Gros chagrins (Georges COURTELINE)
Saynète.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Carillon, 2 décembre 1897.
Personnages
GABRIELLE
CAROLINE
Au lever du rideau, Caroline fait de la tapisserie à la clarté d’une lampe posée sur un guéridon. Un silence. Brusquement, violent coup de sonnette. Caroline dépose son ouvrage, quitte la scène et va ouvrir. À la cantonade on entend : « Gabrielle ! » et aussitôt les sanglots bruyants de Gabrielle. Réapparition des deux jeunes femmes.
CAROLINE.
Ah ça ! mais, tu pleures !
GABRIELLE, éclatant en sanglots.
Ah ! ma chère ! ma chère !
CAROLINE.
Mon Dieu, que se passe-t-il ?
GABRIELLE.
Une chaise !... donne-moi une chaise !
CAROLINE, la faisant asseoir.
Tiens !
GABRIELLE.
Merci ! Un verre d’eau, veux-tu ?
CAROLINE.
Tout de suite ! Mon pauvre chat ! Mon pauvre chat !... Pour Dieu, qu’est-ce qui t’est arrivé ?... Tiens, bois !
GABRIELLE, prenant le verre.
Merci ! – Aide-moi à dégrafer mon boa. Tâte mes mains !
CAROLINE.
Tu as une fièvre !...
GABRIELLE.
Je suis comme une folle !
CAROLINE.
Calme-toi ; je t’en supplie ! Tu me tournes les sangs !
GABRIELLE.
Je suis comme une folle, je te dis.
CAROLINE.
Bois encore un peu. Là !... Voilà !... Te sens-tu un peu mieux ?
GABRIELLE.
Oui... non... oui... Je ne sais pas !... Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Soyez donc une honnête femme !
CAROLINE.
Enfin que se passe-t-il ?
GABRIELLE, avec éclat.
Ce qui se passe ?... Il se passe que mon mari me trompe !
CAROLINE, incrédule.
Non ?
GABRIELLE.
Si !
CAROLINE, les bras croisés.
Qu’est-ce que tu me dis là !
GABRIELLE.
La vérité.
CAROLINE.
Fernand ?
GABRIELLE.
Fernand !
CAROLINE.
Qu’est-ce qui aurait pu croire ça de lui ?
GABRIELLE.
Crois-tu, hein ? Après neuf ans de mariage ! En pleine lune de miel !
CAROLINE, atterrée.
Eh bien, nous sommes propres, toutes les deux !
GABRIELLE, avec espoir.
Ah bah !... Est-ce que toi aussi ?...
CAROLINE.
Non ; moi, ce n’est pas cela. Seulement, imagine-toi que j’ai tous les ennuis : ma belle-mère est à l’agonie et je suis sans bonne.
GABRIELLE.
Allons donc !
CAROLINE.
C’est comme je te le dis.
GABRIELLE.
Tu as renvoyé Euphrasie ?
CAROLINE.
Ce matin !
GABRIELLE.
En voilà une histoire !
CAROLINE.
Ne m’en parle pas ; j’en suis malade. D’autant plus que c’était une perle, cette fille !
GABRIELLE.
C’est vrai ?
CAROLINE.
Une perle ! Un diamant ! Elle avait toutes les perfections ! – Mais voleuse !...
GABRIELLE.
Qu’est-ce que tu veux ! Quand ce n’est pas ça, c’est autre chose. Ainsi moi... tu te rappelles Adèle, ma femme de chambre ?
CAROLINE.
Parfaitement. Une grande bringue qui avait une tête de brochet ?
GABRIELLE.
Précisément !
CAROLINE.
Eh bien ?
GABRIELLE.
Est-ce qu’un jour je ne l’ai pas pincée en train de se débarbouiller avec mon éponge de... toilette ?
CAROLINE, suffoquée.
Pas possible ?
GABRIELLE.
Ma parole d’honneur !
CAROLINE.
Ah ! la sale bête ! Je l’aurais tuée !
GABRIELLE.
Tu es bonne ! On n’a pas le droit. – Qu’est-ce que je disais donc ?
