L’Écarté (MÉLESVILLE - Eugène SCRIBE - Jules-Henri VERNOY DE SAINT-GEORGES)

Sous-titre : un coin du salon

Tableau-vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 14 Novembre 1822.

 

Personnages

 

DU PARC, ancien négociant

BUROZEAU, ami de la maison

LÉON, neveu de Duparc

LAFLEUR, domestique

MADAME DE ROSELLE, jeune veuve

MADAME DE SAINT-CLAIR, sa tante

FORTUNÉ, clerc de notaire

MADEMOISELLE MIMI, fille du notaire

CAVALIERS et DAMES de la société de madame de Roselle

 

À Paris, dans le quartier de la Chaussée-d’Antin.

 

Un salon richement décoré. Grande porte au fond, deux portes latérales ; une cheminée à gauche, et dans le fond, près de la cheminée, un secrétaire élégant ; sur le devant, du même côté, un guéridon garni de flambeaux. Un grand lustre éclaire le salon.

 

 

Scène première

 

DUPARC, LAFLEUR

 

DUPARC.

Comment ! madame de Roselle n’y est pas ?

LAFLEUR.

Non, monsieur.

DUPARC.

Et sa tante, madame de Saint-Clair ?

LAFLEUR.

Ces dames ont demandé la voiture après dîner, et sont sorties.

DUPARC.

Alors, je me suis trompé de jour... moi qui venais pour un bal.

LAFLEUR.

Oh ! c’est bien pour aujourd’hui.

DUPARC.

Il est près de dix heures, et personne n’est arrivé ; les salons ne sont pas même éclairés.

LAFLEUR.

Est-ce que monsieur ne serait pas de Paris ?

DUPARC.

Non, mon garçon : j’arrive du Poitou.

LAFLEUR.

C’est ce que je me suis dit tout de suite... Voyez-vous, monsieur, c’est ici la Chaussée-d’Antin, et dans ce pays, les soirées ne commencent qu’à minuit.

DUPARC.

On devrait alors changer la date des billets d’invitation.

Regardant le sien.

Que diable ! lundi soir ; il fallait mettre : mardi de grand matin.

Air de Préville et Taconnet.

S’il faut ici dire ce que je pense,
À Paris tout se fait trop tard ;
C’est à minuit que la danse commence,
Et le dîner à six heures un quart !
Moi, ma méthode est bien meilleure,
D’aujourd’hui seul je suis certain,
Et je me dis, sans croire au lendemain :
De nos plaisirs avançons toujours l’heure,
Ne retardons que celle du chagrin.

LAFLEUR.

Tenez, monsieur, vous avez du bonheur, voilà ces dames qui rentrent déjà ; il faut qu’il leur soit arrivé quelque chose.

Il sort.

 

 

Scène II

 

DUPARC, MADAME DE ROSELLE, MADAME DE SAINT-CLAIR

 

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Monsieur Duparc ! Comment ! vous êtes ici ? vous nous attendiez ?

MADAME DE ROSELLE.

Ah ! mon Dieu ! monsieur, si nous l’avions su...

DUPARC.

J’aurais été désolé de vous déranger ; Sans doute quelque affaire importante...

MADAME DE ROSELLE.

Nous venions des Français... une tragédie nouvelle.

DUPARC.

Votre domestique m’avait fait craindre que quelque accident...

MADAME DE ROSELLE, d’un air triste.

Oui, vraiment, la pièce n’a pas fini... quel dommage ! je la trouvais très bien.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Je le crois ; tu n’as pas écouté : tu as causé tout le temps avec M. Léon.

DUPARC

Ah ! mon neveu était dans la loge de ces dames ?

MADAME DE ROSELLE.

Non, mais il est veau nous faire une petite visite.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Une visite de quatre actes...

DUPARC.

Je me suis présenté plus d’une fois, madame, sans avoir le plaisir de vous rencontrer, et je n’ai pu vous remercier encore des bonnes intentions où vous êtes pour mon neveu. Je conviens que son extrême jeunesse est un grand obstacle, mais cela termine un procès, cela arrange deux familles.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Je le sais, monsieur ; mais c’est égal, ce mariage n’est pas encore fait.

Air du vaudeville de La Robe et les Botte.

Profitant des jours de veuvage,
Ma nièce, sans donner son cœur,
Veut vivre seule et jouir du bel âge.

DUPARC, à madame de Roselle.

Quel égoïsme ! et quelle est votre erreur !
Combien d’attraits je vous vois en partage !
Mais ces trésors si précieux... je crois
Qu’on est encor plus heureuse, à votre âge,
En les donnant qu’en les gardant pour soi !

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Et puis, songez donc, monsieur, se marier avec un jeune homme de dix-neuf ans !... Vous ne savez pas, elle a été si malheureuse avec son premier mari !

MADAME DE ROSELLE.

Ah ! ma tante, M. de Roselle, quelle différence !

MADAME DE SAINT-CLAIR.

C’était un homme dont tout le monde faisait l’éloge ; mais il était joueur... ah !

DUPARC, à part.

Joueur ! ah ! mon Dieu ! cela se trouve bien.

Haut.

J’espère que vous ne ferez pas ce reproche à mon neveu ?

MADAME DE ROSELLE.

Sans doute, M. Léon, qui a fini son droit, et qui est presque avocat...

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Ce n’est pas une raison ; depuis quelque temps, ma nièce, le barreau devient très joueur ;

À Duparc.

je ne dis pas cela pour votre neveu... mais il faudra voir... Pour ma part, d’abord, j’aime beaucoup M. Léon : c’est toujours à moi qu’il donne la main, presque tous les soirs il fait ma partie de whist, ou même il me lit la gazette.

MADAME DE ROSELLE.

Pauvre jeune homme ! voilà une preuve d’amour !... Eh ! mon Dieu ! et notre toilette ! on va arriver, et nous ne serons pas prêtes... Est-ce que M. Durozeau n’est pas là ?

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Non ; je ne le vois pas. Comment allons-nous faire ?

DUPARC.

Quel est ce M. Durozeau ? un de vos parents ?

MADAME DE ROSELLE.

Non, vraiment.

DUPARC.

C’est sans doute un ami ?

MADAME DE ROSELLE.

Mais non ; je ne pourrais pas trop vous dire ! c’est une existence qui échappe à l’analyse.

Air du Fleuve de la vie.

Sans esprit il est fort habile ;
Son domicile est chez autrui ;
De la sorte, il a dans la ville
Quinze ou seize maisons à lui :
Dans l’une il a table servie,
Dans l’autre ses gens, son loyer,
Et traverse ainsi, sans payer,
Le fleuve de la vie.

Du reste, monsieur, c’est un homme fort utile : c’est lui qui fait nos emplettes, qui loue nos loges au spectacle, qui fait les billets d’invitation, dresse la liste des convives, sur laquelle il se trouve tout naturellement porté ; substitut obligé de la maîtresse de la maison, il fait les honneurs, dispose les tables de jeu, où jamais il ne risque un écu, arrange les parties, le boston des grand’mamans, l’écarté des jeunes gens et le piquet de l’âge mûr, t’ait circuler les rafraîchissements, trouve des danseurs aux petites filles, pense à tout le monde, ne s’oublie jamais, et se retire toujours à la fin du souper.

