Léon (Alexandrine-Sophie DE BAWR)

Mélodrame en trois actes, à spectacle.

Représenté pour la première fois, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 22 octobre 1811.

 

Personnages

 

LE COMTE DE MONTALDI

LE PRINCE LUDOVICO, Grand de la Cour

LÉON, cru neveu du Prince

ANGÉLA, nièce du Comte

ROBERTO, concierge du château de Montaldi

MARIA, femme de Roberto

LÉONARDO, chef de Condottieri

BERNARDO, son confident

PAOLO, paysan

VASSAUX de Montaldi

GARDES du Comte

 

La Scène se passe au château de Montaldi, près Florence.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente le parc de Montaldi ; sur un des côtés est le logement du Concierge.

 

 

Scène première

 

LÉONARDO, BERNARDO

 

Il n’est pas encore tout-à-fait jour.

BERNARDO.

Mais parle donc, Capitaine, que diable venons-nous faire ici avant le jour ? et qui t’a donné une clef de la petite porte du parc ? est-ce que tu prépares un coup-de-main sur le château de Montaldi ?

LÉONARDO.

L’occasion serait bonne, car le prince Ludovico, proche parent de notre Grand Duc, doit arriver ce matin, pour y célébrer ses noces avec la nièce du comte Urbino de Montaldi.

BERNARDO.

Hé bien ! tu nous connais tous ; tu sais quel goût nous avons pour les grandes entreprises.

LÉONARDO.

J’ai promis au Comte de ne point troubler les fêtes.

BERNARDO.

Je ne conçois pas la complaisance pour cet homme là.

LÉONARDO.

Écoute, non ami, il me la paye bien. Nous avons souvent de lui de fortes sommes, et j’espère en obtenir aujourd’hui deux mille sequins.

BERNARDO.

Deux mille sequins ?

LÉONARDO.

Pas moins. Je lui ai écrit hier, pour lui demander un entretien ; il m’a répondu aussitôt, et je l’attends ici. S’il vient seul, tu nous laisseras : quant à la clef du parc, c’est de lui que je la tiens.

BERNARDO.

Crois-tu qu’il te donne la somme ?

LÉONARDO.

Je n’en doute pas. Je l’ai servi jadis, et je ne l’ai quitté que par goût pour l’indépendance ; j’avais souvent entendu parler de ces bandes de Condottieri, que l’on redoute en temps de paix, mais dont on achète les services au poids de l’or, dès qu’une guerre éclate. Cette manière de vivre me tenta ; je m’engageai parmi vous. Quelque valeur m’a fait distinguer, et je me trouve votre chef, tandis que je serais encore le valet d’autrui. Cependant le Comte n’a pas oublié qu’il me doit...

BERNARDO.

Quoi ! tes gages ?

LÉONARDO.

Sa fortune.

BERNARDO.

Comment cela ?

LÉONARDO.

Écoute. Tu es mon meilleur ami : dans notre maudit métier, la mort peut nous surprendre d’un moment à l’autre ; s’il m’arrivait malheur, je veux te faire l’héritier d’un secret dont j’ai tiré profit jusqu’à ce jour, et dont tu pourrais alors te servir pour ton compte.

BERNARDO.

Parle.

LÉONARDO, regardant si personne ne vient.

Le Comte avait un frère aîné qui fut tué à l’armée, peu de temps après la mort du vieux Montaldi.

BERNARDO.

Hé bien ! Urbino devenait naturellement héritier.

LÉONARDO.

Oui, si ce frère n’avait pas été marié ; mais il avait épousé secrètement une jeune orpheline sans fortune, élevée dans ce château, et nommée Béatrix de Rosalba. Seul, je savais ce mystère, et je connaissais le lieu qu’habitait la jeune Comtesse. Je sus qu’elle était enceinte, et qu’en apprenant la mort de son époux, elle se préparait aux démarches nécessaires pour faire reconnaître son mariage. J’en avertis le Comte : il fallait agir sans délai ; je me chargeai de tout. Aidé de deux ou trois amis, j’enlevai la Comtesse, et je la conduisis ici. Renfermée sous ma garde, dans un endroit secret du château, elle y mit au monde un fils, et mourut trois jours après.

BERNARDO.

Et l’enfant qu’est-il devenu ?

LÉONARDO.

Nous le remîmes à un malheureux pèlerin, qui revenait de la Terre-Sainte, et qui, ayant perdu son chemin la nuit dans la forêt, vint demander un asile au château. Toutes les précautions furent prises pour qu’il ne pût jamais reconnaître les lieux où il se trouvait.

BERNARDO.

Comment les domestiques n’eurent-ils point de soupçons ?

LÉONARDO.

On avait eu soin de les éloigner d’avance sous différents prétextes ; et le Comte feignant d’être accablé par la perte des siens, ne laissait approcher personne de l’endroit qu’il habitait : je suis donc le seul dont il doive redouter l’indiscrétion. Depuis vingt ans son sort est dans mes mains, il le sait ; c’est pourquoi nous vivons si tranquilles sur ses terres, et de temps en temps je lui fais acheter la paix par des sommes considérables.

BERNARDO.

C’est tout simple ; il est si riche !... Sans enfants, sans famille...

LÉONARDO.

Sa sœur, qui est morte il y a quelques années, a laissé une fille unique, qu’il a adoptée. C’est cette jeune personne qu’il marie, et... Voici le Comte ; il est seul : va m’attendre à la petite porte du parc.

Bernardo sort.

 

 

Scène II

 

LÉONARDO, LE COMTE URBINO

 

LE COMTE.

C’est toi, Léonardo ? Hé bien ! que me veux-tu ?

LÉONARDO.

Seigneur, je vais vous le dire en quatre mots. Vous m’avez écrit, il y a une quinzaine de jours, que vous viendriez faire à ! Montaldi les noces de votre nièce ; vous m’engagez à ne les point troubler, et surtout à laisser passer la forêt au prince Ludovico. Pour mon compte, je vous aurais rendu ce service gratis ; mais ma troupe n’est pas aussi généreuse, et je ne puis la contenir qu’en lui distribuant deux mille sequins.

LE COMTE.

Deux mille sequins ! es-tu fou ?

LÉONARDO.

Cela vaut cela, Seigneur. Songez donc que le Prince apporte sans doute de riches présents à sa prétendue.

LE COMTE.

Mais songe aussi que vous ne devez votre existence qu’à ma protection. Il y a fort longtemps que nos Princes voisins n’ont employé ta troupe à la guerre, et quand vous ne vivez pas à leur solde, vous faites sur nos terres à peu près l’état de brigands ; si je vous abandonné, si je laisse parvenir à Florence les plaintes réitérées qui sont portées contre vous, vous êtes tous perdus.

LÉONARDO.

Je le sais. Mais croiriez-vous prudent de me livrer à la justice ? Ne m’interrogerait-on que sur mes secrets ? et conterais-je mon histoire sans conter la vôtre ?

LE COMTE, troublé.

Allons, allons, je ne veux pas te refuser. Je donnerai les deux mille sequins. J’espère qu’à ce prix tu me tiendras parole ?

LÉONARDO.

Vous pouvez y compter ; mes gens n’auront plus rien à dire ?

LE COMTE.

Je n’ai pas cet argent sur moi, et je ne voudrais pas que l’on te reconnût au château, mais, sous un déguisement quelconque, tu peux ce soir t’introduire à la fête ; tu gagneras mon appartement, et je m’échapperai quelques minutes pour aller le compter te cette somme.

LÉONARDO.

Il suffit. Croyez-moi, Seigneur, ne nous brouillons pas ; si j’ai quelque fois besoin de votre argent, vous avez besoin de mon silence, et je vous ai donné plus d’une preuve de mon dévouement.

LE COMTE.

Je sais ce que je dois à ton zèle ; et sûr de ta discrétion, je vais enfin jouir sans crainte de mes richesses. Le mariage de ma nièce avec le Prince Ludovico, unit le Grand-Duc à ma famille, et me met à l’abri des dangers.

LÉONARDO.

Et que pourriez-vous craindre ? 

LE COMTE.

Je ne sais, mais je me suis souvent repenti d’avoir eu la faiblesse de laisser vivre cet enfant.

LÉONARDO.

Qu’importe qu’il existe, puisqu’il ne peut jamais connaître sa naissance.

LE COMTE.

Mais cet homme à qui nous l’avons confié ?

LÉONARDO.

Que peut-il découvrir ? Un malheureux pèlerin étranger, ne connaissant ni Florence ni ses environs, et qui était perdu depuis plusieurs heures dans la forêt !

LE COMTE.

Tu penses donc qu’il lui serait impossible de reconnaître le château ?

LÉONARDO.

Il n’y est entré que de nuit : en l’en faisant sortir, je lui ai moi-même bandé les yeux, pour le conduire à dix lieues d’ici, où je l’ai laissé sur une route entièrement opposée. D’ailleurs, tout éloigne de vous le moindre soupçon on ignore que Béatrix a donné le jour à un fils ; son mariage même était un mystère ; aucun de vos gens n’a pu observer nos démarches. Il est heureux que le concierge Roberto, si curieux, si bavard, se soit alors trouvé à l’armée ; il nous aurait gênés.

LE COMTE.

S’il eut deviné la moindre chose, son attachement pour mon frère et pour sa mémoire, nous donnait tout à craindre.

LÉONARDO.

Grâce au ciel, quand il est revenu nous n’avions plus rien à cacher, et maintenant que vingt ans se sont écoulés.

LE COMTE.

Allons, je veux t’en croire et vivre tranquille ; mais il fait déjà grand jour, retire-toi : cette nuit je serai exact au rendez-vous.

LÉONARDO.

Et moi, je vais donner mes ordres pour que le grand chemin soit libre.

LE COMTE.

Va.

