Henriette (Jacques-François ANCELOT)
Sous-titre : deux ans après
Drame en trois actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu, le 25 septembre 1830.
Personnages
FERDINAND DE MONVAL
PROBINCOURT, ami de Monval
SAINT-ALBIN, ami de Monval
MONBRAY, ami de Monval
VARINCOURT, ami de Monval
BAILLY, garde chasse de Monval
PIERRE, prétendu de Rose
JOSEPH, valet de chambre de Monval
UN LAQUAIS
UN GARDE-CHAMPÊTRE
FRANÇOIS, garçon de Tortoni
UN AUTRE GARÇON
LA MARQUISE DE MONVAL, mère de Ferdinand
LA COMTESSE, sa cousine
HENRIETTE, fille de Bailly
ROSE, fille de Bailly
UNE FEMME DE CHAMBRE
FÉLIX, jockey
La Scène se passe, au premier Acte, à Verneuil, à 5 lieues de Paris ; au deuxième et au troisième, à Paris.
ACTE I
Le Théâtre représente un parc ; la grille est dans le fond, et ouvre sur une forêt ; une maison de garde-chasse occupe la gauche du spectateur sur le devant de la scène ; à droite, vis-à-vis, un bouquet d’arbres sous lequel sont placés une table et des sièges.
Au lever du rideau, on entend le son du cor dans le lointain ; une jeune fille ouvre la fenêtre de la maison, écoute, puis, au bruit qui approche, la referme précipitamment. Des gardes-chasse, des piqueurs passent ; c’est le point du jour.
Scène première
HENRIETTE, puis ROSE
HENRIETTE ouvre de nouveau la fenêtre, écoute, regarde, et dit à quelqu’un qui est dans l’intérieur.
Il n’y a plus personne...
Elle reste à regarder avec inquiétude ; la porte de la maison s’ouvre, le marquis de Monval sort avec précaution, fait un signe de la main à Henriette, et s’éloigne par la grille : de l’autre côté arrive Rose portant un pot au lait et un panier.
ROSE.
Voilà du lait et des œufs pour le déjeuner de ces dames.
Elle va vers la maison.
Henriette ! Henriette !
HENRIETTE, elle sort de la maison, elle porte à peu près le même costume que Rose, mais plus coquet et plus jeune.
Me voici ! bonjour, Rose. Quoi ! déjà à l’ouvrage !
ROSE.
Il est près de sept heures ; en voilà plus de deux que je suis levée. Veux-tu, Henriette, nous mettre ici à travailler au frais ?
HENRIETTE, soupirant.
Travailler ! ah oui : mais mon rôle pour la comédie du château, je dois l’étudier. Veux-tu me le faire répéter ?
ROSE.
Impossible ! il faut que je fasse ayant déjeuner toute ta tâche d’hier.
HENRIETTE.
Bonne Rose !... Tiens, mets cette croix à ton cou, pour penser à ta sœur.
ROSE.
Mais toi ?
HENRIETTE.
Oh, j’en ai d’autres.
ROSE.
C’est vrai, madame la marquise est généreuse ; et quand tu étais toute petite et qu’elle t’emmenait passer la journée au château, tu en rapportais toujours quelque chose.
HENRIETTE.
Aussi je voudrais, pour la contenter, jouer très bien ce rôle dont elle m’a chargé : je voudrais pour tout au monde jouer aussi bien que la jeune comtesse sa cousine.
ROSE.
Oh, tu joueras mieux, et tu es plus jolie. En allant comme ça si souvent au château, tu as pris des manières de dame, tu as appris à bien parler, et, si tu n’étais pas ma sœur, je n’oserais quasi pas causer avec toi.
HENRIETTE.
Ma chère Rose !... ma sœur !... Mais, tu ne sais pas, cette fois ce n’est plus un rôle de paysanne que je joue, c’est une jeune fille pauvre qui épouse un marquis !... C’est vrai !
ROSE.
Vrai ! ah bien oui !... c’est une comédie.
HENRIETTE, pensive.
Voudrais-tu être marquise, Rose ?
ROSE.
J’aime mieux être la femme de Pierre, le jardinier du château ; et ça ne tardera pas, j’espère : il n’a qu’une maisonnette et un champ... mais il m’aime tant !...
HENRIETTE.
Sa voix est si brusque !
ROSE.
Son cœur est si bon !
HENRIETTE.
Son langage est si grossier !... C’est un paysan.
ROSE.
Henriette !... Henriette !... qui sommes nous donc ? les filles d’un garde-chasse, d’un domestique du marquis de Monval ?
HENRIETTE.
Un domestique !... un ancien soldat qui a la croix !... Non, non, le vieux marquis appelait mon père son ami ; à son lit de mort, il lui recommanda son fils, et il mourut tranquille quand notre père lui eut promis de veiller sur Ferdinand... sur monsieur Ferdinand.
ROSE.
Malgré tout ça, feue défunte votre mère disait souvent : Faut pas que les petits soient trop près des grands ; le pot de terre finit toujours par être brisé par le pot de fer. Et, si elle vivait, je suis bien sûre que tu n’aurais pas joué la comédie au château.
HENRIETTE.
Si madame la marquise l’avait voulu ?... Tu sais bien qu’on ne lui résiste pas.
ROSE.
C’est vrai ; elle est si bonne ! et puis dans l’état où elle est, qui voudrait la contrarier ? car elle ne vivra pas longtemps, elle s’affaiblit tous les jours : ce sera un grand chagrin pour M. Ferdinand ! il chérit tant sa mère ! et, quoiqu’il soit un peu vif, un peu violent, il est bien aimable ! Ah enfin, les voici !
HENRIETTE.
Qu’est-ce donc ? tout le village vient de ce côté !... Est-ce ta noce ?
ROSE.
Non ! c’est ta fête à toi ; la Saint-Henri.
Scène II
ROSE, PIERRE, HENRIETTE, PAYSANS et PAYSANNES, UN GARDE-CHASSE
PIERRE.
Et nous venons vous la souhaiter, mam’selle Henriette ! vous savez bien comme tout le monde vous aime à Verneuil. Voulez-vous bien recevoir nos petits présents ?
Les jeunes gens et les jeunes filles lui donnent différents objets de toilette de paysanne.
HENRIETTE.
Chers amis, que vous êtes bons ! et que je vous remercie !
Elle va poser les présents sur la table, et les regarde dédaigneusement. À part.
Que ferai-je de tout cela ?
PIERRE.
Est-ce que mam’selle Henriette aurait quelque chagrin ? elle n’a pas l’air joyeux comme l’année dernière à pareil jour !
HENRIETTE.
Moi ? je suis contente, bien contente !
PIERRE.
Mais regardez donc ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Scène III
LES MÊMES, JOSEPH et UN LAQUAIS apportant une corbeille
JOSEPH.
C’est le bouquet de mademoiselle Henriette.
HENRIETTE, courant joyeuse à la corbeille.
Voyons, voyons cela.
PIERRE.
Comme elle a l’air gai à c’te heure !
JOSEPH.
Madame la marquise et sa société viendront déjeuner ce matin ici sous les arbres.
ROSE.
Tout sera prêt.
Les laquais se retirent.
HENRIETTE, qui a tiré de la corbeille des bouquets, des rubans, des robes, etc.
Que c’est joli ! que c’est joli !
PIERRE.
Ah ! nos pauvres cadeaux ne sont plus que de la Saint-Jean.
HENRIETTE.
Quel beau fichu !
Elle l’essaie.
Scène IV
LES MÊMES, BAILLY
BAILLY.
Bonjour, mes amis... Qu’est-ce que je vois donc là ?
HENRIETTE.
Regardez, mon père, tous ces beaux présents, ils viennent du château, c’est madame la marquise...
BAILLY.
Et à quoi bon toutes ces parures pour une pauvre fille ?
PIERRE, à part.
Bien !... À sa place, je les renverrais.
HENRIETTE, d’un ton caressant.
Vous ne m’avez pas embrassée, ce matin ?
BAILLY, l’embrassant.
Une bonne fille !... c’est vrai !... mais, enfin, c’est trop, trop vraiment !
HENRIETTE.
Il fallait tout cela pour cette comédie que je dois jouer.
BAILLY.
Hum !... cette comédie !... cette comédie !... madame la marquise a des idées !... Ces gens riches, ils se donnent une peine pour s’amuser !... La pauvre dame ! aux portes du tombeau elle veut encore s’entourer de plaisirs !... Mais toi, il ne te fallait autrefois pour être joyeuse qu’une robe de toile et le gazon pour sauter !... pourquoi diable vont-ils t’affubler de tout ça ?
HENRIETTE.
La comédie aurait manqué l’autre fois si vous ne m’aviez pas laissé prendre un rôle.
PIERRE.
Et mam’selle Henriette a si bien joué, que madame la marquise veut toujours l’avoir !... J’ons vu ça !... Ah, père Bailly, vous nous ferez encore entrer, n’est-ce pas ?
BAILLY.
Nous verrons, nous verrons.
PIERRE, bas à Bailly.
Pourtant, père Bailly, m’est avis que vous n’auriez pas dû laisser jouer mam’selle Henriette.
BAILLY.
Refuser quelque chose à madame la marquise, à M. Ferdinand !... est-ce que c’est possible ?
PIERRE, toujours à demi-voix.
C’est que, voyez vous, dans les villages on est mauvaise langue, on pourrait jaser !... avec ça que la rosière que madame la marquise a faite l’année dernière est parti avec un housard.
BAILLY.
Qu’est-ce à dire ? des propos !...
PIERRE.
Ce n’est pas sur vos filles, père Bailly, certes ! elles ont une fameuse réputation ! aussi, il n’y a pas un garçon qui ne voulût en épouser une.
BAILLY.
J’espère !... car l’honneur, c’est la fortune du pauvre ; et le père Bailly ne connaît que ça d’abord !... N’est-il pas vrai, mes enfants ?
Il se place entre ses deux filles.
Voilà tout pour moi, voyez-vous ! leur bonheur, leurs vertus, ça va ensemble, n’est-ce pas ?... Mais tu es pâle, Henriette ? tu n’es pas malade ?
HENRIETTE, elle embrasse son père, et cache sa figure sur son sein.
Non... non... mon père !
BAILLY.
C’est à ce maudit château !... Tu prends des airs de grande dame ; tes joues ne sont plus roses comme autrefois.
PIERRE.
N’y allez plus, mam’selle Henriette.
BAILLY.
Ça ne se peut pas, mon garçon : quoique j’aie peur de ces idées de toilette qui peuvent passer dans une jeune tête, je suis tranquille sur mon Henriette !... et il faut tout faire pour madame la marquise et pour M. Ferdinand. Tu ne sais pas, toi, ce que je leur dois.
PIERRE.
Mais si fait, ils me l’ont dit dans le village ; le vieux marquis vous a sauvé la vie, voilà tout.
BAILLY.
Rien que ça !... excusez du peu !... Sais tu que ce coup de sabre qu’il a reçu a Brienne, c’était à moi qu’il revenait ? que mon colonel l’a reçu pour son soldat ? qu’il n’a pu en guérir ; que de longues souffrances en ont été la suite ? et qu’il est venu mourir là, dans son château, tandis que je me portais bien, moi, dans cette cabane qu’il m’a donnée ?... Voyez-vous, mes amis, ça fend le cœur, rien que d’y penser.
PIERRE.
Il y a bien longtemps, père Bailly ?
BAILLY.
Quinze ans ?... qu’importe ? c’est toujours là ?... Un homme riche se faire tuer pour un pauvre diable qui n’a pas le sou !... ça n’est pas juste !... comment pourrai-je m’acquitter ?... Ah, je lui ai juré d’aimer son fils comite le mien ! aussi, ma vie, mon sang, tout est à lui !
PIERRE.
Tout de même que M. Ferdinand a bien perdu à la mort de son père ; madame la marquise a du bon, mais c’est un peu fier !
ROSE.
Qui, mais M. Ferdinand n’est pas fier lui ! il vient nous voir souvent, et il parle aux paysans comme s’il n’était pas plus qu’eux.
PIERRE.
Plus qu’eux ? par exemple ! est-ce que les paysans sont esclaves donc ? Je sommes libres, et tous les honnêtes gens sont égaux. N’est-ce pas, père Bailly ?
BAILLY.
Cela devrait être, mon garçon ! mais la liberté ? elle est dans ma bourse ; l’égalité ? elle est au cimetière.
On entend des coups de fusils.
Qu’est-ce donc ? la chasse est finie.
LE GARDE.
C’est encore le voisin, M. de Poligny et ses gens qui chassent dans le petit bois de M. le marquis.
PIERRE.
Est-il entêté celui-là ? il veut que le petit bois lui appartienne ; il plaide, il perd, la justice décide que le bois est à M. de Monval, et ce damné de M. de Poligny le regarde toujours comme à lui, et il rosse les gens de M. le marquis quand ils lui font des observations.
BAILLY.
Corbleu, j’en sais quelque chose ! Mais, ma foi, la patience m’échappe, et je lui réserve pour ce soir un tour dont il se souviendra longtemps.
LE GARDE.
Vous ferez bien, père Bailly ! c’est un entêté, un brutal, que ce M. de Poligny.
Pendant cette scène, les jeunes filles ont préparé le déjeuner sur la table.
BAILLY.
Il est la terreur de tout le canton ; mais qu’il prenne garde à moi ! s’il ne change pas de manières, il entendra parler du père Bailly.
PIERRE.
Il poursuit toutes les filles du village ! Il mérite bien une bonne leçon. Il a déjà tenu sur M. de Monval des propos !... il s’est permis des choses qui crient vengeance !... mais j’y mettrai bon ordre.
ROSE.
Voici madame la marquise et sa société.
Scène V
LES MÊMES, LA MARQUISE, LA COMTESSE, PROBINCOURT, SAINT-ALBIN
LA MARQUISE, aux paysans qui s’inclinent.
Bonjour !... Quelle charmante idée j’ai eue là ! tout ce qui est simple et naturel me plaît.
JOSEPH.
Voici le pâté truffé, le vin de Champagne et le café que madame la marquise a demandés.
PROBINCOURT, à part.
Quelle simplicité !
LA MARQUISE.
Moi, j’aime ces bons paysans !
BAILLY.
Madame la marquise a-t-elle tout ce qu’il lui faut ?
LA MARQUISE.
Oui, c’est bien.
Les paysans sortent ; Bailly s’éloigne par la grille ; ses filles rentrent dans la maison.
Scène VI
LA COMTESSE, SAINT-ALBIN, LA MARQUISE, PROBINCOURT
Ils sont places à table tous les quatre : il y a cinq couverts, un reste vacant.
LA MARQUISE.
Eh bien, monsieur de Probincourt, votre active philanthropie trouve-t-elle à s’exercer ici !
PROBINCOURT.
Où n’y a-t-il pas des malheureux ? Moins sur vos terres que partout ailleurs sans doute, madame la marquise, mais enfin on en rencontre ; et moi qui ai consacré ma vie à toutes les misères...
