à se défendre et l’autre à pardonner.
SIGISMOND.
J’ai peine à te comprendre.
ÉBROIN.
Et c’est une merveille
Dont les siècles passés n’eurent point de pareille.
Amalon, ennuyé de voir tant de vertu
Dans un cœur qu’il avait si souvent combattu,
Donne à sa passion un pouvoir tyrannique,
S’abandonne aux ardeurs d’une flamme impudique,
Et, pour faire passer ses désirs pour des lois,
Il se fait leur esclave et s’en forme des rois.
Il commande à ses gens de recevoir les ordres,
Et n’en trouve que trop qui flattent ses désordres.
Elle, sans s’étonner, d’un visage serein,
« Çà, dit-elle, tenant un poignard sur son sein,
« Soldats, si j’embrasai le cœur de votre maître,
« Qu’il éteigne en mon sang le feu que j’ai fait naître, »
Et, sans perdre de temps, elle...
LÉVIGILDE.
Ô dieux ! c’en est donc fait,
Elle est donc morte aussi ?
ÉBROIN.
Le coup fut sans effet.
Dieu, qui le destinait pour une autre victime,
Voulut en la sauvant nous épargner un crime.
Comme pour redoubler elle haussait le bras,
Le poignard fut saisi par un de nos soldats :
Lors, sans aucun secours, se voyant désarmée,
Soudain entre leurs mains elle tombe pâmée,
Et, par le contrecoup d’un mortel déplaisir,
Elle meurt de regret de n’avoir pu mourir.
Il semble qu’en son cœur la douleur meurtrière
Veuille punir le bras d’un coup qu’il n’a pu faire,
Et porter en son sein un glaive plus perçant
Que celui qu’elle avait voulu teindre en son sang.
Touché sensiblement d’un si triste spectacle,
J’en détourne les yeux, n’y pouvant mettre obstacle ;
Mais à peine eus-je fait deux pas hors du palais,
Que j’y fus rappelé par le bruit des valets.
Tout le monde, effrayé d’une alarme soudaine,
Accourt de toutes parts en la chambre prochaine.
J’entre, mais le premier des objets que j’y vois
C’est un ruisseau de sang, et le duc aux abois.
Je le vois ; mais, hélas ! il était sans figure,
Sous le bouillon sanglant d’une triste blessure ;
On ne remarquait plus en ses traits effacés
Qu’un amas de cerveau, de sang et d’os froissés.
« Ébroin », me dit-il, entr’ouvrant la paupière,
Puis, arrêtant sur moi ce reste de lumière,
« Avant que de périr si tu veux me venger,
« Sauve mon assassin, sauve-la du danger.
« Ma main dedans mon sang aurait signé sa grâce,
« Si la mort n’y portait une éternelle glace.
« Tu me répondras d’elle. »
SIGISMOND.
Ô prince généreux !
ÉBROIN.
Je cours et j’obéis promptement à ses vœux.
D’une divine ardeur je la vois transportée
Soutenir les efforts d’une troupe irritée,
Et se faire un passage au travers des soldats
Que son bras glorieux terrassait sur ses pas,
De ce même instrument, de cette même épée,
Dans le sang de leur maître encor toute trempée.
Ses yeux tout enflammés jetaient de toutes parts
Autant de coups mortels qu’ils lançaient de regards.
Dieu, qui l’avait ravie au crime de l’inceste,
Répand sur son visage une flamme céleste
Dont il forme autour d’elle un rempart éclatant,
Et fait de chaque trait un glaive étincelant.
SIGISMOND.
Merveille de nos jours ! ô constance inouïe !
Que devint-elle enfin ?
ÉBROIN.
Je l’avais poursuivie.
LÉVIGILDE.
Ah ! seigneur, empêchez ma fille de périr.
SIGISMOND.
Allez, et vous aussi courez la secourir.
Ébroin, de ma part revoyez votre maître.
ADÉLAIRE.
Ah ! seigneur, je la vois, elle vient de paraître.