DUROZEAU, dans l’intérieur de l’appartement.

Hé ! André ! Lafleur ! allons donc.

MADAME DE ROSELLE.

Eh ! tenez, je l’entends, il donne des ordres ; je l’ai vu ce soir aux Français, et il est en retard ; car ordinairement, il arrive toujours le premier.

DUPARC, souriant.

À moins qu’il n’y ait, comme aujourd’hui, des provinciaux.

 

 

Scène III

 

DUPARC, MADAME DE ROSELLE, MADAME DE SAINT-CLAIR, DUROZEAU

 

DUROZEAU.

Air de La Légère.

Du spectacle (Bis.)
J’arrive, non sans obstacle.
Pour paraître,
Il faut être
Dans vingt endroits
À la fois.

De peur d’avoir un air fier,
Il a fallu que je fusse
Saluer ce duc et pair
Chez qui je dînais hier !
Puis qu’ensuite je courusse
Galamment offrir la main
À cette comtesse russe
Chez qui je dîne demain.

Du spectacle, etc.

Mais, enfin, me voilà. Je vois que vous n’êtes pas encore prêtes ; je recevrai pour vous.

À madame de Saint-Clair.

À propos, madame, j’ai passé au Père de famille, pour cet assortiment de soies que vous attendez ; on vous l’apportera demain, avec la tapisserie ; les fleurs sont bien nuancées ; je crois que vous en serez contente.

MADAME DE ROSELLE.

Et moi, monsieur Durozeau, vous avez oublié ma petite commission ?

DUROZEAU, tirant un écrin de sa poche.

Je m’en serais bien gardé, belle dame : voici le collier d’émeraudes que vous avez choisi : Franchet vous enverra la facture.

MADAME DE ROSELLE.

Il est fort joli !

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Il me semble, ma chère Mathilde, que tu dépenses bien de l’argent.

MADAME DE ROSELLE, ouvrant son secrétaire, et serrant l’écrin.

Du tout, ma tante ; je me suis donné cet hiver un troisième cachemire, et il me reste encore cent louis d’économie ; voyez plutôt les beaux billets.

Elle montre ses billets de banque.

DUROZEAU.

Je sais bien pourquoi : c’est que vous ne jouez jamais. Hier, chez madame de Plinville, on a perdu un argent fou ! il y avait une ardeur... tenez, notre jeune avocat, M. Léon, y était... savez-vous qu’il va très bien !

MADAME DE ROSELLE, riant d’une manière forcée.

Comment ! M. Léon ?

DUROZEAU.

Oui ; il a perdu une vingtaine de louis avec un sang-froid...

DUPARC, vivement.

Je crois bien, ce n’était pas son argent : c’était le mien.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

À vous, monsieur ?

DUPARC.

Oui, je voulais savoir ce que c’était que l’écarté : ce jeu-là devient si fort à la mode, qu’on commence à en parler dans le Poitou. Alors, j’avais prié mon neveu de risquer pour moi quelques louis.

DUROZEAU.

Je me rappelle en effet avoir vu monsieur parmi les parieurs. Eh bien ! c’était amusant, n’est-ce pas ?... Il y avait là surtout M. Florvac, le petit agent de change, qui tenait tous les paris... Voilà les gens qu’il faut pour échauffer une partie !

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

Oui, ces messieurs ont la main large,
Ce sont les Crésus de nos jours,
Et souvent pour payer leur charge
L’écarté fut d’un grand secours.
Ce jeu, du Pactole est la source,
Le hasard qu’il offre est si grand
Que l’agent de change souvent
Peut se croire encore à la Bourse.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Allons donc, ma nièce, et ta toilette !

MADAME DE ROSELLE, à Durozeau.

Mon cher Durozeau, veuillez tout disposer, donner des ordres, et surtout tenir compagnie à monsieur.

Air de La Gazza ladra.

Je vous laisse, et serai bientôt prête ;
Aux parures je tiens fort peu.
Sans adieu, sans adieu ;
Dans l’instant je reviens en ce lieu.

DUPARC.

Hâtez-vous, ou je vous crois coquette.

MADAME DE ROSELLE.

Est-ce un tort si digne de courroux ?
En pensant, messieurs, à la toilette,
N’est-ce pas encor penser à vous ?

Ensemble.

MADAME DE ROSELLE.

Je vous laisse, et serai bientôt prête :
Aux parures je tiens fort peu.
Sans adieu, sans adieu ;
Dans l’instant je reviens en ce lieu.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Je suis loin de blâmer la toilette :
Aux parures je tiens un peu.

DUROZEAU et DUPARC.

Qu’avez-vous besoin de toilette ?
Vos attraits en tiennent toujours lieu.

Madame de Roselle et madame de Saint-Clair sortent.

 

 

Scène IV

 

DUPARC, DUROZEAU, qui va et vient pendant cette scène

 

DUROZEAU.

Voyons, voyons, il faudra là-dedans un whist, un piquet ; et puis... je ne sais pas si j’aurai assez de monde.

À Duparc.

Monsieur joue-t-il le boston ?

DUPARC.

Tout ce que vous voudrez.

DUROZEAU, lui frappant sur l’épaule.

C’est bon, c’est bon, nous vous donnerons une jolie dame, qui ne joue pas très bien, mais qui est fort aimable, avec le substitut, et puis une maman... Mais que je vous débarrasse de votre canne et de votre chapeau.

Il les prend.

DUPARC.

Je ne souffrirai pas...

DUROZEAU.

Laissez donc, je vais placer ça en lieu sûr.

En sortant.

André ! les jetons, les flambeaux.

 

 

Scène V

 

DUPARC, seul

 

Ma foi, ma nièce est une petite femme charmante ! famille honorable ; fortune indépendante... Mon neveu est-il heureux, à son âge, de faire un pareil mariage ! toute ma crainte, c’est que Léon ne manque un si beau parti... Il est trop vrai qu’il joue de manière à m’inquiéter moi-même ; je suis bien sûr, par exemple, qu’il n’est jamais entré dans une académie. Mais au fait, à quoi bon ? grâce aux progrès de la civilisation, on peut se ruiner en bonne société.

Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre, (Le Dîner de Madelon.)

Jadis aussi la jeunesse imprudente
Courait au jeu, mais elle en rougissait,
Et de ces lieux que le vice fréquente
Le seul aspect en entrant l’effrayait,
De ses dangers enfin tout lui parlait ;
Mais rien ici n’avertit la victime,
Et du salon le langage et les mœurs,
Tout l’entretient dans ses douces erreurs.
Comment, hélas ! se douter de l’abîme,
Lorsque l’abîme est caché sous des fleurs ?

Et s’il arrivait que Léon se mit dans l’embarras... je l’aime beaucoup assurément ; mais je n’ai que mes douze mille livres de rente bien juste... Je ne suis pas de ces oncles de comédie, qui arrivent toujours tout cousus d’or, et qui sont la providence obligée de leurs étourdis de neveux. Je crois que j’ai pris le meilleur parti pour me trouver à même de lui prêter secours dans un cas pressant sans porter atteinte à mes capitaux. Depuis huit jours que je suis à Paris, j’ai suivi Léon dans toutes les sociétés qu’il fréquente ; je me suis fait une règle de jouer ou de parier contre lui, et toujours exactement la même somme que celle qu’il a risquée ; jusqu’à présent, cela s’est balancé, ou à peu près, excepté hier et avant-hier, où j’ai eu le désagrément de lui gagner une cinquantaine de louis... j’espère que, s’il le sait jamais, il sera sensible à ce que je fais pour lui, car enfin la partie n’est pas égale : si je gagne, je le lui rendrai, et si je perds... ma foi, je lui ferai de la morale pour mou argent. Eh ! le voici, ce cher enfant !

