Faublas (Léon-Lévy BRUNSWICK - Charles DUPEUTY - Victor LHÉRIE)
Comédie en cinq actes, mêlée de chant.
Représentée pour la première fois, à Paris sur le Théâtre national du Vaudeville, le 23 janvier 1833.
Personnages
FAUBLAS
ROSAMBERT
LE BARON DE FAUBLAS
LE MARQUIS DE B...
LE COMTE DE LIGNOLLE
GERMAIN, domestique de Rosambert
LA MARQUISE DE B...
LA COMTESSE DE LIGNOLLE
JUSTINE, femme de chambre de la marquise
CHRISTINE, fille d’auberge
TROIS DOMINOS, parlant au 1er acte
DOMESTIQUES
DOMINOS et PERSONNAGES MASQUÉS au 1er acte
DEUX TÉMOINS de la marquise au 4e acte
ACTE I
Un riche appartement, laissant voir un second salon au fond.
Scène première
LE BARON, FAUBLAS, DOMESTIQUES, MUSICIENS, GARÇONS GLACIERS
Au lever du rideau les domestiques achèvent d’allumer les lustres ; les musiciens traversent le théâtre leurs Instruments sous le bras ; des garçons glaciers passent au fond portant sur la tête de longues corbeilles remplies de glaces et de sorbets.
CHŒUR.
Air : Ah ! quel beau jour ! (Léocadie.)
Allons, amis, redoublons tous de zèle ;
Le maître est riche et noblement paiera ;
Que, grâce à nous, sa fête soit si belle
Qu’on la compare aux bals de l’Opéra.
Après le chœur tous les personnages accessoires se dispersent au moment où le baron entre avec son fils.
FAUBLAS.
Quoi mon père, c’est pour moi que vous donnez ce bal brillant ?
LE BARON.
Oui, mon fils, et j’espère bien le renouveler plus d’une fois cet hiver. Que de bonté !
LE BARON.
Ne faut-il pas que tu fasses connaissance avec ce grand monde dans lequel tu vas entrer ?
FAUBLAS.
Et vous voulez que ce soit sous vos yeux ?
LE BARON.
Je veux au moins guider tes premiers pas : pour toi, j’ai quitté mon château, je me suis arraché aux douceurs d’une vie tranquille et j’ai acheté ce riche hôtel du faubourg Saint-Honoré, où mon rang et ma fortune me permettent de recevoir la meilleure compagnie de la capitale.
FAUBLAS.
Je comprends. Vous voulez me faire voir tout ce que Paris renferme d’hommes vertueux, de dames pieuses et respectables.
LE BARON.
Ce n’est pas là précisément ce qu’on entend par bonne compagnie : ce qu’on appelle maintenant bonne compagnie, est peut-être la plus mauvaise de toutes.
FAUBLAS.
Comment ! et vous voulez m’y lancer ?
LE BARON.
Je veux te faire connaître le danger, afin de te mettre plus à même de l’éviter. Aujourd’hui la manie d’imiter la cour frappe chacun de vertige, et Paris modèle ses mœurs sur les mœurs corrompues de Versailles. Nos jeunes seigneurs, élèves des aimables roués de la régence, surpassent encore leurs maîtres : faire du duel une habitude, un plaisir ; tricher au jeu, séduire les femmes pour les perdre de réputation, telle est la gloire qu’ils ambitionnent... Les femmes, quoique aussi coupables, ont pourtant une excuse en leur faveur. Mariées sans amour, elles deviennent bientôt épouses infidèles, et se donnent comme pour se venger d’avoir été vendues ! Elles rougissent d’une première faute, mais elles ne peuvent se repentir, car on a fait de l’inconstance une mode, et de la fidélité un ridicule.
PAUBLAS.
Eh bien ! mon père, emmenez-moi dans votre château, donnez-moi celle que vous m’avez promise pour femme, et quittons Paris pour toujours.
LE BARON.
Non, mon ami, tu te dois à ton pays, à ta famille, et plus tard tu me reprocherais de t’avoir condamné à une lâche obscurité.
FAUBLAS.
Tout ce que je désire, c’est de vivre auprès de vous, auprès de ma Sophie...
LE BARON.
Sophie sera à toi ; mais avant de l’obtenir, il faut la mériter.
FAUBLAS.
Je vous promets que je serai digne d’elle, qu’il me sera facile de résister aux séductions du monde ; car je n’aime que Sophie, je n’aimerai jamais qu’elle.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. le comte de Rosambert.
Il sort.
FAUBLAS.
Le meilleur de mes amis ; que j’aurai de plaisir à le revoir !
Scène II
LES MÊMES, ROSAMBERT
ROSAMBERT.
J’ai du bonheur, je suis le premier, je crois... Eh ! bonjour donc, mon cher chevalier.
Il se serrent la main.
Monsieur le baron, je vous présente mon hommage.
LE BARON.
Soyez le bienvenu, Rosambert ; je désire que vous ayez autant d’attachement pour mon fils que j’en avais pour votre père ; c’était un homme sage et rangé que votre père, et l’on m’a dit que vous dérogiez un peu.
ROSAMBERT.
Calomnie que tout cela, calomnie !
LE BARON.
Au reste, je ne suis point un censeur sévère, et la preuve, c’est que je vais faire moi-même les honneurs d’un bal masqué.
Air : Amis, voici la riante semaine.
Mon jeune ami, je vous cède la place ;
Adieu, Faublas, et trêve à mes leçons.
Que près de toi l’amitié me remplace :
Sur tout cela plus tard nous reviendrons.
Je lui parlais au nom de la prudence :
Mais c’est assez de morale en un jour :
Vous arrivez, c’est le moment, je pense,
Qu’auprès de lui la folie ait son tour.
Le baron sort.
Scène III
ROSAMBERT, FAUBLAS
ROSAMBERT.
C’est un très brave homme, ton père ! Seulement, il est un peu en arrière du siècle... Ces gentilshommes de province ont tous des préjugés affreux.
FAUBLAS.
Oh ! il a d’excellents principes !
ROSAMBERT.
Nous le civiliserons. Il commence déjà, vrai, son bal sera charmant... Nous avons, dit-on, un orchestre délicieux, les contredanses les plus aimables et jusqu’à la valse, nouvellement importée d’Allemagne. Le baron avait vraiment du bon, mais les livres l’ont gâté ; il n’y a rien qui dérange l’éducation d’un gentilhomme comme la philosophie et l’orthographe de Voltaire.
FAUBLAS.
Toujours le même, ce cher comte, ne songeant qu’au plaisir. Cependant, je pense bien que tu ne fais pas que cela ?
ROSAMBERT.
J’ai presque envie d’acheter un régiment ; en attendant, je fais des conquêtes et des petits soupers, je me bats, je me ruine en chevaux ; enfin, je ne fais rien, cela m’occupe toute la journée. Mais parlons de toi, chevalier ; comment trouves-tu Paris ?
FAUBLAS.
Ma foi, comme je suis arrivé par le faubourg Saint-Marceau, je n’ai pas trouvé ça très beau.
ROSAMBERT.
Je ne te parle pas de la ville, des monuments, des promenades.
FAUBLAS.
Il y a donc quelque chose de plus curieux ?
ROSAMBERT.
Les femmes, mon ami, les femmes !
FAUBLAS.
Chut, chut ! oh ! si mon père nous entendait...
ROSAMBERT.
Le baron connaît le monde, et quoique philosophe il sait très bien qu’un jeune homme... innocent...
FAUBLAS.
Innocent ? oh ! il s’est passé bien des choses depuis que je ne t’ai vu ; un nouveau monde s’est ouvert pour moi.
ROSAMBERT.
Ah ! voyons donc ça ?
FAUBLAS.
Il y a quelque temps, mon père me conduisit au château de monsieur Duportail, son ami. Dans le trajet de Paris à Ville-d’Avray, le baron me dit : « Faublas, vous allez voir votre cousine Sophie Duportail, et j’espère que bientôt vous pourrez être fiancés... » Juge de mon étonnement, de ma joie ; au sortir du collège, mon père me donne une femme !
ROSAMBERT.
Autre pensum.
FAUBLAS.
Nous arrivons chez monsieur Duportail, Rosambert, je la vois... je reste pétrifié d’admiration !
ROSAMBERT.
Comme Antoine devant Cléopâtre !
FAUBLAS.
Elle me dit, en balbutiant : Monsieur, mon cousin, certainement... et moi je lui réponds : Mademoiselle, ma cousine... certainement, il n’y a pas le moindre doute...
ROSAMBERT.
Séducteur que tu fais !
FAUBLAS.
Nous restâmes presque toute la journée seuls dans le salon ; nous parlâmes de mille choses, d’histoire romaine, de géographie... Elle me montra un tapis auquel elle travaillait, et moi je lui expliquai deux chapitres de Quinte-Curce.
ROSAMBERT.
Mauvais sujet ! ne va pas t’aviser de raconter tes aventures à d’autres qu’à moi... tu serais un homme déshonoré.
FAUBLAS.
Pourquoi donc cela ?
ROSAMBERT.
J’ai été comme toi, moi... tendre, naïf, niais jusqu’au madrigal ; mais je me suis formé, et à dix-huit ans j’étais déjà passé maître... Je me charge de toi, je serai ton mentor, et je veux qu’en huit jours Faublas soit digne de Rosambert.
FAUBLAS, effrayé.
Ça ne m’empêchera pas d’aimer Sophie, au moins ?
ROSAMBERT.
Du tout, du tout, ça n’empêche pas... au contraire, cela t’ouvrira les idées, et te donnera, pour lui plaire, des moyens irrésistibles.
FAUBLAS.
Oh ! mon ami, que je te serai donc reconnaissant !
ROSAMBERT.
Écoute, Faublas, le bal sera brillant ; tu m’observeras bien et tu verras comment on plaît, on subjugue... surtout comment on se venge d’une coquette.
FAUBLAS.
Qu’entends-tu par une coquette ?
ROSAMBERT.
Air du Piège.
Elle soumet tout à ses lois,
Se rit d’un douloureux martyre,
Échange avec dix à la fois
Un mot, une œillade, un sourire.
Une coquette est, entre nous,
Pour chacun également bonne ;
C’est le soleil qui luit pour tous,
Et qui n’appartient à personne.
FAUBLAS.
Et, à ce qu’il paraît, tu as à te venger d’une de ces dames.
ROSAMBERT.
Figure-toi une jeune et belle marquise qui ne veut pas absolument partager mon amour, et qui a le ridicule d’être fidèle à son mari.
FAUBLAS.
Mais il me semble que c’est très bien d’être fidèle.
ROSAMBERT.
C’est possible, mais ce n’est pas la mode.
FAUBLAS.
Mais la morale, mon ami ?
ROSAMBERT.
Eh bien ! oui... la morale... j’ai essayé plusieurs fois ! mais que veux-tu ? je n’ai pas de vocation.
FAUBLAS.
Tu aimes mieux les marquises ?
ROSAMBERT.
Celle-là surtout qui est fort belle... c’est une conquête que je pourrais avouer dans le monde.
FAUBLAS.
Mais si elle ne t’aime pas ?
ROSAMBERT.
Je crois qu’elle m’aime, au contraire ; mais je te dis, elle fait la prude, la cruelle, et dit beaucoup de bien de son mari... Je suis sûr qu’elle se décidera, et pour l’y forcer je veux la rendre jalouse.
FAUBLAS.
De qui ?
ROSAMBERT.
Ma foi, je ne sais pas encore, mais je ferai la cour à une autre personne qui aura l’air d’écouter mes doux propos... la belle marquise, qui doit venir ici au bal, sera furieuse... et grâce au dépit, à la colère, j’obtiendrai peut-être ce qu’on refuse à l’amour... Voyons, à qui ferais-je bien la cour ?
Il paraît chercher, puis regarde Faublas.
à toi.
FAUBLAS.
Tu perds la tête !
ROSAMBERT.
Non, non, d’honneur, l’idée est délicieuse.
FAUBLAS.
Quoi, tu veux sérieusement ?
ROSAMBERT.
N’est-ce pas un bal travesti ?
FAUBLAS.
Au fait, mon père ne pourra se fâcher.
ROSAMBERT.
Tu seras très bien en femme.
FAUBLAS.
Au collège, quand nous représentions des tragédies latines, c’était toujours moi qui faisais les confidentes.
ROSAMBERT.
Vois-tu d’ici la marquise de B...jalouse de Faublas ?... C’est un bon tour de carnaval... Tu as la figure douce et fine... point de barbe... ta timidité complétera l’illusion : tu seras charmante.
FAUBLAS.
Mais où prendre des habits de femme ?... Ah ! ceux de ma sœur... oui, ils m’iront à merveille.
ROSAMBERT.
Voici Germain, laisse-moi avec lui, et cours opérer ta métamorphose.
Air : Des fatigues du voyage (Tony).
Allons, ton rôle commence ;
Et personne ne verra
Que Faublas sert ma vengeance :
Mon projet réussira.
Pour connaître l’artifice,
Être méchant et malin,
Et cesser d’être novice,
Ah ! prends l’habit féminin.
Ensemble.
ROSAMBERT.
Allons, ton rôle commence, etc.
FAUBLAS.
Allons, mon rôle commence ;
Et personne ne verra
Que Faublas sert ta vengeance :
Ton projet réussira.
Faublas sort.
Scène IV
ROSAMBERT, GERMAIN
ROSAMBERT.
Eh bien ! la marquise ?
GERMAIN.
Elle viendra.
ROSAMBERT.
Bon... et le marquis ?
GERMAIN.
Aussi.
ROSAMBERT.
Il y a plus de huit jours que je ne l’ai vu à l’Opéra.
GERMAIN.
Il a été forcé de garder la chambre : figurez-vous que la semaine dernière, au milieu de la nuit, monsieur... dans un accès de somnambulisme sans doute, voulut aller à la chambre de madame... Il traversa le salon à tâtons, mais arrivé à la porte de la marquise, ses pieds s’embarrassent dans le tapis, il chancelle, tombe, entraîne la console dans sa chute, et reçoit sur la tête la statue qui était sur ce meuble.
ROSAMBERT.
Oui... je la connais, la statue d’Actéon changé en cerf.
GERMAIN.
À ses cris on accourt, on le reporte chez lui, et le malencontreux mari en est quitte pour une bosse au front, qui heureusement ne paraît déjà plus.
ROSAMBERT.
Il y a vraiment des grâces d’état !
GERMAIN.
Pour sa première sortie, il vient au bal ce soir, à moitié déguisé... tenez, j’ai son nez dans ma poche,
Il montre un nez de carton.
un nez qu’il m’a dit de lui acheter ; il veut intriguer tout le monde, vous surtout, monsieur le comte, qu’il prétend mystifier.
ROSAMBERT.
Ah ! monsieur le marquis vent s’attaquer à Rosambert ! Germain, une plume et du papier, bien.
GERMAIN.
Vous m’effrayez, monsieur ; encore un cartel !
ROSAMBERT.
Non, c’est une affiche... En ajustant au physique de monsieur le marquis le faux nez et les moustaches, accroche adroitement au collet de son habit l’écriteau que voici. La marquise en mourra de dépit, et nous rirons.
GERMAIN, lisant l’écriteau.
Monsieur le marquis de B...
ROSAMBERT, l’interrompant.
Ne perds pas un moment... on arrive de tous côtés... échappe-toi sans être vu, et si tu fais bien ta commission, il y a dix louis pour toi.
GERMAIN.
C’est déjà fait, monsieur le comte.
Il sort.
ROSAMBERT.
Je rends la femme jalouse, le mari ridicule... la marquise est à moi.
Scène V
ROSAMBERT, puis successivement PLUSIEURS INVITÉS, en costumes de caractère
CHŒUR.
Air : Final du premier acte du Dandy.
Tendres amants, maris et belles,
Le carnaval vient de s’ouvrir ;
Et montrez-vous toujours fidèles
À la contredanse, au plaisir.
Plusieurs masques entourent Rosambert, tandis que d’autres forment des groupes ; d’autres aussi sont au fond du théâtre et préparent des quadrilles.
UN MASQUE.
Je te connais, Rosambert.
ROSAMBERT.
Tant mieux pour toi, ma belle.
LE MASQUE.
Tu me connais aussi, toi.
ROSAMBERT.
Alors, tant pis pour toi... je n’ai que de mauvaises connaissances.
UN AUTRE MASQUE.
Comment va le coup d’épée que tu as reçu pour cette petite danseuse ?
ROSAMBERT.
Mieux que la réputation des vingt amans qui ont refusé de se battre pour toi.
UN AUTRE MASQUE.
Tu sais que la petite vicomtesse n’a pas longtemps pleuré ton abandon.
ROSAMBERT.
Je le sais, mon abdication n’a pas causé un long interrègne : chez elle c’est comme chez le roi de France, l’héritier présomptif est toujours là... Le roi est mort, vive le roi !
TOUTES.
Oh ! le méchant ! le mauvais sujet !
ROSAMBERT.
Prenez garde, belles dames, si vous m’appelez par mon nom, je vais vous appeler par le vôtre.
TOUTES.
La paix ! la paix !
Reprise du chœur.
Tendres amants, maris et belles, etc.
Les masques se dispersent de divers côtés.
UN DOMINO, à part, en s’avançant.
C’est lui !
ROSAMBERT, l’apercevant.
Oh ! la jolie tournure !... Le diable m’emporte ! cette femme-là doit être charmante... Ah ! ah ! elle s’est aperçue que je la regardais ; elle s’échappe.
Il court après elle, et la ramène par le bras.
Pourquoi me fuir, beau masque ?... Suis-je donc un monstre, ou un mari ?
LE DOMINO.
