Impressions de voyage (Félix-Auguste DUVERT - Augustin-Théodore de LAUZANNE DE VAUROUSSEL - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)
Vaudeville en deux actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 13 juin 1838.
Personnages
GAMBILLARD, touriste
DESCHAMPS, aubergiste
PAUL GUIBERT, officier des douanes
JULES, jeune peintre
TORELLO, contrebandier piémontais, tuteur de Maria
CARLO, son fils
OLYMPE, nièce de Deschamps
MARIA, parente et pupille de Torello
UN PAYSAN
TOURISTES FRANÇAIS
PAYSANS et PAYSANNES PIÉMONTAIS
Au premier acte la scène se passe dans les montagnes qui avoisinent Turin.
ACTE I
Le théâtre représente un site montagneux. À la gauche du spectateur, un arbre au pied duquel sont placés des fragments de rochers qui servent de table et de siège. À la droite, un rocher qui s’avance et s’élève au-dessus du sol de neuf pieds environ. Au pied de ce rocher et en face du spectateur, un banc naturel formé par une saillie de la roche.
Scène première
JULES, en blouse de toile écrue, pantalon d’été, chapeau de paille, DESCHAMPS, en habit veste, gilet blanc, culotte marron, guêtres de cuir, casquette
Au lever du rideau, plusieurs touristes sont occupés. à l’arrière-plan, à dessiner sur leurs albums ; au premier plan à gauche, quelques autres sont occupés à boire. Jules est du nombre.
CHŒUR.
Air du chœur d’introduction d’Arthur.
Buvons ! joyeux touristes,
Et fêtons, dans nos chants,
Le roi des aubergistes,
Le vertueux Deschamps.
DESCHAMPS, debout au milieu de la scène, les saluant.
Ah ! messieurs ! je vous prie...
Je suis vraiment confus !
À part.
Bravo leur courtoisie !
Ils boiront d’autant plus.
TOUS.
Buvons ! joyeux touristes, etc.
DESCHAMPS.
Je suis confondu, messieurs...
JULES, aux touristes, en se levant.
Au fait, ce digne Deschamps, ni l’ardeur du soleil, ni la crainte des brigands, n’a pu l’empêcher de nous accompagner dans ces montagnes pour que nous n’y mourions pas de faim.
DESCHAMPS.
J’ai fait mon devoir, messieurs...
Air d’Yelva.
Des vrais gourmets nobles modèles,
Vous qui des bords de la Seine et du Rhin,
Venez descendre, en touristes fidèles,
Dans mon auberge de Turin !
N’est-ce donc pas chose juste et décente,
Quand vous partez, hardis explorateurs,
Que l’auberge reconnaissante }
Suive à son tour les voyageurs ? } (bis.)
JULES.
C’est là, raisonner en philanthrope.
DESCHAMPS, à part.
Et en aubergiste.
JULES.
Allons, ce site nous convient : je pense que nous ferons ici une halte pendant toute la matinée. Je vais aller croquer quelque chose.
DESCHAMPS, vivement.
Vous voulez déjeuner ?
Appelant.
Olympe !
JULES, en riant.
Non ! oubliez-vous que je suis peintre ? Je vais croquer un arbre, une montagne...
Il sort par le fond à gauche.
DESCHAMPS, à Jules qui s’éloigne.
Je ne me charge pas de vous les assaisonner.
Tout le monde sort par le fond à gauche.
Allons, allons, il faut espérer que l’appétit viendra, car mes provisions sont faites, et ça ne m’amuserait pas...
Deschamps rassemble les pots et les gobelets des touristes. Il les porte hors de vue à gauche.
Scène II
DESCHAMPS, PAUL, en veste de chasse en drap vert, pantalon blanc, casquette, un carnier et le fusil sur l’épaule
PAUL, arrivant par le fond à droite.
Air : Assez courir ma belle.
Salut, hautes montagnes !
Verdoyantes campagnes !
Naguère, en mes beaux jours,
Votre abri tutélaire
Et d’ombre et de mystère
Protégeait nos amours !
C’est ici que ma belle,
Amoureuse et cruelle,
Si souvent m’a dit : Non !
Et que cent fois, je gage,
Sur ce rocher sauvage
Ma main grava son nom !
Salut, hautes montagnes, etc.
DESCHAMPS, rentrant.
Ah ! voilà ce jeune homme qu’on nomme... je ne peux jamais me rappeler... mais je sais bien qu’il avait toujours l’air de courir après ma nièce.
PAUL, cavalièrement.
Ah ! c’est vous, maître Deschamps ?
DESCHAMPS.
Mais il y a longtemps qu’on ne vous avait vu à Turin, monsieur ?
PAUL.
Oui... des affaires...
DESCHAMPS.
Et quel hasard vous amène de ce côté ?
PAUL.
Ce n’est point un hasard, je savais vous y trouver.
DESCHAMPS.
Ah ! vous êtes bien honnête ! avez-vous déjeuné, sans cérémonie ?
PAUL.
Je n’ai pas faim.
DESCHAMPS, à part.
Je n’ai pas faim ! l’un croque des montagnes, l’autre n’a pas faim !... c’était bien la peine de charger deux mulets de provisions !
PAUL.
Dites-moi, Deschamps...
DESCHAMPS, à part, avec humeur.
Tiens, Deschamps tout court ! ce ton familier ! Aie donc faim, au moins, malheureux ! si tu veux me manquer de respect !
PAUL.
Dites-moi ! y a-t-il beaucoup de gibier par ici ? En sortant de Turin, j’ai chassé dans les environs...
En observant la contenance de Deschamps.
du côté de la villa Torello, le lièvre y abonde ; mais je ne sais si le propriétaire permettrait... ne le connaissez-vous pas ?
DESCHAMPS.
Non... et pourtant il est parent de ma nièce, par sa mère... mais c’est un ours, personne ne le voit...
PAUL.
Cependant, vous qui êtes du pays ?
DESCHAMPS.
Comment ! du pays ? Je ne suis pas du pays plus que vous ! Je suis Français aussi, moi ! si je me suis fixé depuis quinze mois en Italie, ça a tenu tout bonnement à une circonstance... heureuse au fond, la mort d’une parente de ma nièce, qui dirigeait le Soleil...
PAUL.
Ah !
DESCHAMPS.
Le Soleil-d’Or, à Turin, et qui nous l’a laissé ; moi, auparavant, j’étais établi en France, à Paris même... dans le beau quartier... rue Mauconseil !
PAUL.
Rue Mauconseil ! pardieu, ce nom me rappelle une querelle que j’eus, il y a deux mois à peine, avec un autre imbécile...
DESCHAMPS, avec humeur.
Comment ? un autre imbécile !
PAUL, sans l’écouter.
À table d’hôte, touchant l’étymologie du nom de cette rue, avec un certain Gambillard.
DESCHAMPS.
Gambillard !
PAUL.
Oui, nous nous étions donné rendez-vous pour le lendemain matin. Je ne l’ai jamais revu depuis !
DESCHAMPS.
Mais il est ici ! il est des nôtres ! Il loge chez moi depuis huit jours. C’est une vieille connaissance, car rue Mauconseil nous étions voisins ! ils mangeait chez moi...
À part.
à vingt-deux sous !
Haut.
et le malheureux était même amoureux de ma nièce !
PAUL.
De la charmante Olympe !
DESCHAMPS, à part.
Ça a l’air de le vexer !
Haut.
Oui, mais il tomba alors sur la tête de mon Gambillard...
PAUL, gaiement.
Une cheminée ?
DESCHAMPS.
Non, non pas, malheureusement, mais bien un héritage, et tout fut rompu.
PAUL.
Mais enfin l’amour a donc ramené l’infidèle, puisqu’il est à Turin, et qu’il loge chez vous ?
DESCHAMPS.
Qu’y puis-je faire ? Il tombe chez moi comme une bombe ! cela me donne à réfléchir. Vient-il pour ma nièce, ou pour le Saint-Gothard ? Comme aubergiste, j’accueille avec plaisir M. Gambillard, je le choie, je le mitonne, je fais bassiner son lit... avec du sucre, s’il le faut, en payant !... mais comme oncle, je l’avoue, le cas échéant, je n’hésiterais nullement à lui casser les reins !... très volontiers, très volontiers !...
PAUL.
Vous êtes un terrible homme !
À lui-même, en apercevant Olympe qui entre par la droite et s’arrête au fond en regardant avec inquiétude vers le côté gauche.
Ah ! enfin, voici Olympe !
DESCHAMPS, à part, descendant la scène à gauche.
Olympe tout court ! le mot me semble fort dans la bouche d’un homme qui n’a pas faim !...
Scène III
DESCHAMPS, OLYMPE, PAUL
OLYMPE, entrant sans voir Paul, en robe de toile, bottines, collerette, petit chapeau de paille de riz.
Conçoit-on ? mais il n’arrive pas, il n’arrive pas !
DESCHAMPS.
Qui donc ?
OLYMPE, apercevant Paul, et avec surprise.
Ah ! monsieur Paul !
PAUL, d’un air respectueux.
Mademoiselle...
Il la salue et lui fait des signes pour lui dire d’être prudente.
DESCHAMPS.
Qui donc n’arrive pas ?
OLYMPE.
Eh bien ! Gambillard, qu’on ne voit plus reparaître depuis qu’en route on a parlé de ce Trombolino !
PAUL.
Trombolino !...
DESCHAMPS.
Oui, un chef de brigands, on ne parle que de lui à Turin.
Avec ironie.
Mon Gambillard sera retourné en ville, voilà un fier touriste ! un homme qui veut écrire ses voyages !
PAUL.
Ah ! il doit donner une relation ?
Bas à Olympe.
Il faut absolument que je vous parle !
DESCHAMPS, qui a vu le mouvement.
Hein ?
Il passe entre eux deux.
OLYMPE.
Quoi ?
PAUL, d’un air froid.
Plaît-il ?
DESCHAMPS.
Je disais Qu’est-ce qu’il nous chantera dans sa relation ?
PAUL, gaiement.
Il fera comme les autres voyageurs en Italie : il copiera quelque ancienne description des vieux monuments ; il nous apprendra quelle heure il s’est levé, il s’est couché ; ce qu’il a mangé, ce qu’il a bu.
DESCHAMPS.
À la bonne heure, s’il donne l’adresse de l’aubergiste.
PAUL, gaiement.
Et en accommodant tout cela d’un style à la moderne, eh ! bon Dieu ! il trouvera encore un éditeur pour l’imprimer, des journaux pour le louer, et des cabinets de lecture pour l’acheter !
Air : On dit que je suis sans malice.
Sans rien observer, qu’il publie
Sur la Chine ou sur l’Italie
Un itinéraire complet,
Moi, j’applaudis à son projet !
C’est une excellente méthode
Économique et très commode,
Pour faire payer au lecteur
La carte du restaurateur.
OLYMPE, après avoir fuit des signes à Paul.
Mon oncle, je crois qu’on vous appelle par là.
Elle montre la gauche.
DESCHAMPS, imitant la voix d’Olympe.
Non, on ne m’appelle pas par là.
PAUL, à part.
Il ne veut pas partir ! Olympe me comprendra et viendra me rejoindre.
Il sort par la droite, après avoir fait un signe à Olympe.
Scène IV
OLYMPE, DESCHAMPS
OLYMPE, faisant un mouvement de sortie.
Alors, je vais y aller.
DESCHAMPS.
Non, reste.
À part.
J’étais sûr que l’autre n’y était plus !
Haut.
Tiens, va voir si le soleil ne donne pas sur nos provisions, et si les mulets se tiennent tranquilles.
OLYMPE.
Oui, mon oncle.
À part après avoir remonté la scène.
Il m’envoie juste d’un autre côté. Ce pauvre M. Paul ! oh ! il faut qu’il y ait du nouveau pour qu’il soit revenu !
DESCHAMPS, à Olympe.
Eh bien ! va donc, va donc !
Elle sort par la gauche.
Scène V
DESCHAMPS, JULES, TOURISTES, venant par la gauche, puis TORELLO et CARLO
Tous deux portent le costume piémontais, veste brune, ceinture, culotte et guêtres, et sont enveloppés de larges manteaux bruns, chapeaux de forme pointue et élevée.
Chœur.
Air : Final du quadrille des brigands de Terracine. (Jullien.)
LES TOURISTES.
Pour nous, amis, quel sort plein d’appas !
Intrépides touristes,
Sachons toujours semer sur nos pas
Notre gaieté d’artistes !
JULES, avec enthousiasme.
Que l’Italie à nos yeux se découvre !
Illustrons-nous par des efforts nouveaux,
Et, l’an prochain, enrichissons le Louvre
Du noble fruit de nos travaux.
CHŒUR.
Pour nous, amis, etc.
JULES, bas à Deschamps, en voyant entrer Torello et Carlo.
Mais quels sont donc ces gens qui nous arrivent ?
DESCHAMPS.
Je connais ces figures-là !
JULES.
Ils ont un aspect singulier !
DESCHAMPS, naïvement.
Oh ! généralement, les voyageurs ont mauvaise tournure.
JULES.
Merci.
Tous rient. Ils sont tous groupés un peu au fond à gauche.
TORELLO, entrant avec Carlo, par le fond à droite.
En voilà encore ! je te dis qu’ils se dirigent tous de ce côté. Va ! que mes ordres soient exécutés à la lettre, le succès de l’expédition en dépend.
Pendant ce temps, Torello et Carlo sont descendus jusqu’au banc de rocher qui est à droite.
CARLO.
Quoi, mon père, vous restez seul ici ?
TORELLO.
Je ne cours aucun danger. Je reste un instant pour les observer.
Carlo sort, et Torello s’assied sur le banc à droite.
JULES, à Deschamps.
Dites-moi donc, savez-vous que, si nous n’étions pas si près de Turin, je croirais que c’est déjà un de ces messieurs contre lesquels nous devons aider à faire une battue.
DESCHAMPS, avec dignité.
Quel que soit son état, s’il paie, qu’il soit le bienvenu.
S’approchant de Torello.
Maître, ma cantine est là, et je suis à vos ordres.
TORELLO, brusquement et en se levant.
Qu’avez-vous ?
DESCHAMPS, très vite.
Bœuf fumé, côtelettes de chamois, de marmotte, fromage de Rubiola, truites saumonées, jambon, filet de porc...
TORELLO, tranquillement.
Donnez-moi un verre de rhum, bavard.
Les touristes rient.
DESCHAMPS, à lui-même.
Un verre de rhum ! qu’est-ce que ça fera dans un coffre pareil !
Il disparaît un moment derrière l’arbre qui est à gauche. Torello traverse le théâtre et va s’asseoir sur la roche qui est du même côté.
JULES, à Torello.
Est-ce que monsieur se dispose à être des nôtres ?
TORELLO.
Pourquoi faire ?
JULES.
On prétend qu’à deux lieues d’ici, dans l’Apennin, le terrible Trombolino...
TORELLO, avec insouciance.
Hou ! hou !
DESCHAMPS, rentrant un flacon de rhum et un petit verre à la main.
Vous n’y croyez pas ?
TORELLO, de même.
Hou ! hou !
DESCHAMPS, lui versant du rhum.
Il n’y a pas de hou hou ! il n’est bruit que de ses crimes à Turin, le misérable ! Il infecte les grandes routes ; il arrête les postillons par la bride, il poignarde les chevaux, enlève les marchandises, notamment les jeunes filles ; puis il disparaît, le gueux, le bandit ! il s’escamote lui même : on le trouve quelquefois au même instant, dans deux endroits différents, à six lieues de distance.
À part, d’un air bête et étonné.
Bien des gens ne s’expliquent point cette particularité.
TORELLO.
Ni moi.
DESCHAMPS.
Ce grand scélérat a six pieds de haut, tel que vous me voyez ! Y croyez-vous, à présent ?
TORELLO, se levant.
Je ne dis pas. En effet, je sais que quelques bandes se sont montrées vers le col de Ténia. C’est de ce côté que je vous engage, messieurs, à diriger vos recherches.
Il indique par un geste qu’il leur donne cet avis avec intention, en jetant une pièce de monnaie sur le rocher qui a servi de table. À Deschamps.
Payez-vous.
Il sort par la droite.
