Idoménée (Prosper Jolyot de CRÉBILLON)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 12 décembre 1705.
Personnages
IDOMÉNÉE, roi de Crète
IDAMANTE, fils d’Idoménée
ÉRIXÈNE, fille de Mérion, prince rebelle
SOPHRONYME, ministre d’Idoménée
ÉGÉSIPPE, officier du palais
POLYCLÈTE, confident d’Idamante
ISMÈNE, confidente d’Érixène
SUITE DU ROI
GARDES
La scène est à Cydonie, capitale de la Crète, dans le palais d’Idoménée.
À S. A. S. MONSEIGNEUR LE DUC[1]
Toi qui, par mille exploits divers,
Soutiens le poids d’un nom si fameux dans le monde,
Héros, à tes bontés souffre que je réponde,
Et reçois l’offre de mes vers.
Je méditais en vain de t’en faire l’hommage,
En vain je me l’étais promis,
Jamais ton nom sacré n’eût paré mon ouvrage,
Si toi-même ne l’eus permis[2].
Non, quel que soit pour toi le zèle qui me guide,
Quel que fût de mes vers le prix ou le bonheur,
Grand prince, ma muse timide
Ne te les eût offerts que dans le fond du cœur.
Un auteur vainement, sous le nom de prémices,
Croit son hommage en sûreté :
Dans nos plus humbles sacrifices,
On nous croit sans humilité.
C’est tendre à l’immortalité
Que de paraître au jour sous de si grands auspices ;
C’est rendre enfin mes vers ou suspects ou complices
D’une coupable vanité.
Heureux que ma muse indiscrète
N’ait point suivi sa folle ardeur,
Et que, prête à livrer le héros au poète,
Elle ait d’un front modeste épargné la pudeur !
Si, plus que toi peut-être instruite de ta gloire,
Rappelant des périls que tu ne craignis pas.
Te les reprochant même au sein de la victoire.
Ma muse t’apprenait tout ce que fit ton bras...
Non, ne crains point que son audace,
De Steinkerque ou Nerwinde[3] embrassant les exploits.
Fasse résonner une voix
À peine connue au Parnasse.
Mais si du dieu des vers je me fais avouer,
Si sur moi d’un rayon il répand la lumière,
Je ne rentre dans la carrière
Que pour apprendre à te louer.
JOLYOT DE CRÉBILLON.
ACTE I
Scène première
IDOMÉNÉE, seul
Où suis-je ? quelle horreur m’épouvante et me suit !
Quel tremblement, ô ciel ! et quelle affreuse nuit !
Dieux puissants, épargnez la Crète infortunée.
Scène II
IDOMÉNÉE, SOPHRONYME
IDOMÉNÉE.
Sophronyme, est-ce toi ?
SOPHRONYME.
Que vois-je ? Idoménée !
Ah ! seigneur, de quel bruit ont retenti ces lieux !
IDOMÉNÉE.
Eh quoi ! tant de malheurs n’ont point lassé les dieux !
Depuis six mois entiers une fureur commune
Agite tour à tour Jupiter et Neptune.
La foudre est l’astre seul qui nous luit dans les airs :
Neptune va bientôt nous couvrir de ses mers.
C’en est fait ! tout périt ; la Crète désolée
Semble rentrer au sein de la terre ébranlée.
Chaque jour, entouré des plus tristes objets,
La mort jusqu’en mes bras moissonne mes sujets.
Jupiter, sur moi seul épuise ta vengeance !
N’afflige plus des lieux si chers à ton enfance !
Mes peuples malheureux n’espèrent plus qu’en toi :
Si j’ai pu t’offenser, ne tonne que sur moi.
Pour les seuls innocents allumes-tu la foudre ?
Sur son trône embrasé réduis le prince en poudre,
Épargne les sujets : pourquoi les frapper tous ?
Qui d’eux, ou de leur roi, mérite ton courroux ?
SOPHRONYME.
Quoi ! toujours de nos maux vous croirez-vous coupable ?
N’armez point contre vous une main redoutable.
Le ciel, depuis longtemps déclaré contre nous,
Semble, dans sa fureur, ne ménager que vous.
Dans les maux redoublés dont la rigueur nous presse,
Votre seule pitié, seigneur, nous intéresse.
IDOMÉNÉE.
Les dieux voudraient en vain ne ménager que moi :
Eh ! frapper tout son peuple, est-ce épargner un roi ?
Hélas ! pour me remplir de douleurs et de craintes,
Pour accabler mon cœur des plus rudes atteintes,
Il suffirait des cris de tant d’infortunés,
Aux maux les plus cruels chaque jour condamnés :
Et c’est moi cependant, c’est leur roi sacrilège
Qui répand dans ces lieux l’horreur qui les assiège !
Je ne gémirais point sur leur destin affreux,
Si le ciel était juste autant que rigoureux.
Mais ce n’est pas le ciel, c’est moi qui les foudroie :
Juge de quels remords je dois être la proie.
Quels regrets quand je vois mes peuples malheureux
Craindre pour moi les maux que j’attire sur eux,
Prier que pour eux seuls le ciel inexorable
Porte loin de leur roi le coup qui les accable !
SOPHRONYME.
Quoi ! seigneur, vous seriez l’auteur de tant de maux !
Et de vous seul la Crète attendrait son repos !
Quoi ! des dieux irrités ce peuple la victime...
IDOMÉNÉE.
L’est moins de leur courroux, qu’il ne l’est de mon crime.
Cet aveu te surprend. À peine croirais-tu,
Sophronyme, à quel point j’ai manqué de vertu :
Mais telle est désormais ma triste destinée...
SOPHRONYME.
Quel crime a donc commis le sage Idoménée ?
Fils de Deucalion, petit-fils de Minos,
Vos vertus ont passé celles de ces héros :
Nous trouvions tout en vous, un roi, les dieux, un père.
Seigneur, par quel malheur, à vous-même contraire,
Avez-vous pu trahir des noms si glorieux ?
Qui fit donc succomber votre vertu ?
IDOMÉNÉE.
Les dieux.
SOPHRONYME.
Quel forfait peut sur vous attirer leur colère ?
IDOMÉNÉE.
On n’est pas innocent lorsqu’on peut leur déplaire :
Les dieux sur mes pareils font gloire de leurs coups ;
D’illustres malheureux honorent leur courroux.
Entre le ciel et moi sois juge, Sophronyme :
Il prépara du moins s’il ne fit pas mon crime.
Par vingt rois dès longtemps vainement rassemblés,
Les troyens à la fin se virent accablés ;
De leurs bords désolés tout pressait la retraite :
Ainsi, loin de nos grecs, je voguai vers la Crète.
Le prince Mérion, prompt à m’y devancer,
Sur mon trône peut-être aurait pu se placer,
Si mon fils n’eût dompté l’orgueil de ce rebelle.
À Samos, par tes soins, j’en reçus la nouvelle.
Je peindrais mal ici les transports de mon cœur
Lorsque j’appris d’un traître Idamante vainqueur :
La gloire de mon fils me causa plus de joie
Que ne firent jamais les dépouilles de Troie.
Après dix ans d’absence, empressé de revoir
Cet appui de mon trône, et mon unique espoir,
À regagner la Crète aussitôt je m’apprête,
Ignorant le péril qui menaçait ma tête.
Sans que je te rappelle un honteux souvenir,
Ni que de nos affronts je t’aille entretenir,
Tu sais de quels forfaits ma race s’est noircie.
Comme Pasiphaé, Phèdre au crime endurcie,
Ne signale que trop et Minos et Vénus.
Tous nos malheurs enfin te sont assez connus.
Né de ce sang fatal à la déesse en proie,
J’avais encor sur moi la querelle de Troie :
Juge de la vengeance, à ce titre odieux.
Ce fut peu de sa haine, elle arma tous les dieux.
La Crète paraissait, tout flattait mon envie ;
Je distinguais déjà le port de Cydonie :
Mais le ciel ne m’offrait ces objets ravissants
Que pour rendre toujours mes désirs plus pressants.
Une effroyable nuit sur les eaux répandue
Déroba tout à coup ces objets à ma vue ;
La mort seule y parut... le vaste sein des mers
Nous entr’ouvrit trois fois la route des enfers.
Par des vents opposés les vagues ramassées,
De l’abîme profond jusques au ciel poussées,
Dans les airs embrasés agitaient mes vaisseaux,
Aussi près d’y périr qu’à fondre sous les eaux.
D’un déluge de feux l’onde comme allumée
Semblait rouler sur nous une mer enflammée ;
Et Neptune en courroux à tant de malheureux
N’offrait pour tout salut que des rochers affreux.
Que te dirai-je enfin ? Dans ce péril extrême
Je tremblai, Sophronyme, et tremblai pour moi-même.
Pour apaiser les dieux je priai... je promis...
Non, je ne promis rien : dieux cruels, j’en frémis...
Neptune, l’instrument d’une indigne faiblesse,
S’empara de mon cœur, et dicta la promesse :
S’il n’en eût inspiré le barbare dessein,
Non, je n’aurais jamais promis de sang humain.
« Sauve des malheureux si voisins du naufrage,
« Dieu puissant, m’écriai-je, et rends-nous au rivage :
« Le premier des sujets rencontrés par son roi
« À Neptune immolé satisfera pour moi... »
Mon sacrilège vœu rendit le calme à l’onde ;
Mais rien ne put le rendre à ma douleur profonde ;
Et l’effroi succédant à mes premiers transports,
Je me sentis glacer en revoyant ces bords.
Je les trouvai déserts, tout avait fui l’orage :
Un seul homme alarmé parcourait le rivage ;
Il semblait de ses pleurs mouiller quelques débris :
J’en approche en tremblant... hélas ! c’était mon fils.
À ce récit fatal tu devines le reste.
Je demeurai sans force à cet objet funeste ;
Et mon malheureux fils eut le temps de voler
Dans les bras du cruel qui devait l’immoler.
SOPHRONYME.
Ai-je bien entendu ? Quelle horrible promesse !
Ah ! père infortuné !
IDOMÉNÉE.
Rebelle à ma tendresse,
Je fus près d’obéir : mais Idamante enfin
Mit mon âme au dessus des dieux et du destin ;
Je n’envisageai plus le vœu ni la tempête ;
Je baignai de mes pleurs une si chère tête.
Le ciel voulut en vain me rendre furieux ;
La nature à son tour fit taire tous les dieux.
Sophronyme, qui veut peut braver leur puissance ;
Mais ne peut pas qui veut éviter leur vengeance.
À peine de la Crète eus-je touché les bords,
Que je la vis remplir de mourants et de morts.
En vain j’adresse au ciel une plainte importune ;
J’ai trouvé tous les dieux du parti de Neptune.
SOPHRONYME.
Qu’espérez-vous des dieux en leur manquant de foi ?
IDOMÉNÉE.
Que du moins leur courroux n’accablera que moi ;
Que le ciel, fatigué d’une injuste vengeance,
Plus équitable enfin, punira qui l’offense ;
Que je ne verrai point la colère des dieux
S’immoler par mes mains un sang si précieux.
SOPHRONYME.
Seigneur, à ce dessein vous mettez un obstacle :
Pourquoi par Égésippe interroger l’oracle ?
Vos peuples, informés du sort de votre fils,
Voudront de leur salut que son sang soit le prix.
IDOMÉNÉE.
Que le ciel, que la Crète à l’envi le demandent,
N’attends point que mes mains à leur gré le répandent.
J’interroge les dieux ! ce n’est pas sans frayeur :
L’oracle est trop écrit dans le fond de mon cœur.
J’interroge les dieux ! que veux-tu que je fasse ?
Pouvais-je à mes sujets refuser cette grâce ?
Un peuple infortuné m’en presse par ses cris :
J’ai résisté longtemps ; à la fin j’y souscris.
Tu vois trop à quel prix il faut le satisfaire.
Ne puis-je être son roi qu’en cessant d’être père ?
Mais pourquoi m’alarmer ? Les dieux pourraient parler...
Non, les dieux sur ce point n’ont rien à révéler.
Que le ciel parle ou non sur ce cruel mystère,
Ne puis-je pas forcer Égésippe à se taire ?
SOPHRONYME.
Il se tairait en vain : par le ciel irrité,
Son silence, seigneur, sera-t-il imité ?
À se taire longtemps pourrez-vous le contraindre ?
Que je prévois de maux ! que vous êtes à plaindre !
IDOMÉNÉE.
Tu me plains : mais, malgré ta sincère amitié,
Tu n’auras pas toujours cette même pitié,
Quand tu sauras les maux dont le destin m’accable,
Et que l’amour a part à mon sort déplorable...