Scène IV
SIGISMOND, LÉVIGILDE, JUDITH, ensuite ADÉLAIRE
JUDITH, aux pieds de Sigismond, avec une épée ensanglantée.
Seigneur, je ne viens pas, après un tel forfait,
Chercher l’impunité du crime que j’ai fait.
Que pourrais-je espérer, que pourrais-je prétendre,
Toute teinte du sang que je viens de répandre ?
Non, la voix de ce sang encore tout fumant,
Pour ne la pas ouïr, parle trop hautement.
Ces funestes objets, dans leur triste silence,
M’accusant à vos yeux prononcent la sentence.
SIGISMOND.
Ah ! ma fille, ôte-moi, détourne de mes yeux
Ce funeste instrument d’un crime glorieux.
Le sang dont il est teint...
JUDITH.
Vous presse et vous conjure
D’effacer dans le mien cette triste teinture.
Il ne me reste plus que la main d’un bourreau :
Je porte à vos genoux ma tête et le couteau.
Oui, seigneur, ce couteau, cette lame innocente,
De la mort de son maître encor toute fumante,
N’attend plus qu’on la pousse et qu’on la fasse agir
Pour se laver d’un sang dont je la fais rougir.
Qu’elle se plonge au mien pour en être purgée ;
Qu’elle venge son maître après m’avoir vengée.
Puis-je lui refuser, après un tel bienfait,
De la laver ici du crime que j’ai fait ?
Entrer dans le cercueil avecque tant de gloire,
C’est entrer dans le port sur un char de victoire.
J’aurais déjà cueilli de ce bras criminel,
Au milieu des cyprès un laurier éternel,
Si le ciel, arrêtant le coup du sacrifice,
De ses justes arrêts ne m’eût rendu complice.
Je me croyais victime, et Dieu, dans son dessein,
Pour en frapper un autre avait choisi ma main.
SIGISMOND.
Mais Amalon est mort, il faut lui satisfaire.
JUDITH.
Seigneur, vengez-le donc, mais en juge sévère.
Quelque tourment sur moi que l’on veuille essayer,
S’il ne faut que du sang, j’ai trop de quoi payer.
Ce sein, où les affronts n’ont pu trouver de place,
Recevra tous vos coups comme des coups de grâce.
Mais afin que ma peine égale mes forfaits,
Seigneur, vous a-t-on dit tous les maux que j’ai faits ?
Savez-vous qu’Amalon n’est pas mon plus grand crime,
Qu’il est de ma fureur la plus juste victime,
Qu’Auronte empoisonné, que Flaucat... Ô penser !
Ô glaive de douleur qui vient de me blesser !
SIGISMOND.
Sèche tes pleurs.
JUDITH.
Hélas ! ces pleurs qui m’ont trahie
Vous ont-ils déjà fait, de juge et de partie,
L’avocat de mes jours et mon consolateur ?
Ah ! ne regardez plus ce visage flatteur.
Mon cœur, en ce moment que je pleure et soupire,
Reproche à ma douleur d’avoir pris trop d’empire.
Fallait-il me trahir, faible ressentiment,
Et corrompre celui qui vengeait un amant ?
Flaucat, je te trahis ; qui sera ton refuge ?
Puis-je vivre...
SIGISMOND.
Amalon en veut être le juge :
Refusez-vous l’arrêt ?
JUDITH.
J’ai lieu de le bénir.
S’il nous a séparés il va nous réunir.
SIGISMOND.
Dans le lit de la mort il vous a condamnée.
JUDITH.
À quoi ?
SIGISMOND.
De vivre heureuse.
JUDITH.
À vivre infortunée.
SIGISMOND.
Il a dedans son sang signé votre pardon.
JUDITH.
À qui voudrait mourir la vie est-elle un don ?
Il se venge en effet encore après sa chute,
Encore après sa mort le duc nous persécute :
Pour déchirer nos cœurs et rompre un nœud si beau,
Il laisse l’une en vie et met l’autre au tombeau.
ADÉLAIRE.
Prince, enfin Amalon vit encore, et désire...
SIGISMOND.
Il vit !