Léonardo sort.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, seul

 

Il a raison, nous avons besoin l’un de l’autre. À quel degré d’avilissement m’a fait descendre une fatale ambition ! mon sort est dans les mains de misérables que je méprise et que je crains. Je jouis en tremblant de cette haute fortune, acquise au prix de mon repos. J’envie le sort du dernier de mes vassaux. En vain je voudrais retourner dans les sentiers de l’honneur ; ma vie entière se rattache à mon souvenir, et je ne sais quelle voix me crie : malheureux il n’est plus temps ! de l’or, des grandeurs voilà tes seuls biens désormais ; qu’ils te tiennent lieu de paix et de vertu ! Hé bien, ne regardons plus en arrière, étouffons des remords superflus, et suivons sans frémir le chemin du crime et de la fortune.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MARIA, ROBERTO, sortant du pavillon

 

MARIA.

Le Comte sorti de si bonne heure ! que vient-il faire ici ?

ROBERTO.

Hé ben, qu’est-ce que ça t’fait ? n’veux tu pas empêcher c’t’homme de s’promener ?

MARIA.

Avant le jour ?

ROBERTO.

Eh ! avant l’jour, si ça l’amuse : faut que tu critiques toutes ses démarches.

MARIA.

Moi ! non.

ROBERTO.

Et entre nous ça n’est pas bien, Personne ne l’aime ici ; c’est vrai qu’on ne s’accoutume pas à l’voir à la place de son père, de son frère, qui répandoient l’bonheur à Montaldi, mais enfin, il y est, faut ben prendre son parti.

MARIA.

Hélas ! oui.

ROBERTO.

Moi-même, j’suis aussi injuste que les autres. J’ai beau manger son pain d’pris vingt ans, je n’me fais pas à lui. Il a quelque chose dans la figure qui n’me revient pas : c’est cependant l’frère d’mon premier maître, que j’aimais tant...

MARIA.

Il ne lui ressemble guère.

ROBERTO.

Dame ! écoute donc, celui-là n’aura jamais son pareil. Encore aujourd’hui, je n’peux pas y passer, sans que les larmes... Mais faut être juste, le Comte l’a pleuré comme nous ; tu m’as dit toi-même qu’il s’était enfermé dans l’château...

MARIA.

Oui, personne ne l’approchait.

ROBERTO.

Hier encore, quand il m’a fait ouvrir c’te partie des appartements qu’est fermée depuis si longtemps, il était tout triste ; ça lui rappelait des souvenirs...

MARIA, d’un air significatif.

Je le crois bien.

ROBERTO.

Enfin, s’il nous a continues dans not’ place de concierge, c’est pour la mémoire de son frère qu’il l’a fait. Quand j’suis revenu de l’armée, où c’que j’avais vu périr ce brave jeune homme, qu’est-ce que l’Comte m’a dit : Roberto, tu as rendu les derniers devoirs à mon frère ; tu n’quitteras plus l’château, mon ami. Ça devrait nous toucher ça.

MARIA.

Hé bien ! moi, ça ne me touche pas du tout.

ROBERTO.

Mais qu’est-ce qu’il t’a donc fait pour que tu l’attaques toujours ?

MARIA.

Je ne l’attaque pas ; je sais bien que le pot de terre ne doit pas heurter le pot de fer.

ROBERTO.

Qu’est-ce que tu veux dire, qu’est-ce tu veux dire avec tes pots ? Tiens, femme, t’as de l’esprit, c’est vrai, mais on n’entend jamais c’que tu veux dire. J’n’ai pas été élevé comme toi avec des demoiselles de château ; je ne suis qu’un soldat tout rond ; mais quand j’parle, c’est clair.

MARIA.

Oh ! cela ne l’est que trop ; tu dis tout ce que tu sais à tort et à travers.

ROBERTO.

Et qu’est-ce que tu veux donc que j’dise ? c’que je n’sais pas ?

MARIA.

Non. Je veux seulement que tu sois moins bavard, et moins emporté.

ROBERTO.

Pour moins bavard, je n’peux pas trop te promettre ça ; pour emporté, contre qui donc que je m’emporte ? Est-ce que je ne t’ai pas toujours rendu heureuse ?

MARIA.

Si vraiment. Tu es un honnête homme ; mais tu manques de prudence avec ceux qui ne le sont pas. Tu te fais des affaires avec tous les coquins que tu rencontres.

ROBERTO.

Ah ! quant aux coquins... écoute, ça m’est resté d’mon ancien métier, et j’fais la guerre à ma manière. Les honnêtes gens, c’est not’troupe ; les fripons, c’est la troupe ennemie. Si j’en aperçois un, droit à lui, en avant, marche ! faut qu’il y passe, ou qui m’tue ; morbleu !

MARIA.

Mais quand on n’est pas le plus fort, il faut se taire.

ROBERTO.

Jamais, jamais... est-ce que la loi n’est pas là en arrière garde pour nous soutenir.

MARIA.

Oui, la loi !... d’ailleurs ne peut-on pas être sûr qu’un crime s’est commis, sans pouvoir en fournir les preuves ?

ROBERTO.

Dans c’cas là, sais-tu ce que j’ferais ? Je commencerais tous jours par tuer mon homme ; nous verrions après.

MARIA.

Tu te ferais de belles affaires !

ROBERTO.

Bah ! j’ai entendu dire autrefois à not’magister, que l’mensonge, tôt ou, tard dissipoit la vérité... Ce n’était pas tout à fait ça j’crois ; j’ai un peu oublié mon latin.

MARIA.

Et ta fête de ce soir, est-ce que tu ne t’en occupes pas ?

ROBERTO.

Que si, que si ; tout ira bien. Ma foi, ça m’a donné du mal : mais mam’selle Angéla n’se mariera qu’une fois ; et puis on a toujours du plaisir à fêter de braves gens. C’est dommage, seulement, que l’prince ne soit pas un peu plus jeune ; il a 50 ans au moins et j’ai quelquefois pensé qu’il aurait mieux fait d’donner sa place à son neveu qu’est si beau garçon.

MARIA.

Le seigneur Léon ?

ROBERTO.

Oui, v’là l’mari que j’voudrais voir à not’jeune maîtresse : mais dame ! elle sera plus riche avec l’oncle, et la fortune fait passer sur bien des choses.

MARIA.

Surtout aux yeux du Comte, qui en fait si grand cas.

ROBERTO.

Mais, je ne me trompe pas, c’est mam’selle Angéla.

MARIA.

Elle vient sans doute nous voir, cette chère enfant... oui, c’est elle-même.

 

 

Scène V

 

MARIA, ROBERTO, ANGÉLA

 

ANGÉLA.

Bonjour, Roberto ; bonjour, ma chère Maria.

MARIA.

Nous allions nous rendre au château, pour vous présenter nos respects.

ROBERTO.

Et tous les vœux que nous faisons pour vot’bonheur.

ANGÉLA, tristement.

Je vous remercie, mes amis.

ROBERTO.

Vous épousez un grand Seigneur, ben riche, ben honnête homme ; en v’là plus qui n’faut pour être heureuse. Il y a eu hier vingt-deux ans qu’c’était notre tour. Vous n’étiez pas encore née ; vot’mère v’nait seulement de s’m’arier ; il m’semble y être ; encore. Maria était jolie, dame ! fallait voir ! eh ! je n’étais pas trop mal non plus. J’avais déjà fait trois campagnes ; hé ben, il n’y avait pas un an que nous étions en ménage, qu’il m’a fallu partir pour l’armée. J’y ai suivi l’comte Vincent, vot’oncle et mon maître. C’brave jeune homme que j’avais vu naître, et que j’ai vu tuer devant moi, comme j’ai l’honneur de vous voir.

ANGÉLA.

Il a été bien regretté de toute la famille.

ROBERTO.

Et il méritait ben de l’être, j’vous en réponds. L’plus honnête garçon ! si bon, si brave ! J’aurais donné ma vie pour lui... enfin, c’est dans c’te chienne de campagne là, que j’ai reçu moi-même trois ou quatre blessures qui m’ont valu mon congé.

ANGÉLA.

Et depuis ce temps, tu vis tranquille ici ?

ROBERTO.

Grâce aux bontés du comte Urbino, et à celles dont votre digne mère nous a comblée jusqu’à sa mort, je n’me plains pas d’mon sort. Mais l’plaisir de causer avec vous m’fait oublier qu’j’ai des affaires au château. Faut m’occuper du bal, pardon, si j’vous laisse, ma belle demoiselle.

ANGÉLA.

Va, mon bon Roberto.

Roberto sort.

 

 

Scène VI

 

MARIA, ANGÉLA

 

MARIA.

Il me tardait de le voir s’éloigner ; la tristesse qui paraît dans vos yeux m’inquiète, ma chère fille... permettez ce nom à celle qui vous a nourrie de son lait, et qui vous aime si tendrement.

ANGÉLA.

Ma bonne Maria, nomme-moi toujours ainsi ; ma mère ne te regardait-elle pas comme une amie ?

MARIA.

Elle avait celte bonté ; élevée près d’elle, je me souvenais seule de la distance qui nous séparait Hélas ! cet heureux temps n’est plus, et Montaldi ne m’offre que des sujets, de regrets. J’ai vu mourir votre aimable mère et son époux, peu d’années après leur union. Béatrix de Rosalba, cette jeune compagnie de vos parents ?

ANGÉLA.

On dit que ma mère l’aimait comme une sœur ; mais qu’une nuit elle disparut du château, et que depuis on n’en a point eu de nouvelles.

MARIA, soupirant.

Il est trop vrai. J’ai perdu tous mes protecteurs. Vous me restez, ma chère enfant ! puissé-je vous voir heureuse et tranquille.

ANGÉLA.

Jamais, Maria !

MARIA.

Qu’entends-je ? Ce mariage...

ANGÉLA.

Ce mariage est pour moi le plus affreux malheur.

MARIA.

Vous me faites trembler !

ANGÉLA.

Maria, conseille-moi. Tire-moi du péril ou je suis.

MARIA.

Hélas ! ma chère enfant, que puis-je faire ?

ANGÉLA.

Crois-tu qu’il soit encore temps de résister à mon oncle, et de fuir un hymen dont la seule idée me fait frémir ?

MARIA.

Pourquoi donc avoir attendu si tard ?

ANGÉLA.