Je vois à ce nom seul ta vertu s’alarmer,
Et la mienne a longtemps craint de t’en informer.
Tu sais que Mérion, à mon retour d’Asie,
De son sang criminel paya sa perfidie :
Lorsque je refusais une victime aux dieux,
J’osai bien m’immoler ce prince ambitieux.
Qu’il m’en coûte ! Sa fille, en ces lieux amenée,
Érixène a comblé les maux d’Idoménée.
Croirais-tu que mon cœur, nourri dans les hasards,
N’a pu de deux beaux yeux soutenir les regards ;
Et que j’adore enfin, trop facile et trop tendre,
Les restes de ce sang que je viens de répandre ?
SOPHRONYME.
Quoi ! seigneur, vous aimez ! et parmi tant de maux...
IDOMÉNÉE.
Cet amour dans mon cœur s’est formé dès Samos.
Mérion, incertain du succès de ses armes,
Y crut mettre sa fille à l’abri des alarmes.
Je la vis, je l’aimai ; conduite par Arcas,
Je la fis dans ces lieux amener sur mes pas.
Il semblait qu’une fille à mes regards si chère
Devait me dérober la tête de son père ;
Mais Vénus, attentive à se venger de moi,
Fit bientôt dans mon cœur céder l’amant au roi.
J’immolai Mérion, et ma naissante flamme
En vain en sa faveur combattit dans mon âme ;
Vénus, qui me gardait de sinistres amours,
De ce prince odieux me fit trancher les jours.
Que dis-je ? dans le sang du père d’Érixène
J’espérais étouffer mon amour et ma haine :
Je m’abusais ; mon cœur, par un triste retour,
Défait de son courroux, n’en eut que plus d’amour.
Si depuis mes malheurs je ne l’ai pas vu naître,
En dois-je moins rougir d’avoir pu le connaître ?
SOPHRONYME.
Menacé chaque jour du sort le plus affreux,
Nourrissez-vous, seigneur, un amour dangereux ?
IDOMÉNÉE.
Je ne le nourris point, puisque je le déteste :
C’était des dieux vengeurs le coup le plus funeste.
Que n’a point fait mon cœur pour affaiblir le trait !
Scène III
IDOMÉNÉE, IDAMANTE, SOPHRONYME, POLYCLÈTE
IDOMÉNÉE, bas à Sophronyme.
Je vois mon fils : laissons cet entretien secret.
Je t’ai tout découvert, mon amour et mon crime :
Cache bien mon amour, encor mieux ma victime.
À Idamante.
Que cherchez-vous, mon fils, dans cette affreuse nuit ?
IDAMANTE.
Longtemps épouvanté par un horrible bruit,
Tremblant pour des malheurs qui redoublent sans cesse,
Sans repos, toujours plein du trouble qui vous presse,
Alarmé pour des jours si chers, si précieux,
Je vous cherche... Pourquoi détournez-vous les yeux ?
Seigneur, qu’ai-je donc fait ? Vous craignez ma présence !
Quel traitement, après une si longue absence !
IDOMÉNÉE.
Non, il n’est pas pour moi de spectacle plus doux,
Mon fils ; je ne sais rien de plus aimé que vous.
Mais je ne puis vous voir que mon cœur ne frémisse ;
Je crains le ciel vengeur, et qu’il ne me ravisse
Un bien...
IDAMANTE.
Ah ! puisse-t-il, aux dépens de mes jours,
À des maux si cruels donner un prompt secours !
La mort du moins, seigneur, finirait mes alarmes.
Vous ne paraissez plus sans m’arracher des larmes ;
Triste, désespéré, vous cherchez à mourir :
Et vous m’aimez, seigneur ! Est-ce là me chérir ?
Le ciel en vain de vous écarte sa colère,
Vous vous faites des maux qu’il ne veut pas vous faire.
Il vous rend à mes pleurs quand je vous crois perdu ;
M’ôterez-vous, seigneur, le bien qu’il m’a rendu ?
IDOMÉNÉE.
Ah, mon fils ! nos malheurs ont lassé ma constance,
Et de fléchir les dieux je perds toute espérance,
Trop heureux si le ciel, secondant mes souhaits,
Me rejoignait bientôt à mes tristes sujets !
IDAMANTE.
Pour eux, plus que le ciel, vous seriez inflexible,
Si vous leur prépariez un malheur si terrible.
Tous les dieux ne sont point contre vous ni contre eux,
Puisqu’il nous reste encore un roi si généreux.
Conservez-le, seigneur, et terminez nos craintes.
Peut-être que le ciel plus sensible à nos plaintes,
Va s’expliquer bientôt, et, fléchi désormais...
IDOMÉNÉE.
Ah mon fils ! puisse-t-il ne s’expliquer jamais !
Adieu.
Scène IV
IDAMANTE, POLYCLÈTE
IDAMANTE.
De cet accueil qu’attendre, Polyclète ?
Que ce silence affreux me trouble et m’inquiète !
Que m’annonce mon père ? Il me voit à regret :
Aurait-il pénétré mon funeste secret ?
Sait-il par quel amour mon âme est entraînée ?
Hélas ! bien d’autres soins pressent Idoménée :
Ce roi comblé de gloire, et qui n’aima jamais,
Ne s’informera point si j’aime ou si je hais.
Il ignore qu’un sang qui fit toute sa haine
Fasse tout mon amour, que j’adore Erixène.
Que ne m’est-il permis d’ignorer à mon tour
Que la haine sera le prix de mon amour !
Je défis Mérion ; plus juste ou plus sévère,
Le roi sacrifia ce prince téméraire :
Prémices d’un retour fatal à tous les deux,
Prémices d’un amour encor plus malheureux !
C’est en vain que mon cœur brûle pour Érixène ;
En vain...
Scène V
IDAMANTE, ÉRIXÈNE, POLYCLÈTE, ISMÈNE
IDAMANTE.
Dans cette nuit, ciel ! quel dessein l’amène ?
À Érixène.
Madame, quel bonheur ! Eussé-je cru devoir
À la fureur des dieux le plaisir de vous voir ?
ÉRIXÈNE.
J’espérais, mais en vain, jouir de leur colère ;
J’ai cru que cette nuit allait venger mon père,
Et que le juste ciel, de sa mort irrité,
N’en verrait point le crime avec impunité.
D’un courroux légitime inutile espérance !
Avec trop de lenteur le ciel sert ma vengeance :
En vain pour vous punir il remplit tout d’horreurs,
Puisqu’il peut de mes maux épargner les auteurs.
IDAMANTE.
J’ignore auprès des dieux ce qui nous rend coupables,
J’ignore quel forfait les rend inexorables ;
Mais je sais que le sang qui fait couler vos pleurs
N’a point sur nous, madame, attiré ces malheurs.
Avant qu’un sang si cher eût arrosé la terre,
Le ciel avait déjà fait gronder son tonnerre.
Ainsi, pour vous venger, n’attendez rien des dieux,
Si ce n’est de l’amour, qui peut tout par vos yeux.
Que le courroux du ciel de cent villes fameuses
Fasse de longs déserts, des retraites affreuses ;
Que les ombres du Styx habitent ce séjour ;
Tout vous vengera moins qu’un téméraire amour.
Seul il a pu remplir vos vœux et votre attente :
Je défis votre père, il vous livre Idamante :
Lorsque vous imploriez les traits d’un dieu vengeur,
Tous les traits de l’amour vous vengeaient dans mon cœur.
ÉRIXÈNE.
Quoi ! seigneur, vous m’aimez ?
IDAMANTE.
Jamais l’amour, madame,
Dans le cœur des humains n’alluma plus de flamme.
Sans espoir, dans vos fers toujours plus engagé...
ÉRIXÈNE.
Ô mon père ! ton sang va donc être vengé !
IDAMANTE.
Si l’amour près de vous peut expier un crime,
Je rends grâce à l’amour du choix de la victime :
Heureux même à ce prix que vous daigniez souffrir
Les vœux qu’un tendre cœur brûlait de vous offrir !
Je sais trop que vos pleurs condamnent ma tendresse ;
Au sang que vous pleurez, hélas ! tout m’intéresse.
ÉRIXÈNE.
Que m’importent, cruel, les vains regrets du cœur,
Après que votre main a servi sa fureur ?
IDAMANTE.
J’ai suivi mon devoir, madame ; et sa défaite
Importait à mes soins, importait à la Crète.
La sûreté du prince ordonna ce trépas ;
Et, pour comble de maux, j’ignorais vos appas.
Mérion a rendu sa perte légitime :
Sa mort, sans mon amour, ne serait pas un crime.
ÉRIXÈNE.
C’est-à-dire, seigneur, qu’il mérita son sort ?
Sans vouloir démêler les causes de sa mort,
Si de ces tristes lieux le funeste héritage
Du superbe Minos dut être le partage ;
Si mon père, sorti du sang de tant de rois,
D’Idoménée enfin a dû subir les lois ;
Quel espoir a nourri cet amour qui m’outrage ?
Et pourquoi m’en offrir un imprudent hommage ?
Vainqueur de Mérion, fils de son assassin,
La source de mes pleurs s’ouvrit par votre main :
Est-ce pour les tarir que vos feux se déclarent ?
Songez-vous que ces pleurs pour jamais nous séparent ?
Sous le poids de vos fers, je n’arrive en ces lieux
Que pour y recevoir les plus tristes adieux.
Mérion expirait ; sa tremblante paupière
À peine lui laissait un reste de lumière ;
Son sang coulait encore, et coulait par vos coups :
Barbare ! en cet état me parlait-il pour vous ?
Qu’il m’est doux de vous voir brûler pour Érixène !
Conservez votre amour, il servira ma haine.
Adieu, seigneur : c’est trop vous permettre un discours
Dont ma seule vengeance a dû souffrir le cours.
Scène VI
IDAMANTE, POLYCLÈTE
POLYCLÈTE.
Ah ! seigneur ! fallait-il découvrir ce mystère ?
Avez-vous dû parler ?
IDAMANTE.
Ai-je donc pu me taire ?
Près de l’objet enfin qui me cause mon ardeur,
Pouvais-je retenir tant d’amour dans mon cœur ?
Que dis-tu ? Toujours plein de cette ardeur extrême,
Le hasard sans témoin m’offre tout ce que j’aime ;
Et tu veux de l’amour que j’étouffe la voix,
Libre de m’expliquer pour la première fois !
D’un attrait si puissant, eh ! comment se défendre ?
Mon amour malheureux voulait se faire entendre...
Mais quel trouble inconnu remplit mon cœur d’effroi !
Cherchons dans ce palais à rejoindre le roi :
Allons. Bientôt la nuit, moins terrible et moins sombre,
Va découvrir les maux qu’elle cachait dans l’ombre.
Ces lieux sont éclairés d’un triste et faible jour :
Égésippe déjà doit être de retour.
Suis-moi : près de mon père il faut que je me rende.
Sachons, pour s’apaiser, ce que le ciel demande.
Quel présage ! et qu’attendre en ces funestes lieux,
Si tout, jusqu’à l’amour, sert le courroux des dieux ?
ACTE II
Scène première
ÉRIXÈNE, ISMÈNE
ISMÈNE.
Madame, en ce palais pourquoi toujours errante ?
ÉRIXÈNE.
Lieux cruels soutenez ma fureur chancelante ;
Lieux encor teints du sang qui me donna le jour,
Du tyran de la Crète infortuné séjour,
Éternels monuments d’une douleur amère ;
Lieux terribles, témoins de la mort de mon père ;
Lieux où l’on m’ose offrir de coupables amours,
Prêtez à ma colère un utile secours :
Retracez-moi sans cesse une triste peinture ;
Contre un honteux amour défendez la nature.
Ô toi qui voit la peine où ce feu me réduit,
Venus, suis-je d’un sang que ta haine poursuit ?
Ou faut-il qu’en des lieux remplis de ta vengeance
Les cœurs ne puissent plus brûler dans l’innocence ?
Laisse au sang de Minos ses affronts, ses horreurs ;
Sur ce sang odieux signale tes fureurs :
Laisse au sang de Minos Phèdre et le labyrinthe,
Au mien sa pureté sans tache et sans atteinte.
ISMÈNE.
Madame, quel transport ! qu’entends-je ! et quel discours !
Quoi ! vous vous reprochez de coupables amours !
ÉRIXÈNE.
Tout reproche à mon cœur le feu qui me dévore ;
Je respire un amour que ma raison abhorre.
De mon père en ces lieux j’ose trahir le sang ;
De mon père immolé je viens rouvrir le flanc ;
À la main des bourreaux je joins ma main sanglante ;
Enfin, ce cœur si fier brûle pour Idamante.
ISMÈNE.
Vainqueur de votre père...
