Hirza (Edme-Louis BILLARDON DE SAUVIGNY)
Sous-titre : les Illinois
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain le 27 mai 1767.
Personnages
HIRZA
MONRÉAL
HIASKAR, chef de guerre
MONRÉAL PÈRE
OUKÉA, chef du Conseil des Vieillards
PRÉFACE
Le désir de la vengeance, l’ambition, l’amour, la jalousie ont souvent fait des traîtres ; et l’intérêt malentendu de quelques Citoyens revêtus d’un pouvoir passager, a presque toujours occasionné le malheur des peuples qui, loin des yeux du Souverain, sont dans la dure nécessité de leur obéir.
Frappé de cette grande vérité, j’ai voulu la mettre sur la scène ; mais des raisons malheureusement invincibles m’ont empêché d’exécuter mon plan d’une manière aussi étendue que je l’avais conçu. Elles m’ont même arrêté quelque temps ; cependant le plaisir de peindre un pays et des hommes nouveaux l’a emporté ; j’ai cru qu’il en résulterait peut-être quelques beautés que je devrais au sujet. Plus je l’ai médité, plus j’ai senti mon enthousiasme croître et mon âme s’élever, plus le sujet m’a paru vraiment tragique et moral ; deux choses que l’on doit réunir autant qu’il est possible.
Pour mettre en opposition les mœurs des Sauvages avec celles du peuple le plus policé de l’Europe, j’ai choisi deux hommes de chaque Nation ; l’un a les vertus, l’autre les vices de son pays ; et j’ai voulu, en déployant leurs caractères, faire marcher de front ces quatre personnages.
Plusieurs Officiers du Canada que j’ai consultés, m’ont assuré que les Sauvages, accoutumés à vivre avec les Européens et si souvent trompés par eux, sont devenus très méchants, et tels à peu près que j’ai cherché à peindre Oukéa.
Les autres, qu’on nomme les Sauvages d’en-haut, avec moins de passions et de besoins, sont plus désintéressés, plus francs ; ils suivent presque machinalement les impulsions subites du cœur, ces premiers mouvements de la pitié qui nous rendent généreux et bons ; car comme dit un auteur célèbre, « qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables ou à l’espèce humaine en général ? »
Ces Sauvages, uniquement occupés de la chasse ou de la guerre, ne connaissent à peu près que le physique de l’amour[1]. Si j’ai donné un sentiment plus tendre à la femme, son amour est l’ouvrage d’un Français.
Ce n’est point dans la vue de faire des vers pompeux, mais seulement pour peindre avec des couleurs plus vraies, que j’ai donné un langage figuré à mes Sauvages. Je n’ai voulu employer, autant qu’il m’a été possible, que les images qui leur sont propres et qui ne choquent point nos idées.
J’ai mis en usage le Calumet et les Colliers, parce que le Calumet est une sorte de passeport, et les Colliers sont les garants de tous les traités qui se font ; les Manitous sont à peu près comme les dieux Pénates des païens ; chaque Sauvage s’en choisit un à sa fantaisie, et le porte toujours sur soi. Il fait gloire de vaincre la douceur et les tourments ; il ne pleure la mort de ses parents qu’un an après les avoir perdus : c’est au plus célèbre Guerrier à faire l’éloge d’un Guerrier qui vient de mourir, en rappelant ce qu’il a fait de plus mémorable. Ils ont des chansons de guerre et de mort, telles à peu près que celles qui finissent le 1er Acte.
J’entrerai dans de plus grands détails à ce sujet dans un petit Ouvrage sur le Canada que je ferai paraître incessamment. Je dirai en passant que les Sauvages qui veulent faire l’éloge d’un Européen, lui disent, tu es un homme comme nous. Ils n’attribuent point les mauvaises actions des hommes à la méchanceté du cœur, mais à la folie, à l’égarement de l’esprit ; c’est peut-être une des choses qui prouve le mieux que l’homme n’est pas né méchant.
J’avais imaginé qu’un fils voyant le fer levé sur son père, et se précipitant au-devant du coup pour le recevoir, pourrait ne pas déplaire. Je croyais que, loin de passer pour un escamotage, cette action serait trouvée naturelle et convenable : j’ose le croire encore, et si ce dénouement n’a pas plu, c’est qu’il n’était pas amené avec assez d’art, et que, loin d’intéresser pour Hirza, il la rendait odieuse. J’ai donc été obligé d’en revenir au premier dénouement que j’avais imaginé et que je croyais devoir faire moins d’effet, parce qu’il était plus simple. Puisque le public l’a agréé, je m’en applaudis : Hirza en est devenue plus intéressante. Je conçois que c’est l’intérêt qui doit être le premier mérite d’un ouvrage fait pour être représenté.
Je mets ici la première Approbation de ma pièce, qui a été reçue sous le titre des Sauvages.
ACTE I
On voit dans l’enfoncement le Saut de Niagara. D’un côté, des rochers, des cabanes et quelques arbres ; de l’autre un tombeau élevé sur des piliers matachés, et décoré de chevelures en forme de trophée ; au pied du tombeau est un autel sur lequel sont les armes du Défunt, ses flèches, son casse-tête et son manitou. Hiaskar est appuyé et paraît consterné ; les autres Guerriers, le Conseil des Vieillards, Oukéa et plusieurs Femmes sauvages sont épars çà et là dans des attitudes de douleur et de désespoir : Hirza est au milieu. Elle regarde le tombeau de son père, et laisse voir plus de colère que d’abattement.
Scène première
HIASKAR, HIRZA, OUKÉA, VIEILLARDS, GUERRIERS, FEMMES SAUVAGES
HIASKAR.
Sur ta tombe, ô Thamar, les Illinois gémissent !
Ces huttes, ces rochers de leurs cris retentissent !
Et nos Dieux sont par nous vainement implorés !
Ils ont vu les Français de ton sang enivrés,
Sans pouvoir t’arracher à leur glaive homicide !
Appui du Canada, notre Chef intrépide,
Aussi prompt que les vents, eût fait voler la mort
Des remparts de Québec aux monts du Labrador :
C’est du sang des Français qu’il cimentait sa gloire ;
Et le nom de Thamar vivra dans leur mémoire.
Triste Niagara, séjour craint de nos Dieux,
Vous, rochers menaçants, et vous, flots furieux,
Qui des monts inégaux couvrant les vastes cimes
Tombez en mugissant d’abîmes en abîmes,
Vous avez vu briser le calumet de paix,
Par un monstre animé sous la main des Français :
Un vaisseau qui des flots s’élevant jusqu’aux nues
Agitait dans les airs ses ailes étendues,
De longs tubes d’airain qu’il portait dans ses flancs
Frappaient d’un bruit affreux les monts retentissants :
Sous tes pieds, ô Thamar, tu sens trembler la terre ;
Tu cours, la flamme en main, défiant le tonnerre,
Abîmer dans les eaux ce colosse odieux,
Qui de son poids énorme eût accablé ces lieux.
Nous étions sous ta garde, à l’abri des tempêtes :
La hache des Français vient de frapper nos têtes.
Pleurons, amis, pleurons, notre soutien n’est plus :
L’Europe est triomphante et nos Dieux sont vaincus.
HIRZA.
Quoi ! Ta bouche, Hiaskar, est ouverte à la plainte !
Compagnon de Thamar, connaîtrais-tu la crainte ?
Garde-toi d’avoir, par un si lâche effroi,
Tes Dieux et un pays, et nos Guerriers et toi.
Du moins imite Hirza. Thamar était mon père :
Hélas ! moi qui l’aimais, moi qui lui fus si chère,
Ai-je fait sur sa tombe éclater mes douleurs ?
Que le sang des Français y coule avant nos pleurs.
J’embrasse cet espoir ; il plaît à mon courage.
Apprenez d’une femme à repousser l’outrage ;
Venez, Guerriers : un Dieu de notre honneur jaloux,
Un Dieu qui m’a parlé, marchera devant vous.
Mais que vois-je ? un revers aura pu vous abattre !
Ciel ! eh quoi vous pleurez, vous qui pouvez combattre !
Vous n’entendez donc pas nos farouches vainqueurs,
Dans leur barbare joie, insulter à vos pleurs ?
Vous ne voyez donc pas les mânes de mon père,
Dans l’ombre la mort frémissant de colère,
Retracer à vos yeux ce qu’il a fait pour vous !
Quand nos chefs revenaient sanglants, percés de coups,
Quand ils mouraient en proie à la fureur des armes,
Ne leur prodiguait-il que d’impuissantes larmes ?
Il courait les venger : imitez sa valeur ;
Et sacrifiant tout à ma juste fureur,
Allez, pour apaiser son sang qui fume encore,
Frapper, exterminer, des monstres que j’abhorre.
HIASKAR.
Si je perdais l’espoir de remplir tes souhaits,
Je t’avouerais ma honte, et je m’en punirais.
Va, crois-en Hiaskar ; étouffe un vain murmure :
Ta fureur est aveugle et ma haine est plus sûre.
Courir en téméraire au-devant du danger,
C’est hâter sa défaite, et non pas se venger.
Nos Vainqueurs sont armés par un pouvoir céleste,
Veux-tu de nos Guerriers voir immoler le reste ?
Veux-tu voir enchaîner par ces Tyrans heureux,
Nos femmes, nos enfants, et toi-même avec eux ?
HIRZA.
Que dis-tu ? des Français moi subir l’esclavage !
S’ils ont le bras d’un Dieu, j’ai le cœur d’un Sauvage ;
Je sais mourir.
OUKÉA.
Arrête. Il ne nous suffit pas
De mourir : il faut vaincre ; il faut dans nos combats,
Consultant la prudence autant que le courage,
Ne rabaisser jamais l’orgueil du nom Sauvage.
L’adresse contre nous fait plus que la valeur ;
Que l’exemple nous serve, et qu’un peuple trompeur,
Lui-même sous ses pieds creusant un précipice,
Soit la victime enfin de son propre artifice.
Il est temps de venger ton père et nos climats.
L’Europe a des Tyrans qui nous tendent les bras,
L’un à l’autre opposons ces fléaux de la terre,
Et qu’ils soient seuls en butte aux horreurs de la guerre.
HIASKAR, à Hirza.
Tu dois prêter l’oreille aux discours d’Oukéa.
Au Conseil des Vieillards sa vertu le plaça ;
Thamar l’y consultait et sa voix y préside :
Que sa lumière, Hirza, désormais soit ton guide.
