Encore des Ménechmes (Louis-Benoît PICARD)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre Feydeau, le 9 juin 1791.
Personnages
MONSIEUR DORSIGNY, colonel de cavalerie
MADAME DORSIGNY, sa femme
SOPHIE, sa fille
DORSIGNY, son neveu, même uniforme que son oncle, aux premier et second acte
MADAME DE MIRVILLE, sa nièce
VALCOUR, ami de Dorsigny neveu
LORMEUIL, prétendu de Sophie
CHAMPAGNE, valet de Dorsigny neveu
PREMIER GARDE
DEUXIÈME GARDE
UN POSTILLON
UN NOTAIRE
PREMIER LAQUAIS
DEUXIÈME LAQUAIS
TROISIÈME LAQUAIS
La scène est à Paris.
PRÉFACE
Cette comédie est la première qui me valut quelque apparence de succès. Je la trouve bien faible, et je tremble que le lecteur ne la trouve encore plus faible que je ne pense. Toutefois je ne peux résister à l’envie de la placer dans mon recueil, tant nous avons de prédilection pour nos premiers enfants !
Les méprises sont une source féconde de comique ; celles qui sont produites par une ressemblance entre deux personnages qu’on prend l’un pour l’autre entrainent et forcent au rire, malgré l’invraisemblance ; mais c’est un fonds bien épuisé au théâtre. Pour en tirer, encore parti, je m’avisai de placer la ressemblance entre un oncle et un neveu. Il en résulte que ma pièce est encore plus invraisemblable que celles où ce sont deux frères qui se ressemblent.
Il n’y a dans cette comédie aucune peinture de mœurs ; mais le dialogue offre, je crois, quelques traits de naturel et de gaieté ; et, si le lecteur consent à se faire illusion, à ne pas se dire c’est impossible, il pourra rire, même après les autres Ménechmes, de quelques nouvelles situations qui se trouvent dans ma pièce. Je crois les devoir à l’idée d’avoir mis en scène deux personnages qui se ressemblent, dont l’un a de l’autorité sur l’autre.
ACTE I
Le théâtre représente un salon. On aperçoit un jardin dans le fond.
Scène première
VALCOUR
Il entre avec précaution, après avoir regardé s’il n’y a personne dans le salon ; il s’approche des bougies qui sont sur un bureau, et lit un billet.
« MONSIEUR DE VALCOUR est prié de se trouver mardi, à six, heures du soir, dans le salon de M. Dorsigny qui donne sur le jardin ; il pourra facilement entrer par petite porte qui reste ouverte toute la journée. »
Point de signature... Si c’était une jolie femme qui me donnât un rendez-vous ici, cela serait charmant... Quels sont ces deux individus qui entrent précisément par où je suis entré ?
Scène II
CHAMPAGNE, DORSIGNY neveu, tous deux enveloppés dans leurs manteaux, VALCOUR
DORSIGNY neveu, donnant son manteau à Champagne.
Eh ! bonjour, mon cher Valcour.
VALCOUR.
Comment ! c’est toi, Dorsigny ? Par quel hasard te trouves-tu ici ? Et pourquoi cet attirail, cette perruque, et cet uniforme qui n’est pas celui de ton régiment ?
DORSIGNY neveu.
Par précaution. Je me suis battu avec mon lieutenant colonel ; je l’ai blessé, et je viens me cacher à Paris. Mais craignant également d’être reconnu en frac ou avec mon uniforme, j’ai cru qu’il était plus sûr de prendre l’habit et la tournure de mon oncle : je suis à peu près de son âge, nous nous sommes toujours beaucoup ressemblés, même taille, même figure, même voix, même nom ; la seule différence, en un mot, c’est qu’il porte perruque, et que moi je porte mes cheveux. Mais depuis que j’ai pris sa perruque et l’uni forme du régiment dont il est colonel, je m’étonne moi-même de la ressemblance. J’arrivé à l’instant, et je suis enchanté de te trouver exact au rendez-vous.
VALCOUR.
Au rendez-vous ? Comment ? est-ce qu’elle t’aurait mis dans la confidence ?