LA COMTESSE.
Oui, vous êtes étonnant avec votre fureur d’améliorations. Si on lisait vos éternels rapports aux comités philanthropiques, si l’on adoptait tous vos plans de réforme, le monde deviendrait parfait ; et alors plus de médisance ! ce serait à périr d’ennui...
PROBINCOURT.
Ne craignez rien, madame la comtesse, et soyez convaincue...
LA MARQUISE.
L’état de philanthrope doit-être un état fatigant ?
PROBINCOURT.
Plus que vous ne pensez ; et puis il y a des dangers à courir.
LA COMTESSE.
Des dangers ! et lesquels, bon Dieu ?
PROBINCOURT.
L’autre jour, n’ai-je pas manqué mourir ?
LA MARQUISE.
De quel mal ?
PROBINCOURT.
D’indigestion ! pour avoir goûté de la soupe économique que j’ai inventée.
LA COMTESSE.
Pauvre Probincourt !...
À la Marquise.
Mais, dites-moi donc, mon cousin Ferdinand ne me paraît pas fort empressé ! tous les matins il se fait attendre.
LA MARQUISE.
C’est votre faute ; il a droit d’être mécontent de vous. Il y a un an, Ferdinand vous pressait chaque jour de donner votre consentement au mariage arrêté entre nous : vous êtes veuve depuis dix-huit mois, et...
LA COMTESSE.
Je voulais jouir un peu d’une liberté que je devais perdre pour lui.
LA MARQUISE.
Quand il apprendra que vous cédez enfin, et que votre mariage se fera le mois prochain, vous le reverrez à vos pieds : vous savez, ma chère cousine, quel prix j’attache à cette union ! Elle est l’espérance de mes derniers jours, et il faut qu’elle s’accomplisse bientôt, car ma fin approche : le mal qui me consume fait de cruels progrès.
PROBINCOURT.
Que dites-vous ?
LA COMTÉSSE.
Vous nous affligez !
LA MARQUISE.
Ce n’est pas mon intention : depuis longtemps, je suis résignée ! Imitez-moi ! votre mariage, ma chère comtesse, va m’apporter encore d’heureux moments. Naguère vous m’avez sauvée de ma ruine, je vous donne mon fils, et j’acquitte ainsi la dette de la reconnaissance.
LA COMTESSE.
Oh, ne parlons jamais du léger service que je vous ai rendu ! Qui peut retenir ainsi Ferdinand loin de nous ?
PROBINCOURT.
Il cherche dans les plaisirs de la chasse une distraction à ses regrets.
LA COMTESSE.
En effet, depuis quelque temps il semble aimer beaucoup la chasse. Mais comment, Monsieur de Saint-Albin, n’êtes vous pas de ses parties ?
SAINT-ALBIN.
Ma foi, je ne comprends pas un plaisir qui force à se lever à cinq heures du matin.
Scène VII
LA COMTESSE, SAINT-ALBIN, LA MARQUISE, PROBINCOURT, HENRIETTE, apportant des fruits
PROBINCOURT.
Ah ! voilà notre nouvelle actrice.
LA MARQUISE, à Henriette qui a déposé les fruits sur la table.
Bien, Henriette !... Et votre rôle ?
HENRIETTE.
Je le sais, madame la marquise.
LA MARQUISE.
Il vous faudrait un peu d’assurance ; votre timidité vous nuit...
PROBINCOURT.
C’est le trouble de l’innocence.
SAINT-ALBIN.
Cela passera.
LA COMTESSE.
Voici M. Ferdinand.
Scène VIII
LA COMTESSE, SAINT-ALBIN, LA MARQUISE, PROBINCOURT, HENRIETTE, FERDINAND DE MONVAL
MONVAL, à part en entrant.
L’insolent !...
LA MARQUISE.
Qu’avez-vous, mon fils ?
MONVAL.
Oh, rien, rien !
À part.
N’alarmons pas ma mère ; je retrouverai ce Poligny...
LA MARQUISE.
Mon cher Ferdinand, vous arrivez bien tard.
MONVAL.
Veuillez m’excuser.
LA MARQUISE.
Asseyez-vous à côté de la comtesse...
MONVAL, s’asseyant.
Quel embarras !
LA MARQUISE, à Henriette.
Allons, rassurez-vous ; et, pour vous accoutumer à paraître devant le monde, restez auprès de nous.
LA COMTESSE, bas à Monval.
Mon cousin ne trouve-t-il donc plus de plaisir près de moi ?
MONVAL, de même.
Ah, le pouvez-vous croire ?
HENRIETTE, à part.
Ils se parlent bas.
LA MARQUISE.
Convenez que la campagne est mille fois préférable au séjour de Paris.
PROBINCOURT.
On n’y reçoit pas d’ennuyeux.
SAINT-ALBIN.
Non, on les loge chez soi.
LA MARQUISE.
On joue la comédie.
PROBINCOURT.
Et le public n’ose pas siffler.
LA COMTESSE, à part.
Comme il la regarde !
Haut.
Les villageoises plaisent à ces messieurs.
SAINT-ALBIN.
Elles sont si fraîches !
LA COMTESSE.
Je le crois bien ! ça se couche à neuf heures.
LA MARQUISE.
Mon goût pour la vie champêtre me fera reculer l’époque de mon retour à Paris, et nous célébrerons ici votre mariage, ma chère comtesse.
MONVAL, troublé, à part.
Que dit-elle ?
HENRIETTE, à part avec joie.
Elle se marie !
LA MARQUISE.
J’ai bien des projets, Ferdinand, et je veux...
MONVAL, se levant.
Ma mère !... j’entends la voiture que vous avez demandée pour faire une promenade dans le bois : la voici.
Tout le monde se lève de table.
LA MARQUISE, à la Comtesse.
Voyez sa joie !... il est tout troublé.
LA COMTESSE.
Vous lui parlerez de cela plus tard.
SAINT-ALBIN, bas à Monval.
Tu vas te marier : comment seras-tu mis ?
MONVAL.
Extravagant ! j’ai bien autre chose en tête.
HENRIETTE, à part.
Que disent-ils ?
MONVAL, bas à Henriette.
Reste ici, Henriette, je reviens dans un instant.
LA MARQUISE.
Ferdinand, donnez donc la main à la comtesse.
Scène IX
HENRIETTE, seule
Il va revenir !... Oh oui, c’est moi qu’il aime : je suis heureuse !... Heureuse ?... et mon père ?... s’il soupçonnait... Combien je suis coupable ?... mais comment résister à tant d’amour ?... et pourtant quel sera mon avenir ?... Il est noble, riche, et moi, pauvre fille... Ah, qu’ai-je fait ?
Scène X
HENRIETTE, MONVAL
MONVAL.
Henriette !... et quoi, tu pleures ?
HENRIETTE.
Hélas ! je songeais... Pardonne ! te voilà, tout est oublié !...
MONVAL.
Qui a pu t’affliger ?
HENRIETTE.
Ferdinand, tu me le demandes ?
MONVAL.
Que mon amour te rassure.
HENRIETTE.
Ton amour ?... oh, que j’ai besoin d’y croire !
MONVAL.
Tu en doutes, Henriette ?
HENRIETTE.
Non ! mais je tremble !... Quelle est ma vie, Ferdinand, depuis le jour où je t’écoutai ? Née avec une âme ardente, sans cesse au château près de toi, dans un monde où je n’ai point de place, j’y ai puisé des sentiments, des idées qui me perdront peut-être ! j’ai pris en dégoût cette existence obscure qui m’était destinée ; mes amis d’enfance, mes parents, mes égaux me sont devenus étrangers ; leur langage n’est plus le mien ; mes devoirs me sont odieux ; je n’ose plus regarder mon père !
MONVAL.
Henriette !
HENRIETTE.
Je crains que ses yeux ne lisent ma faute sur mon front : ton amour fut sans pitié ! j’ai tout trahi pour toi !... si tu m’abandonnais ?
MONVAL.
T’abandonner !
HENRIETTE.
Oh, non, non ! tu ne livreras pas au désespoir une pauvre fille qui n’eut d’autre tort que celui de t’aimer ! Mon bonheur, mon avenir, c’est toi !
MONVAL.
Oui, désormais notre sort est le même, ta vie est la mienne.
HENRIETTE.
Que ces douces paroles me font de bien !... Mais ton rang, ta naissance ?... Ferdinand, je ne suis qu’une paysanne.
MONVAL.
Tu es mon Henriette !... qui a pu te dire que tu étais autre chose que mon Henriette ?
HENRIETTE.
Je ne doute pas de la sincérité de ton cœur ; mais que d’obstacles à vaincre !... Ta mère !... oh, que je la crains !
MONVAL.
Je parviendrai à la fléchir !...
HENRIETTE.
Tu le crois aujourd’hui !... Mais toi-même, entouré de séductions, le voudras-tu bientôt ?
MONVAL.
Henriette, tu m’affliges ! qu’ai-je fait pour mériter de semblables soupçons ?
HENRIETTE.
Pardonne, mon bien-aimé, pardonne ! tout me trouble, tout m’effraie : à côté du remords il n’y a point de repos. Te le dirai-je ? partout je trouve des sujets de crainte ; ta cousine elle-même, la comtesse.
MONVAL, troublé.
La comtesse !
HENRIETTE.
Oui, j’avais peur ; sa vue me faisait mal !... Mais elle se marie, on l’a dit devant moi ; je suis tranquille ! Désormais, mon Ferdinand, je ne tremblerai plus : confiante dans tes promesses, je t’abandonne mon avenir, il sera ce que tu voudras qu’il soit ! oui, plus de regrets, plus de soupçons, plus de craintes ! toi, mon bien-aimé, toi !... puis la mort !
MONVAL.
Chère Henriette ! pourrais-je te tromper ?
HENRIETTE.
Me tromper !... ah, ne prononce jamais ce mot, il fait trop de mal !... Mais l’heure s’avance, si mon père rentrait... Et toi-même, Ferdinand, il faut s’éloigner ; on s’apercevrait de ton absence.
MONVAL.
Je vais passer par le petit bois pour retourner au château.
HENRIETTE.
Par le petit bois ! prends garde à M. de Poligny : il te hait.
MONVAL.
Qu’ai-je à redouter ?... Adieu, Henriette, plus de soupçons ?...
HENRIETTE.
Jamais ! jamais !
MONVAL.
Et de l’amour ?
HENRIETTE.
Toujours !
Scène XI
HENRIETTE
C’en est fait ! j’étais une folle de m’effrayer ainsi ! son amour vaincra tous les obstacles. Il l’a juré !... et cependant son caractère est faible ; et sa mère a tant d’empire sur lui !... Non, non, je dois me rassurer : que ne peut un amour véritable ?
Scène XII
HENRIETTE, ROSE, sortant de la cabane
ROSE.
Eh bien, Henriette, que fais-tu là ? Comment, tu n’as pas encore rangé tous ces objets ?
HENRIETTE.
Tu as raison de me gronder, ma bonne sœur : excuse-moi.
ROSE, rangeant dans un panier tout ce qui est sur la table.
Il le faut bien. En vérité, depuis quelque temps, je ne te reconnais plus ! tu aimes à être seule, comme un hibou ; tu restes sans mouvement, sans dire une parole !... Est-ce que ça t’amuse ? ma foi, moi, ça m’ennuierait joliment.
Henriette s’approche pour l’aider.
Non, non, va ; laisse-moi faire : tu ne connais plus tout ça, toi ! mais tu vas venir bientôt, n’est-il pas vrai ? Il ne faut pas que not père te trouve toujours à rien faire, il se fâcherait.
HENRIETTE.
Je te suis, Rose ; je te suis.
ROSE.
Tiens, écoute, Henriette, m’est avis que tu lis trop souvent dans les livres qu’on te prête au château : tu ferais mieux de travailler comme moi, tu serais plus gaie. Ce que j’en dis, vois-tu, c’est par amitié : ça me fait du chagrin de te voir comme ça !
Rose emporte ce qui était sur la table, et rentre dans la cabane.
Scène XIII
HENRIETTE, puis MONVAL
HENRIETTE.
Elle dit vrai ! elle est gaie, sans soucis, car elle est sans remords !... et moi !... Mais que vois-je ? c’est Ferdinand : il accourt de ce côté ; il est pâle, défait !... Oh, mon Dieu, est-il arrivé quelque malheur ?
MONVAL.
Ah, c’est toi, Henriette ; tu es seule ?
HENRIETTE.
Oui ; mais qu’y a-t-il, Ferdinand ? tu m’épouvantes.
MONVAL.
Rien, rien !... je suis venu vite.
HENRIETTE.
Tu devais rentrer au château ?
MONVAL, à part.
On ne m’a pas vu ! non : personne n’était là !
HENRIETTE.
Réponds-moi, Ferdinand : tes traits sont décomposés ; comme tu es pâle !
MONVAL.
J’ai soif !... Un verre d’eau, Henriette, un verre d’eau.
HENRIETTE.
J’y vais. Oh, que s’est-il donc passé ?
Elle va dans la cabane.
MONVAL, seul un instant.
Un meurtre !... Ce misérable Poligny, il a osé m’insulter !... et il était sans armes !... et moi !... Grand Dieu !... il est tombé baigné dans son sang !... Tuer un homme ! un homme sans défense !... malheureux !...
HENRIETTE, revenant.
Tiens, mon Ferdinand, prends, et raconte-moi ce qui peut te troubler ainsi ?
MONVAL.
Me troubler ?... Tu te trompes, Henriette, je ne suis pas troublé ! je voulais te voir encore, j’ai couru... Voilà tout !
HENRIETTE.
Bien vrai ?
MONVAL.
Oui, oui !
HENRIETTE.
Je souffrirais tant de tes chagrins !... et pourtant j’ai le droit de m’y associer. S’il t’arrivait quelques malheurs, j’en, réclamerais ma part : tu ne me la refuserais pas ?
MONVAL.
Bonne et chère Henriette !...
Elle se jette dans ses bras.
Scène XIV
HENRIETTE, MONVAL, BAILLY, entrant
BAILLY.
Juste Dieu ! qu’ai-je vu ?
HENRIETTE, se séparant de Monval avec effroi.
Mon père !
BAILLY.
Malheureuse !... il est donc vrai ?... séduite, déshonorée !...
MONVAL.
Arrêtez, Bailly, arrêtez !...
BAILLY.
Et vous, osez-vous bien élever la voix ici ? voilà donc ce que vous réserviez à mes cheveux blancs ! soixante ans d’honneur et de probité, voilà donc ce que vous en avez fait !
HENRIETTE, à genoux.
Grâce, mon père, grâce !
BAILLY.
Tais-toi, misérable !... Insensé que j’étais !... pour lui j’aurais donné mon sang !... Savez-vous ce qui me ramenait dans cette chaumière où vous avez porté la honte ? mon inquiétude, ma tendresse pour vous ! Traversant le petit bois, j’entends des cris, je vous vois courir de ce côté...