ÉRIXÈNE.
Ismène, ce vainqueur
Sut sans aucun effort se soumettre mon cœur.
Je me défiais peu de la main qui m’enchaîne,
Ayant tant de sujets de vengeance et de haine ;
Ni qu’Idamante en dût interrompre le cours,
Avec tant de raison de le haïr toujours ;
Comptant sur ma douleur, ma fierté, ma colère,
Et, pour tout dire enfin, sur le sang de mon père ;
Et mon père en mes bras ne faisait qu’expirer,
Lorsqu’un autre que lui me faisait soupirer.
À des yeux encor pleins d’un spectacle effroyable,
Idamante parut, et parut trop aimable.
Aujourd’hui même encor l’amour a prévalu :
J’allais céder, Ismène, ou peu s’en est fallu.
Quand le prince m’a fait le récit de sa flamme,
Il entraînait mon cœur, il séduisait mon âme :
Déjà ce faible cœur, d’accord avec le sien,
Lui pardonnait un feu qu’autorise le mien.
Des pleurs que j’ai versés prête à lui faire grâce,
Mon amour m’alliait aux crimes de sa race :
Près de ce prince, enfin, mon esprit combattu,
Sans un peu de fierté, me laissait sans vertu ;
Et lorsque ma raison a rappelé ma gloire,
Dans le fond de mon cœur j’ai pleuré ma victoire.
ISMÈNE.
Votre cœur sans regret ne peut donc triompher
D’un feu qu’en sa naissance il fallait étouffer ?
Ah ! du moins, s’il n’en peut dompter la violence,
Faites à vos transports succéder le silence.
ÉRIXÈNE.
Si je craignais qu’un feu déclaré malgré moi
Dût jamais éclater devant d’autres que toi,
Dans la nuit du tombeau toujours prête à descendre,
J’irais ensevelir ce secret sous ma cendre.
Quoiqu’à mes yeux peut-être Idamante ait trop plu,
Il me sera toujours moins cher que ma vertu ;
D’un amour que je crains il aura tout à craindre,
Avec ma haine seule il serait moins à plaindre.
Non, mon père, ton sang lâchement répandu
À tes fiers ennemis ne sera point vendu ;
Et le cruel vainqueur qui surprend ma tendresse
Ajoute à ses forfaits celui de ma faiblesse.
Je saurai le punir de son crime et du mien...
Le roi paraît... Fuyons un fâcheux entretien.
Scène II
IDOMÉNÉE, ÉRIXÈNE, SOPHRONYME, ISMÈNE
IDOMÉNÉE.
Madame, demeurez... demeurez, Érixène.
Mérion par sa mort vient d’éteindre ma haine ;
Ainsi ne craignez point ma rencontre en ces lieux :
Vous pouvez y rester sans y blesser mes yeux.
Mérion me fut cher ; mais de cet infidèle
Mes bienfaits redoublés ne firent qu’un rebelle.
Vous le savez ; l’ingrat, pour prix de ces bienfaits,
Osa contre leur roi soulever mes sujets.
Son crime fut de près suivi par son supplice,
Et son sang n’a que trop satisfait ma justice :
Je l’en vis à regret laver son attentat ;
Mais je devais sa tête à nos lois, à l’état :
Et près de vous j’oublie une loi trop sévère,
Qui rend de mes pareils la haine héréditaire.
ÉRIXÈNE.
Si content de sa mort, votre haine s’éteint
Dans le sang d’un héros dont ce palais est teint,
La mienne, que ce sang éternise en mon âme,
À votre seul aspect se redouble et s’enflamme.
J’ai vu mon père, hélas ! de mille coups percé ;
Tout son sang cependant n’est pas encor versé...
Que sa mort fût enfin injuste ou légitime,
Auprès de moi du moins songez qu’elle est un crime :
Mon courroux là-dessus ne connaît point de loi
Qui puisse dans mon cœur justifier un roi.
De maximes d’état colorant ce supplice,
Vous prétendez en vain couvrir votre injustice :
Le ciel, qui contre vous semble avec moi s’unir,
De ce crime odieux va bientôt vous punir ;
Contre vous dès longtemps un orage s’apprête ;
De mes pleurs chaque jour je grossis la tempête.
Puissent les justes dieux, sensibles à mes pleurs,
À mon juste courroux égaler vos malheurs !
Et puissé-je à regret voir que toute ma haine
Voudrait en vain y joindre une nouvelle peine !
IDOMÉNÉE.
Ah ! madame, cessez de si funestes vœux ;
N’offrez point à nos maux un cœur si rigoureux.
Vous ignorez encor ce que peuvent vos larmes :
Ne prêtez point aux dieux de si terribles armes,
Belle Érixène, enfin, n’exigez plus rien d’eux.
Non, jamais il ne fut un roi plus malheureux :
Du destin ennemi je n’ai plus rien à craindre :
J’éprouve des malheurs dont vous pourriez me plaindre.
Ces beaux yeux, sans pitié qui pourraient voir ma mort,
Ne refuseraient pas des larmes à mon sort.
Sur mon peuple des dieux la fureur implacable
Des maux que je ressens est le moins redoutable :
Sur le sang de Minos un dieu toujours vengeur
A caché les plus grands dans le fond de mon cœur.
Objet infortuné d’une longue vengeance,
J’oppose à mes malheurs une longue constance :
Mon cœur sans s’émouvoir les verrait en ce jour,
S’il n’eût brûlé pour vous d’un malheureux amour.
ÉRIXÈNE.
C’était donc peu, cruel, qu’avec ignominie
Mon père eût terminé sa déplorable vie ;
Ce n’était point assez que votre bras sanglant
Eût jeté dans les miens Mérion expirant :
De son sang malheureux votre courroux funeste
Vient jusque dans mon cœur poursuivre encor le reste !
Oui, tyran, cet amour dont brûle votre cœur
N’est contre tout mon sang qu’un reste de fureur.
IDOMÉNÉE.
Le reste de ce sang m’est plus cher que la vie :
Souffrez qu’un tendre amour me le réconcilie.
Madame, je l’aimai, je vous l’ai déjà dit ;
Songez que Mérion lui-même se perdit...
Quoi ! rien ne peut fléchir votre injuste colère !
Trouverai-je partout le cœur de votre père ?
Sa révolte à vos yeux eut-elle tant d’attraits ?
Mon amour aura-t-il le sort de mes bienfaits ?
Vous verrai-je, au moment que cet amour vous flatte,
Achever les forfaits d’une famille ingrate ?
ÉRIXÈNE.
Achever des forfaits ! C’est au sang de Minos
À savoir les combler, non au sang d’un héros.
Scène III
IDOMÉNÉE, SOPHRONYME
SOPHRONYME.
Que faites-vous, seigneur ? est-il temps que votre âme
S’abandonne aux transports d’une honteuse flamme ?
IDOMÉNÉE.
Pardonne ; tu le vois, la raison à son gré
Ne règle pas un cœur par l’amour égaré.
Je me défends en vain : ma flamme impétueuse
Détruit tous les efforts d’une âme vertueuse ;
D’un poison enchanteur tous mes sens prévenus
Ne servent que trop bien le courroux de Vénus.
Je sens toute l’horreur d’un amour si funeste ;
Mais je chéris ce feu que ma raison déteste :
Bien plus, de ma vertu redoutant le retour,
Je combats plus souvent la raison que l’amour.
SOPHRONYME.
Ah ! seigneur ! est-ce ainsi que le héros s’exprime ?
Est-ce ainsi qu’un grand cœur cède au joug qui l’opprime ?
Le courroux de Vénus peut-il autoriser
Des fers que votre gloire a dû cent fois briser ?
Parmi tant de malheurs, est-ce au vainqueur de Troie
À compter un amour dont il se fait la proie ?
Qu’est devenu ce roi plus grand que ses aïeux,
Que ses vertus semblaient élever jusqu’aux dieux,
Et qui, seul la terreur d’une orgueilleuse ville,
Cent fois aux grecs tremblants fit oublier Achille ?
L’amour, avilissant l’honneur de ses travaux,
Sous la honte des fers m’a caché le héros.
Peu digne du haut rang où le ciel l’a fait naître,
Un roi n’est qu’un esclave où l’amour est le maître.
N’allez point établir sur son faible pouvoir
L’oubli de vos vertus ni de votre devoir.
Que l’amour soit en nous ou penchant ou vengeance,
La faiblesse des cœurs fait toute sa puissance.
Mais, seigneur, s’il est vrai que, maîtres de nos cœurs,
De nos divers penchants les dieux soient les auteurs,
Quand même vous croiriez que ces êtres suprêmes
Pourraient déterminer nos cœurs malgré nous-mêmes,
Essayez sur le vôtre un effort glorieux ;
C’est là qu’il est permis de combattre les dieux.
Ce n’est point en faussant une auguste promesse
Qu’il faut contre le ciel vous exercer sans cesse.
Se peut-il que l’amour vous impose des lois ?
Et le titre d’amant est-il fait pour les rois ?
Au milieu des vertus où sa grande âme est née,
Doit-on de ses devoirs instruire Idoménée ?
IDOMÉNÉE.
À ma raison du moins laisse le temps d’agir,
Et combats mon amour sans m’en faire rougir.
Avec trop de rigueur ton entretien me presse :
Plains mes maux, Sophronyme, on flatte ma faiblesse.
À ce feu que Vénus allume dans mon sein,
Reconnais de mon sang le malheureux destin.
Pouvais-je me soustraire à la main qui m’accable ?
Respecte des malheurs dont je suis peu coupable.
Pasiphaé ni Phèdre, en proie à mille horreurs,
N’ont jamais plus rougi dans le fonds de leurs cœurs.
Mais que dis-je ? est-ce assez qu’en secret j’en rougisse,
Lorsqu’il faut de ce feu que mon cœur s’affranchisse ?
Hé ! d’un amour formé sous l’aspect le plus noir,
Dans mon cœur sans vertu quel peut être l’espoir ?
Ennemi, malgré moi, du penchant qui m’entraîne,
Je n’ai point prétendu couronner Érixène :
Je m’ôte le seul bien qui pouvait l’éblouir ;
De ma couronne enfin un autre va jouir.
SOPHRONYME.
Gardez-vous de tenter un coup si téméraire.
IDOMÉNÉE.
Par tes conseils en vain tu voudrais m’en distraire.
À mon fatal amour, tu connaîtras du moins
Que j’ai donné mon cœur, sans y donner mes soins :
Car enfin, dépouillé de cet auguste titre,
Ton roi de son amour ne sera plus l’arbitre.
Dans ces lieux, où bientôt je ne pourrai plus rien,
Mon fils va devenir et ton maître et le mien.
Essayons si des dieux la colère implacable
Ne pourra s’apaiser pour un roi moins coupable ;
Ou du moins, sur un vœu que le ciel peut trahir,
Mettons-nous hors d’état de jamais obéir.
Non comme une victime aux autels amenée,
Tu verras couronner le fils d’Idoménée.
Le ciel après, s’il veut, se vengera sur moi :
Mais il n’armera point ma main contre mon roi ;
Et, si c’est immoler cette tête sacrée,
La victime par moi sera bientôt parée.
Ce prince ignore encor quel sera mon dessein ;
Sait-il que je l’attends.
SOPHRONYME.
Dans le temple prochain,
Au ciel, par tant d’horreurs qui poursuit son supplice,
Il prépare, seigneur, un triste sacrifice ;
Et, mouillant de ses pleurs d’insensibles autels,
Pour vous, pour vos sujets il s’offre aux immortels.
IDOMÉNÉE.
Vous n’êtes point touchés d’une vertu si pure !
Pardonnez donc, grands dieux, si mon cœur en murmure.
Ô mon fils !
Scène IV
IDOMÉNÉE, SOPHRONYME, ÉGÉSIPPE
IDOMÉNÉE.
Mais que vois-je ? et quel funeste objet !
Egésippe revient, tremblant, triste, défait !
Que dois-je soupçonner ? Ah ! mon cher Sophronyme !
Le ciel impitoyable a nommé sa victime.
ÉGÉSIPPE.
Quelle victime encor ! que de pleurs, de regrets
Nous vont coûter des dieux les barbares décrets !
Pourrai-je sans frémir nommer...
IDOMÉNÉE.
Je t’en dispense ;
Couvre plutôt ce nom d’un éternel silence :
De ton secret fatal je suis peu curieux,
Et sur ce point enfin j’en sais plus que les dieux.
SOPHRONYME.
Écoutez cependant.
IDOMÉNÉE.
Que veux-tu que j’écoute ?
D’un arrêt inhumain tu crois donc que je doute ?...
Mais poursuis, Égésippe.
ÉGÉSIPPE.