DESCHAMPS, le regardant partir.
Cet homme a l’air totalement dépourvu de gaieté, c’est un véritable Piémontais.
Scène VI
DESCHAMPS, JULES, OLYMPE, TOURISTES, au fond
OLYMPE, arrivant vivement par la gauche.
Mon oncle mon oncle ! il y a un mulet échappé !
DESCHAMPS, d’un air contrarié.
Il sera retourné à la maison ! C’est comme ce malheureux Gambillard, où est-il ?
JULES, qui a remonté la scène et regardant à gauche.
Mais, je ne me trompe pas, il y a là bas un cheval !
DESCHAMPS, courant et regardant du même côté.
Un cheval ! ça doit être mon mulet.
Regardant plus attentivement.
Mais non, c’est un homme !
OLYMPE, remontant à son tour la scène.
Un homme ça doit être Gambillard.
JULES, regardant toujours.
En effet, il y a un homme.
DESCHAMPS, avec joie.
Ah ! je vois le cheval. Il y a un homme et un cheval !
JULES.
Bon ! l’homme est sur le cheval.
DESCHAMPS.
Mais non ! c’est le cheval qui est sur l’homme.
JULES.
Le fait est qu’on n’y reconnaît plus rien !
DESCHAMPS.
Mais ma nièce a raison ! c’est Gambillard !
JULES et LES TOURISTES.
C’est bien lui ! le voilà !
CHŒUR.
Air.
C’est lui ! Gambillard lui-même !
Qui donc a pu l’arrêter ?
Grand Dieu, que sa face est blême !
Que va-t-il nous raconter ?
Scène VII
DESCHAMPS, GAMBILLARD, vêtu d’un paletot d’été de couleur noisette, cravate de couleur, col rabattu, pantalon de coutil rayé, bottes chapeau de forme très basse, il porte sur le dos un tabouret pliant, un carnier en filet, un parapluie et un bâton ferré[1], JULES, OLYMPE, qui a descendu la scène avec tout le monde, à l’entrée de Gambillard, s’est assise sur le banc de roche à droite, sans être vue de lui
GAMBILLARD, fort animé.
Eh bien, vous êtes gentils ! Comment ! je m’arrête un instant pour respirer la brise des Alpes ; je tombe. une minute tout au plus... dans une profonde rêverie, et quand je renais à la société, vous étiez tous partis !... je me trouve seul... en Italie !...
DESCHAMPS.
Il fallait continuer tout droit.
GAMBILLARD.
Tout droit ? il y avait quatre chemins ; une parodie du carrefour Bussy ! Voulant vous rejoindre, j’aperçois un sapin ; j’y monte.
DESCHAMPS, étonné.
Un sapin ?
GAMBILLARD, impatiente.
Un arbre, un sapin, quoi ? du haut duquel j’espérais vous apercevoir.
DESCHAMPS, comprenant.
Ah ! bon !
GAMBILLARD.
Une fois dans le sapin, j’entends un coucou.
DESCHAMPS, étonné, de nouveau.
Un coucou ? c’est donc une nouvelle entreprise ?
GAMBILLARD, plus impatienté.
Un oiseau, un coucou, quoi ! un
Imitant le chant du coucou.
coucou !...
À part aux touristes.
Est-il bête, cet homme là !
Haut.
Je me trouve nez à nez avec lui ; il a peur... ça m’effraie, et je me dépêche de descendre ; justement, un de vos mulets se trouvait au bas de l’arbre et broutait quelques herbes piémontaises. Je me dis : Toi, tu vas me servir de marchepied. Je pose donc mon pied sur son bât, et je dis : Ah ! – cet animal entend : Hu !
Avec importance à Deschamps.
Je dis : Ah ! il entend : Hu ! il ne sait pas un mot de français, votre mulet.
DESCHAMPS.
Dam !
GAMBILLARD.
Et il part sans me prévenir ! lui au galop, moi debout et m’accrochant aux poils de sa nuque ; et houp ! houp ! houp !... je représentais en ce moment le Cirque Olympique dans un de ses plus pénibles exercices. J’avais beau crier comme une andouille de Melun.
DESCHAMPS, bas à Gambillard et d’un air officieux.
Anguille !
GAMBILLARD, insistant.
Andouille !
DESCHAMPS, de même.
Anguille.
Gambillard se tourne vers Jules comme pour le consulter.
JULES, à Gambillard.
Anguille !
GAMBILLARD, continuant sa narration.
Vous croyez ? C’est possible ! Je ne le cache pas, j’aurais voulu descendre. Enfin, mes amis, cet animal fit une ruade tellement gigantesque, tellement cyclopéenne, qu’il me jeta à plat sur cette belle terre d’Italie, terre des beaux-arts, si vous voulez, mais qui est diablement dure quand on y tombe sur le dos. Je voudrais me brosser.
JULES, gaiement.
Vous qui préparez une relation de vos aventures, vous n’oublierez pas celle-ci ?
GAMBILLARD.
J’en priverai le lecteur.
DESCHAMPS.
C’est pas l’embarras, vous avez été rudement secoué ; vous devez avoir bien faim ?
GAMBILLARD.
Faites-moi donner... tout de suite, s’il vous plaît... une brosse.
DESCHAMPS, désappointe.
Une brosse ! je vous dis : Vous devez avoir bien faim.
CAMBILLARD.
Du tout !...
DESCHAMPS, descendant la scène à gauche, avec humeur.
Ah çà, la faim est donc supprimée !
GAMBILLARD.
Enfin me voilà ! j’ai mes quatre membres, ça suffit à mon bonheur. Vive la joie ! Avez-vous rencontré beaucoup de brigands ?
JULES.
Pas un.
DESCHAMPS.
Mais c’est du côté du col de Ténia qu’ils sont !
GAMBILLARD.
Messieurs, voulez-vous que je vous dise une chose ?
JULES.
Dites.
GAMBILLARD.
Je ne crois pas aux brigands alpestres.
DESCHAMPS, d’un air de doute.
Oh ! oh !...
GAMBILLARD.
Je les regarde comme une utopie propre égarer simplement l’imagination des vieilles portières... Je ne vous cacherai même pas que c’est cette conviction,
Appuyant.
profonde chez moi... qui m’a déterminé à prendre part à la dangereuse battue que vous faites.
JULES, riant.
L’aveu est naïf.
GAMBILLARD.
Parce que... on cherche un brigand... on trouve autre chose ! Qu’est-ce que je demande moi ? des impressions de voyage. J’ai trois mille six cents livres de rente, dont j’ai hérité de ma tante Bacot... je veux les manger à ça... il m’en faut, j’en veux, j’en cherche, j’en ai soif !
Pendant ce temps les touristes se sont retirés au fond, de sorte que Gambillard aperçoit Olympe qui est assise sur le banc.
Ah ! vous étiez là, Olympe ?
OLYMPE, se levant.
Sans doute.
Les touristes se dispersent et disparaissent peu à peu.
GAMBILLARD, d’un ton de reproche.
Comment ! moi qui vous aime, car je vous aime toujours, Olympe... moi qui suis venu à Turin, de la rue Mauconseil, pour vous, vous ne vous êtes donc pas aperçue de mon absence ?
OLYMPE, naïvement.
Ah ! que si je disais aussi : Où est donc Gambillard ?
GAMBILLARD, scandalisé.
Ah ! ce mot !
Avec dignité.
Olympe ! je ne trouve pas qu’il parte du cœur ; vous auriez égaré votre chat, que vous emploieriez cette locution !...
OLYMPE, à part.
Mais qu’est-ce qu’il veut que je lui dise...devant mon oncle ?
DESCHAMPS, se mettant entre eux.
Mon cher monsieur Gambillard, si vous recherchiez encore ma nièce en mariage... je ne dis pas...
Il repousse Gambillard vers la gauche.
GAMBILLARD.
Il ne s’agit pas de ça !... fi donc ! le mariage, un touriste ! un voyageur !
Scène VIII
GAMBILLARD, DESCHAMPS, PAUL, OLYMPE
Pendant toute la scène, jusqu’au moment où Gambillard reconnaît Paul, celui-ci tourne constamment le dos, de manière à n’être point aperçu de lui.
PAUL, arrivant par la droite et descendant près d’Olympe, bas.
Olympe ! il faut cependant que je vous parle de la Villa-Torello !... j’en reviens !... j’ai vu Maria !...
OLYMPE.
Ma pauvre cousine !...
Avec crainte, indiquant Deschamps.
Mais mon oncle !...
GAMBILLARD, à lui-même.
Quel est donc ce jeune homme qui vient m’enlever mon Olympe ?
À Deschamps.
Connaissez-vous ce monsieur qui me tourne le dos ?
DESCHAMPS, apercevant Paul.
Comment ! encore ensemble ?
GAMBILLARD, étonné.
Encore ?
DESCHAMPS.
Ils ne font pas autre chose depuis ce matin !
Il se dirige vivement vers Olympe pour la séparer de Paul ; dès qu’il est près d’eux, Gambillard lui saisit le bras et le ramène vers la gauche.
GAMBILLARD.
Et vous le souffrez ?...
DESCHAMPS.
Ah ! mais...
Il s’élance de nouveau et se place entre Olympe et Paul.
Monsieur demande quelque chose ? l’appétit est donc venu ?
PAUL.
Non, j’avais seulement quelques mots à dire à mademoiselle.
DESCHAMPS.
Pardon ! on l’appelle là bas ! Allez, Olympe !
OLYMPE, remontant la scène.
Qui est-ce qui me demande ?
GAMBILLARD, en haut de la scène, l’arrêtant au passage.
C’est moi, Olympe !... Vous connaissez donc ce jeune homme ?
OLYMPE.
Eh bien ?
GAMBILLARD, très animé et redescendant.
Vous l’aimez, peut-être ?...
OLYMPE, piquée.
Quand cela serait ?... puisque vous n’avez pas voulu de moi.
GAMBILLARD.
Mais au contraire !... seulement j’ail e mariage en antipathie, voilà tout !
DESCHAMPS, les apercevant ensemble et venant les séparer.
Ah ! c’est trop fort à la fin !...
Olympe va de nouveau du côté de Paul.
GAMBILLARD, les lui montrant.
Eh bien !...
DESCHAMPS, retournant vivement entre Paul et Olympe.
Est-ce que vous me prenez tous pour un battant de cloche ?
LES TOURISTES, hors de vue.
À boire ! à boire !
DESCHAMPS.
Voilà ! voilà !... on ne peut donc, à la fois, exercer comme oncle et comme aubergiste ?...
Allant vers le fond.
Voilà ! voilà !
Les touristes appellent encore.
Scène IX
GAMBILLARD, PAUL, OLYMPE
GAMBILLARD, à lui-même, après avoir remonté la scène un moment.
Il les laisse seuls ! oh ! ma tête se monte...
D’un ton résolu.
Troublons-les... tant pis !
Il s’avance vers Paul, qui lui tourne toujours le dos, et lui frappe du doigt sur l’épaule, comme s’il frappait à une porte.
PAUL, sans se retourner.
Qui est là ?
GAMBILLARD.
Monsieur ! quand vous aurez fini, je voudrais vous dire deux lignes !
PAUL, se retournant.
Monsieur ?
GAMBILLARD, reconnaissant Paul, jetant un cri de stupéfaction.
Ah !
PAUL.
Ah ! vous êtes ici, monsieur Gambillard ?
OLYMPE, à part, étonnée.
Ils se connaissent !
GAMBILLARD, à part.
Mon homme au cartel !... oh !
PAUL, avec beaucoup de douceur.
J’étais loin de m’attendre à l’avantage de vous rencontrer en Piémont.
GAMBILLARD, à part.
Il n’a pas l’air bien méchant ! je crois qu’il a eu plus peur que moi !... il n’y a peut-être pas été non plus.
PAUL.
Vous ne répondez pas, monsieur Gambillard ?
GAMBILLARD, prenant le ton arrogant.
C’est que je suis étonné, monsieur, que vous osiez m’adresser la parole après ce qui s’est passé entre nous !
PAUL, toujours avec une feinte douceur.
Il ne s’est passé rien que de très naturel.
GAMBILLARD, à part.
Il file doux... hardi ! ça fera bien devant Olympe.
Haut.
Et ce rendez-vous d’honneur, monsieur ?
OLYMPE, vivement.
Comment ! vous avez eu une querelle, un duel !
PAUL, à Olympe, en souriant.
Une querelle, oui ! un duel, non !
GAMBILLARD, avec fierté.
Ce n’est pas ma faute.
PAUL.
Air : Pour obtenir celle qu’il aime (du Calife).
Je ne mérite aucun reproche,
Car sur l’honneur, le lendemain,
Mes deux pistolets dans la poche,
Je me trouvai sur le terrain ;
Là je l’attends pendant une heure ;
Puis, me rendant à sa demeure,
J’apprends que M. Gambillard
Avait pris...
OLYMPE, étonnée et très fort.
La fuite ?...
GAMBILLARD, avec aplomb.
Et Caillard !
J’avais pris Laffitte et Caillard.
OLYMPE et PAUL.
Vraiment ! vraiment ?
GAMBILLARD.
Très bien ! très bien !
ENSEMBLE.
Car je ne suis pas un gaillard,
À me laisser mettre en retard.
OLYMPE et PAUL.
Quoi, } vraiment ! M. Gambillard !
Oui, }
Avait pris Laffitte et Caillard !
GAMBILLARD.
Je m’y suis trouvé le premier.
PAUL.
Le rendez-vous était pour six heures, et à six heures précises...
GAMBILLARD.
J’y étais à cinq, et comme je ne souffre pas qu’on me fasse attendre...
PAUL, riant.
Vous êtes parti. À la bonne heure... restons-en là.
GAMBILLARD, à part.
Il canne !
Haut.
Non, monsieur, nous n’en resterons pas là.
À part.
Il canne !
Haut et d’un ton très animé.
Ah çà ! il m’insupporte de vous trouver toujours sur mon chemin, soit en France, soit en Piémont ! il faut que ça finisse.
PAUL, s’animant.
Comme vous voudrez, au surplus !
OLYMPE, se précipitant entre eux.
Ah ! mon Dieu ! ne vont-ils pas se battre à présent ! Gambillard, voulez-vous donc me faire cette peine-là ?
Elle entraîne Paul à droite.
Et vous, monsieur Paul, est-ce ainsi que vous reconnaissez ce que je fais pour vous ? Merci ! il y a de l’agrément à rendre service aux gens !
Deschamps et Jules entrent par le fond à gauche.
GAMBILLARD, élevant la voix.
Quel genre de service pouvez-vous rendre à cet être ?
PAUL, s’emportant.
Ah ! ça, M. Gambillard !
GAMBILLARD, criant aussi.
Eh bien ! quoi donc, monsieur ?
Scène X
JULES, DESCHAMPS, GAMBILLARD, OLYMPE, PAUL, puis LES TOURISTES
DESCHAMPS, descendant au bruit.
Qu’est-ce donc ?
JULES.
On dispute par ici ?
Les touristes entrent, ils viennent par le fond.
GAMBILLARD.
C’est ce petit monsieur qui se permet...
JULES, examinant Paul.
Mais j’ai l’avantage de connaître monsieur.
PAUL.
Moi ?
JULES.
Monsieur Paul Guibert.
TOUS.
Paul Guibert !
PAUL, d’un ton de mauvaise humeur, à part.
Le diable emporte la connaissance !
DESCHAMPS.
Comment ! ce fameux duelliste qui ne manque jamais son homme ?
À Gambillard.
C’est pour ça qu’il cachait son nom.
Gambillard, frappé d’effroi, prend Deschamps à bras-le-corps, le fait pirouetter, et se retrouve ainsi placé entre lui et Jules.
JULES, à Gambillard.
L’homme le plus adroit les armes à la main.
Gambillard fait, à son tour, pirouetter Jules, et se trouve ainsi placé à l’extrême gauche.
GAMBILLARD, à lui-même.
Mais c’est une horreur ! il me laisse comme ça lui chercher querelle sans m’avertir... c’est un abus de confiance, je dansais sur un cratère.
JULES, aux touristes.
Maintenant, si nous faisons la rencontre de Trombolino, nous sommes sûrs de notre capture.
PAUL, avec modestie.
