L’Épreuve singulière (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés-Amusantes, le 10 septembre 1787.
Personnages
LE LORD DAMBI
LADY WELTON
TOM, valet du Lord Dambi
BETSI, suivante de Lady Welton
LE DOCTEUR JONESMANN
UN LAQUAIS
La Scène est à Londres.
ACTE I
Scène première
LADY WELTON, BETSI
BETSI.
Vous paraissez rêveuse, Milady, qu’est-ce donc qui vous chagrine ? Vous êtes veuve, vous avez de la fortune, de la beauté, de la liberté, surtout : rien ne vous manque enfin. Qu’est-ce donc qui peut répandre sur votre front les nuages qui l’obscurcissent ?
LADY WELTON.
Ah ! Betsi, tu me juges sur les apparences ; et pour bien connaître mon état, il faudrait lire dans mon cœur.
BETSI.
J’y lis plus que vous ne pensez, peut-être. D’abord, ma chère maîtresse, il n’y a à votre âge qu’une chose qui puisse vraiment tourmenter, c’est l’amour : et si j’en crois mes soupçons, le Lord Dambi est la cause unique de votre inquiétude.
LADY WELTON.
Betsi, tu ne l’ignores pas, depuis longtemps je l’aime : mais hélas ! suis-je payée de retour ?
BETSI.
Et pourquoi Dambi ne vous aimerait-il plus ?
LADY WELTON.
Il arrive aujourd’hui de Paris, où il a passé deux ans : et quel homme fit jamais ce voyage, sans en revenir infidèle ?
BETSI.
Il est vrai que les Français passent pour très volages, et que leur société peut nuire à un homme qui a des principes ; mais ceux de Dambi sont inébranlables.
LADY WELTON.
Ah ! Dambi est homme, et faible par conséquent. En arrivant à Paris, il aura voulu étudier les mœurs, les usages, les ridicules même : il se sera fait présenter dans les maisons les plus opulentes ; et une fois entraîné par le tourbillon, a-t-on le temps de penser à ce qu’on aime ? Je crois voir Lise, Églé, Doris, Célimène, se disputer à l’envi l’honneur de sa conquête. L’une l’invite à un Bal, l’autre à un souper tête à tête. Celle-ci lui donne un rendez-vous, en feignant de vouloir le consulter sur une affaire ; celle-là l’emmène à la campagne sous prétexte de lui faire admirer la beauté du Printemps et y passe avec lui tout le temps de cette raison dangereuse. Entouré de tant de pièges, assailli de tant de périls, quel homme pourrait ne pas y succomber ! Dambi s’efforce en vain de me conserver son cœur : son cœur m’est enlevé par une coquette ; son cœur, mon seul trésor, devient le partage de quelque femme frivole, qui n’en sent point le prix : mes traits y sont remplacés par une image nouvelle, et tu veux que je fois insensible à un pareil malheur ?
BETSI.
Non, Milady, si ce malheur était réel, mais vos alarmes me semblent très peu fondées.
LADY WELTON.
Tu sais, Betsi, combien les Françaises sont jolies.
BETSI.
Soit : mais les Anglaises sont belles.
LADY WELTON.
La beauté, j’en conviens, peut quelquefois l’emporter sur les grâces, mais tu ne parles point de la coquetterie des Françaises, de cet art insidieux qu’elles mettent dans leur parure, dans leurs regards, dans leurs moindres discours ; art d’autant plus dangereux, qu’il est plus caché, et qu’il paraît toujours être un simple effet de la Nature. Nous ne savons qu’aimer, Betsi, et les Françaises savent plaire.
BETSI.
Eh bien ! elles doivent inspirer des goûts, et nous des passions.
LADY WELTON.
À la bonne heure. Mais les passions ne sont que trop souvent détruites par les goûts. Dambi lassé de sa chaîne, aura fait comme tant d’autres ; il l’aura brisée une fois, pour en prendre que l’on brise tous les jours.
BETSI.
Comment pouvez-vous, Milady, le calomnier à ce point ? Avez-vous oublié qu’il a refusé pour vous la main d’une Duchesse ? Et que...
LADY WELTON.
On refuse une fois, une seconde même ; une troisième on cède, on se rend, et Dambi aura cédé.
BETSI.
Vous comptez donc pour rien l’attention qu’il a eue de se choisir un logement dans le même Hôtel que vous, les lettres qu’il vous a régulièrement écrites à tous les paquebots : ces égards, ces attentions, ces respects...
LADY WELTON.
Eh ! ne sait-on pas qu’à Paris on est d’une politesse extrême ? Dambi aura vu les Français en avoir beaucoup avec le beau sexe, et il aura crû devoir les imiter.
BETSI.
Vous ne croyez donc pas qu’il vous soit resté fidèle ?
LADY WELTON.
Non, je ne le crois pas.
BETSI.
Eh bien ! il y a un moyen bien simple de s’en assurer.
LADY WELTON.
Et lequel ?
BETSI.
C’est de l’éprouver.
LADY WELTON.
L’éprouver ! Et comment ?
BETSI.
Vous avez eu la petite vérole pendant l’absence de Milord.
LADY WELTON, avec vivacité et inquiétude.
Tu me fais trembler, Betsi. En quoi ! ce mal m’aurait-il enlaidie ?
BETSI.
Enlaidie ! Ah ! vous savez bien que ce fléau de la beauté n’a point osé toucher à la vôtre, et votre miroir a dû vous rassurer.
LADY WELTON.
Eh bien ! comment veux-tu...
BETSI.
Ne pourrait-on pas supposer que tout le mal s’est porté sur une jambe ?
LADY WELTON.
Ensuite ?
BETSI.
Qu’il s’est formé un dépôt sur cette jambe infortunée, et que pour vous sauver la vie, on a été obligé de la couper ?
LADY WELTON.
Voilà bien la supposition la plus folle...
BETSI.
Soit. Mais cette supposition peut vous faire lire dans : l’âme de Milord ; et pourvu qu’elle vous éclaire sur ses vrais sentiments, qu’importe qu’elle soit folle ou raisonnable ? Si Milord vous aime encore, malgré votre jambe de moins, s’il conserve le désir de vous épouser, je vous réponds de sa fidélité sur ma vie.
LADY WELTON.
Je veux le croire : mais si cet accident le dégoûte de moi, s’il cesse de m’aimer, en ne me voyant point telle que j’étais avant qu’il partit d’Angleterre ?
BETSI.
Eh bien ! vous ne l’épouserez point, et certes vous n’y perdrez pas grand chose : un homme qui renonce à sa maîtresse parce qu’elle est boiteuse, n’est sûrement pas un Amant à regretter. Pour moi, qui connais l’humeur volage de Tom, Valet de Chambre de Milord, et qui le soupçonne avec plus de raison d’avoir violé la foi : voici le moyen que je prends pour l’éprouver à mon tour.
Elle s’étend un ruban noir sur l’œil gauche.
LADY WELTON.
Que fais-tu donc, Betsi ?
BETSI.
Ne le devinez-vous pas en me voyant étendre ce ruban noir sur mon œil ? Vous n’avez pas oublié, Milady, que j’ai eu aussi la petite vérole pendant l’absence de Milord ; qu’ayant voulu vous garder nuit et jour durant votre maladie, je l’ai gagnée de vous, en vous. Rendant des soins ; que sans le vouloir enfin, vous m’avez inoculée, je supposerai à mon tour que j’ai perdu un œil. Me voilà borgne enfin, autant qu’il soit possible de l’être. Vous n’avez plus qu’une jambe, et je ne vois plus que d’un côté. Ne trouvez-vous pas l’idée heureuse, quoiqu’extravagante ; et n’imaginez-vous pas que ce double stratagème... Mais j’entends du bruit : il ne faut pas qu’on vous voie encore, rentrez, Milady. Si c’est Milord, je vais sonder son cœur en lui apprenant votre prétendue infortune, et je vous apprendrai bientôt à vous-même si vous pouvez encore compter sur lui.
LADY WELTON.
Ah ! Betsi ! que tu as d’empire sur mon âme ! Tu fais bien de moi ce que tu veux.
BETSI.
Ce n’est pas moi qui ai cet empire, c’est l’amour : c’est lui seul qui vous rend si docile : et qui pourrait résister à un tel maître ?
Scène II
BETSI, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS.
Milord arrive à l’instant, ses équipages sont déjà dans la cour, et je viens pour vous l’annoncer.
BETSI.
Que Milord soit le bien arrivé ! nous l’attendions avec impatience. Et Tom, a-t-il suivi son maître ?
LE LAQUAIS.
Tom descend de cheval à l’heure même, et Milord et lui ne tarderont pas à paraître.
BETSI, à part.
Bon ! je craignais qu’il n’eût pas accompagné Milord.
Au Laquais.
Vous pouvez vous retirer, j’instruirai Milady de votre message.
Scène III
BETSI, seule
Enfin, après deux ans d’absence, le Lord Dambi et Tom, vont reparaître dans cette Ville. J’ignore de quel œil Tom reverra celui qui me manque. Un œil de plus ou de moins serait pour moi peu de choses. Les femmes, quand elles aiment bien, ne regardent point à ces misères. Les femmes !... oui, les femmes, quoiqu’on en dise, ont une façon de sentir plus délicate que celle des hommes. Tom devrait avoir appris de moi à sentir de la sorte ; mais Tom n’est point de ces Amants héroïques, dont le sentiment croît au sein des revers, et tire toute son énergie de l’infortune. Je crains bien que se lugubre bandeau ne l’effraye : je crains bien qu’il ne me trouve enlaidie, et qu’ayant perdu à ses regards mon peu de beauté, je ne perde aussi son amour, et même son estime. Quant à Milord, quelque chose que ma maîtresse en pense, celui-là est au-dessus du vulgaire, celui-là est un homme que rien ne peut faire changer, et je ne doute pas qu’il ne sorte vainqueur de l’épreuve : mais je vois Tom arriver ; feignons, et tâchons de bien jouer notre rôle.
Scène IV
TOM, BETSI
TOM.
Eh ! te voilà, ma Belle ! Que je suis charmé de te revoir ! Qu’il me tardait de partir de France pour avoir ce plaisir ! Ah çà ! tu te rappelles sans douté la promesse que ta m’as faire avant mon départ ?
BETSI.
Quoi donc ?
TOM.
Qu’à mon retour de Paris tu me rendrais possesseur de ta jolie petite personne ; que je serais ton époux, que tu serais ma femme ; que le mariage enfin, nous unirait l’un et l’autre. Tu ne peux pas avoir deux paroles, et puisque l’hyménée va bientôt couronner mes Vœux, tu me permettras, j’espère, de t’embrasser, et de prendre un à compte sur...
Il va pour l’embrasser, et recule apercevant le bandeau.
Mais, que vois-je ? Quel est ce ruban qui te couvre le front ? Est-ce une parure nouvellement adoptée en Angleterre ? Et fait-on ici comme en France ? Y change-t-on de mode tous les huit jours ?
BETSI.
Hélas, mon pauvre Tom...
TOM.
Ah ! je vois ta ruse, friponne : tu n’auras pris ce bandeau, que pour mieux ressembler à l’Amour ? Pourquoi recourir à un pareil stratagème !
L’Art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin.
BETSI.
Ah ! Tom ! que tes plaisanteries sont déplacées ! Et qu’il est malhonnête de se moquer des gens, quand ils sont malheureux !
TOM.
Tu m’alarmes ! En quoi ! Quelqu’accident fâcheux t’aurait-il mise dans cet état ? L’usage en Angleterre est de se battre à coups de poing, et de se porter les ongles dans la visière : me voilà au fait ; ton humeur est vive et pétulante, quelque voisine t’aura cherché querelle, vous aurez commencé par les gros mots, vous aurez fini par les gourmades, et l’œil de ma Betsi...
BETSI.
Tu continues de plaisanter, et tu n’as pas honte de rire, quand tout le monde est ici dans les pleurs.
TOM.