À Oukéa.
Et toi, daigne te rendre aux vœux des Illinois.
Nos Vieillards, nos Guerriers te parlent par ma voix.
Tous, d’un commun suffrage honorant ta prudence,
De Thamar en tes mains remettent la puissance,
Montrant Hirza.
Jusqu’au jour, où son choix tombant sur un de nous,
Fera revivre enfin Thamar dans son époux.
OUKÉA.
Je crains trop, Illinois, que de mon caractère
La rudesse inflexible et l’équité sévère,
En voulant vous servir, ne révoltent vos cœurs.
HIRZA.
Qu’importe, si tu peux réparer nos malheurs ?
OUKÉA, montrant Hiaskar.
Tu le veux, j’y consens. Mais il t’aime, et j’espère
Que l’offre de sa main...
HIRZA.
A-t-il vengé mon père,
Lui, qui l’a vu mourir ? Je connais mon devoir.
Quand les chefs ennemis seront en mon pouvoir ;
Quand, mes yeux les voyant au milieu des tortures,
Je pourrai de mes mains déchirer leurs blessures ;
Quand leurs crânes sanglants sur sa tombe entassés
Calmeront de Thamar les mânes courroucés,
Alors, mon choix est fait.
HIASKAR.
Je pénètre ton âme.
Et ce jeune Français qu’un fol honneur enflamme,
Qui, poursuivi des siens s’est jeté dans nos bras,
Est celui qu’en secret...
HIRZA.
Je ne m’en défends pas.
Oui, j’aime Monréal, sa valeur m’a dû plaire.
Et j’ai du moins, ingrats, ce reproche à vous faire,
Qu’entre tant de Guerriers un seul n’ose aujourd’hui
Devenir mon vengeur et s’égaler à lui.
Monréal vous apprit l’art sanglant de la guerre ;
Assez les Alliés de la fière Angleterre
Ont élevé sa gloire en tombant sous ses coups.
Aujourd’hui triomphant, il revient parmi nous :
Puisque vous trahissez ma plus chère espérance,
C’est de lui seul ici que j’attends la vengeance.
OUKÉA.
Eh quoi ! sur des Français ?
HIRZA.
Oui sans doute, sur eux.
Ce Guerrier opprimé par leur Chef orgueilleux,
A droit de s’en venger, autant que moi peut-être.
Fils malheureux, la France à peine le vit naître,
Que son père, à regret s’arrachant de ses bras,
Vint chercher parmi nous la gloire et les combats.
Le Tyran de Québec, éveillé par l’envie,
Fontalbar a noirci, persécuté sa vie :
Et pour comble d’horreurs, arrive dans ces lieux,
Le fils n’éprouva pas un sort moins rigoureux.
Oukéa, j’attends tout de ce Héros que j’aime ;
Il vengera mon père, et le sien et lui-même.
Ma main est à ce prix.
OUKÉA.
Ô Ciel ! lui, ton époux !
Notre chef, un Français !
HIRZA.
Il ne l’est plus pour nous.
Et s’il peut à mon gré...
OUKÉA.
Quel horrible langage !
Avant qu’à ton pays tu fasses cet outrage,
Dans son sang ennemi...
HIRZA.
Tu plongerais ton bras !
Songe à tous ses exploits.
OUKÉA.
Je crains ses attentats.
HIRZA.
Quoi ! l’ami de Thamar...
OUKÉA.
Est-il digne de l’être ?
HIRZA.
Sans doute, s’il nous venge.
OUKÉA.
En est-il moins un traître ?
Quelque ressentiment qui puisse l’animer,
Plus il fera pour toi, moins tu dois l’estimer.
HIRZA.
Quoi ! parmi les écueils, et la foudre, et les ondes,
Pour retrouver un père il parcourt les deux mondes,
Il arrive, il apprend que son père est aux fers,
Que Québec l’abandonne aux complots des pervers,
Et qu’en secret peut-être on a tranché sa vie ;
Il voit même, à son tour, la sienne poursuivie ;
Et quand, réduit à fuir, il échappe au trépas,
Il n’aura pas le droit de punir des ingrats,
De venger son ami, ton amante, son père !
J’en appelle à ton cœur ; il est juste et sincère.
Depuis cinq ans entiers il a vaincu pour nous ;
S’il fut vil à vos yeux, pourquoi l’adoptiez-vous ?
Deux cents de nos Guerriers, guidés par son courage,
Chez les Onontaguès ont porté le ravage :
Revenant triomphant, ce généreux Français
Se verra donc puni de ses propres bienfaits ?
OUKÉA.
Non, sans doute ; et l’on doit honorer sa vaillance ;
Mais faut-il sur lui seul fondant ton espérance,
Braver au même instant l’Algonquin, le Huron,
Et l’Iroquois farouche, et Québec et Boston ?
Quoi ! trente Nations, à s’armer toutes prêtes,
De cent lieux différents menaceront nos têtes,
Et tu crois, sous son ombre, être à l’abri des coups
De ces vents opposés qui vont fondre sur nous !
Et tu veux, avec lui sur ces bords arrêtée,
Partager de Thamar la natte ensanglantée,
En nous précipitant dans de nouveaux combats !
Non, ces Guerriers, ni moi, n’y consentirons pas.
HIASKAR.
Puisqu’aux murs de Québec il faut porter la guerre,
Entre l’Anglais et nous aplanissons la terre ;
Nous le verrons bientôt à nos voix accourir :
Alors nous reviendrons, et s’il nous faut périr,
Nous signalant du moins par des faits magnanimes,
Nous mourrons en héros et non pas en victimes.
Ils sortent.
Scène II
HIRZA, FEMMES SAUVAGES
HIRZA.
Mon père, toi qu’Hirza porte au fond de son cœur,
Inspire à nos Guerriers cette intrépide ardeur,
Par qui tu fus toujours si vaillant, si terrible.
Tu connais de mon cœur le penchant invincible ;
Il n’en sera pas moins dans sa haine affermi.
Monréal est Français ; mais il est ton ami ;
Et, ta fille en ce jour réclamant sa tendresse,
L’amour attisera sa fureur vengeresse...
Mais si, n’osant tenter le hasard des combats,
L’ennemi dans un piège eût arrêté ses pas,
Ah Dieux !... l’air retentit de cent cris d’allégresse.
Mon Vengeur va paraître : il accourt, il s’empresse.
Elle le voit.
Volons... À son aspect que mes sens sont émus !
Comment lui dire, hélas ! que mon père n’est plus.
Scène III
MONRÉAL, précédé de beaucoup de GUERRIERS, et suivi des IROQUOIS qu’il a vaincus, HIRZA, FEMMES SAUVAGES
MONRÉAL.
Le cœur brûlant d’amour, et plein d’impatience,
Je reviens triomphant après deux ans d’absence,
Pour mériter ta main, pour obtenir ce prix,
Qu’ici Thamar, ton père, à mes vœux a promis.
J’ai combattu longtemps l’Iroquois intrépide,
Rien n’a pu m’arrêter dans ma course rapide.
Je marchais secondé de tes fiers Illinois.
Le Nord du Canada tremblant à nos exploits,
A vu fuir devant nous cette horde sauvage,
Que l’Anglais façonnait au frein de l’esclavage :
Et ces nombreux Guerriers, que mon bras a soumis,
Ont quitté leurs Tyrans pour suivre des amis.
Tu peux seule à mes yeux embellir la victoire :
C’est de toi que j’attends mon bonheur et ma gloire.
HIRZA.
Sans doute, Monréal, tu connais comme moi
L’ascendant qui m’étonne et qui m’enchaîne à toi.
Tu m’as fait éprouver ce charme, que ton âge
Sait donner au malheur, et surtout au courage :
Oui, ce grand caractère et ce mépris des maux,
Ce noble orgueil empreint sur le front des héros,
Et tes premiers exploits, et le vœu de mon père,
Tout enivra mon cœur de l’orgueil de te plaire.
Mais sais-tu cependant que, malgré tes hauts faits,
Du conseil des Vieillards les regards inquiets
Déjà tombent sur toi ?
MONRÉAL.
J’ai vu leur défiance.
Quel est donc à leurs yeux mon crime ?
HIRZA.
Ta naissance.
Apprends que Fontalbar, le chef de tes Français,
A coupé les rameaux de l’arbre de la paix.
MONRÉAL.
Hirza, que m’apprends-tu ? Se peut-il que la guerre...
HIRZA.
La hache des Guerriers reposait sous la terre ;
Thamar l’a retirée, hélas ! pour mon malheur.
MONRÉAL.
Qu’entends je ? Ciel ! Thamar... dissipe ma frayeur.
Je ne l’ai point revu. D’où vient que ton silence... ?
Il détourne ses regards et voit le tombeau.
Que vois-je... ? Ce tombeau... Que faut-il que je pense ?
HIRZA.
Que ton ami n’est plus.
MONRÉAL.
Ô sort ! ô coup affreux !
Ô perte irréparable ! ami trop malheureux !
HIRZA.
Tu m’aimes ; ma fureur ne peut être trahie.
Écoute, Monréal, le serment qui me lie,
Que Thamar a reçu dans nos derniers adieux,
Et que je renouvelle à la face des Dieux.
Si ce jour voit tomber une tête si chère,
Ma main te vengera, je le jure, ô mon père !
Ou je ferai couler le sang de ton bourreau,
Ou quarante Français te suivront au tombeau.
MONRÉAL.
Et moi, par notre amour et tes Dieux que j’atteste,
Je jure qu’au vainqueur ce fer sera funeste.
De tes pleurs et des miens Fontalbar a joui ;
Mon cœur ne fut jamais malheureux que par lui.
On dit que ce Tyran a fatigué la France :
Que mes yeux jouiront d’une pleine vengeance
Je sens qu’elle est trop lente au gré de ma fureur.
J’arracherai mon père à son lâche oppresseur.
Que m’importe quel sang vengera mon injure ?
Est-il donc des liens plus saints que la nature ?
Croit-on qu’impunément un Tyran détesté
Dans tout ce qui m’est cher m’aura persécuté ?
HIRZA.
Dans le fond de son cœur il nous croit sa conquête ;
Que ce torrent rapide à ton aspect s’arrête.