Ah ! si tu savais quelle terreur m’inspire le Comte ! tu concevrais la faiblesse que j’ai montrée jusqu’à ce jour. Seule, privée d’appui, comment m’exposer à sa colère en refusant d’obéir ? Comment avouer que j’aimais...

MARIA.

Vous aimez ?

ANGÉLA.

Et pour toute la vie. Léon, le neveu du prince Ludovico, est l’objet de mon choix.

MARIA.

Ciel ! que m’apprenez-vous ?

ANGÉLA.

Depuis un an que Léon habite Florence, nous nous aimons en secret. Son oncle, celui que l’on veut aujourd’hui me donner pour époux, est, comme tu le sais, parent du Grand-Duc. Quoique né à Milan, et vivant dans cette ville, il pensa que Léon pourrait faire à notre Cour une fortune plus rapide, et nous partagions nous-mêmes cet espoir, attendant tout du temps et de notre amour. Il y a deux mois à peu près, Léon partit, chargé d’une mission par le Grand-Duc. C’est pendant sa fatale absence que le prince Ludovico, qui n’était jamais venu à Florence, y arriva. Il me vit dans une fête ; j’eus le malheur de lui plaire. Flatté d’une telle alliance, mon oncle s’empressa de lui accorder ma main ; et, malgré mon désespoir, j’obéissais. Mais la présence de Léon est venue ranimer mon courage ; de retour à Florence depuis quelques jours, il est parvenu à me voir, à m’écrire. Ses discours, ses lettres m’ont inspiré une force dont je ne me serais jamais crue capable, et je suis décidée à tout entreprendre pour rompre cet odieux hymen.

MARIA.

Pouvez-vous espérer que votre oncle, le plus sévère de tous les hommes, consentira à vos désirs ?

ANGÉLA.

Je ne sais ; mais plutôt que d’accepter pour époux...

MARIA.

Quelqu’un vient. Contraignez-vous.

ANGÉLA.

C’est Léon... c’est lui. 

 

 

Scène VII

 

MARIA, ANGÉLA, LÉON

 

ANGÉLA.

Par quel bonheur êtes-vous seul ?

LÉON.

J’ai devancé mon oncle, qui sera ici avant peu : pourrais-je vous entretenir un moment ?

ANGÉLA.

Je regarde Maria comme une seconde mère, Léon. Elle sait tout, et vous pouvez sans crainte vous expliquer devant elle.

MARIA.

Tous mes vœux sont pour le bonheur de ma chère Angéla ; mais qu’espérez-vous maintenant ? quel moyen de rompre un mariage si près de se conclure ?

LÉON.

Il faut-fléchir mon oncle : lui seul peut nous protéger.

ANGÉLA.

Lui !

LÉON.

Je connais la noblesse de son âme, sa tendresse pour moi : osons lui confier notre amour et nous livrer à sa générosité.

MARIA.

Vous croyez qu’il pourra renoncer à celle qu’il aime ?

LÉON.

Mon oncle n’est plus dans l’âge ou les passions prennent sur nous un si terrible empire. Résolu à se marier, les vertus d’Angéla, sa haute naissance, ont décidé son choix plus qu’un violent amour. Ah ! qu’il est loin de ressentir ce que j’éprouve ! à la veille d’obtenir votre main, il cherchera sans douté l’occasion de vous entretenir sans témoins, Angéla, peignez-lui notre amour,  notre désespoir...

ANGÉLA.

Et si cet aveu l’irrite contre vous ?

LÉON.

Dans sa colère moins, il ne pourrait nous refuser son estime ; mais payer ses bienfaits par une lâche dissimulation ; aimer en secret l’épouse de celui qui m’a tenu lieu de père !...ah ! si tel était mon sort, je fuirais sans doute ; mais vous Angéla ! vous m’aimeriez encore, et mon bienfaiteur malheureux, nous reprocherait un jour notre coupable silence.

ANGÉLA.

Hé bien, je parlerai, et quelque puissent être les suites de cette démarche, nous aurons du moins tous deux rempli notre devoir.

LÉON.

Croyez que nous parviendrons à le toucher ; son cœur est sensible, généreux...

MARIA.

Ciel ! je crois déjà l’apercevoir !

LÉON.

C’est lui-même ; il vient. Angéla ! je n’espère qu’en vous.

MARIA.

L’occasion est favorable : faut-il vous laisser avec lui ?

ANGÉLA, troublée.

Un moment !... Ô ciel ! inspire-moi !

MARIA.

Du courage.

LÉON.

Ce jour, est le seul qui nous reste.

ANGÉLA.

Hé bien !... oui... éloignez-vous tous deux, je vais l’attendre ici.

Léon sort, Maria rentre chez elle.

 

 

Scène VIII

 

ANGÉLA, seule

 

Ô Dieu ! que ce moment me paraît terrible ! pourrai-je le toucher, le fléchir ?... Comment oser parler... Le voici.

 

 

Scène IX

 

ANGÉLA, LE PRINCE, SUITE du Prince

 

LE PRINCE.

Que vois-je ? quel bonheur me fait vous rencontrer, Madame ? 

À ses gens.

Allez m’annoncer au château.

Sa suite sort.

Un heureux hasard me sert : pardonnez si je vous retiens un moment, et si je sollicite un entretien dont dépend peut-être mon bonheur et le votre.

ANGÉLA.

Seigneur, je suis prête à vous entendre.

À part.

Je tremble.

LE PRINCE.

Daignerez-vous, pour un instant, ne voir en moi que l’ami le plus tendre, et non l’époux qu’on vous destine. Je sais que le comte de Montaldi a sur vous tous les droits d’un père ; il m’accorde votre main, mais vous seule pouvez m’apprendre si je ne dois ma félicité qu’à votre obéissance ?

ANGÉLA.

Seigneur, vos vertus...

LE PRINCE.

Ilse peut que j’aie quelques droits à votre estime, sans obtenir de vous un sentiment plus tendre : celui qui doit unir deux époux, celui qui comblerait mes vœux, puis-je espérer qu’un jour je vous l’inspirerai ?... Vous ne répondez pas... vous vous troublez ! ah ! sans doute ce silence doit m’alarmer belle Angéla ! confiez-vous à ma foi ; et si l’aveu que je sollicite ne m’est point favorable comptez que j’en serai seul instruit ; seul je me donnerai tous les torts aux yeux du Comté, et je saurai par ma conduite vous mettre à l’abri de sa colère.

ANGÉLA.

Ah ! tant de générosité doit exciter ma confiance. Hélas ! que n’ai-je plutôt trouvé un ami à qui je pusse ouvrir mon cœur !... Mais seule, sans appui, privée dès l’enfance d’un père chéri...

LE PRINCE.

Je veux le remplacer, Angéla, parlez-moi comme vous lui parleriez.

ANGÉLA.

Oui, je serai votre fille ; je vais mettre mon sort en vos mains, et vous en laisser l’arbitre. Seigneur, si le hasard m’eût fait vous rencontrer plutôt, sans doute l’estime, l’admiration qu’inspire vos vertus, la noblesse de votre caractère auraient décidé mon choix, et m’aurait fait ambitionner l’honneur d’être votre épouse, mais le cœur ne se donne qu’une fois, et lorsque je vous ai connu, j’aimais...

LE PRINCE.

Vous aimiez !...

ANGÉLA.

Ah ! rappelez toute votre indulgence ! Je tremble de vous avoir offensé...

 

 

Scène X

 

ANGÉLA, LE PRINCE, LÉON, dans le fond

 

LE PRINCE.

Rassurez-vous, Angéla, mais dites ? cet amour était donc un mystère ?

ANGÉLA.

À qui aurais-je osé le confier ? Celui que j’aime est loin de posséder les avantages que le Comte exige dans mon époux. J’ai dû me taire.

LE PRINCE.

Et quel était votre espoir ?

ANGÉLA.

Le temps, une naissance illustre, peuvent conduire à la fortune.

Plus lentement.

Nous attendions tout, d’ailleurs, d’un protecteur puissant... qui peut-être va nous abandonner...

LE PRINCE.

Que dites-vous ?

ANGÉLA.

Peut-être nous accusera-t-il de dissimulation, lorsque la crainte de l’offenser nous a seule retenus jusqu’à ce jour ?

Avec chaleur.

Mais non, vous ne retirerez pas votre appui à celui qui vous tient lieu de fils. Quels que soient nos torts, vous aurez pitié de Léon, de la malheureuse Angéla...

LE PRINCE.

Léon ! Se peut-il ?...

LÉON, se jetant aux pieds du Prince.

Oui, mon oncle, je l’aime. Mon crime est involontaire. Pardonnez ou je meurs à vos genoux.

LE PRINCE.

Levez-vous, Léon. Ô malheureux enfants ! qu’avez-vous fait !

LÉON.

Avant qu’Angéla eût attiré vos regards, nous nous aimions et lorsque j’appris qu’un sort cruel vous rendait mon rival, j’ai vainement essayé de sacrifier mon amour à ma tendresse pour vous, à la reconnaissance. Hélas ! cet effort est au-dessus de moi : je puis mourir ; mais je ne puis cesser de l’adorer.

ANGÉLA.

Seigneur... pardonnez !...

LÉON.

Mon oncle !

LE PRINCE.

Ce n’est pas moi qu’il faut fléchir. Que ne puis-je, en vous unissant, assurer votre bonheur !

LÉON, avec joie.

Qu’entends-je ?

ANGÉLA.

Quoi ! vous consentiriez ?...

LE PRINCE.

Avez-vous pu douter de mon cœur ? Ah ! pourquoi, dans les premiers temps de votre amour, ne m’avoir pas tout confié ? Alors peut-être, il eut été plus facile d’obtenir le consentement du Comte. Il ne verrait pas ‘se rompre une alliance, qui flatte son ambition.

LÉON.

Soutenu par vous, j’ose encore espérer...

LE PRINCE, soupirant.

Ah ! mon cher Léon, vous ignorez le plus grand obstacle !...

ANGÉLA.

En m’accordant à Léon, mon oncle s’allie toujours à votre famille.

LE PRINCE, de même.

Hélas !

LÉON.