Dans les pleurs ! Apprends-moi donc vite pourquoi, et je te promets, non-seulement de ne plus rire, mais de bien larmoyer à mon tour.
BETSI.
Tu sais que durant l’absence de ton maître, Milady a eu la petite vérole.
TOM.
Oui, on l’a écrit à Milord après que Milady a été guérie, sans cela il n’aurait pas manqué de venir la voir.
BETSI.
Vous a-t-on écrit aussi que je l’avais eue en même temps que ma maîtresse.
TOM.
Je l’ai su par Milord ; mais te voilà bien portante, et Dieu merci, tu t’en es tirée sans accident.
BETSI.
Sans accident ! Ah ! mon ami, ce ruban ne te dit-il pas le contraire ?
TOM.
Quoi ! ton œil...
BETSI.
Tout le poison de la maladie s’est rassemblé sur lui, il a été fondu comme de la cire ; et pour tout dire enfin, je suis devenue borgne.
TOM.
Qu’entends-je ! Borgne !
BETSI.
Absolument.
TOM, voulant ôter le bandeau.
Quoi ! si j’ôtais le bandeau qui couvre cet œil, et qu’avec la main je fermasse l’autre, aucun objet ne frapperait ta vue ! Cet œil, autrefois si brillant, est confisqué sans ressource.
BETSI.
Ah ! garde-toi bien d’y toucher, tu me causerais des douleurs insupportables. Non, mon cher, non, je ne vois plus goutte de cet œil malheureux, il ne me sert plus de rien ; mais par bonheur, il m’en reste un autre pour te regarder ; et mon cœur, qui n’a point souffert de la maladie, est tout plein encore de ton image.
TOM.
Ô beaux yeux ! où j’aimais tant à lire mon plaisir et ma peine, je ne vous verrai donc plus qu’à moitié ? Où suis-je ? Que vais-je devenir depuis que votre clarté m’est ravie ? La nuit m’environne, j’erre dans les ténèbres : qui pourra m’indiquer la route pour sortir de ces lieux ?
Il veut sortir.
BETSI, l’arrêtant.
Eh quoi ! déjà tu m’abandonnes ! Quoi ! l’œil qui me reste n’est-il pas assez beau pour te captiver ?
TOM.
Eh ! que m’importe, hélas ! qu’il n’ait pas subi le sort de son camarade ? Tu ne peux plus me voir que d’un côté : et moi, infortuné ! Moi ! qui aimais tes yeux plus que les miens, je ne pourrai plus dire en parlant de ces yeux adorables : ô beaux yeux ! mes flambeaux ! mes étoiles polaires ! mes soleils !
BETSI.
Eh bien ! tu diras : ô bel œil ! mon flambeau ! mon étoile polaire ! mon soleil !
TOM.
Fi donc ! ma chère : depuis que j’ai été en France, j’ai une horreur invincible pour le singulier : il n’y a plus que le pluriel qui me charme.
BETSI, à part.
Le perfide ! comme il me traite !
TOM.
Et puis, je reviens de Paris avec deux yeux pour te voir, deux oreilles pour t’entendre, deux pieds pour te suivre partout ; je m’apporte enfin tout entier, et je voudrais qu’à ton tour il ne te manquât rien ; que tu eusses aussi deux yeux pour me contempler, deux...
BETSI.
N’ai-je pas deux mains que tu pourras serrer dans les tiennes ? Deux joues que tu pourras baiser ? Deux...
TOM.
Soit. Mais si tu venais à perdre ton autre œil ; tu ne serais plus qu’une maison sans fenêtres : et comment veux-tu...
BETSI.
C’est-à-dire que tu ne m’aimes plus ! Tu voulais cependant m’embrasser tout à l’heure, et tu me demandais même de hâter le jour de notre mariage.
TOM.
Oui, certes, je voulais t’embrasser, mais ton bandeau m’a fait peur : le noir est la couleur de l’enfer, et je la crains comme un damné... Je suis certain d’ailleurs, que la femme du Diable est borgnesse.
BETSI.
Traitre ! je t’entends. Tes yeux ne veulent plus me regarder : tes yeux me dédaignent depuis qu’il ne m’en reste plus qu’un ! Ah ! que Milady avait bien raison de se défier des hommes, et de les croire tous volages et inconstants. C’est un œil de moins qui me défigure aux tiens, qui m’enlaidit, qui me rend odieuse. Tu m’aimais, et tu me détestes ! Une misère ! un rien t’a refroidi ; tandis que moi, je suis toujours la même.
TOM.
Toujours la même ! Ah ! regarde-toi dans le miroir, et tu verras s’il est possible de te reconnaître ! Ce n’est pas moi qui ai changé, ma pauvre enfant, c’est toi qui est changée. Redeviens belle comme tu étais, et je t’aimerai avec la même tendresse, et mes yeux ne quitteront plus les tiens.
BETSI.
Tais toi, et ne m’importune pas davantage. Je t’abhorre autant que je t’adorais.
Scène V
TOM, BETSI, LE LORD DAMBI
DAMBI.
En bien ! ma chère Betsi, comment se porte ta maîtresse ? Où est-elle ? Que fait-elle ? J’arrive impatient de la voir, de la saluer, de lui renouveler des sentiments... Mais, qu’aperçois-je ! Que veut dire cette lisière noire qui te couvre une partie du front ?
BETSI.
Ah ! Milord, ne m’interrogez pas si votre repos vous est cher ; tremblez d’en trop apprendre, tremblez que...
DAMBI.
Tu me fais frémir avec cette réticence. Serait-il arrivé quelque malheur à Milady ? Quelque accident que j’ignore ?
À Tom.
Toi, que je viens d’envoyer ici pour lavoir de ses nouvelles, en as-tu à me donner ? Parle, et dissipe mes inquiétudes.
TOM.
Je crois, Milord, que Milady se porte à merveilles, Quant à Betsi, hélas ! elle a bien raison de s’affliger : la petite vérole lui a joué un tour affreux.
DAMBI.
Quoi donc ?
TOM.
Ce ruban noir qu’elle porte, cache la place où fut son œil.
DAMBI.
Et Milady ?
TOM.
J’ignore si le destin l’a maltraitée ; mais pour Betsi, Milord, il est décidé qu’elle est borgne.
DAMBI, à Betsi.
Tu es borgne, ma pauvre Betsi ! mon Dieu que j’en suis fâché !
À Tom.
Mais tu ne m’entretiens que de la Suivante, quand je ne te parle que de la Maîtresse ! Dis-moi donc ce que fait Milady ?
TOM.
Je vous répète que je l’ignore.
DAMBI.
Qu’importe donc que tu me répondes !
TOM.
Ma foi, Milord, vous ne pensez qu’à votre maîtresse, et je ne suis occupé que de la mienne.
À part.
Un peu moins, cependant, depuis qu’elle n’a plus qu’un œil.
DAMBI.
Réponds-moi plus clairement, Betsi, supplée à son ignorance. Ce mal qui détruit la beauté, t’a enlevé un œil ; ce mal affreux aurait-il causé te même ravage sur les traits de celle que j’aime ? Ta douleur semble m’annoncer...
BETSI.
Ah ! Milord, il lui est arrivé bien pis.
DAMBI.
Qu’entends-je ! Ah ! ne m’en dis pas davantage : le mal qui t’a ravi un œil en a enlevé deux à Milady ! La belle Milady est aveugle.
BETSI.
Vous me forcez de tout découvrir, Milord : eh bien ! c’est pis encore.
DAMBI.
Pis encore ! Puissances célestes, quel sort me réservez-vous ?
À Betsi.
Ah ! dis-moi tout, je t’en con jure, dusses-tu me donner la mort.
BETSI.
Eh bien, Milord ! celle que vous aimez n’est point aveugle, elle n’est point borgne : ses yeux, son visage, n’ont rien perdu de leur éclat ni de leur beauté : mais hélas ! elle a perdu...
Elle sanglote.
DAMBI.
Quoi donc ?... Achève... Elle a perdu...
BETSI.
Une jambe.
DAMBI et TOM, ensemble.
Une jambe !
Dambi se trouve mal.
BETSI.
Les siennes se dérobent sous lui : Tom, un fauteuil.
DAMBI, dans un fauteuil.
Milady ! je ne croyais pas que mon amour fût susceptible d’accroissement. Mais comme je me trompais ! Je vais vous aimer cent fois davantage...
BETSI, à part.
Quelle différence entre le Maître et le Valet !
DAMBI, se levant, et avec transport.
Où est-elle ! Il faut que je la voie, il faut que je lui : parle, Betsi ; mène-moi vers elle : elle ne peut point marcher peut-être, viens avec moi, que je la prenne dans mes bras, que je la charge sur mes épaules, que je la transporte en tous lieux, à la Ville, à la Cour, à la Campagne, au bout du monde, s’il le faut ; que je lui serve éternellement de soutien, de conducteur et de guide. Ah ! si en sacrifiant mes deux jambes, je pouvais lui rendre la sienne ! Si je pouvais lui faire de tout mon corps un bâton noueux et solide, dont elle pût se servir comme d’un appui ! Si je pouvais, rival de Prométhée, dérober les feux du Ciel, animer une argile façonnée, l’attacher à la place où ce membre utile n’est plus, l’y fixer par des ressorts inconnus, leur donner le mouvement, le jeu, la souplesse nécessaires ! Si je pouvais, en détachant la jambe d’une statue... Celle de Vénus... de Junon... de Diane... Si le marbre, l’airain ou le porphyre amollis et palpitants sous mes doigts... Que dis je !... je m’égare, ma raison se perd, je n’entends plus, je ne vois plus, la douleur me tue, et je sens tout mon cœur s’élancer hors de moi, pour voler aux pieds de l’infortunée Milady.
Il retombe dans le fauteuil.
BETSI, à Tom.
Tu l’entends, et ne mœurs pas de honte de lui ressembler si peu ! Voilà un véritable Amant ! Voilà un Héros !
TOM.
Écoute donc, ma chère, la perte d’une jambe est bien plus grande que celle d’un œil : pourquoi n’en as tu pas perdu une comme Milady ? J’aurais fait un bien autre tapage.
BETSI.
Grand merci du souhait, il est tendre et touchant. Vas, tu es indigne de servir un tel Maître, et je suis bien honteuse d’avoir eu la moindre amitié pour toi.
DAMBI, rapidement et avec feu.
Dis-moi, Betsi : est-elle assise ? Est-elle couchée ? Qui est-ce qui la soutient ? Qui est-ce qui lui donne le bras quand elle veut faire quelque pas dans sa chambre ? Quand elle sort, comment fait-elle pour monter en voiture, pour descendre un escalier ? La porte-t-on, la roule-t-on, la traine-t-on ? Est-ce un fauteuil, une chaise longue, un lit à ressorts, qui lui sert de demeure ordinaire ? Ah ! si on la porte, c’est moi, c’est moi seul qui veux avoir cet emploi : je veux qu’un si doux fardeau ne quitte jamais mes épaules. Atlas ! puissant Atlas ! donne moi ta force, et ta taille surtout, qui te fait toucher les Cieux : j’y élèverai peu-à-peu ma maîtresse ; et placée par moi au rang des Divinités, je la ferai adorer comme telle, par tous les faibles Mortels qui rampent ainsi que moi sur la terre.
BETSI.
Il est aisé de vous satisfaire, Milord, sur tous les détails que vous demandez. Milady n’est point toujours couchée, ni toujours assise : elle se tient debout, elle marche, elle se promène même, presque aussi facilement que nous.
DAMBI.
Elle marche ! Elle le promène ! Ô Ciel ! Et quel Dieu opère ce prodige ?
BETSI.
Il n’y a point de Dieu en tout cela : un Mécanicien habile, et le plus fameux qu’il y ait dans Londres, a imaginé uniquement pour elle, une jambe de bois dont tous les ressorts sont admirables, et qui lui tient lieu de celle qu’elle n’a plus. Cette jambe se plie comme les nôtres, s’allonge, se courbe, se redresse : elle a la même flexibilité, les mêmes articulations : Milady enfin, par le moyen de ce chef-d’œuvre, artistement attaché, Milady boîte à peine quand elle marche : cependant j’ai toujours soin de lui donner le bras.