MONVAL.
Vous étiez là !... vous avez vu ?...
BAILLY.
J’ai vu votre désordre. Je ne sais quelle crainte m’a saisi ; j’ai marché sur vos traces :... j’arrive ; et je vous trouve dans les bras de ma fille !... Homme sans foi, au moment de me ravir l’espoir de ma vieillesse, rien n’a pu vous arrêter ! vous ne vous êtes pas dit : Ce vieillard, que je vais livrer à l’opprobre, il m’a vu naître, il a guidé mes premiers pas, il m’a aimé comme son enfant !... et vous l’avez déshonoré !... Ah ! cette croix, que j’ai payée de mon sang, c’est mon bienfaiteur, c’est votre vertueux père qui l’attacha sur mon sein !... c’est vous qui me l’arrachez !
Il arrache sa croix.
HENRIETTE.
Ô mon Dieu !
MONVAL.
Ah, je vous en conjure, Bailly, ne me repoussez pas, ne soyez pas sans pitié pour votre fille ! je veux tout réparer...
BAILLY.
J’entends !... vous lui offrirez de l’or, peut-être ?... voilà votre vertu, à vous autres riches et puissants de la terre ! Les cruels, ils pensent que l’honneur des pauvres gens peut être mis à prix ! ils croient tout payer avec de l’or !... Mon nom est obscur, Monsieur, mais, jusqu’au jour où j’eus le malheur de croire à votre probité, ce nom fut sans tache !... Retirez-vous, sortez !...
HENRIETTE, se jetant à genoux.
Mon père, je tombe à vos pieds ! ne le renvoyez pas ainsi ! écoutez- moi. Je suis coupable ! j’ai trahi tous mes devoirs, j’ai oublié vos leçons ; mais il ne veut pas me tromper : il l’a juré, mon père, je serai sa femme !
BAILLY.
Sa femme !... toi !...
HENRIETTE.
Oui, j’ai reçu ses serments : oh, pardonnez, mon père, pardonnez !
MONVAL.
Je les renouvelle ici ! j’effacerai tous mes torts ; je serai son époux !... grâce, mon père !
BAILLY.
Son père !... oui, j’avais juré de lui en servir !... Relevez-vous : que Dieu vous entende, et qu’il vous pardonne !...
MONVAL.
Mais vous, ne m’accorderez-vous pas un regard ?
BAILLY.
Laissez-moi !... Ce mariage ?... sans votre crime, jamais je n’y consentirais !... Le fils de mon bienfaiteur... ma fille !... non, non !... mais aujourd’hui ?... il le faut !... l’honneur de mon enfant !... Mon Dieu, reprenez le peu de jours qui me restent à vivre, ils les ont empoisonnés !
MONVAL.
Oh, ne m’accablez pas ! si vous saviez ce que je souffre...
HENRIETTE.
Mon père !...
BAILLY, à Monval.
Allez ! votre devoir est écrit maintenant : et pour moi... il n’y a plus de bonheur dans ce monde.
MONVAL.
Espérez encore...
À part.
Malheureux ! je parle d’espoir, et peut-être... Ah, qu’ai-je fait ?...
Haut.
Adieu, Bailly ; adieu ! souvenez-vous de ma promesse.
BAILLY.
Que Dieu et vos remords vous la rappellent !
Scène XV
HENRIETTE, BAILLY
HENRIETTE, s’approche de son père, qui la repousse doucement de la main.
Vous repoussez votre Henriette !
BAILLY.
Je le devrais !... Cruelle fille, qu’as-tu fait de mes espérances, de l’avenir qui me reste encore ? Vous le savez, mon Dieu, elle était mon enfant préféré ; toute ma joie était en elle !... Henriette, jusqu’à ce jour, la tête du vieux soldat pouvait se lever sans crainte : il doit la courber maintenant !... Et c’est toi !... Ah, je n’avais pas mérité ce châtiment !
HENRIETTE.
Mon père ! que les larmes de votre fille obtiennent son pardon : ne la maudissez pas !
BAILLY.
Te maudire !... en aurais-je la force ?... n’es-tu pas mon enfant ? mon bien ?... Non, non, je ne te maudis pas, je ne te maudis pas !
HENRIETTE.
Croyez à ses serments ! il les tiendra, mon père : et des jours heureux encore...
BAILLY.
Il n’y en a plus pour moi. Malheureuse fille, la passion t’égare, tu ne songes qu’à ton amour !... Je vois plus loin. Sa mère ne consentira pas : on m’accusera d’orgueil, d’ingratitude... Et que dirai-je ?... eh bien, il le faut ! l’honneur avant tout !... Ô mon bienfaiteur, pourquoi m’as-tu sauvé ? pourquoi ne suis-je pas mort ?
Scène XVI
HENRIETTE, BAILLY, PIERRE, accourant
PIERRE.
Père Bailly ! père Bailly !
BAILLY.
Eh bien, qu’y a-t-il ? que me veux-tu ?
PIERRE.
M. de Poligny vient d’être tué.
BAILLY.
Tué !
HENRIETTE.
Que dites-vous ?
PIERRE.
Oui, il y a à peine une heure, dans le petit bois.
BAILLY.
Dans le petit bois !
PIERRE.
Il paraît qu’on l’a frappé avec un couteau de chasse.
BAILLY, à demi-voix.
Qu’est-ce que j’entends ?... Oh, mon Dieu !...
PIERRE.
On parle, on chuchote dans le village : les gardes-champêtres sont déjà sur pied.
BAILLY, à demi-voix.
Il y a une heure !... dans le petit bois !... et il était là !... et j’ai entendu des cris !... et je l’ai vu courir en désordre !... serait : il possible ?... oh, non, non !...
PIERRE.
Eh mais, v’là les gardes qui viennent de ce côté...
HENRIETTE.
Ô ciel !...
BAILLY.
Chez moi !... que veulent-ils ?
PIERRE.
Vous questionner peut-être.
BAILLY, avec un trouble visible.
Je ne sais rien ! je ne sais rien !
À part.
S’il était vrai ?...
Scène XVII
HENRIETTE, BAILLY, PIERRE, GARDES-CHAMPÊTRES, PAYSANS et PAYSANNES
LE PREMIER GARDE.
Gardez cette grille. Bailly...
BAILLY.
Que me voulez-vous ?
LE PREMIER GARDE.
Je suis chargé d’un devoir pénible : je dois vous arrêter.
BAILLY.
M’arrêter !
HENRIETTE.
Mon père !...
LE PREMIER GARDE.
On vous accuse d’être le meurtrier de M. de Poligny.
BAILLY.
Moi ?
HENRIETTE.
Ah !
PIERRE.
Est-il, Dieu, possible ?
LE PREMIER GARDE.
On connaissait votre haine contre lui : ce matin même vous l’avez menacé ; il y a une heure, on vous a vu sortir précipitamment du petit bois.
HENRIETTE.
Non, non, mon père n’est pas coupable.
BAILLY.
Taisez-vous, Henriette, taisez-vous.
LE PREMIER GARDE.
Remettez-moi votre couteau de chasse.
BAILLY.
Le voilà.
À part.
Il n’y avait là que lui et moi ! Quand je lui ai dit que je l’avais vu, il s’est troublé !... plus de douté ! c’est lui !...
Haut.
M. Poligny s’est battu peut-être ? un duel...
LE PREMIER GARDE.
Il était sans armes.
BAILLY.
Un assassinat !...
À part.
Et c’est moi qu’on accuse ! et je dois tout à sa famille !... Malheur sur moi ! malheur sur moi !
LE PREMIER GARDE.
Il faut nous suivre.
BAILLY.
Vous suivre ?... Oui, me voilà, je suis prêt.
HENRIETTE.
Arrêtez ! vous ne partirez pas !...
Scène XVIII
LES MÊMES, ROSE, sortant de la cabane, PAYSANS, PAYSANNES, etc.
ROSE.
Qu’est-ce que j’entends ?... Ah, mon père !...
HENRIETTE.
Viens, ma sœur, viens ! jetons-nous à leurs pieds, empêchons-les de l’emmener.
LE PREMIER GARDE.
Que puis-je faire ?...
BAILLY.
Calmez-vous, mes enfants, calmez-vous !... Pierre, veillez sur elles !...
PIERRE.
Je ne les abandonnerai jamais,
BAILLY, au premier garde.
Je vous suis !
À part.
Son père m’a sauvé la vie !
On emmène Bailly, Henriette s’évanouit, Rose est dans l’attitude de la douleur, Pierre leur donne des soins, la toile tombe.
ACTE II
Premier Tableau
Le Théâtre représente un petit salon. Une table couverte d’un tapis est à gauche du spectateur ; une psyché est à droite.
Scène première
JOSEPH, UN DOMESTIQUE tenant une corbeille de mariage
JOSEPH.
Allons, pose cela ici : M. le marquis va venir, et l’aspect de la corbeille de mariage qu’il attendait ya, peut-être lui rendre un peu de gaieté.
LE DOMESTIQUE.
Ah, il est vrai qu’il n’est pas de bonne humeur tous les jours ! Dites-moi donc, Monsieur Joseph, pourquoi M. de Monval not’ maître, est si soucieux et si triste depuis trois mois que nous sommes revenus de la campagne ?
JOSEPH.
Imbécile !... tu ne veux pas qu’un homme qui va se marier soit soucieux ?
LE DOMESTIQUE.
La jeune comtesse sa future ne l’est pas, elle ! Mais lui !... oh mon Dieu, quoique son mariage se fasse en carnaval, il a l’air d’avoir déjà commencé le carême.
JOSEPH.
La santé de madame la marquise ne suffit-elle pas pour expliquer la tristesse de son fils ? Il aime tant sa mère, et elle est si faible ! Depuis trois mois son mal n’a fait qu’augmenter. Et puis, d’ailleurs, ce n’est pas tout.
LE DOMESTIQUE.
Ah, oui, je sais bien, le procès de ce pauvre père Bailly ! M. de Monval n’a donc pas pu le sauver ?
JOSEPH.
Eh, mon Dieu, non : il n’a rien négligé, mais ses démarches ont été inutiles ; le meurtre a été prouvé, tout accusait Bailly, c’est à grand peine s’il s’est défendu, et il a été condamné.
LE DOMESTIQUE.
Ses pauvres filles sont bien à plaindre !
JOSEPH.
M. le marquis va venir ; occupe-toi des préparatifs ordonnés par madame la comtesse dans le grand salon ; songe à l’orchestre.
LE DOMESTIQUE.
On dansera donc ? Le matin, c’est singulier.
JOSEPH.
C’est la grande mode à présent : des matinées chantantes, des matinées dansantes ! Les jeunes femmes s’en trouvent bien, parce qu’elles ne craignent pas le grand jour ; les autres enragent, et c’est ce qui fait que madame la comtesse y tient. Mais j’entends Monsieur ; va faire ce que je te dis.
Scène II
MONVAL, JOSEPH
JOSEPH.
On vient enfin d’apporter à l’hôtel cette corbeille de mariage que madame votre mère a commandée.
MONVAL.
Une corbeille de mariage !... Emportez cela, retirez-vous.
JOSEPH.
Monsieur...
MONVAL.
Emportez cela, vous dis-je : je ne veux pas la voir ; qu’on s’éloigne, qu’on me laisse.
Joseph sort avec la corbeille.
Scène III
MONVAL, seul
Un mariage !... et je l’ai promis !... ah, n’avais-je pas promis à une autre ?... Malheureuse Henriette ! elle ignore tout !... Et moi, j’ai pu céder à ma mère ; j’ai pu consentir !... N’était-ce donc point assez d’un remords ?... Généreux Bailly ! il connaît le coupable, et il a gardé le silence ! Il s’est laissé condamner !... et je l’accepterais, ce sublime dévouement !... oh, non, non !... Et Probincourt qui ne revient pas !... Réussira-t-il ?... je sèche, je me meurs !... Quel fardeau qu’un crime !... J’entends du bruit ; ah, enfin c’est lui !
Scène IV
PROBINCOURT, MONVAL
MONVAL.
Vous voilà, mon cher Probincourt ; arrivez donc ! eh bien ?
PROBINCOURT.
Bonne nouvelle ! nous réussirons !
MONVAL.
Dieu soit loué !
PROBINCOURT.
Oui ; je me suis acquitté avec succès de la mission que vous m’aviez confiée ; j’ai répandu l’or ; on fera évader Bailly.
MONVAL.
Je respire !
PROBINCOURT.
Il y avait de grands obstacles à vaincre ; mais tout annonce que j’en ai triomphé ; j’avais tant d’intelligences dans la place ! En ma qualité de philanthrope, les prisons, les bagnes, je ne sors pas de là, moi !
MONVAL.
Ainsi, le malheureux échappera à la mort ?... que je vous remercie !
PROBINCOURT.
Je le quitte à l’instant.
MONVAL.
Vous l’avez vu ?
PROBINCOURT.
Sans doute.
MONVAL.
Et il vous a paru ?...
PROBINCOURT.
Calme et résigné. Il n’ignore point toutes les démarches que vous avez faites en sa faveur ; tout ce que vous voulez faire encore : il n’en est point, surpris.
MONVAL.
Pauvre Bailly !
PROBINCOURT.
L’intérêt qu’il vous inspire est bien naturel, et moi-même j’en éprouve pour lut un véritable. Vous le dirai-je, mon cher Monval ? l’aspect de cet homme, sa conversation ont fait naître dans mon esprit des doutes...
MONVAL, vivement.
Que vous a-t-il dit ?
PROBINCOURT.
Oh, rien de positif !... mais, je ne sais, il me semble qu’il y a dans tout cela un mystère... Au moment où je l’ai quitté, on a introduit près de lui sa fille Henriette.
MONVAL.
Sa fille !
PROBINCOURT.
Comme elle est changée !
MONVAL.
Pensez-vous donc que je la plaigne moins que vous ?
PROBINCOURT.
Oh, pardon, pardon ! je vous afflige : mes soins doivent vous rendre quelque tranquillité ; occupons-nous maintenant d’un sujet moins triste. Tout s’apprête pour votre bonheur ; je ne me suis jamais senti si disposé à l’envie ! votre jolie cousine a tant d’esprit, tant de grâces !
MONVAL, à part.
Il vivra !...
PROBINCOURT.
N’est-ce pas elle que j’entends ?
Scène V
PROBINCOURT, MONVAL, LA COMTESSE
LA COMTESSE, à la cantonade.
Oui, Joseph, oui, ce sera très bien ainsi ! ne négligez rien de ce que je vous ai commandé.
À Probincourt et à Monval.