Vous n’avez pas besoin, messieurs, de mon concours.
Air du Verre.
À votre titre de Français
Que chacun de vous se confie ;
C’est un vrai gage de succès,
Car nous sommes en Italie !
Soit dit en dépit des jaloux,
Et sans une vaine jactance,
La victoire est ici pour nous
Une si vieille connaissance !
Pendant que Paul chante ce couplet, Gambillard le regarde d’un air railleur, et il répète à pleine voix les deux derniers vers, avec lui, d’un ton ironique.
GAMBILLARD, à part.
Oh ! oh ! Chauvin ! Chauvin ! connu ! connu ! va ! les guerriers et les lauriers, c’est moisi, ça !
JULES, à Paul.
De plus, monsieur est officier de douaniers.
GAMBILLARD, bas à Jules, d’un air méprisant.
Gabelou ! gabelou !
Il remonte la scène à pas de loup, pour s’esquiver.
JULES.
Il a l’habitude de relancer les contrebandiers, les vagabonds.
PAUL, l’interrompant avec humeur.
Il suffit, monsieur.
Allant à Gambillard.
Monsieur Gambillard ?
GAMBILLARD, s’arrêtant tout court.
Plaît-il ?
PAUL, le retenant par le bras.
Est-ce que vous vous éloignez ?
GAMBILLARD, un peu déconcerté.
J’allais herboriser, cueillir quelques fraises... je m’occupe beaucoup de botanique.
Paul lui prend la main et le ramène doucement.
J’ai la plus belle collection de colimaçons qu’il y ait en Europe, savez-vous ?
Il fait un mouvement pour s’en aller.
PAUL.
Veuillez rester !
GAMBILLARD, d’un air mortifié.
Avec grand plaisir.
À part en redescendant.
En voilà une impression de voyage ! et désagréable !
PAUL, aux touristes.
Messieurs, je désirerais parler à M. Gambillard en particulier.
JULES.
Comment donc ! très bien !
PAUL, à Olympe.
Ne vous éloignez pas, mademoiselle.
À Deschamps.
Vous permettez ?
DESCHAMPS, s’inclinant.
Je suis sans inquiétude, l’estime que je professe pour vous...
GAMBILLARD, à part.
Ont-ils tous peur de lui ?... et moi donc !... j’éprouve de l’éloignement pour cet homme.
Deschamps sort par le fond à droite. Les touristes disparaissent par la gauche.
Scène XI
GAMBILLARD, PAUL, OLYMPE
OLYMPE, bas à Paul, avec intérêt.
Monsieur Paul, ne le tuez pas au moins ! car enfin ce pauvre Gambillard, j’ai toujours quelque chose pour lui.
PAUL, bas à Olympe.
Ce n’est pas quand vous êtes assez bonne, assez généreuse pour protéger mes amours, que j’irai troubler les vôtres.
GAMBILLARD, à part, avec colère.
Ils causent !
Il s’approche d’eux avec précipitation, s’arrête tout court, les examine et revient vers la gauche, en disant d’un air très tranquille.
Ils causent !
PAUL, bas à Olympe.
Ne craignez rien, je vais m’acquitter envers vous.
Haut.
Monsieur Gambillard, l’argus s’est éloigné, je vous fais belle chance, n’avez-vous rien à dire à mademoiselle ?
GAMBILLARD, d’un ton solennel.
Je vous remercie, monsieur !
Passant près d’Olympe.
Faisons-lui mes derniers adieux.
Haut.
Olympe, dans ce moment désagréable pour moi, où je vais peut-être bientôt paraître...
Montrant le ciel.
devant qui de droit, je veux vous donner une preuve de mon...
Regardant Paul avec inquiétude.
de ma...
Même mouvement ; se décidant enfin à s’adresser à Paul.
Monsieur, m’autorisez-vous à me servir du mot amour, qui n’a rien de déplacé dans ma bouche ?
Assentiment de Paul.
Rival généreux !
À Olympe, avec transport.
Oui, une preuve de mon amour !
OLYMPE, avec un ton de reproche.
Prenez garde !
GAMBILLARD, s’attendrissant.
Il le permet ! Olympe, je veux assurer votre avenir ; je vous fais un legs de toute ma fortune... trois mille quatre cents livres de rente.
Petit mouvement d’Olympe.
Oui, j’ai dit trois mille six, parce que vous pouvez hardiment vous les faire en tripotant un peu le coupon...
Mouvement d’Olympe, qui lui indique qu’elle ne comprend pas.
Oui, oui, en tripotant, mon agent de change vous dira ce que c’est... Je n’y mets qu’une condition au legs, une seule, une simple condition...
Avec force.
c’est que tu ne te marieras jamais... et que tu t’enseveliras pour le restant de tes jours dans un affreux couvent...
Après une pause et avec importance.
de femmes, bien entendu !
OLYMPE, riant.
Est-il drôle ! C’est égal, ce que vous venez de dire là prouve que vous m’aimez encore un peu.
GAMBILLARD, avec feu.
Beaucoup, passionnément...
PAUL, l’interrompant.
Eh bien au lieu de mourir et de l’empêcher de se marier, pourquoi ne pas vivre et l’épouser vous-même ?
GAMBILLARD, très surpris.
Comment ! vous y consentiriez, à me laisser vivre ?
PAUL.
Très bien, cent ans !
GAMBILLARD, au comble de la joie et à part.
Cent ans ! ça me donne de la marge... cent ans !
À Paul.
et à me la laisser épouser ?
OLYMPE, à part.
Enfin ! nous nous marierons !
GAMBILLARD, avec enthousiasme et fichant dans le sol son bâton ferré, sur lequel il place son chapeau.
Olympe, viens sur mon cœur, je préfère ta main au trépas le plus glorieux !
Il l’embrasse.
Mais j’achèverai avant la noce ma tournée de voyageur ; je ne puis déshériter le public et ses arrière-neveux de mes observations... profondes, Olympe.
OLYMPE.
Accordé !
À part.
Il m’épousera ! quel bonheur ! courons annoncer cette bonne nouvelle à mon oncle !
Air : Fragment du final du premier acte de Renaudin.
Adieu, je vous quitte, et jusqu’au revoir !
Car un devoir m’appelle
À elle-même.
Ah ! puisqu’il me reste fidèle,
L’hymen va combler mon espoir,
Ô doux espoir !
Jusqu’au revoir.
Adieu donc, messieurs, au revoir.
PAUL et GAMBILLARD.
Adieu { donc, ma belle, et jusqu’au } revoir.
{ ma charmante, et jusqu’au }
Puisque l’on vous appelle !
Mais bientôt revenez fidèle
De { mon } amour combler l’espoir,
{ son }
Ô doux espoir !
Jusqu’au revoir.
Adieu donc, ma belle, au revoir.
Ils remontent la scène pour reconduire Olympe, qui sort par le fond à droite.
Scène XII
PAUL, GAMBILLARD
PAUL, lui tendant la main.
Maintenant, monsieur Gambillard, nous sommes amis.
GAMBILLARD, lui serrant la main avec exaltation.
Jusqu’au décès ! j’aime mieux ça.
Avec la plus grande expansion et en marchant à droite et à gauche.
Ah ! je renais donc tout à la fois à la vie, à l’Italie et Olympe, trois choses à quoi je tiens ! je nage, je nage dans un océan de... ma foi, je dis le mot, personne ne m’entend...
Au public, d’un air confidentiel.
dans un océan de félicité ! oui, Olympe ! l’Italie ! vais-je m’en donner, des impressions ! et poétiques !
Air d’Ange et Démon (de Doche).
Dans mon vague délire,
Je veux monter ma lyre (Bis.)
Au bruit des ouragans ;
Et des alpes neigeuses
Les cimes orageuses (Bis.)
Répèteront mes chants.
Je veux sur vingt portiques,
Je veux graver mon nom ;
Même sur les antiques
Du vieil Herculanon.
Quelque jour un artiste,
Exhumant ce granit,
Y lira d’un air triste :
Gambillard le touriste...
Mil huit cent trente-huit.
Il monte sur le banc et semble tracer son nom sur le rocher à droite.
Dans mon vague délire, etc.
Prodiguant mes tendresses,
Français et né malin,
Je veux de vingt Lucrèces
Devenir le Tarquin !
Au pied des sept collines,
J’aim’ ce peuple romain,
Qui court sur des ruines,
S’lon l’ tableau des Sabines,
Nu, le sabre à la main !
Dans mon vague délire, etc.
Pendant ce couplet, Paul s’est assis sur les rochers qui sont à gauche, au premier plan. Il suit les mouvements de Gambillard et paraît s’amuser de son exaltation. Dès que Gambillard a fini de chanter, il s’approche de Paul qui se lève, et ils descendent tous deux la scène.
À Paul.
Mon ami, mon cher ami, ah ! que j’ai donc bien fait d’avoir quitté la rue Mauconseil, et d’avoir suivi celui que vous m’avez donné !
PAUL, souriant.
N’est-ce pas ?
GAMBILLARD, toujours avec exaltation.
Embrassons-nous !
PAUL, à part.
Il devient fou, le pauvre garçon.
Haut.
Allons !
Il tend les bras à Gambillard, qui, au lieu de s’y jeter, lui tourne brusquement le dos.
GAMBILLARD.
Après des émotions comme celles-là il faut que je me calme un peu en escaladant quelque pic neigeux ; je vais en chercher un.
À Paul.
Je ne suis pas fâché, voyez-vous, de relater toutes les impressions de ma matinée, dans un endroit propre à ce genre de pensées... J’éprouve le besoin d’écrire quelques petites choses... un peu grandioses !
Avec dignité.
Je me le dois à moi-même, je le dois à mes enfants, qui se diront un jour...
Il réfléchit pendant quelques moments ; puis, ne trouvant pas ce qu’il cherche, il dit à Paul avec gaieté.
Adieu ! cher ami !
Il remonte en chantant.
Dans mon vague délire, etc.
S’apercevant qu’il oublie son chapeau, qui est resté sur sa canne fichée au milieu du théâtre, il revient sur ses pas et ne parvient qu’avec beaucoup d’efforts à la déplanter. Tout ce jeu de scène a lieu pendant la reprise du refrain. Gambillard sort par le fond à droite.
Scène XIII
PAUL, puis OLYMPE et DESCHAMPS
PAUL, d’abord seul.
Ma belle Maria, quand pourrai-je aussi parler d’union en pensant à toi ? mais le temps est encore éloigné, si jamais il arrive ! Ne nous laissons cependant pas décourager ; en tous cas, si je ne l’épouse pas, malheur à celui qui songera à prendre la place qui m’est due !
DESCHAMPS, arrivant avec Olympe par le fond à droite.
Comment, estimable monsieur Guibert ! serait-il vrai ? Gambillard revient à ma nièce, et c’est grâce à vous ?
PAUL.
Vous voyez que vous aviez grand tort de me soupçonner, puisque je la marie !
DESCHAMPS.
Un homme qui a près de dix francs à manger par jour !
OLYMPE, avec une joie enfantine.
Quel bonheur ! j’aurai un boa et une mantille !
PAUL.
Monsieur Deschamps, faites-moi servir du vin, et un morceau... de ce que vous voudrez.
DESCHAMPS.
À l’instant !...
À part.
C’est décidément un aimable garçon !
Il disparaît un moment par le côté à gauche.
PAUL, à Olympe.
Enfin ! ce n’est pas sans peine je puis vous parler, ma chère Olympe ; il paraît que Maria, votre belle cousine, est toujours retenue en chartre privée par son tuteur ? Mais quel homme est-ce donc ?
OLYMPE.
Je ne sais pas comment ça se nomme ici ; mais, en France, nous appellerions ça un vilain monsieur ! et qui, dans la circonstance, donnerait très bien un coup de stylet.
DESCHAMPS, rentrant avec une assiette, une bouteille, etc., qu’il place sur l’extrémité du banc de roche à droite.
Voilà, voilà ! tenez, placez-vous là, vous aurez un siège fourni par la nature ; ils ne sont pas rembourrés, mais ils sont très solides.
Avec dignité.
Olympe, tenez compagnie à monsieur.
OLYMPE.
C’est bien ce que je fais.
À part.
Est-il radouci, donc !
Deschamps sort par le fond à gauche.
Scène XIV
OLYMPE, PAUL
PAUL, à Olympe.
Viens, ma charmante confidente, mon ange tutélaire ; viens là, près de moi, cela pourra peut-être me rendre mes illusions...
Olympe s’assied près de lui sur le banc.
Tu es sa parente, tu lui ressembles un peu, et peut-être...
Il lui prend la taille.
OLYMPE, se dégageant de ses bras.
Oh ! c’t’ illusion ! eh bien ! et Gambillard ! merci, par exemple ! non, non, causons d’elle, tout simplement et sans gestes ; vous l’avez donc vue, ce matin ?
PAUL, avec tristesse.
Oui, mais de loin, de bien loin ; elle était à sa fenêtre... rêveuse... elle m’a aperçu, cependant ; et son cri de surprise est arrivé jusqu’à moi.
Baisant la main d’Olympe.
Ah ! Olympe, que je l’aime !
OLYMPE, s’éloignant un peu.
Je n’en doute pas, mais après ?
PAUL.
Elle m’a fait des signes... j’ignore si j’ai bien compris ; il m’a semblé qu’elle me disait qu’on voulait la marier !... Conçois-tu ? il faut enfin que je sache à quoi m’en tenir.
Air de la fille du Danube (Adam.)
Seule, ma toute belle,
Tu peux t’approcher d’elle ;
Messagère fidèle,
Va lui porter mes vœux !
Ah ! dis-lui que ma vie
Loin d’elle est obscurcie,
Et que sans mon amie
Je ne puis être heureux.
De mon amour extrême
Parle-lui, mais tout bas !
Olympe, ton cœur aime,
Tu ne l’oublieras pas.
Ils causent bas ;
Olympe se défend contre Paul, qui lui prend souvent la taille ou la main.
Scène XV
OLYMPE, PAUL, assis sur le banc, GAMBILLARD, paraissant sur le rocher à droite
GAMBILLARD, essoufflé, et paraissant tout désappointé de se trouver là.
Je suis vexé comme un poulet d’Inde poursuivi par un cuisinier. Je descends dans la vallée, j’aperçois un roc gigantesque, je le gravis à quatre pattes ; et, après une heure de cette gymnastique pénible, je me trouve à cette espèce de petit entresol ! mais je ne plane pas du tout sur les orages, je ne distingue nullement devant moi ni les Alpes ni les plaines de la Lombardie ; je ne vois même pas les bords du Pô !
D’un air décidé.
Allons, allons, décemment, je ne puis regarder les quarante pieds de rocailles dont je suis environné comme me représentant l’Italie dans tout son ensemble. N’importe, dressons toujours ici ma petite tente !
Il s’arrête tout court et pousse un soupir.
Ah ! ce mot me rappelle que j’en ai perdu une... qui m’aimait... ma tante Bacot... mais éloignons tout souvenir rétrospectif.
Pendant qu’Olympe chante le couplet suivant, Gambillard plante son bâton erré, et y visse son parapluie ; puis il déploie le tabouret qu’il portait sur son dos, s’assied dessus, tire de sa poche son portefeuille et se dispose à écrire lorsque le couplet finit.
OLYMPE, à Paul, qui la lutine toujours.
Même air.
Mais restez donc tranquille !
Vous êtes trop fragile ;
Il est bien difficile
De vous parler raison.
Celle qui vous est chère,
Je ne dois rien lui taire,
Serais-je messagère
De votre trahison ?
Ma cousine a, je pense,
Je vous le dis tout bas,
Droit à votre constance,
Ah ! ne l’oubliez pas !
GAMBILLARD, toujours sans les voir.
Écrivons les impressions de ce jour, et arrangeons un peu la chose...
Il lit tout haut en écrivant.
« Aujourd’hui je me levai de bon matin, et j’aperçus le soleil qui en faisait autant de son côté. Cet astre, dont on n’a en France qu’une idée... très vague, était entouré de nuages d’opale, et semblait un clou doré, fiché au plafond du firmament... par un audacieux tapissier... »
À lui-même.
Hein ! voilà de la couleur ! comme les hauteurs ça élève l’esprit je n’aurais pas trouvé cela en bas...