DAMBI.
Elle pourrait donc, à la rigueur, ailer et venir seule ?
BETSI.
Oui, Milord : depuis même qu’elle a cette jambe factice, personne ne s’est aperçu que la véritable lui manque ; et si je ne vous avais point prévenu, vous y auriez peut-être été trompé vous-même : ces renseignements vous surprennent, je le vois, et c’est l’effet qu’ils doivent produire ; mais ils doivent aussi vous rassurer un peu sur l’état de Milady.
DAMBI.
Ils me rassurent, je l’avoue, ils me rassurent, mais sans me consoler. Puisque les choses vont de la sorte, comment se fait-il donc que Milady, qui m’a écrit souvent, dont une lettre même m’a donné à Paris la nouvelle de sa petite vérole ; comment se fait-il qu’elle ne m’ait jamais rien dit des suites funestes de la maladie ? Comment se fait-il que ses parents, ses amis et les miens ne m’en aient rien appris ?
BETSI.
Cela n’est pas étonnant, Milord. Depuis son accident, Milady n’est point sortie, elle n’a vu que très peu de personnes, et les Médecins ont gardé le secret.
DAMBI.
Mais ces personnes ont pu apercevoir...
BETSI.
Non, Milord, non, vous dis-je, elles n’ont rien aperçu du tout, grâces au chef-d’œuvre de mécanique. Cet accident même est un mystère que je ne vous aurais point révélé, si je ne connaissais point vos sentiments pour ma maîtresse.
DAMBI.
Ah ! qu’elle compte à jamais sur ma discrétion : depuis longtemps elle en doit être sûre. Devait-elle cependant me cacher un malheur dont elle n’est point coupable ?
BETSI.
Vous savez, Milord, combien son âme est sensible et délicate. Vouliez-vous qu’elle affligeât la vôtre, qui ne lest pas moins, par une confidence qui vient de vous mettre au désespoir ? Je vous dirai plus : sans moi vous ne sauriez rien, peut-être, de l’accident affreux de ma maîtresse. C’est vraiment malgré elle que je vous l’ai dévoilé, et je ne doute pas qu’elle n’en soit très fâchée.
DAMBI.
Et que craint-elle, hélas ! Elle m’avait promis qu’au bout de deux ans de voyage, nous serions unis par les plus tendres liens. Ces deux ans sont écoulés : son malheur, qui me la rend plus chère, aurait-il apporté quel que changement dans son cœur ? Je viens de te prier, Betsi, de me conduire vers elle : pourquoi te le fais-tu redire ? Il faut que je la voie sur l’heure : où est-elles que je la rassure, que je dissipe ses terreurs, si elle en peut avoir ; que je la console, que je calme ses tourments, que je lui offre de nouveau ma main ; et que je lui demande la sienne.
BETSI.
Permettez, Milord, que je la prévienne de votre visite, que je la dispose à vous recevoir. Je vais lui rendre compte de votre impatience : attendez-moi ici, et je reviendrai vous instruire de ses intentions : elle-même, peut-être, viendra vous témoigner la reconnaissance.
DAMBI.
Va donc vite, et ne tarde pas à revenir.
Scène VI
DAMBI, TOM
TOM.
Eh quoi ! Milord, l’accident survenu à Milady ne changera rien à vos sentiments, et vous l’épouserez, quoiqu’elle ait une jambe de moins.
DAMBI, se promenant sur la Scène.
Si je l’épouserai ! Si je l’épouserai ! Ah ! que n’est elle déjà ma femme ! Que j’aurais de plaisir à lui prodiguer les soins que son état exige, à passer tous mes instants auprès d’elle, à courir, à voler au moindre signal de la volonté ! Milady me paraît cent fois plus aimable depuis qu’elle est malheureuse
TOM.
Il est vrai que Milady ne pourrait plus courir après les galants, supposé qu’elle en eût envie. Il est vrai qu’elle ne pourra plus danser, plus aller au Parc Saint James ; et peut-être que les hommes ne feraient pas si mal de n’épouser que des femmes boiteuses. Les maris se plaindraient moins d’elles, il y en aurait moins qui... je m’entends... et j’épouserais peut-être Betsi, si elle avait perdu une jambe.
Scène VII
DAMBI, TOM, BETSI
BETSI.
Milady m’envoie vous dire qu’elle ne peut point vous recevoir encore, souhaitant que votre imagination soit un peu plus familiarisée avec son infortune. Elle vous demande quelques moments de plus : vous reviendrez tantôt, et elle espère alors soutenir une entrevue qu’elle désire, mais qui lui coûte assez pour la retarder, Je vais même la rejoindre bien vite, elle peut avoir besoin de mes secours.
DAMBI.
J’obéis aux ordres de Milady : assure-la, Betsi, assure-la bien, je te prie, que tout mon désir est de m’unir à elle par les nœuds les plus saints ; et que je mourrais, si elle retardait aussi notre mariage. Suis-moi, Tom, j’ai des ordres à te donner.
TOM, à Betsi.
Adieu, mon Étoile Polaire !
BETSI.
Adieu, chien de Français.
ACTE II
Scène première
TOM, seul
Milord m’envoie ici pour m’informer de l’heure où il pourra voir Milady. C’est un homme singulier que mon maître ! S’obstiner à vouloir épouser une femme... Quelle femme... Bon Dieu ! Il n’y a qu’un Anglais capable d’un pareil amour : Il n’y a que Londres où l’on voie de pareilles choses. Mais je crois entendre Betsi : c’est elle-même. Eh bien ! ta maîtresse est-elle enfin visible ?
Scène II
BETSI, TOM
BETSI.
Oui, ma, maîtresse ne tardera pas à se rendre ici : Tom peut aller avertir son maître.
TOM, d’un air caressant.
Sais-tu bien que malgré ce bandeau je te trouve encore fort jolie.
BETSI.
En vérité !
TOM.
Tu es charmante Dieu me damne. On est d’abord effarouché de ce ruban, dont la couleur est un peu lugubre ; mais ta friponne de mine, fait qu’on s’y accoutume vite.
BETSI.
Il me semble que tantôt cette parure ne te plaisait guères... Tu disais que le noir est la couleur de l’enfer, que la femme du Diable est borgnesse.
TOM.
Cela est vrai : mais quand on a d’aussi beaux yeux que... Lorsqu’on a un aussi bel œil que le tien, est-il si laide parure qui puisse détruire son éclat ?
BETSI.
Tu crois réparer tes injures de tantôt par de froides galanteries ; mais, va, va, je te connais, mon pauvre Tom : tu reviens d’un pays où l’on se gâte. Les Français n’ont guères que des sens, il n’y a que les Anglais qui aient une âme ; et tu n’es plus Anglais depuis que tu as vu Paris.
TOM.
Veux-tu que je le redevienne ? Suis le conseil que je vais te donner. Ta maîtresse a substitué une belle jambe de bois, à celle de chair qu’elle a perdue. C’est un habile Mécanicien qui a fait ce prodige : imite-la, si tu m’en crois : vas trouver cet homme habile, et prie-le...
BETSI.
Quoi ! tu veux que pour me faire un œil, j’aille trouver l’homme qui a fait une jambe à ma maîtresse...
TOM.
Pourquoi non ! Ne pourrait-il pas, avec un peu de terre glaise, ou quelque composition plus savante, boucher le trou que tu as au front ?
BETSI.
C’est un Oculiste, qui pourrait substituer un œil de verre à celui que j’ai perdu, et non pas un Mécanicien... Que tu es grossier ! Que tu es ignorant ! Va, je remercie le Ciel de n’avoir plus qu’un œil à fermer, pour ne plus voir ta figure.
TOM.
Et moi, je remercie le Ciel de m’en avoir donne deux, pour contempler celui qui te reste. Adieu.
Scène III
BETSI, seule
L’exemple sublime de Milord, lui a peut être fait sentir qu’il m’avait trop maltraitée. Il voudrait revenir à moi, mais ses efforts sont vains ; je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir trouvée moins jolie.
Scène IV
LADY WELTON, BETSI
LADY WELTON.
Eh bien ! Betsi, comment Milord a-t-il pris le refus que j’ai fait de le recevoir ?
BETSI.
Fort tristement, je vous jure : il avait l’air désespéré.
LADY WELTON.
Et lorsqu’il a appris qu’il me manquait une jambe.
BETSI.
Ah ! Milady : il est impossible de vous peindre tout ce qu’il a souffert au récit menteur que je lui ai fait de votre prétendue infortune. Un torrent de larmes est tombé aussitôt de ses yeux, une sueur froide lui a couru sur tout le visage ; Tom et moi l’avons mis doucement dans un fauteuil pour le faire revenir à lui.
LADY WELTON.
Et ses sens ont été bientôt calmés, sans doute.
BETSI.
Bientôt calmés ! ah ! sortez de votre erreur. Il s’est relevé tout-à-coup, et s’est écrié d’une voix déchirante : où est-elle ? que je la voie : il faut que je la voie, que je la charge sur mes épaules, que je la transporte au bout de l’Univers ; que je lui serve d’appui, de soutien, de guide : il n’est point de termes passionnés, point d’expressions, qu’il n’ait employées pour rendre ce qui se passait dans son âme ; ses transports étaient brûlants, sa douleur terrible, et le désespoir l’avait presque abruti. Que je suis fâchée de vous avoir conseillé une épreuve dangereuse !
LADY WELTON.
Ne crains rien, Betsi, ne crains rien. Le croirais-tu ? Sa douleur, son désespoir, ses transports, tout était feint, tout était simulé.
BETSI.
Que dites-vous, ô Ciel ! Milord feindre ! Milord vous tromper ! Non, non, il en est incapable. Milord vous aime, il vous est fidèle ; il est impossible que Milord vous ait manqué de foi.
LADY WELTON.
Tu ne connais point les hommes, Betsi ; leur cour ne s’est jamais dévoilé à toi : tes regards n’ont jamais pénétré dans cet abîme. Tiens, lis cette lettre que je viens de recevoir à l’instant de Paris, et tu verras s’il faut se fier à ce sexe trompeur.
BETSI, lisant.
« Instruite, belle Milady, de l’estime tendre que vous avez pour un perfide, je crois devoir vous informer de la conduite qu’il a tenue à Paris. Faible et inconstant, ainsi que les autres hommes, il s’est amouraché d’une Mademoiselle Syphilis, qui l’a ruiné, et l’a affiché en tous lieux comme la conquête la plus honorable pour elle. L’avis que je vous donne est certain, et vous voudrez m’en remercier, peut-être : mais, permettez qu’en vous taisant mon nom, je me dérobe à votre reconnaissance ; j’ai toujours fait le bien pour le plaisir de le faire, et je serai trop heureuse, si j’ai pu vous détromper ».
LADY WELTON.
Tu le vois, Betsi : et tu veux que je croie encore à sa douleur, à son désespoir, et à ses perfides transports Il m’a jouée, il m’a trahie pendant son séjour à Paris, et il ne revient à Londres que pour me jouer encore.
BETSI.
Est-ce bien à vous, Milady, que cette lettre est adressée ?
LADY WELTON.
Lis le dessus. N’est-ce pas à Milady, Milady Welton ?
BETSI.
En effet, voilà bien votre nom ; mais il peut se faire que d’autres personnes...
LADY WELTON.
Non, Betsi, non. Feu mon mari étant le dernier de la famille, il n’y a que moi en Angleterre qui le porte.
BETSI.
Et le perfide ! Est-ce bien Milord Dambi ?
LADY WELTON.
Un perfide ! dit-on, pour qui j’ai une estime tendre. Une estime tendre ! Quel autre que Dambi m’a jamais, inspiré ce sentiment ?
BETSI.