La liberté tremblante au fond de nos déserts
Voit des Dieux ennemis, tonnant du haut des airs,
D’un nouveau foudre armés, fondre à l’envi sur elle :
Sous leurs coups redoublés le Canada chancelle :
Force tous ses enfants, libres par tes exploits,
D’applaudir à ta gloire et d’admirer mon choix.
Mais, que veut Hiaskar ?
L’on entend un bruit d’armes.
Scène IV
HIASKAR, MONRÉAL, HIRZA, FEMMES SAUVAGES, TROUPE DE GUERRIERS de la suite de Monréal, TROUPE DE GUERRIERS de la suite d’Hiaskar
HIASKAR.
Faisons tête à l’orage ;
Amis, voici l’instant de montrer un courage
Qui triomphe du sort et brave les revers.
Nous n’avons que le choix du combat ou des fers.
L’étendard de la mort à nos yeux se déploie ;
Et le Français superbe, en contemplant sa proie,
D’un triomphe assuré semble déjà jouir :
Mais il n’en jouira qu’à mon dernier soupir ;
Et je vendrai si cher la victoire et ma vie,
Que je veux qu’à ma mort le vainqueur porte envie.
MONRÉAL.
Il ne l’est pas encor.
À Hirza.
Va, compte sur ma foi.
Je dois vaincre sans doute en combattant pour toi.
Il sort.
Scène V
HIASKAR, HIRZA, TROUPE DE GUERRIERS SAUVAGES, FEMMES SAUVAGES
HIASKAR.
Sortez de vos tombeaux, mânes de nos ancêtres.
L’Europe ose aspirer à nous donner des maîtres :
Vous partagez l’affront dont on veut nous couvrir,
Venez voir vos enfants triompher ou mourir.
Il sort.
Scène VI
HIRZA, FEMMES SAUVAGES
HIRZA.
Grands Dieux, réveillez-vous au cri de la vengeance ;
Voyez le Canada privé de sa défense,
Le sein meurtri des coups que l’Europe a portés,
Vous tendre en suppliant ses bras ensanglantés.
Pourquoi céderiez-vous l’Empire de la terre ?
À des Dieux étrangers, arrachez le tonnerre ;
Faites baisser leurs fronts sous vos pas triomphants ;
Relevez vos autels et vengez vos enfants.
ACTE II
Scène première
OUKÉA, HIASKAR
OUKÉA.
Qu’Hirza, de Monréal admirant les exploits,
Sur l’Amant qui la venge ait fait tomber son choix,
Je ne peux que la plaindre en voyant sa faiblesse ;
J’applaudis à la cause et pardonne à l’ivresse :
Mais que tous nos Guerriers, pour un faible succès,
Aient sur leurs boucliers élevé ce Français,
Qu’il nous ait fait sitôt oublier qui nous sommes,
Que sous lui cet Esclave ait vu fléchir des hommes,
Que mon Chef soit un traître, aux siens même en horreur,
Je sens que cet affront rallume ma fureur,
Je saurai l’en punir.
HIASKAR.
Tu souillerais ta gloire.
Songes-tu qu’à son bras nous devons la victoire ?
Nos Frères terrassés tremblaient de toutes parts ;
Mais lui les ranimant du feu de ses regards,
Soudain ils ont repris leur audace première.
Que son âme me plaît ! Qu’elle est sensible et fière !
OUKÉA.
Crois-moi, quand au combat ce jeune ambitieux
Des rayons de sa gloire éblouissait tes yeux,
Il flattait les vaincus, du moins je l’en soupçonne ;
J’ai surpris sa pitié, qui m’indigne et m’étonne :
De leur sang tout couvert, il volait dans leurs rangs,
Et retenait nos bras qui déchiraient leurs flancs.
Alors cent prisonniers assuraient la vengeance :
Nous allions des Français vaincre la résistance :
À l’aspect de leurs corps sanglants et déchirés,
Desséchés dans la flamme et par nous dévorés,
Monréal a frémi, j’ai vu couler ses larmes ;
Je l’ai vu s’élançant au milieu de nos armes...
« Arrêtez, criait-il, j’ai creusé leur tombeau :
« Arrêtez ; par vos mains je deviens leur bourreau.
« Le sang m’unit peut-être à ces tristes victimes :
« Faut-il que leur trépas soit le fruit de mes crimes ?
Le désordre à ces mots a régné parmi nous.
Nos vieillards n’écoutant que leur juste courroux,
Opposaient à ses cris un cœur inexorable ;
Quand soudain s’est formé ce parti redoutable,
Que son bonheur enivre, et qui cherche aujourd’hui
L’honneur honteux de vaincre et de ramper sous lui.
Il peut avec sa gloire accroître sa puissance :
Quel frein l’arrêtera, lui qui trahit la France ?
Corrompu par le luxe et par la vanité,
Pourra-t-il s’élever jusqu’à la liberté ?
Non, sa fierté naissante a plié sous un maître :
En épousant Hirza, songez qu’il voudra l’être.
Il faut le prévenir par un dernier effort :
Puisqu’il veut notre honte, il faut vouloir sa mort.
Un bras sûr cette nuit à mes pieds va l’abattre.
HIASKAR.
Pourquoi l’assassiner, quand on peut le combattre ?
Quel indigne Guerrier sera son assassin ?
Qui d’un forfait si bas voudra souiller sa main ?
Qu’il paraisse, et c’est lui que je prends pour victime :
Dans son infâme sang je cours laver son crime.
Eh quoi ! la trahison, ce vice des ingrats,
Du plus grand des Guerriers hâterait le trépas ?
Je suis loin d’applaudir à sa haine implacable :
Armé contre les tiens, sans doute il est coupable :
Mais, combattant pour nous, peut-il l’être à nos yeux ?
S’il a porté trop haut ses vœux ambitieux,
Soit que l’espoir l’aveugle, ou que l’amour l’enflamme,
C’est à moi de le plaindre et d’éclairer son âme.
Si rien ne peut fléchir son orgueil indompté,
S’il est sourd à ma voix, j’entends la liberté
Qui me crie : « Arme-toi : viens te couvrir de gloire :
« Des mains de ce héros arrachant la victoire,
« Fais-lui voir en ce jour que, si son bras vainqueur
« Te surpasse en adresse, il te cède en valeur.
OUKÉA.
Hé bien ! puisque tes yeux sont fermés sur ce traître,
Cher Hiaskar, écoute ; apprends à le connaître.
C’est au nom du conseil que je te parle ici.
Ses desseins sont connus, et tout est éclairci.
Quand le vaillant Thamar et sa horde guerrière,
Tombant sous Fontalbar, ont mordu la poussière,
Monréal triomphant chez les Onontaguès,
Monréal en secret revoyait des Français :
Ils lui sont encor chers : il nous hait ; il balance.
Devenu notre Chef, il va servir la France ;
Douze de ses Guerriers ont surpris ses discours ;
Et plus il fait pour nous, plus je crains ses détours.
Connais l’Européen ; connais sa politique,
Son cœur faux, et surtout son esprit tyrannique.
Son œil paraît blessé de rencontrer ici
Un peuple plus heureux et plus libre que lui.
S’il fallait aux complots de ce tyran perfide
N’opposer qu’un Guerrier généreux, intrépide,
Je te dirais : « Ami, tu peux, quand tu voudras,
« Déployer contre lui la force de ton bras.
Mais des jeunes Guerriers tes yeux ont vu l’ivresse.
Crois que, s’il succombait sous ta main vengeresse,
Leur fier ressentiment retomberait sur toi.
Nos partis divisés, dans le trouble et l’effroi,
Tourneraient contre nous leurs fureurs sanguinaires
On verrait les enfants armés contre les pères,
Repoussant la nature en ces moments affreux,
Leur demander vengeance, ou la prendre sur eux.
Crois-moi, n’armons plutôt qu’une main ennemie :
Qu’elle frappe le traître et qu’elle en soit punie.
Que nous importe à nous ? Nous serons satisfaits.
Tu retiens sous ta hutte un prisonnier Français,
Qui du sang Illinois vient de rougir la plaine ;
Tu connais sa valeur. Que son âme hautaine,
En servant son pays, serve notre courroux :
Dans l’espoir d’être libre il combattra pour nous.
J’entends des cris Guerriers. Monréal va paraître.
Nos Amants par l’hymen viennent s’unir peut-être ;
Je saurai m’opposer un moment à leurs vœux.
Et toi, que la pitié sollicite pour eux,
Tu peux voir Monréal, et lui parler encore.
Mais s’il ne veut pas rompre un hymen que j’abhorre,
Qu’il meure.
Scène II
OUKÉA, HIASKAR, HIRZA, MONRÉAL, GUERRIERS, FEMMES SAUVAGES
HIRZA.
Heureux le jour où sur nos ennemis
Mon Amant a vengé mon père et mon Pays !
Ils nous enveloppaient dans un piège perfide,
Déjà grondait sur nous leur tonnerre homicide,
Déjà nous menaçaient leurs sanglants coutelas ;
C’est lui, c’est ce Héros dont l’invincible bras,
Dans nos cœurs abattus ramenant le courage,
A fait un champ de morts de ce vaste rivage,
Et vengeur de Thamar, par ses heureux exploits,
A satisfait ma haine et mérité mon choix.
MONRÉAL.
Hirza, pour apaiser les mânes de ton père,
Si mon zèle aujourd’hui mérita de te plaire,
Achève mon bonheur ; que le plus doux des nœuds
Au pied de ce tombeau nous unisse tous deux.
OUKÉA, à Hirza.
On doit beaucoup sans doute à son noble courage :
Mais, s’il faut avec lui qu’un nœud sacré t’engage,
Du droit de commander nous privons ton époux.
HIRZA.
De ce frivole droit il sera peu jaloux.
À Monréal.
Mon cœur est le seul prix où ton amour aspire ;
Il est digne du tien, ce cœur doit te suffire.
Si l’on reconnaît mal les efforts de ton bras,
Redouble de vertu pour punir des ingrats.
Mon père, unique objet pour qui coulent mes larmes,
Pardonne si ce jour a pour moi tant de charmes ;
Ton sang fumait encore, il fallait un vengeur,
Et je voyais l’espoir prêt à fuir de mon cœur :
Nos Dieux ont secondé l’amour et la nature ;
Laisse-moi m’enivrer d’une volupté pure :
Daigne approuver un nœud qui m’unit pour jamais
À l’Ami qui te venge, au Héros que j’aimais.
OUKÉA.
Penses-tu que Thamar exauce ta prière ?