DORSIGNY neveu.
Qui ? elle ?
VALCOUR.
Tiens, mon ami, je n’ai rien de caché pour toi ; lis ce billet que m’écrit une femme charmante.
Il lui donne le billet.
DORSIGNY neveu, riant.
Une femme charmante !
VALCOUR.
De quoi ris-tu ?
DORSIGNY neveu.
C’est moi qui suis la femme charmante.
VALCOUR.
Toi ?
DORSIGNY neveu.
Moi-même.
VALCOUR.
Ah ! parbleu, le tour est piquant. Pourquoi diable ne signes-tu pas tes lettres ? Un homme d’un certain mérite qui reçoit un pareil billet se croit réservé aux galantes aventures, et point du tout... Ah çà, mon cher, nous agissons sans façon ensemble ; puisque c’est toi qui m’as écrit, je te souhaite bien le bonsoir.
Il veut sortir.
DORSIGNY neveu, le retenant.
Mais écoute donc. J’étais bien aise de te voir avant toutes mes autres connaissances, pour prendre avec toi des mesures relatives à mon duel. J’ai besoin de crédit, de recommandation.
VALCOUR.
Eh bien ! tu peux compter sur moi ; mais j’ai des affaires importantes...
DORSIGNY neveu.
Que tu négligeais pour un rendez-vous galant, mais dont tu te souviens quand il s’agit de me rendre service.
VALCOUR.
Point du tout, mais on m’attend.
DORSIGNY neveu.
Où ?
VALCOUR.
Aux Bouffons.
DORSIGNY neveu.
Grande affaire !
VALCOUR.
Ne plaisante pas ; je vais y trouver la sœur de ton lieutenant-colonel précisément. J’ai tout pouvoir sur elle, je lui parlerai de toi.
DORSIGNY neveu.
À la bonne heure ; mais fais-moi le plaisir, en t’en allant, d’avertir ma sœur, madame de Mirville, qu’on l’attend au salon, sans dire surtout que c’est moi.
VALCOUR.
N’aie pas peur ; comme je suis-fort pressé, je vais le lui faire dire sans la voir. Je me réserve d’ailleurs l’occasion de faire plus ample connaissance avec elle. J’aime trop le frère pour ne pas adorer la sœur, pour peu qu’elle soit jolie.
Il sort.
Scène III
DORSIGNY neveu, CHAMPAGNE
DORSIGNY neveu.
Heureusement je n’ai pas grand besoin de ses secours ; le but de mon voyage est moins de me soustraire à des poursuites qui peut-être n’auront pas lieu, que de revoir ma chère cousine.
CHAMPAGNE.
Que vous êtes heureux ! vous allez revoir votre maîtresse, et moi je vais revoir ma femme. Hélas ! quand pourrai-je reprendre la route d’Alsace ? Nous faisions si bon ménage, éloignés l’un de l’autre.
DORSIGNY neveu.
Chut ! voici ma sœur.
Scène IV
DORSIGNY neveu, MADAME DE MIRVILLE, CHAMPAGNE
MADAME DE MIRVILLE.
Ah, c’est vous ! que je vous embrasse de tout mon cœur.
DORSIGNY neveu.
Qu’un tel accueil a droit de me flatter.
MADAME DE MIRVILLE.
Mais c’est charmant de surprendre ainsi son monde ; vous écrivez que vous entreprenez un voyage de long cours, que vous ne serez de retour au plus tôt que dans un mois, et vous arrivez quatre jours après !
DORSIGNY neveu.
Moi, j’ai écrit ! et à qui donc ?
MADAME DE MIRVILLE.
À ma tante. Où donc est monsieur de Lormeuil ?
DORSIGNY neveu.
Monsieur de Lormeuil ?
MADAME DE MIRVILLE.
Le gendre futur.
DORSIGNY neveu.
Pour qui me prends-tu donc ?
MADAME DE MIRVILLE.
Pour mon oncle apparemment.
DORSIGNY neveu.
Comment, ma sœur ne me reconnaît pas ?
MADAME DE MIRVILLE.
Ma sœur ! vous, mon frère !
DORSIGNY neveu.