ADÉLAIRE.
Lui-même encor m’a chargé de vous dire...
JUDITH.
Il vit ! Ô Dieu !
ADÉLAIRE.
Que Dieu tient et suspend son sort...
JUDITH.
Malheureuse ! mon bras n’a fait qu’un vain effort !
ADÉLAIRE.
Pour rendre entre vos bras le moment qui lui reste.
SIGISMOND.
Dieux, arrêtez le cours d’un moment si funeste !
JUDITH.
Ah ! seigneur, mon honneur est encore en danger,
Et le sang de Flaucat est encore à venger.
SIGISMOND.
L’un est en assurance, éloigne ces alarmes :
Et pour l’autre son sang est content de tes larmes.
Comte, conduisez-la : consolez-vous tous deux.
N’obligez point le prince à vous voir en ces lieux.
LÉVIGILDE.
Grand prince, les bontés dont vous comblez un père
Ne me permettent pas de sentir ma misère.
Scène V
AMALON, entre les bras de FLAUCAT et d’AURONTE, SIGISMOND, ADÉLAIRE
ADÉLAIRE.
Seigneur, vous ignorez que Flaucat vit aussi,
Qu’Auronte n’est pas mort. Mais, seigneur, les voici.
SIGISMOND.
Quoi ! sur ses ennemis ! entre les bras d’Auronte !
Flaucat à ses côtés !
FLAUCAT.
Grand prince, si la honte,
Si la confusion de paraître à vos yeux,
N’était le châtiment qu’il ordonne à tous deux,
L’un et l’autre...
AMALON.
Flaucat, tu tiens mal ta parole.
N’interromps pas la voix d’une âme qui s’envole,
Qui, prête de partir, n’a plus qu’un seul instant,
Qu’un soupir pour gagner la gloire qui l’attend.
SIGISMOND.
Ah, mon frère !
AMALON.
Seigneur, cet état misérable
Tire de votre cœur des regrets superflus.
Ah ! ce n’est pas celui qui me rend déplorable,
Et que votre pitié doit regretter le plus.
Ce sang qui de mon corps s’écoule avec ma vie,
Dont le cours semble sous mes pas
Chercher le lieu de mon trépas,
N’est que l’ombre des maux dont ma fin est suivie.
Douleurs dont mon âme est remplie !
C’est le coup que je sens et que l’on ne voit pas.
Quelques affreux tableaux que la parque présente,
Je puis l’envisager d’un œil indifférent.
Je lui vois moissonner sans aucune épouvante
La fleur de ma jeunesse au fort de son printemps.
Je sais que ce bandeau qui nous rend tant illustres,
N’est plus que le jouet du sort,
Que ma pourpre est un drap de mort,
Que mon trône, entouré de l’éclat des balustres,
N’a point de brillant ni de lustres,
Que pour orner la pompe et le char de la mort.
Enfants de nos tombeaux, vivante pourriture,
Vers qui naissez d’un père en qui tout se détruit,
Que ma mort fera vivre et prendre nourriture
Du débris de ce corps qui vous aura produit ;
Hélas ! quoique mes sens à mes tristes pensées
En aient représenté l’horreur,
Que ces vers qui rongent mon cœur,
Et qui naissent du sein des voluptés passées,
Les ont plus vivement blessées !
Que vous êtes amers, enfants de la douceur !
Sacrés épanchements, larmes ensanglantées
De mon âme qui coule et se fond toute en eau,
Si, pénétrant le sein des nues irritées,
Vous avez le pouvoir d’éteindre leur carreau ;
Grand Dieu, si de tes mains les peines embrasées,
Pour le supplice des mortels,
Tombent au pied de nos autels
Quand tu vois de nos cœurs ces aimables rosées,
Noie en celles que j’ai versées
Le trop juste courroux de tes yeux immortels.
Mon frère, si les rois sont l’image vivante
De ce Dieu dont nos pleurs éteignent le courroux,
Permettez que ma voix ne soit pas moins puissante,
Pour obtenir ici ce que je veux de vous.