Je reste confondue : j’étais d’avis d’interrompre l’épreuve ; mais je vois bien qu’il faut la continuer, elle seule pourra nous apprendre si Dambi est coupable ou innocent.
LADY WELTON.
Tu m’as fait entendre souvent que j’étais défiante, inquiète et ombrageuse, et que ces défauts gâtaient mon caractère : tu vois si j’avais tort de me défier.
BETSI.
Ce que c’est que les hommes ! J’aurais parié que Milord était le plus constant de tous ; et le traître vous, donnait une rivale ! Le traître vous trompait, lorsque ses lettres vous assuraient de l’amour le plus fidèle !
LADY WELTON.
Avais-je tort de te dire que Paris était un séjour dangereux ?
BETSI.
Je doute encore, pardonnez : je doute qu’il ait commis ce crime.
LADY WELTON.
Tu en doutes ! Je parie, moi, que dans le fond de son âme il n’aime que sa Demoiselle, qu’il brûle de l’épouser, peut-être...
BETSI.
Occupons-nous donc, je vous prie, occupons-nous incessamment des moyens de faire réussir l’épreuve. Si malgré votre jambe de moins, Milord persiste à vouloir vous épouser, il est impossible que son infidélité ne soit pas controuvée, et que l’avis qu’on vous donne, ne soit un tour malicieux de quelque Française.
LADY WELTON.
Je désire bien autant que toi, Betsi, que l’épreuve réussisse. Si elle vient à manquer, ce ne sera sûrement pas ma faute. Mais, sais-tu bien que tu m’as imposé une tâche fort difficile, en m’engageant à feindre qu’il me manquait une jambe ? Comment m’y prendre pour jouer ce rôle singulier ?
BETSI.
Rien de plus aisé, je vous jure : j’ai persuadé à Milord qu’un Artiste habile avait inventé pour vous une jambe si ingénieuse et si a droitement posée en la place de celle qui vous manque, qu’elle vous en tenait lieu.
LADY WELTON.
Ainsi donc, je suis censée pouvoir marcher toute seule, comme s’il ne m’était point survenu d’accident.
BETSI.
Non, il faudra que je vous conduise : une jambe artificielle, quelque bien faite qu’elle soit, ne peut point remplir exactement toutes les fonctions d’une autre. Prenez mon bras et marchez.
Milady prend le bras de Betsi, et fait quelques pas sur le Théâtre.
LADY WELTON.
Volontiers. Est-ce ainsi qu’il faudra que j’aille ?
BETSI.
À merveille ! Ayez la bonté seulement de ralentir un peu votre marche, et prenez bien garde que devant Milord il faudra que vous soyez toujours assise.
LADY WELTON.
Quel supplice pour un cœur délicat, d’être obligé de descendre à la feinte ! C’est vous, Milord, c’est vous seul qui en êtes cause. Ah ! sans votre infidélité, aurais-je jamais songé à tromper ce que j’aime ?
À Betsi.
Puisque la fausse jambe est si bien faite, Betsi, je pourrais me tenir debout.
BETSI.
Oui, quelques minutes : mais cela ne peut pas durer pendant toute une conversation. Ne détruisons point, par trop peu d’attention, la vraisemblance d’un piège qui demande d’autant plus de soin, qu’il est rare qu’on en ait tendu de semblable.
LADY WELTON.
Me voilà instruite si : bien, que, grâces à tes leçons, j’espère m’en tirer avec gloire. J’entends du bruit : si ce pouvait être Milord !...
BETSI.
C’est lui-même. Vite dans le fauteuil.
Elle s’assied.
Scène V
LADY WELTON, BETSI, LORD DAMBI
DAMBI.
Enfin donc, belle Milady, il m’est permis de vous revoir ! Pourquoi m’avoir privé si longtemps de votre présence adorée ? C’est d’elle seule que dépend mon bonheur : vous ne l’ignorez pas.
LADY WELTON.
Je n’ai point douté de votre empressement, Milord ; mais il est des évènements dans la vie, qui ne permettent point, même à l’Amant le plus tendre, de revoir du même œil les mêmes objets.
DAMBI.
Qu’entendez-vous par-là, Milady ? Qui pourrait m’empêcher d’avoir pour vous les mêmes sentiments ?
LADY WELTON.
Vous savez l’accident qui m’est arrivé ?
DAMBI.
Je ne le sais que trop, hélas ! mais n’en parlons jamais, je vous prie : rien ne vous manque à mes yeux, vous êtes belle comme vous l’étiez : je ne suis pas moins fidèle, et nous n’avons changé, ni l’un, ni l’autre.
LADY WELTON, à part.
Ni l’un, ni l’autre ! Comme il ment !
Haut.
Vous avez beau dire, Milord, vous ne me persuaderez point que je sois la même, et nous devons être bien changés tous les deux.
DAMBI.
Vous, changée ! Milady : en quoi donc, je vous prie ? Je ne parle point de vos traits, qui sont toujours les mêmes ; de ces grâces nobles et touchantes, qui ne vous quittent jamais, et qui vous rendent la plus aimable et la plus séduisante personne des trois Royaumes. Le fléau de la beauté n’a porté aucune atteinte à la vôtre ; mais, ce qui vaut mieux cent fois que la beauté même ; la bonté du cœur, l’égalité du caractère, et le piquant de l’esprit, ne les avez-vous pas conservés ? Ne sont-ils pas encore votre partage ? N’êtes-vous pas toujours aussi sensible, aussi délicate, aussi courageuse ? N’avez-vous pas toujours la même tendresse pour les infortunés, le même mépris pour les méchants, la même grâce dans tout ce que vous dites ? Ne tressaillez-vous pas encore au récit d’une action vertueuse ? Un vice, quel qu’il soit, ne vous inspire-t-il pas la même indignation et la même horreur ? Voilà, voilà, Milady, ce qui m’a séduit en vous, autant que les charmes de votre visage. Voilà ce qui m’a subjugué, ce qui m’a enchaîné à vous par les liens les plus forts. Qu’est-ce qu’un bras ? qu’est-ce qu’un œil ou une jambe de moins, pour un être qui vous ressemble ? C’est par le cœur que nous existons, c’est le cœur qui nous fait vivre de cette vie morale qui met un prix à l’existence ; de cette vie morale, la seule qu’on doive estimer, la seule qu’on doive préférer à toute autre ? Et votre cœur, ne vous demeure-t-il pas tout entier. Ah ! Milady, ne fussiez-vous qu’un tronc mutilé, qu’un informe reste échappé au trépas, pourvu que ce cœur l’animât, et que je le sentisse palpiter sous ma main tremblante ; je suis sûr, oui, je suis sûr que je vous adorerais encore.
LADY WELTON, à part.
Ah ! pourquoi n’est-il qu’un trompeur
Haut.
L’amour vous aveugle, Milord : ah ! si vous me voyiez telle que je suis, comme vous changeriez de langage !
DAMBI.
Pourquoi cela, Milady ? Je vous vois telle que vous êtes, ne viens-je pas de le prouver par le portrait que j’ai fait de vous ? Je vous adore toujours, telle que vous êtes ; et telle que vous êtes enfin, je brûle de vous épouser. J’avais fait part de mon vœu à Betsi avant de vous revoir, elle a dû vous le dire, elle a dû vous assurer que rien n’avait refroidi mon cœur. Vous m’aviez promis de couronner ma flamme au bout de deux années : elles viennent d’expirer,
Il tombe à ses genoux.
et c’est à vos genoux que j’ose vous sommer de votre parole.
LADY WELTON.
Levez-vous, Milord, je pouvais disposer de ma main quand je vous l’ai promise : ce droit m’est enlevé maintenant.
DAMBI.
Eh quoi ! Milady, en auriez-vous disposé en faveur d’un autre ? Existe-t-il ? Peut-il exister un homme plus digne que moi de vous posséder ?
LADY WELTON.
Vous ne m’entendez pas, Milord : souffrez que je m’explique. Un homme heureux, qui s’unit à une infortunée, a l’air de lui faire une grâce ; et j’ai l’âme trop fière pour en recevoir, même de mon Amant : je n’ai point fait d’autre choix ; mais le premier, mais le plus cher à mon cœur, est détruit par mon infortune.
DAMBI.
Qu’entends-je ! Votre infortune vous embellit à mes yeux. Que me devrez-vous donc si je vous épouse ? Vous trouvant cent fois plus aimable que vous n’étiez, n’est-ce pas moi qui recevrai le bienfait, et qui serai seul obligé à la reconnaissance ? Rendez grâces à ce malheur dont vous vous plaignez. J’aurais pu, quand vous étiez heureuse, j’aurais peut-être pu vous manquer de foi : je vous aimais, Milady, je vous aimais, et je vous idolâtre. L’amour avait tissé les liens qui m’enchaînaient à vous : la pitié... Que dis-je ! la pitié ! Pardon, ce mot m’échappe, et je le désavoue : c’est l’humanité, c’est la sainte humanité qui les resserre ; et qui, se joignant à l’amour, en a fait des chaînes que le Ciel même ne pourrait briser.
LADY WELTON.
Bon ! il vient presque de m’avouer qu’il m’a été infidèle.
Haut.
Conservez, Milord, conservez ces dispositions heureuses ; continuez de m’aimer avec la, même pureté et la même tendresse ; et si mon malheur ne vous refroidit point, s’il ne vous éloigne point de moi, dans un an je vous tiendrai ma promesse : dans, un an je serai à vous.
DAMBI.
Dans un an, Milady ! y pensez-vous ! En voilà deux que je viens de passer dans les tourments : me croyez vous un Dieu, pour pouvoir supporter encore un siècle de souffrance.
LADY WELTON.
Pardonnez ces nouveaux retards, ils sont nécessaires, indispensables. Vous venez d’un pays où l’on n’est guères fidèle ; et puis, les hommes sont si trompeurs ! Il y en a qui savent si bien jouer le sentiment, si bien feindre la passion auprès de leur maîtresse ; et qui, en leur absence, oublient si vite leurs serments ! Je vous ai aimé Milord, et j’ose en faire gloire. Deux ans que j’ai passés sans vous voir ne m’ont point refroidie ; mais ils ont dû substituer l’inquiétude et les soupçons, à la sécurité et à la confiance. Enfin, Milord, ce maudit voyage que vous avez fait en France, le changement survenu en moi, mes craintes pour l’avenir, mes doutes sur le passé ; tout veut que nous attendions encore une année, tout m’ordonne de vous éprouver.
DAMBI.
Ah ! je suis tout éprouvé, Milady, et je serai au bout d’un an, tel que vous me voyez à cette heure. Me promettez-vous à votre tour, de redevenir pour moi ce que vous fûtes avant mon départ funeste ?
LADY.
Oui, Milord, je vous le jure.
DAMBI.
Eh bien ! puisque j’ai été assez heureux pour trouver un logement dans le même Hôtel que vous, permettez que je n’en sorte point d’ici à une année. Permettez que je sois toujours près de vous, que j’écarte de vous la douleur, l’ennui et la mélancolie ; qu’à toute heure enfin, je veille sur votre santé, devenue plus fragile depuis votre infortune. Votre état exige des soins sans nombre : permettez que je prenne ces soins, et qu’ils me dédommagent de la plus longue attente : permettez enfin, que je ne vous quitte plus, que je sois votre Chirurgien, votre Médecin, votre Garde-Malade.
BETSI.
Doucement, Milord : ces soins me regardent seule, et croyez-vous que je vous les abandonne ?
DAMBI.
Ah ! Betsi, que tu es heureuse ! Que ne puis-je être à ta place pendant une année !
LADY.
Vous ne savez pas à quoi vous vous engagez, Milord, en me faisant cette demande. Oubliez-vous que vos affaires, que vos plaisirs, peut-être, vous éloigne raient de moi sans cesse ? Vous ! ne plus sortir de la maison pendant une année !
Souriant.
Si le sort vous avait traité ainsi que moi, et que vous fussiez mon époux, c’est tout au plus ce que vous pourriez promettre.
DAMBI.