Moi, ton frère.
MADAME DE MIRVILLE.
Cela ne se peut pas ; mon frère est à Strasbourg ; mon frère porte ses cheveux, et d’ailleurs ce n’est pas là son uniforme, et malgré votre ressemblance...
DORSIGNY neveu.
Une affaire d’honneur, qui ne peut pas avoir de suites, m’a fait quitter brusquement ma garnison ; j’ai pris cette perruque et cet habit pour ne pas être reconnu.
MADAME DE MIRVILLE.
Comment... Ah ! que je t’embrasse. Oui, je te reconnais bien à présent ; mais la ressemblance est si frappante !
DORSIGNY neveu.
Mon oncle est donc absent ?
MADAME DE MIRVILLE.
Sans doute, pour le mariage.
DORSIGNY neveu.
Le mariage de qui ?
MADAME DE MIRVILLE.
De Sophie, de ma cousine.
DORSIGNY neveu.
Comment ! elle se marie ?
MADAME DE MIRVILLE.
Eh ! oui. M de Lormeuil, un vieux camarade de guerre de mon oncle, qui demeure à Toulon, lui a demandé sa fille pour son fils. Lormeuil le fils est un beau jeune homme, bien fait, à ce qu’on dit, car nous ne l’avons jamais vu. Mon oncle l’est allé chercher. En sortant de Toulon, ils doivent faire tous deux un long voyage, je ne sais où, pour recueillir la succession de je ne sais qui. Ils seront de retour dans un mois, et si dans un mois tu n’es pas parti, il ne tiendra qu’à toi de danser à la noce.
DORSIGNY neveu.
Ah ! ma chère sœur, mon pauvre Champagne, si vous ne me secourez, je suis perdu !
MADAME DE MIRVILLE.
Qu’est-ce que c’est donc ?
CHAMPAGNE.
Mon maître est amoureux de sa cousine.
MADAME DE MIRVILLE.
Ah ! ah !
DORSIGNY neveu.
Il faut absolument rompre ce funeste mariage.
MADAME DE MIRVILLE.
Cela n’est pas aisé ; les articles sont dressés, on n’attend plus que le gendre pour signer et conclure.
CHAMPAGNE.
Attendez, écoutez un sublime projet.
DORSIGNY neveu.
Parle.
CHAMPAGNE.
Achevez de vous faire passer pour votre oncle, et jouez tout-à-fait son rôle.
MADAME DE MIRVILLE.
Beau moyen pour épouser ma cousine.
CHAMPAGNE.
Laissez-moi donc, laissez-moi développer mes idées. Vous passez pour votre oncle ; vous voilà le maître de la maison, vous commencez par rompre le mariage en question. Vous n’avez pas pu amener le jeune homme attendu... attendu qu’il est mort ; cependant madame Dorsigny reçoit une lettre de vous, son neveu, par laquelle vous lui demandez la main de votre cousine. C’est moi qui suis censé l’apporter de Strasbourg. Madame Dorsigny, qui adore son neveu, reçoit la proposition de fort bonne grâce ; elle vous en fait part comme à son mari ; vous ne manquez pas d’y consentir ; alors vous feignez d’être obligé de partir pour un voyage... aux Indes ; vous laissez votre tante la maîtresse de tout, vous partez ; le lendemain, vous reparaissez avec vos cheveux, votre véritable uniforme, comme arrivant de votre garnison ; vous épousez votre cousine, votre oncle revient avec le futur, qui, trouvant la place prise, est obligé de retourner chercher une femme à Toulon ou aux Indes.
DORSIGNY neveu.
Et tu crois que mon oncle souffrira patiemment...
CHAMPAGNE.
Oh ! d’abord, grande colère ; mais il vous aime, il aime sa fille ; vous le priez bien tendrement, vous lui promettez des petits enfants qui lui ressembleront comme vous lui ressemblez. Il rit, il s’apaise et tout est dit.
MADAME DE MIRVILLE.
Je ne sais si c’est parce qu’il est un peu extravagant, mais le projet commence à m’intéresser.
CHAMPAGNE.
Il est superbe, le projet.