Éclatant.
Ah oui ! Alors voilà, ma chère ; il me trompe !
CAROLINE la consolant.
Eh là ! Eh là !
GABRIELLE, hurlant.
Hi ! Hi ! Hi !
CAROLINE.
Es-tu sûre, au moins !
GABRIELLE, les mains au ciel.
Ah ! Dieu !
CAROLINE.
Mon pauvre chou ! Mon pauvre chat !
GABRIELLE, toujours sanglotante.
Ah ! oui, va, tu peux me plaindre ! Je suis assez malheureuse.
CAROLINE.
Mais je te plains de tout mon cœur ! Ah ! bien sûr non, tu n’avais pas mérité ça !
GABRIELLE.
Enfin, est-ce vrai ?
CAROLINE.
Voyons, conte-moi ça en détail. Dis-moi tes peines, ma chérie ; cela te soulagera toujours un peu.
GABRIELLE.
Eh bien voilà.
Elle se mouche, se tamponne les yeux, etc.
Tu sais que Fernand va à la Bourse tous les jours ? Moi, je reste seule, et je m’ennuie. Alors, qu’est-ce que je fais ?
CAROLINE.
Tu retournes ses poches, je connais ça.
GABRIELLE.
Parfaitement. Et je fouille dans son secrétaire.
CAROLINE.
Tu as la clé ?
GABRIELLE.
J’en ai fait faire une.
CAROLINE.
Ce que tu as bien fait !
GABRIELLE.
N’est-ce pas ?
CAROLINE.
Tiens !...
GABRIELLE.
Oh ! ce n’est pas par curiosité !
CAROLINE.
Bien sûr, non !
GABRIELLE.
C’est par prévoyance !
CAROLINE.
Sans doute !
GABRIELLE.
Mieux vaut avoir deux clés qu’une seule. Au moins si on perd la première...
CAROLINE.
On a la seconde.
GABRIELLE.
Voilà tout. – Et à propos ; que je te fasse rire ! Est-ce que je t’ai conté que l’autre jour, j’avais perdu la clé de chez nous ?
CAROLINE, très intéressée.
Ta clé ! Non ! Quand ?
GABRIELLE.
La semaine dernière ! Comment, je ne t’ai pas dit cela ?
CAROLINE.
En voilà la première nouvelle !
GABRIELLE, se tordant de rire.
Ah ! ma chère !... Ça a été toute une histoire ! J’avais passé la soirée chez maman, figure-toi. Tu sais que maman, le jeudi soir, donne du thé et des petits fours ? Bon ! Minuit sonnant, je saute en fiacre ; j’arrive chez nous, je grimpe mes trois étages quatre à quatre. Une fois à ma porte, pas de clé !
CAROLINE.
Pas de clé ?
GABRIELLE.
Pas l’ombre !
CAROLINE.
Ça, c’est drôle ! Et ton mari ?
GABRIELLE.
Au cercle !
CAROLINE.
Un vrai guignon !
GABRIELLE.
Crois-tu ! Avec ça, pas de lumière ! Je n’ai jamais tant ri. Je suis restée sur le palier jusqu’à deux heures du matin à attendre le retour de Fernand !
Fondant brusquement en larmes.
Fernand !... Ah ! le gredin ! Ah ! le monstre !... Il me trompe !... – Où donc en étais-je ?
CAROLINE.
Aux poches retournées.
GABRIELLE.
C’est juste. – Eh bien, j’y ai trouvé une lettre, dans sa poche.
CAROLINE.
Une lettre oubliée ?
GABRIELLE.
Parfaitement !
CAROLINE.
Mon Dieu, que les hommes sont bêtes ! Ce n’est pas à nous que ces oublis-là arriveraient !
GABRIELLE.
Oh ! non !
CAROLINE.
De qui, la lettre ?
GABRIELLE.
Devine !
CAROLINE.
Ma foi...
GABRIELLE.
Ne cherche pas, va ! C’est tellement monstrueux, tellement abject, tellement ignoble ! – Rose Mousseron ?
CAROLINE.
De Parisiana ?