Nos frères tous sanglants, épars sur la poussière,
Des ombres de la mort s’élèvent contre nous :
Crains d’attirer sur toi les traits de leur courroux.
Ainsi qu’à ce Français tu leur dois la victoire ;
Viens donc par un trophée honorer leur mémoire.
De leurs mânes plaintifs apaise les clameurs :
Tu sais que tu leur dois des soins consolateurs.
HIRZA.
Ah ! crois que cet oubli n’était pas volontaire.
Tu fais luire à mon cœur un rayon qui l’éclaire.
En montrant Monréal.
Ô mon cher Oukéa, tu l’aimais autrefois ;
Toi, qui viens d’admirer sa gloire et ses exploits,
Oses-tu me blâmer d’avoir un cœur sensible ?
Peux-tu combattre encore un penchant invincible ?
À part.
Hélas ! pour un moment qui suspend mon bonheur,
Je ne sais quel effroi vient pénétrer mon cœur...
À Monréal.
Ami, nous reviendrons sous de meilleurs auspices
Aux Dieux de nos climats offrir des sacrifices :
Et sur ce tombeau même élevant leurs autels,
Nous rendrons nos serments encor plus solennels.
Elle sort suivie des Guerriers et des femmes sauvages.
Scène III
MONRÉAL, HIASKAR
MONRÉAL.
Brave Hiaskar, tu vois que mon bonheur s’apprête.
Soyons toujours unis. Suivons leurs pas.
HIASKAR.
Arrête.
Tout le cœur d’Hiaskar va s’ouvrir à tes yeux.
Monréal lève au Ciel un front victorieux,
Je l’honore. Est-il vrai que son âme attendrie
Aux prisonniers Français voulait sauver la vie ?
MONRÉAL.
Sans doute...
HIASKAR.
Je le blâme, et je le plains.
MONRÉAL.
Pourquoi ?
HIASKAR.
On a juré sa mort.
MONRÉAL.
On l’oserait ? Qui ?
HIASKAR.
Moi.
Si ton ambition dès ce jour ne s’arrête,
Cette hache à mes pieds fera tomber ta tête.
MONRÉAL.
Je t’ai cru mon ami.
HIASKAR.
Si je t’aimai jamais,
Je fus juste. Aujourd’hui je t’admire, et te hais.
MONRÉAL.
Qui peut donc m’attirer ta haine et ta menace ?
HIASKAR.
Mon amour pour les miens, ma vertu, ton audace.
Quoi ! malgré nous, d’Hirza tu deviendrais l’époux !
Toi, notre Chef !
MONRÉAL.
Eh bien ! en serais-tu jaloux ?
HIASKAR.
Je rougis qu’un Français ose aspirer à l’être.
MONRÉAL.
Nul ici, plus que moi, n’en est digne peut-être.
HIASKAR.
Ton orgueil le prétend.
MONRÉAL.
Ma valeur fait mes droits.
HIASKAR.
De ta foi quels garants avons-nous ?
MONRÉAL.
Mes exploits.
HIASKAR.
Le soleil de l’Europe éclaira ta naissance,
Et tu viens dans ces lieux t’armer pour ma défense,
Et ce sont des Français qui tombent sous tes coups !
Tu fus traître envers eux, tu dois l’être envers nous.
Loin de justifier le courroux qui t’anime,
Tous nos cœurs en secret frémissent de ton crime.
Moi-même, si j’ai pu, sensible à ton malheur,
Forcer longtemps mes yeux à te voir sans horreur,
Je respectais en toi, non ce bras qu’on renomme
Et qui trahit les siens, mais l’ami d’un grand homme,
Mais l’ami d’un Héros la terreur des Français,
De Thamar, qui sans doute ignora tes projets,
De Thamar, que j’ai plaint, que ton feu déshonore,
Et qui t’en punirait, s’il respirait encore.
MONRÉAL.
Va, Thamar était juste ; il connaissait mon cœur,
Il savait d’un ami respecter le malheur ;
Il ne verrait en moi qu’un fils qui venge un père.
Ne crois pas que, ta haine excitant ma colère,
Je cherche à repousser des traits injurieux.
Ma gloire et mon amour sont un crime à tes yeux.
Si ton cœur fut jaloux d’un heureux avantage,
Il fallait au combat surpasser mon courage,
Pour mériter Hirza vaincre ses ennemis,
Et d’un joug assuré délivrer ton pays.
HIASKAR.
Oses-tu rappeler ton crime tes services ?
Vois-tu ce sein couvert de nobles cicatrices ?
Si le cœur qu’il renferme à tes yeux est jaloux,
C’est de te punir, toi, qui veux régner sur nous.
Toi, qui devrais cacher ton front dans la poussière,
Esclave, as-tu pensé qu’une âme libre et fière
Tremblerait sous le poids de ton autorité ?
Le bonheur d’un Sauvage est dans sa liberté :
Elle est d’un prix pour nous, que tu n’as pu connaître.
Du jour que tu naquis, tu rampas sous un maître.
Ta valeur à mes yeux ne te rend pas plus grand.
Tu n’as su qu’obéir, tu serais un tyran.
MONRÉAL.
J’écoute avec mépris ce discours qui me brave ;
C’est le lâche qui rampe et qui seul est esclave.
Un cœur tel que le mien, qui sait braver la mort,
Peut obéir aux Rois et commander au fort :
Né sujet, il n’a point ta farouche rudesse ;
Mais comme il est tans crainte, il fléchit sans bassesse.
Toi, dont l’orgueil ici veut m’imposer des lois,
Tu crus que Monréal tremblerait à ta voix.
Tu le verras aux pieds d’une épouse adorée,
Former ici les nœuds d’une chaîne sacrée ;
Et, si ton cœur encor peut en être jaloux,
Par de nouveaux exploits mériter ton courroux.
Il sort.
Scène IV
HIASKAR, seul
Mortel présomptueux, tu crois braver ma haine :
Tremble ; elle est à son comble, et ta mort est certaine.
Scène V
OUKÉA, HIASKAR
HIASKAR, à Oukéa.
Vainement j’ai parlé ; l’indigne Monréal
Soupçonne ma franchise et me croit son rival.
Si je n’eusse écouté que ma juste colère,
J’aurais de ses soupçons puni le téméraire.
OUKÉA.
Il doit l’être, il le faut ; mais par un autre bras.
Écoutons le Français qui marche sur mes pas.
C’est ce fier prisonnier dont la valeur hautaine.
A fait longtemps flotter la victoire incertaine :
C’est le seul, après toi, digne de nous venger :
À punir Monréal je prétends l’engager.
Scène VI
OUKÉA, HIASKAR, MONRÉAL PÈRE, UN FRANÇAIS qui porte un calumet et des colliers, VIEILLARDS
MONRÉAL PÈRE.
Courageux Illinois, une étroite alliance
Fut autrefois jurée entre vous et la France
Fontalbar excita l’ouragan furieux,
Qui porta, malgré moi, le ravage en ces lieux :
Vous lui vendîtes cher sa dernière victoire,
Mes yeux l’ont vu mourir dans le champ de la gloire.
Et moi, pour vous rouvrir le cœur de nos Français,
Le calumet en main je vous portais la paix ;
Ma bouche l’annonçait. Vos flèches meurtrières
Autour de moi soudain ont fait tomber mes frères.
Le bruit jusqu’en Europe en ira retentir.
Prévenez-en l’éclat par un prompt repentir.
Du monarque Français n’armez point la colère :
Vous étiez ses enfants, il vous aimait en père :
Son tonnerre pourrait foudroyer vos climats ;
Mais du haut de son trône il vous ouvre ses bras.
Laissez fleurir la paix dont je vous offre un gage,
Et venez reposer sous son heureux ombrage.
OUKÉA.
Cet ombrage nous cache un appas dangereux.
Le Français nous connaît simples et généreux ;
Et s’il vient nous flatter, c’est pour mieux nous détruire,
Incertain de nous vaincre, et sûr de nous réduire.
HIASKAR.
Sans le triste abandon de nos Dieux en courroux,
Sans ces glaives tranchants inconnus parmi nous,
Et vos barbares Dieux, ministres des tempêtes,
Et ces foudres brûlants qui grondent sur nos têtes,
Crois-tu qu’impunément, mortel audacieux,
Je t’aurais vu jamais mettre un pied dans ces lieux ?
Déjà le Canada balance la victoire.
Notre intrépidité fait seule notre gloire ;
Seule elle arrêtera la fougue des Français ;
Ces faibles rameaux, dépouilles des forêts,
Briseront dans leurs mains les flèches du tonnerre,
Donneront leur orgueil et vengeront la terre.
Tu crus nous mettre aux fers, cesse de t’en flatter.
Ton art a pu nous vaincre et non pas nous dompter.
Tu vois que Fontalbar, dont l’audace est punie.
En efforts impuissants y consuma sa vie.
Que nous veux-tu ? Pourquoi désoler nos climats ?
Cette terre est à nous : creuse-la sous tes pas,
Vois-y les ossements de nos braves ancêtres,
Ils attestent assez quels en sont les vrais maîtres
De quel droit viens-tu donc habiter nos déserts ?
Allons-nous vous troubler au bout de l’univers ?
Enfants de l’océan, élevés sur ses ondes,
De vos bras étendus vous pressez les deux mondes.
Souvent le chêne altier, dont le front touche aux cieux,
Ébranlé par les vents est tombé sous mes yeux.
MONRÉAL PÈRE.
Téméraire, oses-tu, dans ta coupable audace,
Me prodiguer ainsi l’injure et la menace ?
Si du fond des tombeaux s’élevaient vos aïeux,
Qu’ils rougiraient pour vous à l’aspect de ces lieux !
Tout y retrace encor, malgré votre inconstance,
Nos travaux, nos bienfaits et leur reconnaissance.
Ici, du Canada les peuples réunis
Pour arbitre suprême ont reconnu Louis :
C’est ici qu’ils venaient, à leurs serments fidèles,
Réclamer tous les ans ses bontés paternelles,
Quand, moins ingrats que vous, ils savaient mériter
Qu’au rang de tes enfants il daignât les compter.
Je les revois ces lys, je vois ces caractères
Imprimés sur l’airain et si chers à vos pères :
Au pied de ce rocher, voilà ces monuments,
Ces autels de vos Dieux garants de vos serments :
Devant eux, devant moi baissez les yeux, parjures !