Eh bien ! consentez à mes vœux, et vous verrez si rien pourra me séparer de vous !
LADY WELTON.
Non, Milord, non : je suis loin d’exiger un pareil sacrifice. Point de gêne avec moi, liberté entière : je vous verrai tous les jours aux heures accoutumées : et puissent les moments que vous passerez avec moi, ne pas vous sembler trop longs ! Adieu, Milord : je souffre dans la situation où je suis : permettez-moi d’aller en prendre une autre, loin de votre présence. Mon état demande de la solitude, et je crois que si je faisais bien, je ne me trouverais jamais en compagnie.
DAMBI.
Eh quoi ! vous me quittez sitôt ! Permettez au moins que je vous conduise.
LADY WELTON.
Non, Milord, non : Betsi est plus faite que vous à cet exercice : elle s’y opposerait d’ailleurs, vous n’avez point encore traité avec elle de la charge.
Scène VI
DAMBI, seul
Elle craindrait que je ne fusse pas toujours auprès d’elle ! Elle craindrait que mes affaires, mes plaisirs, ne m’en éloignassent trop souvent. Mes plaisirs, dit-elle, mes plaisirs ! En est-il, en peut-il être pour un Amant, lorsque sa Maîtresse a des peines ? Si le sort vous avait traité ainsi que moi, a-t-elle ajouté en souriant, c’est tout au plus ce que vous auriez pu promettre. Que signifient ces mots ? A-t-elle voulu parler de la perte d’une jambe ?... Ah ! je serais trop heureux qu’un pareil malheur me fût arrivé. Quelle idée effrayante et sublime, ces mots, dits innocemment, font naître tout-à-coup dans mon âme ! Qu’il serait beau de suppléer à la négligence du sort ! Qu’il serait grand ! Qu’il serait généreux, de me rendre moi-même aussi infortuné que mon Amante ! Je ne puis y songer, sans tressaillir à-la-fois de joie et de terreur. J’aperçois Betsi... interrogeons-la avant de me résoudre à ce sacrifice.
Scène VII
DAMBI, BETSI
DAMBI.
Eh bien ! Betsi : suis-je assez malheureux ? assez accablé par la destinée et par la cruelle Milady ? Je vais en France pour m’instruire, pour observer les mœurs d’un Peuple que tout Anglais doit connaître : j’en reviens tout plein de Milady ; j’en reviens avec le projet de lui demander sa main, qu’elle m’a promise avant que je parte ; de lui offrir de nouveau la mienne, qu’elle a acceptée ; l’impatience et l’amour me dévorant, j’accours, je me présente. On me dit d’abord que Milady n’est point viable, qu’il faut avant de lui parler, que mon imagination se familiarise avec son malheur ; je me retire, je reviens ; elle paraît, et c’est pour me traiter avec une rigueur dont il n’y eut jamais d’exemple. Je l’assure qu’elle n’est point changée à mes regards, qu’elle est toujours aussi belle, aussi aimable : elle s’obstine à me soutenir le contraire : je lui rappelle la promesse qu’elle m’a faite de m’accorder sa main : son choix est, dit-elle, détruit par son infortune : une délicatesse mal entendue lui fournit, pour excuser son refus, des raisons pitoyables, des sophismes que le cœur n’entendit jamais, et l’on dirait qu’elle se plaît à me rendre malheureux, quand je ne vis que pour soulager ses peines.
BETSI.
Je conviens, Milord, qu’elle vous a fait un accueil un peu froid.
DAMBI.
Un peu froid ! Un peu froid ! Elle m’a assassiné par ses réponses désespérantes et ambigües. Chaque mot qu’elle m’a dit a enfoncé un poignard dans mon cœur ; et son refus y a porté les coups de mille poignards en semble.
BETSI.
Elle n’a point refusé, ce me semble, de s’unir à vous.
DAMBI.
Non, mais elle a retardé notre mariage : et n’est-ce pas la même chose pour un Amant passionné ?
BETSI.
Je suis très éloignée d’approuver sa conduite avec vous : mais vous-même, n’avez-vous rien à vous reprocher à son égard ? Vous venez d’un pays où les infidélités sont bien communes.
DAMBI.
Voilà encore un reproche qu’elle a eu l’air de m’adresser ! mais qu’il est injuste ! et que ses craintes à cet égard sont déplacées !
BETSI.
N’est-il pas vrai qu’à Paris on change de maîtresse tous les mois, et même toutes les semaines ?
DAMBI.
Oui : on se fait là un jeu de ce qui est pour nous une affaire sérieuse, j’en conviens : la passion dominante des Français, est de n’en point avoir de durable, pour les objets même les plus intéressants et les plus dignes de plaire. Les deux sexes en France, unis par des liens de fleurs, le prennent, le quittent, se reprennent, sans autre objet que l’amusement : c’est la mode, souvent, qui les rend épris l’un de l’autre : aussi, rien de plus léger que leurs ferments, tien de plus frivole que leur tendresse.
BETSI.
D’après ce portrait, Milord, les Français sont de jolies Marionnettes que le plaisir fait mouvoir. N’auriez-vous pas été un peu Marionnette ?
DAMBI.
Non, Betsi : tel que certains Médecins, qui doivent à un préservatif qu’ils portent, de vivre au sein de la contagion, sans contracter de maladie ; j’ai vécu à Paris, comme j’aurais vécu à Londres.
BETSI.
Vous avez donc aussi un préservatif, une amulette merveilleuse ?
DAMBI, frappant sur son cœur.
La voilà, mon amulette : le voilà, mon préservatif : grâces à lui, l’air du vice n’a pu m’atteindre, et j’ai échappé à la corruption, quoique respirant au milieu d’elle. Les grandes passions rendent non-seulement fidèle, mais chaste ; et d’ailleurs, quoique loin de Milady, je me la peignais sans cesse : son image ayant toujours été présente à mon esprit, je ne l’ai quittée que pour la retrouver : elle n’a pas dû oublier enfin, que j’ai refusé pour elle la main d’une Duchesse, qui m’offrait, non un rang, mais des biens immenses, mais un crédit étendu, et tous les agréments de la vie.
BETSI.
Sans moi, peut-être, elle l’aurait oublié ; mais je le lui ai rappelé tantôt, et elle s’en est souvenue avec reconnaissance.
DAMBI.
Sais-tu, Betsi, ce que j’ai répondu à cette Duchesse, lorsqu’elle m’a proposé, sa main ? Je lui ai nommé Milady, et me suis retiré en silence ?
BETSI.
C’est fort bien fait ; mais vous l’avez revue, peut être, et de nouvelles propositions...
DAMBI.
Non, Betsi, je n’ai plus remis le pied chez elle. Elle m’a écrit plusieurs fois pour m’y ramener : elle m’a fait parler par tous ses amis et les miens ; et toujours inébranlable, je suis resté ferme comme le roc au sein des flots ; ou plutôt, je me suis bouché les oreilles comme Ulysse, et n’ai plus voulu entendre le chant de la Sirène.
BETSI.
À propos de Sirènes : on dit qu’il y en a de bien séduisantes à l’Opéra de Paris.
DAMBI.
Bien séduisantes ! Pour un Français, je l’avoue.
BETSI.
Vous êtes-vous aussi bouché les oreilles pour ne point les entendre ?
DAMBI.
Je n’en ai pas eu besoin.
BETSI.
Elles ne vous ont point inspiré de crainte ?
DAMBI.
Peut-on craindre ce qu’on méprise ? Ah ! si Milady me soupçonnait d’avoir été séduit par elles, qu’elle serait injuste ! Rassure-la bien là dessus, je te prie : on calomnie quelquefois les Amants les plus vrais. Dis-lui bien...
BETSI.
Les Amants les plus vrais, ne le font jamais beaucoup sur de certains articles. Si vous êtes innocent, comme j’aime à le croire, c’est le temps seul, c’est le temps qui pourra le lui prouver ; et voilà pourquoi elle a eu recours à ce Juge incorruptible.
DAMBI.
Eh bien ! soit, que le temps me justifie, Milady n’ignore pas qu’une âme comme la mienne, qu’on enchaîne par des vertus autant que par des attraits, n’a point pu s’attacher à des êtres vils et corrompus, nés seulement pour être les idoles du vice. N’importe, Betsi, n’en parlons plus. Que le temps me justifie, puise qu’elle le veut : je rougirais que ce fût moi-même. Dis moi cependant ce qui a pu m’attirer de la part un accueil aussi froid ? Pourquoi m’a-t-elle refusé sa main, après me l’avoir promise ? Pourquoi, surtout, veut elle m’éprouver encore durant une année ? Pourquoi enfin, ne suis je plus ce que j’étais à ses yeux, lorsqu’aux miens elle n’est point changée ?
BETSI.
Milady, vous le savez, est naturellement un peu défiante. C’est-là son seul défaut. Je crois bien qu’elle vous aime, je crois bien qu’elle vous paye du plus tendre retour : mais si elle vous épouse, elle craint qu’à la longue vous ne soyez peut-être fatigué de son malheur, elle craint que vous ne l’abandonniez peut être.
DAMBI.
Ah ! voilà le grand mot enfin : Voilà pourquoi elle suspend notre mariage. Elle craint que je ne l’abandonne ; elle craint, que, fatigué de ton malheur, je ne me lasse de passer mes moments auprès d’elle. Eh bien ! je saurai dissiper ses craintes, je saurai la rassurer : j’ai un moyen infaillible ;
À part.
et quoiqu’il puisse m’en couter, il est temps de le mettre en usage
Haut.
Betsi, tu peux me rendre un grand service. Dis-moi, je te prie, le nom et l’adresse de cet Artiste qui a fait pour Betsi un chef d’œuvre de mécanique ?...
BETSI, à part.
Je ne m’attendais pas à cette question.
Haut avec embarras.
Cet Artiste qui a substitué une jambe si ingénieuse à celle de Milady !
DAMBI.
Oui ; ce Mécanicien habile dont tu m’as tantôt fait l’éloge.
BETSI.
Ma foi, Milord, comme cet Artiste n’est pas fort connu, je crois que vous aurez de la peine à...
DAMBI.
Tu m’as dit que c’était le plus fameux qu’il y eût dans Londres.
BETSI.
Fameux ! Oui ; j’oubliais qu’il l’est assez : mais, comme je vous l’ai déjà dit, l’opération s’est faite avec le plus grand mystère. On ne m’a révélé, à moi, que ce qu’on ne pouvait point me cacher ; et le nom du Mécanicien est précisément une des choses que l’on m’a tues.
DAMBI.
Eh bien, cela étant, j’irai chez un autre : il y a plus d’un Mécanicien à Londres, et pour de l’argent on a bientôt trouvé tout ce qu’on veut.
BETSI, à part.
Voudrait-il faire présent à ma Maîtresse d’une jolie demi-douzaine de jambes, pour en changer au besoin ?
DAMBI.
Je t’ai retenue ici bien longtemps : je crains que ta Maîtresse n’ait eu besoin de toi. Va la rejoindre vite : redouble tes attentions pour elle, et c’est moi que tu obligeras.
BETSI.
Ce motif ne peut rien ajouter à mon zèle. J’aime Milady autant que moi-même, et quand je lui rends quel que service, c’est bien autant pour mon plaisir que pour le vôtre.
DAMBI, lui offrant une bourse.
Eh bien ! Betsi, prends cette bourse.
BETSI.
Pourquoi donc, Milord ?
DAMBI.
Pour te payer de ta réponse. Elle m’a tant satisfait.
BETSI, à part.
La lettre le disait ruiné, et il m’offre une bourse.
DAMBI.
Accepte-la, c’est tout ce que je te demande.
BETSI.
Je l’accepte.
À part.
Pour voir si la lettre a dit vrai.
DAMBI.
Adieu, Betsi, va retrouver ta Maîtresse.
BETSI.
Adieu, Milord.
À part.
Cet homme, quoiqu’on en dise, n’a point du tout l’air d’un infidèle.