Il continue de lire en écrivant.
« Parvenu au sommet le plus élevé de cette chaîne des Apennins, je tirai de mon carnier un beefsteak d’ours, que j’avais tué la veille... »
À lui-même.
Je le tuerai demain, parce qu’il faut être exact... Mais y a-t-il des ours dans les Apennins ?... Oui, oui, il me semble que Martin en était membre !
Écrivant.
« Je le dévorai... »
À lui-même.
Le beefsteak, pas l’ours !
Écrivant.
« Avec un appétit patriotique ; vengeant ainsi les mânes du vétéran qui fut croqué par l’ours du Jardin des Plantes...
Avec emphase.
Heureux de donner à ce brave cette tardive satisfaction. La chair de ce quadrupède est fort délicate, mais inférieure au veau... et plus rare... »
OLYMPE, à Paul.
Mais je ne puis y aller aujourd’hui !
GAMBILLARD, se levant.
En voilà assez sur l’ours, embrassons l’horizon. Voilà cependant un spectacle peu connu dans le quartier Montorgueil ! c’est comme ça que faisait Byron... Byron ! que les Anglais nomment lord Baïronne, dans leur ignorance de la prononciation française. Quand il voulait éprouver quelque chose de drôle, il grimpait sur un roc... il se drapait dans son manteau... je n’ai pas de manteau, par exemple !
Il s’agite avec mauvaise humeur.
Ah ! diable, c’est dommage... Il laissait flotter ses cheveux au vent, et il avait des pensées énormes, et se faisait peindre dans cet état. Ah !
Il pousse un soupir, se rassied, appuie sa tête dans sa main et tombe dans la rêverie.
PAUL, à Olympe, très animé.
Oh ! vois-tu ? si tu pouvais seulement me rapporter un mot écrit de sa main...
OLYMPE.
Eh bien ?
PAUL.
Eh bien ! je crois que je t’embrasserais...
Il lui donne furtivement un baiser, dont le bruit est entendu de Gambillard.
GAMBILLARD, inquiet.
Quoi ?
Il se lève, se penche par-dessus le rocher et les aperçoit.
Oh ! que vois-je ! malédiction !
PAUL, se levant et le regardant.
Encore ce Gambillard !
GAMBILLARD, furieux, passant une jambe en dehors du rocher, comme s’il voulait descendre.
Y a-t-il longtemps que vous êtes-là ?
Air du Comte Ory.
Ô ciel ! quelle est ma rage !
C’est vraiment une horreur !
Ce baiser qui m’outrage
A vibré dans mon cœur ! (Bis.)
PAUL et OLYMPE.
Quel est donc ce tapage ?
Quelle est donc son erreur ?
Moi, lui faire un outrage !
Quand lui seul a mon cœur...
Quand j’ai fait son bonheur.
GAMBILLARD, furieux.
C’est du gentil ! c’est du propre ! et vous croyez que je vous épouserai ?
OLYMPE, pleurant.
Quelle indignité ! après ce qu’il m’a promis !
PAUL, avec emportement.
Comment ! vous manqueriez à une parole dont j’ai été garant ?
GAMBILLARD.
L’épouser ! moi ? J’aimerais mieux prendre la poste et aller me jeter dans le canal de l’Ourcq.
PAUL.
C’en est trop !
GAMBILLARD, de plus en plus furieux.
Oui, c’en est trop !
À part.
Il me prend mon mot. Et c’est là ce qu’on appelle un voyage en Italie ? Jamais !
Avec mépris.
Ah ! je vous regarde comme bien au-dessous de moi, tous les deux !
PAUL.
Pour en finir, comment allez-vous ?
GAMBILLARD, interdit.
Ma santé ?
PAUL.
Votre montre. Veuillez régler votre montre sur la mienne, monsieur.
Il tire sa montre.
Trois heures cinq.
GAMBILLARD, tranquillement, interrogeant sa montre.
Vous retardez de quatre minutes.
PAUL.
Eh bien ! monsieur, notez bien que si, dans douze heures, à partir de ce moment, je vous rencontre quelque part que ce soit, je vous coupe les oreilles !
GAMBILLARD, indigné.
Les oreilles ! Je ne m’y prêterai point,
Appuyant avec force.
je ne m’y prêterai point ! D’abord c’est un supplice turc, qui n’a jamais été usité en France qu’à l’égard des carlins : c’est une exception, ça c’est une exception, ça !
Il disparaît en emportant tout son bagage.
Scène XVI
PAUL, OLYMPE, DESCHAMPS, JULES, LES TOURISTES, arrivant par la gauche
Ils sont tous armés de fusils.
PAUL.
Il me le paiera ! Mais tout le monde arrive de ce côté.
DESCHAMPS, accourant.
Vite, ma nièce, délogeons ; nos jeunes gens vont faire leur expédition. Retournons à Turin, et au plus vite.
PAUL, bas à Olympe.
Je vous y précède. Je compte sur vous !
Il sort par la droite.
DESCHAMPS.
Les paquets ! les paquets ! n’oublions rien !
Il enlève la vaisselle qu’il avait apportée pour le déjeuner de Paul et sort par la droite.
CHŒUR DE TOURISTES, qui entrent tout armés.
Air : des Chasseurs du Ramoneur (Monpou).
Allons, Préparons-nous !
Amis, chargeons nos armes !
Tâchons d’être sûrs de nos coups,
Puisque le pays en alarmes
En ce jour se confie à nous.
Allons, amis ! préparons-nous !
Scène XVII
JULES, GAMBILLARD, accourant dans une grande agitation, OLYMPE
GAMBILLARD, entrant par la droite, affublé de tout son équipement de touriste ; le parapluie est resté vissé au bâton ferré.
Messieurs, comptez sur ma vaillance !
Armez-moi ! je suivrai vos pas !...
Je veux risquer une existence
Qui désormais ne me sert pas.
Avec onction.
Oui, terre d’Italie,
Garde à jamais mes os
Hélas ! pour moi la vie
Pèse deux cents kilos !
Pèse trois cents kilos !
CHŒUR.
Quelle noble énergie !
Quels valeureux propos !
Secondons sa furie,
Il devient un héros !
OLYMPE, à part.
Quelle est donc sa furie ?
Quels étranges propos !
Lui qui toute sa vie
Aima tant le repos !
Pendant cet ensemble on présente à Gambillard une carabine, un grand sabre de cavalerie et des pistolets d’arçon, qu’il suspend au ceinturon de son sabre ; il tient toujours son parapluie, et paraît fort incommodé de ce bagage.
GAMBILLARD, douloureusement.
Se peut-il que je ceigne
Cet attirail guerrier !... (Bis.)
Il se regarde d’un air piteux.
Dieu ! j’ai l’air de l’enseigne
D’un marchand armurier ! (Bis.)
CHŒUR.
Allons ! préparons-nous ! etc.
Les touristes sortent par le fond à gauche ; Gambillard reste le dernier et va disparaître, lorsque Olympe s’approche de lui et le tire par son habit.
Scène XVIII
OLYMPE, GAMBILLARD, puis UN PAYSAN
OLYMPE, le faisant pirouetter sur lui-même.
Anastase !
GAMBILLARD, d’un air indifférent.
Qu’est-ce ? Ah ! c’est vous ?
OLYMPE, d’un petit ton de reproche, et le forçant de redescendre la scène.
Savez-vous que c’est bien vilain ce que vous m’avez dit ?
GAMBILLARD, l’imitant.
Savez-vous que ce n’est pas bien joli ce que j’ai vu ?
Brusquement.
Laissez-moi ! vous voyez à mon costume que j’ai des intentions... un peu meurtrières.
Il fait quelques pas vers la droite et s’embarrasse dans son sabre.
Ce sabre est d’une longueur pénible !
OLYMPE, d’un air suppliant.
Anastase !
GAMBILLARD.
Plus d’Anastase pour vous ! adieu !
Il remonte vivement la scène.
OLYMPE, l’arrêtant lorsqu’il est au fond.
Non, vous ne partirez pas ! vous m’entendrez ! je veux me justifier.
Elle l’arrête malgré lui, et, le poussant violemment, elle le fait courir jusqu’à l’avant-scène ; il ne se retient qu’à l’aide de son bâton ferré, qu’il pique en terre. Olympe effrayée court après lui et le retient, émue de l’idée qu’il aurait pu tomber.
GAMBILLARD.
Ah ! grand Dieu !
À part.
Je ne suis pas fâché qu’elle me retienne un peu.
OLYMPE.
M. Paul ne m’aime pas, je ne l’aime pas, et je puis d’un mot vous faire revenir de vos préventions à mon égard,
Elle pleure.
GAMBILLARD, s’animant graduellement.
D’un mot ! eh bien ! dis-le, ce mot ! dût-il avoir quatorze syllabes et être plus dur à prononcer que le nom de M. Schné-itz-ho-ef-fer de l’Opéra, dis-le, dis-le ! je l’entendrai avec plaisir.
Tendrement.
Car si je suis ton petit Anastase, tu as toujours été ma petite Olympe. Mon Olympe ! où je voudrais être Dieu ! et m’enivrer... de malvoisie.
Dans ce moment un paysan, qui vient d’entrer par la gauche, remet furtivement à Olympe un billet ; Gambillard, qui s’en aperçoit, sort tout-à-coup de son espèce d’extase, en criant d’une voix forte.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Le paysan se sauve.
OLYMPE, toute troublée et tenant le billet.
Ça ?
GAMBILLARD.
Ça !
OLYMPE.
Pour mon oncle, sans doute !
GAMBILLARD.
Mensonge !
Lui saisissant la main et prenant le billet.
Voilà !
OLYMPE.
Ce que vous faites là est abominable !
GAMBILLARD, tranquillement.
Nous sommes manche à manche.
Il s’éloigne de quelques pas et se trouve à cheval sur son sabre.
Dieu ! que ce sabre est donc incommode ! il me fera tomber !
Lisant à demi-voix tandis qu’Olympe lit par-dessus son épaule.
« À la chute du jour, à la villa Torello, trois coups dans la main, la fenêtre s’ouvrira. De la prudence ! »
Olympe exprime par un geste qu’elle a lu. Haut.
Horreur ! je pouvais encore vous pardonner votre manière d’être avec ce spadassin, parce que je me disais
D’un ton léger.
Bah ! eh bien ! quoi ? pou !
Avec fureur.
Mais à présent...
OLYMPE, avec vivacité.
Tenez, laissez-moi tranquille, vous m’êtes insupportable !
DESCHAMPS, appelant du dehors.
Olympe ! Olympe !
OLYMPE, s’emportant, à Gambillard.
Oui, je suis lasse de vous, à la fin ! Vous m’avez pris cette lettre, gardez-là, ça m’est bien égal ; mais si vous avez le malheur d’en abuser, vous verrez ! Autant je vous aimais, autant à présent je vous z-haïs. Adieu !
DESCHAMPS, hors de vue.
Olympe ! allons donc !
Elle sort par la gauche.
Scène XIX
GAMBILLARD, seul, restant interdit
Vous verrez ! j’ai déjà vu.
Il pose son fusil près d’une roche à gauche.
Qu’elle ose nier à présent ! voilà des preuves ! l’adresse.
Il regarde l’adresse.
« À monsieur, monsieur... »
Il interrompt sa lecture et dit.
Comment, monsieur ? Olympe ? je certifie que...
Lisant.
« Monsieur» Paul Guibert. »
Avec joie.
Oh ! c’était pour lui il ne se doute pas qu’il a un rendez-vous ce soir ! Bon ! ah ! tu veux me souffler ma maîtresse, toi ? gare à la tienne ! oui, gare aux femmes quand je passe. C’est fini, je veux devenir un mauvais sujet, un garnement ! je séduirai, je compromettrai les femmes !
Avec un rire diabolique.
je les déshonorerai !
Gaiement au public.
Ça y est-il ?... hein ? convenu !
Air : Tendres échos, errants dans ces vallons.
Oui, les époux vexés dans leur honneur,
De mes excès nourrissant mille preuves,
Diront : Voilà, voilà le séducteur
De nos jeun’s fill’s, de nos femm’s, de nos veuves !
À moi Faublas ! à moi Casanova !
Oui, votre voix m’appelle, et l’on y va.
À moi Faublas ! à moi Casanova !
C’est entendu ! c’est très bien ! bon ! ça va !
Il ne m’a donné que douze heures ! je les emploierai bien, tes douze heures ! je m’en flatte ! puis je partirai. Ce n’est pas qu’il me fasse peur : la preuve c’est qu’avant mon départ je lui écrirai une lettre très grossière, que je montrerai à Olympe !
Il fait un mouvement de sortie.
Tiens, il pleut !
Il dit les deux mots qui suivent comme s’il allait chanter l’air : Il pleut, il pleut, bergère !
Il pleut, il pleut, le diable me pardonne ! je n’ai pas envie d’ajouter un rhume à mes autres contrariétés.
Il ouvre son parapluie et s’assied sur les roches, à gauche du spectateur.
Scène XX
GAMBILLARD, TORELLO
TORELLO, entrant par la droite, enveloppé de son manteau.
Il était parmi ces gens que j’ai vus ici ce matin, m’a-t’on assuré ; j’aurais été bien aise de le voir pour l’exécution de mon projet mais ils sont partis !
Il s’abrite sous le rocher à droite.
GAMBILLARD, à lui-même.
Tiens, tiens, voilà un monsieur qui cherche à se mettre à l’abri comme moi, un voyageur sans doute.
À Torello.
Monsieur, je vous salue.
TORELLO, sèchement.
Bonjour.
À part.
Quel est ce bouffon en attirail de guerre ?
GAMBILLARD.
Voilà un diable de temps !
TORELLO.
Oui.
À part.
Il pourra peut-être me donner des renseignements.
GAMBILLARD.
Monsieur voyage ?
TORELLO.
Souvent... la nuit surtout.
GAMBILLARD.
Vous craignez la chaleur du jour ?
TORELLO.
C’est cela.
GAMBILLARD.
Mais vous n’avez pas de parapluie, mon cher monsieur !
En ricanant niaisement.
Permettez pour un voyageur, c’est une grande imprudence.
Il se lève.
Comme confrère, je mets le mien à vos pieds, comme on dit.
TORELLO.
À mes pieds, non ; mais sur ma tête, à la bonne heure.
Torello s’avance et se place sous le parapluie.
GAMBILLARD, riant.
Ah ! ah !
À part.
Il est très aimable !
TORELLO.
Vous êtes Français, monsieur ?
GAMBILLARD.
Même Parisien, rue Mauconseil. Je suis littérateur, et je suis venu en Italie pour y recueillir des impressions de voyage,
Avec mystère.
notamment, s’il faut vous le dire, des impressions amoureuses.
TORELLO, ironiquement.
Oh ! on voit que vous voulez faire des conquêtes. Vous avez l’air d’un arsenal ambulant !
GAMBILLARD, riant.
Ah ! très joli !
À part.
Il a beaucoup d’esprit, ce monsieur-là !
TORELLO, repoussant violemment du pied le sabre de Gambillard.
Pardon, c’est que votre sabre me gêne.
GAMBILLARD, riant toujours.
Il me gêne aussi ; il est assez long pour nous gêner tous les deux. Au fait, je vais ôter tout cela, je n’en ai plus besoin. Voulez-vous tenir un peu le parapluie, s’il vous plaît.
Torello reste seul sous le parapluie, Gambillard se dirige vers le banc qui est à droite.
TORELLO.
Volontiers.
GAMBILLARD, étendant la main.
Eh ! mais il ne pleut plus.
TORELLO, pliant le parapluie.
Tant mieux !
Torello ferme le parapluie et le dépose près du rocher à droite, tandis que Gambillard dépose son sabre, ses pistolets, son tabouret, son carnier et son chapeau sur le banc.
GAMBILLARD, prenant un air léger et fanfaron.
Pour en revenir à notre conversation, mon cher monsieur, je vous disais donc que je m’occupe beaucoup d’affaires...
TORELLO.
Amoureuses ?
GAMBILLARD, gaiement.
Oui ; les Français sont assez versés dans ce genre d’industrie, vous le savez ?
TORELLO.
Ils s’en vantent.
GAMBILLARD, riant et d’un ton affirmatif.