Je suis sans fortune il est vrai ; mais vos bontés, celles du Grand-Duc, m’ouvrent une carrière honorable, Croyez que je saurai m’y distinguer, et j’acquerrai ces richesses que m’a refusé le sort.

LE PRINCE, serrant Léon dans ses bras.

Léon ! mon cher enfant !... je voulais retarder un aveu bien cruel !... votre amour m’y force ; je ne puis tromper le Comte ; je ne puis l’implorer pour vous, sans révéler un secret...

ANGÉLA.

Ô ciel !

LÉON, avec effroi.

Que voulez-vous dire ?

LE PRINCE.

Léon, rappelle ton courage... 

LÉON.

Mon oncle !

LE PRINCE.

Tu n’es pas mon neveu.

LÉON.

Dieu !

ANGÉLA.

Qu’entends-je !

LE PRINCE.

Ta famille m’est inconnue. Le temps seul peut...

LÉON.

Ah ! malheureux !

ANGÉLA.

Plus d’espoir !

LE PRINCE.

Je n’en serai pas moins ton appui, ton père... Montaldi m’en tendra, j’emploierai tout pour le toucher.

ANGÉLA.

Ah ! sa colère...

LE PRINCE.

Rassurez-vous, Angéla ; quelque soit l’issue de mon entretien avec lui, il rompra l’hymen projeté, et peut-être...

ANGÉLA.

Mon oncle vient, suivi de ses vassaux.

LE PRINCE.

Ne laissez rien paraître et comptez sur moi.

 

 

Scène XI

 

ANGÉLA, LE PRINCE, LÉON, LE COMTE, VASSAUX

 

LE COMTE.

Seigneur, instruit de votre arrivée, je n’ai pu résister à mon impatience...

LE PRINCE.

Je la partageais, Comte, et j’allais me rendre au château.

LE COMTE.

Je vais vous y conduire. Ce jour est le plus beau de ma vie.

LE PRINCE.

Si mes vœux ne sont point trompés, votre chère Angéla lui devra son bonheur.

LE COMTE.

Amis, que tout ici respire la joie, et fêtez à l’envie l’heureuse union qui s’apprête.

Ils sortent tous.

 

 

Scène XII

 

LÉON, seul

 

Je reste anéanti, et je n’ai pas la force de les suivre ; je ne suis pas son neveu !... Ô malheureux-Léon ! Ce dernier coup manquait à ton infortune. Angéla !... Angéla !...

 

 

Scène XIII

 

LÉON, MARIA

 

MARIA.

Eh bien ! le Prince est-il instruit ? pouvez-vous espérer ?

LÉON.

Maria, je perds Angéla pour jamais.

MARIA.

Ô ciel ! le courroux de votre oncle...

LÉON.

Gardez-vous de l’accuser ; il est le plus généreux des hommes, mais le sort, le sort cruel me ravit tout, m’enlève ce que j’aime, et je n’ai plus d’autre espoir que la mort.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

MARIA, ROBERTO

 

ROBERTO.

La fête sera superbe.

MARIA.

Il s’agit bien de fêté ! ô mon dieu ! mon dieu !

ROBERTO.

Qu’est-ce que tu as donc ?

MARIA.

Les pauvres enfants sont perdus ; ils s’aimaient, ils sont désespérés, et je suis plus malheureuse qu’eux.

Elle rentre chez elle.

 

 

Scène XV

 

ROBERTO, seul et interdit

 

Qui diable y comprend quelque chose ! c’est un logogriphe que c’te femme là.

Il la suit.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une chambre gothique, ornée de vieux meubles : plusieurs portraits de famille couvrent les murs.

 

 

Scène première

 

ANGÉLA, LÉON

 

LÉON.

Où peut-il être ? Qu’il me tarde de le revoir ! ô dieu ! quel coup affreux m’a frappé ! 

ANGÉLA.

Cher Léon, l’état ou je vous vois déchire mon cœur.

LÉON.

Tout espoir est perdu. Je ne suis pas son neveu. Eh ! qui suis-je donc ! qui suis-je, ô ciel !

ANGÉLA.

Léon, bon courage ; quelque soit le mystère qui couvre votre naissance, le temps peut l’éclaircir ; songez qu’il vous reste mon cœur vos vertus et l’amitié du Prince.

LÉON.

Votre cœur, généreuse Angéla ? Eh ! quoi, si j’étais né d’une famille obscure ?...

ANGÉLA.

Je vous aimerais davantage, et ma tendresse alors ne vous consolerait-elle pas de l’injustice du sort ?

LÉON.

Ah ! mon Angéla, il ne nous est pas permis de nous abuser. Ce secret connu du Comte, va m’attirer son mépris ; il faudra fuir, aller loin de vous, et peut-être un rival plus digne de votre main...

ANGÉLA.

Léon !... je pardonne à votre douleur un semblable soupçon.

LÉON.

Non. Je ne doute pas de votre cour ; excusez un malheureux : que le désespoir égare ; qui vous adore et qui vous perd !

ANGÉLA.

Hélas ! votre malheur n’est-il pas le mien ? Et si l’on nous sépare, croyez-vous que j’y survive ?

LÉON.

Quel sort est le nôtre ! la bonté du Prince m’avait fait entre voir un moment la félicité ; un mot, un seul mot a tout détruit... Ah ! sans mon amour, ce coup n’eut point abattu mon âme. Destiné désormais à une existence ignorée, je renoncerais sans me plaindre aux avantages brillants du rang et de la fortune. Hélas ! ils ne sont pas l’objet de mes regrets ! Mais me séparer d’Angéla, la quitter sans retour ! voilà l’écueil de tout mon courage.

ANGÉLA.

Le Prince nous a promis son secours ; on peut compter sur lui. Sans doute il trouvera le moyen de nous servir.

LÉON.

Si du moins nous pouvions lui parler, connaitre ses projets ?

ANGÉLA.

On m’avait dit qu’il était dans cet appartement, et je m’empressais de venir l’y joindre quand je vous ai rencontré.

LÉON.

Non. Je ne puis demeurer dans cet état d’incertitude et de souffrance ! Je cours le chercher ; peut-être en soit-il plus qu’il n’a voulu m’en dire... Il faut qu’il m’instruise ; il faut que je sache...

ANGÉLA.

Le voici.

LÉON.

Dieu ! qu’il a l’air triste et rêveur !

 

 

Scène II

 

ANGÉLA, LÉON, LE PRINCE, réfléchissant profondément

 

LÉON.

Seigneur...

LE PRINCE, sortant de sa rêverie.

Ah ! c’est vous, mes chers enfants.

LÉON.

Seigneur...

LE PRINCE.

Appelle-moi ton père, Léon, ma tendresse pour toi m’a mérité ce titre.

LÉON.

Oui, mon père, j’oserai toujours vous donner ce nom ; le sort peut me poursuivre sans m’en rendre jamais indigne.

LE PRINCE.

Celui qui dispose à son gré de l’univers, peut, quand il lui plaît, changer nos fortunes. Il a veillé sur toi dès le jour de la naissance ; il achèvera son ouvrage.

LÉON.

Croyez-vous donc possible qu’il me rende un père, des parents ?

LE PRINCE.

Je le crois plus que jamais.

LÉON.

Vous m’avez cependant assuré que ma famille vous était inconnue ?

LE PRINCE.

Il est vrai.

LÉON.

Qui pourra jamais nous faire découvrir...

LE PRINCE.

Le hasard nous sert quelque fois au moment où l’on a perdu tout espoir.

ANGÉLA.

Sans doute, depuis vingt ans vous avez fait en vain plus d’une démarche ?

LE PRINCE.

Aucune.

ANGÉLA.

Se peut-il ?

LE PRINCE.

Un serment sacré me le défendait.

LÉON.

Et maintenant ?

LE PRINCE.

Maintenant je puis agir.

LÉON.

Quel mystère ! mais comment ai-je été remis dans vos mains ?

LE PRINCE.

Il n’est pas encore temps de vous en instruire. Avant tout, laissez-moi m’occuper d’une recherche dont j’espère beaucoup. J’ai besoin de rester seul ici ; dans peu vous reviendrez.

LÉON.

Vous ne parlez pas au Comte ?

LE PRINCE.

Je le verrai plus tard.

ANGÉLA.

Nous vous laissons, Seigneur.

LE PRINCE.

Mes chers enfants, croyez que je ne négligerai rien pour vous rendre le bonheur.

ANGÉLA.

Hélas ! nous n’espérons qu’en vous.

Angéla et Léon sortent lentement en regardant toujours le Prince.

 

 

Scène III

 

LE PRINCE, seul

 

Plus je rassemble mes souvenirs et plus je reconnais distinctement cette chambre et les lieux qui y conduisent. Ce château est voisin de Florence. Non, je n’en puis douter. C’est ici que l’on m’introduisit il y a vingt ans ; c’est-là qu’on m’a fait prononcer le terrible serment qui me contraignait au silence. Ô justice di vine ! permettrais-tu qu’enfin ce mystère fût dévoilé ? M’as-tu conduit dans ces lieux pour en découvrir l’auteur ? Cette femme que j’ai fait avertir devenir me parler, est, m’a-t-on dit, de puis longtemps dans le château. Elle peut m’instruire ; mais il faut la questionner avec prudence, et ne point laisser deviner tout l’intérêt... On vient ; c’est elle, sans doute.

 

 

Scène IV

 

LE PRINCE, MARIA

 

MARIA.

On m’a dit, Monseigneur, que vous me demandiez.

LE PRINCE.

C’est vous qui êtes concierge du château ?

MARIA.

Oui, Monseigneur.

LE PRINCE.

Je désire avoir quelques renseignements sur la famille du Comte. Je n’ose les demander à lui-même, dans la crainte de renouveler ses chagrins. Il paraît que, jeune encore, il avait perdu tous ses parents ?

MARIA.

Hélas ! oui, Monseigneur.

LE PRINCE.

Vous habitez Montaldi depuis longtemps ?

MARIA.

Depuis vingt-deux ans.

LE PRINCE.

Cette terre appartenait-elle alors au comte Urbino ?

MARIA.