 

 

Scène VI

 

DUPARC, LÉON

 

DUPARC.

Vous le voyez, monsieur, je suis arrivé avant vous, et cependant je ne suis pas amoureux.

LÉON.

Vous avez vu ces dames ?

DUPARC.

J’en ai été enchanté ! et si ce mariage-là n’a pas lieu, ce sera ta faute : tu es aimé.

LÉON, avec joie.

Vous croyez ?

DUPARC.

De la tante, d’abord, j’en suis certain ; et pour la nièce, il y a de grandes probabilités : ainsi, je t’en conjure, observe-toi bien, ne fais pas de folies ; tâche surtout de ne jouer que le moins possible, car, vois-tu, je ne peux pas me le dissimuler, tu es un peu joueur.

LÉON.

Moi, mon oncle ? mais pas plus que vous, car je vous vois toujours de toutes mes parties.

DUPARC.

Air du vaudeville de La Somnambule.

Moi, monsieur, quelle différence !
Je ne suis point à marier ;
Mais vous, c’est une extravagance !
Le jeu doit-il tout vous faire oublier ?
Quand vous avez tous les biens en partage,
Quand la beauté, quand les amours sont là,
Laissez du moins ce plaisir à notre âge,
Qui, par malheur, n’a plus que celui-là.

Écoute, mon ami, je te parle en bon oncle : on a déjà fait des rapports à ces dames.

LÉON, à part.

Ah ! mon Dieu !

Haut.

Je vous remercie, j’y ferai attention. Ce soir, d’abord, vous pouvez être tranquille ; pour être plus sûr de moi, je n’ai point pris d’argent.

DUPARC.

Forcément, peut-être ?

LÉON, riant.

Mais... oui... à peu près.

DUPARC, à part.

Je crois bien : je lui ai tout gagné, et depuis hier, c’est moi qui suis son caissier.

Haut.

Ainsi donc, tu ne joueras pas ?

LÉON.

Non, mon oncle, je vous le promets.

DUPARC.

Eh bien ! tant mieux.

À part.

Cela va me donner congé, et je veux en profiter pour m’amuser ; je vais faire un boston.

 

 

Scène VII

 

DUPARC, LÉON, FORTUNÉ

 

FORTUNÉ, arrivant par le fond, et parlant à la cantonade.

Jules, garde-moi ma place, il y a tant de monde ! je vais chercher des danseurs. Ah ! te voilà, Léon ! que diable fais-tu donc ici ? il y a une heure que je te cherche autour de toutes les tables.

LÉON, à demi-voix.

Chut ! c’est mon oncle.

FORTUNÉ, de même.

C’est juste, les grands parents... Ah ! tu as des oncles, toi ! tu es bien heureux ; ça me manque bien souvent.

DUPARC, à Léon.

Quel est ce petit bonhomme si éveillé ?

LÉON.

Un de mes amis, que je vous présente : le jeune Fortuné Darville, le plus aimable de tous les clercs de Paris ; il travaille chez M. Dubreuil, le notaire de madame de Roselle,

En souriant.

ou du moins, il est censé travailler.

FORTUNÉ.

Ah ! monsieur l’avocat, vous m’attaquez !

LÉON.

Tu ne m’as pas chargé de te défendre.

FORTUNÉ.

Heureusement ! je n’ai pas envie de perdre mon procès, surtout ce soir.

LÉON.

J’entends : ton notaire est déjà arrivé avec sa tille, mademoiselle Mimi.

FORTUNÉ.

Je suis venu avec eux... tu ne l’as pas encore vue ? elle est mise comme un ange !... Je lui donnais la main pour entrer dans le salon, et quand je l’ai conduite à un fauteuil, elle m’a adressé un sourire... ah ! mon ami !

DUPARC, gaiement.

Il paraît que c’est un commencement de passion.

FORTUNÉ.

Un commencement ! il va trois mois que ça dure, monsieur : depuis que je suis entré chez le notaire.

Air : J’ai vu le Parnasse dos dames. (Rien de trop.)

Que ne peut le désir de plaire !
Déjà, monsieur, tout couramment
Je vous rédige un inventaire ;
Je fais même le testament.
J’ai presque terminé mon stage ;
Hélas ! et moi qui sais si bien
Faire un contrat de mariage,
Je ne peux pas faire le mien.

DUPARC.

Vous êtes donc sur que de son côté mademoiselle Mimi...

FORTUNÉ.

Elle ne m’en a jamais rien dit, mais c’est égal, on a des preuves : tous les matins, quand je monte à l’office chercher le déjeuner des clercs, elle se trouve toujours là pour me dire un mot obligeant, ou me donner une commission ; vous sentez que ces attentions partent de là...

DUPARC.

Cela saute aux yeux.

FORTUNÉ.

Aussi, je l’aime... et ça me donne une ardeur pour le travail... Je me sens capable de tout !

LÉON.

Même de ne plus parier à l’écarté ?

FORTUNÉ.

Diable ! je m’en garderai bien, aujourd’hui que mon notaire est là : tenue sévère.

DUPARC.

Comment ! monsieur, à votre âge, vous jouez ?

FORTUNÉ.

Ah ! c’est-à-dire autrefois, et avec un malheur... Enfin, encore hier, monsieur, chez notre agent de change, j’ai perdu mes cent écus.

Bas à Léon.

Dis donc, ce gros imbécile d’avoué qui a passé onze fois !

DUPARC.

Cent écus !

FORTUNÉ.

Oh ! mon Dieu ! ça m’arrive continuellement.

DUPARC.

Mais vos parents doivent vous faire une pension ?

FORTUNÉ.

Deux cents francs par mois. Mais c’est fini, je ne joue plus ; d’abord, mon notaire me mettrait à la porte, je perdrais mon état...

LÉON.

Et mademoiselle Mimi.

FORTUNÉ.

Au lieu qu’en me conduisant bien, je deviens premier clerc, M. Dubreuil ne peut plus se passer de moi ; il m’accorde sa fille, me cède son étude ; et une fois notaire... oh ! alors, en avant l’écarté : parce que un notaire peut jouer ; ça, c’est reçu.

 

 

Scène VIII

 

DUPARC, LÉON, FORTUNÉ, MADAME DE SAINT-CLAIR, MADAME DE ROSELLE, MADEMOISELLE MIMI, et QUELQUES AUTRES DAMES, puis DUROZEAU

 

CHŒUR.

Air de la Vieille. (Barbier de Séville.)

Bannissons le chagrin,
Le plaisir nous appelle,
Et qu’on lui soit fidèle
Jusqu’à demain.

FORTUNÉ, montrant mademoiselle Mimi à Duparc.

C’est cette demoiselle
Au doux maintien ;
Regardez-la, c’est elle,
Comme elle est bien !

CHŒUR.

Bannissons le chagrin, etc.

MADAME DE ROSELLE.