C’est ici que La Salle, en butte à vos injures,
Se vit trahi par vous : là, furent ses vaisseaux
Par la hache entrouverts, engloutis dans les eaux.
Combien le sang Français a-t-il rougi la terre
Depuis que Fontalbar chez vous porta la guerre !
Ingrats, pourquoi confondre, en votre horreur pour lui,
Un Peuple qui vous aime et qui fut votre appui ?
Hélas ! de ce cruel j’éprouvai la furie ;
Il voulut m’arracher et l’honneur et la vie,
Me plongeant dans les fers où j’ai langui cinq ans.
Il immola mon fils à ses ressentiments.
On m’a rendu l’honneur et ce jour qui m’éclaire,
Faible soulagement pour un malheureux père !
Oublions, Illinois, dans le sein de la paix,
Vos malheurs et les miens, sa honte et ses forfaits.
OUKÉA.
Nous sommes délivrés d’un Tyran que j’abhorre.
Il en est un pour nous plus dangereux encore.
HIASKAR, à Oukéa.
Je veux, s’il doit tomber, que ce soit sous mes coups.
OUKÉA, bas à part.
Tu porterais le trouble et la mort parmi nous.
Laisse fondre sur lui l’orage qui s’apprête.
Ce n’est qu’un ennemi qui hasarde sa tête.
À Monréal père.
Veux-tu sauver les tiens et venger ton pays ?
MONRÉAL PÈRE.
Sans doute.
OUKÉA.
Tu le peux ; mais écoute à quel prix,
Connais-tu l’ennemi, dont la haine implacable,
Plus que la nôtre encore, est pour toi redoutable ;
Et qui, par son adresse, assurant le succès,
Nous guidait au combat ?
MONRÉAL PÈRE.
Quel est-il ?
OUKÉA.
Un Français.
MONRÉAL PÈRE.
Un Français contre nous lève un bras parricide,
Et je peux l’en punir ; il mourra le perfide.
OUKÉA.
De l’astre de la nuit quand le pâle flambeau
Luira sur ces rochers, viens près de ce tombeau ;
Pour épouser Hirza, c est là qu’il doit se rendre.
Si tu l’oses combattre, arme-toi, viens l’attendre :
Attaque avec valeur ce jeune audacieux,
Reproche-lui son crime et qu’il meure à tes yeux.
HIASKAR.
Français, que ce combat va te couvrir de gloire !
Ton rival en ce jour a fixé la victoire,
S’élançant le premier, par un heureux effort,
Sur ces bouches de feu qui vomissent la mort :
Votre chef autrefois osa lui faire injure,
Il s’est vengé sur vous.
MONRÉAL PÈRE.
Le lâche ! le parjure !
Quel est-il ce Guerrier, qui prompt à murmurer,
Pour servir son pays ne sait rien endurer ?
Ô faux instinct de gloire ! ô France ! ô ma patrie !
Faut-il par tes enfants te voir ainsi trahie !
Hélas ! Que leur constance égale leur valeur,
Tout fléchira bientôt sous ta vaste grandeur !
Si je n’expire ici de la main de ce traître,
Crois que je vengerai mon pays et mon Maître.
Heureux ! si son trépas frappe d’un juste effroi
Quiconque aurait trahi sa patrie et son Roi.
ACTE III
Scène première
MONRÉAL FILS, seul
Hirza ne paraît point... Quel obstacle l’arrête ?
Veut-on suspendre encor notre hymen qui s’apprête ?
Quand l’amour, la victoire ont comblé tous mes vœux,
J’éprouve un sentiment pénible, douloureux.
Hiaskar m’accablant de sa fierté farouche,
S’offre sans cesse à moi le reproche à la bouche ;
Ainsi de mes exploits la honte est donc le prix ?
Juste et fatal objet du plus affreux mépris,
J’inspire et je ressens l’horreur et l’épouvante.
Pour l’auteur de mes jours quand mon âme tremblante
Veut de son triste sort pénétrer les secrets,
Je frissonne et recule à l’aspect d’un Français.
Je ne sais quelle voix, en m’effrayant, me crie :
Rends-moi compte du sang qu’a versé ta furie.
Ah ! cruel Fontalbar ! tu fis tout mon malheur...
Mais pourquoi de mon crime exagérer l’horreur ?
Est-ce à moi d’en rougir ? Il était nécessaire.
Je punis des ingrats, je te venge, ô mon père !
Mon hymen accompli, je vole à ton secours ;
Et si tu vis encor, je réponds de tes jours.
Scène II
OUKÉA, MONRÉAL PÈRE, MONRÉAL FILS
OUKÉA, à Monréal père.
Du haut de ces rochers j’aurai sur toi la vue.
La fille de Thamar, au conseil retenue,
Ne saurait avant moi reparaître en ces lieux,
Et le Français lui seul doit s’offrir à tes yeux.
Va combattre.
Scène III
MONRÉAL PÈRE, MONRÉAL FILS
MONRÉAL FILS.
Quel bruit vient de se faire entendre ?
Il redouble... Écoutons.
MONRÉAL PÈRE.
C’est là qu’il doit se rendre :
C’est là que dans son sang je plongerai mon bras.
Voyons si le perfide a devancé mes pas.
MONRÉAL FILS.
Dans ton sang... Est-ce moi qui serais ce perfide ?
Je ne sais, à l’aspect de ce lâche homicide,
Je sens pâlir mon front et palpiter mon cœur.
Est-ce à moi d’éprouver cette indigne terreur ?
Avançons. Est-ce moi que tu cherches ?
MONRÉAL PÈRE.
Oui, traître,
MONRÉAL FILS.
Cette voix que j’entends, je crois la reconnaître.
MONRÉAL PÈRE, mettant le sabre à la main.
À son horreur pour toi, reconnais un Français,
Ton Général.
MONRÉAL FILS.
Ô ciel ! tu combles mes souhaits !
Mettant le sabre à la main et s’adressant à lui.
À ma juste fureur rien ne peut le soustraire ;
Indigne Fontalbar, qu’as-tu fait de mon père ?
MONRÉAL PÈRE.
Son père ! Fontalbar ! me serais-je trompé ?
MONRÉAL FILS.
Tu l’as chargé de fers.
MONRÉAL PÈRE.
Dieu ! quel jour m’a frappé !
MONRÉAL FILS.
Tu l’accablas d’affronts, tu poursuivis ma tête ;
Mon bras va t’en punir.
MONRÉAL PÈRE.
Arrête.
MONRÉAL FILS.
Meurs.
MONRÉAL PÈRE.
Arrête.
De Fontalbar en moi reconnais-tu les traits ?
MONRÉAL FILS.
Non... Mais mon cœur frémit... Cruel, de tes forfaits
Sans doute... Qui peut donc retenir ma colère ?
Toi-même tu gémis...
MONRÉAL PÈRE.
Ô trop malheureux père !
Ai-je pu mettre au jour un si coupable fils ?
MONRÉAL FILS, jetant son sabre.
Moi, votre fils ? ah Dieux !...
MONRÉAL PÈRE.
Il m’émeut... J’en frémis !
Ah ! Que n’ai-je plutôt par la mort la plus prompte
Effacé dans ton sang tes forfaits et ma honte !
Mon bras à ton aspect eût-il dû s’arrêter ?
Je devais te punir et non pas t’écouter,
Traître ! Par cent aïeux l’honneur et le courage
Dans mes veines transmis furent mon seul partage :
Et ce sang qui n’avait coulé que pour mon Roi,
Ce sang qui fut si pur, est donc souillé par toi !
Par toi, cruel ! ô honte ! ô fureur ! ô supplice !
Et je suis en ce jour ton juge, ou ton complice !
Il faut, ou t’immoler...
MONRÉAL FILS.
Eh bien ! que tardez-vous ?
Je serai trop heureux de mourir par vos coups.
Il est vrai que ma main, pour vous sauver la vie,
Combattit Fontalbar non pas ma patrie.
Mais si mon zèle aveugle a pu trahir vos vœux,
Si j’ai fait le malheur d’un père vertueux,
D’un sang trop criminel ne soyez point avare,
L’honneur le veut, frappez.
MONRÉAL PÈRE, en laissant tomber son épée.
Eh ! le puis-je, barbare ?
Ah ! Que n’as-tu d’abord irrité mes fureurs ?
Que ne m’as-tu caché tes remords et tes pleurs ?
MONRÉAL FILS.
Eh bien ! s’il est ainsi, mon attente est remplie.
Que votre bras s’apprête à m’arracher la vie.
Il faut à vos regards dévoiler mes secrets :
Vous ne savez encor que mes moindres forfaits.
Regardez cet autel. Ici ma bouche impie
A juré d’oublier mon culte et ma patrie ;
Et sur ce même autel, et dans ce même instant,
Sans vous, je me liais par un nouveau serment.
Du feu le plus ardent mon âme est dévorée.
J’ai fait mon Dieu d’Hirza, je l’ai seule adorée,
Et dans mon cœur encor, ni vous ni mes remords,
Ne pouvez de l’amour balancer les transports.
Un jour affreux me luit dans le fond de l’abîme ;
Mais mon cœur s’y complaît ; j’aime jusqu’à mon crime ;
Je le préféré au ciel, à ma patrie, à vous :
Et si ce n’est assez pour mériter vos coups,
Que par pitié du moins votre bras nous délivre,
Vous des affronts d’un fils, moi de l’horreur de vivre.
MONRÉAL PÈRE.
Qu’entends-je ? Je frémis ! Quoi ! tu peux à mes yeux
Insulter dans ta rage et la terre et les Cieux !
D’un amour insensé ton âme possédée,
De ton Dieu, de ton Prince aurait perdu l’idée ?
MONRÉAL FILS.
Frappez donc : vengez-vous de tous mes attentats ;
Vous les connaissez.
MONRÉAL PÈRE.
Non, non, je ne te crois pas :
Ton amour te trompait. Quoiqu’en effet coupable,
Ton cœur de tant d’horreurs ne peut être capable ;
Et l’univers entier l’affirmerait en vain.
Mon fils n’a point perdu tout sentiment humain.
Si tu mis dans l’oubli ton culte et ta patrie,
Je t’en ai vu gémir ; et ton âme attendrie,
Contre un amour fatal luttant avec effort,
Détestait sa faiblesse et demandait la mort.
Va, tu triompheras d’une funeste flamme.