Scène VIII
DAMBI, seul
Tu craindrais donc, si je continuais d’être heureux, que ton malheur ne me fatiguât ! Tu craindrais que ta présence ne me devint onéreuse ! Eh bien ! rassure-toi, divine Milady, rassure-toi : je vais te ressembler st parfaitement, qu’il faudra bien que tes alarmes se dissipent, qu’il faudra bien que tu croies à mes sentiments... Qu’elle sera surprise et satisfaite, lorsqu’elle me verra privé d’une partie de moi-même, et qu’elle saura pour qui j’ai fait ce sacrifice... Je dis satisfaite, et l’on ne saurait m’en blâmer. Ne sentir pas une douleur qu’un autre ne partage, ne pousser pas un soupir qui ne soit répété ; est-il rien de plus doux, est-il rien de plus consolant pour un être qui souffre ?... Eh bien ! Milady, tu la goûteras, cette consolation céleste. Sujet aux mêmes tourments que toi, aux mêmes privations, aux mêmes peines, le malheur va resserrer nos liens ; le malheur va nous unir mille fois plus que nous ne l’avons été : nous allons gémir, nous allons pleurer ensemble. Que dis-je ! le même jour, peut-être, nous verra mourir. Ah ! puisse à jamais, puisse la même chambre nous servir d’asile, et le même lit de tombeau ! Puisse la mort s’entendre avec la douleur pour nous faire expirer ensemble. Jusqu’ici j’ai été le seul à m’attendrir sur le sort d’une infortunée. Mon sort te touchera aussi, ô ma belle Maîtresse ! Tu me plaindras à ton tour, quand tu me verras dépouillé
Montrant la jambe.
de ce morceau de poussière organisée : tu me donneras quelques larmes ; tu ne diras plus alors, tu n’oseras plus dire qu’un heureux qui s’unit à une infortunée, a l’air de lui faire une grâce ; et je pourrai t’épouser, je pourrai t’offrir ma main, sans te paraître généreux.
ACTE III
Scène première
TOM, posant sur une table une jambe de bois
Je ne conçois rien aux idées de mon Maître. Il achète une belle jambe de bois, qu’il me fait apporter ici ; il m’ordonne de tenir prêts dans la chambre voisine, tout ce qui est nécessaire pour panser une plaie... Qu’est-ce donc que tout cela signifie ? Milady a eu le malheur de perdre une jambe des suites de la petite vérole : mon Maître, par un excès d’amour qui n’aurais jamais eu d’exemple, voudrait-il lui sacrifier !... Je frémis quand j’y songe... Il est assez fou pour cela : ou plutôt, il est allez amoureux... Est-il rien où cette passion n’engage, quand elle a pris racine dans une âme forte ?... Comme il avait l’air pensif et préoccupé, quand il a fait cette emplette !... Hélas ! mon pauvre Maître ! Je crains en vérité que l’amour ne lui ait fait tourner la tête.
Maniant la jambe.
Ne voilà-t-il pas un beau meuble, et cela ne vaut-il pas bien cent guinées ?... J’entends du bruit... Sauvons-nous, et allons là-dedans achever en enrageant les apprêts qu’il m’a commandés.
Scène II
LADY WELTON, BETSI
BETSI.
Je vous jure, noble Lady, que Milord n’a point du tout l’air d’un perfide. Les discours qu’il m’a tenus tantôt, la douleur vraie qu’il a ressentie de l’accueil froid que vous lui avez fait ; ses regards, son air, son maintien, tout, tout m’a annoncé qu’il vous a toujours aimée, et qu’il vous aime encore avec la plus vive ardeur.
LADY WELTON.
Mais cette lettre, Betsi, cette lettre que j’ai reçue...
BETSI, montrant une bourse.
Mais cette bourse, Milady, cette bourse qu’il m’a donnée.
LADY WELTON.
Cette bourse n’a rien de commun avec la lettre que j’ai lue...
BETSI.
Pardonnez-moi, Milady. Cette lettre est anonyme, ce sont des mensonges peut-être qu’elle renferme, et voici du solide dans cette bourse : j’y ai trouvé cent bonnes guinées bien trébuchantes, qui détruisent tous ces mensonges.
LADY WELTON.
Qu’importe ! Cet or ne prouve pas...
BETSI.
Cet or prouve que votre Amant n’est pas ruiné ; comme on vous l’assure, et vous feriez bien mieux de croire la bourse que la lettre.
Apercevant la jambe de bois.
Mais que vois-je sur cette table ?... Oh ! oh ! voilà qui est singulier ! Une jambe de bois des plus jolies ! des mieux travaillées ! des plus élégantes, même ! Serait-ce à vous Milady, que Milord destine ce beau présent ? Non : elle est trop longue et trop grosse pour une femme, c’est pour un homme qu’elle paraît être faite. Milord aurait-il le projet ?... Je ne puis y songer sans frémir... Il m’a demandé tantôt le nom et la de meure du Mécanicien qui vous a fait une jambe, je n’ai pu le lui dire, comme vous pensez bien. Il m’a dit : qu’il s’adresserait à un autre, il m’a assurée qu’il dissiperait vos craintes, qu’il avait un moyen infaillible de vous prouver son amour. Je l’ai laissé ici tout pensif, tout rêveur, tout triste ; ah ! ma bonne maîtresse ! je ne doute point que Milord ne veuille se porter à quelque extrémité terrible...
LADY WELTON.
Tu me fais trembler, Betsi ! Entrons bien vite dans ce cabinet pour l’en empêcher.
BETSI.
Vous ne croyez donc plus qu’il vous ait manqué de foi !
LADY WELTON.
Eh ! sais-je ce que je crois en ce moment ? Milord est en danger, voilà tout ce qui m’occupe, voilà tout ce que je vois. Viens donc, suis-moi, et cachons-nous à l’instant pour venir à son secours. Cette feinte sera sans doute la dernière où je serai obligée de descendre, et Milord va m’apprendre si je dois, ou non, compter sur son cœur.
Elles se cachent dans le cabinet.
Scène III
MILORD DAMBI, seul
Je reviens de chez le Docteur Jonesmann : il étaie absent, mais j’ai dit à son élève de me l’envoyer ici, et sans doute il ne manquera pas de s’y rendre. Qu’il me tarde de le voir arriver, pour remplir le projet que l’amour m’inspire ! Ce projet ne pouvait naître que dans une grande âme. Combien je m’applaudis de l’avoir trouvé seul !... et d’être le premier à l’exécuter, peut être... Tel que je suis maintenant, je serais resté volontairement auprès de Milady, je l’avoue, mais ce bienfait avec le temps l’aurait humiliée : tel que je vais être, je serai forcé d’y demeurer toujours ; elle aura la joie pure de ne me rien devoir, et la fierté et son amour seront également satisfaits.
Avec effroi.
Mais si la mort est la suite de mon sacrifice !... Pourrais-je la craindre ?... Non, non. Comme il sort de l’ordre des choses ordinaires, le Ciel veillera sur moi, le Ciel me doit un miracle... Mais si la douleur... La douleur ?... Je la crains bien moins que la mort. Je suis Amant et Anglais : avec deux titres si beaux, peut-on manquer de cou... rage ?...
Maniant la jambe.
Et puis, les ressorts de cette machine me paraissent fort déliés, fort souples, et point du tout pesants.
Avec sérénité, et d’un ton de plaisanterie douce.
Et si Milady est aussi bien chaussée que moi, j’espère que nous irons de temps en temps faire une promenade au jardin de Kinsington. Mais, où est Tom ?... Holà, hée ! Tom ! Tom !
Scène IV
TOM, DAMBI
TOM.
Milord, me voilà.
DAMBI.
Tout est-il préparé ?
TOM.
Oui, Milord, tout est rangé dans la chambre voisine.
DAMBI.
Fort bien.
TOM, d’une voix tremblante, bas.
Fort mal... Milord ?
DAMBI.
Eh bien !
TOM.
Me sera-t-il permis de vous faire une question ?
DAMBI.
Parle.
TOM.
Que signifient tous ces apprêts que je viens de faire ? Tout cet attirail de la douleur est peut être de la mort ?
DAMBI.
Ce n’est rien, mon ami, ce n’est rien.
TOM.
Ce n’est rien ! Ah ! vous voulez en vain me le cacher, Milord : je devine tous vos projets ; je lis, malgré vous, dans votre âme. Milady Welton a eu le malheur de perdre une jambe des fuites de la maladie, et par un excès de tendresse, auquel je ne comprends rien, vous brûlez de vous en faire ôter une, vous brûlez de lui ressembler ! Quelle idée ! Et vous avez pu la concevoir de sang-froid ! La mûrir en silence dans votre tête ! Les cheveux se dressent sur la mienne quand j’y songe.
DAMBI.
Tu n’as jamais été bien courageux.
TOM.
Cela est vrai, Milord, je suis poltron : mais je ne suis pas insensible. Je ne voudrais pas qu’on me fît une piqûre d’épingle, mais je ne puis voir couler le sang d’autrui sans effroi ; et la douleur que je n’éprouve pas, me fait souffrir autant que la mienne propre.
DAMBI.
Tom, la douleur n’est point un mal !
TOM.
La douleur n’est point un mal ! Qu’entends-je ! Ô blasphème ! La douleur n’est point un mal ! Ô Philosophes maudits ! Race abominable et perverse, qui avez persuadé cette folie à certains hommes, où sont vos livres ? que je les brûle, que je les réduise en cendres à l’instant ! Où êtes-vous, vous-mêmes, véritables ennemis de l’humanité ? Où êtes-vous ? Ah ! si je vous tenais... que j’aimerais à vous brûler aussi... Que j’aimerais à vous faire cuire... à vous faire rôtir comme un Muttonchop ; et lorsque j’entendrais vos cris douloureux, lorsque je verrais vos grimaces effroyables, que j’aurais de joie à vous dire : la douleur n’est point un mal.
DAMBI.
C’est bien vainement, que tu déclames si fort contre la Philosophie. Ce n’est point par Philosophie que je m’immole, c’est par amour.
TOM.
Par amour ! Par amour ! Et quel nécessité y a-t-il, que vous fassiez présent de votre jambe à Milady ? Croyez-vous que les femmes veuillent des époux mutilés ? J’aime aussi, moi, j’aime Betsi presqu’autant que vous aimez sa maîtresse : Betsi est borgne depuis quelque temps ; pensez-vous que pour lui plaire j’irai me faire arracher un œil ? Ah ! je m’en garderai bien, Milord je m’en garderai bien ; je n’ai pas trop de mes deux yeux pour lorgner sa jolie mine, et s’il ne m’en restait qu’un, de quoi me servirait que pour me ressembler, ma maîtresse renonçât à l’un des liens ? Celui qu’elle perdrait, me rendrait-il celui que je n’aurais plus ? Ah ! je serais bien fâché qu’elle me sacrifiât seulement un œil de la paupière.
DAMBI.
Tu le crois, mon ami ? Que ton erreur m’étonne ! Deux malheureux, sont comme deux timides voyageurs, que cherchent des assassins au milieu d’une forêt obscuré. C’est pour se fortifier contre la crainte, qu’ils se tiennent étroitement serrés, et la mort leur paraît moins cruelle, s’ils la reçoivent en s’embrassant. Et quel être dans la nature ne croit pas moins souffrir, s’il est assuré de ne pas souffrir seul ? C’est pour diminuer les tourments de Milady, que je brûle de les partager : elle sentira moins ses maux, j’en suis sûr quand nous les sentirons ensemble. Que dis-je ! je lui paraitrai plus aimable, quand je serai aussi infortuné qu’elle ; et si tu étais borgne, les visages les plus beaux pour toi, seraient ceux qui n’auraient qu’un œil.
TOM.
Non ; de par tous les Diables, non. Un bel œil n’est jamais de trop, surtout quand il appartient à un joli visage ; et si j’étais borgne...
DAMBI, souriant, mais sans affection et avec calme.