À la bonne heure, monsieur Léon ! je ne vous ai pas aperçu dans le grand salon, et je craignais que vous ne fussiez pas arrivé.

À Durozeau, qui entre avec deux domestiques portant une table et deux flambeaux.

Eh ! mais, mon cher Durozeau, que faites-vous donc ?

DUROZEAU.

Je fais placer un écarté... les deux autres sont embarrassés, impossible d’en approcher ; et c’est sur la clameur publique que j’établis ici une succursale.

MADEMOISELLE MIMI.

À merveille ! voilà l’écarté qui va encore nous enlever nos danseurs.

MADAME DE ROSELLE.

J’espère au moins que ces messieurs nous seront fidèles ?

LÉON.

Madame veut-elle me faire le plaisir de danser cette contredanse ?

DUPARC, à part.

Très bien !

MADAME DE ROSELLE.

Je ne puis : je suis invitée par M. Fortuné.

LÉON, bas à Fortuné.

Comment, c’est toi qui l’as priée ?

FORTUNÉ, de même.

Oui, mon ami : toujours la première contredanse avec la maîtresse de la maison, c’est de rigueur, parce que après cela...

Regardant mademoiselle Mimi.

parce que après cela, on est libre.

MADAME DE ROSELLE, à Léon.

Mais c’est égal, je compte sur vous ; j’ai là, dans le salon, deux ou trois demoiselles à marier, qui ne dansent jamais.

Air du Ménage de garçon.

Tous les danseurs les appréhendent ;
Voilà, je crois, cinq ans entiers
Qu’à chaque bal elles attendent
Des maris et des cavaliers.
Depuis, elles sont en souffrance ;
Car vous savez que, par malheur,
Ce n’est pas tout d’aimer la danse,
Il nous faut encore un danseur.

DUROZEAU, plaçant les cartes et comptant les jetons, pendant que les trois dames causent entre elles.

Ah ! ah ! messieurs, ce sera ici la partie des forts, et Dieu sait comme nous allons nous escrimer.

À Léon et à Fortuné.

Jeunes gens, cela vous regarde.

FORTUNÉ, regardant la table d’un air d’envie.

Un écarté !

DUROZEAU, à deux jeunes gens qui entrent.

Allons, messieurs, l’autel est dressé.

Les deux jeunes gens s’assoient ; et un instant après, cinq ou six autres entrent furtivement et entourent la table.

MADAME DE ROSELLE, les apercevant.

Tenez, à peine la table est placée, et vous voyez déjà...

FORTUNÉ, à part.

Hein ! c’est bien tentant !... mais il ne faut pas y penser ; et pour plus de précautions...

Prenant Léon à part, pendant que les trois dames et M. Duparc se sont remis à causer ensemble.

Dis donc, Léon, il faut que tu me rendes un service.

LÉON, riant.

Est-ce que tu n’as pas d’argent ?

FORTUNÉ.

Au contraire : j’ai sur moi deux mille francs que j’ai été toucher pour le maître clerc, et que je n’ai pas eu le temps de porter à l’étude ; je ne veux pas faire de bêtises : toi qui es sage comme la magistrature même, garde-les-moi.

Il lui passe les billets.

LÉON.

Deux mille francs ! c’est à peu près ce que tu me dois.

FORTUNÉ.

Oui ; mais nous réglerons plus lard. Comme cela, me voilà à mon aise ! je me sens deux fois plus léger ; je suis pour aujourd’hui dans les jeunes gens aimables : je me livre aux dames, je danse.

La ritournelle de la contredanse se fait entendre ; aussitôt deux jeunes gens qui étaient autour de la table quittent les joueurs et vont offrir leur main à deux demoiselles qui sont assises près de la cheminée ; Fortuné invite madame de Roselle.

DUPARC, regardant son neveu.

Il n’a pas d’argent, je peux bien le laisser ici un instant.

FORTUNÉ, en s’en allant, pousse du coude un des jeunes gens qui sont à l’écarté et lui dit à voix basse.

Fais donc danser mademoiselle Mimi, toi qui es de l’étude.

Le jeune homme va inviter mademoiselle Mimi, qui accepte ; Durozeau, Fortuné, madame de Roselle, mademoiselle Mimi et Duparc sortent ; tout cela se fait sur la ritournelle de la contredanse.

 

 

Scène IX

 

LES JOUEURS, à la table dans le coin à droite, MADAME DE SAINT-CLAIR, à gauche dans une bergère, au coin de la cheminée, LÉON, debout, le dos au feu et causant avec elle, puis DUROZEAU

 

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Quoi ! vous ne les suivez pas ?

LÉON.

Non, madame, je n’en ai pas envie, et dans ce moment, moins que jamais ; je trouve si rarement l’occasion de causer avec vous !

MADAME DE SAINT-CLAIR, à part.

Allons, c’est un aimable jeune homme !

UN JOUEUR.

Léon, vingt francs à prendre.

LÉON, s’avançant vivement du côté de la table.

Comment ? de quel côté ?

UN JOUEUR.

De celui-ci.

LÉON, s’arrêtant.

Non, non, je ne peux pas : je parle à madame d’une affaire importante.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Quoi ! vous refusez de jouer pour causer avec une grand’maman ?... Voilà qui est très bien.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Hélas ! dans le siècle où nous sommes,
C’est le seul tort des jeunes gens :
De soins ils sont trop économes,
Ils négligent les grand’mamans.
Pour vous, le ciel, en sa sagesse,
J’en suis sûre, vous bénira ;
Puisque vous aimez la vieillesse,
La jeunesse vous le rendra.

DUROZEAU entre en se frottant les mains.

Ça va bien ! ça va bien ! de tous les côtés cela s’échauffe.

S’approchant de l’écarté.

Eh bien ! messieurs, nous n’allons pas ici, nous nous négligeons ; allons donc, messieurs les parieurs... qu’est-ce donc que cette jeunesse-là ?

UN JOUEUR.

Il ne manque plus que dix francs,

Durozeau s’éloigne tout à coup et s’approche de madame de Saint-Clair.

Dix francs à prendre de ce côté, monsieur Durozeau.

DUROZEAU, feignant de ne pas entendre et causant avec madame de Saint-Clair.

Voulez-vous prendre quelque chose, madame, une glace, une limonade ?

PLUSIEURS JOUEURS.

Monsieur Durozeau ! monsieur Durozeau ! dix francs à faire.

DUROZEAU.

Hein ? qu’est-ce que c’est ?... je ne peux pas, messieurs, je ne peux pas : je suis déjà de vingt francs de l’autre côté.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Comment ! Durozeau, vous pariez vingt francs.

DUROZEAU.

Ah ! madame, il faut bien entretenir le feu sacré.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, FORTUNÉ, MADEMOISELLE MIMI

 

FORTUNÉ, accourant.

Monsieur Durozeau ! monsieur Durozeau ! vous avez gagné ; voilà vingt sous qu’on m’a chargé de vous remettre.

LE JOUEUR.

Comment ! vous disiez que vous y étiez de vingt francs ?

Tous les joueurs rient.

DUROZEAU, tirant une bourse.

C’est fort malheureux pour moi : j’avais cru prendre une pièce d’or.

TOUS LES JOUEURS.

Allons, allons, monsieur Durozeau, mettez donc les dix francs qui manquent.