Ils s’en vantent.
TORELLO.
Et il y a longtemps que vous êtes en Piémont ?
GAMBILLARD.
Huit jours.
TORELLO.
Vous n’avez guère eu le temps d’exercer ce que vous appelez votre industrie.
GAMBILLARD, d’un ton avantageux.
Bah ! vous croyez !
TORELLO.
Oh ! voilà bien les Français ! se vantant toujours ! Ils passent pour un peu...
GAMBILLARD, l’interrompant vivement.
Oh ! le mot est trivial !
TORELLO.
Je n’ai rien dit.
GAMBILLARD.
J’ai cru que vous alliez le dire.
Avec emphase.
Non, monsieur, je ne suis point un blagueur, jamais ! c’est preuves en main que je parle.
Avec finesse.
Quoique voyageur, connaissez-vous de nom la villa Torello ?
TORELLO, avec émotion.
La villa Torello ?
GAMBILLARD.
Yes.
TORELLO.
Je l’ai entendu citer. Eh bien ?
GAMBILLARD, frissonnant un peu.
Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il fait froid ?
TORELLO.
Comment ?
GAMBILLARD.
Oui, l’humidité...
TORELLO.
Oh ! on n’a jamais froid avec un manteau comme le mien.
GAMBILLARD.
Mais moi qui n’ai qu’un paletot d’été.
MORELLO.
Vous m’avez offert la moitié de votre parapluie, si je vous offrais...
GAMBILLARD, avec empressement.
La moitié de votre manteau ? volontiers !
Torello passe la moitié de son manteau sur les épaules de Gambillard ; Torello tient avec la main les deux côtés du collet du manteau, de sorte que leurs têtes sont près l’une de l’autre ; ils s’asseyent à droite.
TORELLO, à part.
À présent je suis sûr d’avoir la fin de l’histoire.
GAMBILLARD, s’asseyant.
Ah ! ah ! Paul et Virginie sous l’allée des Pamplemousses, absolument !
Il rit.
TORELLO.
Revenons !
GAMBILLARD.
S’il vous plaît.
TORELLO.
Vous dites qu’à la villa Torello...
GAMBILLARD.
Savez-vous lire ?
TORELLO.
Moi ?
GAMBILLARD.
Les écritures de femme, ce n’est pas toujours facile.
TORELLO.
Après ?
GAMBILLARD, avec mystère.
Vous êtes discret !
TORELLO, d’une voix sombre.
Comme la tombe !
GAMBILLARD, un peu ému, à part.
Oh ! la comparaison n’est pas joyeuse, mais elle est forte !
Haut.
Eh bien ! lisez
Lui montrant la lettre, qu’il a soin de plier de manière à en cacher la signature.
ces deux lignes seulement ;
Riant.
car je suis aussi comme la tombe, moi !
Il lit.
« À la chute du jour, à la villa Torello, trois » coups dans la main. » Hein ?
TORELLO, à part.
Miséricorde ! c’est bien son écriture ! plus de doute !
GAMBILLARD, avec un peu d’inquiétude.
Qu’est-ce que vous avez ?
TORELLO.
Moi ? rien !
À part.
Le voilà donc, ce séducteur !
Il se lève brusquement et entraîne avec lui Gambillard jusqu’à la gauche du théâtre.
GAMBILLARD, tandis que Torello l’entraîne.
Eh bien eh bien ! vous n’avertissez pas ?
TORELLO.
Je vous rends justice !
GAMBILLARD, riant.
Vous me rendez justice, mais vous n’avertissez pas !
TORELLO.
Vous m’avez pris pour votre confident, je vais vous prendre pour le mien.
GAMBILLARD.
Vrai ? vous allez me conter votre histoire ? Bon ! je la mettrai dans ma relation ! Mais je ne vous cache pas une chose, mon cher monsieur : ce manteau n’ayant été établi que pour un seul habitant, j’ai le cou un peu contrarié.
Il fait un mouvement pour se dégager.
TORELLO, fortement.
Restez !
Il le secoue.
GAMBILLARD, interdit et avec inquiétude.
Comme il me traite !
Torello lui donne une saccade. Gambillard lui dit avec colère.
Monsieur, me prenez-vous pour un nègre ?
À part.
Il ne m’inspire plus de confiance !
TORELLO.
Vous avez sans doute entendu parler des bandits qui...
GAMBILLARD, déjà effrayé.
Très bien très bien ! vous êtes gendarme ?
À part et comme satisfait d’avoir mortifié Torello.
Vlan !
TORELLO.
Je suis leur chef.
GAMBILLARD.
Des gendarmes ?
TORELLO.
Des bandits.
GAMBILLARD, avec terreur.
Trombolino ?
TORELLO.
Lui-même !
Ici une lutte s’établit entre Torello et Gambillard, qui veut inutilement se dégager du manteau.
Qu’avez-vous donc ? vous remuez beaucoup ?
GAMBILLARD, criant en se remuant toujours.
Je vous dis que ça me gêne.
D’un air caressant.
Monsieur Trombolino, j’ai peu d’argent sur moi, j’en suis désolé... soyez gentil, soyez gentil !...
TORELLO.
Tu as peur, je crois.
GAMBILLARD, à part.
En voilà, une impression de voyage ! j’étais mieux sur le mulet.
Haut.
Prenez mon parapluie.
TORELLO.
Ce n’est pas tout cela qu’il me faut, il me faut une explication.
GAMBILLARD, à part.
Je suis dans la conjoncture du chevalier d’Assas.
On entend des voix au dehors.
Ah ! voilà les autres !
Criant et se débattant.
À moi, d’Auvergne ! oh ! sacrebleu ! à moi, d’Auvergne !
TORELLO, à part.
On vient, garde à nous !
Il s’éloigne rapidement par le premier plan à gauche, laissant le manteau au pouvoir de Gambillard, et lui en jetant un pan sur la tête. Gambillard continue de crier : À moi, d’Auvergne ! sans pouvoir se dégager du manteau ; il va et vient au hasard au milieu des touristes qui arrivent.
Scène XXI
GAMBILLARD, LES TOURISTES, arrivant par la gauche
Final.
Air nouveau de J. Doche.
CHŒUR DES TOURISTES.
Mais quels sont donc ces cris d’alarmes ?
À qui donc livre-t-il combat ?
Quoi ! c’est Gambillard qui, sans armes,
Fait à lui seul pareil sabbat ?
GAMBILLARD, se dégageant enfin du manteau.
Je viens de voir Trombolino !
TOUS.
Ciel ! il a vu Trombolino !
GAMBILLARD, avec fierté.
Je l’ai frappé...
À part.
de mon regard.
TOUS.
Honneur (bis) à Gambillard !
GAMBILLARD, se drapant dans le manteau.
Je l’ai roulé dans la poussière,
Car je voulais avoir sa peau ;
Mais le bandit, calculant son affaire,
Ne m’a laissé que son manteau.
C’est déjà bien ! mais, cré tonnerre !
Ah ! que je regrette sa peau !
Il va prendre le parapluie.
TOUS.
Ah ! que c’est beau !...
GAMBILLARD, à part, le bras tendu, et s’appuyant avec noblesse sur son parapluie.
Oui ! cette victoire est brillante,
Mais j’en attends, ce soir, incognito,
Une plus douce et plus riante,
À la villa Torello !
CHŒUR DES TOURISTES.
De Gambillard chantons la gloire,
C’est le héros de l’Apennin !
Il a remporté la victoire
Son seul parapluie à la main !...
Tous remontent la scène aux dernières mesures du final, et s’en vont par la gauche. Gambillard, resté presque seul, s’aperçoit que la pluie tombe de nouveau ; il retrousse le manteau tout autour de lui, ouvre le parapluie et suit les autres.
ACTE II
Le théâtre représente une chambre de la maison de Torello. Fenêtre au fond, au milieu ; sur le premier plan, à droite, un cabinet dont la fenêtre est en face du spectateur, cette fenêtre est fermée seulement par un rideau ; sur le premier plan, à gauche, une cheminée. Au deuxième plan, à droite et à gauche, deux portes latérales ; une banquette sous la fenêtre, une autre entre la fenêtre et le côté gauche. À gauche, une table ; sur la cheminée une bougie allumée et une échelle de cordes.
Scène première
MARIA, seule, appuyée sur la fenêtre et regardant avec précaution à l’extérieur
Elle porte le costume piémontais.
Ils sont partis, et lui va venir ! Il me semble que cette triste maison vient d’être changée tout-à-coup en une riante demeure. Tant que mon tuteur est là, surtout quand il a son air de mauvais augure, il me fait une peur ! il me fait une peur ! oh ! il n’a pas besoin alors de parler pour que je lui obéisse... qu’il fronce le sourcil, et je suis tremblante, je suis soumise, et je le déteste ! Ah ! mais à peine a-t-il un pied hors du logis que je ressens une joie... une joie ! je redeviens moi-même, je renais à l’espoir, et vraiment je l’aime presque, car il a du bon, parfois, bien qu’il prenne toujours la précaution de m’enfermer quand il sort. Enfin, il vient de s’éloigner avec son très cher fils, mon cousin, et ils ne doivent rentrer qu’au jour. Paul doit être averti, maintenant, il ne peut tarder. Je vais donc le revoir ! pas seul, j’espère, car M. Paul est souvent d’un caractère très vif.
Air de Mme Favart (de Pilati).
Quand je le vois, la peur me gagne ;
Il est parfois... audacieux !
Sans doute Olympe l’accompagne,
Elle veillera sur nous deux.
Car, s’il prend son air doux et tendre,
Qui donc deviendra mon appui ?
C’est trop d’avoir à me défendre
Contre moi-même et contre lui !
Voici l’heure, je crois entendre marcher.
Elle se dirige vers la fenêtre.
Donnons le signal...
Elle frappe trois coups dans sa main.
On ne répond pas !
On entend frapper trois coups dans la main.
C’est lui !
Jetant l’échelle de cordes qu’elle prend sur la cheminée.
Ah ! qu’il y a de plaisir à tromper les tyrans !
Scène II
MARIA, PAUL, puis OLYMPE
PAUL, paraissant à la fenêtre et sautant dans la chambre.
Maria !
MARIA, avec une sorte d’effroi.
Vous êtes seul ?
PAUL.
Dans ce moment, oui, ma s pas pour longtemps, aussi...
Il l’embrasse.
OLYMPE, paraissant à la fenêtre.
Eh bien ! c’est comme ça que vous m’offrez la main ?
MARIA, courant à elle.
Chère Olympe, je craignais que tu ne fusses pas venue.
OLYMPE, arrivant en scène.
Si fait ! si fait ! mais je tenais à ne pas passer la première, parce qu’une échelle de corde, c’est traître en diable.
PAUL, avec amour.
Chère Maria !
Ensemble.
Air : Éternelle amitié.
OLYMPE.
Je comprends leur bonheur !
Et combien c’est flatteur !
Mais pourtant je conçois
Quelques sujets d’effroi,
Si l’ cousin à son tour
Par un fâcheux retour...
Quels chagrins ! quels ennuis !
Pour deux cœurs bien unis !
PAUL et MARIA.
Ô moment enchanteur !
Quels transports de bonheur !
Enfin je { la } revois !
{ le }
Il } est là... près de moi !
Elle }
Le ciel à notre amour
Devait ce doux retour !
Plus de pleurs ni d’ennuis !
Nous voilà réunis !
Olympe va retirer l’échelle de cordes, la place sur la banquette qui est devant la fenêtre et referme la fenêtre.
PAUL, à Maria.
J’oublie en ce moment
Un siècle de tourment !
Ô destin ! quel bonheur !
Je la tiens sur mon cœur !
MARIA.
Oui, ce bonheur est doux...
Mais... pourtant... avec vous...
OLYMPE, revenant près d’eux.
Pourquoi donc t’effrayer ?
Je suis là pour veiller.
Reprise.
OLYMPE.
Je comprends leur bonheur, etc.
PAUL et MARIA.
Ô moment enchanteur ! etc.
MARIA.
Voyons, monsieur, que je vous regarde bien !
PAUL, avec transport.
Que je t’aime !
MARIA.
Voulez-vous bien vous taire !... moi aussi, je vous aime.
PAUL.
Vous m’aimez toujours ?
OLYMPE.
Je t’aime, tu m’aimes, vous m’aimez... c’est-il drôle, les amoureux ! ça dit quarante mille fois la même chose et toujours sur le même air, comme les sansonnets.
PAUL.
Olympe m’a-t-elle dit vrai ? votre tuteur ne doit rentrer qu’au jour ?
MARIA.
Oui !
PAUL.
Ainsi...
MARIA.
Nous allons souper ensemble... oui, j’ai tout préparé.
OLYMPE.
Et je vais mettre le couvert.
MARIA.
Quoi ! tu serais assez bonne...
Olympe disparaît un moment par la porte à gauche.
PAUL.
Chère Maria, ne puis-je donc bientôt espérer fléchir ce Torello ? d’où vient la haine qu’il a conçue pour un homme qu’il ne connaît pas ?
MARIA.
Ah ! par malheur, cette haine n’est pas sans motifs... d’abord, mon tuteur voulait me faire épouser son fils Carlo.
PAUL.
Vous auriez refusé.
MARIA.
Ma foi je ne sais pas, s’il l’avait voulu bien fort... car enfin je suis sous sa dépendance... il peut faire de moi une religieuse.
OLYMPE, occupée à mettre le couvert ; elle a apporté de la lumière.
Une Piémontaise, ça obéit d’abord quand il s’agit de mariage, quitte à se venger plus tard de celui qui l’épouse malgré elle ! chacun son genre de vengeance !
Elle s’approche d’eux.
MARIA.
Dieu merci, depuis quelques jours, il n’est plus question de ce projet ; mais la haine de mon tuteur n’en subsiste pas moins.
PAUL.
Je ne vois pas comment j’ai pu donner leu...
MARIA.
Vous vous rappelez un combat qui s engagea il y a six mois, sur la ligne qui sépare la France du Piémont, entre les douaniers français et des fraudeurs ?
PAUL.
Certainement, car nous fîmes une magnifique capture sur les contrebandiers, et j’en blessai un de ma main. Cela me fit même quelque honneur, j’avais atteint l’insaisissable Trombolino.
OLYMPE, étonnée.
Trombolino !
MARIA.
Non, monsieur Paul, cette magnifique capture fut faite sur mon tuteur.
OLYMPE et PAUL.
Torello !
MARIA.
Et l’homme que vous avez blessé, c’est mon cousin Carlo.
PAUL.
Quoi ! ces contrebandiers...
MARIA.
Vous comprenez maintenant la haine de mon tuteur.
OLYMPE.
Vous avez quasi ruiné le père, vous avez blessé le fils : alors vous ne risquez rien, monsieur Paul ! si le cousin Torello vous surprenait chez lui, je ne sais trop sous quelle forme vous en sortiriez ; car ces Italiens, ça se vengerait d’un hanneton.
Elle remonte la scène pour achever de mettre le couvert.
PAUL, à part.
Heureusement, je ne suis pas venu sans armes.
Haut.
Au surplus, j’ai fait mon devoir ! Et moi aussi, je me vengerai de lui, en faisant la cour à sa pupille et en buvant son vin.
MARIA.
À quoi pensez-vous donc là ?
PAUL.
Je pense que jusqu’à présent la peur ne m’empêche pas d’avoir bon appétit !
OLYMPE, achevant de mettre le couvert.
Voilà ! voilà !
Elle place sur la table la bougie qui était sur la cheminée.
MARIA, regardant la table.
Comment, deux couverts ! eh bien ! et toi, Olympe ?
OLYMPE.
Moi ? je ne soupe jamais ; et puis le cœur et l’estomac, ça se touche.
Elle s’approche de Maria.
Ce malheureux Gambillard, je l’aime, au bout du compte ! m’en a-t-il fait aujourd’hui ! m’en a-t-il fait !
En soupirant.
Si cet être-là est né pour faire le bonheur de ma vie, je peux dire qu’il commence bien tard ses fonctions !
PAUL.
Allons, écartons toutes ces idées, et...
MARIA, inquiète, remontant la scène.
Chut !
PAUL.
Quoi donc ?
MARIA.
Des pas !