J’ai vu le repentir dans le fond de ton âme,
Je l’y retrouve encor, il redouble à ma voix,
Et la nature enfin va reprendre ses droits :
Oui, ton cœur est sensible aux larmes de ton père :
Ce soupir adoucit l’excès de sa misère.
Hélas ! tu n’as que trop, par une folle ardeur,
Affligé sa tendresse et déchiré son cœur :
L’abandon malheureux où ton âme s’oublie,
Ne fait que trop déjà le tourment de sa vie :
Songe qu’en prolongeant l’horreur de son destin,
Tu lui portes, mon fils, un poignard dans le sein.
Mais ton silence accroît la douleur qui me presse.
Il faut ou que ma vie, ou que ma honte cesse.
Ton père ne peut point survivre à son honneur.
Cruel ! rends-moi mon fils, ou m’arrache le cœur.
MONRÉAL FILS.
Hélas ! avec bonté daignerez-vous m’entendre ?
Ce fils que vous cherchez, l’honneur va vous le rendre.
Mais pourquoi ? mais comment étouffer mon amour ?
Il peut avec l’honneur s’accorder en ce jour.
Que dis-je ? Il va servir à vous, à ma patrie :
C’est lui qui fit mon crime, et c’est lui qui l’expie.
En épousant Hirza, je commande en ces lieux :
Souffrez que cet hymen s’accomplisse à vos yeux.
La paix réunira ces peuples à la France :
Vous verrez mes exploits passer votre espérance ;
Vous verrez si ma gloire...
MONRÉAL PÈRE.
Insensé, que dis-tu ?
Si tu connais un Dieu, ta gloire est la vertu.
Quoi ! c’est ici l’autel où ta bouche parjure
Veut encor blasphémer l’Auteur de la nature !
Quoi ! Ces Dieux recevraient tes serments et les siens !
Moi, je verrais former de si honteux liens !
Mais, malheureux ! sais-tu que ce peuple sauvage,
Par mépris pour nos mœurs, met à profit ta rage ?
Sais-tu qu’ici surtout, un traître fait horreur ?
Qu’on se sert de ton bras en détestant ton cœur ?
Que, pour rompre les nœuds de cet hymen impie,
Hiaskar cette nuit dut t’arracher la vie ;
Mais qu’un autre a voulu prévenir son dessein ?
MONRÉAL FILS.
Quel autre ?
MONRÉAL PÈRE.
Moi. Sais-tu pourquoi j’ai sur mon sein
De la foi des chrétiens ce respectable gage,
Cette croix, dont mon Prince honora mon courage.
Apprends que Monréal fit serment de punir
Quiconque en sa présence oserait les trahir.
Et tu veux, malheureux ! qu’il voie une infidèle,
Épouse d’un Chrétien plus idolâtre qu’elle !
Tu crois qu’il souffrirait un si sanglant affront ?
MONRÉAL FILS.
Vous voyez la rougeur qui me couvre le front.
Si je n’ai pas d’un père épuisé la tendresse,
Pour la dernière fois pardonnez ma faiblesse.
J’abjure mon amour, mes transports, mes combats ;
Que vous faut-il encor ?
MONRÉAL PÈRE.
Que tu suives mes pas ;
Que l’honneur, la vertu renaissant dans ton âme,
En écartent l’objet d’une coupable flamme ;
Qu’un ferme repentir t’élève jusqu’à moi ;
Que tu serves ton Dieu, ta Patrie, et ton Roi ;
Et que tu fasses voir, par des faits magnanimes,
Que les grandes vertus effacent les grands crimes.
Scène IV
MONRÉAL PÈRE, MONRÉAL FILS, HIASKAR, OUKÉA
OUKÉA.
C’est trop attendre ; enfin, sachons quel est ton sort.
À Monréal père.
Français, je te revois ; Monréal est donc mort ?
MONRÉAL PÈRE.
Mon fils, vous l’entendez ?
OUKÉA.
Que dis-tu ? Toi, son père ?
MONRÉAL FILS.
Sans doute ; et mes remords ont fléchi sa colère.
MONRÉAL PÈRE., à Hiaskar.
Toi, Guerrier valeureux, qui, jurant son trépas,
L’eusses voulu combattre, au défaut de mon bras,
Si ta haine naquit de l’horreur de son crime ;
Elle cesse en voyant le remords qui l’anime.
Et vous, avec la paix recevez nos adieux.
HIASKAR.
Français, j’aime à t’entendre, et pour te prouver mieux
Que nous savons répondre à tes offres sincères,
Nous devions immoler nos prisonniers, tes frères ;
Ils te seront rendus : mais Thamar veut du sang ;
Livre-nous le Français qui déchira son flanc.
Par un serment d’Hirza pour nous inviolable,
La mort des prisonniers, ou celle du coupable,
De l’ombre de Thamar doit apaiser les cris.
MONRÉAL PÈRE.
Tu dis que les Français sont libres à ce prix ?
HIASKAR.
Oui.
MONRÉAL PÈRE, à Oukéa.
Vous approuvez donc ce qu’il vient de me dire ?
OUKÉA.
Tu reçois sa parole ; elle doit te suffire.
MONRÉAL PÈRE.
Thamar va s’apaiser. Faites venir Hirza.
HIASKAR.
Que dis-tu ?
MONRÉAL PÈRE.
Vous voyez la main qui l’immola.
MONRÉAL FILS.
Hiaskar, Oukéa, gardez-vous de l’en croire.
Non, vous ne ferez point cette tache à ma gloire ,
Reprenant son sabre.
Non ; ma fureur, portée aux plus sanglants éclats,
Oserait, tout ici pour venger son trépas.
Vous m’entendez ; craignez...
MONRÉAL PÈRE.
Arrêtez ! téméraire.
MONRÉAL FILS.
Qui ? moi !
MONRÉAL PÈRE.
Respectez mieux la volonté d’un père.
MONRÉAL FILS.
Vous voulez qu’à mes yeux, pour prix de mes bienfaits,
Ils vous percent le cœur ! Ne l’attendez jamais.
MONRÉAL PÈRE.
Et tu veux donc, toujours perfide à ta Patrie,
Que tes Concitoyens pour moi perdent la vie ?
MONRÉAL FILS.
Quoi ! pour un sang obscur...
MONRÉAL PÈRE.
Qu’entends-je ? justes Cieux !
Un sang cher à la France est obscur à tes yeux !
Quoi ! le sang des soldats ! quand j’en dois être avare,
Je le prodiguerais ! malheur à tout barbare
Qui ne voit dans les siens, quand ils sont sous ses lois,
Qu’un instrument servile et fait pour ses exploits !
OUKÉA, à Monréal père.
Que ta voix au conseil vienne se faire entendre.
MONRÉAL FILS.
C’est là que malgré vous, je prétends vous défendre.
HIASKAR, à Monréal père.
De ta haute vertu que mon cœur est jaloux !
Français, tu méritais d’être né parmi nous.
ACTE IV
Scène première
HIRZA, HIASKAR
HIRZA.
Eh quoi ! ce meurtrier cruel et sanguinaire,
Que ma bouche a juré d’immoler, c’est son père !
Quoi ! grands Dieux ! quoi ! Thamar est tombé sous ses coups !
HIASKAR.
On craint que Monréal, dans tes transports jaloux,
Ne s’arme pour un père et ne brise sa chaîne.
Du Conseil contre lui tu vois la sourde haine.
La crainte d’être en butte à la fureur des Dieux,
Ou souillera ton bras de ce meurtre odieux,
Ou d’un peuple crédule armant le zèle impie...
HIRZA.
Va, je sens mon malheur, et j’abhorre la vie.
Va, si je m’en croyais, dans ce cœur déchiré
Cent fois j’aurais plongé mon bras désespéré.
Fais venir Monréal. Que je suis malheureuse !
Ma haine a dû blesser ton âme généreuse.
Quand le don de mon cœur n’est plus en mon pouvoir,
Quand tu peux te venger, toi seul es mon espoir.
HIASKAR.
Ne crains rien d’Hiaskar, il n’a point tes faiblesses :
Est-il fait pour l’amour et ses molles tendresses ?
Son cœur, dont rien jamais n’abaissa la fierté,
Ne vit que pour la guerre et pour la liberté.
Il aimerait pourtant ton orgueil, ton courage,
Et le sang de Thamar, et ce noble avantage
De voir nos Compagnons, secondant ses exploits,
S’occuper de sa gloire et marcher sous ses lois.
Adieu. Ton cœur, Hirza, m’était bien dû peut-être ;
Et j’en serais jaloux, si le mien pouvoir l’être.
HIRZA.
Je rends grâce à ton zèle, ami trop généreux.
Scène II
HIRZA, seule
Hélas ! fut-il jamais un sort plus malheureux ?
La hache de la mort a fait tomber mon père ;
Et, mon cœur s’abreuvant de sa douleur amère,
J’ai vu les Illinois vaincus, humiliés,
Détourner loin de moi leurs regards effrayés.
Il fallait qu’un Français, embrassant ma défense,
S’immolât tout entier au soin de ma vengeance :
Il fallait que l’amour, plus puissant que nos Dieux,
Armât contre les siens son bras victorieux :
Lui, qui par ses bienfaits dut enchaîner mon âme,
Hélas ! sait-il quel prix je réserve à sa flamme ?
Il me faut, renonçant au plus tendre lien,
Quand il venge mon père, assassiner le sien.
Dieux ! quelle sombre horreur de mon âme s’empare !
Monréal, tu verras ton amante barbare,
Insensible à tes pleurs, sourde à tes cris affreux,
Traîner sur ce tombeau ce Vieillard malheureux ;
Et, levant sur son sein la main qui te fut chère,
Faire jaillir sur toi tout le sang de ton père !
Avant de l’accomplir ce serment plein d’horreur,
Tombe sur moi la foudre et le Ciel en fureur !
Pourquoi sacrifier l’amour à la nature ?
Est-il donc moins honteux d’être ingrat que parjure ?
Que dis-je ? j’ai juré d’adorer mon amant ;
Et Monréal enfin eut mon premier serment...
Ah ! que de maux affreux vont fondre sur ma tête !
Mais si je prévenais le malheur qui s’apprête...
Thamar peut voir encor ses mânes satisfaits.
Je tiens en mon pouvoir les prisonniers français ;
Ils sont nos ennemis, il faut qu’on les immole ;
Tout leur sang répandu dégage ma parole ;
J’apaise mon amant, et mon père, et les Dieux.