Malgré tes répugnances, mon cher Tom, j’espère bien te recommander au Docteur qui va venir ici pour satisfaire à ma demande. Je ne souffrirai pas qu’un homme qui est à moi, ne cherche point à m’imiter dans ce que je fais de bien.
TOM.
Milord, je vous remercie de votre attention ; mais, point de recommandation, je vous prie : je n’aime point les Docteurs tranchants, et n’ai rien de trop à leur offrir dans toute ma personne.
DAMBI.
Je suis fatigué des courses que je viens de faire : un fauteuil.
Tom lui avance un fauteuil, et il s’assied.
On heurte à la porte ; c’est sûrement le Docteur : va vite lui ouvrir.
Scène V
TOM, DAMBI, LE DOCTEUR JONESMANN
LE DOCTEUR, à Tom.
Est-ce ici que demeure Milord Dambi ?
TOM.
Tenez, le voilà, qu’il vous réponde lui-même ; je ne veux pas être son complice.
DAMBI, au Docteur.
Approchez, Docteur, approchez.
LE DOCTEUR.
On dit que vous m’avez mandé, Milord.
DAMBI.
Cela est vrai, Docteur Jonesmann.
LE DOCTEUR.
Que puis-je faire pour votre service ?
DAMBI.
Vous allez le savoir, Docteur... Tom, ferme toutes les portes.
TOM, en fermant les portes.
Que ce Monsieur Jonesmann a la figure rébarbative !
DAMBI.
Vous connaissant de réputation, Monsieur Jonesmann, sachant combien vous êtes habile dans votre Art, je vous ai choisi pour me couper une jambe.
LE DOCTEUR.
Une jambe !
DAMBI.
Oui, Docteur. Serait-ce pour la première fois qu’on vous fait cette demande ?
LE DOCTEUR.
Non, Milord : mais ne pourrait-on la guérir, sans en venir à cette extrémité ?
DAMBI.
La guérir ! Il faudrait pour cela qu’elle fût malade.
LE DOCTEUR.
Vous avez fait quelque chute, peut-être... Et blessé dans cette partie...
DAMBI.
Non, Docteur : je ne suis, ni blessé, ni incommodé dans aucune partie du corps. J’ai les deux jambes les plus fortes et les plus faines qu’on puisse avoir ; et en voici la preuve.
Il se lève.
La manière dont je marche et me tiens debout, n’annonce pas que je sois impotent.
LE DOCTEUR.
Pourquoi donc, Milord, voulez-vous ?...
DAMBI.
J’ai mes raisons, qu’il est inutile de vous apprendre : songez seulement à me satisfaire, et vous n’aurez point à vous plaindre de moi.
LE DOCTEUR.
Mais, Milord, il y aurait de la cruauté, de la folie même...
DAMBI, se rasseyant.
Ah ! voici les représentations... Je m’attendais : bien qu’elles seraient éternelles ; il est temps de les faire cesser, ou plutôt de les prévenir. Docteur, voici un pistolet et une bourse. L’un est chargé de trois balles l’autre renferme trois cents guinées : la dernière est à vous si vous faites ce que je désire : si vous me résistez, l’autre...
À part.
Il faut lui faire peur...
Haut.
Docteur, vous m’entendez, ne m’en faites pas dire davantage.
LE DOCTEUR, avec une fermeté simulée.
Je vous entends, Milord, et je vois bien qu’il faut vous obéir.
TOM, à part.
Ô le vilain homme ! Le méchant homme que Monsieur Jonesmann.
LE DOCTEUR.
Mais le jeune homme à qui l’on a parlé chez moi, ne m’ayant point dit pour quel objet on me demandait à votre Hôtel, je n’ai point apporté mes instruments.
TOM, à part.
Oh l’honnête homme ! le charmant homme que Monsieur Jonesmann !
DAMBI, à part.
Ô circonstance fâcheuse !
Haut.
C’est à-dire, Monsieur Jonesmann, que vos instruments sont chez vous, et qu’il faut que vous les alliez chercher.
LE DOCTEUR.
Oui, Milord. Sans eux il est impossible que j’opère. Mais ne craignez pas que je sois longtemps à faire ce message ; je demeure assez près d’ici pour être de retour dans un quart-d’heure.
À part.
Au Diable, si je reviens.
TOM.
Milord, j’accompagnerai le Docteur, si vous le juges nécessaire.
DAMBI, à part.
Ils brûlent de s’en aller pour ne plus revenir.
Haut.
Non, Messieurs, vous ne sortirez d’ici, ni l’un, ni l’autre ; vous permettrez même que je vous y renferme. J’ai déjà été chez le Docteur ; je fais où il demeure. Votre élève, Docteur, doit connaitre votre écriture.
LE DOCTEUR.
Oui, Milord, il la connaît.
DAMBI.
Eh bien ! écrivez tout de suite, et donnez-moi un billet pour ce jeune homme à qui j’ai déjà parlé : il me remettra vos instruments : d’après la demande que vous allez lui en faire, je les rapporterai ici, et nous nous mettrons à l’ouvre tout de suite.
LE DOCTEUR.
Votre idée est bonne, Milord : mais qui fait si mon jeune élève pourra trouver ce qu’il me faut.
DAMBI.
Oui, Docteur, il le trouvera, si votre demande est claire. Je l’aiderai d’ailleurs dans ses recherches, et je vous assure que rien ne nous manquera. Voilà du papier, une plume, et une écritoire : allons, écrivez, écrivez vite.
Tom donne au Docteur tout ce qu’il lui faut, et le Docteur écrit.
LE DOCTEUR, à part.
Je croyais que nous en serions quitte pour la peur, mais ma foi, il n’y a pas moyen de reculer.
Remettant le billet à Milord.
Tenez, Milord, il faut faire tout ce que vous voulez : mais en vérité, quand je longe...
DAMBI.
Encore des remontrances !
Il lit le billet tout bas.
C’est fort bien, Docteur, c’est fort bien...
Il se lève.
Au lieu de tant prêcher, Docteur, amusez-vous pendant mon absence, à examiner si Tom n’a pas quelque tache dans l’œil.
TOM.
Je vous assure, Milord, que j’ai les visières très nettes, et qu’il est inutile que le Docteur y regarde.
DAMBI.
Vous devez toujours porter sur vous les instruments nécessaires à la conservation de cet organe ; on a l’habitude à Londres de se donner tant de coups de poings dans les yeux !
LE DOCTEUR.
Cela est vrai, Milord, et je viens à l’instant même, d’en arracher deux dans le voisinage, qui incommodaient furieusement leur maître.
DAMBI.
Eh bien ! Docteur, je vous recommande cet homme.
Scène VI
LE DOCTEUR, TOM
LE DOCTEUR.
Est-il vrai, Monsieur, que vous ayez un œil qui vous gêne, et que mes secours vous soient nécessaires pour vous en débarrasser.
TOM.
Non, Docteur : grand merci de votre offre obligeante. Je vois à merveille de mes deux yeux, et si c’est une incommodité que de bien voir, je suis résigné à la supporter toute ma vie.
LE DOCTEUR.
Milord n’est pas homme cependant à dire une chose pour l’autre ; puisqu’il m’a chargé d’examiner si vous n’aviez pas quelque tache dans l’œil, il faut bien qu’il y en ait quelqu’une. Venez donc, que j’y regarde de près, et ne vous laissez point dominer par une fausse honte.
TOM.
Et pourquoi ferais-je honteux de bien voir ? Est-ce un crime d’avoir deux beaux yeux, deux grands yeux aussi brillants que des escarboucles ?
LE DOCTEUR.
Non : mais quelquefois les personnes informes de veulent pas qu’on sache...
TOM.
Je ne suis point infirme, Docteur, et n’ai nulle envie de le devenir. Milord voudrait peut-être, parce qu’il va se faire couper une jambe pour plaire à la maîtresse, que pour plaire à la mienne je me fisse arracher un œil : mais je ne suis, Dieu merci, ni aussi fou, ni aussi amoureux que lui.
LE DOCTEUR.
Eh quoi ! c’est par amour que Milord veut se faire couper une jambe !
TOM.
Eà ! mon Dieu, oui. La femme qu’il aime en a perdu une ; et c’est, dit-il, pour diminuer ses tourments, qu’il veut s’exposer aux plus terribles ; celle que j’aime a bien perdu un œil aussi, mais au diable si je me fais éborgner pour le bel œil qui lui reste.
LE DOCTEUR.
Voilà donc la seule raison qui engage Milord...
TOM.
Je suis certain qu’il n’en a point d’autres.
LE DOCTEUR.
Milord est un homme bien singulier !
TOM.
Ah ! Docteur, c’est le Roi des hommes. Généreux, sensible, humain ; s’il n’était pas si amoureux, il serait parfait. C’est là son seul défaut.
LE DOCTEUR, à part.
Je ne puis pas croire qu’il pousse à bout son entre prise. En attendant, amusons-nous de son Valet.
Haut.
Vous n’avez donc nulle envie d’imiter votre Maître.
TOM.
Non, Docteur, pas la moindre. Je n’ai rien de trop, Dieu merci, pas même un cheveu sur ma tête.
LE DOCTEUR, avec un ton emphatique.
Âme faible et pusillanime ! Vous ne connaissez donc pas les devoirs que l’amour impose aux vrais Amants ? Vous ne savez donc pas, que, les uns pour obtenir un sourire de leur maîtresse, ont sacrifié, je ne dis pas leurs biens, leur fortune, leurs possessions de tout genre ; mais leur repos, leur honneur et leur vie ? Que les autres, pour les délivrer d’un péril passager, ont affronté des monstres et des géants : que ceux-là se sont fait esclaves, pour avoir le plaisir de ramper sous leurs ordres ; que ceux-ci, plus grands encore, et plus courageux, ont attaqué seuls des armées entières : que tous enfin, que presque tous, ont subi une mort cruelle et quelque fois ignominieuse, pour épargner à l’objet de leur culte... Quoi !... Un instant de douleur, une égratignure, une piqûre d’épingle. Vous ne savez donc pas...
TOM.
Je fais, Docteur, que ces exemples-là sont admirables, mais que dans ce siècle ils ne sont guères imités ; et qu’en homme prudent et sensé, je me conforme aux usages de mon siècle. Je sais qu’on est fort laid avec un œil de moins, qu’il n’y a rien de plus délicat que cette partie ; que je souffre en damné, si par hasard il y entre un fétu ; et que ce serait bien pis, si vos instruments...
LE DOCTEUR.
Homme sans courage ! Savez-vous ce que c’est que l’œil ?
TOM.
Ma foi, l’œil est un meuble fort utile, voilà tout ce que je fais.
LE DOCTEUR.
Bath ! utile ! À Paris d’où vous venez, vous avez dû rencontrer des Quinze-vingts dans la rue.
TOM.
Oui, ce sont des aveugles qui vont sans accident dans tous les quartiers de la Ville, et qui même les indiquent aux plus clairvoyants.
LE DOCTEUR.
Vous voyez donc bien que l’œil n’est pas un meuble si utile que vous l’imaginez, et que l’on peut s’en passer facilement. Savez-vous d’ailleurs comment il est fait, cet organe que vous craignez tant de perdre ? L’œil est une espèce de fève, une lentille, où les rayons du jour se réunissant sur une espèce de lacis, qu’on nomme la Tétine, portent soudain à l’âme, l’image des objets sensibles. Cette lentille est moins que rien : c’est un poing sur une grande surface, un grain de sable sur une montagne ; une verrue imperceptible, sur un arbre de cent pieds de haut.
TOM.
Ma foi, lentille ou fève, peu m’importe. Qu’un autre explique les mystères de la vue, je me contente d’en jouir, et c’est ainsi que l’on devrait faire pour tous les objets de la vie.
LE DOCTEUR.
Que ce discours est bien celui d’un homme qui ne parviendra jamais à rien de grand ! Qu’il peint bien une âme vulgaire ! Faut-il, pour vous donner un peu de cœur, que je vous cite les borgnes fameux qui se sont immortalisés, et dont les noms vivront éternellement au temple de mémoire !