Tous prêtent l’oreille avec anxiété.
OLYMPE.
Je n’entends rien du tout ! je ne sais pas ce que tu as à nous faire des peurs comme ça !
On frappe fortement à la porte.
Aie !
MARIA.
Que faire ? nous sommes perdus !
PAUL, comme cherchant une arme cachée.
Cordieu le premier...
TORELLO, en dehors.
Maria !
MARIA.
Mon tuteur !
À Paul.
Cachez-vous ?
PAUL.
Non pas !
MARIA.
Il y va de votre sûreté.
PAUL.
Bah !
MARIA.
De mon honneur ! Je vous en prie, dans ma chambre !
PAUL.
Dans votre chambre ? À la bonne heure.
OLYMPE.
Sainte Vierge ! veillez sur nous !
Toute cette fin de scène est très animée. Maria va ouvrir à Torello la porte qui est au deuxième plan à droite, tandis que Paul entre dans le cabinet du même côté, et Olympe dans celui à gauche.
Scène III
OLYMPE, MARIA, TORELLO, CARLO
TORELLO, tandis que Maria ôte le verrou.
Plus vite, plus vite !
En entrant.
Pourquoi donc mettre le verrou ?
MARIA, balbutiant.
C’est que... étant seule... dans cette maison...
TORELLO.
Seule ! alors pourquoi deux couverts ?
MARIA, interdite.
C’est que... c’est que...
OLYMPE, sortant du cabinet à gauche.
Je suis venue lui tenir compagnie ; oui, cousin.
TORELLO.
Ah ! c’est toi, Piccoletta ! As-tu soupé ?
OLYMPE.
Non.
TORELLO.
Eh bien ! tu vas t’en aller, car il se fait tard.
OLYMPE.
Mais...
TORELLO.
Carlo, offre ton bras à la cousine !
OLYMPE, à part.
Manière honnête de...
À Maria.
Bonsoir !
Avec l’intention d’être entendue de Torello.
Maintenant tu n’as plus peur, M. Torello est rentré.
MARIA.
Sans doute !
OLYMPE, à voix basse.
Il est de bonne humeur ! il ne sait rien !
MARIA, inquiète.
Tu crois ?
TORELLO.
Allons, Carlo, tu vois bien qu’on t’attend !
Carlo passe à gauche de la scène, et offre son bras à Olympe, qui le prend.
OLYMPE, à part.
C’est égal, je trouverai moyen de revenir !
MARIA.
Adieu !
OLYMPE.
Adieu !
Elle sort par la droite accompagnée de Carlo.
Scène IV
MARIA, TORELLO
TORELLO, d’un air railleur.
Attendez-vous encore quelqu’un ?
MARIA, troublée.
Personne !
TORELLO, lui prenant la main et la regardant fixement.
Eh bien ! cependant, un homme doit venir !
MARIA, à part.
Il savait tout !
Haut et d’un ton caressant.
Ah ! mon cher tuteur, est-ce que vous croyez... ? je suis incapable. Non, je n’attends personne... et personne ne viendra !
TORELLO, toujours avec ironie.
Ta, ta, ta ! qu’avez-vous donc ? qui vous accuse ? Certes, je vous crois incapable d’avoir des intrigues,
Mouvement de Maria ; Torello continue.
de donner rendez-vous à un jeune homme,
Même jeu.
à un étranger, à un Français, la nuit, chez moi, en mon absence !
MARIA, suppliante.
Ah ! de grâce !
TORELLO, l’interrompant et reprenant le ton railleur.
Je vous rends pleinement justice, vous dis-je ;
Avec fermeté.
mais cet homme qui doit venir, c’est moi qui l’attends, c’est à moi qu’il aura affaire !
MARIA, à part.
S’il se doutait qu’il est là !
TORELLO, gravement.
Ouvrez cette fenêtre !
MARIA, hésitant.
Cette fenêtre ?
TORELLO.
Allons, ouvrez !
MARIA, ouvrant la fenêtre avec hésitation.
Pourquoi faire ?
TORELLO.
Frappez trois coups dans la main !
MARIA, d’un air dégagé.
C’est bien inutile, je vous assure ; mais enfin, vous vous défiez de moi, tenez, voilà !
Elle frappe trois coups dans la main.
Est-ce assez fort ? Qui voulez-vous qui réponde ?
TORELLO.
Silence !
On entend trois coups frappés dans la main au dehors.
MARIA, étonnée, descendant un peu la scène.
Dieu ! qui donc ?
TORELLO.
Vous allez accueillir cet homme comme si vous ne me saviez pas de retour.
MARIA.
Moi ?
TORELLO, d’un ton brusque et impératif.
Vous ! je le veux !
Avec calme.
Vous l’inviterez à souper, vous le ferez asseoir ici.
Il lui indique la chaise qui est devant à table.
MARIA, à part.
C’est pour ça qu’il a renvoyé Olympe.
TORELLO.
Et pas un mot qui laisse deviner ma présence.
MARIA, affectant de l’indifférence.
Puisque vous le voulez, qu’est-ce que ça me fait à moi ? Mais, enfin, quel est votre dessein ?
TORELLO.
Ceci me regarde. Jetez l’échelle de cordes !
MARIA.
J’obéis !
Elle jette l’échelle de cordes qui était sur la banquette.
TORELLO, prêtant l’oreille.
On approche.
MARIA.
Air : Un page aimait la jeune Adèle.
Eh bien !... qui cela peut-il être ?
Ah ! mon esprit n’y peut rien concevoir !
Un étranger entrer par la fenêtre !...
TORELLO.
Songez à le bien recevoir !
Montrez-vous gaie, aimable, prévenante !
MARIA.
Mon cher tuteur, on vous obéira !
À part.
Qui donc ainsi dans ces lieux se présente ?
Que j’aurais peur si Paul n’était pas là !
TORELLO, après l’avoir regardée, à part.
Ah ! je le tiens enfin ce Paul Guibert ! Oh ! les femmes ! Razza maladetta !
Il sort par la gauche.
Scène V
MARIA, GAMBILLARD
Il a le manteau de Torello roulé sur l’épaule.
GAMBILLARD, chantant avant d’être aperçu.
Je suis Lindor, ma naissance est commune.
Il montre sa tête seulement.
C’est très haut ! pas l’air... l’étage. Ah ! pardon, mademoiselle, je me trompe peut-être de chemin : la villa Torello, s’il vous plaît ?
MARIA.
Vous y êtes, monsieur.
GAMBILLARD.
Bon ! bravi !
Montant un échelon de plus.
Excusez l’inexpérience d’un jeune voyageur !
MARIA, riant.
Ah ! quelle drôle de figure !
GAMBILLARD.
La mienne ?
À part.
Bon signe ! bravo !
MARIA.
Entrez, monsieur !
GAMBILLARD.
Entrez elle me dit d’entrer ! Bon ! brava ! pardon ! c’est que la corniche me gêne ! Mademoiselle, serait-ce une indiscrétion que de vous faire la demande de votre main ?
MARIA, étonnée.
Comment, ma main ?
GAMBILLARD, tendant la main.
Pour descendre !
Maria lui donne la main.
Bravi ! brava ! bravo !
Il enjambe le balcon et entre.
Dans ce pays, on sait monter aux échelles de cordes : tous les Piémontais sont badigeonneurs !
La saluant profondément.
À vous rendre mes devoirs !
À part.
Eh bien ! je croyais ça plus difficile, le métier d’homme à bonnes fortunes ; je m’y ferai facilement.
Pendant l’aparté suivant de Maria, il va déposer le manteau sur la banquette qui est entre la fenêtre et la porte de gauche.
MARIA, à part.
Mais quel rôle mon tuteur me fait-il donc jouer là ? Enfin il l’a dit, ça le regarde ; et pourvu que Paul soit en sûreté...
GAMBILLARD, revenant.
Vous désirez sans doute savoir qui je suis ?
À part.
Elle est très bien !
MARIA.
Oui, monsieur.
GAMBILLARD, à part.
Très bien, très bien !
Haut.
Permettez-moi auparavant de vous demander pardon d’être arrivé jusqu’à vous par un chemin aussi... espagnol.
Air : Sur votre table quand on porte.
J’eus pour cela des raisons assez fortes ;
Par la fenêtre, ici, j’ai débarqué...
Certes, depuis l’invention des portes,
C’est un chemin assez peu pratiqué ;
Maria sourit.
Votre esprit vif l’a déjà remarqué !
Convenez-en, quand on connaît les êtres,
La moindre porte offre moins d’embarras,
Et je ne sais que trois grands corps d’états
Qui, par instinct, entrent par les fenêtres,
Les amoureux, les voleurs et les chats.
Or, n’appartenant à aucune de ces deux dernières classes de la société, je suis donc...
MARIA, surprise.
Un amoureux ?
GAMBILLARD, gaiement.
Vous avez dit le mot... amoureux, fol !
MARIA.
Et de qui ?
GAMBILLARD, riant.
Et de qui !... la question est insidieuse, dans cette maison où vous semblez demeurer seule... oui, charmante... Comment vous appelez-vous ?
MARIA.
Maria.
GAMBILLARD.
Charmante Maria, je vous aime ; ça peut vous paraître bizarre, mais c’est mon genre à moi.
À l’oreille, et d’un air mystérieux.
Avez-vous lu les mémoires de Casanova ?
Il l’entraîne quelques pas vers la droite, et lui dit avec importance.
ouvrage très leste.
MARIA, à part.
Décidément, ce monsieur est timbré... n’importe, obéissons à mon tuteur.
Haut.
Voulez-vous souper avec moi ?
GAMBILLARD, à part, et d’un air étonné.
Tiens ! tiens ! le site est sauvage, mais les femmes pas.
Haut.
Si je veux souper avec vous !... mais souper, mais tout ce que vous voudrez...
Maria se dirige vers la table, à part.
Ah ! chenapan de Guibert... je lui prends sa maîtresse et son souper... Ah ! tu veux me couper les oreilles, toi !
MARIA, à la table.
À table !
GAMBILLARD, s’approchant.
J’accepte avec enthousiasme...
Il s’assied.
Enfin, voilà une impression de voyage agréable, je la tiens !...
Déployant sa serviette et donnant des marques de la plus grande joie.
c’est un conte des Mille et une Nuits qui m’arrive là !... c’est un rêve, une orientale ! Maria, ma sultane, vous me transportez...
Il cherche l’expression.
dans le Midi, parole d’honneur...
Maria, qui s’est assise, lui offre à boire.
Elle m’offre à boire, c’est le coup de grâce !
Air de la marche de M. Botte.
Oui, dans mon rêve asiatique,
Je crois être un nouveau Sindbad,
Au milieu d’un palais magique
De Samarcande ou de Bagdad !
Voici l’almé, la bayadère !
Il ne manque qu’un dromadaire.
Esclaves, comblez mon transport !
Versez, eunuques, jusqu’au bord. (Bis.)
Il se lève pendant la ritournelle et va se rasseoir pour commencer le second couplet.
Scène VI
MARIA, GAMBILLARD, TORELLO, entrant par la porte à gauche sans être vu de Gambillard
Torello va jusqu’à la fenêtre, il en retire l’échelle de cordes, la pose sur la banquette, fait signe à Maria de sortir et de lui céder sa place ; il se met à table sur le siége laissé vacant par Maria. Ce jeu de scène a lieu tandis que Gambillard chante les 5e et 6e vers du couplet suivant de manière à ce que Torello soit place et regarde Gambillard pendant le refrain.
GAMBILLARD.
Ange, viens de ce doux mirage
Prolonger les illusions !
Viens de mon fortuné voyage
Embellir les impressions !
Ton œil brillant, ton doux sourire
Semblent m’exhorter à te dire :
Remplis de vin ma coupe d’or !
Verse, mon ange, verse encor,
Remplis de vin ma coupe d’or.
Verse mon ange...
Il s’arrête tout court, en apercevant Torello devant lui, qui le regarde fixement et fredonne la ritournelle de l’air que Gambillard n’a point achevé. Gambillard paraît frappé de stupeur, et, pour dissimuler son effroi, il achève de chanter la ritournelle avec lui.
À part.
Je suis dans une caverne ! mon voleur !
TORELLO.
Comment, votre voleur !... c’est vous qui êtes le mien, car vous m’avez pris mon manteau, le voilà !
GAMBILLARD.
C’est juste !
Il essaye de se lever, et retombe de faiblesse sur la chaise.
TORELLO.
Vous tremblez, je crois !
GAMBILLARD, avec empressement.
Moi ! du tout, je suis sujet à un petit mouvement nerveux.
TORELLO, emplissant de vin les deux verres.
Buvez, cela vous remettra.
GAMBILLARD, à part.
Dieu ! si le vin était empoisonné !
Haut.
Je n’ai pas soif.
TORELLO.
Vous êtes bien sobre.
GAMBILLARD.
Je resterais quatre jours sans boire ; je tiens du chameau.
Pendant ce tems, voyant que Torello a bu, il se décide à en faire autant, et avale d’un trait son verre de vin.
TORELLO.
Eh bien, causons... Vous aimez ma pupille ?
GAMBILLARD.
Votre pupille !
À part.
C’est à lui cette pupille-là ! alors je ne m’étonne plus ; elle attire les voyageurs dans le coupe-gorge... voilà une vilaine profession pour une femme.
TORELLO.
Vous en êtes amoureux ?
GAMBILLARD, d’un air indifférent.
Hou... hou... comme ça !... comme ça !
TORELLO, avec mauvaise humeur.
Comment hou ! hou ! alors, qu’êtes-vous donc venu faire ici ?
GAMBILLARD, un peu étonné.
Mais... la question...
Il tourne sa chaise et se pose bien en face de Torello.
Permettez, monsieur Trombolino : quand un rat est pris dans une souricière, si un magistrat lui demandait ce qu’il est venu faire là, cet animal serait fort embarrassé, fort ennuyé : vous-même, qu’êtes-vous venu faire ici ?
TORELLO.
Je suis ici chez moi !
GAMBILLARD, avec saisissement.
Nous sommes chez vous !
Il se lève et examine la chambre.
Vous êtes bien logé !
À part.
Où diable ai-je été me fourrer ?
Il se dirige furtivement vers la porte à droite pour s’en aller.
TORELLO, brusquement.
Pas de faux-fuyants, Paul Guibert ! Tu vois que je sais qui tu es.
GAMBILLARD, revenant.
Moi, Paul Guibert !... fi donc, j’aimerais mieux m’appeler Cartouche.
TORELLO, avec force.
Tu mens !
GAMBILLARD.
Parole d’honneur !
À part.
Ah ! bon, il me dit ça à cause de Cartouche qui était un de ses... aïeux !
Haut et d’un air respectueux.
Je n’attaque pas la mémoire de cet illustre entrepreneur, je la vénère il avait ses idées sur les grandes routes, toute opinion consciencieuse a droit au respect des honnêtes gens.
TORELLO, d’un air confus.
Tu ne serais pas Paul Guibert ?
GAMBILLARD, tranquillement.
Je ne serais pas Paul Guibert.
TORELLO.
La preuve ?
GAMBILLARD, tirant son portefeuille.
Voici mes papiers !
TORELLO, à part, frappant du pied avec impatience.
Per Bacco !
GAMBILLARD, à part.
Il m’appelle père Bacot, il me prend pour mon oncle.
TORELLO.
Ainsi tu es un étranger, et tu as surpris notre secret, ce secret d’où dépend la sécurité de notre famille !
GAMBILLARD.
Je n’en abuserai pas.
TORELLO, d’un ton menaçant.
Oh ! tu n’en auras pas le temps.
GAMBILLARD, effrayé.
Quoi ?
TORELLO.
Ah ! si tu étais celui que je croyais tenir, il pourrait espérer merci, lui, car ma pupille l’aime.
GAMBILLARD, vivement, en s’éloignant un peu.
Il se pourrait ?
Il indique par un geste qu’il vient de concevoir une bonne idée ; il se rapproche de Torello, qui en ce moment a les bras croisés ; il lui dit d’un ton affectueux.
Monsieur Trombolino, vous avez une figure qui me revient, nous sommes faits pour nous comprendre.