Bonjour, M. de Probincourt. Eh bien, mon cher cousin, le... voilà donc venu ce jour que votre bonne mère hâtait de tous ses vœux ! Je n’étais pourtant guère disposée à contracter un nouveau mariage, et vous-même vous ne paraissiez pas très empressé de la satisfaire ; mais comment résister aux prières, aux, larmes de cette excellente mère dont les souffrances nous doivent causer tant d’inquiétudes ? Enfin, nous avons consenti tous les deux, et je viens vous féliciter sur votre bon goût ; la corbeille que vous m’avez envoyée est délicieuse : l’avez vous vue, Monsieur de Probincourt ?
PROBINCOURT.
Non, madame.
LA COMTESSE.
Oh, mon cousin a été magnifique !... Mais mon cher Monval, que signifie ce silence ? Quoique nous allions former un mariage de raison, je vous avertis qu’il faudra vous montrer plus gai que vous ne le paraissez.
PROBINCOURT.
Le bonheur qui l’attend vous répond de sa gaieté.
LA COMTESSE.
Je gage que c’est vous qui l’avez plongé dans les sombres réflexions qui semblent l’absorber : vous lui aurez fait quelque histoire de prison ou de Cour d’assises ; car, si l’on en croyait vos récits philanthropiques, on irait au bagne chercher des honnêtes gens.
PROBINCOURT.
Je n’ai jamais dit cela, madame : mais je prétends qu’il y a dans le monde des hommes plus dignes du châtiment que la plupart de ceux qui le subissent. Qu’en pense notre ami Monval.
MONVAL, troublé.
Moi !... je... je suis de votre avis.
LA COMTESSE.
Comme vous semblez préoccupé !
PROBINCOURT.
C’est à moi de le justifier. Vous n’ignorez pas qu’un ancien : garde-chasse de sa famille a commis un meurtre il y a trois mois ?
LA COMTESSE.
Sans doute.
PROBINCOURT.
Eh bien, il a été condamné.
LA COMTESSE.
Je suis loin de blâmer l’intérêt que vous avez pris à cette fâcheuse affaire, mon cher cousin : j’aurais vivement désiré qu’il eût été possible de sauver ce malheureux ; mais enfin vous n’avez aucun reproche à vous faire.
MONVAL.
Moi !...
LA COMTESSE.
La sentence est juste.
MONVAL.
Ah, cessons de grâce un pareil-entretien ; il m’est insupportable.
LA COMTESSE.
Vous avez raison ; l’heure s’écoule, le moment approche où l’on va nous unir à l’église voisine ; puis tous nos, conviés pour notre matinée dansante ont promis d’être exacts, et j’ai tant d’ordrés à donner encore ! Allons, je vous quitte, mon ami, car vous même vous avez des préparatifs à faire. Je veux bien aujourd’hui me montrer indulgente, ne fût-ce que pour vous donner l’exemple ; sauf à vous faire expier cela plus tard !... Votre main, monsieur de Probincourt. À revoir, mon cher cousin.
Scène VI
MONVAL, seul
Ils sont partis enfin !... respirons un instant ! Chacune de leurs paroles était une torture ; chacun de leurs regards semblait m’interroger !... et pourtant il faut paraître heureux ! il faut que le sourire sur les lèvres...
Il se regarde dans une glace.
Quelle effrayante valeur !... Ali, composons mon visage ! que personne ne puisse y lire mes secrètes angoisses !... Que vois-je ?... Henriette !
Scène VII
HENRIETTE, MONVAL
HENRIETTE.
Oui, Ferdinand, c’est moi !
MONVAL.
Que viens-tu faire ici, malheureuse ?
HENRIETTE.
Ce que je viens faire ?... Ferdinand, je quitte mon père.
MONVAL.
L’infortuné !
HENRIETTE.
Un horrible pressentiment me poursuit : je ne sais ; on se tait autour de moi ; mais tout à l’heure j’ai vu dans ses yeux une larme... Sauve-le, Ferdinand ! sauve-le !... tu le sauveras !
MONVAL.
Que n’ai-je pas tenté, Henriette !...
HENRIETTE.
Oui, je veux croire que tu n’as rien négligé : mais toute espérance n’est pas perdue ; tes amis sont nombreux, ta famille est puissante.
MONVAL.
Ma famille !...
HENRIETTE.
Tu n’oublieras pas, Ferdinand, que mon père doit être aussi le tien ?... tu l’as juré !... Mon pauvre père !... il n’a pas repoussé sa coupable fille ; il ne t’a pas maudit ; il compte sur ta promesse ! il sait que bientôt tu répareras tous tes torts envers moi !
Mouvement de Monval.
Oh, ne crains rien : je ne doute pas de tes serments ! j’ai reçu dans les bras de mon père le pardon de ma faute !... encore une fois, sauve-le !
MONVAL.
C’est le plus ardent de mes vœux ! c’est mon espoir !
HENRIETTE.
Mon père n’est pas coupable !
MONVAL.
Henriette !...
HENRIETTE.
Non, il n’est pas coupable ! on ne perd pas en un seul jour soixante ans d’honneur et de vertu ! de fausses apparences ont abusé ses juges : un mystère, que je ne puis comprendre, enveloppe cette malheureuse affaire. Je ne sais quels secrets motifs ont imposé à mon père un silence qui le tuera peut-être !... Mais qu’on lui laisse quelques jours, et les larmes de ses enfants obtiendront de lui des révélations : il parlera !
MONVAL.
Il parlera !
HENRIETTE.
Ferdinand, on dirait que tu as peur !
MONVAL.
Ah, c’est trop endurer cet affreux supplice ! Laisse-moi, Henriette, laisse-moi !
HENRIETTE.
Ô mon Dieu ! ne permets pas que cela soit vrai.
MONVAL.
Que veux-tu dire ?
HENRIETTE.
Sais-tu quel soupçon s’est parfois offert à mon esprit ? si mon père n’était pas le meurtrier ? si un dévouement sublime...
MONVAL.
Malheureuse !...
HENRIETTE.
Écoute, Ferdinand ! je t’ai aimé de toutes les forces de mon âme : les conseils de mon père, les leçons de vertu que j’avais reçues de lui, pour toi j’ai oublié tout !... je t’ai sacrifié mon honneur, mon avenir !... Mais si l’horrible lumière qui vient de luire à mes yeux ne m’abusait pas ; s’il était possible que tu voulusses faire porter à un pauvre vieillard sans défense le châtiment d’un crime qui serait le tien ?... oh, je t’en conjure, Ferdinand, détrompe-moi !
MONVAL.
Vous vous égarez, Henriette !... éloignez-vous ! Je vous l’ai dit, votre père vivra, je le veux, je l’espère !...
HENRIETTE.
Tu l’espères !... et peut-être ses heures sont déjà comptées !... De quoi donc t’occupes-tu maintenant ? quels sont ces apprêts de fête que j’ai remarqués en entrant ?... Ah ! ma tête se perd !...
MONVAL.
Henriette, par grâce ! laisse-moi !...
HENRIETTE.
Tu le veux ? je te quitte, je retourne vers mon père !... Mais souviens-toi de mes adieux ! tu ne me connais pas bien, Ferdinand : tu ne sais pas ce qu’il y a d’énergie dans le cœur de cette faible fille que ton fatal amour a séduite ! Je te le jure par toute l’horreur de cette journée, si mon père meurt, si tu ne le sauves pas, je le vengerai ! je te poursuivrai à travers la vie comme un génie malfaisant ! tu me retrouveras partout !... Adieu, songe à mon père !...
Scène VIII
MONVAL, seul
Supplice horrible !... L’infortunée ! elle se fie à mon amour, à mes serments ! Et moi... Non, ce mariage ne s’accomplira pas ! Je dois, je peux encore le rompre ! Mais ma mère ! ma malheureuse mère ! elle est mourante la plus légère émotion peut la tuer ! que faire ? que devenir ? Grand Dieu ! c’est-elle !
Scène IX
LA MARQUISE, MONVAL
LA MARQUISE.
Je viens te trouver, mon Ferdinand ; car je ne t’ai pas encore vu aujourd’hui, et je me plains de toi.
MONVAL.
Ma mère !...
LA MARQUISE.
Enfin, je touche au moment que j’ai si ardemment souhaité ! j’ai eu bien du mal à obtenir ton consentement ; mais tu t’es décidé, et je t’en remercie.
MONVAL.
De grâce, ma mère !...
LA MARQUISE.
Approche un siège, je veux causer avec toi, je veux te remercier encore ! Je me sens faible, et pourtant je suis bien heureuse ! Que ta tendresse m’est chère, mon Ferdinand que cette union, si désirée, mêle de joie à mes souffrances !
MONVAL.
Arrêtez, ma mère ! ce consentement que vous m’avez arraché, je le rétracte !
LA MARQUISE.
Qu’entends-je ?
MONVAL.
Je n’épouserai point la comtesse.
LA MARQUISE.
Oubliez-vous, Ferdinand, que vous parlez à votre mère ?
MONVAL.
Ah, je vous respecte, je vous aime, mais je ne puis vous obéir : ce mariage est impossible !
LA MARQUISE.
Impossible !... Et vous ne songez pas que l’honneur, que la reconnaissance vous le commandent ! Rappelez-vous la conduite de votre jeune cousine, quand de malheureuses spéculations eurent compromis ma fortune ! Elle me rendit à la vie, au bonheur ! Vous seul pouvez m’acquitter, mon fils : votre union est le but de toutes mes pensées, de toutes mes espérances ; c’est la dernière joie qui me soit accordée dans ce monde !... mon fils, me la refuserez-vous ?
MONVAL.
Cette union serait un crime.
LA MARQUISE.
Le crime est de manquer à sa promesse.
MONVAL.
Ma promesse !...et si j’en avais fait une autre !
LA MARQUISE.
Ah, j’entends !... Je les avais soupçonnés ces coupables amours que jusqu’à ce jour du moins mon fils avait eu la prudence de me cacher ! Et c’est au moment où un arrêt infâmant pèse sur la tête d’un meurtrier, que le marquis de Monval me vient parler de sa fille !
MONVAL.
Mais cet arrêt, s’il était injuste ?
LA MARQUISE.
Écoute-moi, mon fils, écoute-moi encore ! Peut-être est-ce la dernière fois que je te parle ; ne repousse pas ta mère mourante ! Hélas, ton père n’eût que trop de bontés pour cette malheureuse famille ! elle m’a déjà coûté mon époux ; faudra-t-il encore qu’elle me coûte mon fils ?...Ne m’interromps pas, Ferdinand ! tu me contrains à te rappeler que ton père t’a laissé un nom sans tache que la moindre souillure à cet héritage sacré serait pour moi le coup de la mort ? Va donc, foule aux pieds, si tu l’oses, tes devoirs, ma tendresse ; va trouver cette fille, et n’oublie pas de lui dire : j’ai tué ma mère.
MONVAL.
Mon Dieu ! prends pitié de moi !
LA MARQUISE.
Eh quoi, Ferdinand ! mon amour, les tendres soins dont j’entourai ton enfance, tu les pourrais oublier ! ma seule espérance de bonheur, tu la sacrifierais ! En refusant la main de la comtesse, tu hâtes mes derniers instants ! pourrais-tu voir ta mère suppliante, et repousser sa prière ? faut-il que je me jette à tes pieds ?... mon fils, je n’en ai pas la force !
MONVAL.
Elle pâlit ! elle chancelle !... ma mère ! ma mère !
LA MARQUISE.
Tu hésites, Ferdinand ? veux tu-donc que je meure à tes genoux ?
MONVAL.
Mourir, vous !... Et ce serait moi ?... Non, non, jamais !
LA MARQUISE.
Ah ! je retrouve mon fils !...Oublions pour toujours un instant d’égarement !... je ne m’en souviens plus, je ne m’en souviens plus, Ferdinand, et je pardonne !
MONVAL.
Que devenir ?...Devant moi ma mère expirante ! malheureux !
LA MARQUISE.
Mon fils, mon cher fils, tu me rends la seule joie que je puisse goûter encore, reste ici, dans mes bras ! ne me quitte plus ! Une malheureuse fille eut la faiblesse d’écouter un fol amour et peut-être d’orgueilleuses espérances ! Que tes bienfaits réparent le mal que tu as causé : j’y consens !
MONVAL.
Le mal que j’ai causé !... comment le réparer jamais ? Ah, ma mère, si vous saviez ?...
LA MARQUISE.
Quoi ? que veux tu dire ?
MONVAL.
Moi !... rien, rien !... ai-je parlé ?
LA MARQUISE.
Je ne puis te comprendre : ce délire...
MONVAL.
Oh, ne m’interrogez pas !
LA MARQUISE.
Tu m’effraies, mon fils ! quel secret me caches, tu ?...
MONVAL.
Un secret !... Je n’en ai pas, je n’en ai pas.
LA MARQUISE.
Explique-toi : je ne sais que penser.
MONVAL.
Assez, ma mère, assez !... vous le voulez ? vous le voulez ? c’en est fait, je vous obéis, je consens à tout ; disposez de moi, ma mère !
LA MARQUISE.
Bien, mon fils, bien ! que la comtesse ignore tout ! Le bonheur que tu vas rencontrer auprès d’elle effacera de pénibles souvenirs : on vient, remets-toi, mon Ferdinand, remets-toi !
MONVAL.
Oh, ne craignez rien ! je suis calme : mon sort est décidé, maintenant ! vous le voyez, je peux sourire !
Scène X
LA MARQUISE, MONVAL, LA COMTESSE, PROBINCOURT, TÉMOINS du mariage
LA MARQUISE.
Approchez, ma chère fille ; car c’est le nom que je vais maintenant vous donner : eh bien ! tout est-il prêt ?
LA COMTESSE.
On n’attend plus que vous et mon aimable cousin, qui essaie déjà l’air gracieux d’un mari.
LA MARQUISE.
Ne le grondez pas, ma bonne amie.
LA COMTESSE.
En effet, j’aurai le temps.
MONVAL, à part.
Il le faut donc !
PROBINCOURT.
L’église est tout près de votre hôtel, vous n’avez qu’un pas à faire.
JOSEPH, entrant.
On vient annoncer à madame la marquise que tout est disposé.
LA MARQUISE.
Allons ! que je suis heureuse !
Bas à Monval.
Bannis cette tristesse, Ferdinand, songe à ta pauvre mère, et oublie le passé.
MONVAL, à demi-voix.
Oui, oui ! puissé-je oublier tout !
LA MARQUISE.
Marchons !
MONTVAL, bas à Probincourt.
Mon ami, je vous recommande l’infortuné ; priez, pressez, prodiguez l’or : ma vie est entre vos mains.
PROBINCOURT, bas à Monval.
Comptez sur moi.
LA MARQUISE.
Donne-moi ton bras, mon fils ; venez ma fille.
MONVAL, à part.
Ô mon Dieu, pardonne-moi !
Tout le monde sort ; Probincourt s’éloigne d’un autre côté, en faisant des signes d’intelligence à Monval.
Deuxième Tableau
Le Théâtre représente un riche salon ; une fenêtre praticable est à la droite du spectateur, au 2e plan.