Non, Monseigneur ! Son père vivait encore ; mais il est mort peu de temps après nous avoir placés.

LE PRINCE.

Le comte Urbino a-t-il été marié ?

MARIA.

Jamais.

LE PRINCE.

Il avait un frère ?

MARIA.

Nous l’avons perdu aussi.

LE PRINCE.

Le frère était-il marié ?

MARIA, surprise, hésite un peu.

Non, Monseigneur.

LE PRINCE.

Le comte vient rarement à Montaldi ?

MARIA.

Il l’a habité que l’année qui a suivie la mort de son père.

LE PRINCE.

Vous rappelez-vous au juste à quelle époque ?

MARIA.

Il y a vingt ans.

LE PRINCE.

Vous êtes certaine que le Comte habitait Montaldi il y a vingt ne ans ?

MARIA.

Oui, Monseigneur. Il y est resté une année entière.

LE PRINCE.

Et quelle femme était alors avec lui ?

MARIA, très surprise.

Aucune, Monseigneur.

LE PRINCE, réfléchissant.

Aucune femme...

MARIA, à part.

Où veut-il en venir ?

LE PRINCE.

Étant concierge du château à cette époque, vous avez dû en connaître les habitants ?

MARIA.

Monsieur le Comte nous avait défendu d’approcher des appartements qu’il occupait.

LE PRINCE, surpris.

Il avait défendu !

MARIA.

Oui, Monseigneur.

LE PRINCE.

Mais il était cependant servi par quelques domestiques ?

MARIA.

Un seul homme de confiance, son valet de chambre.

LE PRINCE, vivement.

Cet homme est-il encore dans la maison ?

MARIA.

Non, monseigneur : il l’a quillée depuis huit ans.

LE PRINCE.

Habite-t-il Florence ?

MARIA.

Je l’ignore, nous n’en avons plus entendu parler.

LE PRINCE, à voix basse.

Cet homme a disparu.

Haut.

Comment le nommez-vous ?

MARIA.

Léonardo.

LE PRINCE.

Mais êtes-vous bien sûre que le Comte n’ait jamais eu d’enfant ?

MARIA.

Très sûre, Monseigneur.

LE PRINCE, examinant la chambre.

Les appartements n’ont point été remeublés depuis ce temps ?

MARIA.

Monseigneur ne venant ici que pour peu de jours, cette partie du château reste toujours fermée.

LE PRINCE, comme un homme qui se rappelle quelque chose.

Il doit y avoir une grange dans la première cour ?

MARIA.

Oui, Monseigneur.

LE PRINCE.

Ma bonne, je suis fâché de vous avoir dérangée dans vos occupations. Je vous laisse...

Revenant sur ses pas.

Il est inutile de dire au Comte que je vous ai questionnée sur sa famille.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MARIA, seule

 

L’ai-je bien entendu ? Se pourrait-il que le Prince eût des soupçons ?... pourquoi m’interroger ainsi ? pourquoi me recommander le silence ?... Non, tout cela n’est pas naturel. Il a parlé de femme, d’enfant... Ah ! Grand Dieu ! serait il instruit du sort de l’infortunée Béatrix ? saurait-il quelque chose de son enfant ? Ah ! si je le croyais ! j’aurais du m’éclaircir... un mot peut-être l’eût éclairé et m’eût obtenu sa confiance... mais il n’est plus temps. Comment le revoir sans témoins... comment l’instruire !... Je suis hors de moi, et mes idées se troublent !

 

 

Scène VI

 

MARIA, ROBERTO

 

MARIA.

Ah ! te voilà : as-tu vu le Prince ?

ROBERTO.

Certainement ; en venant ici je l’ai aperçu qui traversait la grande cour. Il m’a appelé et m’a demandé de lui ouvrir la grange.

MARIA.

Eh bien ?

ROBERTO.

Eh bien. Je l’ai ouverte, À peine était-il entré qu’il s’est écrié : c’est cela, c’est cela même ; que diable voulait-il donc dire ?

MARIA.

Après, après.

ROBERTO.

Après. Je ne sais rien, puisqu’il n’a dit d’le laisser seul. Il examinait tout... sais-tu bien que c’t’homme là a quelque chose d’extraordinaire.

MARIA.

Ô mon ami, mon ami, il faut que je lui parle, que j’obtienne de lui un entretien secret.

ROBERTO.

Ma femme, qu’est-ce que cela signifie ?

MARIA.

Il faut que je lui parle te dis-je.

ROBERTO.

Est-ce que tu deviens folle ?

MARIA.

Non. J’ai toute ma raison, le Prince est instruit, je n’en doute pas.

ROBERTO.

Morbleu ! explique-toi donc plus clairement ?

MARIA, regardant si personne ne vient.

Écoute, Roberto, tant qu’il m’a été impossible d’agir, je n’ai d’autre parti à prendre que celui du silence, et je t’ai caché un secret.

ROBERTO.

Tu m’as caché un secret ; mais c’est fort mal, ça, c’est très mal.

MARIA.

Ce n’est pas le moment de nous quereller ; il faut ici la plus grande prudence ; sauras-tu te taire ?

ROBERTO.

Mais apprends-moi donc quelque chose, si tu veux m’éprouver ?

MARIA.

Patience.

ROBERTO.

Dis donc, dis donc ?

MARIA.

Il faut d’abord que tu saches que ton premier maître, le jeune Vincent de Montaldi, était marié.

ROBERTO.

Il était marié !

MARIA, secrètement.

J’ai été la confidente de son amour pour Béatrix de Rosalba, et témoin de leur mariage.

ROBERTO.

C’est donc pour ça qu’elle a disparu un beau jour ?...

MARIA.

Oui, elle habitait une maison à quelques lieues d’ici ; le vieux Comte mourut ; ton maître fut tué ; Béatrix était alors enceinte ; elle allait prouver son mariage et réclamer ses droits, lorsqu’une nuit elle fut enlevée par d’infâmes ravisseurs.

ROBERTO.

Et où l’ont-ils conduite ?

MARIA.

Ici.

ROBERTO.

Ici !

MARIA.

J’en suis sûre. La nuit même de son enlèvement, on a vu Léonardo, alors confident du comte Urbino, descendre de voiture, avec une femme, à la petite porte du parc. Depuis ce moment, personne de nous n’a pu approcher de la partie du château qu’habitait le Comte. C’est-là, sans doute, qu’il avait renfermé sa victime. Trois mois se sont passés ainsi, et en calculant les époques, c’est pendant ce temps qu’elle a dû donner le jour à son enfant ; enfin ; le Comte est parti pour Florence : alors, j’ai visité tous les appartements et jusqu’aux souterrains ; mais l’infortunée Béatrix n’y était plus.

ROBERTO.

Il l’avait donc emmenée avec lui ?

MARIA.

Je l’ignore, mais si elle existait, crois-tu que depuis vingt ans elle n’eût pas trouvé le moyen de nous instruire de son sort.

ROBERTO.

Hélas ! tu as raison, il n’est que trop probable...

MARIA.

Tu connais bien la chambre verte ? 

ROBERTO.

Oui.

MARIA.

En la visitant, dans mes recherches, j’ai trouvé derrière un meuble le portefeuille de Béatrix ; il renfermait son acte de mariage, les lettres de son époux, et plusieurs papiers qu’elle avait voulu sans doute soustraire à ses ravisseurs.

ROBERTO.

Tu as tout gardé ?

MARIA.

Certainement.

ROBERTO.

Je reste anéanti. Non, je n’aurais jamais cru qu’on fût capable d’un crime aussi noir.

À Maria.

Et depuis vingt ans tu te tais ! et tu laisses le coupable jouir en paix des dépouilles de l’innocence !

MARIA.

Que pouvais-je faire ?

ROBERTO.

Accuser les scélérats, les forcer à tout avouer.

MARIA.

Mon seul témoignage eut été insuffisant.

ROBERTO.

N’as-tu pas ces papiers ?...

MARIA.

M’en croira-t-on sur la manière dont ils sont tombés dans mes mains ?

ROBERTO.

Il n’importe. La veuve de mon jeune maître, son enfant, qui vit encore peut-être ! l’héritier de tous les biens de Montaldi ! le seul héritier !...

MARIA.

Roberto, tu m’as promis de te contenir ?

ROBERTO.

Eh bien oui, mais tu vas agir aujourd’hui, aujourd’hui même. Je ne veux pas plus longtemps manger le pain d’un misérable.

MARIA.

Ah ! je pense comme toi, et depuis bien des années j’aurais quitté Montaldi, sans l’espoir de découvrir un jour...

ROBERTO.

Il faisait semblant de pleurer son frère !

MARIA.

Roberto !

ROBERTO.

Mon pauvre maître ! et son enfant, qu’est-il devenu ?

MARIA.

Écoute donc. Je crois le Prince instruit.

ROBERTO.

Le Prince ?

MARIA.

Il vient de me questionner d’une manière si extraordinaire.

ROBERTO.

Eh bien, il faut lui découvrir tout.

MARIA.

S’il a des soupçons, ce que je puis lui dire aidera...

ROBERTO.

Faut lui parler tout d’suite.

MARIA.

Maintenant cela est impossible ; je n’ai pas les papiers sur moi.

ROBERTO.

Et c’te maudite fête qui va commencer !

MARIA.

Songe qu’il faut te contraindre. Ce soir nous irons trouver le Prince dans son appartement ; je porterai les papiers et... J’entends du bruit, retirons-nous.

ROBERTO.

Je crois que c’est lui.

MARIA.

N’importe ; il ne serait pas prudent de lui parler ici, le Comte peut nous surprendre, il vaut mieux attendre à ce soir.

ROBERTO.

Mais ce soir c’est bien tard.

MARIA.

Veux-tu tout perdre. Viens, viens donc.

Ils sortent par la porte de côté.

 

 

Scène VII

 

LE PRINCE, par la porte du fond

 

Plus de doute. Et ce château appartenait alors au Comte ! c’est donc lui, lui seul qui peut me dévoiler le mystère. Mais s’il est coupable, comment espérer qu’il l’avoue ? et s’il ne l’est pas, comment oser l’accuser ?... Ne hasardons rien. Dissimulons avec lui, et servons nous d’un moyen qui le force à se trahir.