Au pied du mont sacré
Qui fut par Jupiter un asile assuré,
J’interroge en tremblant le dieu sur nos misères.
Le prêtre destiné pour les secrets mystères
Se traîne, prosterné, près d’un antre profond ;
Ouvre... Avec mille cris le gouffre lui répond ;
D’affreux gémissements et des voix lamentables
Formaient à longs sanglots des accents pitoyables,
Mais qui venaient à moi comme des sons perdus,
Dont résonnait le temple en échos mal rendus.
Je prêtais cependant une oreille attentive,
Lorsqu’enfin une voix plus forte et plus plaintive,
A paru rassembler tant de cris douloureux,
Et répéter cent fois : « Ô roi trop malheureux ! »
Déjà saisi d’horreur d’une si triste plainte,
Le prêtre m’a bientôt frappé d’une autre crainte,
Quand, relevant sur lui mes timides regards,
Je le vois, l’œil farouche et les cheveux épars,
Se débattre longtemps sous le dieu qui l’accable,
Et prononcer enfin cet arrêt formidable :
« Le roi n’ignore pas ce qu’exigent les dieux :
« Maître encor de la Crète et de la destinée,
« Il porte dans ses mains le salut de ces lieux ;
« Il faut le sang d’Idoménée. »
IDOMÉNÉE.
Le roi n’ignore pas ce qu’exigent les dieux !
À Sophronyme.
Tu vois si les cruels pouvaient s’expliquer mieux.
Grâces à leur fureur, toute erreur se dissipe ;
J’entrevois... Il suffit : laisse-nous, Égésippe.
Sur un secret enfin qui regarde ton roi,
Songe, malgré les dieux, à lui garder ta foi.
Scène V
IDOMÉNÉE, SOPHRONYME
IDOMÉNÉE.
Tu vois sur nos destins ce que le ciel prononce :
En redoutais-je à tort la funeste réponse ?
Il demande mon fils ; je n’en puis plus douter,
Ni de mon trépas même un instant me flatter.
Mânes de mes sujets, qui des bords du Cocyte
Plaignez encor celui qui vous y précipite,
Pardonnez : tout mon sang, prêt à vous secourir,
Aurait coulé, si seul il me fallait mourir ;
Mais le ciel irrité veut que mon fils périsse,
Et mon cœur ne veut pas que ma main obéisse.
Moi, je verrais mon fils sur l’autel étendu !
Tout son sang coulerait par mes mains répandu !
Non, il ne mourra point... je ne puis m’y résoudre.
Ciel, n’attends rien de qui n’attend qu’un coup de foudre.
Scène VI
IDOMÉNÉE, IDAMANTE, SOPHRONYME
IDAMANTE.
Par votre ordre, seigneur...
IDOMÉNÉE.
Dieux ! qu’est-ce que je vois ?
IDAMANTE.
Quelles horreurs ici répandent tant d’effroi ?
Quels regards ! D’où vous vient cette sombre tristesse ?
Quelle est en ce moment la douleur qui vous presse ?
Du temple dans ces lieux aujourd’hui de retour,
Égésippe, dit-on, s’est fait voir à la cour.
Le ciel a-t-il parlé ? sait-on ce qu’il exige ?
Est-ce un ordre des dieux, seigneur qui vous afflige ?
Savons-nous par quel crime...
IDOMÉNÉE.
Un silence cruel
Avec le crime encor cache le criminel.
Ne cherchons point des dieux à troubler le silence ;
Assez d’autres malheurs éprouvent ma constance...
Ah ! mon fils, si jamais votre cœur généreux
A partagé les maux d’un père malheureux,
Si vous fûtes jamais sensible à ma disgrâce,
Au trône en ce moment daignez remplir ma place.
IDAMANTE.
Moi, seigneur ?
IDOMÉNÉE.
Oui, mon fils : mon cœur reconnaissant
Ne veut point que ma mort vous en fasse un présent.
Je sais que c’est un rang que votre cœur dédaigne ;
Mais qu’importe ? Il le faut... régnez...
IDAMANTE.
Moi, que je règne,
Et que j’ose à vos yeux me placer dans un rang
Où je dois vous défendre au prix de tout mon sang !
À cet ordre, seigneur, est-ce à moi de souscrire ?
Ciel ! est-ce à votre fils à vous ravir l’empire ?
IDOMÉNÉE.
Régnez, mon fils, régnez sur la Crète et sur moi ;
Je le demande en père, et vous l’ordonne en roi.
Cher prince, à mes désirs que votre cœur se rende :
Pour la dernière fois peut-être je commande.
IDAMANTE.
Si votre nom ici ne doit plus commander,
N’attendez point, seigneur, de m’y voir succéder.
Et qui peut vous forcer d’abandonner le trône ?
IDOMÉNÉE.
Eh bien ! régnez, mon fils... c’est le ciel qui l’ordonne...
IDAMANTE.
Le ciel lui-même, hélas ! le garant de ma foi,
Le ciel m’ordonnerait de détrôner mon roi !
De tout ce que j’entends que ma frayeur redouble !
Ah ! par pitié, seigneur, éclaircissez mon trouble ;
Dissipez les horreurs d’un si triste entretien :
Est-il dans votre cœur des secrets pour le mien ?
Parlez, ne craignez point d’augmenter mes alarmes ;
C’est trop se taire... Ah ! ciel ! Je vois couler vos larmes !
Vous me cachez en vain ces pleurs que j’ai surpris.
Dieux ! que m’annoncez-vous ? Ah ! seigneur !...
IDOMÉNÉE.
Ah ! mon fils !
Voyez où me réduit la colère céleste...
Sophronyme, fuyons cet entretien funeste...
IDAMANTE.
Où fuyez-vous, seigneur ?
IDOMÉNÉE.
Je vous fuis à regret,
Mon fils ; vous n’en saurez que trop tôt le secret.
Scène VII
IDAMANTE
Dieux ! quel trouble est le mien ! Quel horrible mystère
Fait fuir devant mes yeux Sophronyme et mon père ?
Non, suivons-le : son cœur encor mal affermi
Ne me pourra cacher son secret qu’à demi :
Je l’ai vu s’émouvoir, et contre ma poursuite
Il se défendait mal sans une prompte fuite.
Pénétrons... Mais d’où vient que je me sens glacer ?
Quelle horreur à mes sens vient de se retracer !
Quelle invisible main m’arrête et m’épouvante ?
Allons... Où veux-je aller ? et qu’est-ce que je tente ?
De quel secret encor prétends-je être informé ?
Eh ! ne connais-je pas le sang qui m’a formé ?
Peu touché des vertus du grand Idoménée,
Le ciel rendit toujours sa vie infortunée :
Son funeste courroux l’arracha de sa cour,
Et n’a que trop depuis signalé son retour.
Ah ! renfermons plutôt mon trouble et mes alarmes,
Que d’oser pénétrer dans d’odieuses larmes.
Suivons-le cependant... Pour calmer mon effroi,
Dieux, faites que ces pleurs ne coulent que pour moi.
ACTE III
Scène première
ÉRIXÈNE, ISMÈNE
ISMÈNE.
Enfin l’amour soumet aux charmes d’Érixène
L’objet de sa tendresse et l’objet de sa haine.
Vous triomphez, madame ; et vos fiers ennemis
Bientôt par vos appas se verront désunis.
ÉRIXÈNE.
Quel triomphe ! peux-tu me le vanter encore,
Quand je ne puis dompter le feu qui me dévore ?
Après ce que mon cœur en éprouve en ce jour,
Du soin de me venger dois-je charger l’amour ?
En me livrant le fils, s’il flattait ma colère,
Je ne l’implorais pas pour me venger du père.
Tant qu’aux lois de l’amour mon cœur sera soumis,
Que dois-je en espérer contre mes ennemis ?
ISMÈNE.
Vous pouvez donc, madame, employant d’autres armes,
Punir sans son secours l’auteur de tant de larmes,
Puisque le juste ciel, de concert avec vous,
Semble sur vos désirs mesurer son courroux.
Tout vous livre à l’envi le fier Idoménée :
Par un arrêt des dieux sa tête est condamnée ;
L’oracle la demande, et ce funeste jour
Va le punir des maux que vous fit son retour.
Si vous voulez vous-même, achevant sa disgrâce,
Hâter le coup affreux dont le ciel le menace,
Répandez le secret qui vous est dévoilé ;
Et qu’Égésippe en vain ne l’ait point révélé.
Du prince votre père ami toujours fidèle,
Vous voyez à quel prix il vous marque son zèle :
Imitez-le, madame, et qu’un sang odieux
Par vos soins aujourd’hui se répande en ces lieux.
De l’intérêt des dieux faites votre vengeance,
Et d’un peuple expirant faites-en la défense ;
Montrez-lui son salut dans ce terrible arrêt :
Lui, vous, les dieux enfin, n’avez qu’un intérêt...
D’où vient que je vous vois interdite et tremblante ?
Craignez-vous d’exciter les plaintes d’Idamante ?
ÉRIXÈNE.
Hélas ! si près des maux où je vais le plonger,
Un seul moment pour lui ne puis-je m’affliger ?
Que veux-tu ? je frémis du spectacle barbare
Que mon juste courroux en ces lieux lui prépare :
Je sens trop, par les pleurs que je verse aujourd’hui,
Quelle est l’horreur du coup qui va tomber sur lui.
Tu sais que pour le roi son amour est extrême.
ISMÈNE.
Il ne vous reste plus que d’aimer le roi même.
Qu’entends-je ? De vos pleurs importunant les dieux,
Vos plaintes chaque jour font retentir ces lieux ;
Et quand le ciel prononce au gré de votre envie,
Vous n’osez plus poursuivre une odieuse vie !
Songez, puisque les dieux vous ouvrent leurs secrets,
Qu’ils vous chargent par-là du soin de leurs décrets.
Et qu’auriez-vous donc fait, si, trompant votre attente,
L’oracle eût demandé la tête d’Idamante,
Puisque vous balancez...
ÉRIXÈNE.
À quoi bon ces transports ?
Je conçois bien, sans toi, de plus nobles efforts.
Malgré tout mon amour, mon devoir est le même :
Mais peut-on sans trembler opprimer ce qu’on aime ?
Un je ne sais quel soin me saisit malgré moi,
Et mon propre courroux redouble mon effroi.
Ne crains rien cependant ; mais laisse sans contrainte
À des cœurs malheureux le secours de la plainte.
Je n’ai point succombé pour avoir combattu,
Et tes raisons ici ne font point ma vertu.
Égésippe en ces lieux se fait longtemps attendre.
Scène II
ÉRIXÈNE, ISMÈNE, ÉGÉSIPPE
ÉGÉSIPPE.
Madame, pardonnez : j’ai dû plus tôt m’y rendre ;
Mais un ordre pressant, que je n’attendais pas,
Malgré moi loin de vous avait porté mes pas...
C’en est fait, le tyran échappe à notre haine.
Hâtons notre vengeance, ou sa fuite est certaine ;
Ses vaisseaux sont tout prêts ; et déjà sur les flots
Remontent à l’envi soldats et matelots.
Un gros de nos amis près d’ici se rassemble :
Tandis que dans ces lieux tout gémit et tout tremble,
On peut dans ce désordre échapper du palais.
Venez au peuple enfin vous montrer de plus près...
Mais le tyran paraît ; évitez sa présence.
Je vais dès ce moment servir votre vengeance.
Scène III
IDOMÉNÉE, ÉGÉSIPPE
IDOMÉNÉE.
Mes vaisseaux sont-ils prêts ?
ÉGÉSIPPE.
Oui, seigneur ; mais les eaux
D’un naufrage assuré menacent vos vaisseaux :
La mer gronde, et ses flots font mugir le rivage ;
L’air s’enflamme, et ses feux n’annoncent que l’orage.
De qui doit s’embarquer je déplore le sort.
Serait-ce vous, seigneur ?
IDOMÉNÉE.
Qu’on m’aille attendre au port.
Scène IV
IDOMÉNÉE
Ainsi donc tout menace une innocente vie !
Ô mon fils ! faudra-t-il qu’elle te soit ravie ?
À des dieux sans pitié ne te puis-je arracher ?
Quel asile contre eux désormais te chercher ?
Que n’ai-je point tenté ? Je t’offre ma couronne ;
Un départ rigoureux par moi-même s’ordonne ;
Je crois t’avoir sauvé quand j’y puis consentir :
Et les ondes déjà s’ouvrent pour t’engloutir !
Fuis cependant, mon fils... l’orage qui s’apprête
Est le moindre péril qui menace ta tête.
Quoique je n’aie, hélas ! rien de plus cher que toi,
Tu n’as point d’ennemi plus à craindre que moi.