Il tend la main à Torello ; celui-ci ne changeant pas de position, Gambillard lui touche successivement le coude et le bras, et ne parvient jamais jusqu’à sa main ; il y renonce enfin, et lui dit avec mystère.
Je le suis !
TORELLO.
Qui ?
GAMBILLARD, hésitant comme s’il se trompait.
Paul Guib... eh bien, oui, Paul Guibert !
TORELLO, à part, avec joie.
Je savais bien l’y amener.
Haut.
Tu l’avoues, à la fin !
GAMBILLARD.
Je ne puis m’en dispenser.
Feuilletant ses papiers.
Plus je regarde mes papiers, plus je vois que je ne puis être autre chose que l’homme en question.
TORELLO.
Voyons ces papiers.
GAMBILLARD, tirant une lettre de son portefeuille.
D’abord, je saisis sur moi une lettre adressée à Paul Guibert.
TORELLO, prenant la lettre et la dépliant.
La lettre de Maria !
Torello la met dans sa poche.
GAMBILLARD, avec empressement.
Vous voyez bien !...
Lui montrant une seconde lettre.
De plus, une lettre que je n’ai pas eu le temps de mettre à la poste,
Se reprenant vivement.
de décacheter, je veux dire.
TORELLO, lisant l’adresse.
À M. Paul Guibert.
À part.
C’est bien lui !
GAMBILLARD, à part, en remettant cette lettre dans son portefeuille, et descendant la scène à droite, tandis que Torello est resté dans le haut à gauche.
Il donne entièrement dans le panneau.
Au public, à demi-voix et d’un ton confidentiel.
C’est la lettre que j’avais écrite pour la faire voir à Olympe,
Il recommence sa phrase comme pour se faire mieux comprendre.
la lettre que j’avais écrite pour la faire voir à Olympe !
Regardant avec inquiétude Torello, qui l’examine attentivement.
Comme il me toise !... j’éprouve un grand malaise...
Haut.
J’ai un mètre soixante-dix-sept...
À part.
Quel intérêt a-t-il à me prendre la taille ?
TORELLO, à part.
Est-ce un rôle qu’il joue ?... lui qu’on dit brave et spirituel... ou, comment Maria s’est-elle éprise d’un pareil homme ?... N’importe, par un moyen ou par l’autre, j’arriverai à mon but.
GAMBILLARD, à part, se dirigeant vers la fenêtre à pas de loup.
Je m’amuse bien peu en Piémont... ô France ! ô ma patrie ! que je voudrais te presser dans mes bras !
En disant ce dernier mot, il pose le pied sur la banquette qui est devant la fenêtre, Torello lui saisit le bras et le ramène.
TORELLO.
Toute tentative d’évasion serait inutile, je t’en préviens...
Il ferme la fenêtre.
Reste là, tu ne languiras pas longtemps.
Il emporte l’échelle de cordes et sort par la droite.
Scène VII
GAMBILLARD, seul d’abord, puis PAUL, à la fenêtre du cabinet
GAMBILLARD.
J’ai 3 400 livres de rente, et un grand avenir littéraire... eh bien ! je déclare que, pour m’en aller, j’en donnerais une forte partie.
Il va à la porte, qu’il essaie vainement d’ouvrir.
Pas moyen, je suis clos...
PAUL, dans le cabinet, ouvrant le rideau.
Je n’entends plus parler ! sont-ils partis ?
GAMBILLARD, marchant avec agitation.
Quelle position ! et je passe pour autrui !... ah ! je voudrais seulement faire un trou... un trou... énorme à la muraille... et m’en aller par là... comme ce fameux prisonnier de la Bastille... c’est ça qui me ferait un fort chapitre !
PAUL, regardant avec précaution.
Mais c’est Gambillard... comment est-il ici ?
GAMBILLARD.
Oh ! que je ferais dresser de cheveux... sur des têtes... en poétisant un peu cette démolition !...
Avec désespoir.
Et pas une pioche sur moi !... je ne possède qu’un canif...
Il tire un canif de sa poche.
Tiens, j’ai perdu la lame... allons, bien, il ne me manquait plus que ça... eh bien ! raidissons-nous contre le sort... et puisque je ne puis pas sortir...
Il s’agite violemment et s’assied ensuite à la table à gauche.
PAUL, à part.
Qu’a-t-il donc à gesticuler ainsi ?
GAMBILLARD, avec fierté et d’une voix éclatante.
Ne volons pas mon siècle, ne le privons pas de mes faibles essais...
Il tire de sa poche son portefeuille et le place sur la table.
qu’il apprenne les choses noires qui me sont arrivées aujourd’hui.
Il écrit et lit en même temps.
« Une jeune fille qui m’avait vu danser la Tarentule s’éprit de moi et me lança un de ces longs regards qui veulent dire : Je t’attends ce soir à la villa Torello, sur les huit heures, huit heures et demie. Je me rendis de pied à cet établissement. À mon arrivée la jeune beauté m’accueillit avec un petit sourire qui me laissa voir... toutes ses dents... blanches et rangées comme les touches d’un piano de Pleyel... »
À lui-même.
C’est assez poétique ceci.
Il écrit.
« Mais moins grandes. Un repas somptueux me fut servi, et je me livrais à toutes les joies que comportait la situation, lorsqu’au milieu d’une meringue...
Il mange de la meringue.
je me vois cerné par dix brigands, sortis des fentes de la muraille, comme de hideux cloportes ; c’était la troupe de Trombolino, ce redoutable chef de bandits, que j’avais blessé la veille...
Il boit.
dans son amour-propre. Ces misérables font feu sur moi tous ensemble... par un bonheur inouï, pas une balle ne m’atteint ; alors, ils veulent me poignarder. Exaspéré par ce... procédé, je tombe sur eux, j’en tue... »
À lui-même.
Voyons, combien ?... quatre ! oh ! quatre, c’est bien peu...
Écrivant.
« Oh ! j’en tue sept de ma main, j’en blesse trois... les autres m’écrasent sous leur nombre, et je me vois désarmé au milieu de cette scène de carnage. »
PAUL, à part.
Abominable menteur !
GAMBILLARD, écrivant toujours.
« Oh ! qu’alors ma position devint pénible !... »
À lui-même.
Ah ! voilà un bon mouvement... et bourré, bourré d’intérêt...
Il reprend avec emphase.
« Oh ! qu’alors ma position devint pénible !... »
À lui-même.
Si je fourrais un petit peu de lune là-dedans ? oui.
Écrivant.
« La lune...
Il s’arrête un moment et cherche ce qu’il va écrire.
la lune... diable ! ah ! la lune projetait ses rayons blafards sur les faces livides de mes quatorze victimes... »
À lui-même.
Un instant...
Il compte sur ses doigts.
nous disons : sept morts et trois blessés, ça ne fait que dix ; il me manque quatre morts... ou quatre blessés... j’en ai déjà sept d’une part et trois de l’autre...ce n’est pas l’embarras, je pourrais bien tuer encore quelques blessés... mais, oh ! oh ! tant de tués que de blessés... non, c’est assez, il faut être exact...
Il écrit.
« Les faces livides de mes dix victimes... Pendant ce terrible moment, les quinze autres brigands délibéraient sur l’usage qu’ils feraient de ma personne. »
Il s’écrie tout coup d’un air effrayé.
Grand Dieu !mais c’est vrai tout ce que j’écris là...
Frappant sur la table d’un air désespéré.
Ils sont là, ils prennent des mesures...
PAUL, avec curiosité.
De qui donc a-t-il peur ?
GAMBILLARD, avec une inquiétude croissante.
Qu’est-ce que j’ai entendu ? on marche...
Une musique très harmonieuse et très douce se fait entendre.
J’entends les hennissements de je ne sais quel animal ! Ils viennent...
D’une voix éteinte.
Je suis perdu !
Il crie avec désespoir.
On n’entre pas ! il y a du monde !
Paul se retire.
Scène VIII
GAMBILLARD, PAYSANS et PAYSANNES, entrant par la droite au fond
Les femmes ont toutes un bouquet à la main ; les hommes se rangent derrière elles au fond. Gambillard se lève et les regarde très surpris.
CHŒUR.
Air du Cheval de Bronze.
Vive ce nouveau ménage !
Quels moments
Pour des amants !
On attend leurs serments ;
Bientôt l’ermitage
Sera témoin des serments
De ces deux jeunes amants.
Quels moments !
Doux serments
Pour des amants !
GAMBILLARD, consterné.
De la musique ? des bouquets ? quelle est cette onglerie, dans ce moment solennel ?... Ah ! j’ai ri, les fois, en regardant le bœuf gras couvert de fleurs, et avec ses cornes dorées...
Avec douleur.
Actuellement, je comprends sa position.
Il reste rêveur et absorbé par cette dernière pensée.
Scène IX
GAMBILLARD, sur le devant de la scène à gauche, CARLO, amenant MARIA par la main, et venant par la gauche, PAYSANS et PAYSANNES au fond
MARIA, à part.
Paul n’y est pas... que je suis malheureuse !
GAMBILLARD, à part, toujours préoccupé de l’idée du bœuf gras.
Pauvre bête !
MARIA, à Carlo, en lui montrant Gambillard.
Dis-moi, Carlo, ce jeune homme...
CARLO, bas.
Rassure-toi, Maria, il sera ton époux.
MARIA, à part.
Mon époux ! c’est ainsi qu’ils se vengent de Paul... ah ! je l’aurais dû deviner.
GAMBILLARD, à part, regardant Maria.
La voilà la sirène !
Avec mépris.
Tu fais un joli métier, va ! c’est galant, c’est honorable...
Scène X
PAYSANS et PAYSANNES au fond, GAMBILLARD, CARLO, MARIA, TORELLO, entrant par la droite, une lettre à la main, puis PAUL, dans le cabinet
TORELLO, allant à Maria.
Vous connaissez cette lettre !
MARIA, avec émotion.
Quoi ! entre vos mains ? oh ! pardon !
TORELLO, impérieusement.
Pas un mot ! rentrez dans votre chambre ?
MARIA.
Dans ma chambre ?
Avec crainte, à part.
Et Paul ?
TORELLO, de même.
À l’instant, changez-y de costume...
MARIA, troublée.
Mais... mais...
À part.
Et Paul ?
TORELLO, après lui avoir parlé bas.
Je le veux.
Il prend la main de Maria et la conduit jusqu’à la porte de la chambre.
GAMBILLARD, à part, avec indignation.
Il lui fait sa leçon, le vieux gueux qu’il est.
MARIA.
Allons, puisqu’il le veut !...
Elle entre dans le cabinet, Paul paraît à l’instant à la fenêtre.
PAUL, à Maria.
Que se passe-t-il donc ?
MARIA.
Ils veulent me marier à cet homme !
PAUL, indigné.
Te marier !... Infâme Gambillard ! nous verrons ! Demeure, et surveille ce qui se passe.
MARIA, avec anxiété.
Que prétendez-vous ?
Paul disparaît, tandis que Maria reste à la fenêtre du cabinet, en vue du spectateur.
Scène XI
PAYSANS et PAYSANNES au fond, GAMBILLARD, TORELLO, sur le devant de la scène, MARIA, à la fenêtre du cabinet
TORELLO, à Gambillard.
Étranger !
GAMBILLARD, sortant de sa rêverie.
Hein ? Ah ! c’est vous ?
TORELLO.
Ma pupille t’aime, tu l’as séduite...
GAMBILLARD, avec éclat.
Moi ? grand Dieu, de Dieu, de tous les Dieux !... Qu’est-ce qui a dit ça ?
TORELLO.
Tu ne sortiras d’ici que mort !
Mouvement d’effroi de Gambillard.
ou...
GAMBILLARD, vivement.
Ou ?...
TORELLO.
Ou son époux !... choisis !...
GAMBILLARD, atterré.
Que je choisisse ?...
À part.
Épouser une voleuse !... et Olympe !...
TORELLO.
Eh bien ?...
GAMBILLARD, avec énergie.
Plutôt mourir !...
Mouvement violent de Torello ; Gambillard reprend avec calme.
que de ne pas l’épouser !
TORELLO.
À la bonne heure !
GAMBILLARD, à part, s’éloignant un peu de Torello.
Qu’est-ce que je risque ?... je me marie sous un faux nez !...
Se reprenant.
sous un faux nom, je veux dire !... je me suis trompé ; quoi ! ça peut arriver à tout le monde.
TORELLO.
Nous allons procéder aux fiançailles !
GAMBILLARD, répétant machinalement.
Oui, procédons aux fiançailles !
TORELLO.
En présence des nôtres.
GAMBILLARD, jetant un coup d’œil en arrière.
Ah ! c’est la troupe !
TORELLO.
Je vais recevoir ton serment à la face du soleil...
GAMBILLARD.
Du soleil ?...
À demi-voix, à Torello.
de la lune, il fait nuit !...
TORELLO.
Jure !
GAMBILLARD, levant le bras gauche.
Je jure !...
TORELLO.
Le bras droit !
GAMBILLARD.
C’est juste je levais le bras gauche !
À part.
Si je pouvais aussi l’épouser de la main gauche !
TORELLO.
Je jure de prendre Maria pour épouse !
GAMBILLARD.
Pour épouse !...
À part, avec fureur.
Ah ! oui, je jure... de la prendre pour épouse ! crrrr...
TORELLO.
Et tu sais que, si tu manquais à ce serment, sacré chez nous, chacun des membres de la famille aurait le droit de t’enfoncer son stylet dans le cœur.
Ici les hommes, qui jusque là s’étaient tenus derrière les femmes, changent de place avec elles et viennent se ranger devant. L’un d’eux a une barbe noire, des moustaches et un air rébarbatif, et doit occuper l’extrême gauche du spectateur.
GAMBILLARD, avec anxiété.
La famille est-elle nombreuse ?
TORELLO, indiquant les parents qui sont derrière lui.
Tu la vois ici !...
Gambillard remonte la scène et serre successivement la main de tous les parents en commençant par celui qui est à droite. Lorsque arrive le tour du dernier, Gambillard paraît glacé de terreur par cette atroce figure, et ne peut se décider à prendre la main que celui-ci lui tend.
La cérémonie des fiançailles consiste dans ce pays à laisser durant une partie de la nuit la fiancée seule avec son fiancé.
GAMBILLARD.
Quelle imprudence !
Il regarde l’homme à barbe noire, qui lui tend aussitôt la main.
TORELLO.
Maria va venir, demain vous serez définitivement unis !
GAMBILLARD.
T-unis ! tope !
À part.
si je m’en tire, ô Ambroise Dupont ! (c’est mon éditeur) tu seras bien heureux, mon pauvre ami !
TORELLO, aux jeunes filles.
Allons, jeunes filles !... et que Maria vous entende !
CHŒUR.
Air de Doche.
Ô jeune fiancée,
Que l’amour a bercée !
L’hymen vient embellir
Ton heureux avenir !
Plus de pleurs ni de crainte !
Livre-toi sans contrainte !
Entends ce doux signal.
Pour toi c’est jour de fête,
Couvre ta jeune tête
Du voile nuptial.
GAMBILLARD, à part.
Rage, furie !
On me marie ;
Ah ! c’est un tour affreux !
C’est odieux !
À cett’ larronne,
Il faut qu’ je donne
Le nom si pur de mes aïeux.
Maria, qui était restée à la fenêtre du cabinet, se retire et laisse tomber le rideau.
Scène XII
GAMBILLARD, TORELLO, OLYMPE, DESCHAMPS, entrant par la droite
Olympe et Deschamps passent derrière les parents, se trouvent placés à la gauche du théâtre, et donnent les signes du plus grand étonnement en voyant Gambillard.
TORELLO, à Gambillard.
Vous vous aimez, soyez heureux.
GAMBILLARD, indigné.
Qui moi ?...
À part.
tu peux garder tes vœux ;
Je te maudis, vieux malheureux !
OLYMPE, à part.
Ô ciel ! en croirai-je mes yeux ?
Torello impose silence à Olympe et à Deschamps, et les fait sortir par la droite, d’un air mystérieux.
GAMBILLARD, à part, furieux.
Ah ! si j’écoutais mon délire,
Que d’horreurs j’aurais à lui dire !
Quelle affreuse douleur !
Vraiment (bis) c’est une horreur !
Ah ! pour moi quel malheur !
CHŒUR.