GABRIELLE.
Oui, ma chère ; de Parisiana ! Cette fille qui chante :
J’ai z’une petite maison
À Barbe
À Barbe
J’ai z’une petite maison
À Barbizon !
CAROLINE.
Ce n’est pas l’air.
GABRIELLE.
Si.
CAROLINE.
Non.
GABRIELLE.
Si.
CAROLINE.
Tu te trompes.
GABRIELLE.
Tu es sûre ?
CAROLINE.
Je te jure ! Tiens, c’est comme ça.
Elle chante.
J’ai z’une petite maison
À Barbe
À Barbe
J’ai z’une petite maison
À Barbizon !
GABRIELLE, qui a battu la mesure.
Tu as raison. Je confondais avec l’Almée de la rue du Caire. Recommence un petit peu, pour voir.
Caroline reprend, Gabrielle l’accompagne, en souriant d’abord, puis à toute voix.
LES DEUX FEMMES, à tue-tête.
J’ai z’une petite maison
À Barbe
À Barbe
J’ai z’une petite maison
À Barbizon !
CAROLINE.
Tu y es.
GABRIELLE.
Ça ne doit pas être bien malin, d’avoir du succès au café-concert.
CAROLINE.
Parbleu ! – Et alors ?
GABRIELLE.
Quoi, alors ?
CAROLINE.
Pour m’en finir avec ton histoire ?
GABRIELLE.
Quelle histoire ?
CAROLINE.
L’histoire de la lettre.
GABRIELLE.
Quelle lettre ?
CAROLINE.
La lettre de Rose Mousseron ?
GABRIELLE.
La lettre de Rose Mousseron ?... Ah oui ! Une lettre immonde, ma chère ! pleine de saletés et d’horreurs ! Une véritable dégoûtation !
CAROLINE.
Tu l’as sur toi, mon cœur ?
GABRIELLE.
Non.
CAROLINE.
Tant pis.
GABRIELLE.
Ah ! les lâches ! Ah ! les misérables, les infâmes ! Voilà pourtant à qui nous sacrifions tout, notre jeunesse, nos illusions, nos pudeurs !
Elle sanglote.
Jamais, tu entends bien, jamais je ne pardonnerai ça à Fernand ! Mon Dieu, que je souffre ! Pour sûr, je vais avoir une attaque de nerfs !
CAROLINE, désolée.
Je t’en prie, Gabrielle, pas d’attaque ! Puisque je te dis que je suis sans bonne !
GABRIELLE.
Donne-moi un peu d’eau de mélisse !
CAROLINE.
Tout à l’heure. – Tiens, mon petit chat, tu ne sais pas ce que tu vas faire ?
GABRIELLE.
Si ! Je vais me suicider.
CAROLINE.
Mais non. Tu vas rester à dîner avec moi. Ça te changera le cours des idées.
GABRIELLE.
À dîner ?... Je ne peux pas !
CAROLINE.
Pourquoi ?
GABRIELLE.
Nous dînons chez les Brossarbourg.
Au comble de la joie.
Il paraît que ce sera charmant. On dansera ! – Et pendant que j’y pense : tu connais le pas de quatre, Caroline ?
CAROLINE.
Oui.
GABRIELLE.
Veux-tu être bien mimi avec ta pauvre affligée ?
CAROLINE.
Certainement.
GABRIELLE.
Apprends-le-moi, dis ?
CAROLINE.
Comment donc !
Les deux femmes se placent en vis-à-vis, l’une à la cour, l’autre au jardin. L’orchestre joue le Pas de quatre.
Trois pas en avant et un petit coup de pied.
Exécutant le mouvement.
Tra la la la, tra la la la !
GABRIELLE, l’imitant.
Comme ça ?... Tra la la la, tra la la la !
CAROLINE.
Tu y es !...
GABRIELLE.
Ce n’est pas difficile !
CAROLINE.
Pas pour deux sous !... Tra la la la ! Tra la la la ! Bien balancé... et en mesure !
GABRIELLE, chantant et dansant à la fois.
Tra la la la ! Tra la la la !