Scène première
JOSEPH, DOMESTIQUES préparant tout pour une fête
JOSEPH.
Allons, du zèle, de l’activité ! que tout soit prêt à l’heure dite, et n’oublions pas les ordres de madame la comtesse.
UN DOMESTIQUE.
La cérémonie est elle terminée ?
JOSEPH.
Oui, voilà enfin M. de Monval marié.
LE DOMESTIQUE.
Ça n’a pas été sans peine.
JOSEPH.
Tout le monde va arriver ; hâtez-vous ; j’ai déjà entendu des voitures.
Scène II
JOSEPH, FÉLIX, DOMESTIQUES
FÉLIX.
Monsieur Joseph, j’ai une grâce à vous demander.
JOSEPH.
Qu’est-ce que c’est ?
FÉLIX.
Voulez-vous me permettre de sortir aujourd’hui ?
JOSEPH.
Comment ? sortir ! le jour du mariage de monsieur ; quand on donne une fête à l’hôtel !
FÉLIX.
J’avais pourtant bien envie d’obtenir quelques heures de congé.
JOSEPH.
Et qu’as-tu donc de si pressant à faire dehors ?
FÉLIX.
C’est que, voyez-vous, on dit que c’est pour aujourd’hui l’exécution du père Bailly.
TOUS, s’approchant.
L’exécution !
FÉLIX.
Oui, ce brave homme qui a tué M. de Poligny il y a trois mois, vous savez bien. On ne s’attendait pas que ce serait sitôt ; mais il paraît qu’il ne s’est pas pourvu, et que c’est tantôt... Je voulais voir ça ! Dame, à la dernière exécution c’est la femme de chambre qui y a été, et il est juste que j’aie mon tour.
JOSEPH.
Veux-tu bien te taire, petit malheureux ! oublies-tu qu’on ne doit pas parler de ça ici ?... Si tu t’avises de dire un seul mot sur ce sujet, je te chasse.
FÉLIX.
Pardon, excuse ! mais c’est tout de même bien désagréable.
JOSEPH.
Que chacun se remette à son ouvrage.
Scène III
JOSEPH, FÉLIX, PROBINCOURT, DOMESTIQUES
PROBINCOURT, à lui-même sur le devant, pendant que les domestiques rangent tout.
On m’avait donné de fausses espérances ! on a conçu des soupçons ! l’évasion a été impossible ! le malheureux va mourir !... et comment annoncer à Monval cette affreuse nouvelle ? le jour de son mariage ! au milieu des danses, des plaisirs d’une fête !... Ah, tâchons du moins qu’il ignore... J’entends du bruit, on s’approche ; puisse-t-il ne pas lire dans mes traits !...
Scène IV
Les domestiques se sont retirées, entrent LA MARQUISE, LA COMTESSE, MONVAL et une foule de conviés, PROBINCOURT reste en scène
LA MARQUISE.
Avancez, mes amis ! le plaisir que j’éprouve semble me ranimer ; quand l’âme est pleine de bonheur, on ne sent plus les souffrances du corps.
MONVAL.
Asseyez-vous, ma bonne mère.
LA MARQUISE.
Oui, mes enfants, je veux présider à vos jeux : j’aurai donc eu encore un beau jour !
LA COMTESSE.
Allons, messieurs, la main aux dames...
La musique commence ; les quadrilles se forment.
MONVAL, à demi voix à Probincourt.
Eh bien, mon ami, est-il sauvé ?
PROBINCOURT.
Tranquillisez vous, mon cher Monval : ce n’est ni le lieu, ni l’instant... votre mère vous appelle auprès d’elle.
À part.
Que lui dire ?
Monval va près de sa mère.
LA MARQUISE.
Où est donc l’âme de toutes vos réunions, le brillant Saint-Albin ?
PROBINCOURT.
Il donne sans doute audience à son tailleur.
LA COMTESSE.
Ou il pose pour un numéro de la mode. Mais il va venir ; quand on arrive le dernier, l’effet qu’on produit est bien plus vif.
Ballet. Ici des danses ; des valses, etc.
Scène V
LES MÊMES, SAINT-ALBIN
JOSEPH, annonçant.
M. de Saint-Albin.
LA COMTESSE.
Je vous le disais bien qu’il viendrait le dernier.
SAINT-ALBIN.
Pardon, mille pardon, mesdames ! mais, en vérité, ce n’est pas ma faute : mon tilbury ne pouvait pas avancer : il y a sur les quais, sur les ponts une foule...
LA MARQUISE.
Qu’est-ce donc ?
SAINT-ALBIN.
Un malheureux qui sortait de la Conciergerie et qu’on menait au supplice.
MONVAL.
Au supplice !... que dites-vous ?
LA COMTESSE.
Est-ce que ce serait ?...
PROBINCOURT.
Hélas, oui, madame !
MONVAL.
Ah !... Probincourt, Probincourt !...
Il tombe accablé sur un siège.
PROBINCOURT.
Revenez à vous !
SAINT-ALBIN.
Par cette fenêtre on peut voir de loin...
Tout le monde se précipite vers la fenêtre.
MONVAL, se jetant en avant et fermant le rideau avec violence.
Arrêtez !... que vous a fait ce malheureux ? voulez-vous jouir de ses dernières angoisses ?
PROBINCOURT.
M. de Monval a raison ! vos plaisirs sont interrompus, et je propose une quête au profit des enfants de l’infortuné...
LA COMTESSE.
De tout mon cœur ! ‘donnez-moi la main.
Tout le monde est occupé de la quête que fait la comtesse ; Monval reste pâle et immobile contre la fenêtre.
MONVAL, à part.
À la mort !... lui !... ah, mon cœur se brise !... tous les tourments de l’enfer sont là !... et je le souffrirais ?... non ! non !... arrêtez !...
Il ouvre violemment la fenêtre, et recule avec horreur.
Ah !... tout est fini !
Il tombe sur un siège ; Henriette arrive au milieu du théâtre, l’œil fixe, le visage pâle, la démarche grave.
Scène VI
LES MÊMES, HENRIETTE
HENRIETTE.
Pas encore Ferdinand !
MONVAL.
Juste Dieu !
LA COMTESSE.
Est-il possible ?
PROBINCOURT.
C’est la fille de ce malheureux.
LA MARQUISE.
Que demandez-vous ici ?
HENRIETTE, qui a toujours les yeux attachés sur Monval.
Ferdinand, je veux te parler.
MONVAL.
Qu’on s’éloigne, qu’on me laisse seul avec elle.
LA MARQUISE.
Mon fils !...
LA COMTESSE.
Mon cher Monval !...
MONVAL.
Qu’on nous laisse seuls, vous dis-je !
PROBINCOURT, aux dames et aux conviés.
Éloignons-nous : vous savez l’intérêt qu’il prenait au pauvre garde-chasse.
Scène VII
MONVAL, HENRIETTE
HENRIETTE.
Mon père est mort !
MONVAL.
Dieu tout puissant !
HENRIETTE.
Avant qu’il marchât au supplice, je l’ai vu dans sa prison,
Ferdinand ; j’ai pressé sur mon sein cette tête vénérable qui allait tomber bientôt ! Un affreux soupçon une poursuivait ; je me suis... jetée à ses pieds, j’ai embrassé ses genoux, je l’ai conjuré de m’ouvrir son cœur !...
MONVAL.
Eh bien ?
HENRIETTE.
Il a gardé le silence !... Oui, même aux yeux de sa fille, il a
voulu paraître coupable !... Ah, il avait lu dans mon âme, il bras... ils l’ont emmené !... et moi j’ai eu la force de le suivre jusqu’au lieu fatal où la main du bourreau... Alors tout a disparu ! je suis tombée sans mouvement, et quand des soins cruels m’ont rappelée à la vie, le prêtre vénérable qui avait accompagné mon malheureux père, m’a remis un écrit qui renferme ses dernières volontés, et je suis venue près de toi, car il me le commande.
MONVAL.
Malheureuse !... Que veux-tu ?
HENRIETTE.
Oh ! que ne l’ai-je lu plutôt !... Je sais tout, Ferdinand : mon père est mort pour toi !
MONVAL.
Ô ciel !... qu’osez vous dire ?
HENRIETTE.
Le meurtrier de Poligny, c’est toi ! et mon père ne t’a pas accusé ! pour te sauver il est mort !... c’est à toi d’acquitter maintenant le prix de son sacrifice.
MONVAL.
Qu’entends-je ?
HENRIETTE.
Écoute, Ferdinand ! tout n’est pas dit encore ! écoute ce que m’écrit mon père !
Elle lit.
« Le crime dont on m’accuse, un autre la commis ! mais je l’ai vu naître ; mais son vertueux père... est mort pour moi ; je lui ai juré de protéger son fils !... »
MONVAL.
Assez, Henriette ! assez !
HENRIETTE.
Écoute !... « Je ne le livrerai point à l’opprobre : qu’il vive, je me tairai, et je m’acquitterai ainsi envers mon bienfaiteur ! qu’il vive ! je ne regrette point le peu de jours que je lui sacrifie ; il en a détruit le bonheur en séduisant ma fille ! qu’il vive ! mais qu’il répare tout ce qu’il peut encore réparer. Il a juré que tu serais sa femme, j’ai reçu son serment, qu’il l’accomplisse, et je lui pardonne tout, et je meurs satisfait ! Va le trouver en mon nom, ma fille, je te l’ordonne, et porte lui les dernières volontés de sa victime ! »
MONVAL.
Horrible torture !
HENRIETTE.
Moi, Ferdinand, je reculais d’horreur !... mais c’est l’ordre de mon père expirant, et me voici !
MONVAL.
Henriette ?...
HENRIETTE.
Ferdinand, voilà ma main !
MONVAL.
Hélas !... ma mère ! ma pauvre mère !...
HENRIETTE, avec une amère ironie.
Ah ! ta mère !
MONVAL.
Prends pitié d’elle !...
HENRIETTE.
As-tu pris pitié de mon père ? Écoute-moi, Ferdinand, écoute pour la dernière fois !... c’est ta victime qui te parle par ma bouche ; c’est elle qui me jette à tes pieds !... Veux-tu rendre l’honneur à sa fille ? voilà ma main.
MONVAL.
Laisse-moi !... oh, laisse-moi ! il m’est impossible...
HENRIETTE, se relevant.
Cela t’est impossible ! ah ! Tout est bien !... Maintenant je peux te parler avec franchise ! l’obéissance seule aux volontés du martyr pu me décider à faire un tel pas : j’avais d’autres projets !... les ordres de mon père m’avaient lié les mains !... ton infamie les a rendues libres ! Rappelle-toi ce que je t’ai dit ce matin !
MONVAL.
Qu’ai-je fait !... où me cacher ?... ô mon Dieu !
HENRIETTE.
Misérable ! crois-tu donc que j’ignore ce qui se passe ? crois-tu que mes regards n’aient pas interrogé tantôt tous ces préparatifs de fête ?... Tu vas te marier, malheureux ! Ô mon Dieu, tu l’as donc permis ! abusant de la confiance d’un vieillard, et de la tendresse d’une faible fille, il lui ravit le repos, l’honneur, l’estime de soi-même ! elle croit à ses serments, elle se confie à son amour ; la voilà seule, sans avenir, sans espérance !... Qu’importe ? ce n’est qu’une fille obscure ! un malheureux, accusé d’un crime que lui seul a commis, accepte pour lui l’opprobre et le supplice ; il se tait et meurt !... Qu’importe ? ce n’est que le sang d’un homme sans nom ! y a-t-il là de quoi interrompre ses fêtes ! mais ces fêtes, ne puis-je pas les troubler ? ne puis-je pas au milieu de la foule joyeuse qui t’environne, apparaître, et te crier : assassin !
MONVAL.
Je succombe !
HENRIETTE.
Tu trembles, lâche, tu trembles !... rassure-toi ! je ne t’accuserai pas ! où sont mes preuves ? et qui me croirait ? Tu serais assez puissant pour étouffer ma voix ; ta noble famille m’accablerait, moi, sans appui, sans défense !... et mon père ne serait pas vengé !... Rassure-toi !... je ne t’accuserai pas ! Mais tu as · repoussé l’expiation que le martyr t’offrait pas ma bouche : la vengeance reprend ses droits ; elle arrivera d’un pas lent, caché, mais sûr ! Que cette pensée chasse le sommeil de tes yeux, qu’elle se mêle à toutes tes joies ; que mon souvenir se place sans cesse entre toi et celle qui ne craindra pas de te nommer son époux !
MONVAL.
Grâce, Henriette ! grâce !
HENRIETTE, reculant.
Ne me touche pas, malheureux ! ne me touche pas !
MONVAL.
Je tombe à tes pieds !...
HENRIETTE.
En arrière, meurtrier !... Qu’y a-t-il désormais entre nous ? Tes remords ? je n’y crois pas ! Ta terreur ? j’en jouis ! Tes pleurs ? je les méprise !
MONVAL, avec fureur.
C’en est trop !... Tu repousses mes remords ?... crains que ma colère...
HENRIETTE.
Achève !... Y a-t-il aussi un échafaud pour moi ?
MONVAL.
Juste Dieu !
Scène VIII
MONVAL, HENRIETTE, LA MARQUISE, LA COMTESSE, PROBINCOURT, foule de conviés
LA MARQUISE.
Ne me retenez pas ! je veux voir mon fils !... C’est donc vous, malheureuse fille... Retirez-vous, je prends part à vos chagrins ; mais votre place n’est point ici ! croyez que ma compassion, que mes bienfaits...
HENRIETTE.
Vos bienfaits ?... je n’en veux pas !
Elle s’approche de la comtesse, et lui dit à demi-voix.
Ah ! c’est vous qui l’allez épouser ?... Prenez garde en touchant sa main ! il y a du sang !
LA COMTESSE.
Que dit-elle ?
PROBINCOURT.
L’infortunée ! sa tête s’égare !...
LA MARQUISE.
Laissez nous, laissez-nous, par pitié !
Scène IX
LES MÊMES, ROSE, accourant
ROSE.
Henriette, Henriette, ma sœur, où est-elle !... Ah, te voilà ! je te cherchais !
HENRIETTE.
Que me veux-tu ?
ROSE.
Ma pauvre sœur, viens avec moi ! tout le monde ne nous abandonne pas dans notre affliction. Pierre, le généreux Pierre, il ne repousse pas la fille du condamné, et il nous offre un asile !
HENRIETTE, poussant un cri déchirant.
Ah ! il ne te repousse pas !... Va-t’en ! sois heureuse avec lui ; laisse-moi ! je ne te suivrai point ! Qu’on s’écarte, qu’on me laisse libre ! j’ai des devoirs à remplir !... je les remplirai !...
Elle écarté tout le monde, et, arrivée à la porte, elle s’arrête et dit.
Ferdinand, tu me reverras !
Monval est abîmé dans la douleur, tout le monde est groupé dans l’attitude de l’étonnement ; Henriette est à la porte du fond, le doigt étendu vers Monval ; la toile tombe.