Sitôt que de l’hymen j’aurai formé les nœuds,
J’accomplis mon serment. Ombre chère et sacrée,
Pardonne ce détour à ta fille éplorée.
Tu chéris Monréal, ton choix tomba sur lui ;
C’est ton vengeur, ton fils, mon amant, mon appui ;
Tu renais dans son père ; et désormais leur vie
Est un dépôt sacré que le Ciel me confie.
Mais je vois Monréal ; la mort est dans ses yeux.
Scène III
MONRÉAL, HIRZA
MONRÉAL.
Ah ! pardonne aux transports d’un amant furieux
.On ne versera point le sang qui m’a fait naître :
Quelque grand à tes yeux que son crime puisse être,
Songe au moins que ce crime est l’ouvrage du sort :
Songe qu’au même instant ma mort suivra sa mort.
J’implore à tes genoux et sa grâce et la mienne.
HIRZA.
Sa grâce ?
MONRÉAL.
De ta bouche il faut que je l’obtienne.
Il faut que par mes pleurs...
HIRZA.
Monréal, lève-toi.
Sais-tu que ta prière est un affront pour moi ?
Ah cruel ! est-il rien sur la Terre, au Ciel même,
Qui puisse dans mon cœur balancer ce que j’aime ?
S’il fallait prononcer entre ton père et moi,
Tu balancerais donc à me garder ta foi ?
MONRÉAL.
Chère Hirza, prends pitié du tourment que j’endure :
Mon amour n’a que trop étouffé la nature.
HIRZA.
Rassure-toi. Formons un éternel lien ;
Et ton père aujourd’hui va devenir le mien.
MONRÉAL.
Instant que je craignais ! ô tyrannique flamme !
Hélas !... Quel ascendant elle a pris sur mon âme !
HIRZA.
Approche ; et pour jamais consacre ici ta foi,
Aux Dieux de mes aïeux, à mon pays, à moi.
Mais d’où naît, Monréal, ce trouble qui m’étonne ?
MONRÉAL.
Il faut que pour jamais...
HIRZA.
Achève. Je frissonne.
MONRÉAL.
Je ne puis...
HIRZA.
Je le veux. Que vois-je ? Tu frémis !
Tu détournes de moi tes regards interdits.
MONRÉAL.
Ô Dieu !
HIRZA.
Fais donc cesser cette horreur que j’endure.
De ton silence, hélas ! Que faut-il que j’augure ?
MONRÉAL.
Que notre hymen était le plus cher de mes vœux ;
Mais que dans ton amant tu vois un malheureux
Que tes yeux prévenus avaient su mal connaître ;
Que je suis un parjure, un sacrilège, un traître ;
Que perdre ce que j’aime est l’arrêt de ma mort,
Que mon malheur le veut, qu’il faut céder au sort.
HIRZA.
Que ton malheur le veut ! ah ! que dis-tu, barbare ?
Quel est-il ce malheur, ce sort qui nous sépare ?
Hélas ! que t’ai-je fait ? pourquoi changer ? mais non,
Ta crainte pour un père égare ta raison.
J’ai reçu ta parole, elle est inviolable.
Est-ce de trop aimer que ton cœur est coupable ?
Tu parles de remords, de tourments, de forfaits ;
L’amour qui nous unit ne les connut jamais.
Cesse donc, Monréal, si tu m’aimes encore,
D’avilir à mes yeux ce que mon cœur adore.
MONRÉAL.
Cesse plutôt d’aimer un objet odieux.
Ah cruelle ! où prends-tu ce charme impérieux ;
Ce charme qui commande à la volonté même ?
Tu vois donc sans pitié mon désespoir extrême ?
Si tu l’oses, réponds : qu’exiges-tu de moi ?
Je n’aime, je ne sens, je ne vis que par toi :
Ordonne et j’obéis : mais laisse à ta victime
La honte et les remords qui sont les fruits du crime.
Armé contre les miens, mon parricide bras
Ne s’est-il pas souillé des plus noirs attentats ?
Tandis qu’il fume encor du sang de ma patrie,
Aux Autels de tes Dieux tu veux qu’il sacrifie !
Je sais trop que cent fois mes sacrilèges mains
Ont encensé tes Dieux, l’objet de mes dédains :
Mon cœur y répugnait ; n’importe, il fallait plaire,
À toi que j’idolâtre, à ton peuple, à ton père.
L’amour faisait mon crime, il m’en cachait l’horreur :
Mais le devoir terrible enfin parle à mon cœur.
À ma patrie, au Ciel il faut un sacrifice :
C’en est fait.
HIRZA.
Je t’entends. Dépouille l’artifice.
Quand tu vois échouer tes vœux ambitieux,
Tu rejettes ma main, tu dédaignes mes Dieux.
On me l’avait prédit, je n’aurais pu le croire.
L’amour n’entra jamais dans une âme si noire ;
Non, traître, non jamais... Quel est-il ce devoir,
Plus saint que tes serments, qui fait mon désespoir ?
Qu’oses-tu me parler de Ciel et de Patrie ?
Quoi ! tu l’abusais donc ton amante attendrie,
Alors que tu rendais un hommage imposteur,
Un hommage à ses Dieux, démenti par ton cœur ?
MONRÉAL.
Vois par-là, vois combien mon amour est extrême ;
Il m’a fait tout enfreindre.
HIRZA.
Il n’est donc plus le même,
Ingrat ?
MONRÉAL.
Quoi ! mon amour ? ah ! j’en atteste...
HIRZA.
Qui ?
Tes serments ? tu les romps ; ton Dieu ? tu l’as trahi
Tu connais mal encor l’âme d’une Sauvage :
Tu verras si son bras sait venger un outrage,
Si ton père à son cœur est plus cher que le sien.
Traître, suis ton devoir ; je vais remplir le mien.
Scène IV
MONRÉAL, HIRZA, HIASKAR, OUKÉA
OUKÉA, à Hirza.
Du Conseil des Vieillards reçois l’ordre suprême.
Fidèle à ton serment, tu dois, dès ce jour même,
Au tombeau de ton père, immoler de ta main
Le coupable Français qui fut son assassin.
Ton cœur s’y résout-il ?
HIRZA.
Si je veux qu’il périsse ?
Oui sans doute ; et je cours préparer son supplice.
Scène V
HIASKAR, OUKÉA, MONRÉAL
MONRÉAL, suivant Hirza qui sort.
Arrête. Écoute au moins. Quoi ! tu pourrais... Ah Dieux !
Hirza, quoi ! De mon sang t’abreuver à mes yeux !
Aux Sauvages.
Et vous, monstres jaloux, quand mon malheureux père
Eût été de Thamar meurtrier volontaire,
Tant de braves Français, expirants sous vos coups,
N’ont-ils pas apaisé ses mânes en courroux ?
Mais si ce n’est assez, si votre infâme rage
Est affamée encor de meurtre, de carnage,
Venez, tigres, venez épuiser dans mon flanc,
Dans le flanc de son fils, un trop coupable sang :
Frappez, et je rends grâce à votre barbarie,
Si vous sauvez mon père et m’arrachez la vie.
HIASKAR.
Français, tu nous vois tous honteux de ta fureur.
Nous avons dû t’apprendre à vaincre la douleur,
Souviens-t’en. Si tu peux justifier ton père,
Nous allons t’écouter ; parle, mais sans colère.
Parle.
MONRÉAL.
Eh bien ! si par vous autrefois adopté,
Au rang de vos Guerriers Monréal fut compté,
Lui sera-t-il permis, malheureux et coupable,
De réclamer un droit chez vous inviolable,
Le plus cher à mon cœur, le plus saint pour un fils ?
OUKÉA, lui donnant un collier.
Oui, s’il ne saurait nuire aux lois de mon pays.
Ce gage t’en assure.
MONRÉAL, remettant son épée.
Ami, qu’à sa patrie
Mon père soit rendu, j’offre pour lui ma vie.
Je fais plus. En son nom, je jure que son bras
Ne vengera jamais ses fers, ni mon trépas.
OUKÉA.
Français, nous t’approuvons de mourir pour un père.
HIASKAR.
Venger Thamar sans doute est juste et nécessaire...
MONRÉAL, à Oukéa.
De l’Auteur de mes jours va donc briser les fers.
OUKÉA.
Tu seras satisfait.
Il sort.
Scène VI
MONRÉAL, HIASKAR
MONRÉAL, à lui-même.
Après tant de revers,
Je pourrai donc...
HIASKAR.
Veux-tu m’entendre et me connaître ?
Ton cœur doit m’estimer, quelque grand qu’il puisse être.
Cent fois plus que les miens j’ai vanté tes hauts faits ;
Je t’aurais immolé mes plus chers intérêts,
Tout, hors ma liberté ; dès que j’ai craint pour elle,
J’ai résolu ta mort et la voulais plus belle.
Mais s’il faut qu’une femme, aujourd’hui ton bourreau,
De tes jours dévoués éteigne le flambeau,
Nous avilissons trop un Guerrier intrépide.
Est-ce à toi de tomber sous un bras si timide ?
Envers Thamar, Hirza dégageant notre foi,
Peut encor le venger sur d’autres que sur toi :
Laisse agir seulement le zèle qui m’anime.
Le sang des prisonniers...
MONRÉAL.
Sois vrai, sois magnanime.
Quand mon père aujourd’hui s’est dévoué pour eux,
J’ai vu ton cœur frappé de ce trait généreux.
Eh ! pourquoi me donner un conseil si contraire
Aux vertus que toi-même admirais dans mon père ?
HIASKAR.
Pour épargner aux miens la honte de ta mort,
Pour sauver un Guerrier, digne d’un meilleur sort,
Hirza croit de ton père apprêter le supplice ;
Je cours me faire entendre, il faut qu’elle en rougisse ;
Et bientôt Hiaskar t’épargnera l’horreur
De subir une mort indigne d’un grand cœur.
Il sort.
Scène VII
MONRÉAL, seul
Tes vœux seront trompés. Oui, si je fus un traître,
Je vais rendre l’honneur au sang qui m’a fait naître.
Ô mes concitoyens, pardonnez mes forfaits ;
Je reprends les vertus et l’âme d’un Français.
ACTE V
Scène première
HIRZA, GUERRIERS
HIRZA.
Il faut donc l’accomplir ce funeste serment !
Et sur qui ?... j’en frémis ! quels apprêts ! quel moment !...
Non jamais, quel que soit le devoir qui me lie,
Ma main à ce Vieillard n’arrachera la vie...