Laisse-moi, je ne te connais pas.
ROSAMBERT.
Tu es donc de province ?... Oh ! tu ne m’échapperas pas !... Es-tu venue seule au bal ?
LE DOMIΝΟ.
Je ne veux pas t’écouter.
ROSAMBERT.
Et moi je me constitue ton chevalier, car maintenant je te connais.
Le domino fait un mouvement de surprise.
ROSAMBERT.
Air de Caleb.
Oui, voilà bien la main jolie
De la femme du président,
Le maintien de la tendre amie
Du conseiller au parlement,
La démarche noble et fière
De la femme du procureur,
La taille élégante et légère
De la nièce du commandeur ;
De chacune de mes maîtresses
Je retrouve ici les attraits,
Beauté, grâces enchanteresses...
Tu vois bien que je te connais.
Ensemble.
ROSAMBERT.
Ah ! reste, reste encore ;
Daigne écouter ma voix :
Beau masque, je t’adore,
Et pour toujours, je crois ;
Je t’aime autant, je crois,
Que toutes à la fois.
LA MARQUISE, à part.
Dois-je rester encore
Quand ici je le vois
Convenir qu’il adore
Dix femmes à la fois ?
Il aime, je le vois,
Dix femmes à la fois.
LE DOMINO.
Tu oses me parler d’amour !... Sais-tu ce qu’on disait tout à l’heure autour de moi ?... Ce jeune homme, c’est Rosambert, le plus mauvais sujet de Paris.
ROSAMBERT.
Ah ! tu vas blesser ma modestie.
LE DOMINO.
On ajoutait que ton cœur n’est pas libre.
ROSAMBERT.
C’est vrai, à compter de ce soir.
LE DOMIΝΟ.
Que tu aimes une marquise inhumaine.
ROSAMBERT.
Une marquise, oui... mais une inhumaine, non.
LE DOMINO, à part.
L’impertinent !
ROSAMBERT.
Un caprice, rien de plus... un sacrifice au goût du jour... Il a bien fallu être son amant, pour ne pas se singulariser.
LE DOMINO, ôtant son masque.
Merci, monsieur le comte de Rosambert.
ROSAMBERT.
La marquise !
LA MARQUISE.
J’espère, monsieur, que vous voudrez bien ne plus vous présenter chez moi... Votre conduite est indigne d’un galant homme.
ROSAMBERT.
Ma foi, vous m’avez battu, belle marquise.
À part.
Elle me le paiera !
On entend des éclats de rire.
Et Dieu me pardonne, c’est le pauvre marquis !
LA MARQUISE.
Mon mari ?
ROSAMBERT.
Oh ! mon Dieu, lui-même... Fi ! peut-on se moquer du marquis de B...
À part.
Bon, Germain a réussi, et mon écriteau fait son effet.
Scène VI
LES MÊMES, LE MARQUIS, entouré de masques
CHŒUR DE MASQUES.
Air : Ronde de Saint-Antoine.
Vraiment le tour est original !
Oh ! l’excellent tour de carnaval !
De grâce qu’il nous instruise donc,
Et donne des nouvelles de son front.
LE MARQUIS, riant.
Mais vous m’étonnez,
Malgré mon faux nez
Vous savez mon nom !
Que diable ! comment le sait-on ?
Oui, je suis connu,
Et bien reconnu...
À sa femme.
Oui, je le sais bien, qu’en dis-tu ?
Reprise du CHŒUR.
Vraiment, le tour est original, etc.
PLUSIEURS MASQUES.
Bonsoir, monsieur le marquis. Comment va la bosse au front ?
LE MARQUIS, riant.
Ils savent que je me suis fait une bosse au front.
ROSAMBERT.
Eh ! bonsoir, mon cher marquis. Comment va votre... Ha ! ha ! ha !
Tout le monde se met à rire, le marquis aussi ; la marquise s’approche sans être remarquée et arrache l’écriteau.
LA MARQUISE, à part.
Qui a pu jouer ce tour à mon mari ?... Je suis sûre que c’est Rosambert.
LE MARQUIS.
Et vous aussi, cher comte, vous m’avez reconnu, malgré l’aquilin et les moustaches ?... J’aurais dû m’y attendre, j’ai tant de physionomie ! C’est égal, nous avons ri... Hem ! avons-nous ri... Si je sais pourquoi nous avons ri, par exemple...
LA MARQUISE.
Oh ! une mauvaise plaisanterie ; je vous dirai cela...
LE MARQUIS.
À propos de mauvaise plaisanterie, savez-vous, comte, qu’on ne vous voit plus ?... Vous nous manquez... vrai.
ROSAMBERT.
Mais tout le monde ne me voit peut-être pas chez vous avec le même plaisir.
LE MARQUIS.
Comment ! comment !
LA MARQUISE, vivement.
Mon ami, à quelle heure nos gents doivent-ils venir ?
LE MARQUIS.
À minuit... Rosambert, j’exige que vous reveniez nous voir...Tenez, ce soir, par exemple, nous avons un charmant petit souper.
ROSAMBERT.
Pardon, je suis déjà engagé par des officiers de la compagnie de Noailles... et puis, j’attends ici une jeune parente qui sort du couvent, et que je veux présenter dans le monde... Son innocence a été mise sous ma sauvegarde.
LE MARQUIS, riant.
Elle est bien gardée !... Est-elle jolie ?
ROSAMBERT.
Vous pouvez en juger vous-même.
Scène VII
LES MÊMES, FAUBLAS, en jeune fille
FAUBLAS, bas à Rosambert, qui lui présente la main.
Je respire à peine, mon corset m’étouffe.
ROSAMBERT, bas.
Ne fais pas attention à cela.
Haut.
Marquis, veuillez accorder votre bienveillance à mademoiselle Duportail... elle est sage, bien élevée, et sait très bien le latin.
LE MARQUIS.
Je l’avais déjà lu sur votre physionomie, mademoiselle ; ça ne me trompe jamais, moi.
ROSAMBERT, bas à Faublas.
Une révérence.
LE MARQUIS.
Vénus, en sortant de l’onde, n’avait pas plus de fraîcheur.
ROSAMBERT, même jeu.
Encore une révérence en baissant les yeux.
LE MARQUIS, à sa femme.
Comme il lui parle avec feu ! il en est amoureux, ça se voit tout de suite.
LA MARQUISE, à part.
Il croit me piquer... le fat !
S’approchant de Faublas.
Mademoiselle, avez-vous toujours du goût pour le couvent ?
FAUBLAS, qui la regardée pour la première fois, à part.
Oh ! comme elle est jolie sa marquise.
ROSAMBERT.
Ma chère amie, répondez donc à madame.
FAUBLAS.
Madame, j’aimerais toujours le couvent s’il s’y trouvait beaucoup de personnes qui vous ressemblassent.
ROSAMBERT, à part.
Pas mal, pour un commençant.
LE MARQUIS, à part.
Quel joli organe de femme !... Cher comte, tu es un heureux scélérat !
LA MARQUISE, à Faublas.
Permettez-moi, dès aujourd’hui, de me dire votre amie.
FAUBLAS.
Oh ! bien volontiers, madame.
ROSAMBERT, à part.
Elle fait tout ce qu’elle peut pour cacher son dépit.
On entend l’orchestre du bal.
LE MARQUIS.
On va danser, ma belle enfant... acceptez-moi pour cavalier... Que je puisse dire que c’est moi qui vous ai fait faire les premiers pas dans le monde...
À part.
Je crois le mot très supportable.
FAUBLAS, regardant la marquise.
Merci, je ne danse pas.
LA MARQUISE.
Venez près de moi et ne me quittez pas.
LE MARQUIS, à part.
Elle m’a serré la main, j’en suis fou, pourvu que ma femme ne s’aperçoive de rien.
Rosambert et le marquis vont au fond du théâtre où l’on danse.
FAUBLAS, s’asseyant près de la marquise.
Vous ne dansez pas non plus, madame ?
LA MARQUISE.
Non, j’aime mieux causer avec vous.
Elle lui prend la main.
FAUBLAS.
Vous êtes aussi bonne que belle.
Un cavalier vient inviter la marquise, elle refuse. À part.
Je ne sais ce que j’éprouve... près d’elle, il me semble que je pense moins à Sophie... La main de la marquise a pressé la mienne, et j’ai senti comme un frisson... Pourquoi donc ce trouble inconnu ?
LA MARQUISE, après l’avoir regardé.
Vous vous nommez Duportail, mademoiselle ?
FAUBLAS.
Oui, madame.
LA MARQUISE.
Mais je n’ai jamais entendu prononcer ce nom à Paris ni à Versailles.
FAUBLAS, vivement.
Ma famille est de province.
LA MARQUISE.
Vous... vous n’avez pas de frère ?
FAUBLAS.
Non, madame.
LA MARQUISE.
C’est singulier... dans le monde, il y a quelques jours, je croyais avoir remarqué... Allons, je me serai trompée.
FAUBLAS.
Quel ennui ! voilà déjà la contredanse finie : nous ne pourrons plus causer.
LE MARQUIS, à Rosambert.
Il faut absolument que vous veniez souper à l’hôtel avec mademoiselle Duportail.
ROSAMBERT.
Je ne puis... vraiment je suis engagé... et j’ai invité plusieurs dames pour la valse, entre autres, une petite baronne très influente à la cour et que je dois ménager.
LE MARQUIS.
Alors confiez-nous votre parente... madame la marquise la reconduira.
FAUBLAS, se levant.
Mais oui... cela me semble charmant.
ROSAMBERT.
Du tout, du tout, je ne dois pas la quitter.
LE MARQUIS.
Vous voulez l’emmener souper avec la compagnie de Noailles ?
À part.
Il est jaloux de moi, c’est sûr.
FAUBLAS.
Mon cher Mentor, cela me ferait tant de plaisir !
LE MARQUIS.
Que diable, Rosambert, pourquoi la contrarier ?
ROSAMBERT, bas à Faublas.
Ah ! çà, j’espère que tu n’iras pas.
FAUBLAS, de même.
Pourquoi ?
ROSAMBERT, de même.
Il ne faut pas pousser si loin la plaisanterie.
FAUBLAS, de même.
Qu’est-ce que cela te fait ?
ROSAMBERT, de même.
Pourquoi tant tenir à ce souper ?
FAUBLAS, de même.
Mon ami, j’ai faim.
ROSAMBERT.
Mais ton père ?
FAUBLAS.
Il connaît le monde et sait bien que les jeunes gens...
ROSAMBERT.
Mais Sophie !
FAUBLAS.
Ça n’empêche pas, cela ouvre les idées.
La musique se fait entendre de nouveau.
ROSAMBERT, à Faublas.
Ah ! petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein.
Allant à la marquise.
Et vous aussi, madame, vous désirez emmener mademoiselle ?
LA MARQUISE.
Je désire en faire ma meilleure amie.
ROSAMBERT, bas.
Alors, madame, il est de mon devoir de vous avertir que cette demoiselle est tout simplement...
UN DOMINO, tirant Rosambert par l’habit.
Eh bien ! galant cavalier, je t’attends.
ROSAMBET, à part.
Au diable mon invitation...
Le domino l’entraîne en valsant.
LE MARQUIS, bas à Faublas et à sa femme.
Rosambert valse... faisons-lui une bonne niche. Sauvons-nous.
FAUBLAS.
Monsieur le marquis a raison, sauvons-nous
TOUS TROIS.
Air : Valse de Doche.
Mais dépêchons, car la valse commence ;
Partons bien vite, échappons au jaloux.
Il faut gaiment tromper sa surveillance :
Partons tous trois, partons, retirons-nous !
ROSAMBERT, arrêtant son domino sur le devant de la scène.
Madame est peut-être un peu lasse ?
Le domino fait signe que non.
Trop tourner l’on peut s’étourdir.
Nouveau signe que non. Il regarde de tous côtés. À part, voyant partir le marquis, sa femme et Faublas.
J’enrage ! ils vont quitter la place.
À son domino qui le presse.
Allons, livrons-nous au plaisir !
Il se remet à valser.
La valse est devenue générale ; Rosambert les voit partir tous trois, et enragé de ne pouvoir échapper à son domino, il valse avec convulsion.
ACTE II
Chez le marquis, le boudoir de la marquise ; portes de chaque côté et de fond.
Scène première
JUSTINE, préparant un souper
Allons, leur souper est prêt ! ils peuvent arriver quand ils voudront. C’est agréable d’être forcée de quitter le bal de si bonne heure ! moi qui dansais si bien dans l’antichambre au bruit de la musique du salon.
Scène II
JUSTINE, LA MARQUISE, FAUBLAS
LA MARQUISE, agitée.
Justine, M. le marquis a des ordres à vous donner.
Justine sort.
Que m’avez-vous appris monsieur le chevalier !
FAUBLAS.
Ah ! madame, pardonnez-moi !
LA MARQUISE.
Je ne puis vous en vouloir... Vous êtes trop jeune pour sentir toutes les conséquences d’une pareille démarche... Mais c’est M. de Rosambert il a voulu me perdre !... il connaît la jalousie du marquis... Mon mari peut croire que je savais tout... et vous, pauvre enfant, il vous tuerait...
FAUBLAS.
Oh ! ce n’est pas le marquis que je crains, mais c’est votre colère, vos reproches.
LA MARQUISE.
Attendre que nous soyons en voiture, à côté du marquis, pour me faire cet aveu !... il pouvait vous entendre.
FAUBLAS.
Oh non ! je vous l’ai dit si bas...
LA MARQUISE.
Mais, monsieur, il fallait me le dire plus tôt, ne pas me laisser vous prodiguer ces soins, ces amitiés de femme dont je rougis maintenant.
FAUBLAS.
Oh ! je suis bien coupable, mais aussi c’est un peu de votre faute.
Air : Mes yeux disaient tout le contraire.
J’allais, d’un air embarrassé,
Tout vous avouer de moi-même,
Quand sur le front vous m’avez embrassé...
Pardon de mon bonheur extrême.
Premier baiser qui troubla ma raison,
Ah ! tu n’étais donné qu’à l’innocence !
Pour ne pas perdre le second,
Alors j’ai gardé le silence.
LA MARQUISE.
C’est très mal, monsieur, c’est très mal... Si maintenant mon mari allait s’apercevoir...
FAUBLAS.
Voulez-vous que je parte tout de suite ?
LA MARQUISE.
Certainement il faut que vous partiez.
FAUBLAS.
Adieu, madame la marquise.
LA MARQUISE.
Adieu, chevalier.
LE MARQUIS, en dehors.
Justine, fais-nous servir.
LA MARQUISE.
Mon mari !... Quel prétexte donner à ce brusque départ ?
FAUBLAS.
Vous voulez donc que je reste ?
LA MARQUISE.
Comment faire autrement ? Ah ! je suis bien malheureuse !
FAUBLAS.
Et moi bien heureux !
LA MARQUISE.
Pas d’imprudence, Faublas, ou nous sommes perdus.
Scène III
JUSTINE, LA MARQUISE, FAUBLAS, LE MARQUIS
LE MARQUIS, à Faublas.
Eh bien ! petite mignonne, nous allons donc souper ensemble. Je vous demande pardon si j’ai dormi dans la voiture en sortant de chez M. de Faublas.
Air : Tout le long.
À peine sommes-nous dehors
Que, fatigué, moi je m’endors.
Le carrosse ici nous amène
En suivant les bords de la Seine ;
Je dormais d’un sommeil profond :
Adieu la conversation.
Que disiez-vous à ma femme, ma chère,
Tout le long, le long, le long de la rivière.
JUSTINE, qui entre.
Madame est servie.
Ils se mettent à table.
LE MARQUIS, à Faublas.
Si j’en juge d’après moi-même, vous devez avoir de l’appétit... on en a toujours à votre âge... Nous allons faire un petit souper charmant... vous nous parlerez de votre couvent, et moi je vous conterai des petites historiettes piquantes. Vous me verrez au champagne !... les bons mots, les chansons.
Un jour le bon frère Étienne,
Suivi du joyeux Eugène...
LA MARQUISE.
Voulez-vous bien vous taire, monsieur, devant cette enfant...
LE MARQUIS.
Vous avez raison, chérie... Dieu ! que je voudrais voir la physionomie de Rosambert !... Oui, cherche-nous dans le bal, vilain jaloux !
Air du Barbier.
Que la gaité nous accompagne ;
Passons du bourgogne au champagne.
Point de tristesse !
Viens, douce ivresse.
Moquons-nous
Du pauvre jaloux.
Scène IV
JUSTINE, LA MARQUISE, FAUBLAS, LE MARQUIS, ROSAMBERT
ROSAMBERT, en entrant.
J’arrive au bon moment.
On se lève de table.
FAUBLAS et LA MARQUISE, à part.
Rosambert !
LE MARQUIS, à part.
Que le diable l’emporte !
ROSAMBERT.
Vous ne m’attendiez pas ? J’ai voulu vous ménager une petite surprise agréable... car je vous ai vus sortir.
LE MARQUIS.
C’est un tour que nous avons voulu vous jouer... C’est bien permis dans le carnaval ?
ROSAMBERT.
Je vous le pardonne, ce n’est pas moi qui suis le plus attrapé.
LE MARQUIS.
Comment ?
ROSAMBERT.
Oh ! rien.
À Faublas.
Cependant, mademoiselle, mes devoirs de tuteur m’obligent à vous faire quelques reproches. À peine sortie du couvent, vous allez sans moi courir la ville, vous allez à un petit souper... J’aurai un joli compte à rendre de votre innocence à votre famille !
LE MARQUIS.
Voyons, ne la grondez pas... c’est nous qui l’avons entraînée... D’ailleurs, ici, qu’a-t-elle à craindre ? Elle est avec ma femme !... Il faut qu’elle voie le monde... Nous la formerons.