DUROZEAU, donnant une pièce de cinq francs, à part.

Il n’y a pas moyen de l’échapper.

LE JOUEUR.

Encore cinq francs.

TOUS LES JOUEURS.

Allons donc, monsieur Durozeau, encore cinq francs !

DUROZEAU.

Un moment donc !

À part.

Diable de salon ! si j’y remets les pieds...

Haut.

Ah çà ! jouons cela avec attention, je vous en prie.

LÉON, bas à Fortuné.

La contredanse est déjà finie ! est-ce que tu ne danses plus ?

FORTUNÉ.

Je ne peux pas, puisque mademoiselle Mimi est fatiguée.

Bas.

Dis donc, c’est M. Delisle qui passe encore, celui qui t’a gagné hier.

LÉON, regardant les joueurs.

Oui... il est fort heureux pour lui que je ne veuille pas me mettre de la partie.

MADEMOISELLE MIMI, à Fortuné.

Monsieur Fortuné, puisque nous ne dansons plus, voulez-vous faire un écarté ?

Montrant le guéridon qui est à gauche, sur le devant du théâtre.

Voilà justement une table.

FORTUNÉ.

Avec plaisir, mademoiselle, mais c’est que je n’ai pas d’argent sur moi.

MADEMOISELLE MIMI.

Je mettrai pour vous. Nous jouons cinq sous, entendez-vous, monsieur ?

Ils se mettent au guéridon qui est à gauche, tandis que la grande table de jeu est à droite. Madame de Saint-Clair et Léon sont toujours assis auprès de la cheminée.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Allons, et ces enfants aussi ; tout le monde s’en mêle !

DUROZEAU, de l’autre côté.

Diable ! diable ! cela va mal... piquez donc sur quatre. Eh bien ! messieurs, moi j’écarterais.

TOUT LE MONDE, se récriant.

Laissez donc !

LE JOUEUR.

Pour lui donner le roi, n’est-ce pas ? il en a quatre.

UN AUTRE JOUEUR.

Il faut jouer.

DUROZEAU.

Un moment, un moment, messieurs ; on n’expose pas ainsi l’argent des actionnaires.

MADEMOISELLE MIMI, de l’autre côté.

Je demande, monsieur.

FORTUNÉ, à part.

Ah ! mademoiselle Mimi, j’ai bien beau jeu, mais c’est égal.

Haut.

Combien ?

MADEMOISELLE MIMI.

Cinq, mais je les veux très belles.

FORTUNÉ.

Voilà.

MADEMOISELLE MIMI.

Ah ! les vilaines cartes !

FORTUNÉ.

Mon Dieu ! que je suis fâché !

MADEMOISELLE MIMI.

Monsieur en donne-t-il encore ?

FORTUNÉ.

Est-ce que je peux rien vous refuser ? Vous ne feriez pas de même, et vous ne m’en donneriez pas, j’en suis bien sûr.

MADEMOISELLE MIMI, jouant.

Et pourquoi, monsieur ?

FORTUNÉ, jouant aussi.

C’est que, lorsque je vous demande quelque chose, vous avez soin de ne pas m’entendre : ce bouquet que vous portiez tout à l’heure, et que j’aurais été si heureux de recevoir de votre main !

MADEMOISELLE MIMI.

Est-ce que cela était possible, monsieur ?

Jouant.

Je coupe... Je l’ai laissé tomber, c’est tout ce que je pouvais ; pourquoi êtes-vous maladroit ?

FORTUNÉ.

Quoi ! si je l’avais ramassé, vous ne vous seriez pas fâchée ?

Mademoiselle Mimi, par un signe, indique qu’elle n’aurait pas été fâchée ; alors Fortuné tire le bouquet de son sein, et le lui montre à moitié.

Le voilà, mademoiselle Mimi.

MADEMOISELLE MIMI, vivement.

Ah ! monsieur, rendez-le-moi !

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

FORTUNÉ.

Rien, madame : c’est mademoiselle Mimi qui se lâche, parce que une fois par hasard j’ai du bonheur.

MADEMOISELLE MIMI, jouant vivement.

Atout, atout, atout... Qui est-ce qui a fait le point ?

FORTUNÉ.

Ah ! mon Dieu ! je n’en sais rien.

MADEMOISELLE MIMI.

Voilà comme vous êtes toujours !

FORTUNÉ.

Eh bien ! mademoiselle, recommençons.

Ils coupent et tirent les cartes.

DUROZEAU, de l’autre côté.

Et la vole ! Nous marquons deux points... l’autre côté est enfoncé.

Mettant l’argent dans sa poche.

Ma foi, je l’ai échappé belle !

LÉON, avec un mouvement d’impatience et s’approchant de la table.

Toujours ce côté-là qui gagne.

LES JOUEURS.

C’est à moi de rentrer.

MADAME DE SAINT-CLAIR, se levant.

Pardon, messieurs, je ne serais pas fâchée de jouer un coup.

DUROZEAU.

Messieurs, messieurs, une dame qui veut rentrer.

LES JOUEURS.

Comment donc ! madame, trop heureux...

À part, en tournant le dos.

Ah ! que c’est ennuyeux, une dame !

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Voyons, messieurs, qui est-ce qui parie de mon côté ?

LÉON, vivement.

Moi, madame.

À un des joueurs.

Voulez-vous mettre pour moi ?

En ce moment Duparc entre et va se placer auprès de la cheminée.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

À la bonne heure ! moi, d’abord, je gagne toujours, et je ne sais pas pourquoi je ne trouve jamais de parieurs.

LÉON.

Vingt francs pour madame.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, DUPARC

 

DUPARC, à part.

Vingt francs ! j’ai bien fait d’arriver.

Passant du côté opposé à Léon ; haut.

Ils sont tenus.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Eh ! mon Dieu ! mon cher Léon, c’est beaucoup trop.

À part.

Ce pauvre jeune homme se croit obligé...

Haut.

Moi, messieurs, je ne joue que dix sous.

DUPARC, à part, regardant Fortuné et Mimi.

Par exemple, ce que j’admire, ce sont ces deux enfants... voilà une heure qu’ils en sont au même point...

Air de Céline.

Ils doivent jouer à merveille ;
Je veux admirer leur talent.

MADEMOISELLE MIMI, bas à Fortuné.

Plaignez-vous, je vous le conseille ;
Vous n’êtes pas encor content ?

FORTUNÉ, bas.

Dites-moi que votre tendresse...

DUPARC, s’approchant.

Eh ! mais, qu’entends-je ?... quel discours !

MADEMOISELLE MIMI, troublée et donnant des cartes.

Rien ; monsieur demande sans cesse.

FORTUNÉ.

C’est que vous refusez toujours.

LÉON, conseillant madame de Saint-Clair.

Moi, madame, je demanderais.

UN AUTRE JOUEUR.

Et moi, je jouerais.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Messieurs, je ne veux pas qu’on me conseille.

À son adversaire.

Je demande des cartes... cinq.

LÉON.

Comment, madame, vous écartez deux rois ?

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Oui, monsieur, c’est mon système : il peut rentrer des atouts.

LÉON et L’AUTRE JOUEUR.

Et s’il n’en rentre pas ?

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Ah ! d’abord, messieurs, si on m’étourdit... Qu’on me laisse jouer à mon idée... Je ne vous force pas de parier pour moi.