ACTE III
Premier Tableau
Le Théâtre représente les cabinets du café Tortoni.
Scène première
GARÇONS DE CAFÉ
PREMIER GARÇON.
Eh bien, François, ça va-t-il bien de ton côté ?
FRANÇOIS.
Ma foi, comme ça ; et, pour un lundi gras, je t’assure que la recette sera mince.
PREMIER GARÇON.
Autrefois les bals de l’Opéra étaient si brillants !
FRANÇOIS.
Oh, ne m’en parle pas ! on dîne si tard !
PREMIER GARÇON.
Qu’on n’a plus envie de souper : c’est juste. Qu’est-ce que tu as dans tes cabinets ?
FRANÇOIS.
Bah ! tous hommes ! il n’y aura pas de profits.
PREMIER GARÇON.
J’avais cru pourtant voir monter...
FRANÇOIS.
Ah oui, un Monsieur avec un petit domino noir : j’espérais aussi... mais bon, c’était un mari de province avec sa femme. Un souper légitime.
PREMIER GARÇON.
Tu as du malheur.
FRANÇOIS.
Es-tu plus heureux, toi ?
PREMIER GARÇON.
Dam ! j’ai là dans le numéro trois, deux agents-de-change.
FRANÇOIS.
Tout seuls !
PREMIER GARÇON.
Non pas ! il y a quatre couverts.
FRANÇOIS.
À la bonne heure.
PREMIER GARÇON.
Je crois que c’est un traité d’alliance qui va se conclure secrètement entre la Chaussée d’Antin et le Faubourg-St-Germain.
FRANÇOIS.
Je t’en fais mon compliment.
PREMIER GARÇON.
Ah ça, voilà cinq heures du matin ; c’est la sortie du bal, tout n’est pas désespéré.
FRANÇOIS.
Qu’est-ce que je vois là ? Eh mais, c’est la jolie laitière qui n’est pas venue depuis si longtemps.
Scène II
LES GARÇONS, ROSE
FRANÇOIS.
Arrivez donc, Rose, il y a trois mois qu’on ne vous a vue.
ROSE.
C’est vrai, monsieur François : mais c’est que, voyez-vous, nous avons eu bien des tourments.
FRANÇOIS.
En vérité ? Qu’est-ce que c’est donc ? contez-nous ça.
ROSE.
Vous savez bien, il y a deux ans, quand mon pauvre Pierre m’a épousée malgré notre malheur ; il a vendu sa maison et son champ, et nous avons été nous établir à Choisy. Nos petites affaires n’allaient pas mal, et l’amour de mon mari me consolait de la mort de mon malheureux père et de la fuite de ma sœur Henriette qui a disparu et que nous n’avons pas revue depuis le triste jour... Mais de mauvaises récoltes, un hiver si rigoureux, et une maladie de Pierre, m’ont empêchée d’aller à la ville depuis trois mois.
FRANÇOIS.
Nous nous en sommés bien aperçu : vous fournissiez de si bon lait à la maison !
ROSE.
Eh bien, je viens vous demander à cette heure si vous voulez me rendre votre pratique.
FRANÇOIS.
Certainement, ma chère enfant : j’en parlerai à madame, et nous arrangerons cela.
ROSE.
Que vous êtes bon ! C’est que, voyez-vous, c’est une fameuse chose que d’être laitière du café Tortoni !
FRANÇOIS.
Vos affaires vont-elles mieux à présent ?
ROSE.
Oh oui, grâce à des bienfaits qui nous sont venus je ne sais comment. Figurez-vous qu’un beau jour, on nous a remis beaucoup d’argent de la part de quelqu’un qui voulait rester inconnu : ah, cet argent-là est arrivé bien à propos ! Pendant quelque temps nous avons eu beau chercher, nous n’avons rien découvert ; mais enfin, j’ai appris que notre bienfaitrice est une dame Saint-Elme.
FRANÇOIS.
Madame Saint-Elme !
ROSE.
La connaissez-vous ?
FRANÇOIS.
J’en ai beaucoup entendu parler : elle demeure ici à côté, rue Taitbout.
ROSE.
C’est ça ! Il paraît qu’elle est très riche, qu’elle a un grand ton ?
FRANÇOIS.
Oh, je vous en réponds ! elle éclipse les femmes les plus élégantes ; tous nos fashionables en raffolent.
ROSE.
Qu’est-ce que c’est que ça, un fashionable ?
FRANÇOIS.
C’est un homme qui se ruine pour qu’on se moque de lui.
ROSE.
Il pourrait obtenir ça à meilleur marché. Ce matin, je compte aller chez madame Saint-Elme la remercier de toutes ses bontés pour nous.
FRANÇOIS.
Oh, vous serez bien reçue : on la dit très bienfaisante.
ROSE.
Je peux donc compter, Monsieur François, sur votre protection pour la pratique ?
FRANÇOIS.
Oui, oui, soyez tranquille.
ROSE.
J’entends monter du monde ; adieu, monsieur François, et bien des remerciements ; je suis votre servante, Messieurs.
Scène III
LES GARÇONS, SAINT-ALBIN, MONBRAY, VARINCOURT, JEUNES GENS
SAINT-ALBIN.
Venez donc, vous autres. François, un cabinet et six couverts.
FRANÇOIS.
À l’instant, Messieurs.
SAINT-ALBIN.
Eh bien, Monbray, t’es-tu amusé au bal ?
MONBRAY.
Ma foi, non !
SAINT-ALBIN.
Et toi, mon cher banquier ?
VARINCOURT.
Ni moi.
SAINT-ALBIN.
Ni moi ! Il y a de l’écho, En vérité, les masques qu’on rencontre dans les salons sont plus amusants que ceux de l’Opéra.
MONBRAY.
Où est donc Monval ? ne doit-il pas être des nôtres ?
SAINT-ALBIN.
Il va venir ; mais le petit domino, qui s’est attaché toute la nuit à son bras, n’a pas encore lâché prise.
MONBRAY.
La conversation paraissait l’intriguer vivement.
SAINT-ALBIN.
Oui, sans doute : j’ignore ce que le mystérieux domino lui disait, mais, de temps en temps, sa figure semblait se rembrunir : il avait l’air inquiet, troublé, presque autant qu’il l’était le jour de son mariage, il y a deux ans.
MONBRAY.
On dit en effet qu’il fut bien singulier ce jour-là.
SAINT-ALBIN.
Oh, je m’en souviens comme si c’était hier. Sa mère avait eu toutes les peines imaginables pour le décider ; mais enfin elle triompha de sa résistance, et il épousa sa cousine.
MONBRAY.
Il aurait aussi bien fait de résister toujours.
SAINT-ALBIN.
Bah, Monval a pris son parti, il est devenu philosophe.
MONBRAY.
Tu veux dire qu’il est devenu fou.
SAINT-ALBIN.
Sage, au contraire, puisqu’il cherche à s’amuser. Il a voyage dix-huit mois. Depuis son retour d’Italie, il est possédé d’une incroyable fureur de plaisirs, et je l’approuve : c’est aux gens : qui ont du chagrin que les plaisirs sont nécessaires.
MONBRAY.
On croirait quelquefois qu’il tâche de s’étourdir ; qu’il veut, chasser des idées pénibles ; son rire est triste, et souvent sa joie bruyante me fait mal.
SAINT-ALBIN.
Allons donc ! il ne faut pas regarder la gaieté de trop près.
MONBRAY.
Au reste, la conduite de sa femme justifierait une tristesse sécrète : et penser que c’est ce tartuffe de Probincourt...
SAINT-ALBIN.
Ne l’accusez pas ! Madame de Monval, fort coquette et passablement impérieuse, ne rendait pas heureux notre pauvre ami ; Probincourt l’en a débarrassé, c’est encore un trait de philanthropie...
MONBRAY.
Mais il n’a pas mis celui-là dans le journal.
Scène IV
LES MÊMES, MONVAL
MONVAL, à lui-même.
Je m’y perds : qui peut être ce masque ?
SAINT-ALBIN.
Tu ne l’as pas reconnu ?
MONVAL.
Non ; quelque effort que j’aie pu faire, il m’a été impossible de découvrir... Je ne voulais pas quitter cette femme mystérieuse ; mais au milieu de la foule, elle s’est échappée, et je n’ai pu la rejoindre.
SAINT-ALBIN.
Et bien, n’y songe plus. Elle paraît avoir produit sur toi une vive impression ; tu sembles préoccupé, triste même ?
MONVAL.
Moi, triste ! non, mes amis, non ! Trop longtemps je me suis livré à des pensées affligeantes ; aujourd’hui, ma route est tracée ! Je veux que désormais ma vie soit un continuel enivrement ! que les souvenirs du passé disparaissent devant nos joies présentes ! Épuisons la coupe des plaisirs : au fond peut-être, nous trouverons l’oubli...
SAINT-ALBIN.
Je te reconnais enfin ! et puisque tu parais si bien disposé à chercher le plaisir, je te veux procurer une nouvelle distraction.
MONVAL.
Quelle est-elle ? explique-toi.
SAINT-ALBIN.
Tu ne connais pas madame de Saint-Elme ?
MONVAL.
Je ne l’ai jamais vue ; mais, depuis mon retour, on m’en a parlé souvent.
SAINT-ALBIN.
Je te veux conduire chez elle aujourd’hui même.
MONVAL.
Ah ! et quelle est cette femme ? d’où vient-elle ?
SAINT-ALBIN.
D’où elle vient ! je n’en sais rien ! ce qu’elle est ? la femme la plus bizarre et la plus séduisante que j’aie rencontrée : ce que sa beauté a commencé, son esprit l’achève ; on est séduit, entraîné par elle. Ses bizarreries même ajoutent à ses charmes ; au milieu de l’entretien le plus animé, une pensée sinistre semble traverser son imagination ; un sourire amer effleure ses lèvres, ses yeux lancent un éclair terrible ; puis son visage reprend sa sérénité, et l’enjouement de son esprit passe dans ses paroles.
MONVAL.
Tu fais son portrait avec une chaleur !
MONBRAY.
Oui, vraiment Saint-Albin est amoureux.
MONVAL.
Et heureux sans doute ?
SAINT-ALBIN.
Hélas, non !
MONVAL.
C’est donc une vertu sévère ?
MONBRAY.
Ah bien oui, une vertu ! le vieux prince Doubrowski a mangé pour elle plus de deux mille paysans.
SAINT-ALBIN.
Cela est vrai, mais une partie de cette fortune qu’il a jetée à ses pieds, n’a-t-elle pas été donnée par cette femme généreuse au neveu qu’il avait déshérité ? Si vous saviez tous les malheurs quelle console, toutes les injustices qu’elle répare ? Les nombreuses prodigalités dont-elle fut l’objet lui servent à satisfaire son inépuisable bienfaisance.
MONVAL.
C’est une espèce de redresseur de torts que cette femme là ! Je suis curieux de la voir.
SAINT-ALBIN.
Je te présenterai tantôt, et comme moi tu seras enchanté. La meilleure compagnie en hommes se réunit chez elle ; nous cherchons tous à lui plaire, et je commets sans doute une imprudence en te conduisant à ses pieds ; car peut-être seras-tu plus heureux que nous.
MONVAL.
Tu ne le crois pas, hypocrite. Mais d’où vient ce bruit ? quels sont ces cris, François ?
FRANÇOIS.
Ces messieurs appellent ?
MONVAL.
Que se passe-t-il dans la rue ?
FRANÇOIS.
Un homme, profitant du tumulte et de l’obscurité, vient d’en assassiner un autre sur le boulevard.
MONVAL.
Assassiner !
FRANÇOIS.
On s’est mis à sa poursuite, il sera sans doute arrêté bientôt.
MONVAL.
Ah !...
On entend dans la coulisse : à l’assassin ! à l’assassin !
FRANÇOIS.
Entendez-vous ? on est sur ses traces.
UN GARÇON DU CAFÉ.
Ces messieurs sont servis.
MONVAL, à part.
Un meurtrier !
SAINT-ALBIN.
Eh bien, Monval, qu’as tu-donc ? Nous sommes servis.
MONVAL.
Le malheureux !...
SAINT-ALBIN.
C’est sa victime qu’il faut plaindre : l’assassin n’aura que ce qu’il mérite.
MONVAL.
Ah !... tu as raison !...
SAINT-ALBIN.
Comme tu est devenu sombre ! allons, à table, à table.
MONVAL.
Oui, et puisse notre ivresse se prolonger ! puissent nos chants joyeux empêcher ces cris d’arriver jusqu’à nous !
Air : Fortune, fortune (Amédé Beauplan.)
À table ! à table !
Vin délectable
Et mets exquis !
À table ! à table !
Marchons, amis.
Noyé dans une folle ivresse,
Qu’enfin le passé disparaisse !
Le présent seul est notre bien ;
Mes amis, jouissons en bien,
Car l’avenir n’est rien !
À table ! à table ! etc.
SAINT-ALBIN.
Bravo ! Monval, bravo !
MONVAL.
Pourquoi regarder en arrière ?
À chaque bout de la carrière,
Quel tableau nous offre le sort ?
Derrière-nous, chagrins, remord
Et devant la mort !...
À table ! à table ! etc.
TOUS.
À table ! à table ! etc.
Le théâtre change.
Deuxième Tableau
Le théâtre représente un riche salon. Une riche toilette est placée à la gauche du spectateur.
Scène première
HENRIETTE, UNE FEMME DE CHAMBRE
Henriette entre vêtue en amazone ; une femme de chambre entre de l’autre côté.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Ah, mon Dieu, Madame, qu’est-ce que vient de me dire le domestique ? Votre cheval s’est emporté ! vous avez sailli vous tuer !
HENRIETTE, souriant amèrement.
Me tuer !... Non, il ne s’est point emporté ; c’est moi qui le pressais ; il n’allait pas encore assez vite à mon gré.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Quelle imprudence !
HENRIETTE, à elle-même.
Quand je franchis les fossés, les barrières, quand, dans cette agitation violente, je vois le danger, la mort près de moi, je me sens plus calme... La douleur, la haine, le remords ont doublé mes facultés ; il faut que j’agisse, que le change de place, que je m’étourdisse !... Plus de tranquillité ! la vengeance... puis les repos pour toujours !
LA FEMME DE CHAMBRE.
Madame, le prince Doubrowski a envoyé cette cassette, et M. de Varincourt cet écrin.
HENRIETTE, avec emportement.
Des présents à moi !...
Elle sourit.
Ah, j’oubliais... Oui, c’est bon !
Elle regarde l’écrin ; la femme de chambre s’écarte ; Henriette plonge sa main dans le coffre et remue des pièces d’or.
Que cela !... C’est bien peu !... La honte, l’infamie devraient se payer plus cher !... Pourquoi ne pas mourir ?... Non, non, pas encore !
LA FEMME DE CHAMBRE.
Madame veut-elle changer de toilette ?