ROSAMBERT, avec intention.
Oh ! je sais qu’ici les bons exemples ne lui manqueront pas.
LA MARQUISE, vivement.
Si nous soupions... M. de Rosambert nous fera l’amitié...
LE MARQUIS.
Oui, oui, quand il aura la bouche pleine, il ne nous fera plus de morale.
ROSAMBERT, à part.
Garde à vous, marquise !
On se remet à table.
LE MARQUIS.
Vous, à côté de ma femme ; moi je me charge de servir votre parente... C’est charmant.
Ils s’assoient.
Voyons, il faut rire, s’égayer... Voulez-vous que je vous chante quelque chose :
Un jour le bon frère Étienne,
Suivi du joyeux Eugène...
LA MARQUISE.
Y pensez-vous, monsieur !
LE MARQUIS.
Vous avez raison, chérie. Eh bien ! alors, Rosambert, conte-nous quelques historiettes, quelque aventure du jour.
ROSAMBERT.
J’allais vous le proposer.
LA MARQUISE.
C’est peut-être abuser de la complaisance de monsieur ?
ROSAMBERT.
Du tout, je vous jure, c’est me faire plaisir, au contraire.
LA MARQUISE, à part.
Encore quelque méchanceté, j’en suis sûre.
LE MARQUIS.
Commence, commence.
ROSAMBERT.
Une jeune dame qui m’honorait d’une attention toute particulière...
LA MARQUISE, à part.
Quelle fatuité !
Haut.
Encore une bonne fortune ! le sujet est si usé.
ROSAMBERT.
Il s’y trouve des circonstances nouvelles qui vous amuseront.
LE MARQUIS.
Bah ! les femmes disent toujours que les histoires galantes les ennuient. Rosambert, conte-nous cela, mais gaze un peu, mon ami, gaze.
Un jour le bon frère Étienne...
ROSAMBERT.
Cette dame était au bal... je ne sais plus quel jour...
À la marquise.
Madame, aidez-moi, je vous prie, vous y étiez aussi.
LA MARQUISE.
Je ne m’en souviens pas.
ROSAMBERT.
J’allai à ce bal avec un de mes amis qui s’était déguisé le plus joliment du monde et que personne ne reconnut...
LA MARQUISE, à part.
Je ne m’étais pas trompée.
ROSAMBERT.
Personne ne le reconnut, excepté pourtant la dame en question qui devina que c’était un jeune homme...
LA MARQUISE, vivement.
Qui vous dit que cette dame ne fut pas aussi trompée par l’apparence ?
ROSAMBERT.
Oh ! si vous la connaissiez comme moi !
LA MARQUISE, à Rosambert.
Mais prenez donc de ce plat, vous ne mangez pas.
LE MARQUIS.
Laisse-le donc raconter, il mangera après.
ROSAMBERT.
La dame, charmée de sa découverte... Mais je ne veux plus rien dire parce que le marquis la connaît.
LE MARQUIS, avec fatuité.
Ça se peut, car j’en connais beaucoup. Mais continuez, continuez.
LA MARQUISE, à Rosambert.
On donnait une pièce nouvelle hier ; comment avez-vous trouvé Préville ?
ROSAMBERT.
Très bien, madame... Le mari arriva...
LE MARQUIS.
Il y a un mari ? oh ! tant mieux ! j’aime les aventures où figurent des maris comme j’en connais tant. Je parie qu’on l’a attrapé comme un sot.
FAUBLAS.
Mon tuteur, je ne me sens pas à mon aise !
ROSAMBERT.
Cela se passera, ma chère amie. Le mari arriva... et ce qu’il y eut d’étonnant, c’est qu’en voyant la figure douce et agréable du jeune homme le mari crut que c’était une femme et en devint amoureux.
LE MARQUIS.
Bon ! oh ! celui-là est excellent ! il n’était guère physionomiste celui-là.
ROSAMBERT.
Marquis, tout le monde n’a pas votre talent.
FAUBLAS, bas à Rosambert.
Rosambert, je t’en prie...
LA MARQUISE.
Monsieur de Rosambert nous fait des contes... mais il devrait bien cesser, car je me sens un violent mal de tête.
LE MARQUIS.
Ça se dissipera... Va toujours, Rosambert.
Pendant tout ce temps le marquis a prodigué mille attentions à Faublas ; il lui a pris la main, touché le pied, et Faublas a répondu par un vigoureux coup de pied.
ROSAMBERT.
Le mari fut si bien trompé qu’il lui prodigua les compliments, les petits soins, et même il en vint jusqu’à lui prendre la main et à la lui serrer doucement.
Au marquis.
Tenez, à peu près comme vous faites à présent à ma cousine.
LE MARQUIS, à part.
Oh ! le traître.
ROSAMBERT.
J’abrège ! arrivons à la catastrophe ; par exemple, ceci est fort délicat à raconter.
LA MARQUISE.
Mille pardons, messieurs, je me retire... je ne puis rester davantage à table.
Elle se lève ; tout le monde l’imite.
FAUBLAS.
Pardon, madame la marquise, je conçois que cette anecdote soit pour vous sans intérêt ; mais il n’en est pas ainsi de moi.
LA MARQUISE, à part.
Que va-t-il dire ?
FAUBLAS.
Je connais beaucoup cette dame, et je désire que vous appreniez, pour le soin de sa réputation, le dénouement de cette aventure.
LE MARQUIS.
Elle est donc vraie ?
LA MARQUISE, avec ironie.
Puisque c’est monsieur de Rosambert qui la raconte.
FAUBLAS, avec colère.
Le fond en est vrai... mais les détails ont besoin d’être connus. Je sais de bonne part que le hasard a tout fait, et qu’il n’y a de coupable qu’un amant repoussé, dépité, qui s’est fait un plaisir cruel d’ajouter, d’inventer plusieurs circonstances qu’il colporte dans les cercles.
ROSAMBERT, à part.
Oh ! le petit diable !
FAUBLAS.
Heureusement, dans une maison où se débitaient toutes ces méchancetés, se trouvait par hasard notre jeune homme au déguisement.
Air : J’en guette un petit de mon âge.
Ce n’était point un galant qu’on renomme ;
Mais ne pouvant souffrir de tels discours,
À cette dame il crut en honnête homme
Devoir offrir son appui, son secours.
Car il se dit : Si je ne puis prétendre
À la charmer, à posséder son cœur,
Je crois au moins avoir, dans son malheur,
Acquis le droit de la défendre.
LA MARQUISE, à part.
Cher enfant !
ROSAMBERT, à part.
Bravo, mon élève, bravo !
LE MARQUIS.
Et tout cela s’est terminé ?...
FAUBLAS, froidement.
Mais par un coup d’épée, je crois...
Il serre la main de Rosambert.
ROSAMBERT, à part.
Eh bien ! il n’y va pas par quatre chemins.
LA MARQUISE, à part.
Je tremble ! pauvre jeune homme, comme il s’expose pour moi.
LE MARQUIS, à part.
Elle a un petit air martial qui me transporte... je l’idolâtre.
FAUBLAS.
Mon tuteur ignorait sans doute toutes ces circonstances ?...
ROSAMBERT.
Oui, oui, ma chère pupille... mais j’ai cru m’apercevoir que vous désiriez être seule avec moi ; faisons nos adieux à madame la marquise.
LE MARQUIS.
Quoi ! sitôt !...
À part.
Il faut que je lui fasse ma déclaration.
FAUBLAS, à part, regardant la marquise.
Déjà !
LA MARQUISE, à part.
Mon Dieu ! mon Dieu ! comment donc faire pour empêcher ce duel ?
LE MARQUIS.
Air : Gymnasiens, remettons à quinzaine.
Il le faut donc, adieu, mademoiselle ;
De vous garder nous avions eu l’espoir.
Promettez-moi de revenir, ma belle ;
Jusqu’au revoir,
Bonsoir.
Bas à Faublas.
Au fond du cœur en vain je veux combattre
Le sentiment qu’inspirent vos attraits.
LA MARQUISE, bas à Faublas.
Si malgré moi vous prétendez vous battre,
Je vous défends de me revoir jamais.
Reprise.
Il le faut donc, adieu, mademoiselle, etc.
Le marquis donne la main à sa femme et sort.
Scène V
FAUBLAS, ROSAMBERT
FAUBLAS, à part.
Si je me bats, elle ne me reverra plus... Oh ! n’importe, je ne reculerai pas.
ROSAMBERT.
Bravo, chevalier, vous venez de gagner vos éperons !
FAUBLAS.
Pas de plaisanteries ; Rosambert, tu m’as forcé de choisir entre l’amour et l’amitié...
ROSAMBERT.
Et tu as donné la préférence à ta belle... merci... Nous allons donc nous couper la gorge quand tu auras repris le frac et l’épée.
FAUBLAS.
J’espère que tu ne me méprises pas assez pour me refuser.
ROSAMBERT.
Fi donc ! un gentilhomme !... d’ailleurs j’ai toujours eu des procédés avec mes amis... Nous irons donc demain à la Porte Maillot... tu me donneras une bonne leçon, ou tu en recevras une, et alors, le bras en écharpe, tu reverras la marquise, tu la subjugueras, car il n’y a rien d’intéressant comme un amant blessé...
FAUBLAS.
Eh bien alors je ne me défendrai pas !
ROSAMBERT.
Elle t’adorera, te rendra le plus heureux des hommes !... Mais ce duel fera nécessairement un peu de bruit... la marquise en doit être reconnaissante ; mais il y a une autre personne qui ne pensera peut-être pas de même.
FAUBLAS.
Qui donc ?
ROSAMBERT.
Mademoiselle Sophie Duportail.
FAUBLAS, étonné.
Sophie ! ma Sophie en serait malheureuse ?
ROSAMBERT.
Mais il me semble qu’il y aurait de quoi.
FAUBLAS.
Oui, je comprends maintenant... Ah ! Rosambert, d’un seul mot tu as détruit tout le charme... mais pourtant il faut bien que je me batte pour cette marquise, si belle et si bonne pour moi.
ROSAMBERT.
Qui t’y force ?
FAUBLAS.
Dois-je souffrir que tu flétrisses sa réputation... Ne dois-je pas exiger que tu cesses de parler de cette malheureuse aventure ? Tu n’y consentiras jamais.
ROSAMBERT.
Pourquoi pas ? Écoute, enfant que tu es : on ne peut mettre en doute mon courage ; vingt coups d’épée donnés ou reçus ont suffisamment établi ma réputation... mais pour une bagatelle aller risquer ta vie ou la mienne !... tu ne connais pas Rosambert... Allons, allons, monsieur le galant, je vous promets de ne plus parler de tout cela... je me rejetterai sur la séduisante madame de Lignolle.
FAUBLAS, avec empressement.
Qu’est-ce que c’est que madame de Lignolle ?
ROSAMBERT.
Ça ne te regarde pas... Sans rancune toujours pour la marquise...
FAUBLAS.
Ah ! Rosambert, tu es mon véritable ami.
ROSAMBERT.
Vous ne voulez donc plus me tuer ?
FAUBLAS.
Embrassons-nous.
Ils s’embrassent.
Scène VI
FAUBLAS, ROSAMBERT, LE MARQUIS
LE MARQUIS, à part.
Il l’embrasse ! c’est un coup de poignard ; et elle part encore !...
ROSAMBERT.
Mon cher marquis, au revoir.
LE MARQUIS.
J’espère, Rosambert, que tu nous ramèneras mademoiselle ?
ROSAMBERT.
Elle ne demandera pas mieux. Adieu, marquis.
Ils vont pour sortir, un violent orage se fait entendre.
LE MARQUIS.
Oh ! vous ne pouvez partir de ce temps-là... entendez-vous la pluie, la grêle, le tonnerre ?...
ROSAMBERT.
Mais votre carrosse n’est-il pas en bas ?
LE MARQUIS.
C’est égal, vous prendriez du froid, de l’humidité ; c’est vouloir exposer mademoiselle à gagner une pleurésie... Restez ici, acceptez l’hospitalité... il fait un temps à ne pas mettre un cheval dehors.
ROSAMBERT.
Ah ! çà, vous plaisantez, marquis ?
LE MARQUIS.
Non, pardieu !...
Désignant une chambre à droite.
Je cède mon appartement à mademoiselle... et nous, Rosambert, nous coucherons dans le petit salon. Demain, je vous ramènerai moi-même. Ce sera une surprise agréable pour la marquise de déjeuner avec vous ; tenez, Rosambert, ça paraît faire plaisir à mademoiselle. Pauvre petite ! elle craint de s’enrhumer.
ROSAMBERT, à part.
Parbleu ! voilà qui promet de devenir plaisant.
LE MARQUIS.
C’est convenu ! je donne l’ordre de dételer les chevaux.
À part.
L’orage seconde mon amour !
Il sort un instant.
ROSAMBERT.
Ah ! çà, est-ce que nous n’allons pas partir ?
FAUBLAS.
Mon ami, il pleut bien fort.
ROSAMBERT.
C’est comme au bal : Mon ami, j’ai faim. Ah ! petit scélérat... Allons, n’aie pas peur, tu verras que je suis un bon ami.
LE MARQUIS, reparaissant.
Viens-tu, Rosambert ?
À Faublas.
J’oubliais : Si dans la nuit vous étiez indisposée, si vous vouliez appeler, tenez, tirez le cordon de sonnette que voici, il va dans la chambre de ma femme, elle a le sommeil fort léger et elle s’empressera de venir auprès de vous. Que je suis fou ! vous n’avez qu’à étendre le bras près de votre lit, vous trouverez le même cordon, seulement vous sonnerez fort, car tout ça est un peu rouillé.
Air : Et voilà comme tout s’arrange.
Allons, retirons-nous sans bruit,
La marquise est là qui repose...
Ma belle enfant, si dans la nuit
Il vous arrivait quelque chose,
Sonnez et ma femme viendra...
ROSAMBERT, à part.
Ah ! marquis, ton malheur s’apprête !
Tu l’as voulu, l’amour est là...
Pauvre mari ! j’entends déjà
Tinter le bruit de la sonnette.
LE MARQUIS, s’éloignant de Faublas avec peine.
Bonsoir, mademoiselle.
À part.
Pauvre Rosambert !
ROSAMBERT, l’entraînant.
Eh ! viens donc, mauvais sujet.
Ils se retirent tous deux par le fond ; Justine sort de l’appartement de la marquise.
Scène VII
FAUBLAS, JUSTINE
JUSTINE.
Ah ! vous restez, mademoiselle ? alors je vais vous aider à vous déshabiller.
FAUBLAS, effrayé.
Merci, merci, je préfère me déshabiller seul... Donnez-moi cette bougie.
JUSTINE.
Oh ! c’est étonnant !
FAUBLAS.
Hein ! qu’avez-vous donc ?
JUSTINE.
C’est singulier comme vous ressemblez à un jeune, homme, le chevalier de Faublas.
FAUBLAS, vivement.
Je ne le connais pas.
JUSTINE.
Mais c’est la même figure, la même.
FAUBLAS.
Bonsoir.
Il passe dans l’appartement du marquis.
JUSTINE.
Elle refuse mes services... elle paraît embarrassée, elle a de la timidité ; c’est drôle... je vais me coucher.
Le théâtre reste obscur ; elle sort. On entend une musique sourde à l’orchestre.
Scène VIII
LE MARQUIS, en robe de chambre et en bonnet de coton, puis ROSAMBERT
LE MARQUIS.
Comme il fait noir ! Tant mieux, l’obscurité... c’est le flambeau de l’amour ! Prenons garde cependant de ne pas tomber comme l’autre fois. Rosambert ronfle déjà au coin du feu, ma femme dort ; mais l’amour veille ! je veille !... La petite m’aime, j’en suis sûr ; en voilà la marque... Allons, marquis, de l’audace.
Rosambert paraît au fond et semble écouter le marquis.
Regardons d’abord par le trou de la serrure. Bon, elle a laissé la clef dedans ; je ne peux rien voir. St, st, mademoiselle, n’ayez pas peur... c’est moi, l’amant le plus tendre et le plus passionné qui grelotte à votre porte... Elle ne répond pas un mot... bon signe... Allons nous assurer si ma femme dort toujours, je crierai plus fort.
Il se dirige vers la chambre de la marquise ; Rosambert s’avance sur la pointe du pied et tire vigoureusement le cordon de la sonnette.
Oh ! la petite sotte ! elle a sonné ; ma femme se lève !... sauvons-nous.
En courant il heurte violemment Rosambert.
Qui va là ?
ROSAMBERT.
C’est moi.
LE MARQUIS.
Que le diable t’emporte ! encore une bosse au front.
Ils sortent ; la porte de l’appartement de la marquise s’ouvre. Le rideau se ferme. L’orchestre joue l’air : Enfant chéri des dames.
ACTE III
Chez M. de Lignolle : un salon ; portes de fond et de côté.
Scène première
FAUBLAS, au lever du rideau assis près d’une table
Chez madame de Lignolle ! sous le nom de mademoiselle Brumont ! C’est Rosambert qui m’a trouvé cette condition de demoiselle de compagnie pour me soustraire au courroux de mon père, et surtout, je crois, pour me détacher de la marquise, à laquelle il ne pardonnera jamais de m’avoir préféré. Que dirait mon père, s’il apprenait cette nouvelle folie ? Pauvre père !... ses conseils étaient ceux d’un ami... j’aurais dû les suivre... je les suivrai... oui, la marquise ignore ce que je suis devenu, je ne la reverrai jamais... tout à Sophie, à mon seul, mon véritable amour... Chère Sophie ! je crois la voir encore baignée de larmes, quand elle me fut enlevée dans le jardin de son couvent où elle avait consenti à me voir... aussi mon parti est pris. Dans cette famille personne ne sait que je suis le chevalier de Faublas, excepté mademoiselle de Mésange, qui est partie... Eh bien ! au premier moment, pour le plus léger prétexte, je m’éloignerai. Cette aimable comtesse, je suis fâché d’être obligé de l’affliger... elle, si bonne pour sa demoiselle de compagnie... et puis jeune, jolie... pas si belle que Sophie, pas si séduisante que la marquise... mais d’un caractère si vif, si enjoué, si volontaire...