TOM.
Je veux croire, Docteur, qu’il y en a beaucoup ; mais pour moi, je ne porte point mon vol si haut, j’aime l’obscurité, je l’avoue, non celle qui nous couvrant les yeux d’un voile épais, nous empêche de voir la lumière, mais celle qui nous met à l’abri de tous les regards. Je voudrais enfin pouvoir considérer tout le monde à mon aise, et n’être vu de personne : je voudrais...
Le Docteur tire de sa poche un fer à toupet.
Ah ! l’horrible instrument !
LE DOCTEUR, rapidement, et poursuivant Tom son fer à la main.
Vous craignez d’être borgne ! Et le grand Annibal ! Horatius Coclés ! Le fameux Général Zisca ! le Prince Antigone ! Ignorez-vous que tous ces grands hommes surent privés d’un œil ? J’irai plus loin : notre illustre Milton, qui perdit la vue si jeune ; ce Théologien, qui se creva les yeux pour mieux méditer ; Origène, qui fit bien plus encore ; Origène, qui...
TOM.
Ah ! Docteur, cessez de m’approcher : cessez de me poursuivre : cet instrument a une certaine odeur qui me ferait expirer sur la place.
LE DOCTEUR.
Allons, allons, ne faites plus l’enfant, rendez-vous le digne émule de ces hommes illustres : la postérité vous en récompensera avec usure ; et pour une misé table lentille que je vais vous ôter du front...
TOM.
Docteur, ayez moins faim de ma pauvre lentille, et je vous promets de vous en faire manger d’excellentes. Je vous promets de vous en régaler, vous et toute votre famille ; me refuserez-vous une grâce que je vous de mande à genoux ?
Scène VII
LE DOCTEUR, TOM, DAMBI, avec un petit coffre sous le bras
DAMBI.
Que vois-je : Tom à genoux ! Et les yeux tout baignés de larmes !
TOM, larmoyant.
Ah ! Milord, prenez pitié de moi !
DAMBI.
D’où vient donc la terreur que je vois peinte sur ton visage ?
TOM.
Le Docteur Jonesmann qui veut m’arracher un œil.
DAMBI.
Et c’est là ce qui te désole ? Il est clair d’après cela que tu renonces à Betsi.
TOM.
Si j’y renonce ! ah ! je promets bien de n’être plus amoureux de ma vie.
DAMBI.
Eh bien ! lève-toi, et sois désormais tranquille. Mon dessein n’est pas de te violenter. Pour moi, qui adore Milady plus que jamais, et qui aspire à lui en donner la preuve. Docteur, voici tous vos instruments renfermés dans ce petit coffre ; vous n’auriez plus à présent que de vaines excuses à m’opposer. Disposez-vous donc à remplir mes veux, et que ma félicité commence le plutôt possible.
Il s’assied ; et prend un air riant.
Avant de nous mettre en train, cependant, je voudrais bien savoir lequel est le plus utile à l’homme, de la jambe ou de l’œil. Cette question n’est point oiseuse, Tom ; c’est toi que j’invite à y répondre.
TOM.
Assurément, Milord : c’est l’œil qui est le plus utile à l’homme : de quoi n’est-on pas privé quand on l’est de la vue ? On ne voit plus le soleil, on ne voit plus la lune, on ne peut faire un pas sans tomber, on a besoin d’un guide pour le conduire...
DAMBI, avec sérénité et gaieté.
Eh bien ! Tom, j’ai une proposition à te faire, qui peut-être ne te déplaira pas : laisse-toi couper une jambe et moi j’offrirai mon œil à arracher : allons, troc pour troc.
TOM, rapidement.
Milord, je me trompais, c’est la jambe certainement qui est plus utile à l’homme que la vue. Un homme qui n’a qu’une jambe tombe bien plus facilement, et bien plus souvent encore que celui qui ne voit pas ; ou plutôt, il lui est impossible de faire un pas, à moins qu’on ne le porte. Quelle situation affreuse ! Il est, ou cul-de-jatte ; ou condamné à se faire traîner partout : il ne peut plus danser ; il ne peut plus surtout, courir après les jeunes filles. Ah !... Il est le plus malheureux de tous les hommes.
DAMBI.
Je vois par tes réponses ; que tu ne voudrais perdre, ni ton œil, ni ta jambe. Eh bien ! n’en parlons plus, et conserve-les l’un et l’autre le plus longtemps que tu pourras.
TOM, à part, avec sentiment.
Il plaisantait, le cruel ! et l’on va le martyriser.
DAMBI, d’un ton sérieux, mais calme.
Allons, Docteur, rien ne peut plus nous arrêter. Commençons, je vous prie.
LE DOCTEUR, à part.
Ceci redevient sérieux ! J’enrage.
Haut.
Permettez, Milord, que je vous représente...
DAMBI, avec une fermeté tranquille.
Vos représentations me sont insupportables ; je vous l’ai déjà dit, Docteur.
Lui montrant de nouveau le pistolet et la bourse.
Voyez et choisissez.
LE DOCTEUR, avec noblesse.
Gardez votre argent, Milord : les menaces ne m’effrayent guères, et les présents ne me tentent pas. Mais je suis père de quatre enfants : c’est mon talent qui les fait vivre ; leur trépas suivrait le mien de près, et puis que vous l’ordonnez, je vais vous obéir : je vous préviens cependant, que l’opération faite, j’en avertirai le Ministère Public.
DAMBI.
Tout comme il vous plaira. Je suis Membre de ce Ministère, je l’en instruirai moi-même si vous voulez, et ne craignez pas qu’il vous arrive rien de funeste.
LE DOCTEUR, les larmes aux yeux.
Le mien est un ministère d’humanité que j’avais béni jusqu’à ce moment : mais, Milord, que vous me le faites maudire ! Je vais le remplir en le détestant.
Il s’apprête as ouvrir le petit coffre.
TOM, l’arrêtant et tombant à ses genoux.
Ah ! Docteur, arrêtez : je viens de vous demander grâce pour un de mes yeux : je me rétracte, arrachez-les moi tous deux, je vous en supplie, arrachez-les moi à l’instant. J’aime mieux les perdre, j’aime mieux mourir, que de voir mon bon Maître se faire faire tant de mal.
DAMBI, avec une colère qui va en diminuant.
Retire-toi, maraud, relève-toi, et cesse de nous importuner l’un et l’autre. Tes larmes sont inutiles, le sort en est jeté ; on ne meurt point d’ailleurs d’une jambe coupée : ne crains rien, mon ami.
TOM, au Docteur.
Docteur, ne l’écoutez pas.
À soi-même.
Oh ! si j’avais une épée, comme je m’en percerais, tout poltron que je suis !... Dieu !... Je crois l’entendre pousser des cris terribles ; je crois voir couler son sang... Il ne sera pas dit au moins, que j’aurai été présent à cet affreux spectacle, et voici pour m’y dérober.
Il se couvre la tête avec un mouchoir.
DAMBI.
Allons, Docteur, j’attends l’effet de vos bontés...
Le Docteur ouvre le petit coffre. Au bruit qu’il fait, Milady et Betsi sortent du cabinet : Milady est pâle, échevelée, et dans le plus grand désordre.
Scène VIII
LE DOCTEUR, TOM, DAMBI, LADY WELTON, BETSI
LADY WELTON, accourant et restant évanouie.
Arrêtez, arrêtez.
DAMBI, se retournant.
Quoi ! Milady, c’est vous !
TOM, se découvrant la tête.
Quoi ! Betsi, tu n’es plus borgne, et ta Maîtresse n’est plus boiteuse ? Les friponnes ! Elles se sont jouées de nous.
DAMBI, se levant et allant au secours de Milady.
Ah ! Docteur ! Betsi ! Tom ! venez, venez tous la secourir... Que vois-je, Milady ! vous pleurez !
LADY WELTON, d’une voix étouffée.
Ah ! Dambi !
DAMBI.
Ciel ! la parole expire sur ses lèvres ! Mais comment a-t-elle pu accourir vers moi ? Ce miracle... Que vois-je ! Betsi n’a plus son bandeau !... Ah ! Milady, m’auriez-vous trompé ?
BETSI.
Non, Milord, ma Maîtresse est innocente ; c’est moi seule qui suis coupable, c’est moi qui lui ai conseillé de feindre, c’est moi qui ai tout conduit, c’est de ma façon qu’elle avait une jambe de moins, et je me suis tendue borgne pour éprouver ce maraud.
DAMBI.
Que vois-je sur son front ? Quel sentiment douloureux semble l’agiter ?
BETSI.
Ce sentiment est le repentir. Milady ne se pardonnera jamais une épreuve qui a failli vous être si funeste.
DAMBI.
Ah ! Milady, pourquoi cette sévérité ? Pourquoi cette cruauté envers vous-même ? L’épreuve où Belli vient de vous engager, vous a fait connaitre mon cœur, elle est toute à mon avantage.
LADY WELTON.
Quoi ! j’ai exposé vos jours et vous me pardonnez !
DAMBI.
Vous pardonner ! moi ! Pour avoir ce droit, il faudrait que je fusse votre Époux, M’allez-vous enfin accorder ce titre ?
LADY WELTON.
Milord, je suis coupable ; mais ne l’avez-vous pas été à votre tour ? Cette lettre, où l’on m’apprend qu’une Demoiselle... Lisez-là, Milord, lisez cette lettre.
DAMBI, prenant la lettre.
Que vois-je ? L’écriture de la Duchesse ! de cette femme dont j’ai refusé la main.
LADY WELTON, reprenant la lettre.
En voilà assez, Milord : n’achevez point la lettre, vous n’y verriez que des calomnies. Si j’avais su de qui elle venait, je serais bien moins coupable. Voilà ma main, vous la méritez plus que jamais. Et que ne suis-je plus digne d’être votre épouse ! J’ai commis deux crimes en ce jour : celui de vous avoir fait croire à un malheur imaginaire, et celui d’avoir soupçonné votre vertu d’après une lettre de ma rivale. Mais ces crimes, Milord, c’est l’amour qui me les a fait commettre, et l’amour...
DAMBI.
Sera votre excuse... Ne songeons plus qu’au bonheur qui nous attend.
LE DOCTEUR.
Il me paraît, Milord, que vous n’avez plus besoin de mon ministère !
DAMBI.
Non, Docteur : je n’oublierai point cependant le service que vous m’avez rendu, en vous opposant à mon dessein funeste ; et voulez-vous bien en récompense, agréer cette bourse pour vos enfants.
LE DOCTEUR.
Milord, je suis laborieux et honnête ; et mes enfants n’ont besoin de rien.
DAMBI.
Quoi, vous me refusez une somme si modique ?
LE DOCTEUR.
Qu’en ferais-je, Miloud ! ne suis-je pas assez payé ? J’ai rempli mon devoir. Adieu, Milady ; adieu, Milord, Pour vous, Monsieur Tom, savez-vous que l’instrument qui vous a fait tant de peur, n’était qu’un fer à toupet : mais j’en ai ici de plus tranchants, qui sont fort à votre service.
TOM.
Grand merci, Docteur. On ne saurait voir trop clair quand on a cette jolie mine à lorgner.
LE DOCTEUR.
Salut donc à la jolie Betsi et à Monsieur Tom.
DAMBI.
Adieu, Docteur, vous aurez de mes nouvelles. Il me paraît que Tom s’est raccommodé avec Betsi, depuis qu’elle n’est plus borgne : qu’elle reçoive donc cette femme pour dot, si elle veut l’épouser.
TOM.
Betsi, tu me réponds rien ; serais-tu la seule à m’en vouloir, lorsque nos Maîtres se pardonnent ?... Betsi !... Betsi !... Prends pitié de mes tourments.
BETSI, recevant la bourse.
Je reçois la bourse : mais songe bien, quand nous serons unis ; songe bien, malgré ton amour pour tes yeux, qu’un bon mari doit toujours les fermer sur les défauts de sa femme.