DORSIGNY neveu.
Oui, mais impraticable ; ma tante ne sera pas dupe de la ressemblance.
MADAME DE MIRVILLE.
Je l’ai bien été, moi.
DORSIGNY neveu.
Un moment.
MADAME DE MIRVILLE.
Il faut agir si vite que nous n’ayons besoin que d’un moment ; le jour baisse, l’obscurité nous favorise, les bougies ne répandent pas un jour assez fort pour pouvoir détromper ma tante. Feins d’être obligé de repartir dès cette nuit, et reparais dès demain sous ton véritable uniforme ; nous n’avons pas de temps à perdre, écris à ma tante, et demande-lui la main de sa fille.
DORSIGNY neveu, allant au bureau et écrivant.
En vérité, ma sœur, tu fais de moi tout ce que tu veux.
CHAMPAGNE, se frottant les mains.
Je me sais bien bon gré de mon esprit d’aujourd’hui. Ah ! si je n’étais pas marié, si j’étais autre chose qu’un pauvre diable de valet, je pourrais jouer un des premiers rôles, au lieu d’être réduit à celui de confident.
MADAME DE MIRVILLE.
Comment ?
CHAMPAGNE.
C’est tout simple, mon maître passe pour son oncle ; je passerais pour M. de Lormeuil ; et qui sait...
MADAME DE MIRVILLE.
C’est ma cousine qui doit être désolée d’un pareil contretemps.
DORSIGNY neveu, remettant une lettre à Champagne.
Voici la lettre, je m’abandonne à toi, fais-en ce que tu voudras.
CHAMPAGNE.
J’en ferai bon usage ; dans un instant, j’arrive ici tout couvert de sueur. Quant à vous, monsieur, de l’activité, du courage, de l’effronterie, jouez votre oncle, dépaysez votre tante, épousez votre cousine, et méritez votre bonheur en récompensant généreusement l’homme de génie qui vous a procuré les moyens de l’obtenir.
Il sort.
MADAME DE MIRVILLE.
Voici ma tante, elle va te prendre pour mon oncle, renvoie-moi comme si tu avais quelque chose de très intéressant à lui communiquer.
DORSIGNY neveu.
Eh mais ! que lui dire ?
MADAME DE MIRVILLE.
Tout ce qu’un mari peut dire de plus galant à sa femme.
Scène V
MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, MADAME DORSIGNY
MADAME DE MIRVILLE.
Eh ! venez donc, venez donc, ma tante, mon oncle est arrivé.
MADAME DORSIGNY.
Mon mari ! eh ! oui vraiment, c’est lui-même. Soyez le bien venu, M. Dorsigny.
Elle l’embrasse.
Je ne vous attendais pas sitôt. Avez-vous fait un bon voyage ? mais où sont donc vos gens ? je n’ai pas entendu votre chaise ; en vérité, je suis d’une joie, d’un saisissement...
MADAME DE MIRVILLE, bas à son frère.
Allons, parle, réponds.
DORSIGNY neveu, un peu embarrassé.
Comme je ne fais que passer à Paris, je suis revenu seul, dans une chaise de louage ; quant à mon voyage... ah !... ma chère femme, il s’en faut qu’il ait été aussi heureux que je pouvais me le promettre.
MADAME DORSIGNY.
Vous m’effrayez ; vous serait-il arrivé quelque accident, mon ami ?
DORSIGNY neveu.
Oh ! moi, je me porte bien ; mais ce mariage...
À madame de Mirville.
Ma nièce, j’aurais deux mots à dire à ta tante, et...
MADAME DE MIRVILLE.
Je vous laisse.
Elle sort.
Scène VI
DORSIGNY neveu, MADAME DORSIGNY
MADAME DORSIGNY.
Eh bien ! ce mariage ?
DORSIGNY neveu.
Eh bien ! il ne se fera pas.
MADAME DORSIGNY.
Comment ! n’avons-nous pas la parole de M. de Lormeuil ?
DORSIGNY neveu.
Mais son fils ne peut pas épouser ma fille.
MADAME DORSIGNY.
Eh pourquoi ?
DORSIGNY neveu.