HENRIETTE.
Oui, apportez ici tout ce qu’il faut.
La femme de chambre sort.
HENRIETTE, se regardant au miroir.
Que mes traits sont changés ! en deux années ! le chagrin, plus cruel que le temps a marqué son passage. Ferdinand !... Il est ici, dans Paris ! Je le joindrai enfin !... Cette nuit, que j’aimais à torturer son cœur ! sous le masque il ne pouvait reconnaître cette Henriette... ah, la reconnaîtra-t-il davantage ? Quand donc viendra l’instant ? L’Italie, l’Angleterre m’ont vu sur ses pas... et ma vengeance est encore imparfaite !... Elle s’accomplira pourtant ! Il est juste qu’elle s’accomplisse ! Celui qui a voué ma vie à l’opprobre jouirait de tous les biens, de tous les plaisirs !... Non, cela ne peut-être, cela ne sera pas !...
Elle regarde l’or.
Attendons ! l’or n’est pas encore épuisé ! Et cependant, combien il m’en a fallu !...
LA FEMME DE CHAMBRE, entrant.
Madame est bien fatiguée ! Si elle voulait prendre un peu de repos, dormir quelques instants ?...
HENRIETTE.
Dormir ? moi !...
À elle-même.
Je ne dors plus ! Si mes yeux se ferment, des pensées déchirantes s’offrent en foule... mes regards se portent en moi-même, et alors je frémis !... Chassons ces idées.
Haut.
N’est il venu personne ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
M. de Saint-Albin attend dans le salon, et j’entends la voiture de M. de Varincourt et le tilbury de M. de Monbray.
HENRIETTE.
Qu’on les fasse entrer ici ; ils assisteront à ma toilette !... Sourions, reprenons mon rôle !... Je vois le but, qu’importent les moyens ?
Henriette se place devant une riche toilette, la femme de chambre lui ôte son chapeau, son amazone, et les remplace par le plus élégant négligé.
Scène II
HENRIETTE, SAINT-ALBIN, MONBRAY, VARINCOURT, introduits par la femme de chambre
HENRIETTE.
Venez, messieurs : je vous rend grâce de votre empressement. Mais vous voyez aussi combien j’en mets à vous recevoir. Je descends de cheval, et je n’ai pu encore changer de toilette ; vous permettez ?
MONBRAY.
Comment donc ! c’est faveur d’être admis à la toilette d’une jolie femme.
VARINCOURT.
Nous somme trop heureux.
SAINT-ALBIN, offrant un bouquet.
Veuillez accepter...
HENRIETTE.
Mille remerciements.
SAINT-ALBIN.
Comment trouvez-vous ce négligé ? c’est moi qui l’ai composé avec Staub ; nous sommes restés quatre heures enfermés ensemble. Trois pouces de plus à ce gilet qu’à ceux de Mornac ; il est capable de ne me le pardonner de sa vie.
HENRIETTE.
Je vous consulterai, Saint-Albin, sur un cheval qu’on veut me vendre ; personne ne s’y connait mieux que vous. Monsieur Varincourt, votre goût brille dans le choix des bijoux.
VARINCOURT.
Convenez que nous autres financiers, nous avons des idées à nous qui en valent bien d’autres !
HENRIETTE.
Saint-Albin, votre bouquet ne me quittera pas de la journée. Monsieur de Monbray, vous avez encore bien des choses à m’apprendre sur l’élégance des manières et les habitudes des femmes du grand monde.
MONBRAY.
Je vous assure qu’elles pourraient recevoir de vous des leçons.
HENRIETTE, à sa femme de chambre.
Cette boucle de cheveux serait mieux autrement ; voyez, je vous prie. Une épingle ici... un ruban...
VARINCOURT.
Ce soir, vous verra-t-on avant le bal ?...
HENRIETTE, à la femme de chambre.
Mais regardez donc, cette robe monte trop.
MONBRAY.
Madame de Saint-Elme ne nous entend plus ; elle nous oublie pour sa toilette.
HENRIETTE.
N’est-ce pas encore m’occuper de vous ? La parure sert à plaire : jugez donc par l’importance qu’on met aux moyens, du prix qu’on attache au résultat.
SAINT-ALBIN.
Vous êtes bien sûre de réussir. Esprit, grâces, beauté !... qui pourrait vous résister ? et si vous joigniez à tant de charmes, le plus puissant de tout, l’amour...
HENRIETTE, d’un air sombre.
L’amour !... ah, l’amour !... il ne conduit point au bonheur ; il sert à être trompée, repoussée !... il déchire le cœur, il le brise !...
SAINT-ALBIN, à part.
Quels sombres regards !
HENRIETTE, revenant à elle et souriant.
Le plaisir seul doit occuper la vie : nos chagrins alors sont fugitifs comme lui !... Ne pensons qu’à de nouveaux amusements. Vous dînerez tous ici, messieurs ; et si vous désirez me présenter quelques aimables convives, ils seront reçus avec joie.
SAINT-ALBIN.
Je sollicite cette grâce pour un ami qui veut oublier d’anciens
chagrins.
HENRIETTE.
Qu’il vienne. Monsieur Varincourt, je compte sur votre gaieté.
VARINCOURT.
Il est vrai que nous autres gens riches nous avons une gaieté
communicative : oh, le temps est passé où l’on se moquait des
financiers.
HENRIETTE, avec malice.
Vous croyez ?... Ainsi, messieurs, vous acceptez mon invitation ?
MONBRAY.
Qui de nous pourrait la refuser ?
HENRIETTE.
Eh bien, messieurs, à tantôt.
Ils lui baisent la main. À Saint-Albin.
Restez, Saint-Albin.
Scène III
SAINT-ALBIN, HENRIETTE
SAINT-ALBIN.
Que je suis heureux de rester seul un instant avec vous ! je pourrai donc exprimer enfin des sentiments que mon cœur ne peut plus renfermer.
HENRIETTE, lui tendant la main avec affection.
Asseyez-vous là, près de moi. Souvent, Saint-Albin, vous avez protesté de votre amour ; que ne puis-je en croire vos paroles ! mais qui me garantira la sincérité de vos sentiments ? qui m’en garantira la durée ?
SAINT-ALBIN.
Ah, puissiez-vous me distinguer assez pour m’en demander des preuves.
HENRIETTE, souriant.
En vérité ?... craignez que je ne vous prenne au mot ! je puis vous soumettre à de rudes épreuves ; et si vous n’en sortiez pas à votre gloire ?
SAINT-ALBIN.
C’est moi qui vous prends au mot, et cette fois vous ne m’échapperez pas ! Demandez à mon amour des preuves aussi difficiles, aussi pénibles que vous pourrez les imaginer, et bannissez-moi de votre présence si j’hésite.
HENRIETTE.
Quel est donc, Saint-Albin, ce jeune homme avec qui l’on vous voit sans cesse depuis quelque temps ?
SAINT-ALBIN.
Ferdinand de Monval.
HENRIETTE.
Il est votre ami ?
SAINT-ALBIN.
Pendant quelque temps nous fûmes brouillés ; jadis il eut envers moi des torts !... mais depuis j’ai dû les oublier.
HENRIETTE.
Ah ! il eut des torts envers vous !
SAINT-ALBIN.
Oui... Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : vous changez la conversation.
HENRIETTE.
Moins que vous ne pensez !
SAINT-ALBIN.
Comment ?
HENRIETTE.
Saint-Albin, est-il des sacrifices que ne puisse faire un amour véritable ?...
SAINT-ALBIN.
Non, sans doute !
HENRIETTE.
Eh bien, si la femme que vous prétendez aimer vous disait : je veux croire à votre amour, mais il m’en faut une preuve irrécusable ! Vous êtes brave, je connais votre adresse ; provoquez M. de Monval, tuez-le, je suis à vous !
SAINT-ALBIN, se levant.
Qu’entends-je ? de quel intérêt serait pour vous sa mort ?
HENRIETTE.
Que vous importe ? ne m’interrogez pas ! provoquez cet homme, tuez-le, je suis à vous !
SAINT-ALBIN.
Ah, madame !... sur mon honneur, je ne puis, je ne puis.
HENRIETTE, avec un air de mépris.
Vous manquez de courage !
SAINT-ALBIN.
Il n’y a que vous qui puissiez me parler ainsi ; et ce n’est qu’à vous que je peux répondre avec calme. Écoutez-moi : je ne sais quels sentiments vous agitent, mais je vous dois la vérité. Violent, emporté, sûr des armes dont j’avais appris à me servir dès l’enfance, plus d’une fois j’ai puni de la mort un mot échappé à l’étourderie. Le caractère sombre de Monval était l’objet de mes railleries, de mon aversion peut-être... pourtant il méritait d’être aimé.
HENRIETTE.
Qui vous l’a dit ?
SAINT-ALBIN.
J’en eus la preuve. Un jour, un ami de Monval prit chaudement son parti contre moi, une querelle suivit, nous nous battîmes... il succomba. Mais redoutant encore pour son ami la haine qui lui coûtait la vie, il nous réconcilia sur son lit de mort, et reçut mon serment de respecter à jamais les jours de Ferdinand.
HENRIETTE, d’un ton caressant.
Et le désir de celle que vous aimez ne l’emporterait pas sur ce serment !
SAINT-ALBIN.
Vous ne m’avez donc pas compris, madame ? Il s’agit de ma parole, de mon honneur de ce dernier lien que respectent encore les hommes, et qui, s’il se brise un jour, entraînera la société.
HENRIETTE, à part.
Encore une espérance trompée !
Elle se lève ; haut, en riant.
Bien répondu, Saint-Albin ! Je vous dispense de ce combat ; mais aussi je vous dispense de vos protestations d’amour. Vous avez mal soutenu la première épreuve ; je ne vous en ferai pas subir une seconde.
SAINT-ALBIN.
Que dites-vous ? cette étrange proposition n’était qu’une épreuve ?
HENRIETTE, riant.
Oui, sans doute, fou que vous êtes ! et une épreuve bien mal imaginée. Comment avez-vous pu croire que je hais mortellement un homme que je ne connais pas ? Vous m’auriez bien embarrassée si vous m’aviez prise au mot ; et vous auriez eu le plaisir de vous moquer de moi tout à votre aise.
SAINT-ALBIN.
Étourdi !... n’avoir pas deviné... Mais quelle femme êtes-vous donc ? Il y’avait dans votre regard, dans votre voix, une expression terrible... Pardon, pardon ! je fus un insensé !
HENRIETTE, avec une indifférence affectée.
Vous n’étiez pas au bois ce matin : quelquefois je vous y cherche... mais vous abandonnez tout pour votre ami.
SAINT-ALBIN.
Monval ?... oui, l’habitude d’être ensemble est devenue pour nous un besoin.
HENRIETTE.
Et cependant vos caractères ne se conviennent pas, disiez-vous ?
SAINT-ALBIN.
Longtemps sombre et triste, portant sur sa figure l’empreinte des passions, Ferdinand repoussait la confiance et l’amitié : un voyage a sans doute effacé de pénibles impressions, ou bien il veut les oublier au milieu d’une vie dissipée ; car, depuis son retour d’Italie, il cherche le bruit, les fêtes, il court sans cesse au-devant des plaisirs.
HENRIETTE.
Pourquoi ne me le présentez-vous pas ?
SAINT-ALBIN.
Je comblerais ses désirs ; et, je vous l’avouerai, c’était pour lui que tantôt je réclamais cette faveur ; mais la proposition que vous m’avez faite...
HENRIETTE.
Vous songez encore à cette extravagance ?
SAINT-ALBIN.
Non, et je vous l’amènerai aujourd’hui même. Ce sera peut-être un rival dangereux pour moi.
HENRIETTE.
Un rival !...
Avec une apparente indifférence.
Si vous le craignez, ne l’amenez pas.
SAINT-ALBIN.
Il suffit que vous ayez formé un désir pour que je l’accomplisse.
HENRIETTE, à part avec joie.
Il viendra !
Haut.
Adieu donc, Saint-Albin, j’ai quelques ordres à donner ; n’oubliez pas votre promesse ; je vous attends à dîner.
SAINT-ALBIN.
Et vous, n’oubliez pas mes espérances.
HENRIETTE.
J’y penserai.
Scène IV
HENRIETTE, seule, elle marche avec agitation
Il viendra !... dans quelques heures, il sera là !... Mon père ! mon père !... apaise-toi, l’heure approche !... Je l’aimai !... quel en fut le prix ? « Henriette, disait-il, notre sort sera le même ; ma vie est la tienne ! » Mon sort ? il l’a rendu affreux ! et lui, il est heureux : pour être riche, il m’a abandonnée à la misère !... pour être honoré, il m’a dévouée à l’infamie !... Ah, tu l’as dit, Ferdinand, notre sort sera le même ! je t’en ferai un pareil au mien : oui, oui, nous serons unis !
Scène V
HENRIETTE, LA FEMME DE CHAMBRE, puis ROSE
LA FEMME DE CHAMBRE.
Madame, une jeune paysanne demande avec instances à vous
parler.
HENRIETTE.
Qu’elle entre.
Rose entre. À part.
Dieu ! c’est Rose !
ROSE.
Madame, je viens vous remercier de vos secours généreux.
HENRIETTE, à part tristement.
Elle ne me reconnaît pas !
ROSE.
Qui donc a pu me valoir vos bontés et votre protection ?
HENRIETTE.
Votre malheur seul.
ROSE.
Quel son de voix !
HENRIETTE.
Votre sort est-il meilleur ? êtes-vous contente ?
ROSE.
Ah, je ne peux pas me tromper à ce point !... Madame... est-ce vous ?... est-ce toi ?...
HENRIETTE, se jetant dans ses bras.
Henriette, ta sœur !
ROSE.
Ah, tu savais ma demeure, et ton argent seul est venu me chercher quand j’étais malheureuse !... Pourquoi me fuyais-tu ? pourquoi ne pas venir dans mes bras ? Ça m’aurait fait plus de bien.
HENRIETTE.
Bonne Rose !... ma sœur !...
ROSE.
Nous avoir quittés depuis si longtemps !... Mais je ne veux pas te faire de reproches : c’est pour ton bonheur, je le vois.
HENRIETTE.
Mon bonheur !
ROSE.
Tu étais trop jolie, tu avais trop d’esprit pour épouser un paysan : tu as trouvé un mari bien riche.
HENRIETTE.
Un mari !
ROSE.
Me feras-tu faire connaissance avec lui ? Nous sommes de pauvres gens bien honnêtes, c’est vrai, mais voilà tout ! et peut-être que tu auras honte de nous.
HENRIETTE.
Honte !... ah, non, ce n’est pas de toi que je dois rougir.
ROSE.
Ainsi, ton mari...
HENRIETTE.
Parlons de toi, Rose. Pierre ?...
ROSE.
Nous nous aimons toujours ; nous avons pleuré ensemble notre malheureux père : puis nous travaillons ; et quoique pauvre, quand on n’a rien à se reprocher, on a le cœur content.