Ô mon peuple ! ô mon fils ! promesse redoutable !
Roi, père malheureux ! dieux cruels ! vœu coupable !
Ô ciel ! de tant de maux toujours moins satisfait,
Tu n’as jamais tonné pour un moindre forfait !
Et vous, fatal objet d’une flamme odieuse,
Érixène, à mon cœur toujours trop précieuse,
Fuyez avec mon fils de ces funestes lieux :
Pour tout ce qui m’est cher j’y dois craindre les dieux.
Scène V
IDOMÉNÉE, IDAMANTE
IDAMANTE.
Malgré l’affreux péril du plus cruel naufrage,
On dit que vos vaisseaux vont quitter le rivage :
Quoique de ces apprêts mon cœur soit alarmé,
Je ne viens point, seigneur, pour en être informé ;
Je sais de vos secrets respecter le mystère,
Et l’on ne m’en fait plus l’heureux dépositaire.
IDOMÉNÉE.
Mon cœur, que ce reproche accuse de changer,
Vous tait des maux qu’il craint de vous voir partager.
Il en est cependant dont il faut vous instruire.
À part.
Ces vaisseaux... ces apprêts... Ciel ! que lui vais-je dire ?
Ah ! mon fils !... non, mon cœur n’y saurait consentir.
IDAMANTE.
Dieux ! que vous m’alarmez !
IDOMÉNÉE.
Mon fils, il faut partir.
IDAMANTE.
Qui doit partir ?
IDOMÉNÉE.
Vous.
IDAMANTE.
Moi ! Ciel ! qu’entends-je ?
IDOMÉNÉE.
Vous-même.
Il fallait accepter l’offre du diadème.
Fuyez, mon fils, fuyez un ciel trop rigoureux,
Un rivage perfide, un père malheureux.
IDAMANTE.
Ciel ! qui m’a préparé cette horrible disgrâce ?
La mort même entre nous ne peut mettre un espace.
N’accablez point mon cœur d’un pareil désespoir.
Je goûte à peine, hélas ! le bien de vous revoir...
Pourquoi régner ? pourquoi faut-il que je vous quitte ?
Quel est donc le projet que votre âme médite ?
IDOMÉNÉE.
Voyez par quels périls vos jours sont menacés ;
Fuyez, n’insistez plus ; je crains, c’en est assez.
Jugez par mon amour de ce que je dois craindre,
Puisqu’à nous séparer ce soin m’a pu contraindre ;
Jugez de mes frayeurs... Ah ! loin de ces climats
Allez chercher des dieux qui ne se vengent pas.
IDAMANTE.
Eh ! que pourrait m’offrir une terre étrangère,
Que des dieux ennemis, si je ne vois mon père ?
Vos dieux seront les miens : laissez-moi, près de vous,
De ces dieux irrités partager le courroux.
IDOMÉNÉE.
Ah ! fuyez-moi... fuyez le ciel qui m’environne.
Fuyez, mon fils, fuyez... puisqu’enfin je l’ordonne ;
Et, sans vous informer du secret de mes pleurs,
Fuyez, ou redoutez le comble des horreurs.
Avec vous à Samos conduisez Érixène.
IDAMANTE.
Seigneur...
IDOMÉNÉE.
Ce ne doit plus être un objet de haine :
Des crimes de son père immolé par nos lois
La fille n’a point dû porter l’injuste poids.
Adieu : peut-être un jour le destin moins sévère
Vous permettra, mon fils, de revoir votre père.
Dérobez cependant à des dieux ennemis
Une princesse aimable, un si généreux fils...
IDAMANTE.
Érixène ! eh ! pourquoi compagne de ma fuite ?
Expliquez... Mais je vois que votre âme est instruite.
Érixène, seigneur, m’est un présent bien doux ;
Mais tout cède à l’horreur de m’éloigner de vous.
À ce triste départ quel astre pourrait luire ?
Voyez le désespoir où vous m’allez réduire.
En vain sur cet exil vous croyez me tenter :
Plus vous m’offrez, seigneur, moins je puis vous quitter.
Je vous dois trop, hélas !... Quelle tendresse extrême !
M’offrir en même jour et sceptre et ce que j’aime !
Non...
IDOMÉNÉE.
Ce que vous aimez ?
IDAMANTE.
Ah ! pardonnez, seigneur ;
Je le vois, vous savez les secrets de mon cœur.
Pardonnez : j’en ai fait un coupable mystère ;
Non que pour vous tromper je voulusse m’en taire...
Mais d’un feu qu’en mon sein j’avais cru renfermer,
Eh ! qui, seigneur, encore a pu vous informer ?
Ah ! quoiqu’il soit trop vrai que j’adore Érixène...
IDOMÉNÉE.
Poursuivez, dieux cruels ! ajoutez à ma peine :
Me voilà parvenu, par tant de maux divers,
À pouvoir défier le ciel et les enfers.
Je ne redoute plus votre courroux funeste,
Impitoyables dieux ! ce coup en est le reste.
Sur mon peuple à présent signalez vos fureurs ;
Et si ce n’est assez, versez-les dans nos cœurs.
Voyez-nous tous les deux, saisis de votre rage,
Égorgés l’un par l’autre, achever votre ouvrage.
Par de nouveaux dangers arrachez-moi des vœux :
Me ferez-vous jamais un sort plus rigoureux ?
IDAMANTE.
Où s’égare, seigneur, votre âme furieuse ?
Érixène cessait de vous être odieuse,
Disiez-vous ; et pour elle un reste de pitié
Semblait vous dépouiller de toute inimitié.
Haïriez-vous toujours cet objet adorable ?
IDOMÉNÉE.
Si je le haïssais, seriez-vous si coupable ?
Oh ! de tous les malheurs malheur le plus fatal !
IDAMANTE.
Seigneur...
IDOMÉNÉE.
Ah ! fils cruel, vous êtes mon rival !
IDAMANTE.
Ô ciel !
IDOMÉNÉE.
De quelle main par le trait qui me blesse !
Réserviez-vous, cruel ! Ce prix à ma tendresse ?
Je ne verrai donc plus dans mes tristes états
Que des dieux ennemis et des hommes ingrats !
Quoi ! toujours du destin la barbare injustice
De tout ce qui m’est cher fera donc mon supplice !
Imprudent que j’étais ! et j’allais couronner
Ce fils qu’à ma fureur je dois abandonner !
Mais c’en est fait, l’amour de mon devoir décide.
IDAMANTE.
Mon père...
IDOMÉNÉE.
Ô nom trop doux pour un fils si perfide !
IDAMANTE.
N’accablez point, seigneur, un fils infortuné,
À des maux infinis par l’amour condamné.
Puisqu’enfin votre cœur s’en est laissé surprendre,
Jugez si d’Érixène on pouvait se défendre.
Hélas ! je ne craignais, adorant ses appas,
Que d’aimer un objet qui ne vous plairait pas ;
Et mon cœur, trop épris d’une odieuse chaîne,
Oubliait son devoir dans les yeux d’Érixène.
Mais si l’aimer, seigneur, est un si grand forfait,
L’amour m’en punit bien par les maux qu’il me fait.
IDOMÉNÉE.
Voilà l’unique fruit qu’il en fallait attendre.
D’un amour criminel qu’osiez-vous donc prétendre ?
Et quel était l’espoir de vos coupables feux,
Quand chaque jour le crime augmentait avec eux ?
Qu’Érixène à mes yeux fût odieuse ou chère,
Vos feux également offensaient votre père.
Je veux bien cependant, juge moins rigoureux,
Vous en accorder, prince, un pardon généreux,
Mais pourvu que votre âme, à mes désirs soumise,
Renonce à tout l’amour dont je la vois éprise.
IDAMANTE.
Ah ! quand même mon cœur oserait le vouloir,
Aimer, ou n’aimer pas, est-il en mon pouvoir ?
Je combattrais en vain une ardeur téméraire :
L’amour m’en a rendu le crime nécessaire.
Malgré moi de ce feu je vis mon cœur atteint ;
Peut-être malgré moi je l’y verrais éteint.
Mais ce cœur, à l’amour que je n’ai pu soustraire,
Dans le rival du moins aime toujours un père.
Par un nom si sacré tout autre suspendu...
IDOMÉNÉE.
Dans le nom de rival tout nom est confondu.
Vous n’êtes plus mon fils ; ou, peu digne de l’être,
Je vois que tout mon sang n’en a formé qu’un traître.
IDAMANTE.
Où fuirai-je ? grands dieux ! De quels noms ennemis
Accablez-vous, seigneur, votre malheureux fils !
Ah ! quels noms odieux me faites-vous entendre !
Quelle horreur pour un fils respectueux et tendre !
Songez-vous que ce fils est encor devant vous,
Ce fils longtemps l’objet de sentiments plus doux ?
Brûlant d’un feu cruel que je ne puis éteindre,
Vous me devez, seigneur, moins haïr que me plaindre ;
Et si ma flamme enfin est un crime si noir,
Vous êtes bien vengé par mon seul désespoir.
Cessez de m’envier une importune flamme :
Odieux à l’objet qui sait charmer mon âme,
Abhorré d’un rival que j’aimerai toujours,
Seigneur, voilà le fruit de mes tristes amours.
Mais, puisque de ce feu qui tous deux nous anime
Sur mon cœur trop épris est tombé tout le crime,
Je saurai m’en punir ; et je sens que ce cœur
Vous craint déjà bien moins que sa propre fureur.
Désormais tout en proie au transport qui me guide,
Je vous délivrerai de ce fils si perfide.
Si mon coupable cœur vous trahit malgré moi,
Mon bras plus innocent saura venger mon roi.
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il sert votre vengeance,
Et je vais en punir ce cœur qui vous offense.
Il tire son épée.
Soyez donc satisfait...
IDOMÉNÉE, l’arrêtant.
Arrêtez, furieux...
IDAMANTE.
Laissez couler le sang d’un rival odieux.
IDOMÉNÉE.
Mon fils !...
IDAMANTE.
D’un nom si cher m’honorez-vous encore ?
Laissez-moi me punir d’un feu qui me dévore.
IDOMÉNÉE.
Ma vertu jusque-là ne saurait se trahir...
Va, fils infortuné... je ne te puis haïr...
IDAMANTE.
Ah ! seigneur !...
IDOMÉNÉE.
Laissez-moi, fuyez ma triste vue ;
Ne renouvelons plus un discours qui me tue.
Scène VI
IDOMÉNÉE
Inexorables dieux, vous voilà satisfaits !
Pour un nouveau courroux vous reste-t-il des traits ?
Finis tes tristes jours, père, amant déplorable...
Vengeons-nous bien plutôt, si mon fils est coupable.
Que sais-je si l’ingrat ne s’est point fait aimer ?
Sans doute, puisqu’il aime, il aura su charmer.
Il triomphe en secret de mon amour funeste :
Il est aimé ; je suis le seul que l’on déteste.
Tout mon courroux renaît à ce seul souvenir.
Livrons l’ingrat aux dieux. Qui me peut retenir ?
Coule sur nos autels tout le sang d’Idamante...
Coule plutôt le tien...
Scène VII
IDOMÉNÉE, SOPHRONYME
IDOMÉNÉE.
Quel objet se présente ?
Ah ! c’est toi... quel malheur au mien peut être égal,
Sophronyme ? Mon fils...
SOPHRONYME.
Seigneur ?
IDOMÉNÉE.
Est mon rival !
SOPHRONYME.
Il est temps pour jamais d’oublier l’inhumaine.
Ignorez-vous, seigneur, le crime d’Érixène,
Celui de Mérion ici renouvelé ?
L’arrêt des dieux, enfin au peuple est révélé :
Par Égésippe instruit...
IDOMÉNÉE.
Ciel ! que viens-tu m’apprendre ?
SOPHRONYME.
Du port, où par votre ordre il m’a fallu descendre,
Je revenais, seigneur : un grand peuple assemblé
M’attire par ses cris, par un bruit redoublé.
Par le sens de l’oracle Érixène trompée,
Du soin de se venger toujours plus occupée,
De l’intérêt des dieux prétextant son courroux,
Tâchait de soulever vos sujets contre vous ;
De tout par Égésippe encor plus mal instruite,
À vos sujets tremblants révélait votre fuite ;
Leur disait que le ciel, pour unique secours,
Attachait leur salut à la fin de vos jours...
Pour eux, par leurs regrets, du grand Idoménée
Contents de déplorer la triste destinée,
Ils semblaient seuls frappés par l’arrêt du destin :
Égésippe a voulu les exciter en vain.
Pour moi, qui frémissais de tant de perfidie,
Je le poursuis, l’atteins, et le laisse sans vie,
Désabuse le peuple, et, content désormais,
J’ai ramené, seigneur, la princesse au palais.