LÉON, à part.

Elle ne sait pas un mot du jeu.

À madame de Saint-Clair.

Je jouerais là, madame, et vous avez gagné ; vous faites tomber le valet, et vos deux trèfles sont rois.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Du tout ; je fais d’abord mes trèfles... Là... j’ai perdu... voyez-vous ce que c’est que de conseiller.

LÉON, à part.

Morbleu ! un jeu superbe !... la partie dans la main...

Haut.

Je fais quarante francs de ce côté.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Comment ! quarante francs ?

LÉON.

Pour vous venger, madame, c’est uniquement pour cela.

S’emparant vivement de la chaise que madame de Saint-Clair vient de quitter.

Messieurs, voulez-vous bien permettre ?

DUPARC, à part, mettant de l’autre côté deux pièces d’or.

Il me fait jouer un jeu d’enfer !

MADAME DE SAINT CLAIR.

Décidément, ce côté-là est proscrit.

Elle passe du côté de Fortuné et de mademoiselle Mimi, qui se sont levés.

Eh bien ! qui est-ce qui gagne chez vous ?

MADEMOISELLE MIMI, hésitant.

C’est moi, madame.

MADAME DE SAINT-CLAIR, à Fortuné qui vient de rapporter le guéridon.

Il paraît, monsieur Fortuné, que vous avez fait une jolie partie ?

FORTUNÉ.

Oui, madame, j’ai gagné, et beaucoup.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Comment !... Ces enfants-là sont-ils heureux ! depuis une heure ils jouent ensemble, et ils ont gagné tous les deux, tandis que de ce côté-ci tout le monde perd... Mes petits amis, je ferai désormais votre partie.

DUROZEAU, bas à Duparc.

Voici votre argent, et je vous préviens que cela s’échauffe. Ils ne jouent que vingt francs, mais les pièces d’or vont pour des billets de cinq cents francs... Vous n’en êtes plus, n’est-ce pas ?

DUPARC.

Si vraiment.

À part.

Ah ! le malheureux !

Glissant un billet de banque à Durozeau.

Tenez, mettez pour moi.

À part.

Si on peut jouer ainsi !... c’est scandaleux !

Il se jette sur un fauteuil placé à côté de celui de madame de Saint-Clair.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Ah ! vous voilà, monsieur ; j’en suis enchantée, car il est impossible d’obtenir un mot de ces messieurs.

DUPARC.

Ne m’en parlez pas, madame ! je suis d’une colère !...

MADAME DE SAINT-CLAIR.

C’est qu’on ne danse plus... il n’y a plus de gaieté.

DUPARC, regardant le jeu.

C’est affreux !

Aux joueurs.

Marquez donc : ils allaient oublier la retourne...

À part.

Diable ! cinq cents francs !

À madame de Saint-Clair.

Et ce qu’il v a de pire, madame, c’est que nos mœurs en sont tout à fait changées : on ne s’occupe plus des dames, on n’est plus à la conversation.

DUROZEAU, bas à Duparc.

Je crois que vous allez perdre.

DUPARC, se levant précipitamment.

Qu’est-ce que vous dites donc là ?

Il s’approche de la table et regarde.

MADAME DE SAINT-CLAIR, croyant toujours que Duparc est à côté d’elle.

Car nous ne sommes pas si exigeantes : pourvu qu’on reste auprès des dames, voilà tout ce que nous...

S’apercevant que Duparc n’est plus à la conversation.

Eh bien ! où est-il donc ?... Il paraît qu’il s’agit d’un coup très important.

Morceau d’ensemble.

Air : Quatuor de La Jeune Femme colère.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Qui le croirait ? l’aventure est étrange !
Eh mais, vraiment, il joue aussi de l’or.

LÉON.

Il faudra bien que la fortune change.

Demandant des cartes.

Encore... encore...

Aux autres joueurs.

Il faut que je demande encor.

L’AUTRE JOUEIR.

Voilà, voilà.

DUPARC.

Marquez le roi.

LÉON.

Ces messieurs l’ont sans cesse.

DUPARC et LES JOUEURS de son côté.

Ah ! les voilà dans la détresse !

LÉON.

Oui, je le vois.
C’est fait de moi !

TOUS.

Ah ! rien n’égale notre perle.

LÉON.

Encor... encor... le voulez-vous ?

LES JOUEURS de l’autre côté.

Oui, certes !

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES,  MADAME DE ROSELLE et TOUTES LES DAMES du bal

 

MADAME de ROSELLE.

La salle du bal est déserte.

Apercevant Léon à la table.

Quoi ! c’est lui !
Il joue aussi ;
Il joue, hélas !
Et ne m’aperçoit pas.

L’examinant.

Eh ! mais, grands dieux ! quel est son troublé !
En le voyant ma peur redouble...
Si j’osais...

S’approchant.

Monsieur Léon !

LÉON, avec humeur.

Eh ! laissez-nous...

Reconnaissant madame de Roselle.

Ah ! madame, pardon !

Ensemble.

MADAME DE ROSELLE.

Léon n’est pas reconnaissable !
Cachons la douleur qui m’accable.

LÉON.

Mais c’est vraiment insupportable,
Le destin aujourd’hui m’accable.

Il va pour retourner la carte.

TOUS LES JOUEURS de son côté s’écrient.

Le roi ! le roi !

LÉON, retournant une autre carte.

Je ne l’ai pas.

TOUS.

Eh ! quoi, le roi !

LÉON.

Je ne l’ai pas.

L’AUTRE JOUEUR, jouant tout son jeu de suite.

Atout, atout.

LÉON.

Hélas ! hélas ! je n’en ai pas !

TOUS.

Il n’en a pas, il n’en a pas !

Ensemble.

TOUS LES JOUEURS du côté de Léon.

C’est vraiment insupportable,
Oui, le destin nous accable !

LES JOUEURS de l’autre côté.

Pour nous quel coup favorable !
Oui, le bonheur nous accable.

LÉON.

C’en est fait, je suis confondu ;
Mais nous n’avons pas tout perdu.
Encore, encore ; oui, tout n’est pas perdu.

LES JOUEURS de l’autre côté.

Nous gagnons, je l’avais prévu.

MADAME DE ROSELLE.

Sauvons-les, ou tout est perdu !

À la fin de ce morceau, madame de Roselle s’approche de la table, souffle les bougies, et brouille les cartes en disant.

Le souper, le souper ! Messieurs, la main aux dames. Allons, monsieur, donnez-moi la main.

Elle s’adresse particulièrement à l’adversaire de Léon, qui se lève et lui présente la main pour la conduire. Les autres cavaliers vont inviter les dames qui étaient du côté opposé à la table.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Je ne croyais pas que ce fût si tôt.

MADAME DE ROSELLE.

Je l’ai fait avancer

Regardant Léon.

pour des personnes qui en avaient besoin.

Toutes les dames sortent, conduites par des cavaliers ; Léon reste à la table de jeu, Duparc auprès de la cheminée, et Fortuné à gauche sur le devant.

 

 

Scène XIII

 

DUPARC, LÉON, FORTUNÉ

 

LÉON, quittant la table.

Quelle fatalité ! au moment où la fortune allait changer...

FORTUNÉ, venant à lui.