Considérez ma mort comme un juste supplice,
Et respectez dans son auteur
La puissance d’un Dieu vengeur,
Qui de tous leurs desseins s’était rendu complice ;
Et que la victime périsse,
Sans offenser la main du sacrificateur.
Ils sont tous innocents, moi seul je suis coupable ;
Laissez un criminel.
Scène VI
AMALON, FLAUCAT, AURONTE, SIGISMOND, ADÉLAIRE, CLOTILDE
AMALON.
Que vois-je, misérable !
Madame, si ce sang pouvait parler pour moi.
CLOTILDE, croyant que son frère avait blessé son mari.
Ô spectacle sanglant ! cher époux, est-ce toi ?
Éclate, ma douleur ; il n’est rien qui retienne
Le pieux sentiment de ton amour chrétienne.
Lorsque dans un époux j’avais un ennemi,
Ma colère pour lui ne parlait qu’à demi ;
Mon frère avait surpris la moitié de mon âme ;
Une sœur arrêtait le devoir d’une femme,
Et, croyant que le temps rejoindrait dans mon cœur
Le frère avec l’époux, la femme avec la sœur,
Entre les deux partis une vaine espérance
Suspendait les désirs d’une juste vengeance ;
J’écoutais un peu moins la voix de la douleur,
Voyant en mon époux des yeux pleins de rigueur :
Mais enfin, ce qu’en lui le temps aurait dû faire,
La mort vient d’effacer ce visage sévère,
Et le ciel irrité ne me donne secours
Que par le coup fatal dont il tranche ses jours.
Je te vois, cher époux, et cette marque obscure,
Qui trahissait en toi l’amour et la nature,
Découvre, mais trop tard, sur ce front languissant,
Lorsque tu vas mourir, ton amour renaissant ;
Je le vois, j’aperçois dans le cours de ces larmes
Les attraits innocents de ses premières charmes ;
Et si tu ne vois pas les miennes s’y mêler,
Ah ! ma douleur par-là craint de se consoler :
De peur que leur ardeur s’éteigne dans leur course,
Elle a porté son feu jusque dedans leur source,
Et veut, s’il faut des pleurs, en puiser dans le sein
D’un frère criminel et de ton assassin.
Ah ! seigneur, vengez-moi ; mais, en juge sévère,
Pour punir l’assassin quittez ce nom de frère.
J’emprunte votre bras pour immoler en vous
Ce qui peut apaiser l’ombre de mon époux,
Et venger une sœur !
AMALON.
Ah ! s’il reste, madame,
Quelque force à ma voix, quelque amour en votre âme,
Souffrez que cette voix vous conjure pour tous,
D’épargner en leur mort la douleur d’un époux,
Et sachez que ce sang que vous voulez répandre,
Au lieu de m’apaiser, viendra troubler ma cendre.
Adieu ; si vous m’aimez, aimez mes ennemis.
FLAUCAT.
Ah, prince ! Il meurt.
CLOTILDE.
Hélas !
Elle s’évanouit.
ADÉLAIRE, la soutenant.
Elle se pâme !
SIGISMOND.
Amis,
Enlevez la princesse en la chambre prochaine,
Et calmez les transports d’une douleur soudaine.
À part.
Cependant admirons un exemple fameux
D’un prince en même temps heureux et malheureux.
Quoi ! le duc lui pardonne et reconnaît ses crimes !
Saintes obscurités, j’adore vos abîmes,
J’adore les secrets de cette belle nuit
Dont vous avez couvert le sort qui nous conduit,
Et caché dans le sein d’une mer si profonde
Ces conseils, ces arrêts qui gouvernent le monde.
Quoi ! le fer qui le tue et le met au tombeau,
Ce fer pour Amalon devait être un flambeau !
Ce moment où la mort lui ferme la paupière
Éclaire son esprit et lui rend la lumière.
Sa perte et son salut n’ont qu’un même moment,
Et la main qui le perd le sauve en même temps.
Saintes obscurités qui gouvernez le monde,
J’adore les secrets d’une mer si profonde.