IDOMÉNÉE.
Sujets infortunés, qu’en mon cœur je déplore,
Au milieu de vos maux me plaignez-vous encore ?
Ce qui m’aime à sa perte est par moi seul livré,
Et tout ce qui m’est cher contre moi conjuré !
Cruel à notre tour, qu’Idamante périsse ;
De celui d’Érixène augmentons son supplice ;
Faisons-leur du trépas un barbare lien ;
Dans leur sang confondu mêlons encor le mien...
Vains transports qu’a formés ma fureur passagère !
Hélas ! qui fut jamais plus amant et plus père ?
Mes peuples cependant, par moi seul accablés...
SOPHRONYME.
Ah ! seigneur ! leurs tourments sont encor redoublés.
Depuis que le destin a fait des misérables,
On n’éprouva jamais de maux plus redoutables ;
Je frémis des horreurs où ce peuple est réduit.
Un gouffre sous Ida s’est ouvert cette nuit :
Ce roc, qui jusqu’aux cieux semblait porter sa cime,
Au lieu qu’il occupait n’a laissé qu’un abîme ;
Et de ce roc entier à nos yeux disparu,
Loin d’en être comblé, ce gouffre s’est accru :
Nous touchons tout vivants à la rive infernale.
De ce gouffre profond un noir venin s’exhale ;
Et vos sujets, frappés par des feux dévorants,
Tombent de toutes parts, déjà morts ou mourants.
Aux seuls infortunés le trépas se refuse...
IDOMÉNÉE.
Et c’est de tant d’horreurs les dieux seuls qu’on accuse !
Mais quoi ! toujours les dieux ! Et qui d’eux ou de moi,
Négligeant sa promesse, a donc manqué de foi ?
Malheureux ! tes serments, qu’a suivis le parjure,
Ont soulevé les dieux et toute la nature.
Pour sauver un ingrat, tes soins pernicieux
Trop longtemps sur ton peuple ont exercé les dieux :
À tes sujets enfin cesse d’être contraire.
Eh ! que leur sert un roi, s’il ne leur sert de père ?
Leur salut désormais est ta suprême loi,
Et le sang de son peuple est le vrai sang d’un roi...
Depuis quand tes sujets t’éprouvent-ils si tendre ?
Depuis quand ce devoir... ? L’amour vient te l’apprendre !
Voilà de ces grands soins le retour trop fatal :
Tu n’es roi que depuis qu’un fils est ton rival ;
Contre lui l’amour seul arme tes mains impies ;
Voilà le dieu, barbare ! à qui tu sacrifies.
Étouffons tout l’amour dont mon cœur est épris ;
N’y laissons plus régner que la gloire et mon fils.
Sur les mêmes vaisseaux préparés pour sa fuite,
Qu’Érixène à Samos aujourd’hui soit conduite.
Allons... et que mon cœur, délivré de ses feux,
Commence par l’amour à triompher des dieux.
ACTE IV
Scène première
ÉRIXÈNE, ISMÈNE
ÉRIXÈNE.
En vain tu veux calmer le transport qui m’agite :
Faibles raisonnements dont ma douleur s’irrite !
Laisse-moi, porte ailleurs tes funestes avis ;
Il m’en a trop coûté pour les avoir suivis.
Vois ce qu’à tes conseils aujourd’hui trop soumise
Je viens de recueillir d’une vaine entreprise ;
Vois ce que ta fureur et la mienne ont produit :
Mon départ et ma honte en seront tout le fruit.
Je ne reverrai plus ce prince que j’adore ;
Et, pour comble d’horreur, mon amour croît encore !
En armant contre lui mon devoir inhumain,
Cruelle ! tu m’as promis un poignard dans le sein.
Cher prince, pardonnez...
ISMÈNE.
Je le vois qui s’avance.
De vos transports, du moins, cachez la violence.
ÉRIXÈNE.
Eh ! comment les cacher ? Je sais que je le dois ;
Mais le puis-je, et le voir pour la dernière fois ?
Fuyons-le cependant ; sa présence m’étonne.
Scène II
IDAMANTE, ÉRIXÈNE, ISMÈNE
IDAMANTE.
Où fuyez-vous, madame ?
ÉRIXÈNE.
Où mon devoir l’ordonne.
IDAMANTE.
Du moins à la pitié laissez-vous émouvoir.
Vous ne l’avez que trop signalé, ce devoir :
Avec tant de courroux, hélas ! qu’a-t-il à craindre ?
Vous ne m’entendrez plus soupirer ni me plaindre.
Vous partez, je vous aime, et vous me haïssez ;
Mes malheurs dans ces mots semblent être tracés.
Cependant ce départ, mon amour, votre haine,
Ne font pas aujourd’hui ma plus cruelle peine.
C’était peu que votre âme, insensible à mes vœux,
Eût de tout son courroux payé mes tendres feux :
Ce malheureux amour que votre cœur abhorre,
Malgré tous vos mépris, que je chéris encore ;
Cet amour qui, malgré votre injuste rigueur,
N’a jamais plus régné dans le fond de mon cœur ;
Cet amour qui faisait le bonheur de ma vie,
Il faut à mon devoir que je le sacrifie.
Non que mon triste cœur, par ce cruel effort,
Renonce à vous aimer ; mais je cours à la mort :
Heureux si mon trépas, devenu légitime,
Des pleurs que j’ai causés peut effacer le crime !
Mais si c’en était un d’adorer vos beaux yeux,
Je ne suis pas le seul criminel en ces lieux.
Ce qu’en vain Mérion attendait de ses armes,
Vous seul en un moment l’avez pu par vos charmes :
Tout vous livre à l’envi cet empire fatal.
Régnez, vous le pouvez... mon père est mon rival.
ÉRIXÈNE.
Je connais les transports et de l’un et de l’autre,
Et je sais jusqu’où va son audace et la vôtre :
Son téméraire amour n’a que trop éclaté.
IDAMANTE.
Sans vous en offenser vous l’avez écouté !
Je ne m’étonne plus du malheur qui m’accable,
Ni que vos yeux cruels me trouvent si coupable.
Votre cœur, à son tour épris pour un héros,
N’a pas toujours haï tout le sang de Minos.
Pour mon père en secret vous brûliez, inhumaine !
Et moi seul en ces lieux j’exerçais votre haine.
Quoi ! vous m’abandonnez à mes soupçons jaloux !
Suis-je le malheureux ? madame, l’aimez-vous ?
ÉRIXÈNE.
Moi, je pourrais l’aimer ! et dans le fond de l’âme
J’aurais sacrifié mon devoir à sa flamme !
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Seigneur, osez-vous bien
Reprocher à mon cœur l’égarement du sien ?
Après ce qu’a produit sa cruauté funeste,
Qui ? moi, j’approuverais des feux que je déteste,
Un amour par le sang, par les pleurs condamné,
Et devenu forfait dès l’instant qu’il est né !
Ouvrez vos yeux, cruel ! et voyez quel spectacle
A mis à son amour un inviolable obstacle.
Son crime dans ces lieux est partout retracé ;
Le sang qui les a teints n’en est point effacé.
Là, mon père sanglant vint s’offrir à ma vue,
Et tomber dans les bras de sa fille éperdue :
Vos yeux comme les miens l’ont vu sacrifier ;
Faut-il d’autres témoins pour me justifier ?
Tout ce que j’ai tenté pour m’immoler sa tête,
L’oracle révélé, mon départ qui s’apprête,
Ma fierté, ma vertu, cent outrages récents,
Voilà pour mon devoir des titres suffisants.
Ne croyez pas, seigneur, que mon cœur les oublie...
Mais que dis-je ?... et d’où vient que je me justifie ?...
Gardez tous vos soupçons : bien loin de les bannir,
Je dois aider moi-même à les entretenir.
IDAMANTE.
Eh bien ! pour m’en punir, désormais moins sévère,
Regardez sans courroux la flamme de mon père :
Il vous aime, madame, il est digne de vous.
Si j’ai fait éclater mes sentiments jaloux,
Pardonnez aux transports de mon âme éperdue :
Je ne connaissais point le poison qui me tue.
Mais, quel que soit l’amour dont je brûle aujourd’hui,
Ma vertu contre vous deviendra mon appui :
Je verrai, sans regret, parer du diadème
Un front que mon amour n’en peut orner lui-même.
Remontez dès ce jour au rang de vos aïeux :
Votre vertu, madame, apaisera les dieux.
Que ne pourra sur eux une reine si belle ?
Pour moi, jusqu’à la mort toujours tendre et fidèle,
J’irai sans murmurer, loin de lui, loin de vous,
Sacrifier au roi mon bonheur le plus doux...
Mais on vient... C’est lui-même... Il vous cherche, madame.
Dieux ! quel trouble cruel s’élève dans mon âme !...
Vous ne partirez point puisqu’il veut vous revoir :
Vous règnerez... Ô ciel ! quel est mon désespoir !
Scène III
IDOMÉNÉE, ÉRIXÈNE, SOPHRONYME, ISMÈNE
ÉRIXÈNE.
Vous triomphez, seigneur ; ma vengeance échouée
Par le sort ennemi se voit désavouée :
Ainsi ne forcez plus des yeux baignés de pleurs
À revoir de mes maux les barbares auteurs.
D’un sang qu’il faut venger partout environnée,
Et pour toute vengeance aux pleurs abandonnée,
Pour apaiser la voix de ce sang qui gémit,
Je n’entends que soupirs dont ma vertu frémit.
Hâtez par mon départ la fin de ma misère ;
Laissez-moi loin de vous aller pleurer mon père ;
Permettez...
IDOMÉNÉE.
Vous pouvez, libre dans mes états,
Au gré de vos souhaits déterminer vos pas.
Mes ordres sont donnés ; et la mer apaisée
Offre de toutes parts une retraite aisée ;
Mes vaisseaux sont tout prêts... Si la fin de mes jours
De vos pleurs cependant peut arrêter le cours,
Madame, demeurez... Ma tête condamnée
Du funeste bandeau va tomber couronnée :
Je vais, pour contenter vous et les immortels...
ÉRIXÈNE.
Je vais donc de ce pas vous attendre aux autels.
Scène IV
IDOMÉNÉE, SOPHRONYME
SOPHRONYME.
Quel orgueil ! Mais quel est ce dessein qui m’étonne !
Par vos ordres exprès quand son départ s’ordonne,
Pourquoi l’arrêtez-vous sur l’espoir d’un trépas ?...
IDOMÉNÉE.
Pourquoi le lui cacher, et ne l’en flatter pas,
Puisque je vais mourir ?
SOPHRONYME.
Vous mourir ! dieux ! qu’entends-je ?
IDOMÉNÉE.
Pour t’étonner si fort, qu’a ce dessein d’étrange ?
Plût au sort que mes mains eussent moins différé
À rendre au ciel un sang dont il est altéré !
Pour conserver celui que sa rigueur demande,
C’est le mien aujourd’hui qu’il faut que je répande.
SOPHRONYME.
Que dites-vous, seigneur ? quel affreux désespoir !
IDOMÉNÉE.
D’un nom plus glorieux honore mon devoir :
Quand j’aurai vu mon fils, je cours y satisfaire.
Je n’attends plus de vous qu’une paix sanguinaire,
Dieux justes ! Cependant d’un peuple infortuné
Détournez le courroux qui m’était destiné ;
Cessez à mes sujets de déclarer la guerre,
Et jusqu’à mon trépas suspendez le tonnerre :
Tout mon sang va couler.
SOPHRONYME.
D’un si cruel transport
Qu’espérez-vous ?
IDOMÉNÉE.
Du moins, la douceur de la mort.
Je n’obéirai point ; le ciel impitoyable
M’offre en vain en ces lieux un spectacle effroyable.
Les mortels peuvent-ils vous offenser assez
Pour s’attirer les maux dont vous les punissez,
Dieux puissants ? Qu’ai-je vu ? quel funeste ravage !
J’ai cru me retrouver dans le même carnage
Où mon bras se plongeait sur les bords phrygiens,
Pour venger Ménélas des malheureux Troyens.
Les maux des miens, hélas ! sont-ils moins mon ouvrage ?
Une seconde Troie a signalé ma rage.
J’ai revu mes sujets, si tendres pour leur roi,
Pâles et languissants se traîner après moi.
Tu les as vus tout près de perdre la lumière,
S’empresser pour revoir l’auteur de leur misère.
Non, j’ai le cœur encor tout percé de leurs cris :
J’ai cru dans chacun d’eux voir expirer mon fils.
De leur salut enfin cruel dépositaire,
Essayons si ma mort leur sera salutaire.