MADAME DE LIGNOLLE, en dehors.
Je le veux, monsieur ; je vous dis que je le veux.
FAUBLAS.
C’est elle.
LIGNOLLE, dans la coulisse.
Fort bien, madame... je me rends chez mon notaire.
FAUBLAS.
Redoublons de prudence, et ne nous laissons pas prendre au charme qu’elle inspire.
Scène II
FAUBLAS, MADAME DE LIGNOLLE
MADAME DE LIGNOLLE, entrant.
Concevez-vous cela, ma chère Brumont ; mon mari qui se permet de décider quelque chose sans me consulter.
FAUBLAS.
Ah ! c’est affreux, par exemple...
MADAME DE LIGNOLLE.
Certainement ! et cela m’a irrité les nerfs ; je suis triste, maussade... et vous, qui ne me demandez pas comment je me porte, comment j’ai passé la nuit. Mais venez donc m’embrasser, mademoiselle. à
FAUBLAS.
Pardon... mais le respect...
Il l’embrasse tendrement.
MADAME DE LIGNOLLE.
Eh bien ! et l’autre joue ?
FAUBLAS, à part.
Ce n’est pas ma faute, pourtant.
ΜΑDΑΜΕ DE LIGNOLLE.
Monsieur de Lignolle qui refuse de renouveler son bail ce jeune fermier, parce qu’il doit un an... Nous qui sommes si riches, et lui si malheureux !
FAUBLAS.
Que vous êtes bonne !
MADAME DE LIGNOLLE.
Non, je ne suis pas bonne... mais je sais que ce jeune fermier attend cela pour se marier... il aime et il est aimé. Que de bonheur il peut me devoir ! car l’amour, ce doit être le bonheur.
FAUBLAS.
Oh ! oui, madame, ce sentiment seul peut charmer, embellir tous nos jours, créer une nouvelle existence ; ne pas aimer, c’est ne pas vivre.
MADAME DE LIGNOLLE.
Ah ! mon Dieu, ma chère Brumont, quel feu ! quel enthousiasme !... Est-ce que vous seriez amoureuse ?
FAUBLAS.
Je n’ai pas dit cela, madame.
MADAME DE LIGNOLLE.
Vous me conterez tout... cela m’amusera, me fera rire, pleurer peut-être ; enfin cela me consolera un peu de mon mariage.
FAUBLAS.
J’aimerais mieux ne parler que de vous, de vous seule.
MADAME DE LIGNOLLE.
Eh bien ! alors confidence pour confidence, je le veux bien... la mienne ne sera pas longue...un mariage du grand monde, comme on en voit tant, mariage sans amour, sans sympathie... voilà tout.
FAUBLAS, vivement.
Quoi ! madame, vous n’aimez pas votre mari ?
MADAME DE LIGNOLLE.
Hélas ! non... Il y a un an j’étais encore au couvent, je ne connaissais pas, je n’avais jamais vu monsieur de Lignolle... mes parents se dirent : Éléonore n’a que vingt-cinq mille livres de rente, monsieur de Lignolle en a deux cent mille, c’est un bon parti, elle sera comtesse, elle sera heureuse, marions-les... et l’on nous maria... c’est-à-dire on maria ma famille avec la sienne, et mes fermes avec ses châteaux... Il y a un an de cela, un siècle ; et malgré leurs promesses, je ne suis pas encore heureuse.
FAUBLAS.
Je vous plains et vous admire en même temps ; car partout on cite vos vertus, votre résignation.
MADAME DE LIGNOLLE.
Que voulez-vous ? je suis fantasque, originale ; être vertueuse, irréprochable, cela ne ressemble à personne... et puis, est-elle donc à envier la célébrité de ces grandes dames à la mode ?... Une baronne de Fonrose, par exemple, une marquise de B...
FAUBLAS.
Vous la connaissez !
MADAME DE LIGNOLLE.
Je l’ai vue à la cour, et un peu dans le monde... Mais il paraît, d’après ce que dit monsieur de Rosambert, que peu de personnes osent la recevoir depuis son aventure avec le chevalier de Faublas.
FAUBLAS, à part.
Ah ! mon Dieu !
MADAME DE LIGNOLLE.
C’est un bien mauvais sujet, à ce qu’on dit, ce Faublas.
FAUBLAS.
Oh ! vous savez que le monde exagère toujours.
MADAME DE LIGNOLLE.
C’est possible... Un si jeune homme peut être séduit, entraîné...
FAUBLAS.
Oui, oui, je crois que c’est cela, moi.
MADAME DE LIGNOLLE.
Quant à cette marquise, sa conduite est impardonnable ! car enfin elle aimait son mari en l’épousant, et je ne conçois pas qu’on puisse aimer plus d’une fois... et vous, Brumont, le concevez-vous ?
FAUBLAS.
Non... non, je ne le conçois pas.
MADAME DE LIGNOLLE.
Ah ! s’il m’avait été donné de pouvoir aimer, je sens là que c’eût été pour la vie, et si l’on m’avait trompée, je serais morte... N’y pensons plus ; l’amitié seule peut encore répandre un peu de charmes sur mon existence.
FAUBLAS.
Heureuse celle qui saura la mériter !
MADAME DE LIGNOLLE.
C’est déjà fait.
FAUBLAS.
Comment ?
MADAME DE LIGNOLLE.
Oui... jamais aucun sentiment n’a régné sur mon âme avec autant de force que celui que j’éprouve depuis quelque temps.
FAUBLAS, hésitant.
Et pour qui ?
MADAME DE LIGNOLLE.
Pour vous, ma chère Brumont.
FAUBLAS.
Pour moi !
À part.
Ah ! quelle situation !... et Rosambert qui m’avait chargé de parler pour lui !
MADAME DE LIGNOLLE.
Est-ce que cela vous fait de la peine ?
FAUBLAS.
Ah ! madame, bien au contraire.
À part.
Ma foi, il faudrait être un ange.
MADAME DE LIGNOLLE.
Je ne sais comment m’expliquer cela, et je ris quand je pense que mon amitié va jusqu’à être jalouse de vous... oui, jalouse, c’est le mot ; car c’est par jalousie que j’ai renvoyé mademoiselle de Mésange, elle vous aimait trop.
Faublas baisse les yeux.
Mais vous, Brumont, vous ne pouvez m’aimer autant ; je suis si emportée ! si volontaire !
FAUBLAS.
Ah ! madame ! je vous aimerai cent fois davantage !...
MADAME DE LIGNOLLE.
Eh bien ! nous laisserons mon mari s’occuper de ses insipides charades, et nous ne nous quitterons jamais... comme deux bonnes amies ; on nous verra toujours ensemble... Toujours ensemble !...
MADAME DE LIGNOLLE.
Nous visiterons nos pauvres paysans, nous donnerons de l’argent aux malheureux, des maris aux jeunes filles...
FAUBLAS.
Nous couronnerons des rosières. Oh ! oui, ce sera charmant... L’idée seule d’un tel bonheur m’enivre, me transporte ; je suis le plus heureux des hommes !!!
MADAME DE LIGNOLLE.
Comment le plus heureux des hommes !
FAUBLAS, à part.
Qu’est-ce que j’ai dit là !
MADAME DE LIGNOLLE.
Expliquez-vous.
FAUBLAS.
Pardon, mille fois pardon ; mais des circonstances extraordinaires...
MADAME DE LIGNOLLE.
Des circonstances ?
FAUBLAS.
Oui, la nécessité de me cacher... après...
À part.
Que lui dire ?
Haut.
un duel au pistolet.
MADAME DE LIGNOLLE.
Vous vous êtes battue au pistolet... vous, mademoiselle ? Grands dieux ! quels soupçons !
FAUBLAS.
Je suis plus à plaindre qu’à blâmer.
MADAME DE LIGNOLLE.
La vérité, la vérité ! je la veux.
FAUBLAS.
Ne m’accablez pas de votre colère ! je ne suis pas mademoiselle de Brumont.
MADAME DE LIGNOLLE.
Qui êtes-vous donc alors ?
FAUBLAS.
Le chevalier de Faublas.
MADAME DE LIGNOLLE, se sauvant à l’extrémité de l’appartement, sur le devant à droite.
Le chevalier de Faublas !
FAUBLAS, voulant se rapprocher.
Pardonnez-moi de vous avoir trompée.
MADAME DE LIGNOLLE.
Air : Ah ! si madame me voyait.
Éloignez-vous, et pour jamais ;
Votre conduite et m’indigne et m’offense...
Faublas est à l’autre extrémité du théâtre, sur le devant, à gauche.
Abuser de ma confiance !
Moi qui sans crainte lui disais :
Je vous aime... et qui l’embrassais !
Elle se couvre le visage de ses mains.
Je meurs de honte et ma tête est brûlante...
Ah ! que je souffre !...
Faublas revient et se jette à ses pieds.
Eh quoi ! vous à mes pieds ?
FAUBLAS.
Vous avez dit que vous étiez souffrante ;
J’ai cru que vous me rappeliez.
MADAME DE LIGNOLLE, à part.
C’est Faublas !... il n’a pourtant pas l’air trop mauvais sujet.
FAUBLAS.
Éléonore !
MADAME DE LIGNOLLE.
Au moins, jurez-moi que vous n’avez jamais aimé cette marquise.
Scène III
FAUBLAS est aux genoux de la comtesse et la supplie de lui pardonner, LIGNOLLE paraît, ne les voit pas, et n’en est pas vu
LIGNOLLE, déclamant, un papier à la main.
Au son de mon premier les biches sont émues,
Dans mon second l’on place les statues ;
Mon tout encadre élégamment
Le plafond d’un appartement.
Corniche... cor... niche... corniche.
MADAME DE LIGNOLLE, bas.
Mon mari !
FAUBLAS, à madame de Lignolle.
Restez.
LIGNOLLE.
Que vois-je ! Que faisiez-vous donc là, ma belle demoiselle ?
FAUBLAS.
Je l’avoue en rougissant... nous faisions une charade.
LIGNOLLE.
Une charade en action ! sublime !... Je fais des prosélytes !
À Faublas.
Petite ambitieuse, nous allons donc sur les brisées de M. de Lignolle... Nous chassons donc sur ses terres.
MADAME DE LIGNOLLE.
Oui, oui... mais cela ne nous arrivera plus.
LIGNOLLE.
Au contraire, je veux que cela vous arrive encore, moi... S’arrêter en si beau chemin, fi donc !
MADAME DE LIGNOLLE.
Mais, monsieur...
LIGNOLLE.
Mais, mais, madame, vous avez besoin d’orner votre esprit, de cultiver la poésie... Je suis sûr que mademoiselle Brumont est de mon avis... Tenez, voyez, elle sourit... Nous avons de l’amour-propre, ma belle demoiselle, je vois cela... nous espérons embarrasser le sphinx... Eh bien ! voyons, continuez, continuez, je vais deviner, restez, restez... remettez-vous comme vous y étiez.
MADAME DE LIGNOLLE.
Mais, monsieur...
LIGNOLLE.
Je vous en prie... je le veux... là, bien comme cela... Moi, je vais me mettre ici, et je ne regarderai pas...
Assis près de la table et leur tournant le dos.
Allons, ne craignez pas de m’embarrasser.
FAUBLAS, bas à madame de Lignolle.
À vous pour la vie.
LIGNOLLE.
Ne m’épargnez pas.
MADAME DE LIGNOLLE, abandonnant sa main à Faublas qui la presse sur ses lèvres.
C’est mon mari qui le veut.
UN DOMESTIQUE.
M. le comte de Rosambert.
Faublas se relève vivement des genoux de la comtesse.
LIGNOLLE.
Du monde ! c’est contrariant... Allons, la suite à demain.
Scène IV
FAUBLAS, MADAME DE LIGNOLLE, LIGNOLLE, ROSAMBERT, entrant
ROSAMBERT.
Je vous dérange peut-être... pardon, mille fois pardon... M. de Lignolle donnait sans doute l’essor à son génie, et je vole la postérité.
LIGNOLLE.
Flatteur !
ROSAMBERT.
Bonjour, ma petite Brumont.
À madame de Lignolle.
Charmante comtesse, ne suis-je pas importun ?
MADAME DE LIGNOLLE.
L’esprit n’importune jamais.
À part.
Que sa visite m’ennuie !
ROSAMBERT, bas.
L’esprit... En vous voyant je pourrais parler d’un sentiment plus doux.
MADAME DE LIGNOLLE.
Toujours aimable, monsieur le comte.
LIGNOLLE.
C’est son défaut.
ROSAMBERT, à part.
Allons, allons, je suis au mieux avec elle, Faublas aura parlé pour moi... Ce cher ami...
Haut.
Êtes-vous contente de votre demoiselle de compagnie ?
Madame de Lignolle baisse les yeux.
LIGNOLLE.
Oui, ma femme en est très contente, excessivement contente... ce n’est pas étonnant, une demoiselle dont vous m’avez répondu.
ROSAMBERT.
Oh ! je vous en réponds toujours.
Air : Vaudeville du Baiser au porteur.
Je sais, moi, combien elle est sage ;
Ça se devine à son maintien.
C’est moi qui formai son jeune âge,
Mais pourtant surveillez-la bien ;
Car pour faillir souvent il faut un rien.
La vertu des filles jolies
Peut se comparer, je le crois,
À ces pendules garanties,
Qui se dérangent quelquefois.
FAUBLAS.
Voulez-vous me permettre de demander des nouvelles de ma famille ?
Bas.
Sophie, où est-elle ?
ROSAMBERT, de même.
Je l’ignore.
FAUBLAS.
Sophie, mon ange... quand pourrai-je te revoir ?... te demander pardon à genoux...
ROSAMBERT.
Calme-toi, calme-toi.
FAUBLAS.
Je l’aime tant... et la belle marquise ?
ROSAMBERT.
Oses-tu bien m’en parler après le tour infâme que tu m’as joué ?... mais je te pardonne à cause du service que tu me rends ici... As-tu plaidé ma cause ?
FAUBLAS, embarrassé.
J’ai fait... ce que tu aurais fait à ma place.
ROSAMBERT.
Ce bon Faublas !
MADAME DE LIGNOLLE, à part.
Comme ce monsieur de Rosambert s’empare de lui !... c’est ennuyeux.
ROSAMBERT, à Faublas.
Merci, merci, cher ami... Maintenant je sais ce qui me reste à faire, je veux te débarrasser de ton rôle d’ambassadeur.
FAUBLAS, inquiet.
Mais, mon ami...
ROSAMBERT, haut.
C’est avec bien du regret que je me vois forcé de vous annoncer une mauvaise nouvelle... La famille de mademoiselle Brumont désire l’avoir près d’elle.
Mouvement de Faublas et de la comtesse.
LIGNOLLE.
On veut peut-être la marier ?
ROSAMBERT.
Oui, il en est question.
MADAME DE LIGNOLLE, avec dépit.
Si mademoiselle de Brumont préfère l’établissement qu’on lui offre au séjour de cette maison, nous ne pouvons nous opposer à son départ.
FAUBLAS.
Moi ! madame, vous quitter !... répondre à vos soins, à vos bienfaits par une telle ingratitude !... ah ! vous ne pouvez le penser !
ROSAMBERT, à part.
Comme il y tient !
FAUBLAS.
Monsieur le comte, ne me renvoyez pas.
LIGNOLLE.
Elle a beaucoup d’attachement pour nous, cette jeune fille... et vraiment, Rosambert, vous êtes un homme cruel.
ROSAMBERT.
Je suis fâché d’insister, mais c’est le désir de ses parents... j’ai ordre de l’emmener à l’instant même.
MADAME DE LIGNOLLE, bas, s’approchant vivement de Rosambert.
Jamais.
FAUBLAS, de même.
Elle en mourrait !
ROSAMBERT regarde avec étonnement la comtesse et Faublas qui baissent les yeux, à part.
Jamais... elle en mourrait. Allons, et de deux ! Quand cela finira-t-il ?
LIGNOLLE, qui a remonté la scène.
Rosambert, laissez-vous attendrir, ou je ferme les portes pour l’empêcher de sortir.
MADAME DE LIGNOLLE, bas à Rosambert.
Monsieur, vous êtes maître de mon secret, ne me perdez pas.
ROSAMBERT, bas à Faublas.
Tu es venu au monde pour mon malheur... Merci, mon ministre plénipotentiaire.
À part.
Ma foi, prenons gaîment mon parti... qu’il reste ici, du moins je ne le rencontrerai plus sur mon chemin.
LIGNOLLE.
Eh bien ! triomphons-nous ?
ROSAMBERT.
Elle restera, mon bon monsieur de Lignolle, puisque vous le voulez absolument.
LIGNOLLE.
Bravo ! elles pourront achever leur charade en action.
Scène V
FAUBLAS, MADAME DE LIGNOLLE, LIGNOLLE, ROSAMBERT, LAFLEUR, puis LA MARQUISE
LAFLEUR, annonçant.
Madame la marquise de B...
TOUS.
La marquise de B... !
MADAME DE LIGNOLLE, à part.
Celle qu’il a aimée !