 

 

Scène VIII

 

LE PRINCE, ANGÉLA, LÉON

 

ANGÉLA.

Seigneur, le Comte vous cherche, il est.sur nos pas.

LE PRINCE.

Je l’attends avec impatience.

LÉON.

Vous paraissez inquiet, Seigneur.

LE PRINCE.

Mes chers enfants, votre sort va se décider. Mais prenez courage, j’ai quelques espérances...

LÉON.

J’entends le Comte.

ANGÉLA.

Faut-il vous laisser avec lui ?

LE PRINCE.

Non, Demeurez tous deux.

LÉON.

Ô ciel ! quel moment !

 

 

Scène IX

 

LE PRINCE, ANGÉLA, LÉON, LE COMTE

 

LE COMTE.

Vous m’excuserez, Seigneur, si je vous ai quitté, j’avais quelques ordres à donner pour la fête qui se prépare, et j’ai pensé qu’Angéla...

LE PRINCE.

Il me tardait de nous voir réunis, Comte. Puis-je vous entretenir avant que la fête commence ?

LE COMTE.

Je suis à vos ordres.

LE PRINCE.

Avant tout, permettez-moi de faire une supposition à laquelle je vous prie de vouloir bien répondre.

LE COMTE.

Parlez Seigneur.

LE PRINCE.

Si le cœur de l’aimable Angéla n’eût plus été libre lorsque je me suis présenté, ne m’auriez-vous pas refusé sa main ?

LE COMTE.

En doutez-vous, mon Prince ?

LE PRINCE.

Non. Je sais que vous avez pour elle la tendresse d’un père. Son bonheur est le premier objet de vos désirs ; eh bien, Comte, il est encore entre vos mains ; il faut faire aujourd’hui ce que vous auriez fait alors. Je vous rends une parole que je ne dois qu’à votre erreur,

LE COMTE.

Qu’entends-je ? Angéla...

LE PRINCE.

Léon a su lui plaire : ils s’aiment depuis un an.

LE COMTE, avec colère.

Votre neveu, ciel ! et pourquoi n’avoir caché... ?

LÉON, au Comte.

Seigneur, pardonnez : la crainte d’un refus, l’espoir de devenir plus digne d’un pareil bonheur...

LE PRINCE.

Léon, quoique jeune, s’est déjà distingué dans, sa carrière ; il est aimé du grand Duc, il peut aller à tout ; en renonçant à la main d’Angéla, je renonce pour jamais l’hymen, et dès : ce jour, j’assure à Léon la moitié de ma fortune.

LE COMTE.

Je vous entends, Prince, il faut rompre une alliance dont se serait honorée ma vieillesse... Vous désirez aujourd’hui qu’un neveu chéri vous remplace dans ma famille ; eh bien, Seigneur, Léon, traité par vous comme un fils, ne peut essuyer un refus, et...

LE PRINCE.

Son bonheur m’est aussi cher que le mien, il est vrai ; mais avant de vous presser d’y consentir, Seigneur, je vous dois encore un aveu.

LE COMTE.

Et quel est-il ?

LE PRINCE.

Léon, que j’aime si tendrement, à qui je tiendrai lieu de père jusqu’à ma dernière heure, Léon...

LE COMTE.

Achevez.

LÉON, à part.

Ciel !

ANGÉLA, à part.

Je tremble !

LE PRINCE.

Léon n’est point mon neveu...

LE COMTE.

Se peut-il ?... Et quel est son nom ?

LE PRINCE.

Je l’ignore : j’ai tout lieu de croire, cependant, qu’il sort d’une noble famille ; la tendresse que je conçus pour lui, dès ses premières années, me fit désirer de l’approcher de moi ; mon frère avait terminé sa vie dans un pays lointain ; je fis croire que pendant son séjour dans ces climats, il y avait donné le jour à un fils, et je fis élever Léon dans mon palais, sous le nom de mon neveu.

LE COMTE.

Mais quel événement l’a remis dans vos mains ?

LE PRINCE.

Depuis vingt ans, le serment terrible qu’on m’a fait prononcer, me forçait au silence ; Léon même ignorait son sort ; mais l’espoir de lui rendre un jour une famille, m’a fait tenter le seul moyen qui me restât. J’ai été me jeter aux pieds du chef de la Foi ; j’ai déposé dans son sein mon secret, et les doutes de ma conscience ; il a cru devoir me relever d’une promesse arrachée par la contrainte ; enfin il m’a rendu libre de revenir à Florence, d’y faire les recherches nécessaires...

LE COMTE, troublé.

C’était donc à Florence ?

LE PRINCE, à part.

Il se trouble.

Il approche un siège à Angéla qui se soutient à peine.

Remettez-vous Angéla ; asseyez-vous Léon ; écoutez-moi tous.

Il s’assied.

J’avais trente ans à-peu-près, lorsque dans un fatal duel j’ôtai la vie à l’ami de ma jeunesse. Désespéré de ce crime involontaire, auquel l’infortune m’avait contraint, je résolus de l’expier, et je me décidai à faire le voyage de la Terre-Sainte ; mais à pied, sous un nom supposé, couvert des vêtements de la misère, et m’imposant toutes les privations qu’elle entraîne. Mon vœu était près d’être accompli, et je prenais le chemin de Milan, lorsqu’un jour, dans les environs de Florence, qui m’étaient inconnus, je perdis mon chemin ; la nuit qui survint, un orage affreux, tout contribua à m’égarer davantage. J’errais depuis plusieurs heures, sans pouvoir joindre une habitation, quand une lumière lointaine ranima mon courage et mes forces prêtes à m’abandonner. Je dirigeai mes pas de ce côté, et je parvins à une grille qui était fermée. Habitué, pendant mon voyage, à solliciter la pitié des autres, je chantai quelques complaintes sur un ton lamentable, pour implorer du secours ; un homme vint ouvrir ; il me permit d’entrer dans une grange et m’y laissa après m’avoir enfermé.

LE COMTE, à part.

Ô ciel !

LE PRINCE.

À peine m’eut-il quitté, qu’accablé de fatigue, je m’endormis. Je ne sais depuis combien de temps mon sommeil durait, lors que je fus réveillé par le même homme qui m’avait introduit : il s’assit près de moi, sur la paille qui me servait de lit, et me fit plusieurs questions sur mon nom, mon état et mon pays. Je répondis ainsi que j’avais fait pendant tout mon voyage, de manière à lui persuader que j’étais un pauvre misérable, presque toujours errant, et ne vivant que de charités. Hé bien, me dit-il, tu es l’homme qu’il nous faut ; suis moi.

LE COMTE, à part.

Imprudent !

LE PRINCE.

J’obéis. Alors mon guide éteignit la lanterne sourde qu’il portait, et me prenant la main, il m’introduisit dans une maison que je jugeai très vaste, par le nombre d’appartements qu’il nous fallut traverser ; le plus grand silence et la plus grande obscurité régnaient autour de nous ; mais en passant près d’une porte, il me sembla entendre les cris et les sanglots d’une femme. Je frémis. Celui qui me conduisait pressa le pas, et je continuai à le suivre dans le plus grand trouble ; enfin il s’arrêta : les cris que j’avais entendus, mile réflexions que j’avais faites pendant notre marche mystérieuse, tout contribuait à m’alarmer. Je ne sais quoi me disait qu’un grand crime se consommait dans cette maison, et que peut-être j’en allais être le complice ou la victime... vous vous troublez, Seigneur... jugez de l’état ou j’étais. Nous entrâmes ; et mon conducteur me présenta à un homme masqué, qu’il me dit être son maître ; il lui parla tout bas quelque temps. Alors l’inconnu se retournant vers moi : « Approche, me dit-il, et ne crains rien, si tu obéis strictement à ce qu’on va te prescrire. Tu vois cet enfant, ajouta-t-il, en découvrant une corbeille placée près de lui. Il importe qu’il ne puisse jamais connaître sa famille. Je vais le remettre en tes mains, avec une somme considérable, si tu t’engages par les serments les plus saints à ne jamais revoir Florence, à ne faire aucunes démarches pour retrouver les lieux ou tu es maintenant, à garder enfin un silence éternel sur tout ce que tu vois. L’habit que tu portes doit te rendre un serment sacré ; tu ne sortiras plus d’ici sans l’avoir prononcé ; mais si tu le trahissais ! tremble ! ma vengeance t’atteindrait partout ; j’aurai les yeux sur toi, fusses-tu caché au bout de l’Univers, et c’en est fait de ta vie, à la moindre indiscrétion. » Le ton, l’air terrible de l’inconnu me glaçait d’épouvante. Depuis vingt ans, l’horreur de ce moment ne s’est point effacé, et tous les objets qui m’environnaient alors, sont encore présents à ma mémoire ; je vois toujours cette vaste salle faiblement éclairée, ces murailles noircies par le temps et ornées de quelques portraits de famille, ces vitraux chargés d’armoiries ; ces vieux meubles, qui cependant annonçaient l’opulence... une lampe brûlait sur une table...

Montrant le Comte.

L’inconnu était là ; sa taille était noble ; à travers son masque, il attachait sur moi des regards farouches... Seigneur, vous frémissez.

LE COMTE, hors de lui.

Ce terrible récit...

LE PRINCE, à part.

C’est lui.

LÉON.

Enfin, mon oncle, il vous fit jurer ?...

LE PRINCE, observant toujours le Comte.

Oui, je promis, je jurai...

LÉON.

Et l’on me remit dans vos mains ?...

LE PRINCE.

Oui, mon cher Léon.

 

 

Scène X

 

LE PRINCE, ANGÉLA, LÉON, LE COMTE, ROBERTO

 

ROBERTO.

Seigneur, la fête va commencer.

Tout le monde se lève.

LE PRINCE, bas au Comte.

Comte, ne faisons point d’éclat. Ce moment n’est pas propre à un éclaircissement. Assistons à la fête. Nous reprendrons cet entretien,

LE COMTE.

J’en chercherai l’occasion.

À part.

Il sait tout, il est perdu.