Meurs du moins, roi sans foi, pour ne plus résister
À ces dieux que ta main ne veut pas contenter.
SOPHRONYME.
Dans un si grand projet votre vertu s’égare :
À des crimes nouveaux votre âme se prépare.
Vous mourrez moins, seigneur, pour contenter les dieux,
Que pour vous dérober au devoir de vos vœux.
Voulez-vous, ajoutant le mépris à l’offense,
Porter jusqu’aux autels la désobéissance ?
Vous vous offrez en vain pour fléchir sa rigueur ;
Le ciel veut moins de nous l’offrande, que le cœur.
Qu’espérez-vous, seigneur ? que prétendez-vous faire ?
Aux dieux, à vous, à nous, de plus en plus contraire,
Voulez-vous, n’écoutant qu’un transport furieux,
Faire couler sans fruit un sang si précieux ?
Eh ! qui de nous, hélas ! témoin du sacrifice,
Voudra de votre mort rendre sa main complice ?
Qui, prêt à se baigner dans le sang de son roi,
Voudrait charger sa main de cet horrible emploi ?
Qui de nous contre lui n’armerait pas la sienne ?
IDOMÉNÉE.
Je le sais, et n’attends ce coup que de la mienne.
SOPHRONYME.
Eh bien ! avant ce coup, de cette même main
Plongez-moi donc, seigneur, un poignard dans le sein.
Dût retomber sur moi le transport qui vous guide,
Je ne souffrirai point cet affreux parricide.
Nulle crainte en ce jour ne saurait m’émouvoir,
Lorsqu’il faut vous sauver de votre désespoir.
Je ne vous connais plus ; le grand Idoménée
Laisse à tous ses transports son âme abandonnée.
Ce héros rebuté d’avoir tant combattu,
A donc mis de lui-même un terme à sa vertu !
Jetez sur vos sujets un regard moins sévère :
Ils vous ont appelé du nom sacré de père ;
De cet auguste nom dédaignant tous les nœuds,
Avez-vous condamné vos sujets malheureux ?
Abandonnerez-vous ce peuple déplorable,
Que votre mort va rendre encor plus misérable ?
Que lui destinez-vous par ce cruel trépas,
Qu’un coup de désespoir qui ne le sauve pas ?
IDOMÉNÉE.
Tu juges mal des dieux ; leur courroux équitable
S’apaisera bientôt par la mort du coupable :
Je vais enfin, pour prix de ce qu’ils ont sauvé,
Rendre à ces mêmes dieux ce qu’ils ont conservé.
Mon cœur purifié par le feu des victimes,
Mettra fin à vos maux, mettant fin à mes crimes.
Je sens même déjà dans ce cœur s’allumer
L’ardeur du feu sacré qui le doit consumer.
Chaque pas, chaque instant qui retarde mon zèle,
Plonge de mes sujets dans la nuit éternelle.
Ne m’oppose donc plus d’inutiles discours ;
Facilite plutôt le trépas où je cours.
Veux-tu, par les efforts que ton amitié tente,
Conduire le couteau dans le sein d’Idamante !
Si je pouvais, hélas ! l’immoler en ce jour,
Je croirais l’immoler moins aux dieux qu’à l’amour.
Qu’il règne ; que sa tête aujourd’hui couronnée,
Redonne à Sophronyme un autre Idoménée :
Que mon fils, à son tour assuré sur ta foi,
Retrouve dans tes soins tout ce qu’il perd en moi :
Que par toi tous ses pas tournés vers la sagesse
D’un torrent de flatteurs écartent sa jeunesse :
Accoutume son cœur à suivre l’équité ;
Conserve-lui surtout cette sincérité
Rare dans tes pareils, aux rois si nécessaire :
Sois enfin à ce fils ce que tu fus au père.
Surmonte ta douleur en ce dernier moment,
Et reçois mes adieux dans cet embrassement.
SOPHRONYME, à genoux.
Non, vous ne mourrez point ; votre cœur inflexible
Nourrit en vain l’espoir d’un projet si terrible.
Immolez-moi, seigneur, ou craignez...
IDOMÉNÉE.
Lève-toi :
Quoique prêt à mourir, je suis toujours ton roi.
Je veux être obéi ; cesse de me contraindre.
Parmi tant de malheurs, est-ce moi qu’il faut plaindre ?
Vois quels sont les tourments qui déchirent mon cœur ;
Et, par pitié du moins, laisse-moi ma fureur.
Je vois mon fils. Surtout que ta bouche fidèle
De mes tristes projets lui cache la nouvelle :
Je n’en mourrais pas moins ; et tes soins dangereux
Rendraient, sans me sauver, mon destin plus affreux.
Scène V
IDOMÉNÉE, IDAMANTE, SOPHRONYME
IDOMÉNÉE.
Idamante, approchez : votre roi vous fait grâce.
Venez, mon fils, venez, qu’un père vous embrasse.
Ne craignez plus mes feux : par un juste retour,
Je vous rends tout ce cœur que partageait l’amour.
Oui, de ce même cœur qui s’en laissa surprendre,
Ce qu’il vous en ravit, je vous le rends plus tendre.
Oublions mes transports ; mon fils, embrassez-moi.
IDAMANTE.
Par quel heureux destin retrouvé-je mon roi ?
Quel dieu, dans votre sein étouffant la colère,
Me rouvre encor les bras d’un si généreux père ?
Que cet embrassement pour un fils a d’appas !
Je le désirais trop pour ne l’obtenir pas.
Idamante, accablé des rigueurs d’Érixène,
N’en a point fait, seigneur, sa plus cruelle peine :
Hélas ! quel bruit affreux a passé jusqu’à moi !
Vous m’en voyez tremblant et d’horreur et d’effroi.
IDOMÉNÉE.
Prince, de votre cœur que l’effroi se dissipe :
Ce n’est qu’un bruit semé par le traître Égésippe.
Quoi qu’il en soit, je vais, pour m’en éclaircir mieux,
Au pied de leurs autels interroger les dieux.
Heureux si, pour savoir leur volonté suprême,
Je les eusse plut tôt consultés par moi-même !
IDAMANTE.
Permettez-moi, seigneur, d’accompagner vos pas.
IDOMÉNÉE.
Non, mon fils ; où je vais vous ne me suivrez pas.
D’un mystère où des miens l’unique espoir se fonde,
Je veux seul aujourd’hui percer la nuit profonde.
Vous apprendrez bientôt quel sang à dû couler :
Jusque-là votre cœur ne doit point se troubler.
Rejetez loin de vous une frayeur trop vaine :
J’apaiserai les dieux... Fléchissez Érixène...
Adieu...
IDAMANTE.
Permettez-moi...
IDOMÉNÉE.
Mon fils... je vous l’ai dit...
Je vais seul aux autels, et ce mot vous suffit.
Scène VI
IDAMANTE, SOPHRONYME
IDAMANTE.
Enfin à mes désirs on ne met plus d’obstacle.
Mais que vois-je ? grand dieu ! quel funeste spectacle !
Qui fait couler ces pleurs qui me glacent d’effroi ?
Sophronyme, parlez...
SOPHRONYME.
Qu’exigez-vous de moi ?
Ô déplorable sang ! famille infortunée !
Fils trop digne des pleurs du grand Idoménée !
IDAMANTE.
À mon cœur éperdu quel soupçon vient s’offrir ?
Parlez, où va le roi ?
SOPHRONYME.
Seigneur, il va mourir.
IDAMANTE.
Ah ! ciel !
SOPHRONYME.
À sa fureur mettez un prompt obstacle :
Et ce n’est pas son sang que demande l’oracle.
IDAMANTE.
Quoi ! ce n’est pas son sang ! Qu’entends-je ? quelle horreur !
C’est donc le mien !
SOPHRONYME.
Hélas ! j’en ai trop dit, seigneur.
ACTE V
Scène première
IDAMANTE, POLYCLÈTE
IDAMANTE.
Qu’ai-je entendu ? grands dieux ! quel horrible mystère
M’avait longtemps voilé l’amitié de mon père !
À la fin sans nuage il éclate à mes yeux
Ce sacrilège vœu, ce mystère odieux.
Vous, peuples, qui craignez d’immoler la victime
Dont le sang doit fléchir le ciel qui vous opprime,
Peuples, cessez de plaindre un choix si glorieux :
Il est beau de mourir pour apaiser les dieux.
À Polyclète.
Sèche ces pleurs honteux où ta douleur te livre :
Que servent tes regrets ? que te sert de me suivre ?
Dissipe tes soupçons, ne crains rien, laisse-moi ;
Je te l’ordonne enfin, va retrouver le roi.
Hélas ! quoique sa main, par mes soins désarmée,
Ne laisse aucune crainte à mon âme alarmée ;
Quoique partout sa garde accompagne ses pas ;
Cependant, s’il se peut, ne l’abandonne pas.
Je voudrais avec toi le rejoindre moi-même ;
Mais je crains les transports de sa douleur extrême :
Je me sens pénétré de ses tendres regrets,
Et ne puis, sans mourir, voir ces tristes objets.
Scène II
IDAMANTE
Enfin, loin des témoins dont l’aspect m’importune,
Je puis en liberté plaindre mon infortune ;
Et mon cœur, déchiré des plus cruels tourments,
Peut donc jouir en paix de ses derniers moments !
Ciel ! quel est mon malheur ! quelle rigueur extrême !
Quel sort pour ennemis m’offre tout ce que j’aime !
Je trouve en même jour conjurés contre moi
Les implacables dieux, ma princesse, et mon roi.
Pardonnez, dieux puissants, si je vous fais attendre ;
Je le retiendrai peu ce sang qu’on va répandre :
Mon cœur de son destin n’est que trop éclairci.
Est-ce pour mes forfaits que vous tonnez ici,
Dieux cruels !... Que dis-tu, misérable victime ?
Né d’un sang criminel, te manque-t-il un crime ?
Qu’avaient fait plus que toi ces peuples malheureux
Que le ciel a couverts des maux les plus affreux ?
Va, termine aux autels une innocente vie,
Sans accuser les dieux de te l’avoir ravie ;
Et songe, en te flattant de leurs choix rigoureux,
Que le sang le plus pur est le plus digne d’eux.
Pourrais-tu regretter, objet de tant de haine,
Quelques jours échappés aux rigueurs d’Érixène ?
À qui peut éprouver un sort comme le mien
La mort est-elle un mal, la vie est-elle un bien ?
Hélas ! si je me plains, si mon cœur en murmure,
Mes plaintes ne sont point l’effet de la nature :
Je crains bien moins le coup qui m’ôtera le jour,
Que le coup qui me doit priver de mon amour.
Allons, c’est trop tarder... d’où vient que je frissonne ?
Est-ce qu’en ce moment ma vertu m’abandonne ?
Hélas ! Il en est temps, courons où je le doi ;
Je n’attends que la mort, et l’on n’attend que moi.
Assez sur ses projets mon âme combattue
A cédé... Quel objet vient s’offrir à ma vue ?
Ah ! fuyons... mon devoir parlerait vainement,
Si je pouvais encore...
Scène III
ÉRIXÈNE, IDAMANTE, ISMÈNE
ÉRIXÈNE.
Arrêtez un moment.
Vous me voyez, seigneur, inquiète, éperdue :
De mortelles frayeurs je me sens l’âme émue.
De mon devoir toujours prête à subir la loi,
Je courais aux autels peut-être malgré moi ;
J’allais voir immoler, dans ma juste colère,
Le sang d’Idoménée aux mânes de mon père :
Qu’ai-je fait ! et de quoi se flattait mon courroux !
On dit que les effets n’en tombent que sur vous.
De grâce, éclaircissez mon trouble et mes alarmes :
D’un peuple qui gémit et les cris et les larmes,
Des pleurs qu’en ce moment je ne puis retenir,
Tout dans ce trouble affreux sert à m’entretenir.
IDAMANTE.
Il est vrai que le ciel, juste, quoique sévère,
Semble enfin respecter la tête de mon père.
Sous le couteau mortel la mienne va tomber,
Et sous l’arrêt fatal je dois seul succomber,
Madame ; trop heureux, si la mort que j’implore
Apaise le courroux de tout ce que j’adore !
Si je puis désarmer le ciel et vos beaux yeux,
Je vais, par un seul coup, contenter tous mes dieux.
ÉRIXÈNE.
Seigneur, il est donc vrai qu’une promesse affreuse
Vous livre aux dieux vengeurs ? Qu’ai-je fait, malheureuse !
J’ai révélé l’oracle, et ma funeste erreur
A d’un arrêt barbare appuyé la fureur.