ROSAMBERT, bas à Faublas en riant qui est stupéfait.
Elle aura appris que tu es ici.
MADAME DE LIGNOLLE.
Dites que nous n’y sommes pas.
LIGNOLLE.
Attendez, attendez...je conçois, mon cœur, votre répugnance à recevoir cette dame que nous connaissons à peine...
ROSAMBERT.
Et que le monde connaît trop.
LIGNOLLE.
Mais songez qu’elle est puissante à la cour, qu’elle a l’oreille des ministres.
ROSAMBERT, faisant des signes à la comtesse.
Monsieur le comte a raison... Il faut la recevoir.
Lafleur introduit la marquise et sort.
LA MARQUISE, à part, après un grand salut échangé avec tout le monde.
Faublas est ici... on ne m’a pas trompée ; je saurai l’en faire sortir.
FAUBLAS, bas à Rosambert.
Elle est toujours belle.
ROSAMBERT, bas.
Tais-toi, petit serpent !
LA MARQUISE, à part.
Rosambert !
Haut.
Je conçois l’étonnement que cause ici ma présence... Une visite quand on se connaît si peu.
LIGNOLLE.
Nous avons souvent entendu prononcer votre nom.
LA MARQUISE, regardant Rosambert.
Je crains bien que ce ne soit par une personne qui s’est chargée dans le monde du soin de ma réputation.
ROSAMBERT.
Votre réputation... ah ! madame la marquise, qui oserait l’attaquer ? vous avez su lui créer tant de défenseurs !
FAUBLAS, bas.
Rosambert, je t’en prie.
MADAME DE LIGNOLLE, vivement.
Mais, madame, puis-je vous demander pourquoi vous nous faites l’honneur...
LA MARQUISE.
Je viens ici pour faire découvrir un mystère.
Effroi de la comtesse et de Faublas.
ROSAMBERT, à part.
Elle veut se venger.
LIGNOLLE.
Un mystère ?... c’est ma partie, cela.
LA MARQUISE.
Justement ! et la découverte de ce mystère peut rendre un grand service à monsieur le comte.
MADAME DE LIGNOLLE, à part.
Elle veut me perdre !
LIGNOLLE.
Un service !... que de bontés, belle marquise ! parlez, parlez, je vous en prie... Lafleur, des sièges.
Tout le monde s’assied ; la comtesse est dans la plus vive agitation ; Faublas partage son inquiétude. La marquise regarde Rosambert avec un air de triomphe.
LIGNOLLE.
Voyons, voyons le mystère...
ROSAMBERT, avec intention.
Madame la marquise, nous écoutons... mais faites-y quelque attention... votre secret concerne peut-être une personne ici présente, moi, par exemple... heureusement, j’ai aussi un secret qui vous intéresse, et je vous déclare que mes confidences iront aussi loin auprès de M. de B... que les vôtres pourront aller ici.
LIGNOLLE.
Qu’est-ce qu’il veut donc dire, Rosambert ?
LA MARQUISE.
Hier, chez le duc de Lauzun, le cercle était des plus brillants. Messieurs de Beaumarchais, de Rivarol et d’Holbach firent assaut d’esprit : on discuta longtemps sur la préférence à accorder à tel ou tel genre de littérature. L’on voulut bien me demander mon avis, et sans hésiter je donnai la palme à l’énigme.
LIGNOLLE.
Madame, vous avez du génie.
LA MARQUISE.
Vous êtes bien bon ! on se récria pourtant.
LIGNOLLE.
Les Vandales !
LA MARQUISE.
Et moi, pour appuyer mes paroles par un exemple, j’offris de lire un de ces petits poèmes qui courent le monde, et dont personne jusqu’ici n’a pu deviner le sens.
ROSAMBERT, à part.
Où veut-elle en venir ?
LA MARQUISE.
Après mille recherches infructueuses, chacun avoua son impuissance, et l’on s’écria d’une commune voix : Que n’avons-nous ici monsieur de Lignolle !!!
LIGNOLLE.
On a dit cela ? Je suis donc un grand homme ! je m’en étais toujours douté.
LA MARQUISE, montrant un papier.
Voici cette énigme. Je me suis chargée au nom de l’assemblée de la soumettre à votre rare sagacité et de vous en demander le mot.
Lisant.
« Je ne suis pas ce que je parais être ;
« Tantôt sous le frac masculin,
« Tantôt sous l’habit féminin,
« Aux femmes je me fais connaître
« Et des maris je suis l’effroi.
« Ne me cherche pas loin, car je suis près de toi. »
ROSAMBERT, bas à Faublas.
Devines-tu ?
MADAME DE LIGNOLLE, de même.
C’est vous, mon ami.
FAUBLAS, bas.
Je tremble.
LA MARQUISE.
Eh bien ! personne ne trouve ?
ROSAMBERT, se levant.
J’ai deviné.
LIGNOLLE.
Avant moi !
ROSAMBERT.
Le mot de l’énigme, c’est Faublas !
MADAME DE LIGNOLLE et FAUBLAS, à part.
Ah ! mon Dieu !
LA MARQUISE, à part.
Comment, Rosambert lui-même !
LIGNOLLE.
Qu’est-ce que vous dites là ? Faublas, ce mauvais sujet dont on parle tant ? Oh ! je vois votre erreur, parce qu’il se déguise en femme ?... Le commencement est pour vous, j’en conviens... mais le dernier vers vous tue.
« Ne me cherche pas loin, car je suis près de toi ! »
Il faudrait que Faublas fût près de vous, n’est-ce pas, mademoiselle Brumont ?
FAUBLAS, avec effort.
Certainement.
LIGNOLLE.
Ça veut deviner des énigmes ! Oh ! pitié, pitié ! je n’y suis pas, moi, qui sue sang et eau depuis cinq minutes.
LA MARQUISE.
Vous êtes pourtant le seul homme de France qui puisse deviner cette énigme.
ROSAMBERT.
Ah ! vous faites injure à monsieur le marquis, votre digne époux ; il a des droits d’ancienneté.
LA MARQUISE.
Mademoiselle de Brumont pourrait aider monsieur le comte de Lignolle.
ROSAMBERT.
Comme mademoiselle Duportail pourrait aider monsieur de B...
LIGNOLLE.
Ah ! çà, Rosambert, vous nous embrouillez, mon cher ! avec vos Faublas, vos Brumont, vos Duportail, vous ne faites qu’un de tout ça.
Il étudie l’énigme.
MADAME DE LIGNOLLE, à Rosambert.
Que je voudrais pouvoir la chasser !
ROSAMBERT, bas.
Devant le comte, impossible ! renvoyez-le d’abord.
MADAME DE LIGNOLLE s’approche de son mari, lui arrache le papier des mains et le déchire.
Eh ! monsieur le comte, il s’agit bien de cela en ce moment ! vous savez bien que votre notaire vous attend pour cette signature.
LIGNOLLE.
Mais, ma bonne amie...
MADAME DE LIGNOLLE.
Allez-y sur-le-champ, je vous prie.
LIGNOLLE.
Mais je ne puis...
MADAME DE LIGNOLLE.
Allez-y, je le veux.
LIGNOLLE.
Ah !
À la marquise.
Mille pardons, madame, si je vous quitte ; mais dites bien à mes confrères, Beaumarchais, d’Holbach et Rivarol, que les vers sont là dans ma tête... Je trouverai, madame, je trouverai, dussé-je y mettre dix ans, vingt ans, trente ans !
Déclamant.
« Ne me cherche pas loin, car je suis près de toi. »
Il sort.
MADAME DE LIGNOLLE, avec ironie.
Je crois, madame, que votre but n’était que de nous effrayer, de nous embarrasser ; vous avez parfaitement réussi, et je crains tellement de me trouver en présence d’une personne qui a tant de supériorité sur moi que je lui serai reconnaissante d’être assez généreuse pour ne point renouveler ses visites.
En sortant.
Venez, Faublas.
LA MARQUISE, bas à Faublas.
Lisez ce billet.
Elle lui glisse un billet ; Faublas étonné suit la comtesse.
ROSAMBERT, d’un air moqueur.
Madame, l’historiette que vous avez inventée est charmante ; il y a exposition, nœud, péripétie... Mais vous ne vous attendiez pas au dénouement. Madame la marquise désire-t-elle que je lui offre mon bras ?
LA MARQUISE.
Je n’attends de vous qu’un service, monsieur le comte, c’est celui de ne jamais me reparler.
ROSAMBERT.
J’ai toujours aimé à suivre vos volontés.
Il salue et sort du même côté que Faublas et la comtesse.
Scène VI
LA MARQUISE, seule
L’insolent, comme il me brave ! Sa méchanceté triomphe de me voir humiliée, méprisée ; n’importe, j’aurai la force de tout supporter jusqu’à l’entière exécution de mon projet. Il faut d’abord qu’avant une heure Faublas ne soit plus ici ! J’avais pensé qu’en effrayant madame de Lignolle je la forcerais à le renvoyer d’elle-même. Mais ce Rosambert, ce mauvais génie sans cesse attaché à mes pas, m’a empêché de réussir. Heureusement j’avais d’avance un autre moyen en réserve. Si Faublas aime cette petite comtesse, il adore toujours sa Sophie ; mais ce billet que je lui ai remis suffira-t-il pour le décider à partir ? J’étais si troublée en lui écrivant... voyons. Lui ai-je bien dit que Sophie, conduite en Pologne par le baron, est sur le point de lui échapper, mais que souffrante et accablée elle a été obligée de s’arrêter près de Metz, où Faublas peut la rejoindre et implorer son pardon ? Oui, oui, je n’ai rien oublié... elle pardonnera comme nous pardonnons toutes ; elle sera sa femme... n’importe, il le fallait... mais comme il tarde à rejoindre cette voiture que j’ai fait préparer pour lui !
On entend du bruit, elle court à la fenêtre.
Ah ! c’est lui, il part... comme il l’aime !
Regardant de nouveau.
Il est parti. Mais je le reverrai, moi ! et cette insolente comtesse ne le reverra pas, elle. Rosambert, à toi maintenant, je te dois toutes mes larmes, mais tu regretteras de me les avoir fait verser ! Réussirai-je ? S’il savait l’amour de mademoiselle de Mésange pour Faublas ? sa faute irréparable ? Oh ! non, le chevalier est le plus inconstant, le plus volage des hommes ; mais il ne peut être coupable d’une indiscrétion où il y va de l’honneur d’une jeune fille... Voici le comte ; l’espoir de me venger de lui fait déjà battre mon cœur de plaisir.
Scène VII
LA MARQUISE, ROSAMBERT
ROSAMBERT, entrant.
Où donc est Faublas ? la comtesse est d’une inquiétude...
Apercevant la marquise.
Encore ici, madame ? Si vous ne m’aviez pas défendu de vous parler, je serais assez hardi pour vous dire qu’il est beau de ne pas quitter le champ de bataille, même après la défaite.
LA MARQUISE.
Ah ! monsieur le comte, après ce qui s’est passé, cette plaisanterie devient cruelle.
ROSAMBERT.
Vous m’en avez fait une, belle marquise, qui valait au moins celle-là.
LA MARQUISE.
Vous me la faites bien durement expier.
ROSAMBERT.
Ah ! vous voulez vous jouer à moi, aussi !
LA MARQUISE.
Je commence à croire que la victoire était difficile.
ROSAMBERT.
Et elle m’est restée, vous en convenez ?
LA MARQUISE.
Je ne dis pas cela. Mais supposons que vous ayez obtenu un léger avantage, est-ce une raison pour montrer si peu de générosité ?
ROSAMBERT.
Écoutez donc, entre adversaires...
LA MARQUISE.
Ne peut-on rester adversaires, sans être ennemis ?
ROSAMBERT.
Vous demandez une trêve alors ?
LA MARQUISE.
Mais...
ROSAMBERT.
Pour l’obtenir, il faut d’abord avouer votre défaite.
LA MARQUISE.
Vos conditions sont bien pénibles.
ROSAMBERT.
Je suis inexorable.
LA MARQUISE.
Ne m’épargnerez-vous pas un mot humiliant ? Faudra-t-il vous dire que je reconnais... mon maître...
ROSAMBERT.
Vous le confessez donc ! c’est mon plus beau triomphe.
LA MARQUISE.
Vous voyez que je fais des concessions ; mais une trêve, c’est peu de chose... Si je vous demandais la paix ?
ROSAMBERT.
La paix... définitive ?
LA MARQUISE.
Oui.
ROSAMBERT.
Je ne sais pas trop si je dois me fier...
LA MARQUISE.
Ah ! monsieur le comte, je suis une femme !
ROSAMBERT.
Certainement, et une très jolie femme, mais enfin...
LA MARQUISE.
Nous nous sommes fait mutuellement du tort, nous aurions trop à nous repentir. Qu’une bonne alliance vienne tout réparer... une alliance franche et sincère.
ROSAMBERT.
Allons, je ne suis pas cruel envers mes ennemis vaincus.
LA MARQUISE, à part.
Je le tiens.
ROSAMBERT.
La paix donc... mais je veux des garanties.
LA MARQUISE.
Encore incrédule !
ROSAMBERT.
Que voulez-vous ? j’ai le malheur de n’être pas très confiant... des garanties, ou les hostilités recommencent.
LA MARQUISE.
Si je vous donnais une preuve irrécusable de ma bonne foi ?
ROSAMBERT.
C’est différent.
LA MARQUISE.
Si je payais les frais de la guerre ?
ROSAMBERT.
Comment l’entendez-vous ?
LA MARQUISE.
Si je vous mariais ?
ROSAMBERT.
Ne plaisantons pas, madame.
LA MARQUISE.
Je parle sérieusement... Vous avez dissipé votre fortune ?
ROSAMBERT.
Mais à peu près.
LA MARQUISE.
Vous êtes obligé de renoncer à la carrière des armes ?
ROSAMBERT.
C’est vrai, puisque je n’ai pas de quoi acheter le droit de me faire tuer.
LA MARQUISE.
Eh bien ! je répare les caprices du sort en vous donnant une femme.
ROSAMBERT.
Laide, je parie ?
LA MARQUISE.
Très jolie.
ROSAMBERT.
Sur le retour, alors ?
LA MARQUISE.
Seize ans ; d’une famille noble, et apportant en dot le prix du plus beau régiment de l’armée.
ROSAMBERT.
Mais c’est superbe cela ; la connaissez-vous ?
LA MARQUISE.
Beaucoup ?
ROSAMBERT.
Et vous m’en répondez ?
LA MARQUISE.
Ce serait un parti au-dessus de vos espérances.
ROSAMBERT.
J’accepte alors... un mot encore pourtant : Faublas la connaît-il ?
LA MARQUISE.
Elle sort à peine du couvent.
ROSAMBERT.
Bravo ! une femme charmante à former, un beau régiment à commander... Marquise, vous êtes un ange... il n’eût tenu qu’à vous que la guerre ne commençât pas.
LA MARQUISE.
Ne parlons plus du passé. Comte, donnez-moi la main.
ROSAMBERT.
Nous voilà donc bons amis.
Il lui baise la main.
LA MARQUISE.
Demain je vous présente à mademoiselle de Mésange.
Ils sortent tous deux.
ACTE IV
Un jardin. À droite et à gauche, un pavillon ; au fond et de côté, des charmilles ; un banc.
Scène première
ROSAMBERT, LE MARQUIS, LIGNOLLE
Rosambert porte l’uniforme de colonel.
ROSAMBERT.
Ma foi, messieurs, on n’est pas plus heureux que moi... rencontrer au camp de Metz, au bout de la France, deux des plus aimables gentilshommes de Paris !
LIGNOLLE.
Comte, vous blessez ma modestie.
LE MARQUIS.
Rosambert, tu n’es qu’un flatteur.
LIGNOLLE.
Vous vous êtes donc décidé à vous marier, aimable roué ?
ROSAMBERT.
Oui, messieurs, je suis des vôtres... marié... et, de plus, colonel.
LE MARQUIS.
C’est Normandie que vous avez acheté ?
ROSAMBERT.
C’était une occasion. Le titulaire de ce régiment n’ayant pas encore quatre ans accomplis, on m’en a fait bon marché... cent mille écus.
LIGNOLLE.
C’est vraiment pour rien... quinze cents hommes pour trois cent mille livres... y compris le trompette-major.
LE MARQUIS.
Sais-tu que nous en avons appris de belles sur ton compte, heureux coquin !
LIGNOLLE.
Être marié, et jouer un pareil tour à un prince allemand !
ROSAMBERT.
Que voulez-vous ? sa femme, jeune demoiselle française, était recherchée par une foule de nos officiers... le prince du nord l’emporta, grâce à ses trente quartiers de noblesse et à ses deux principautés... Je fus piqué au jeu, et j’adressai mes hommages à la jeune mariée.
Air : Il me faudra quitter l’empire.
En attendant la guerre et ses alarmes,
Je me suis dit : Combattons, même en paix ;
Si ma victoire a coûté quelques larmes,
Ah ! convenez au moins qu’un tel succès
A relevé l’honneur du nom français.
Cette beauté piquante, un peu coquette,
Un Allemand par un hymen jaloux
L’avait ravie à nos climats si doux,
Et j’ai voulu reprendre une conquête
Que l’étranger avait faite sur nous.
LIGNOLLE.
Et qu’a dit le mari ?
ROSAMBERT.
Il n’a pu rien me dire, vu que je ne parle pas l’allemand et qu’il ne sait pas un mot de français.
LE MARQUIS.
Sais-tu qu’à sa place je t’aurais déjà flanqué un grand coup d’épée !... foi de gentilhomme.
ROSAMBERT.
La ! la !... pas tant de feu, marquis, on prendrait cela pour de l’esprit de corps... À propos, et ces dames sont-elles du voyage ?