Haut.

Allons prendre part aux jeux que nous ont préparé ces bonnes gens.

LE PRINCE.

Je vous suis.

Ils sortent.

ROBERTO, seul.

Que s’est-il donc passé ? Ils ont tous un air singulier... Ne les perdons pas de vue, il y a quelque chose d’extraordinaire.

Il sort.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente le parc de Montaldi ; de chaque côté de la scène est up pavillon ; un banc est placé sous un dais de fleurs.

 

 

Scène première

 

PAOLO, DANSEURS et DANSEUSES

 

PAOLO.

Oh ! çà, êtes-vous tous prêts ? N’allez pas faire de sottises. Le père Roberto aurait ben du rester à votre tête, pour recevoir Monseigneur. Demandez-moi un peu s’il avait besoin d’aller lui même l’avertir ! Je ne sais pas cqu’il a c’soir, ce père Roberto ; il a l’air d’un fou... Ah ! les v’là qui viennent, les v’là qui viennent, à vos postes...

 

 

Scène II

 

LE PRINCE, LE COMTE, LÉON, ANGÉLA, ROBERTO, PAOLO, VASSAUX des deux sexes

 

À l’entrée du Comte, d’Angéla et du Prince, LES VASSAUX crient.

Vive Monseigneur ! vive not’ jeune maîtresse et son époux !

LE COMTE, à part.

Je ne vois pas Léonardo.

Les paysans conduisent le Comte, le Prince et Angéla sur le banc. Léon se place près d’eux.

Ballet.

Sur la fin du ballet, Léonardo, déguisé, se montre au Comte ; celui-ci l’aperçoit et lui fait un signe d’intelligence.

ROBERTO, place à l’un des coins de la scène à tout vu : il dit, à part.

Ciel ! c’est Léonardo !

LE COMTE, se levant.

C’est assez, mes amis, le Prince et moi nous sommes sensibles à l’affection que vous nous témoignez. La nuit vient, suivez nous au château, et prenez part au repas qui vous est préparé.

Le Prince, le Comte, Angéla et Léon sortent, suivis des vassaux.

 

 

Scène III

 

MARIA, ROBERTO

 

MARIA, arrêtant Roberto qui sortait.

Écoute donc, écoute donc !

ROBERTO, préoccupé.

Je ne peux pas, il faut que je les suive...

MARIA, l’arrêtant encore.

Mais un mot.

ROBERTO.

Pas un seul. Léonardo est ici.

MARIA.

Léonardo !

ROBERTO.

Oui ; je l’ai reconnu, le Comte lui a fait un signe... laisse moi, laisse moi.

Il sort en courant.

 

 

Scène IV

 

MARIA, seule

 

Léonardo serait ici ! que vient-il y faire ? ont-ils quelques nouveaux projets ?... Ce n’est pas sans motifs que ce misérable reparaît à Montaldi. Grâce au ciel, le Prince est ici, il va tout savoir, et nous pourrons déjouer leur complot. Qu’il me tarde de lui parler... après le repas, sans doute, il se retirera dans son appartement, j’irai le trouver aussitôt ; mais rejoignons Roberto, je crains qu’il ne commette quelqu’imprudence. Hélas ! nous sommes peut-être entourés de dangers, et la moindre indiscrétion peut nous perdre.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LÉONARDO, par le pavillon à droite

 

Ils entrent par le Pavillon à droite.

LE COMTE.

Tu viens de traverser le pavillon qu’occuperont le Prince et Léon. C’est droit ici qu’il faudra marcher. Tu reconnaitras bien cette porte ?

LÉONARDO.

Certainement.

LE COMTE.

Combien serez-vous ?

LÉONARDO.

J’amènerai trente hommes qui n’en craignent pas deux cents.

LE COMTE.

Bon. Délivrez-moi du Prince et de son protégé, je vous permets après de piller, de dévaster le château.

LÉONARDO.

Ah ! je vous réponds que mes gens s’en acquitteront à merveille.

LE COMTE.

Il le faut, pour éloigner de moi tout soupçon. Va rassembler tes gens, et tâche d’être prêt dans une heure. Fatigué de la fête, chacun dormira dans le village, et vous aurez le temps d’agir avant qu’il arrive un secours suffisant.

LÉONARDO.

Si nous mettions ; le feu, pour augmenter le trouble ?

LE COMTE.

Oui, du côté des écuries, mes gens et ceux du Prince s’y porteront d’abord, et cela nous en débarrassera.

LÉONARDO.

Allez, tout sera bien conduit.

LE COMTE.

Dès que l’alarme sera générale, vous vous échapperez par les souterrains, et je me charge d’entraver les recherches qui seront faites contre vous.

LÉONARDO.

Ainsi tout est convenu, je vais rassembler mon monde.

LE COMTE.

Oui ; je rejoins le Prince que j’ai quitté sous prétexte de donner quelques ordres. Si dès ce soir il me demandait un éclaircissement, j’ai préparé une histoire dont il n’aura pas le temps d’exiger les preuves.

Roberto arrive ici dans le fond du théâtre.

LÉONARDO.

Je vous réponds que demain il ne sera plus en état de vous nuire.

LE COMTE.

J’y compte. Séparons-nous. Dans une heure, par la petite porte du parc.

LÉONARDO.

Dans une heure.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène VI

 

ROBERTO, seul

 

Je ne me trompais pas ; c’est bien Léonardo ! Quel malheur que je n’aie pu les suivre d’assez près pour entendre tout. Par quel hasard ce coquin, qu’on n’avait pas vu depuis huit ans, reparaît-il au château ? et que viennent-ils faire ici tous deux ? Les scélérats ont quelque nouveau projet. Dans une heure par la petite porte du parc... Je n’en sais pas davantage ; n’importe, je connais l’heure du rendez-vous... Il faut guetter le misérable, le saisir... Une bonne embuscade, morbleu !... Oui, mais s’il est accompagné ?... Ma troupe n’est pas nombreuse, je suis tout seul... Bah ! les gens du Prince, quelques amis, les coquins ne seront pas deux cents... Tachons seulement qu’ma femme ignore tout : elle aurait peur, elle voudrait m’empêcher d’agir... La v’là, faut d’la finesse ici, j’lui en ai déjà trop dit.

 

 

Scène VII

 

ROBERTO, MARIA

 

MARIA.

Où te caches-tu donc ? je te cherche partout.

ROBERTO.

Me v’là, me v’là.

MARIA.

Eh bien, Léonardo ?

ROBERTO.

Bah ! c’n’était pas lui, j’m’étais trompé. Oh ! ça, ta vas parler au Prince, j’m’en vais, moi.

MARIA.

Tu n’y viens pas aussi ?

ROBERTO.

Oh, ben oui ! j’ai bien autre chose à faire.

MARIA.

Autre chose à faire ?

ROBERTO.

Sans doute ; faut-il pas que j’sois au château.

MARIA.

Mais on aura soupé tout à l’heure.

ROBERTO.

On est donc à table ?

MARIA.

Oui.

ROBERTO.

Et le Comte est-il rentré ?

MARIA.

Est-ce qu’il était sorti ?

ROBERTO.

J’n’en sais rien. Où sont les gens du Prince ?

MARIA.

Ils sont à boire là-bas ; j’ai reçu ordre du Comte de leur donner du vin à discrétion.

ROBERTO.

Pourvu qu’ils puissent encore se tenir sur leurs jambes, v’là tout c’qui m’faut ; un homme gris s’bat tout comme un autre.

MARIA.

Se battre ! et contre qui donc se battre ?

ROBERTO.

Enfin on n’sait pas c’qui peut arriver, v’là c’que j’veux dire.

MARIA.

Mais tu as un air qui m’effraye.

ROBERTO.

Quand j’te dis d’être tranquille : parle au Prince, conte lui tout, et surtout n’aies pas peur, j’s’rai là.

Il veut sortir.

MARIA.

Que veux-tu dire, Roberto !

ROBERTO.

Ne me retient donc pas, le temps presse, dans une heure il s’ra trop tard.

MARIA.

Explique-toi ?

ROBERTO.

Il n’y a rien, je n’sais rien ; ne crains rien.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MARIA, seul

 

Écoute !... qu’a-t-il donc ?... me cacherait-il quelque chose ?... Il parle de danger, de combats... que veux dire tout cela ?... Voudrait-il faire quelques coups de tête ?... Mais il n’oserait rien entreprendre avant de connaître les suites de mon entretien avec le Prince, et cela me rassure ; je saurai toujours bien l’empêcher... J’entends du bruit... C’est le Comte... Cachons nous derrière ce bosquet jusqu’à ce qu’il soit parti.

Elle se cache.

 

 

Scène IX

 

LE PRINCE, LE COMTE, LÉON, DEUX DOMESTIQUES, portant des flambeaux, MARIA, cachée

 

LE COMTE.

Je me retire, Seigneur, et je vous laisse ainsi que Léon vous livrer au sommeil.

LE PRINCE.

Un instant, je vous prie. Souffrez qu’avant de nous quitter, je vous demande quelques minutes d’entretien. Ici nous ne craignons point d’être observés par nos gens, et si vous le trouvez bon...

LE COMTE.

Je suis prêt à vous entendre.

LE PRINCE, aux Domestiques.

Laissez-nous.

LE COMTE, à part.

Tu vas m’interroger, j’espère, pour la dernière fois.

Les domestiques du Prince rentrent dans le pavillon.

 

 

Scène X

 

LE PRINCE, LE COMTE, LÉON, MARIA, cachée

 

LE PRINCE.

Comte, il est inutile que nous dissimulions ensemble ; je vous ai reconnu ; c’est vous qui remîtes dans mes mains le malheureux enfant que vous vouliez ravir à sa famille. Quels étaient les motifs d’une pareille conduite ? Parlez et croyez qu’il me sera doux de vous trouver innocent.

LE COMTE.