Mais c’est trop balancer... Étouffons nos regrets...
Aux Guerriers.
Amenez en ces lieux les prisonniers français ;
Allez, amis.
Les Guerriers sortent.
Scène II
HIRZA, seule
Je sais qu’ambitieux, parjure,
Tu trahis Monréal, la flamme la plus pure :
Je sais que tout conspire à te fermer mon cœur,
Je ne t’aimai jamais avec tant de fureur.
Et l’ingrat, abusant d’un cruel avantage,
Ose faire à mes feux le plus sensible outrage !
Le voilà donc, grands Dieux, ce cœur si bien épris,
Cet amour si constant, ce bonheur tant promis !
Le voilà ! C’en est fait : pour prix de mes tendresses,
Nos nœuds presque formés, ses serments, ses promesses,
Tout est évanoui : malheureuse ! et mes pleurs,
Et d’un cœur déchiré les mortelles douleurs,
Et de l’amour jaloux les transports, la furie,
Le salut de son père et le soin de sa vie,
Rien n’a pu le changer, ni même l’attendrir,
Rien n’a pu de son âme arracher un soupir.
Ô toi, que j’avais cru si constant et si tendre,
Cher amant ; ah ! du moins si tu pouvais m’entendre,
Si tu voyais combien il en coûte à mon cœur,
Pour remplir un serment qui me glace d’horreur,
Par pitié pour mes maux, tu gémirais peut-être
De l’excès de ce feu que toi seul as fait naître.
Des prisonniers français quand je hâte la mort,
Tu ne l’imputerais qu’à mon malheureux sort.
Dans ces lieux cependant ils tardent à se rendre.
Que vois-je ? Oukéa seul ! Dieux ! que vient-il m’apprendre ?
Scène III
OUKÉA, HIRZA
OUKÉA.
Hirza, préparons-nous à de nouveaux revers.
Les prisonniers français ont tous brisé leurs fers.
De nos jeunes Guerriers sollicitant le zèle,
Ton amant, soutenu de leur troupe rebelle,
Vers le lieu du conseil précipitait ses pas ;
Il réclamait les siens, il excitait leurs bras :
Tout un peuple indigné contre eux soudain s’avance ;
Déjà la flèche vole, et le combat commence.
Des mères, s’élançant entre les deux partis,
Leur découvrent le sein qui les avait nourris ;
Et leurs cris douloureux, leurs sanglots et leurs larmes
Ont ému tous les cœurs et fait tomber les armes.
Dans ce désordre affreux les prisonniers Français
Auront su, par la fuite, échapper à nos traits ;
Hiaskar les poursuit. Monréal et son père,
Des Vieillards entourés, en butte à leur colère,
Presqu’au sein de la mort, semblent d’un œil content
Envisager l’horreur du sort qui les attend.
HIRZA.
Quand, malgré mon serment, pour lui seul je diffère
À remplir les devoirs d’un sanglant ministère,
Il le voit ! et le lâche a le plaisir affreux
De me désespérer, de dédaigner mes feux !
Malgré sa perfidie et son indifférence,
Dans le fond de mon âme un rayon d’espérance,
Il le faut avouer, soutenait mon amour :
J’ai cru qu’un feu si pur le toucherait un jour.
Quel horrible avenir mon malheur me prépare !
À quelle extrémité me réduis-tu, barbare !
Eh quoi ! contre ton père irritant ma fureur,
Tu forces donc mon bras à lui percer le cœur ?
OUKÉA.
Non, tu n’as plus, Hirza, de pouvoir sur sa vie.
C’est ton amant qu’il faut que ta main sacrifie.
HIRZA.
Qu’entends-je ? qu’as-tu dit ?
OUKÉA.
Par nous tous avoué,
Monréal, pour son père, ici s’est dévoué.
HIRZA.
Monréal ?
OUKÉA.
Oui, lui-même.
HIRZA.
Hélas ! tu vois mon trouble,
Pardonne ; la pitié malgré moi le redouble.
Quel coup affreux du sort ! quel horrible serment !
OUKÉA.
Il le faut accomplir ; ton salut en dépend.
HIRZA.
Quoi ! tu l’oses penser, que ma main sanguinaire
Pourrait...
OUKÉA.
Dans ce tombeau regarde, téméraire !
Thamar ensanglanté, menaçant, furieux,
De ta promesse ici prendre à témoin nos Dieux :
Vois tous ces Dieux, sur nous grossissant les tempêtes,
Aux foudres de l’Europe abandonner nos têtes.
HIRZA.
Ô mon père, ô mes Dieux, qu’exigez-vous de moi ?
OUKÉA.
Ton devoir. Songes-tu qu’il a trahi sa foi,
Qu’en secret il nous hait, qu’il te trompe et t’outrage ?
HIRZA.
Ô mânes de Thamar, soutenez mon courage !
Je vois l’abîme affreux où m’a plongé le sort...
Puisqu’il s’est dévoué, ma main lui doit la mort :
Je veux du même fer, qui doit trancher sa vie,
Percer ce cœur qui l’aime avec idolâtrie :
Ma main qu’il dédaigna, que le Ciel croit punir,
Malgré le Ciel et lui, saura nous réunir.
OUKÉA.
Je le vois ; cache-lui le poison qui te tue.
Scène IV
MONRÉAL PÈRE, MONRÉAL FILS, HIRZA, OUKÉA, GUERRIERS, CONSEIL DES VIEILLARDS, FEMMES SAUVAGES
HIRZA.
Quel froid pénètre au fond de mon âme abattue !
MONRÉAL FILS, à son père.
Ah ! Laissez-moi mourir, vous ne connaissez pas
La fureur de mes feux, mes forfaits, mes combats ;
Je vous dois mes remords, mais sans votre présence
L’amour aurait cent fois emporté la balance...
Lorsque le ciel permet que je meure pour vous,
Ne plaignez que la main qui va porter les coups.
OUKÉA, à Hirza, tenant une épée.
Que l’aspect de ce fer redouble ta colère :
Il était enfoncé dans le flanc de ton père,
Ma main l’en arracha ; fais de même en ce jour,
Arrache de ton cœur un criminel amour ;
Que tout, jusqu’à son nom, sorte de ta pensée :
Ou plutôt, s’il combat dans ton âme offensée,
Fais-en le sacrifice, il en sera plus beau.
Je dépose ce fer au pied de ce tombeau :
Teint du sang de ton père, il soutient ta constance ;
Instrument de sa mort, qu’il serve à sa vengeance ;
Il met l’épée sur l’autel.
Viens, armes-en ton bras.
MONRÉAL FILS, à Hirza.
J’ai mérité mon sort.
Frappe ; comme un bienfait je recevrai la mort.
HIRZA.
Lâche et perfide amant, nul espoir ne te reste :
Périssent dans ton sang des feux que je déteste.
MONRÉAL PÈRE.
Arrête, et vois sur qui doit tomber ta fureur.
Ma main tua ton père, il en fut le vengeur.
Si la mort de Thamar à tes yeux est un crime,
Si le sang doit couler, connais mieux ta victime,
La voici. De mon fils je dégage la foi.
Mon fils sans mon aveu n’a pu s’offrir pour moi.
HIRZA.
L’un a tué mon père, et l’autre m’a trahie :
Ma main à l’un des deux doit arracher la vie,
Je les vois d’un front calme, en attendant la mort,
Insulter l’un et l’autre à mon malheureux sort.
À Monréal fils.
Oui, (je lis dans ton cœur) ma douleur fait ta joie ;
Tu t’abreuves des pleurs où mon âme se noie ;
Et, bravant les effets de mon vain désespoir,
Tu comptes sur un feu que j’ai trop laissé voir.
Ne crois plus abuser du faible de mon âme :
Mes yeux s’ouvrent enfin. Je rougis de ma flamme,
Je déteste nos nœuds, je les romps pour jamais ;
Et, plus tu me fus cher, ingrat, plus je te hais,
Plus je veux me venger... ma douleur est cruelle.
J’en mourrai, je le sens, oui mais tremble, infidèle.
Allant à l’autel et prenant le poignard.
Mânes chers et sacrés, vous serez satisfaits.
Scène V
LES MÊMES, HIASKAR
HIASKAR.
Arrête, arrête, Hirza ; j’ai rempli tes souhaits.
Les Français à nos coups avaient cru se soustraire ;
Mais j’ai vengé sur eux les mânes de ton père.
L’un deux, en expirant, m’a dit que Fontalbar,
En montrant l’épée qui est sur l’autel.
Lui-même, de ce glaive, avoir frappé Thamar.
À Monréal père.
Ainsi, brave Guerrier, tu prodiguais ta vie ?
MONRÉAL PÈRE.
Non, j’épargnais un sang utile à ma patrie.
HIRZA, la main appuyée sur l’autel.
Et moi qui vois la honte où m’abaissent mes feux,
Moi qui devais remplir un serment malheureux,
Moi pour qui désormais la vie est un supplice,
Je t’aime encore, ingrat ! que ce fer m’en punisse.
Elle se frappe.
MONRÉAL FILS.
Arrête, chère Hirza !... Pour te prouver ma foi...
Il saisit le fer.
MONRÉAL PÈRE, se précipitant entre Hirza et son fils lui arrachant le fer et le repoussant.
Ah, mon fils !
MONRÉAL FILS, à Hirza.
Va, tu meurs moins à plaindre que moi.
MONRÉAL PÈRE.
Songe que ton devoir est d’aimer ta patrie,
De lui sacrifier ton amour et ta vie.
Tu vainquis une fois, en osant la trahir ;
Ne t’en souviens jamais que pour la mieux servir ;
Conserve cet espoir : et, si tu fus rebelle.
Tu peux si bien mourir en combattant pour elle !
[1] M. Rousseau, égalité des conditions.
Le physique de l’amour est ce désir général qui porte un sexe à s’unir à l’autre ; le moral est ce qui détermine ce désir et le fixe sur un seul objet exclusivement, ou qui, du moins, lui donne, pour cet objet préféré., un plus grand degré d’énergie : or il est facile de voir que le moral de l’amour est un sentiment factice, né de l’usage de la société , et célébré par les femmes avec beaucoup d’habileté et de soin, pour établir leur empire et rendre dominant le sexe qui devrait obéir... Le Sauvage écoute le tempérament qu’il a reçu de la nature , et non le goût qu’il n’a pu acquérir.