LE MARQUIS.
Certainement.
LIGNOLLE.
Elles ont voulu venir.
LE MARQUIS.
Et elles sont ici.
LIGNOLLE.
Toutes deux.
ROSAMBERT, à part.
Toutes deux !... alors Faublas ne doit pas être loin.
LE MARQUIS.
J’ai une terre, un fief de mainmorte en Lorraine... ce voyage était tout naturel.
ROSAMBERT, malicieusement.
Et madame de Lignolle avait un motif bien puissant pour faire ce voyage ?
LIGNOLLE.
Oh ! très puissant... elle a dit : Je le veux... et en homme d’esprit j’ai dit : Nous le voulons tous deux... Que voulez-vous ? depuis le départ de mademoiselle Brumont, la comtesse était triste, maussade, emportée... Il n’y avait plus moyen de cultiver le poésie !...
LE MARQUIS.
Cette petite sotte de Duportail ne m’a-t-elle pas joué le même tour !... C’est dommage, elle avait une physionomie... des yeux...
LIGNOLLE.
Et la mienne qui faisait des charades avec ma femme !
ROSAMBERT.
Je crois, marquis, que tu avais un faible pour la petite Duportail.
LE MARQUIS.
Du tout, du tout... c’était ma femme qui l’aimait beaucoup.
Tapant sur l’épaule de Rosambert, qui rit.
Vaurien, va, on ne peut rien te cacher.
LIGNOLLE.
À propos, marquis, auriez-vous vu la comtesse ?
LE MARQUIS.
Non... auriez-vous rencontré la marquise ?
LIGNOLLE.
Pas davantage ! depuis ce matin je cherche ma femme.
LE MARQUIS.
Et moi je cours après mon épouse.
ROSAMBERT, à part.
Ils cherchent leurs femmes... allons, ils sont toujours les mêmes.
LIGNOLLE.
Donnez-moi le bras, cher comte.
Ils se prennent le bras.
ROSAMBERT, à part.
À Paris comme à Metz, à Metz comme à Paris, les deux font toujours la paire.
Le marquis et Lignolle sortent bras dessus, bras dessous.
Scène II
ROSAMBERT, puis FAUBLAS
ROSAMBERT, les regardant sortir.
Pauvres infortunés ! et dire que cela pourrait m’arriver un jour... Oh ! non, Faublas ne sera pas l’ami de la maison... Eh ! mais, que vois-je ? Ce jeune homme qui sort de ce pavillon, un livre à la main... c’est lui ! c’est Faublas !
FAUBLAS.
Rosambert !... Ah ! mon ami, que je suis heureux de te retrouver !
ROSAMBERT.
Par quel hasard à Fromonville ?
FAUBLAS.
Et toi, par quel hasard colonel ?
ROSAMBERT.
Par la grâce du roi et de cent mille écus... Je te conterai tout cela. Ne parlons que de toi.
FAUBLAS.
Je suis ici près de mon père, près de ma Sophie.
ROSAMBERT.
Je conçois : le papa aura d’abord fait de la morale, mais la belle Sophie aura pleuré.
FAUBLAS.
Oui, mon père a bien voulu oublier le passé : il a consenti à ne pas emmener Sophie ; mais je n’ai pu encore avoir le bonheur de lui parler.
ROSAMBERT.
J’entends, il craint les rechutes.
FAUBLAS.
Je mène pourtant une conduite exemplaire, et j’oublie pour jamais la belle marquise et la séduisante madame de Lignolle.
ROSAMBERT.
Pour jamais ?
FAUBLAS.
Oh ! oui, pour jamais. Sais-tu ce qu’elles font ? Sont-elles heureuses ? Sont-elles toujours jolies ?
ROSAMBERT.
Fi donc ! une pareille question à moi, un homme marié, un Caton qui a donné sa démission de mauvais sujet par-devant notaire !
FAUBLAS.
Ah ! c’est vrai, tu es marié !... Mais pourquoi donc n’en ai-je rien su ?
ROSAMBERT.
La famille a voulu que le mariage fût secret, à minuit, dans la chapelle du vieux château ; c’était très touchant.
FAUBLAS.
Et ta femme est charmante, j’en suis sûr.
ROSAMBERT.
Qu’est-ce que ça te fait, libertin ?
FAUBLAS.
Oh ! rien... pour ton bonheur seulement.
ROSAMBERT.
Eh bien ! sois tranquille, je suis très heureux.
UNE SERVANTE.
Monsieur, madame la comtesse de Rosambert vous attend dans sa voiture pour vous accompagner à la revue.
FAUBLAS.
Tu vas me présenter à ta femme, n’est-ce pas ?
ROSAMBERT.
Oh ! c’est inutile... tu vis si retiré... mais, tiens, tu peux la voir d’ici, regarde dans cette voiture découverte, là-bas. N’est-ce pas qu’elle n’est pas mal ?
FAUBLAS, après avoir regardé.
Amélie de Mésange !
ROSAMBERT.
Tu connais son nom de demoiselle ?
FAUBLAS, à part.
Malheureux ! qu’ai-je dit ?
ROSAMBERT.
Tu l’as donc rencontrée dans le monde, avant mon mariage ?
FAUBLAS, troublé.
Il est vrai qu’il y a quelque temps, chez madame de Lignolle...
ROSAMBERT, à lui-même.
Chez madame de Lignolle... et ma femme qui soupire toujours...
Haut.
Faublas, vous m’avez trompé.
FAUBLAS.
Mon ami, tu es injuste.
ROSAMBERT.
Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous la connaissiez ?
FAUBLAS.
Mais j’ignorais tes projets de mariage.
ROSAMBERT.
C’est impossible, car c’est la marquise de B... qui m’a fait épouser mademoiselle de Mésange.
FAUBLAS, à part.
La marquise !
ROSAMBERT.
Pourquoi ce trouble ?
FAUBLAS.
Un peu de calme, mon ami.
ROSAMBERT.
Du calme !... quand j’ai été joué, dupé comme un marquis de B... !... moi qui me moquais de lui tout à l’heure.
FAUBLAS.
Au nom de notre amitié !
ROSAMBERT.
Mon ami ! celui qui n’a pas craint de se faire, pour me tromper, le complice d’une marquise de B...
FAUBLAS.
Ah ! c’est trop fort, votre injustice va jusqu’à l’insulte !
ROSAMBERT.
Eh bien ! je veux agir en homme sensé et ne pas me fâcher sans preuves.
À part.
Observons-le.
Haut.
J’ai un moyen sûr de connaître la vérité ; toi, tu ne la dirais pas, mais ma femme est simple, sans détour, elle ne pourra rien me cacher, et, si j’ai tort, eh bien ! alors, Faublas, je te demanderai pardon.
FAUBLAS.
Quoi ! mon ami, tu veux...
ROSAMBERT, à part.
Comme il se trouble !
Haut.
Oui, viens, je vais l’interroger à l’instant même devant toi.
FAUBLAS, avec feu.
Rosambert !... je t’en supplie... ne trouble pas la paix de ton ménage... la frayeur... la surprise... Ta femme est si timide... par grâce, ne l’interroge pas.
ROSAMBERT.
Ah ! c’était donc vrai, je ne m’étais pas trompé !
FAUBLAS, à part.
Je me suis trahi !
ROSAMBERT.
À ce soir, chevalier, après la revue.
FAUBLAS, consterné.
Je vous attendrai.
Rosambert sort.
Scène III
FAUBLAS, puis LA MARQUISE
FAUBLAS.
Il le veut, nous nous battrons !... Sophie, ma Sophie, je défendrai avec courage des jours qui doivent t’appartenir... écrivons-lui puisque je ne puis la voir, et si le sort veut que je succombe, elle saura du moins que ma dernière pensée a été pour elle.
Il entre dans le pavillon à droite.
LA MARQUISE, sortant du pavillon de gauche.
Il va se battre ! Faublas est brave, adroit, intrépide... mais si le sort favorisait son adversaire... heureusement, je suis près de lui... Ah ! que je m’applaudis maintenant d’avoir loué ce pavillon qui me permet de le voir, de l’entendre à chaque instant, sans qu’il se doute de ma présence... Ses jours sont menacés... une résolution hardie pourrait seule l’arracher au danger... eh bien ! je n’hésiterai pas... pour lui, j’oserai tout, et je montrerai à ce Rosambert ce que peut une femme outragée...
Montrant le pavillon à droite.
Il est là ! et je n’ose le voir, lui parler ! oh ! non ; j’en ai fait le serment... Adieu, Faublas, adieu !
Elle disparaît vivement.
Scène IV
FAUBLAS, puis MADAME DE LIGNOLLE
FAUBLAS, sortant du pavillon.
Hein !... qui m’appelle ?
Regardant autour de lui.
Personne !... Je croyais avoir entendu une voix... une voix bien chère... Serait-ce donc que, même en écrivant à Sophie, je pensais à la marquise ? Oh ! non, non, je le jure bien, toutes les séductions du monde ne peuvent rien maintenant sur mon âme.
UNE SERVANTE.
Une dame demande à voir monsieur le chevalier.
FAUBLAS.
Une dame ici... Est-elle jolie ?
LA SERVANTE.
Oui, monsieur, charmante... D’ailleurs vous pouvez en juger vous-même ; la voici.
La servante sort.
FAUBLAS, apercevant madame de Lignolle qui entre.
Éléonore...
Il court à elle, se jette à ses pieds et couvre ses mains de baisers.
Éléonore !
MADAME DE LIGNOLLE.
Ah !... mais finissez donc, monsieur, donnez-moi au moins le temps de vous gronder.
FAUBLAS.
Pardonnez-moi de suite, cela vaudra mieux.
MADAME DE LIGNOLLE.
Vous pardonner, après votre conduite ! mais apprenez donc, monsieur, que je suis en colère depuis deux mois, que je vous hais, vous maudis... et que je suis heureuse de pouvoir enfin vous dire à vous-même tout ce que j’éprouve... Fuir ainsi sans motif... m’affliger... me faire pleurer pour prix de ma tendresse !... Ah ! c’est affreux... et vous méritez que je vous accable des reproches les plus durs, que je vous donne les noms les plus odieux... que je vous répète sans cesse... Mais non, tenez, ce sera plus tôt fait.
Elle lui donne un soufflet.
FAUBLAS.
Aïe !
Il porte la main à sa joue.
MADAME DE LIGNOLLE.
Ah ! mon Dieu, je lui ai fait mal, il a la joue toute rouge ! Mais au moins, monsieur, donnez-vous donc la peine de vous justifier.
FAUBLAS.
Des circonstances cruelles... impérieuses... la volonté de mon père...
MADAME DE LIGNOLLE.
Mauvaises excuses !
FAUBLAS, avec feu.
Éléonore, ma chère Éléonore, croyez-moi... votre présence me comble de joie... je vous revois... et j’oublie toutes mes peines... Ah ! laissez-moi vous répéter que vous êtes toujours pour moi la plus jolie, la plus aimable, la plus séduisante des femmes.
MADAME DE LIGNOLLE.
À la bonne heure... Au moins voilà de bonnes raisons.
FAUBLAS.
Ciel ! mon père !
MADAME DE LIGNOLLE.
Ah !...
Scène V
FAUBLAS, MADAME DE LIGNOLLE, LE BARON
LE BARON.
Ainsi donc, Faublas, on ne m’avait pas trompé... vous abusiez de ma confiance, de ma crédulité !
MADAME DE LIGNOLLE.
Monsieur, je vous jure que ce n’est pas sa faute.
LE BARON.
Mon fils, reconduisez madame la comtesse.
MADAME DE LIGNOLLE.
Ainsi, vous me chassez de votre présence ?
LE BARON, après un moment de réflexion.
Eh bien ! non, ce sera Faublas qui s’éloignera ; restez, madame.
FAUBLAS, bas à son père.
Mon père, réservez pour moi votre colère... pour elle, indulgence et bonté.
Il entre dans le pavillon.
Scène VI
LE BARON, MADAME DE LIGNOLLE
MADAME DE LIGNOLLE.
Monsieur le baron, j’attends que vous décidiez de mon sort.
LE BARON.
Que de chagrins vous vous seriez évités, madame, si vous aviez eu le courage de ne pas quitter Paris !
MADAME DE LIGNOLLE.
Du courage... Oh ! je n’en manque pas, monsieur... rester à Paris, je le voulais, je l’avais juré... tout me disait que je faisais mal de partir. Mais des jours entiers dans les larmes, des nuits sans sommeil... j’ai résisté longtemps, bien longtemps, monsieur. J’ai prié... mais son image était toujours là devant mes yeux... Son nom retentissait dans mon cœur comme une voix séductrice... je n’avais plus qu’une idée, qu’un désir... lui, lui seul... et il a fallu partir, car je serais devenue folle !
LE BARON.
Vos parents ne pouvaient-ils vous rappeler au sentiment de vos devoirs ?
MADAME DE LIGNOLLE.
Mes devoirs !... et ces parents cruels pourraient-ils bien affirmer qu’ils ont fait le leur ? Ah ! s’ils m’avaient fait pressentir le triste sort qui m’attendait, je me serais écriée : Je ne veux pas de monsieur de Lignolle, je n’en veux pas !... et ils ne m’auraient pas mariée malgré moi ; car ils m’auraient tuée peut-être, mais ils ne m’auraient pas conduite à l’autel.
LE BARON.
Madame, le sort a été cruel envers vous... mais si vos parents ont eu des torts, c’est vous maintenant qui devenez coupable.
MADAME DE LIGNOLLE.
Coupable !... Oh ! non, monsieur, on n’est pas coupable quand on est si malheureuse.
LE BARON.
Mais quels peuvent être vos vœux, vos espérances ?
MADAME DE LIG NOLLE.
Le sais-je moi-même ?... mais défendez à Faublas de prendre ainsi la fuite, au risque de me faire mourir... Que je puisse le voir, lui parler chaque jour... Vous aimez la retraite, nous l’aimerons comme vous... Tous deux empressés à vous plaire, à vous servir, nous vous accompagnerons partout, nous vous rendrons moins longues les soirées d’hiver. Nous vous ferons rire, pleurer, peut-être un peu fâcher pour avoir le plaisir d’être pardonnés... car il est très aimable, Faublas...
LE BARON, souriant.
Et vous aussi, madame, certainement.
MADAME DE LIGNOLLE.
Oh ! moi, vous me voyez aujourd’hui toute triste, toute chagrine ; mais ordinairement je suis vive, gaie, un peu étourdie... et je ne boude jamais.
Air : Soldat français né d’obscurs laboureurs.
Vous entourant des soins de chaque jour,
Vous me verrez, attentive à vous plaire,
Lui disputer un peu de votre amour,
Comme une enfant jalouse de son frère.
Dans un moment d’oubli, mais de bonheur,
Peut-être un jour le nom si doux de fille
Sera par vous prononcé pas erreur ;
Et je pourrai, moi, son heureuse sœur,
Me croire aussi de la famille.
LE BARON.
Certainement, madame, vous arrangez tout cela à merveille ; mais votre mari ?
MADAME DE LIGNOLLE, avec tristesse.
Je n’y pensais plus ; oui, je suis mariée... enchaînée pour la vie.
LE BARON.
Madame la comtesse, séduit par tant d’esprit et de charmes, Faublas a pu vous adresser un hommage que lui-même il croyait sincère ; mais, s’il vous a fait des serments, c’est une faute impardonnable à lui de les avoir prononcés, c’est un malheur pour vous d’y avoir cru.
MADAME DE LIGNOLLE.
Vous voulez m’éprouver, monsieur... Ah ! dites que ces paroles ne sont que pour m’éprouver.
LE BARON.
Me croirez-vous si j’ajoute qu’il en aime une autre... ?
MADAME DE LIGNOLLE.
Ah ! je respire ; vous voulez parler de la marquise, n’est-ce pas ?
LE BARON.
Non, madame.
MADAME DE LIGNOLLE.
Et de qui donc, mon Dieu ?
LE BARON.
De sa cousine Sophie, qu’il chérit depuis longtemps, et dont il est adoré.
MADAME DE LIGNOLLE.
Il en aime une autre... lui dont l’amour était ma vie... trompée, abandonnée, trahie si indignement... Oh ! non, non, c’est impossible... je ne vous croirai pas, je ne puis pas croire si je ne l’entends pas de sa bouche même.
LE BARON, allant au pavillon.
Eh bien ! venez, Faublas, et démentez-moi, si vous l’osez.
Scène VII
LE BARON, MADAME DE LIGNOLLE, FAUBLAS
FAUBLAS.
Grands dieux ! mon père, que lui avez-vous dit ?
LE BARON.
Ce que vous n’auriez jamais dû lui cacher, monsieur.
FAUBLAS, à part.
Comme elle me regarde !
MADAME DE LIGNOLLE.
Ne craignez rien de mon emportement, de ma colère... je suis calme, vous le voyez... Mais écoutez-moi, et répondez. Mais répondez donc, monsieur.
LE BARON, à part.
Infortunée !
MADAME DE LIGNOLLE.
Est-il vrai qu’une autre... une jeune fille qui a dû, comme moi, croire à votre amour, ait reçu vos serments, la promesse de votre main ? Est-il vrai que vous l’aimiez déjà avant de me connaître ?
FAUBLAS.
Éléonore !
MADAME DE LIGNOLLE.
Est-ce vrai ?
FAUBLAS, avec effort.
Éléonore !... Madame, monsieur le baron vous a dit la vérité.
MADAME DE LIGNOLLE.