Mais pouvais-je des dieux pénétrer le mystère,
Et croire vos vertus l’objet de leur colère ;
Me défier, enfin, qu’avec eux de concert
J’eusse pu me prêter à la main qui vous perd ?
Non, seigneur, non, jamais votre fière ennemie
N’aurait voulu poursuivre une si belle vie.
Moi, la poursuivre ! Hélas ! les dieux me sont témoins
Que mon cœur malheureux ne haït jamais moins.
IDAMANTE.
Quel bonheur est le mien ! Près de perdre la vie,
Qu’il m’est doux de trouver Érixène attendrie !
ÉRIXÈNE.
Oui, malgré mon devoir, je ressens vos malheurs,
Et ne puis les causer sans y donner des pleurs :
Je ne puis, sans frémir, voir le coup qui s’apprête.
Je ne le verrai point tomber sur votre tête :
Je vais quitter des lieux si terribles pour moi.
Mais je n’y crains pour vous ni les dieux, ni le roi :
Non, je ne puis penser qu’avec tant d’innocence
On ne puisse du ciel suspendre la vengeance.
IDAMANTE.
Ah ! plutôt, s’il se peut, demeurez en ces lieux,
Où je vais apaiser la colère des dieux.
Madame, s’il est vrai qu’Érixène sensible
Ait laissé désarmer son courroux inflexible,
Au nom d’un tendre amour, conservez pour le roi
Cette même pitié que vous marquez pour moi.
Le coup cruel qui va trancher ma destinée
Tombera moins sur moi que sur Idoménée :
Il n’a que trop souffert d’un devoir rigoureux ;
N’accablez plus, madame, un roi si malheureux...
Laissez-vous attendrir à ma juste prière ;
J’ose enfin implorer vos bontés pour mon père.
ÉRIXÈNE.
Ciel ! qu’est-ce que j’entends, et que me dites-vous ?
Je sens, à ce nom seul, rallumer mon courroux.
Lui, votre père ? Ô ciel ! après son vœu funeste,
Gardez de proposer des nœuds que je déteste.
Que jusque-là mon cœur portât l’égarement !
Qui ? lui !... le meurtrier d’un père, d’un amant !
Ma haine contre lui sera toujours la même :
Je l’abhorre... ou plutôt je sens que je vous aime...
Où s’égare mon cœur ?... De ce que je me dois
Quel oubli ! Mes remords ont étouffé ma voix...
Quand je crois rejeter des nœuds illégitimes,
Mon cœur, au même instant, respire d’autres crimes.
Qu’ai-je dit ? quel secret osé-je révéler ?
Me reste-t-il encor la force de parler ?
Ah, seigneur, puisqu’enfin je n’ai pu m’en défendre,
À d’éternels adieux vous devez vous attendre.
IDAMANTE.
Que dites-vous ? ô ciel ! Ainsi donc votre cœur,
Garde, même en aimant, sa première rigueur !
Calmez de ce transport l’injuste violence.
Votre amour est-il donc un reste de vengeance ?
Faut-il en voir, hélas ! tous mes maux redoubler ?
Ne le déclarez-vous que pour m’en accabler ?
Ah ! cruelle, du moins au moment qu’il éclate,
Cessez de m’envier le bonheur qui me flatte.
ÉRIXÈNE.
Si ce faible bonheur vous flatte, il vous séduit :
Seigneur, de cet aveu ma mort sera le fruit.
Si je cède au transport où mon amour me livre,
À ma gloire du moins je ne sais pas survivre.
Mon malheureux amour passe tous mes forfaits ;
Je ne survivrai pas à l’aveu que j’en fais.
Faut-il jusqu’à ce point que ma gloire s’oublie !
Ah ! seigneur ! cet aveu me coûtera la vie.
Que le destin épargne ou termine vos jours,
Oui, cet aveu des miens doit terminer le cours ;
Et, quel que soit le sort que vous devez attendre,
Je ne vous verrai plus, je n’en veux rien apprendre.
Adieu, seigneur, adieu : qu’à jamais votre cœur
Garde le souvenir d’une si tendre ardeur.
Pour moi, dès ce moment je vais fuir de la Crète ;
Heureuse si ma mort prévenait ma retraite !
IDAMANTE.
Eh quoi ! vous me fuyez ! Ah ! du moins, dans ces lieux,
Laissez-moi la douceur d’expirer à vos yeux :
Ne les détournez point dans ce moment funeste ;
Laissez-moi voir encor le seul bien qui me reste.
Demeurez... ou ma mort...
ÉRIXÈNE.
Ah ! de grâce, seigneur,
Par ce cruel discours n’accablez pas mon cœur.
Mon devoir, malgré moi, vous défend de me suivre ;
Mais l’amour, malgré lui, vous ordonne de vivre.
Scène IV
IDAMANTE
Vous l’ordonnez en vain, je remplirai mon sort ;
Et votre seul départ suffisait pour ma mort.
Rien ne s’oppose plus au devoir qui m’entraîne :
Jusque-là, dieux puissants, suspendez votre haine.
Mais qu’est-ce que j’entends ?... je tremble, je frémis.
Scène V
IDOMÉNÉE, IDAMANTE, SOPHRONYME, POLYCLÈTE, GARDES
IDOMÉNÉE.
Vous m’arrêtez en vain, je veux revoir mon fils.
Portez ailleurs les soins d’une amitié cruelle ;
Respectez les transports de ma douleur mortelle.
Enfin je le revois... Je ne vous quitte pas :
Les dieux auront en vain juré votre trépas ;
Ils ordonnent en vain cet affreux sacrifice ;
Ma main de leur fureur ne sera point complice.
IDAMANTE.
Ah ! seigneur, c’en est trop, n’irritez plus les dieux ;
N’attirez plus enfin la foudre dans ces lieux ;
Venez, sans murmurer, sacrifier ma vie.
Vous ignorez les maux dont elle est poursuivie.
Ah ! si je vous suis cher, d’une tendre amitié
Je n’implore, seigneur, qu’un reste de pitié.
Terminez les malheurs d’un fils qui vous en presse ;
Accomplissez enfin une auguste promesse :
De vos retardements voyez quel est le fruit.
D’ailleurs, de votre vœu tout le peuple est instruit.
Chaque instant de ma vie est au ciel un outrage ;
Acquittez-en ce vœu, puisqu’elle en fut le gage.
IDOMÉNÉE.
Inexorables dieux, par combien de détours
Avez-vous de mes soins su traverser le cours !
Que de votre courroux la fatale puissance
A bien su se jouer de ma vaine prudence !
Barbares ! quand je meurs qu’exigez-vous de moi ?
N’était-ce pas assez pour victime qu’un roi ?
Par un sang que versait un repentir sincère
Je courais aux autels prêt à vous satisfaire :
Hélas ! quand j’ai cru voir la fin de mes malheurs,
Vous avez craint de voir la fin de vos fureurs ;
Il eût fallu vous rendre au sang de la victime.
Gardez donc vos fureurs, et je reprends mon crime :
Je désavoue enfin d’inutiles remords.
IDAMANTE.
Désavouez plutôt ces horribles transports ;
Voyez-en jusqu’ici l’audace infructueuse,
Et revenez aux soins d’une âme vertueuse.
De ces dieux, dont en vain vous bravez le courroux,
Examinez, seigneur, sur qui tombent les coups.
Faut-il, pour attendrir votre âme impitoyable,
Ramener sous vos yeux ce spectacle effroyable ?
Tout périt ; ce n’est plus qu’aux seuls gémissements
Qu’on peut ici des morts distinguer les vivants.
Dans la nuit du tombeau vos sujets vont descendre :
Un seul soupir encor semble les en défendre,
Seigneur ; et ces sujets, prêts à s’immoler tous,
Offrent aux dieux vengeurs ce seul soupir pour vous !
D’un peuple pour son roi si tendre, si fidèle,
Du sang de votre fils récompensez le zèle.
Ces peuples, que le ciel soumit à votre loi,
Ne sont-ils pas, seigneur, vos enfants avant moi ?
Terminez par ma mort l’excès de leur misère :
Dans ces tristes moments soyez plus roi que père :
Songez que le devoir de votre auguste rang
Ne permet pas toujours les tendresses du sang :
Versez enfin le mien, puisqu’il faut le répandre :
Par d’éternels forfaits voulez-vous le défendre ?
IDOMÉNÉE.
Dût le ciel irrité nous rouvrir les enfers,
Dût la foudre à mes yeux embraser l’univers,
Dût tout ce qui respire, étouffé dans la flamme,
Servir de monument aux transports de mon âme,
Dussé-je enfin, de tout destructeur furieux,
Voir ma rage égaler l’injustice des dieux,
Je n’immolerai point une tête innocente.
IDAMANTE.
Ah ! c’est donc trop longtemps épargner Idamante.
Après ce que je sais, après ce que je voi,
Qui fut jamais, seigneur, plus criminel que moi ?
Chaque moment qui suit votre vœu redoutable
Rejette mille horreurs sur ma tête coupable :
Complice du refus que l’on en fait aux dieux,
Tout mon sang désormais me devient odieux.
Disputez-vous au ciel le droit de le reprendre ?
M’enviez-vous, seigneur, l’honneur de vous le rendre ?
Ah ! d’un vœu qui vous rend aux vœux de votre fils,
Trop heureux que ce sang puisse faire le prix !
Sans ce vœu, triste objet de ma douleur profonde,
Je ne vous revoyais que le jouet de l’onde.
Le ciel, plus doux, enfin vous rend à mes souhaits :
Puis-je assez lui payer le plus grand des bienfaits ?
Venez-en aux autels consacrer les prémices :
Signalons de grands cœurs par de grands sacrifices ;
Et montrez-vous aux dieux plus grand que leur courroux,
Par un présent, seigneur, digne d’eux et de vous.
IDOMÉNÉE.
Pour ne t’immoler pas quand je me sacrifie,
Oses-tu me prier d’attenter à ta vie ?
Fils ingrat, fils cruel, à périr obstiné,
Viens toi-même immoler ton père infortuné.
N’attends pas que, touché d’une indigne prière,
J’arme contre tes jours une main meurtrière ;
Je saurai malgré toi t’en sauver désormais ;
Et de ces tristes lieux je vais fuir pour jamais.
IDAMANTE.
Que dites-vous, seigneur ? et quel dessein barbare...
IDOMÉNÉE.
N’accusez que vous seul du coup qui nous sépare.
Mes peuples, par vous-même instruits de votre sort,
Ne laissent à mon choix que la fuite ou la mort.
IDAMANTE.
Si l’intérêt d’un fils peut vous toucher encore,
Accordez à mes pleurs la grâce que j’implore.
IDOMÉNÉE.
Vous tentez sur mon cœur des efforts superflus.
Adieu, mon fils... mes yeux ne vous reverront plus.
IDAMANTE, à genoux.
Ah ! seigneur, permettez qu’à vos désirs contraire
J’ose encore opposer les efforts...
IDOMÉNÉE.
Téméraire !
Arrêtez, ou craignez que mon juste courroux...
IDAMANTE.
Puisque par ma douleur je ne puis rien sur vous,
Soyez donc le témoin du transport qui m’anime.
Il se tue.
Dieux, recevez mon sang ; voilà votre victime...
IDOMÉNÉE.
Inhumain !... juste ciel !... Ah ! père malheureux !
Qu’ai-je vu ?
IDAMANTE.
C’est le sang d’un prince généreux :
Le ciel, pour s’apaiser, n’en demandait point d’autre.
IDOMÉNÉE.
Qu’avez-vous fait, mon fils ?
IDAMANTE.
Mon devoir et le vôtre.
Telle en était, seigneur, l’irrévocable loi ;
Il fallait le remplir, ou par vous, ou par moi.
Les dieux voulaient mon sang ; ma main obéissante
N’a pas dû plus longtemps épargner Idamante.
De son sang répandu voyez quel est le fruit ;
Le ciel est apaisé, l’astre du jour vous luit :
Trop heureux de pouvoir, dans mon malheur extrême,
Goûter, avant ma mort, les fruits de ma mort même !
IDOMÉNÉE.
Hélas ! du coup affreux qui termine ton sort
N’attends point d’autre fruit que celui de ma mort.
Dieux cruels ! fallait-il qu’une injuste vengeance,
Pour me punir d’un crime, opprimât l’innocence ?
[1] Louis de Bourbon, mort en 1710, dans sa quarante-deuxième année. Ce prince était le petit-fils du grand Condé.
[2] Les premières éditions portent ne l’eut. Les éditeurs modernes, voulant sans doute corriger Crébillon, ont refait ce vers de la manière suivante :
Si tu ne me l’eusses permis.
[3] La bataille de Steinkerque se donna en 1692, et celle de Nerwinde l’année suivante.