Seigneur, je pourrais nier l’accusation ou refuser d’y répondre. Je ne ferai ni l’un ni l’autre ; ma conduite fut pure, et je pouvais exercer une justice plus rigoureuse, sans être blâmable. Vous en allez juger. Jeune encore, je conçus une passion violente pour une orpheline que mon père élevait dans ce château. Béatrix de Rosalba était d’une illustre naissance, mais sans aucune fortune ; ne pouvant espérer le consentement de mon père, nous n’écoutâmes que l’amour, et un mariage secret nous unit. Je goûtais près de mon épouse un bonheur qu’augmentait encore le mystère qui le couvrait, lorsque je fus obligé de faire un voyage. Je restai absent une année. Libre enfin de revoir Béatrix, j’accourais près d’elle ; mais que devins-je en apprenant son infâme conduite ! Un misérable, attaché à mon service, l’avait séduite ; elle portait dans son sein la preuve de sa honte et de la mienne. Mon premier mouvement fui d’immoler ces perfides à ma vengeance. La pitié, peut être un reste d’amour, retint mon bras ; je laissai vivre l’infidèle ; son indigne amant prit la fuite. Parlez, Seigneur, qu’auriez-vous fait à ma place ? Devais-je rendre l’héritier de mes biens et de mon nom le fruit de l’adultère ? Je me décidai à remettre cet enfant dans les mains d’un homme du peuple, qui conserverait ses jours sans pouvoir jamais lui donner les moyens de connaitre sa naissance. Couvert des vêtements de la misère, vous vous présentâtes au château. Je pensai que vous pouviez convenir à mon dessein... Vous savez le reste.

LÉON, soupirant.

Et cette infortunée Béatrix, qu’est-elle devenue ?

LE COMTE.

Quels que fussent les soins que je lui prodiguai, elle expira dans mes bras, de douleurs et de remords.

LE PRINCE.

Votre hymen avec elle ne fut donc jamais connu ?

LE COMTE.

Jamais. Maintenant, Seigneur, vous pouvez juger ma conduite. En vous confiant Léon, vous n’avez pas oublié que je vous remis une somme suffisante pour l’élever avec soin. Léon, lui-même, ne peut me trouver trop cruel, et puisqu’il respire, il doit rendre grâce à ma bonté.

LÉON.

Ah ! plutôt, Seigneur, que n’avez-vous alors terminé mes tristes jours ! quelle existence ô ciel ! m’est destinée ! sans rang, sans nom ! ne connaissant de ma famille qu’une mère déshonorée... Que deviendrai-je ?

LE PRINCE.

Léon, ne suis-je pas toujours ton père ? ce secret est resté enseveli pendant vingt ans, il peut l’être encore, et le Comte...

LÉON.

Non, Seigneur, je ne puis plus désormais garder la place que j’occupais près de vous. Je ne joindrai point le mensonge à la honte de ma naissance. Je me connais maintenant, il suffit. J’irai loin de vous, loin d’Angéla à laquelle j’osais pré tendre ! séparé de tout ce qui me fut cher, le ciel seul sera mon appui.

Il veut sortir.

 

 

Scène XI

 

LE PRINCE, LE COMTE, LÉON, MARIA paraissant

 

MARIA.

Arrêtez, Seigneur, arrêtez. Je puis confondre l’imposture et prouver que loin d’avoir à rougir de votre naissance, vous êtes le Comte de Montaldi, le seul légitime héritier de tous les biens. de cette maison.

LÉON.

Qu’entends-je ?

LE COMTE.

Maria, quel délire vous égare !

LE PRINCE.

Expliquez-vous ?

MARIA, au Prince.

Seigneur, avant de parler, j’ose implorer votre protection. Je ne puis faire ici triompher l’innocence, qu’en m’exposant moi-même...

LE PRINCE.

Comptez sur moi, parlez, et que rien ne vous trouble.

MARIA.

Eh bien ! Seigneur, Béatrix de Rosalba n’a jamais été unie au comte Urbino par aucuns liens. Le comte Vincent de Montaldi, le fils aîné de la famille, fut son époux. J’ai moi-même été témoin de leur mariage, et le prêtre qui l’a béni, existe encore à Florence.

LE COMTE.

Osez-vous !...

LE PRINCE, au Comte.

Permettez qu’elle achève.

MARIA.

Le jeune Comte mourut avant d’avoir déclaré son hymen. L’infortunée Béatrix allait réclamer ses droits, lorsqu’elle fut enlevée de son asile et conduite dans ce château. C’est ici que son fils a vu le jour ; c’est ici qu’elle a terminé les siens, et son persécuteur devrait au moins respecter sa mémoire.

LÉON.

Juste ciel !

LE PRINCE.

Comte, que répondez-vous à cette terrible accusation ?

LE COMTE.

Que cette femme a perdu la raison, et que je ne puis concevoir le motif qui l’engage à mentir avec tant d’impudence.

MARIA.

Seigneur, ne m’accusez pas d’imposture, et consentez plutôt à réparer vos torts. Le fils de votre frère est devant vous, vous le savez. Rétablissez-le dans ses droits. Je me suis tu vingt ans, je puis me taire encore.

LE COMTE.

Malheureuse !

LÉON.

Vous-même, avouez que Béatrix est morte dans ce château ?

LE COMTE.

Il est vrai ; mais qu’a de commun sa mort et ce prétendu mariage avec mon frère ? le prêtre existe, dit-on ? eh bien, on le fera chercher, il pourra nous donner les preuves...

MARIA, donnant le portefeuille.

Les voici. Je remets dans vos mains, Seigneur, le contrat de mariage du comte Vincent de Montaldi avec Béatrix de Rosalba.

LE COMTE, à part.

Ô ciel !

LE PRINCE, au Comte.

Nierez-vous ce dernier témoignage ?

LE COMTE, fièrement.

Non. Il m’importe peu de vous convaincre ; et d’ailleurs, de quel droit m’interrogez-vous ? Je me justifierai quand il en sera temps, el ce n’est pas à vous que je dois compte de ma conduite.

Il veut sortir.

LE PRINCE.

Arrêtez. N’espérez pas vous soustraire par la fuite au juste châtiment qui vous est dû ; les intérêts de Léon sont les miens ; c’est moi qui deviens votre accusateur, et je ne vous quitte plus que pour vous livrer à la rigueur des lois.

LE COMTE.

Vous osez me retenir ! oubliez-vous que je suis le maître ici ?

LE PRINCE.

Non, vous ne l’êtes plus. Le temps du crime est passé, et la vengeance s’apprête.

LE COMTE, avec fureur.

Peut-être est-elle suspendue sur toi-même.

LE PRINCE.

Vos menaces sont loin de m’effrayer. C’est au coupable de trembler.

On entend du bruit.

MARIA.

Ciel ! quel bruit !

LE COMTE.

Eh bien ! tremblez tous trois.

MARIA.

Au secours ! au secours !

 

 

Scène XII

 

LE PRINCE, LE COMTE, LÉON, MARIA, ANGÉLA

 

ANGÉLA.

Ah ! Seigneur ! entendez-vous les cris, le bruit des armes ? on se bat dans le parc.

LÉON, tirant son épée.

Restez près de nous, Angéla.

LE COMTE, voulant sortir.

À moi, mes Amis !

LE PRINCE, l’arrêtant et tirant son épée.

Non, traître, défends-toi.

 

 

Scène XIII

 

LE PRINCE, LE COMTE, LÉON, MARIA, ANGÉLA, ROBERTO, GENS du Prince, VASSAUX, TROUPE de Léonardo

 

Combat.

À la fin duquel les Condottieri succombent ; le Comte est désarmé.

ROBERTO.

Victoire !

Au Prince.

Il n’y a plus rien à craindre, Monseigneur, ces gens-ci, que Monsieur le Comte attendait, n’feront plus d’mal à personne. Ils sont tous pris ou morts... ah !

LE PRINCE.

Brave homme !

ROBERTO.

J’connaissais leur projet, pas trop ben à la vérité ; mais c’est égal. Accompagné d’ces braves gens, j’ai attendu les scélérats à la petite porte du parc. Ils étaient trente au moins ; nous sommes tombés dessus. Il n’en est pas échappé un. Les v’là tous garrottés, les coquins, excepté ceux qui sont tués, que nous avons laissés sur la place, parce qu’on les retrouvera toujours ceux-là.

LE COMTE.

Ô rage !

LE PRINCE.

Quel horrible complot.

Au comte.

Espérez-vous échapper à la justice terrible qui vous attend ?

LE COMTE.

Non. Puisque Léon l’emporte, la mort est ma plus douce espérance ; elle n’approchera pas du supplice de le voir triompher.

LE PRINCE.

Que le Comte soit gardé chez lui ; demain on décidera de son sort.

Les gens du Prince emmènent le Comte et les Condottieri.

 

 

Scène XIV

 

LE PRINCE, LÉON, ANGÉLA, ROBERTO, MARIA, VASSAUX

 

ANGÉLA.

Quel affreux projet avait-il donc formé ?

LE PRINCE.

Rendez grâce au ciel, Angéla, qui nous tire d’un si grand danger et qui vous conduit au bonheur.

Aux Vassaux en leur présentant Léon.

Mes amis, voici votre maître ; le Comte Vincent de Montaldi fut son père, il en est le seul héritier.

ANGÉLA.

Qu’entend-je !

ROBERTO.

Est-il possible !... C’était donc pour ça que je m’battais pour lui d’si bon cœur ! c’est l’fils d’mon cher maître... oui, y’la ben ses traits... tous ses traits !... Ah ! Monseigneur, permettez qu’un vieux serviteur.

Il veut baiser la main de Léon.

LÉON, l’embrassant.

Brave homme ! comment vous témoigner jamais toute ma reconnaissance ?

ROBERTO.

C’est finir ça, Monseigneur ; v’là un moment qui paie tout, un moment... Femme, dis donc, quel bonheur que ces coquins n’m’aient pas tué ; il n’aurait joué là un bien mauvais tour...

MARIA.

Mon bon Roberto !

LE PRINCE.

Demain le Grand-Duc sera instruit ; il fera justice ; et Léon se montrera toujours digne du haut rang qui lui est rendu. 

ROBERTO.

Vives notre jeune Seigneur.

TOUS LES VASSAUX.

Vive not’ jeune Seigneur.

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