Ainsi je n’en puis plus douter... des liens éternels vont vous unir à une autre... Quant à moi, pauvre délaissée ! que ma destinée s’accomplisse... Je vous l’ai dit, Faublas... si j’aimais une fois, ce serait pour la vie... je tiendrai mon serment... Conduisez votre Sophie à l’autel... et quand elle entrera dans le temple, parée de la couronne nuptiale, enivrée des compliments adressés à son bonheur, qu’elle soit bien fière de son époux alors, car il pourra lui montrer quel sacrifice il a fait à son amour... Là... sur les dalles de l’église, le visage pâle, les mains glacées, sera étendue une femme qui fut aussi jeune et riche, et il dira à sa fiancée : « Regarde-là, je l’ai trompée, elle est morte. »
FAUBLAS.
De grâce ! arrêtez.
LE BARON.
Madame la comtesse...
MADAME DE LIGNOLLE.
Monsieur le baron, vous avez déchiré mon cœur ; mais au moins vous ne m’avez pas trompée, vous... Adieu !
À Faublas.
Laissez-moi, monsieur ; allez vous jeter aux pieds de votre Sophie, fixez avec elle le jour de votre mariage... Je ne puis l’empêcher, je ne le veux pas ; mais, je le répète, le jour où vous l’épouserez, je serai morte.
Elle sort vivement et dans la plus vive agitation.
Scène VIII
LE BARON, FAUBLAS
FAUBLAS.
Ah ! mon père, laissez-moi la suivre.
LE BARON.
Vous ne le ferez pas, Faublas ; j’espère que vous ne te ferez pas.
FAUBLAS.
Vous ne craignez donc pas de me réduire au désespoir ?
LE BARON.
Avez-vous craint de déchirer mon cœur, celui de Sophie que vous aviez promis de mériter ?
FAUBLAS.
Mon Dieu ! mon Dieu ! suis-je donc né pour faire le malheur de tout ce qui m’aime ?
LE BARON.
Ce ne sont point des larmes qu’il faut, monsieur, c’est du courage.
FAUBLAS.
Des larmes !... Oui, mes yeux en sont remplis ; mais vous aussi, mon père, vous en verserez bientôt, car bientôt vous n’aurez plus de fils.
LE BARON.
Que dites-vous, insensé ?
FAUBLAS.
Oui, insensé !... car. ma vie entière a été de la démence... Un seul jour m’en punira, et l’épée de mon adversaire arrivera facilement à ma poitrine ; car je ne ferai aucun effort pour l’en détourner.
LE BARON.
Ton adversaire ! Faublas, auriez-vous un duel ?
FAUBLAS.
Je vais me battre avec Rosambert.
LE BARON.
Avec Rosambert, ton ami ?
FAUBLAS.
Avec mon ami, il l’a voulu.
LE BARON.
Et le motif de ce duel ?
FAUBLAS.
C’est son secret, mon père, je ne puis le révéler.
LE BARON.
Tu vas te battre... et tu ne veux pas te défendre !
FAUBLAS.
Quand je perds Éléonore et Sophie à la fois, pour qui vivrais-je désormais ?
LE BARON.
Pour qui ?... et celui qui te consacra sa vie entière... celui que tes paroles et ton ingratitude affligent en ce moment ?
FAUBLAS.
Mon père !... ah ! pardon, mille fois pardon ; je suis si malheureux ! Il me semble que mes idées n’ont plus de suite, que je n’entends plus... que je ne me souviens plus... Ah ! pitié, pitié pour Éléonore et pour ma raison !
LE BARON.
Eh bien ! oui, Faublas, je serai faible, je serai bon ; mais reviens à toi, rends-moi mon fils... Ton regard est fixe, tu ne parles pas... Madame de Lignolle... je la consolerai...
FAUBLAS.
Ah !
LE BARON.
Sophie ! je te la rendrai.
FAUBLAS.
Ah !
LE BARON.
Mais, au moins, promets-moi, jure-moi de te défendre.
FAUBLAS, avec explosion.
Ah ! mon père, c’est à vos pieds que j’en fais le serment.
LE BARON.
Eh ! non, ne vois-tu point que je t’ouvre mes bras...
Ils s’embrassent.
Cher et malheureux enfant... s’il allait țe tuer !...
FAUBLAS.
Ne m’avez-vous pas appris à me défendre ?
LE BARON.
Sais-tu que Rosambert s’est battu plus de cent fois ?
FAUBLAS.
Tant pis pour lui.
LE BARON.
Que personne ne l’a jamais touché ?
FAUBLAS.
Ne puis-je être le premier ?
LE BARON.
Qu’il a mis bien des familles au désespoir ?
FAUBLAS.
Je penserai à vous, mon père.
LE BARON.
À Dieu ne plaise que je doute de ton jeune courage !
Apercevant Rosambert, qui paraît au fond.
Déjà !...
FAUBLAS.
Tant mieux, votre inquiétude sera plus tôt dissipée.
Scène IX
LE BARON, FAUBLAS, ROSAMBERT, puis LE MARQUIS et LIGNOLLE
FAUBLAS.
Vous voyez que nous vous attendions, colonel.
ROSAMBERT.
J’en étais sûr.
LE BARON.
Monsieur le comte, Faublas a voulu me laisser ignorer les motifs de ce duel...
ROSAMBERT.
Merci, chevalier, c’est très délicat ; aussi je vous promets de vous faire beau jeu.
LE BARON.
Mais comme vous persistez dans votre résolution, je dois croire qu’une rencontre entre vous est indispensable.
ROSAMBERT, indiquant la coulisse.
Voici mes deux témoins.
FAUBLAS.
Quoi ! le comte Lignolle et le marquis de B... Est-ce un commencement de vengeance, Rosambert ?
ROSAMBERT.
Parole d’honneur, non... je n’y avais pas pensé... je les ai choisis par sympathie.
LE MARQUIS, entrant.
Il est bien extraordinaire que je ne puisse pas retrouver ma femme.
LIGNOLLE, de même.
Il est bien singulier que je ne puisse pas mettre la main sur mon épouse.
LE MARQUIS.
Comte, nous sommes à toi : messieurs, nous voilà prêts à vous prêter le collet.
Tout le monde se salue.
LIGNOLLE, regardant Faublas.
Ah ! mon Dieu !
LE MARQUIS, même jeu.
Est-ce une illusion ?
ROSAMBERT.
Qu’avez-vous donc, messieurs ?
LIGNOLLE, à Faublas.
Monsieur se nommerait-il Brumont, et aurait-il une sœur ?
LE MARQUIS.
Monsieur serait-il de la famille Duportail, et aurait-il une parente... une très proche parente ?
LIGNOLLE.
C’est qu’il y a une ressemblance si frappante...
LE MARQUIS.
Une physionomie si identique ! n’est-ce pas, Rosambert ?
LIGNOLLE.
N’est-ce pas ?
ROSAMBERT.
Ma foi, je ne trouve pas... D’ailleurs, comment voulez-vous que le chevalier de Faublas ressemble en même temps à deux personnes ?
LE MARQUIS.
C’est juste ; ça ne se peut pas.
LIGNOLLE.
Nous sommes dans notre tort.
LE BARON.
Messieurs, la nuit s’avance et monsieur de Rosambert paraît pressé... Nous sommes à vos ordres.
ROSAMBERT.
Marchons.
CHRISTINE, entrant.
Une lettre pour monsieur le comte de Rosambert... une lettre pressée.
Elle sort.
ROSAMBERT.
Une lettre !... vous permettez, messieurs ?
Après avoir parcouru la lettre.
En voici bien d’une autre, par exemple... Écoutez, messieurs, ceci regarde tout le monde.
Lisant.
« Un jeune Allemand que monsieur le colonel Rosambert a offensé dans ce qu’il a de plus cher, et qui n’a pas craint exige une réparation éclatante... Il quitte la France cette nuit même et espère que monsieur le comte de Rosambert voudra bien l’attendre ce soir dans les jardins de l’hôtel de Fromonville. » Monsieur le baron de Faublas, je suis à votre disposition ; que ferai-je ?
LE BARON.
Monsieur le comte, vous ne devez pas laisser emporter à cet étranger une idée fâcheuse d’un de nos officiers, nous attendrons... si Faublas y consent, du moins.
FAUBLAS.
Oui, mon père, et sans peine : Rosambert, demain comme aujourd’hui, vous retrouverez en moi ou l’ami sincère... ou un adversaire digne de vous... Bonne chance.
ROSAMBERT.
Merci.
LIGNOLLE.
J’en suis toujours pour mon dire, c’est madame de Brumont.
LE MARQUIS.
Du tout, Duportail.
LIGNOLLE, regardant dehors.
Ah ! notre adversaire ne se fait pas attendre ; le voilà, je crois, qui descend de son phaéton... il est accompagné de ses deux témoins.
ROSAMBERT, à la cantonade.
Nous sommes à vous, messieurs.
Il sort, suivi du marquis et de Lignolle.
Scène X
FAUBLAS, LE BARON
Il fait nuit. Musique sourde à l’orchestre.
LE BARON.
Veillons à ce qu’ils ne soient pas surpris... les duels sont sévèrement défendus.
FAUBLAS, regardant en dehors.
Ah ! ils choisissent le pistolet.
LE BARON.
Ils mesurent la distance... le sort a favorisé Rosambert... il ajuste.
On entend deux coups de pistolet.
FAUBLAS, sortant.
Rosambert est touché.
LE BARON, seul.
Pourvu que le bruit n’attire pas les exempts de ce côté et que sa blessure lui permette de s’éloigner.
Courant à Lignolle, qui entre.
J’espère que monsieur de Rosambert n’est pas grièvement blessé ?
LIGNOLLE.
Non, heureusement, mais enfin il est blessé... j’en étais sûr, on se fait toujours du mal à ces sortes de jeu.
ROSAMBERT, entrant avec Faublas, le marquis et Lignolle.
Ce n’est rien, messieurs, soyez tranquilles.
FAUBLAS, à son père.
Ce n’est rien, mon père.
Rosambert est suivi de la marquise, habillée en homme, et de deux témoins.
ROSAMBERT, bas à Faublas.
J’espère que nous pourrons bientôt nous revoir.
LE BARON.
Rosambert, hâtez-vous de gagner la frontière... fuyez avec le marquis et le comte... Vous le savez, les lois sur le duel sont inexorables.
LIGNOLLE.
Partir !... et nos femmes ?
LE MARQUIS.
Nous les trouverons encore bien moins.
ROSAMBERT.
Adieu donc ; ou plutôt au revoir.
Final, de Doche.
ENSEMBLE.
Allons, hâtez-vous, le temps presse ;
{ Fuyez, nous vous protégerons.
{ La nuit nous protège, fuyons !
Pas de chagrin, pas de tristesse,
Quelque jour nous nous reverrons.
ROSAMBERT, à la marquise restée au fond.
Mais que je puisse au moins connaître
Les traits et le sonde la voix
D’un rival, qui, mon heureux maître,
Me blesse et m’exile à la fois.
LA MARQUISE, se faisant connaître à Rosambert.
C’est moi, Rosambert.
ROSAMBERT, à part.
La marquise !... ô démon de femme !
Bruit au dehors.
LE BARON.
On vient... fuyez, fuyez vite.
Reprise.
Allons, hâtez-vous, le temps presse, etc.
Tous s’éloignent de divers côtés.
ACTE V
La chambre de Faublas. À droite du public, au premier plan, une croisée ; au deuxième plan, à droite, une porte conduisant au dehors ; à gauche, une autre porte conduisant à l’appartement du père de Faublas. Au fond, deux paravents, meubles, fauteuils, etc.
Scène première
FAUBLAS, ROSAMBERT
FAUBLAS.
Ainsi, mon ami, notre réconciliation est bien sincère ?...
ROSAMBERT.
Ne parlons plus du passé !... Quelque temps après mon duel avec ce jeune prince allemand, nous nous sommes battus ; tu t’es conduit en homme d’honneur. Je ne t’en veux plus. Seulement je te demande le plus profond secret ; car, vois-tu, je ne crains qu’une chose au monde, c’est le ridicule. Tu verras cela quand tu seras marié !
FAUBLAS.
Marié !... Ah ! mon ami, je crains bien que ce jour-là n’arrive jamais pour moi.
ROSAMBERT.
Mais n’est-ce pas aujourd’hui même... le père de ta Sophie est arrivé de Varsovie ; ce soir vous devez être fiancés... tous les grands parents sont invités... Il y aura fête...
FAUBLAS.
Oui, tout est préparé ; mais apprends ce que je n’oserai jamais dire à mon père : Il y a un mois, Éléonore apprend qu’on va m’unir à Sophie, le désespoir égare sa pauvre tête, elle veut mettre fin à ses jours... par bonheur, j’étais là, je m’élance, je lutte contre la force du courant, et je la ramène sur le bord... mais elle repousse tous les soins, tous les secours... Elle veut mourir ! alors, soit pitié, soit amour, je lui ai fait le serment de ne jamais me marier, sans qu’elle-même fût assez généreuse pour y consentir.
ROSAMBERT.
J’avoue que c’est un peu embarrassant. Quant à la marquise, elle n’a pas voulu se tuer ?
FAUBLAS.
La marquise !... le croiras-tu, Rosambert ? oubliant sa jalousie contre Éléonore... elle a veillé jour et nuit près d’elle, en a pris soin comme d’une sœur.
ROSAMBERT, ironiquement.
Ah ! elle aime tant son prochain !
FAUBLAS.
Tu es donc toujours en colère contre elle ?
ROSAMBERT.
Oh ! je serais un ingrat... elle m’a si bien traité !
Ils se lèvent.
Mais ne nous occupons que de la petite fête de ce soir... je vous prépare à tous une agréable surprise, on jouera un petit proverbe que monsieur de Carmontel a fait pour la circonstance ; le titre est charmant : Tityre et Mélidor, ou les Maris dupés.
FAUBLAS.
Les maris dupés... voilà un titre qui m’effraie. Rosambert, je suis sûr que c’est encore quelque folie.
ROSAMBERT.
C’est un proverbe tout-à-fait moral ; il y a deux rôles délicieux.
FAUBLAS.
Et qui les jouera ?
ROSAMBERT.
Ne t’inquiète pas, ils seront parfaitement remplis... Ah ! çà, nous faisons de ta chambre la salle de spectacle. Tu vois, j’ai déjà fait apporter ces deux paravents, mais il faut que je te quitte pour un moment, j’ai besoin de rassembler mes acteurs et de faire une répétition... pour qu’on ne se doute de rien, nous arriverons par le petit escalier dérobé.
Il indique la porte de droite.
Au revoir, Faublas.
Il sort à gauche.
Scène II
FAUBLAS, seul, puis LA MARQUISE DE B... et MADAME DE LIGNOLLE
FAUBLAS.
Enfin il me laisse ; Éléonore, quand tu apprendras que je trahis de nouveau le serment que je t’ai fait... que ce soir je serai marié à Sophie... quel sera ton désespoir !... Si j’allais me jeter à ses pieds, la supplier de me dégager de mon serment !... Que vais-je faire ?... insensé ! C’est à une pauvre femme souffrante encore, pleine d’amour et d’espoir, que je vais dire : Oubliez-moi, laissez-moi voler dans les bras d’une autre !... Que faire ? oh ! mon Dieu ! que faire ?
On frappe à la porte de droite.
Rosambert déjà avec son proverbe, ses acteurs, quel ennui !...
LA MARQUISE, en dehors.
Faublas !
FAUBLAS.
Je connais cette voix.
LA MARQUISE.
Êtes-vous seul ?
FAUBLAS.
Oui.
Il ouvre la porte, la marquise paraît et laisse la porte entr’ouverte.
C’est vous ?... Oh ! qu’il y a longtemps que je ne vous ai vue !... Julie, vous venez me pardonner tous les chagrins que je vous ai causés... Que vous êtes bonne !
LA MARQUISE.
Nous n’avons qu’un instant à rester ici ; on pourrait venir, et vous comprenez tout le danger de notre position...
FAUBLAS.
Déjà parler de se quitter !... oh ! laissez-moi regarder plus longtemps ces traits qui m’ont enivré, qui m’enivrent encore !...
Voulant la presser dans ses bras.
Julie, Julie...
LA MARQUISE le repousse doucement et va vers la petite porte.
Venez, madame.
Madame de Lignolle paraît, pâle et se soutenant à peine.
FAUBLAS.
Comment, Éléonore avec vous !
MADAME DE LIGNOLLE.
Elle a promis de ne pas m’abandonner.
LA MARQUISE, à madame de Lignolle.
Mon amie, du courage ! il en faut, je le sais.
MADAME DE LIGNOLLE, bas à la marquise.
Soutenez-moi dans le dessein que vous m’avez inspiré, et donnez-moi la force de l’accomplir.
Haut.
Faublas, jusqu’à présent mon amour était plus fort que ma raison... le monde n’était rien pour moi... un mot de vous dissipait bien vite les alarmes que me causait l’oubli de mes devoirs... Je croyais être heureuse ! mes derniers malheurs m’ont enfin éclairée... j’ai puisé dans les conseils d’une amie la force de remplir mon devoir.
FAUBLAS.
Éléonore, que dites-vous ?
MADAME DE LIGNOLLE.
Faublas, une seule chose vous empêche maintenant d’être à votre Sophie, c’est le serment que vous m’avez fait... eh bien !...
FAUBLAS.
Eh bien ?
MADAME DE LIGNOLLE.
Pour votre repos... le mien... celui de votre père... je viens... oh ! non, je ne pourrai jamais !...
LA MARQUISE.
C’est un grand sacrifice que vous vous imposez ; mais il y va de son bonheur, il le faut... il se marie ce soir...
MADAME DE LIGNOLLE.
Oh ! par pitié ne me le dites pas.
LA MARQUISE.