Dis donc, Léon, mes affaires sont en bon train ; j’irai te conter cela. Ah ! à propos, comme je m’en vais avec mon notaire après souper, et qu’il pourrait me redemander... donne-moi mon argent.

LÉON, préoccupé.

Oui... oui... tout à l’heure... Est-ce que tout le monde est allé souper ?

DUPARC, s’approchant.

Sans doute ; nous ne trouverons plus de place.

FORTUNÉ.

Oh ! nous en trouverons toujours :

Montrant une petite porte à droite, vers le fond.

il y a là des gens qui ne soupent jamais.

LÉON.

Comment ?

FORTUNÉ.

Oui, tu le sais bien, dans le petit boudoir ; ce sont les fidèles, les dilettanti de l’écarté... Ah ! si tu les voyais...

Léon s’esquive, et entre dans le cabinet désigné par Fortuné.

il n’y a que des billets de banque sur le tapis ; c’est un coup d’œil magnifique !... Je n’ai pas osé m’en approcher.

S’apercevant que Léon est sorti.

Eh bien ! où est-il ?

DUPARC, à part.

Ah ! mon Dieu ! et moi qui croyais souper... il faut que j’aille parier contre lui... C’est terrible d’être joueur... à la suite ! on est obligé de mourir de faim, comme si on jouait pour son plaisir.

Il entre dans le cabinet où il a vu entrer Léon. En ce moment, Durozeau sort de la salle à manger ; il tient à chacune de ses mains un plat de volaille ou de pâtisserie, qu’il va porter dans le salon des joueurs.

FORTUNÉ, seul.

Tiens ! et l’autre aussi... Sont-ils joueurs dans cette famille-là ! Si j’osais...

Il fait un mouvement, comme s’il voulait les suivre.

non, non, pas d’imprudence... Mademoiselle Mimi doit être à table.

Air du Pot de fleurs.

Debout, près d’elle, il faut que je me mette,
Pour la servir, prodigue de mes pas ;
Je veux enrichir son assiette
De meringues et de nougats.
Oui, je serai le plus heureux des pages,
Son serviteur, son domestique enfin ;
Je ne veux rien pour cela, mais demain
Je lui demanderai mes gages.

 

 

Scène XIV

 

FORTUNÉ, MADAME DE ROSELLE

 

FORTUNÉ.

Eh ! mais, madame, que voulez-vous ?

MADAME DE ROSELLE, très inquiète, et regardant autour d’elle.

Rien... savoir si l’on est bien placé... Est-ce que vous n’allez pas souper ?

FORTUNÉ.

Vous êtes trop bonne, madame : j’irai plus tard : dans ce moment il doit y avoir beaucoup de monde à table.

MADAME DE ROSELLE, regardant toujours avec inquiétude.

Non, non : tout le monde n’y est pas.

 

 

Scène XV

 

FORTUNÉ, MADAME DE ROSELLE, DUROZEAU, sortant du salon des joueurs, tenant deux assiettes

 

DUROZEAU.

Par exemple, ceux-là n’ont pas envie de souper... Comme ils m’ont reçu !

MADAME DE ROSELLE.

Comment, Durozeau, ces messieurs sont encore là ?

DUROZEAU.

Je crois bien.

Air : Courons de la brune à la blonde.

Tandis que l’écarté donne,
Les danseurs ne dansent plus ;
On ne rit plus, et personne
Ne boit plus, ne mange plus.
Les effets en sont terribles !
Et chacun crie à l’abus !
Consultez les cœurs sensibles,
Ils diront : Ce jeu-ci
Est l’ennemi
Des amants,
Des mamans,
Du caquet,
Du piquet,
Des jarrets,
Des ballets,
Des goussets,
Enfin des
Marchands de comestibles.

Il faut convenir aussi que jamais je n’ai vu de séance plus brillante... Ils perdent tous un argent du diable ! M. Léon en est à son quatrième billet de cinq cents francs.

FORTUNÉ, frappé.

Quatre billets !

DUROZEAU, écoutant vers le fond.

Hein !... qu’est-ce que c’est ? de la daube ? En voilà, j’en fais passer.

Il sort tenant toujours ses deux assiettes.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE ROSELLE, FORTUNÉ

 

MADAME DE ROSELLE, à part.

Ah ! si j’avais pu prévoir...

FORTUNÉ, avec effroi.

Ah ! mon Dieu !

MADAME DE ROSELLE.

Qu’avez-vous donc, Fortuné ?

FORTUNÉ.

Pardon, madame... mais je crains...

MADAME DE ROSELLE.

Eh ! mais, vous êtes tout tremblant !

FORTUNÉ.

Ce n’est pas pour moi, quoique j’en perdrai peut-être mon état, et bien plus encore !... Ce pauvre Léon ! je lui ai remis en entrant chez vous deux billets de mille francs qui appartiennent à mon notaire, et je tremble...

MADAME DE ROSELLE.

Quoi ! Fortuné, vous pouvez avoir une pareille idée de M. Léon !... Voyez comme vous êtes injuste...

Allant vers le secrétaire, et en retirant des billets de banque.

Votre ami m’avait prié de garder vos billets ; les voilà.

FORTUNÉ.

Il serait possible !

MADAME DE ROSELLE, à part, d’une voix altérée.

Ma tante avait raison ; ses soupçons n’étaient que trop fondés !

FORTUNÉ.

Ma foi, je n’y entends rien !... Il avait donc beaucoup d’argent sur lui !...

Il regarde les billets.

C’est joli des billets de banque...

À part.

C’est drôle ! ceux-là me paraissent plus neufs que les miens.

MADAME DE ROSELLE.

Venez, Fortuné ; je ne me sens pas bien.

 

 

Scène XVII

 

MADAME DE ROSELLE, FORTUNÉ, DUPARC, sortant du cabinet des joueurs

 

DUPARC, à lui-même.

Le malheureux !

Apercevant madame de Roselle, qui sort avec Fortuné.

Ah ! madame, qu’est-ce donc ? vous paraissez souffrante.

MADAME DE ROSELLE, s’appuyant sur le bras de Fortuné.

Rien, rien, monsieur ; je vous prie de m’excuser.

À part.

C’est fini, ce dernier trait m’éclaire ; je ne le verrai plus.

Elle sort avec Fortuné.

DUPARC, les suivant des yeux.

Oh ! oh ! on me bat froid : mauvais signe pour mon neveu... Mais le voici... dans quelle agitation !

 

 

Scène XVIII

 

DUPARC, au fond, LÉON, sortant du cabinet à droite

 

LÉON, sans voir son oncle, et très agité.

Que faire ?... deux mille francs !... il me les faut à l’instant... le notaire de Fortuné peut les lui redemander aujourd’hui même... et soupçonner... grands dieux !

DUPARC, au fond et à part.

Eh ! quoi, c’est l’argent de ce pauvre petit !

LÉON, de même.

Rien chez moi... m’adresser à des amis, c’est perdre mon temps.

Tirant sa montre.

Deux heures du matin... Il me reste quelques pièces d’or... je n’ai plus que ce moyen.

Il va pour sortir, son oncle l’arrête par la main.

DUPARC, sévèrement.

Où vas-tu ?

LÉON, troublé.

Mon oncle... vous étiez là ?

DUPARC.

Où vas-tu ?

LÉON.

Mais...

DUPARC.