HENRIETTE, à part.
Sans doute !...
ROSE.
À présent que je t’ai retrouvée, comme j’vas être heureuse ! Tiens, viens nous asseoir ici, l’une à côté de l’autre, comme autrefois ; causons.
HENRIETTE, à part.
Que lui dirai-je ?
ROSE.
Mais que je te regarde encore !
HENRIETTE.
Comme tu es fraîche et gaie ?
ROSE.
Comme tu es pâle et triste ! Pourtant...
Elle regarde son costume et celui d’Henriette.
HENRIETTE.
Tu es heureuse ! Tu peux me dire comment se passent ces journées.
ROSE.
Elles se ressemblent toutes, et sans l’souvenir de mon pauvre père...
HENRIETTE.
Silence, Rose, silence !...
ROSE.
Le matin, Pierre et moi nous nous levons avec le jour, nous travaillons tant qu’il dure, et, le soir, chacun rapporte au logis un peu d’argent et beaucoup d’amour. Voilà tout.
HENRIETTE.
Comme la vertu rend le bonheur facile !
ROSE.
Et toi ?
HENRIETTE.
Moi !
ROSE.
Que fais-tu chaque jour ?
HENRIETTE.
Ce que je fais ?... j’essaie de me distraire ; je poursuis un inutile projet ; je souffre, je pleure !... et agitée, inquiète, sans bonheur, sans amitié, sans amour, je vis seule au milieu du monde, cachant à tous les yeux, sous une gaieté trompeuse, des douleurs qu’on verrait avec indifférence.
ROSE.
Que veux-tu dire ? pourquoi ce trouble et ces discours vagues que je ne peux comprendre ? que me caches-tu ? parle, ne suis-je pas ta sœur, ton amie ?... Quels sont tes maux ? n’es-tu pas riche, heureuse ? parle, je l’exige.
HENRIETTE.
Ah ! que veux-tu savoir ?
ROSE.
Tout ce qui t’intéresse.
HENRIETTE, se levant vivement.
Tu veux savoir d’où viennent ces richesses ? tu veux savoir pourquoi je suis à plaindre ?... tu veux donc rougir aussi ?
ROSE.
Que dis-tu ? serait-il possible ?...
HENRIETTE.
Repousse-moi, ma sœur, je suis indigne de tes caresses.
ROSE.
Ne dis pas cela !
HENRIETTE.
Oui, cette opulence...
ROSE.
N’achève pas !
HENRIETTE.
Ces pleurs...
ROSE, très vivement.
Tais-toi ! pas un mot de plus, je t’en prie, je t’en supplie, n’ajoute pas un mot ! Je ne veux rien entendre, je ne veux rien savoir.
S’attendrissant.
Mais viens, viens pleurer dans mes bras ; je te consolerai et ne t’interrogerai plus.
Elles se jettent dans les bras l’une de l’autre.
HENRIETTE.
C’est la première fois que mes pleurs me soulagent ! Je crois qu’en ce moment je pourrais lui pardonner !
ROSE.
Tu en veux à quelqu’un ? Toi, si bonne !
HENRIETTE.
Bonne !... autrefois !
ROSE.
Jamais tu n’aurais pu souhaiter de mal à personne.
HENRIETTE.
J’ai donc bien souffert, pour devenir ainsi !
ROSE.
Ma sœur !
La femme de chambre entrant.
Les musiciens que madame a demandés sont arrivés ; la société commence à se réunir au salon.
HENRIETTE, avec effroi.
Quoi, déjà ! le temps a-t-il passé si vite ?... Je vais le revoir oh, non, non, cela n’est pas possible, je ne puis pas !
ROSE.
Je te quitte, Henriette.
HENRIETTE.
Tu m’abandonnes, Rose ? Et dans quel moment !
ROSE.
Je ne peux pas rester davantage ; nous nous reverrons bientôt ?
HENRIETTE.
Peut-être !
ROSE.
Tu ne me fuiras plus ?
HENRIETTE.
J’aurai donc senti près de mon cœur battre un cœur qui m’aime !... Ah, que cela fait de bien !
ROSE.
À demain, mon Henriette.
HENRIETTE, à demi-voix et d’un air sombre.
Demain !...
La femme de chambre revenant.
M. de Saint-Albin est ici ; il désire voir madame.
ROSE.
Il faut nous séparer.
HENRIETTE.
Tu le veux ?
ROSE.
Adieu !
Elle sort.
HENRIETTE, à elle-même.
Quoi ! pas un instant pour réfléchir, que devenir ? que faire. Ce trouble, ces larmes ? Ah ! qu’est-ce donc ? Je me sens attendrie !
À la femme de chambre.
Faites entrer M. de Saint-Albin
Elle essuie ses larmes et compose son visage.
Scène VI
HENRIETTE, SAINT-ALBIN
SAINT-ALBIN.
Il faut donc forcer votre porte pour arriver jusqu’à vous ! L’impatience de Monval ne souffre aucun retard ; vous serez charmée de lui ! Depuis un quart d’heure qu’il est avec nous dans votre salon, il nous réjouit par ses saillies, et jamais sa gaieté...
HENRIETTE.
Sa gaieté !
SAINT-ALBIN.
Il est tout à la joie, au plaisir !
HENRIETTE, à part.
Sa gaieté ?... Je respire ! Ce mot m’a rendu mon courage.
Haut.
Qu’il vienne, qu’il vienne donc ! Je vous laisse un moment ; ma toilette n’est pas achevée.
SAINT-ALBIN.
Qu’en avez-vous besoin ?
HENRIETTE.
Je suis à vous dans peu d’instants.
À la femme de chambre.
Qu’on prie ces Messieurs d’entrer, et suivez-moi.
Elle entre dans une pièce voisine.
Scène VII
SAINT-ALBIN, VARINCOURT, MONBRAY, MONVAL
MONVAL.
Comment ! tu es seul, Saint-Albin ?
SAINT-ALBIN.
Je suis chargé de te faire les honneurs du temple ; la divinité va bientôt paraître.
MONVAL.
J’ai vu rarement un luxe de si bon goût.
SAINT-ALBIN.
Quand elle sera là, tu ne verras plus qu’elle.
VARINCOURT.
Je gage qu’elle est à sa toilette.
SAINT-ALBIN.
Tu gagnerais ! mon cher financier.
MONBRAY.
Elle ne veut pas que Monval en réchappe.
SAINT-ALBIN.
Je crois l’entendre.
VARINCOURT, à Monval.
Prends garde à ton cœur.
Scène VIII
SAINT-ALBIN, VARINCOURT, MONBRAY, MONVAL, HENRIETTE, DOMESTIQUES
HENRIETTE, aux domestiques en entrant.
Qu’on apporte la table, nous dînerons ici : que les musiciens se tiennent dans la salle voisine.
Elle s’approche en souriant.
Bonjour, Messieurs.
SAINT-ALBIN.
J’ai l’honneur de vous présenter M. de Monval.
MONVAL.
Madame...
Il la regarde et dit à part.
Dieu ! que vois-je ?
HENRIETTE, à part.
Il se trouble !
Haut, et sans avoir l’air de remarquer son trouble.
Je suis charmée, Monsieur, de faire votre connaissance ; je vous remercie, Saint-Albin. Je vous sais gré de votre exactitude, M. de Varincourt ! M. de Monbray, je vous salue.
MONVAL, à part.
Est-il possible ?... Mes yeux ne m’abusent-ils pas ? Serait-ce elle ?
SAINT-ALBIN.
Qu’as-tu donc, mon ami ?
MONVAL.
Rien, rien !
À part.
Cette voix... ces traits...
VARINCOURT.
Nous allons faire un charmant dîner ! comme nous rirons !
MONBRAY.
Les yeux, le cœur et l’esprit sont enchantés à la fois dans ce lieu de délices.
MONVAL, à part.
Aucune émotion à ma vue !... me trompé-je ?
SAINT-ALBIN.
L’aspect d’une jolie femme te trouble-t-il à ce point ?
MONVAL.
Une ressemblance extraordinaire m’a frappé en voyant madame.
HENRIETTE.
Mes traits vous rappelleraient-ils quelque doux souvenir ?
SAINT-ALBIN.
Un regret peut-être ?
HENRIETTE, à demi-voix à Monval.
Un remords !
MONVAL, à part.
C’est elle !
HENRIETTE, à part.
Il a pâli !
Haut, souriant.
Allons, Messieurs, il est temps de se mettre à table : voilà le signal.
On entend une symphonie qui commence ; une table très richement servie a été apportée. Deux flacons sont placés de chaque côté de la place occupée par Henriette.
Placez-vous !... M. de Monval, près de Saint-Albin.
MONBRAY.
Toujours quelque nouvelle surprise ! Cette musique est ravissante.
HENRIETTE.
Des surprises !... oh, ce n’est encore rien !
MONVAL, à part.
Que veut-elle dire ?
SAINT-ALBIN.
Quoi donc de l’imprévu ? c’est délicieux !
HENRIETTE.
M. de Monval doit aujourd’hui m’aider à faire les frais de la soirée.
MONVAL.
Moi, madame !...
HENRIETTE.
Oui ! d’après ce que m’a dit Saint-Albin, de votre gaieté, je compte sur vous, Monsieur, pour animer la conversation.
SAINT-ALBIN.
Mais la gaieté est une coquette qui refuse ses faveurs à qui veut les arracher ; et Monval, depuis un moment, est devenu si pensif, si soucieux, qu’il est avare de paroles.
VARINCOURT.
On ne s’amuserait guère dans le monde si chacun imitait votre silence.
HENRIETTE.
Et le monde y gagnerait pourtant ! car il y aurait de moins bien des mensonges, bien des fourberies, bien des serments trompeurs.
MONVAL, à part.
Quel supplice !... Cachons mon émotion.
SAINT-ALBIN.
Vous, madame, qui faites ordinairement avec tant de grâce des récits enchanteurs...
HENRIETTE.
Non, aujourd’hui c’est à M. de Monval qui, dit-on, a beaucoup voyagé, à nous raconter quelque aventure extraordinaire.
VARINCOURT.
Oh oui, oui, c’est une excellente idée !
MONVAL, essayant de sourire.
Ici le passé nous échappe ; le présent seul peut nous occuper.
HENRIETTE.
Comment ! vous ne vous rappelez pas quelque histoire bien terrible ? cherchez dans votre mémoire.
SAINT-ALBIN.
Madame a raison ! quelque chose de sombre, d’épouvantable ! rien n’est plus amusant.
MONVAL.
Laisse-moi, je ne puis !
HENRIETTE
Mais vous ne buvez pas, Messieurs.
Les domestiques versent à boire aux convives ; Monval refuse ; Henriette fait signe aux domestiques de se retirer.
MONBRAY.
À la beauté unie à l’esprit et aux grâces ?
VARINCOURT.
Je devine : c’est à votre santé !
SAINT-ALBIN, à Monval qui est immobile.
Tu restes immobile ?
HENRIETTE.
Puisque M. de Monval nous résiste, je veux vous dire une aventure que j’ai apprise récemment ; elle m’a vivement intéressée.
SAINT-ALBIN.
Parlez, madame, parlez, nous écoutons.
HENRIETTE.
Un honnête homme, un pauvre soldat, un vieillard, monta naguère sur l’échafaud ; sa tête blanchie tomba !... il était innocent ; le coupable, il le connaissait ! c’était le séducteur de sa fille ; et il le sauva de l’infamie et de la mort pour qu’il rendît l’honneur à son enfant !
MONVAL, se levant.
Arrêtez, madame !
SAINT-ALBIN.
Qu’est-ce donc ? pourquoi interrompre ?...
MONBRAY.
Tu souffres ?
VARINCOURT.
Comme il est pâle !
HENRIETTE.
Remettez-vous, Monsieur de Monval.
MONVAL, se rasseyant.
Effroyable torture !
HENRIETTE.
Mon récit produit sur vous une grande impression ; mais c’est une histoire déjà connue, et qui ne tardera pas à l’être davantage.
MONBRAY.
Et que devint la jeune fille ? son mariage sans doute...
HENRIETTE, souriant.
Son mariage !... Mais, avant de continuer, permettez, Messieurs, que je vous verse moi-même à boire.
Elle prend le flacon de gauche et verse à Saint-Albin, Varincourt et Monbray.
C’est moi qui porterai un toast !
Elle prend le flacon de droite et se verse à elle-même.
Ah, j’oubliais Monsieur de Monval.
Elle lui verse du même flacon.
Allons, faites-moi raison !... À la mémoire de ceux qui ne sont plus !
MONVAL, dans le plus grand trouble.
Non, non !
HENRIETTE.
Me refuseriez-vous ?
SAINT-ALBIN.
Je ne te comprends pas, Monval : allons, buvons !
Tout le monde boit, excepté Henriette.
HENRIETTE.
Enfin !
VARINCOURT.
Maintenant il faut nous dire la fin de l’histoire.
Tout le monde s’assied ; Henriette reste debout.
HENRIETTE.
Ah oui !... je peux achever maintenant !... La pauvre fille du vieillard avait été repoussée ! seule, sans espoir, sans ressources, à la porte de l’hôtel où son séducteur célébrait la fête de son mariage avec une autre, elle avait dit : Se venger et mourir !
MONVAL.
Eh bien ?
HENRIETTE.
Le meurtrier n’a plus rien à craindre de la justice des hommes : celle de Dieu seul maintenant peut le condamner ou l’absoudre.
MONVAL.
Que dites-vous ?
HENRIETTE.
Ferdinand ! notre sort est le même ! ta vie est la mienne.
SAINT-ALBIN.
Comment ? cette jeune fille...
HENRIETTE.
Elle a vengé son père !
Tout le monde se lève précipitamment.
MONVAL.
Eh quoi ce serait ?
HENRIETTE.
Du poison !
SAINT-ALBIN, Varincourt et Monbray, sortant avec précipitation.
Du secours ! du secours !
MONVAL, sur le devant.
Ah ! je vais donc mourir !
HENRIETTE, sur le devant.
La mort ne t’effraie pas ?
MONVAL.
Non, car la vie m’épouvantait !
HENRIETTE.
Ferdinand !...
MONVAL.
Dis que tu me pardonnes !
HENRIETTE.
Éloigne-toi !
MONVAL.
Je fus faible et perfide ! mais je suis à tes pieds ! mais je demande un mot, un regard, et je vais mourir.
Varincourt, Monbray, Saint-Albin et une foule d’hommes et de femmes rentrent.
HENRIETTE.
M’ôteras-tu jusqu’au plaisir de la vengeance ?
MONVAL.
Ah ! sois contente : je souffre !
HENRIETTE.
Tais-toi !
MONVAL.
D’horribles douleurs...
HENRIETTE.
Ferdinand... ! pardonne !
MONVAL.
Henriette !... je meurs !
HENRIETTE.
Ah !...
Monval tombe ; Henriette est soutenue par des femmes.