Air d’Yelva.
Vous hésitez, et moi je vais, madame,
Lui rendre ici, malgré tous mes regrets,
Ces mots brûlants qui me peignaient sa flamme,
Ce médaillon, image de ses traits.
Malgré mon cœur dont la douleur s’empare,
Je lui remets tous ces objets si doux ;
Pour son bonheur ici je m’en sépare,
Vous le voyez, je l’aime plus que vous.
MADAME DE LIGNOLLE.
Je sais de moi ce que l’honneur réclame.
Malgré ce cœur que vous avez charmé,
Soyez, Faublas, fidèle... à votre femme,
Aimez-la bien comme je vous aimai.
Par votre amour, eh bien ! charmez sa vie,
Et devenez... aujourd’hui... son époux ;
Devos serments... ici... je vous délie...
Se tournant vers la marquise.
Vous le voyez, je l’aime autant que vous.
LA MARQUISE, avec fermeté.
Maintenant éloignons-nous ; d’un moment à l’autre on pourrait nous surprendre.
ROSAMBERT, dans l’escalier dérobé.
Par ici, par ici, messieurs.
LA MARQUISE.
Rosambert, s’il nous voit ici, nous sommes perdues !...
Montrant la porte de gauche.
Ah ! par cette porte...
FAUBLAS.
Non, elle conduit au salon, et mon père... Ah ! derrière ces paravents, je vous délivrerai bientôt.
Madame de Lignolle et la marquise se cachent derrière les paravents.
Scène III
FAUBLAS, LES DEUX FEMMES, cachées, ROSAMBERT, LIGNOLLE, LE MARQUIS
ROSAMBERT.
Entrez, messieurs.
FAUBLAS, à part.
Leurs maris !
ROSAMBERT.
Faublas, remercie ces messieurs, ils ont bien voulu jouer dans notre petit proverbe.
LE MARQUIS.
Oui, chevalier, nous faisons Tityre et Mélidor.
ROSAMBERT.
Ou les maris dupés.
FAUBLAS, bas à Rosambert.
Malheureux ! qu’as-tu fait ?
ROSAMBERT, bas à Faublas.
C’est charmant, au contraire, c’est délicieux, ça se rencontre à merveille... Ils vont jouer deux maris qui ont perdu leurs femmes... Dis donc, tu feras le souffleur.
FAUBLAS.
Que le diable t’emporte !
LE MARQUIS, qui a regardé Faublas.
On a beau dire, c’est étonnant !
LIGNOLLE, même jeu.
C’est extraordinaire ! absolument mademoiselle Brumont.
LE MARQUIS.
Du tout, mademoiselle Duportail...
ROSAMBERT, à Faublas.
Voilà leur étonnement à la seconde édition.
Haut.
Ah ! çà, nous allons nous occuper de répéter notre proverbe.
FAUBLAS.
Je crois, messieurs, que vous seriez mieux dans le cabinet de mon père ; ici vous pourriez être dérangés.
ROSAMBERT.
Non, non, nous allons fermer les portes, sois tranquille.
FAUBLAS.
Je t’assure que ces messieurs seraient plus à leur aise...
UN DOMESTIQUE, entrant.
Monsieur le chevalier, votre père vient d’arriver, il vous demande.
FAUBLAS, au domestique.
Dites que je descends à l’instant.
À part.
Mon père peut monter... quelle situation, mon Dieu !
À Rosambert.
Rosambert, elles sont là, derrière ces paravents.
ROSAMBERT.
Qui donc ?
FAUBLAS.
La marquise et la comtesse. Julie est là, Éléonore ici.
ROSAMBERT.
Bah ! comme ça se rencontre.
FAUBLAS.
Je descends au salon... Au nom du ciel ! éloigne les maris.
ROSAMBERT.
Compte sur moi.
FAUBLAS, sortant.
Me voici, mon père.
Scène IV
LES MÊMES, excepté FAUBLAS
ROSAMBERT, à part.
Ah ! belle marquise, je vous tiens cette fois, et je puis vous faire payer cher vos perfidies.
LE MARQUIS.
Je crois que j’aurai du succès dans mon rôle... j’ai calculé cinq ou six effets de physionomie !...
LIGNOLLE.
Moi, j’ai ajouté au mien une demi-douzaine de charades.
Rosambert les regarde et se met à rire.
LE MARQUIS.
Qu’avez-vous donc à rire, Rosambert ?
ROSAMBERT.
Oh ! rien. Commençons la répétition.
LE MARQUIS.
Mais il nous manque nos actrices.
ROSAMBERT.
Ces dames doivent être au salon... Commençons toujours sans elles.
LE MARQUIS.
Non, non, il faut de l’ensemble. Veuillez les avertir.
LIGNOLLE.
Oui, oui ; allez, mon cher Rosambert... nous allons, en attendant, répéter notre scène... Vous savez, celle où nous surprenons nos bergères.
LE MARQUIS.
Allez chercher Céphise et Chloé...
ROSAMBERT.
Je vous obéis.
LE MARQUIS et LIGNOLLE.
Air.
Ici nous allons
Lire et répéter nos deux rôles ;
Oui, vrai, nous croyons
Que tous deux nous y serons
Drôles.
ROSAMBERT.
Vous aurez pour l’art dramatique
Un talent unique,
Un talent réel :
Oui vous jouerez au naturel.
Reprise.
Ici nous allons, etc.
ROSAMBERT, à part.
Je veux être témoin de la scène qui va se jouer.
Il fait une fausse sortie et gagne furtivement la porte de l’escalier dérobé dont il laisse la porte entrebâillée ; le public l’aperçoit de temps en temps.
Scène V
LE MARQUIS et LIGNOLLE
LE MARQUIS.
Ah ! çà, nous voilà censé dans un jardin.
Prenant un fauteuil.
Voici le banc de gazon,
Montrant les paravents.
ici les deux charmilles... nous faisons deux bergers... Nous disons que je suis Mélidor, et vous Tityre.
LIGNOLLE.
Il me manque une houlette.
LE MARQUIS.
Cela ne fait rien... Passons derrière les charmilles, et surprenons nos infidèles.
Ils se dirigent tous deux vers les paravents, les femmes jettent un cri ; tous deux s’arrêtent. Bas.
Tityre Lignolle, avez-vous entendu ?
LIGNOLLE.
C’est un cri de femme, Mélidor.
Ils redescendent la scène.
LE MARQUIS.
Il y en aurait donc une cachée derrière ?
Riant.
Voyez-vous ce coquin de Faublas ?... le jour de son mariage !
LIGNOLLE.
C’est donc ça qu’il ne voulait pas s’en aller d’ici... Pauvre madame Faublas !
LE MARQUIS.
Et la petite qui est là !... Il faut chercher à la voir.
LIGNOLLE.
Mais derrière quel paravent ?
LE MARQUIS.
Allez à celui-ci, moi à celui-là ; montons sur un fauteuil et nous verrons par-dessus... c’est ça, à pas de loup...
LIGNOLLE.
Doucement, vos souliers craquent.
Lignolle va au paravent qui cache la marquise et le marquis à celui qui dérobe madame de Lignolle ; montés sur des fauteuils, ils regardent pardessus les paravents et chacun reconnaît la femme de l’autre.
LE MARQUIS, à part.
Sa femme !
LIGNOLLE, à part.
Sa femme !
Tous deux pouffent de rire, accroupis sur les fauteuils ; Rosambert entr’ouvre doucement la porte, les voit et se met à rire aussi. Ils descendent la scène.
LE MARQUIS.
Eh bien ?
LIGNOLLE.
Eh bien ?
LE MARQUIS.
Je l’ai vue.
LIGNOLLE.
Et moi aussi. Il y en a donc deux ? C’est plus drôle.
LE MARQUIS, à part.
Je ne pourrai plus le regarder sans rire.
LIGNOLLE, à part.
Je vais lui éclater au nez, c’est sûr.
LE MARQUIS, à part.
Ça devait arriver ! c’était écrit sur sa physionomie.
LIGNOLLE, à part.
Quelle charade je ferai là-dessus !
Haut.
Pourquoi n’avez-vous pas amené madame la marquise ?
LE MARQUIS.
Elle m’a dit qu’elle allait à Versailles... Et vous, votre épouse ?
LIGNOLLE.
Elle est à vêpres.
Le marquis cherche à retenir un éclat de rire.
Ah ! çà, mais, monsieur le marquis, qu’avez-vous donc à rire ainsi de moi ?
LE MARQUIS.
Moi, je ne ris pas.
LIGNOLLE.
Je vous demande bien pardon, j’ai parfaitement entendu vos ricanements.
LE MARQUIS.
Cela n’est pas. Pourquoi voudriez-vous que je ricanasse ?
À part.
Réflexion faite, j’ai pitié de madame de Lignolle... Éloignons son Tityre de mari.
LIGNOLLE, à part.
Il faut que je l’entraîne adroitement au salon.
LE MARQUIS, bas à Lignolle.
Lignolle, allons répéter dans quelque autre partie de l’hôtel ; vous concevez, ces dames qui sont là... Venez, et vive la gaîté !
LIGNOLLE, lui prenant le bras.
Vive la joie !
Ils sortent bras dessus, bras dessous.
Scène VI
LA MARQUISE, MADAME DE LIGNOLLE
LA MARQUISE, sortant de derrière le paravent.
Éléonore, venez, partons. Mais elle ne répond pas !
Elle ouvre vivement l’autre paravent, et laisse voir madame de Lignolle évanouie sur un fauteuil.
Évanouie !... revenez à vous. Le danger est plus grand que jamais... Éléonore !... elle ne m’entend pas... Éléonore ! revenez à vous !
MADAME DE LIGNOLLE.
Oh ! quelle honte, mon Dieu ! quelle honte !
LA MARQUISE.
Venez vite ! par l’escalier dérobé, nous gagnerons facilement la rue.
MADAME DE LIGNOLLE.
Je ne me sens pas la force de me soutenir.
LA MARQUISE.
Oh ! point de faiblesse, point de larmes. Songez qu’un seul mot peut les éclairer, les ramener ici... En nous voyant, ils ne douteraient plus, et la vie de Faublas serait en danger !
MADAME DE LIGNOLLE.
Faublas ! Ah ! je me sens des forces ! Venez, venez... Mais votre époux, sa colère, sa vengeance seront terribles... Pauvre Julie ! quand il vous accablera de sanglants reproches, comment vous justifierez-vous ?
LA MARQUISE.
Il me tuera ! que m’importe ?
MADAME DE LIGNOLLE.
Ah ! Faublas, ton amour donne la mort.
Elles vont pour sortir par la porte de l’escalier dérobé ; Rosambert paraît par cette porte, la ferme, en prend la clef et les regarde d’un air triomphant.
LA MARQUISE, à part.
Encore Rosambert !
Scène VII
LA MARQUISE, MADAME DE LIGNOLLE, ROSAMBERT
ROSAMBERT.
Avouez, mesdames, que voilà une scène parfaitement jouée !... d’un côté, deux maris, bonnes gens, qui dans leur malheur commun se rient l’un de l’autre ; une de leurs femmes pleine d’effroi... que je plains et que je ne veux pas affliger ; l’autre fidèle à son caractère, déguisant mal ses alarmes sous une apparence de tranquillité ; puis un pauvre homme, jusqu’à présent méprisé, rebuté, tenant dans ses mains le fil d’une intrigue qu’il dépend de lui de rendre à son gré ou plaisante ou tragique.
MADAME DE LIGNOLLE.
Par pitié, épargnez-nous, monsieur !
ROSAMBERT.
Ne craignez rien, madame la comtesse, je ne serai inexorable que pour l’ennemi qui, malgré la paix jurée, n’a pas craint de continuer la guerre la plus cruelle... Quant à vous, madame, qui ne m’avez fait connaître que l’espérance et le regret, vous pouvez partir.
MADAME DE LIGNOLLE.
Moi, partir ! moi, abandonner une amie !... perdue ou sauvée avec elle.
ROSAMBERT, à part.
Voyons jusqu’où ira l’intrépidité de la marquise.
Scène VIII
LA MARQUISE, MADAME DE LIGNOLLE, ROSAMBERT, FAUBLAS
FAUBLAS.
Encore ici ! fuyez ! fuyez ! j’ai pu quitter mon père, m’échapper un instant pour vous annoncer que vos maris viennent de s’expliquer... vous avez tout à craindre de leur colère !
MADAME DE LIGNOLLE.
Fuir ! mais monsieur de Rosambert ne le veut pas.
FAUBLAS, avec emportement.
Comment...
ROSAMBERT, jetant la clef par la fenêtre.
Faublas, je me venge.
MADAME DE LIGNOLLE.
Je les entends !
ROSAMBERT, avec ironie, à la marquise.
Eh bien ! vous le voyez, madame, tôt ou tard le bon droit l’emporte. Je vous aimais, vous m’avez repoussé ; jusque là c’était un droit trop légitime. Le dépit m’inspira quelques épigrammes, que le monde eut l’irrévérence de prendre pour des vérités ; pourtant la paix fut conclue. Vous savez, madame, comme vous en avez tenu les conditions ? j’étais battu... mais mon étoile a reparu, et le hasard aujourd’hui fait plus pour Rosambert, que l’esprit le plus ingénieux pour la belle marquise de B... Avouera-t-elle enfin que j’ai la victoire ?
LA MARQUISE.
Oui, monsieur, car nous sommes perdues !
Scène IX
LA MARQUISE, MADAME DE LIGNOLLE, ROSAMBERT, FAUBLAS, LE MARQUIS et LIGNOLLE
LE MARQUIS, entrant.
Nous ne nous sommes pas trompés, les voilà toutes deux !
LIGNOLLE.
En croirai-je mes yeux ?
LA MARQUISE, tombant aux genoux du marquis.
Votre colère pour moi seule.
MADAME DE LIGNOLLE, aux genoux de Lignolle.
Je voudrais mourir.
LE MARQUIS et LIGNOLLE, levant les bras.
Comment, madame !...
ROSAMBERT.
Eh bien ! messieurs, qu’est-ce que vous dites donc là ? ça n’est point dans vos rôles.
LE MARQUIS et LIGNOLLE.
Nos rôles !...
ROSAMBERT.
Quant à vous, mesdames, de l’entraînement, de la chaleur, vous jouerez à merveille... allons, continuez... de l’assurance, madame la marquise... Ne tremblez pas ainsi, madame la comtesse, et pénétrez-vous bien de l’esprit de vos personnages... et dites avec plus d’abandon : Pour moi seule votre colère... Je voudrais mourir... Maintenant,
Relevant la marquise.
Céphise, tombez dans les bras de l’heureux Mélidor ;
Relevant la comtesse.
et vous, Chloé, pardonnez au tendre Tityre.
LE MARQUIS.
Comment, c’étaient les actrices...
ROSAMBERT.
Que je vous avais promises !... pouvais-je mieux choisir ?... Cachées derrière ces charmilles, les timides bergères se dérobaient aux regards courroucés de leurs jaloux pastoureaux... et surprises, elles s’écrient : Pour moi seule votre colère... je voudrais mourir car je ne saurais vivre sans mon berger.
LIGNOLLE.
C’étaient nos femmes... Ah !... Eh bien ! je m’en étais douté.
LE MARQUIS.
Laissez donc tranquille !... Allez vous cacher, gros jaloux !!
LA MARQUISE, bas, à Rosambert.
Merci, monsieur le comte.
FAUBLAS, de même.
Rosambert, cela vaut mieux qu’une vengeance.
LE MARQUIS.
Mais toute la compagnie est arrivée pour la signature du contrat... Descendez au salon.
LA MARQUISE, regardant madame de Lignolle qui est troublée.
Non, non, messieurs, madame de Lignolle paraît souffrante, et je l’accompagnerai chez elle.
LE MARQUIS.
Et notre proverbe ?...
FAUBLAS.
Ne peut-on le remettre à demain ?
LA MARQUISE.
Demain, nous partons toutes deux pour ma terre de Fromonville.
MADAME DE LIGNOLLE.
Oui, oui, nous partons.
UN LAQUAIS, entrant.
Monsieur le chevalier, le baron Duportail et mademoiselle Sophie viennent d’arriver.
MADAME DE LIGNOLLE, à part.
Sophie !...
Pouvant à peine se soutenir.
Votre bras, monsieur le comte.
LE MARQUIS.
Acceptez le mien, marquise.
FAUBLAS, regardant la marquise et la comtesse qui se disposent à sortir, à part.
Éléonore !... Julie !... C’est dommage pourtant.
ROSAMBERT.
Tu vas te marier ? bonne chance !
Finale.
Air de Doche.
LA MARQUISE et MADAME DE LIGNOLLE.
C’en est fait ! l’espérance
Abandonne mon cœur !
Peut-être que l’absence
Calmera ma douleur.
Ah ! recevez ici nos vœux
Et nos adieux !
FAUBLAS.
C’en est fait ! l’espérance
Abandonne leur cœur !
Espérons que l’absence
Calmera leur douleur.
Ah ! recevez ici mes vœux
Et mes adieux !
LE MARQUIS et LIGNOLLE.
Cette douce alliance
Va combler son ardeur ;
Et pour lui l’espérance
Est déjà le bonheur.
Ah ! recevez ici nos vœux
Et nos adieux !
ROSAMBERT.
C’en est fait ! l’espérance
Abandonne leur cœur ;
Mais je crois que l’absence
Calmera leur douleur.
Ah ! recevez ici nos vœux
Et nos adieux !
À la reprise du final, la marquise et madame de Lignolle, donnant le bras à leurs maris, sont près de la petite porte de l’escalier dérobé. Rosambert entraîne Faublas vers l’autre porte donnant sur le salon.