Tu vas jouer ?

LÉON.

Non... mon oncle... vous pensez...

DUPARC.

Tu n’as pas d’autres ressources : tu as perdu l’argent de ton ami ; tu vas emprunter, jouer de nouveau, manquer à ta parole, et demain peut-être... le dénouement ordinaire.

Air : Ce magistrat irréprochable. (Monsieur Guillaume.)

Peut-être mon cœur trop sévère
M’abuse-t-il ; mais dans un pareil cas,
Et dans une telle carrière,
C’est déjà trop de faire un premier pas.
Je sais qu’on peut dans ce séjour funeste
Arriver vertueux encor ;
Mais en entrant, sur le seuil l’honneur reste
Et bien souvent n’est plus là quand on sort.

LÉON.

Il est trop vrai !... mais quel parti prendre ?

DUPARC.

Ne plus tenter la fortune, et remercier le ciel de ce que je t’ai arrêté à temps. Voilà tes deux mille francs ; paie, et corrige-toi si tu peux.

LÉON.

Comment ! ces billets...

DUPARC.

C’est moi qui te les ai gagnés ; voilà huit jours que je parie contre toi... Sais-tu ce qui m’en est revenu ? c’est que maintenant je passe pour un joueur ; ainsi, je l’en prie, tâche de ne plus te risquer pour ta réputation, et surtout pour la mienne.

LÉON, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon oncle !

DUPARC.

Chut ! voici tout le monde.

 

 

Scène XIX

 

DUPARC, LÉON, MADAME DE ROSELLE, MADAME DE SAINT-CLAIR, DUROZEAU, MADEMOISELLE MIMI, FORTUNÉ, DANSEURS et DANSEUSES

 

MADEMOISELLE MIMI.

Monsieur Fortuné, cherchez-moi mon châle.

DUROZEAU, chargé de pelisses.

Je n’ai trouvé que la pelisse de votre maman, et je la lui porte.

LÉON, à madame de Roselle.

Que j’ai d’excuses à vous demander pour cette contredanse que l’on m’a empêché de danser avec vous !

MADAME DE ROSELLE, froidement.

Je vous excuse, monsieur, je sais ce qui vous a retenu.

LÉON.

Me permettrez-vous au moins de venir demain me justifier ?

MADAME DE ROSELLE, de même.

C’est inutile, monsieur ; demain je pars pour la campagne.

LÉON, à Duparc.

Ah ! mon oncle !

DUPARC, bas à Léon.

Ma foi, mon ami, celle-là, je ne peux pas te la rendre.

LÉON, à part.

Tout est fini pour moi !... elle ne m’aime plus !...

À Fortuné qui, en ce moment, se trouve entre Léon et madame de Roselle.

Tiens, mon ami, voilà tes deux mille francs.

FORTUNÉ.

Comment, mes deux mille francs !... Ah ! je vais être trop riche ! Ce que c’est que de ne pas jouer à l’écarté... voilà le premier jour que je gagne autant.

LÉON.

Que veux-tu dire ?

FORTUNÉ.

Que voilà la seconde fois que tu me paies : madame de Roselle me les avait déjà remis de ta part.

LÉON, vivement.

Madame de Roselle !... il serait possible !

DUPARC, étonné et joyeux.

Quoi ! madame...

MADAME DE SAINT-CLAIR, d’un ton de reproche.

Comment ! ma nièce...

MADAME DE ROSELLE, bas à Fortuné.

Étourdi !... qu’avez-vous fait ?... vous me perdez !...

Haut à Duparc et à madame de Saint-Clair.

Ah ! monsieur... ah ! ma tante... qu’allez-vous penser ? j’avoue que j’ai craint pour lui l’apparence même d’un soupçon ; et comme j’avais renoncé à lui... comme je ne l’aimais plus...

MADAME DE SAINT-CLAIR.

C’est pour cela que tu as payé ses dettes.

MADAME DE ROSELLE.

Ses dettes... vous voyez bien qu’il n’en avait pas, qu’il n’a besoin de personne, que c’est moi, au contraire, qui l’ai soupçonné injustement.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Et tu ne l’aimes plus ?... Allons, allons, après une aventure comme celle-ci, qui, grâce aux témoins,

Montrant les invités.

sera demain connue de tout Paris, je crois que tu auras bien de la peine à n’en pas faire ton mari.

FORTUNÉ.

À merveille ! c’est moi qui ferai le contrat, n’est-il pas vrai ?

LÉON, à madame de Saint-Clair.

Non... madame... un tel bonheur n’est pas fait pour moi ; du moins, je n’en suis pas encore digne.

À madame de Roselle.

Tous vos soupçons étaient justes ; je suis coupable, et j’étais perdu sans la générosité de mon oncle ; mais je n’oublierai jamais cette leçon, et pour vous le prouver, je ne vous demande qu’une grâce ; laissez-moi le temps de me corriger et de vous mériter.

MADAME DE ROSELLE, regardant madame de Saint-Clair.

Eh bien ! soit, nous verrons.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Et moi, je lui pardonnerais sur-le-champ, parce que, après tout, ce n’est pas sa faute : avec un oncle aussi joueur que celui-là !

DUPARC, à Léon.

Quand je te le disais ! ma réputation est faite.

DUROZEAU, entrant avec précipitation.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là ?... Monsieur Fortuné, mademoiselle Mimi, on danse la boulangère.

Tous les danseurs et les danseuses s’empressent de sortir.

MADEMOISELLE MIMI.

C’est impossible : maman ne veut pas.

DUROZEAU, d’un air solennel.

C’est égal, l’autorité maternelle doit se taire là où la boulangère se fait entendre.

Vaudeville.

Air de La Boulangère.

DUROZEAU.

Je la danse, lorsque je veux
Prendre de l’exercice ;
Cet air, qui du nos bons aïeux
Fit jadis le délice,
Est encor de mode à présent
Pour que le bal finisse
Gaiement,
Pour que le bal finisse.

MADAME DE SAINT-CLAIR.

Par un hasard, rare en ce temps,
L’innocente Clarisse
Possède, malgré ses quinze ans,
Certain air trop novice.
Au bal menez-la promptement
Pour que cela finisse
Gaiement,
Pour que cela finisse.

LÉON.

Voulez-vous, messieurs des Français,
Que l’on vous applaudisse ?
Donnez moins de drames anglais,
Qui font notre supplice ;
Et du Molière plus souvent,
Pour que cela finisse
Gaiement,
Pour que cela finisse.

FORTUNÉ.

Ils veulent, ces fiers combattants,
Que l’un des deux périsse.
Ayez soin, en témoins prudents,
De préparer la lice
Tout à côté d’un restaurant,
Pour que cela finisse
Gaiement,
Pour que cela finisse.

DUPARC.

Vous qui craignez, riches milords,
Le spleen et la jaunisse,
Vos maux viennent de vos trésors
Vite, prenez d’office
Une maîtresse, un intendant,
Pour que cela finisse
Gaiement,
Pour que cela finisse.

MADAME DE ROSELLE, au public.

L’écarté, vous pouvez le voir,
N’est pas tout bénéfice ;
Peut-être y perdrez-vous ce soir ;
Mais, joueurs sans malice,
Ne regrettez pas votre argent,
Pour que cela finisse
Gaiement,
Pour que cela finisse.

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