Le ciel doit vous sourire,
Livrez-vous à votre délire !
Oui, jeunes amoureux ;
Tout comble vos vœux.
Ô jeune fiancée, etc.
Torello indique à Gambillard la porte du cabinet où est sa fiancée. Tout le monde sort par la droite, excepté Gambillard. Le parent dont la figure a épouvanté Gambillard reste le dernier en scène et lui présente de nouveau la main ; Gambillard hésite encore ; enfin il se décide à la lui serrer ; l’homme sort, Gambillard se dirige vers la porte à droite et offre la main à Paul habillé en mariée, la tête couverte d’un long voile.
Scène XIII
GAMBILLARD, PAUL
PAUL, debout devant la porte droite, soulevant son voile et à part.
À nous deux maintenant !
GAMBILLARD.
Je ne sais si c’est la peur qui grossit les objets ; mais elle me semble plus grande que ce matin...
Il présente une chaise à Paul, qui s’assied.
Au bout du compte, tant que je n’entendrai pas parler de municipalité... bon !... tout ça se casse en France !... tout ça se casse !
Regardant Paul.
Elle est gentille !... elle est belle femme !... je peux me distraire...
Il approche un siège qu’il va chercher au fond, et s’assied.
Maria !... nous voilà donc fiancés ?
PAUL, imitant la voix d’une femme dans toute la scène.
Oui !...
GAMBILLARD.
Ça vous fait-il plaisir ?
PAUL.
Oui !... mais vous m’aimez donc ?
GAMBILLARD, à part.
Elle est enrouée !...c’est l’émotion !...
Il tousse. Haut, et prenant à son tour la voix de femme.
Si je vous aime !... mais vous, vous n’aimiez donc pas ce vilain douanier ?...
Mouvement de Paul. Il reprend sa voix naturelle.
Ce n’est pas que je vous blâme !... je ne l’aime guère non plus !
PAUL.
Parce que vous avez peur de lui !
GAMBILLARD.
Moi, grand Dieu !... on voit bien que vous n’avez pas lu la lettre que je lui ai écrite.
PAUL.
Une lettre de vous ?
GAMBILLARD, reprenant la voix de femme.
De moi !... adressée à lui !... je l’ai justement sur moi... écoutez ça.
À part.
Puisque je n’ai pas pu encore la montrer à Olympe, je ne suis pas fâché que celle-ci...
Haut.
C’est à Paul Guibert que je m’adresse.
PAUL.
À lui-même !
GAMBILLARD, lisant.
« Drôle que vous êtes !... »
PAUL, faisant un mouvement d’indignation.
Drôle !
GAMBILLARD.
L’expression est crue, mais elle est juste !...
Il lit.
« Vous avez pensé me faire faire le plongeon en m’ordonnant de quitter le pays sous douze heures ; vous vous êtes trompé, maître gabelou !... »
PAUL, à part.
Misérable !... tu me le paieras !...
GAMBILLARD.
Gabelou est une expression dont on se sert pour vexer les douaniers.
Il lit.
« Mes affaires exigent que je m’éloigne... Je me rends, pour cause de santé, sur les glaciers les plus inaccessibles du Mont-Blanc ; mais je vous y attends les armes à la main ! »
Il replie sa lettre.
Ah ! ah ! ah ! vous voyez que c’est un cartel en forme !
PAUL, à part.
L’insolent !
GAMBILLARD,
Voilà une lettre un peu salée, un peu poivrée, un peu vinaigrée !... Direz-vous encore que je suis un capon ?... hein ?...
Paul ne répond pas.
Maria !... belle Maria !...
PAUL.
Non.
Il se mouche très bruyamment.
GAMBILLARD, fort surpris de ce bruit et regardant Paul d’un air stupéfait.
Plus que ça de musique !
Il se lève et dit en s’éloignant.
Je chéris peu les femmes qui se mouchent en faisant la trompette.
PAUL, le rappelant.
J’aime les hommes de cœur, venez donc près de moi.
GAMBILLARD.
Avec plaisir !
À part, avec joie.
Oh ! oh ! voilà une fiancée phosphorique !
Reprenant tout-à-coup, d’un air triste.
Ô Olympe !. Olympe ! quelle opinion vas-tu avoir de l’espèce humaine ? pauvre petite malheureuse créature amoureuse que tu es de moi !
PAUL, lui prenant la main.
Monsieur Gambillard !
GAMBILLARD, à part.
Elle me prend la main !
Il se lève, fait des contorsions et jette des cris douloureux.
Oh ! sacrebleu ! ma bien-aimée ! ma bien-aimée !
Paul le lâche, Gambillard se rassied.
Quelle poignet des pinces de homard !
PAUL, d’un air tendre, lui reprenant la main.
C’est que je vous aime, voyez-vous !
GAMBILLARD, cherchant à dégager sa main.
Oui, oui ; mais j’aimerais mieux un regard ! ça revient au même pour vous, un regard.
PAUL.
Je n’ose pas, je tremble !
GAMBILLARD, d’un air caressant, et imitant le son de voix de Paul.
D’amour ?
PAUL, à part.
De colère, imbécile !
GAMBILLARD.
Air : Change, change-moi.
Tu m’aimes, je vois.
Oh ! par ma foi,
Fille divine,
Mon cœur est à toi !
Calme l’effroi
Qui te domine,
Regarde-moi !
Tourne vers moi tes yeux,
Tes yeux, tes jolis yeux,
Et qu’un instant par eux
Je sois heureux !
Oui, je veux me mirer,
Oui, je veux m’admirer ;
Dans ce double miroir
Je veux me voir !
Paul commence à soulever son voile.
Tu cèdes enfin,
Heureux destin !
Bonheur suprême !
Tu trembles !... pourquoi ?...
PAUL, levant peu à peu son voile et reprenant sa voix naturelle.
Ah ! c’est pour toi !
Tremble toi-même !
Regarde-moi !
Paul se lève.
GAMBILLARD, avec terreur, se sauvant.
Ah ! ah ! qu’est-ce que c’est que ça ? Qui vive ? qui vive ?
Il se sauve au fond.
PAUL, le ramenant par le bras.
Tu ne m’échapperas plus. Ah ! tu veux m’enlever celle que j’aime ! ah ! je suis un drôle ! ah ! je suis un gabelou !
GAMBILLARD, toujours tenu par Paul.
Monsieur Paul, monsieur Paul, je ne savais pas que vous étiez là. Vous savez, quand les personnes ne sont pas là, on dit du mal d’elles, tandis que, si elles étaient là, au contraire même... au contraire... Pouvais-je vous deviner sous ce costume ?
Il rit.
PAUL, très animé jusqu’à la fin de la scène.
Ah ! je te tiens, à la fin ! il faut qu’un de nous deux reste sur la place.
GAMBILLARD, vivement.
Oui, oui, moi ou vous ! allez-vous-en, je reste ! vous voulez rester, je m’en vais... c’est conclu, adieu !
Il se sauve encore vers le fond.
PAUL, lui montrant des pistolets et l’arrêtant.
Non, non, voici qui décidera !
GAMBILLARD, épouvanté.
Un duel ? il veut abuser de son talent sur moi.
PAUL.
Prends, et pas de bruit !
GAMBILLARD.
Pas de bruit ! avec des pistolets ? vous voulez donc me taper avec le manche ? À la garde ! à la garde !
PAUL.
Malheureux ! voulez-vous bien vous taire !
GAMBILLARD, exaspéré.
Me taire ! mais si je regrette une chose en ce moment, c’est de ne pas avoir la voix de Lablache. À la garde ! à la garde ! et au secours !
PAUL.
Le ciel le confonde !
Soufflant la lumière qui est sur la table. Il fait nuit.
Qu’au moins on ne me voie pas sous ce costume !
GAMBILLARD, marchant d’un air effrayé dans l’obscurité.
Qu’est-ce qu’il vient de faire ?
En ce moment Gambillard est sur l’avant-scène à gauche du spectateur, Paul est au fond devant la fenêtre.
Scène XIV
GAMBILLARD, OLYMPE et DESCHAMPS, venant par la droite, MARIA, sortant du cabinet en costume de mariée et le voile baissé, PAUL, au fond
Air nouveau de Doche.
OLYMPE.
Quel affreux mariage !
Me faire un tel outrage !
De ses serments trahis
Voilà, voilà déjà le prix.
MARIA et DESCHAMPS.
Quel horrible tapage !
Dans un nouveau ménage,
Quoi ! déjà des ennuis !
Déjà des cris ! (Bis.)
GAMBILLARD.
La voix d’Olympe, ô ciel ! c’est la manne céleste
Qui vient me soutenir dans ce moment funeste.
À Maria, dont il saisit la main dans l’obscurité.
Olympe, ah ! sacrebleu !
PAUL, passant rapidement près d’Olympe, qui est devant la porte du cabinet de droite.
Je suis Paul !
OLYMPE, à Paul.
Quoi ! c’est vous ?
PAUL, l’entraînant dans le cabinet.
Vous saurez tout ; mais on vient, hâtons-nous !
Olympe et Paul entrent dans le cabinet.
Scène XV
GAMBILLARD, MARIA, DESCHAMPS, TORELLO, CARLO, PAYSANS et PAYSANNES
Ils apportent des lumières.
Reprise.
TOUS.
Quel horrible tapage !
Dans un nouveau ménage,
Quoi ! déjà des ennuis !
Déjà des cris !
TORELLO, entrant par la droite.
Tandis que j’étais à me réjouir avec mes amis, serait-il arrivé quelque chose à ma pupille ?
GAMBILLARD, à Torello avec exaspération.
Quelle est cette odieuse manigance ? vous m’avez fait épouser un homme, vous !
TOUS.
Un homme !
TORELLO, à Deschamps.
A-t-il perdu l’esprit ?
DESCHAMPS.
C’est impossible.
GAMBILLARD, exaspéré.
Oui, un homme ! un homme ! un homme ! mon semblable, sauf les moustaches ! levez le voile ! levez le voile !
TORELLO, écartant le voile de Maria.
Voyez !
GAMBILLARD.
Maria ! quelle est cette horreur ?
Mouvement de Maria, Gambillard s’empresse de reprendre.
Je ne parle pas de vous, Maria !
À Torello
ni de vous, grand Dieu ! je parle de la chose qui m’arrive. Où est l’autre ? s’est-il tourné en fumée ?
TORELLO.
Qui l’autre ?
GAMBILLARD, courant au cabinet et ouvrant la porte.
Mon fiancé ! Paul Guibert, mon fiancé !
Le voyant sortir du cabinet avec Olympe.
Bon ! avec Olympe !
Scène XVI
DESCHAMPS, CARLO, GAMBILLARD, TORELLO, MARIA, OLYMPE, PAUL
Paul a repris son costume ordinaire.
TORELLO, étonné.
Comment ! Paul Guibert !
Il regarde alternativement Paul et Gambillard.
GAMBILLARD, égaré.
En voilà des impressions de voyage ! j’en voulais, j’en ai.
Il jette un cri comme s’il était atteint d’une douleur subite.
Oh !
Il porte la main à son front.
je deviens idiot !
OLYMPE, surprise.
Qu’a-t-il donc ?
GAMBILLARD, d’un air piteux.
C’est vous, Olympe ! vous étiez avec lui ?
TORELLO.
Un moment ! je demande à savoir lequel des deux est le véritable Paul Guibert ?
PAUL, s’avançant.
C’est moi, monsieur !
GAMBILLARD, à part, avec joie.
Ah ! j’en étais sûr !
PAUL.
Moi, qui depuis longtemps aime Maria, et qui viens de prendre sa place auprès de monsieur.
TORELLO.
Che gusto ! j’en suis ravi !
PAUL.
Monsieur, serait-il vrai ?
TORELLO.
J’avais destiné la main de Maria à mon fils ; mais il aime ailleurs.
GAMBILLARD.
Et il est aimé ?
Il se tourne vers Carlo, qui est placé près de lui, et lui dit à l’oreille.
Invraisemblable !
CARLO, d’un ton fâché.
Comment, monsieur !
GAMBILLARD, confus.
Ah ! pardon, mon brave ami ! je ne savais pas que c’était vous ; vous savez, quand les personnes ne sont pas là, on dit du mal d’elles...
TORELLO, à Paul.
Je ne pouvais vous en vouloir sérieusement, monsieur, de notre rencontre de la frontière, vous aviez fait votre devoir ;
Indiquant Gambillard en riant.
mais ayant pris monsieur pour vous, et le trouvant si...
GAMBILLARD, vivement.
Si quoi ? si quoi ?
TORELLO, riant toujours.
Je ne pus résister à l’envie de le mystifier. Aussi je pensais : pour un homme qu’on dit si brave, si spirituel... che bestia !
GAMBILLARD, avec humeur.
Monsieur Trombolino, je vous prie de retenir vos proverbes italiens.
S’animant beaucoup.
Parfois je comprends cet idiome,
D’un ton menaçant et s’approchant de Torello.
et alors... !
TORELLO, avec fermeté.
Eh bien ?
GAMBILLARD, très gaiment.
Ça m’ennuie !
TORELLO.
Je ne me nomme pas Trombolino.
GAMBILLARD, à Maria.
Pas brigand ?
MARIA.
Pas le moins du monde ! contrebandier, c’est bien assez !
GAMBILLARD, fort étonné.
Mais alors il exerçait donc sous un faux nez ?
Se reprenant.
sous un faux nom, je veux dire... c’est drôle, voilà deux fois que ça m’arrive ; quand je veux parler du nom, je parle du nez.
PAUL.
Union et oubli, monsieur Gambillard !
GAMBILLARD.
Les oncles veulent-ils ?
TORELLO.
Eh ! de grand cœur !
DESCHAMPS, à Olympe.
Épouse-le, mon Dieu !
OLYMPE.
Ah ! mon oncle !
GAMBILLARD, à Deschamps.
Ah ! son oncle !
Avec bonheur.
Je vais noter tout ça ! Il y a six volumes là-dedans ! et ça finit par un mariage... par deux mariages ! ce qui est parfait pour les femmes de chambre ! Ô Ambroise Dupont ! Ambroise Dupont ! si tu ne me paies pas ça dix mille francs, tu seras...
Se reprenant.
et avec des fleurons, tu seras...
Se reprenant.
et avec des culs de lampe, d’abord !... tu seras un vilain homme !
D’un air de dédain.
comme tous les éditeurs, du reste !
TORELLO, le regardant en riant.
Per bacco, mio caro ! vous ferez un excellent mari !
GAMBILLARD, après un temps, et cherchant à dissimuler sa mauvaise humeur.
Un excellent mari !
Il s’éloigne un peu de Torello.
Si je savais comment on dit : Tu m’embêtes, en italien, toi, je te répondrais dans ta langue !
CHŒUR.
Moment charmant
Qui les attend
Fêtons ce jour
Et leur amour.
GAMBILLARD.
Air : Quadrille du Domino noir. (Musard.)
Il existe un ancien adage
Qui dit : Tout voyageur
Est un menteur :
Mentir n’est point dans mon usage
Je vous prends, au besoin,
Tous à témoin !
Vous l’avez vu, de vos yeux !
D’un mulet furieux
J’ai réfréné les penchants vicieux ;
Vous m’avez vu, hardi chasseur,
Terrasser un ours en fureur,
Puis d’un œil sec
Le réduire... en beefsteak.
À mes œillades amoureuses
Jamais nulle beauté
N’a résisté ;
Des brigands les hordes nombreuses,
Leur chef, j’ai tout vaincu,
Vous l’avez vu !!
Parlé, et avec beaucoup d’aplomb.
Enfin vous l’avez vu !
Illustré par mon recueil,
Je veux qu’avec orgueil
On cite un jour le quartier Montorgueil !
Tâchez, messieurs, de le pousser,
Tâchez le faire mousser,
Un coup de main suffit pour le lancer.
Ah ! dans mon vol veuillez me suivre,
Ne m’abandonnez pas,
Guidez mes pas !
Et quand je publierai mon livre,
Soyez mes éditeurs,
Mes protecteurs !
CHŒUR.
Moment charmant
Qui les attend !
Fêtons ce jour
Et leur amour.
[1] Le parapluie doit pouvoir se visser sur le bâton ferré.