Il est mort.
MADAME DORSIGNY.
Ah ciel ! quel événement !
DORSIGNY neveu.
Il est affreux ; ce jeune homme était ce que sont beaucoup de jeunes gens, c’est-à-dire un peu libertin. Un soir, dans un bal, il faisait la cour à une fort jolie personne, lorsqu’un rival se mêle à la conversation, et se permet des plaisanteries assez impertinentes. Le jeune de Lormeuil, vif, bouillant comme on l’est à vingt ans, se croit insulté ; justement il avait affaire à un spadassin de profession, qui ne se bat jamais sans avoir le malheur de tuer son homme. Cette mauvaise habitude l’emporta sur l’adresse du fils de mon pauvre ami, qui resta sur la place, percé de trois Coups mortels.
MADAME DORSIGNY.
Combien son père a dû être affligé !
DORSIGNY neveu.
Ah ! vous ne vous en faites pas d’idée ; et sa mère !
MADAME DORSIGNY.
Sa mère ? Mais il me semblait qu’il l’avait perdue cet hiver.
DORSIGNY neveu.
Cet hiver... Justement... Ce pauvre Lormeuil ! il perd sa femme l’hiver, et l’été, son fils succombe dans un duel. Jugez combien il m’en a coûté pour l’abandonner à sa douleur ! Mais vous savez que tous les officiers ont ordre de rejoindre du quinze au vingt ; c’est aujourd’hui le dix-neuf, je ne fais que passer à Paris, et je repars ce soir pour ma garnison.
MADAME DORSIGNY.
Quoi ! sitôt ?
DORSIGNY neveu.
Que voulez-vous ? le devoir... Parlons de ma fille.
MADAME DORSIGNY.
Elle est bien triste, bien rêveuse depuis votre départ.
DORSIGNY neveu.
Savez-vous ce que je soupçonne ? que le mariage projeté n’était pas de son goût.
MADAME DORSIGNY.
Vous croyez ?
DORSIGNY neveu.
Je n’en sais rien ; elle est bien jeune ; mais qui sait si, avant que nous lui eussions choisi un époux, elle n’avait pas songé à un autre.
MADAME DORSIGNY.
Eh ! mon Dieu, cela n’arrive que trop souvent.
DORSIGNY neveu.
Il ne faudrait pas contrarier son choix.
MADAME DORSIGNY.
Dieu nous en préserve !
Scène VII
DORSIGNY neveu, SOPHIE, MADAME DORSIGNY
SOPHIE, s’arrêtant tout à coup en voyant Dorsigny.
Mon père...
MADAME DORSIGNY.
Eh bien ! ma chère enfant, as-tu peur d’embrasser ton père ?
SOPHIE.
Non, maman.
DORSIGNY neveu, embrassant Sophie, à part.
Qu’ils sont heureux ces pères ! tout le monde les embrasse.
MADAME DORSIGNY.
Tu ne sais peut-être pas qu’un terrible accident a rompu ton mariage ?
SOPHIE.
Quel accident ?
MADAME DORSIGNY.
M. de Lormeuil est mort.
SOPHIE.
Ciel !
DORSIGNY neveu.
Eh bien !
SOPHIE.
Eh bien ! tout en donnant des regrets à ce malheureux à jeune homme, je ne puis que me féliciter de voir encore s’éloigner le jour où je dois vous quitter.
DORSIGNY neveu.
Eh ! mais, ma chère enfant, si ce mariage te contrariait, pourquoi ne pas nous l’avoir dit ? Nous sommes bien loin de vouloir forcer ton inclination.
SOPHIE.
Je le crois ; mais la timidité...
DORSIGNY neveu.
Il faut la vaincre : allons, réponds-moi avec franchise.
MADAME DORSIGNY.
Assurément. Écoute, écoute ton père, il va te parler raison...
DORSIGNY neveu.
Tu haïssais donc bien d’avance M. de Lormeuil ?
SOPHIE.
Non... mais je ne l’aimais pas.
DORSIGNY neveu.
Et tu ne voudrais épouser que celui que tu aimes.
SOPHIE.
C’est bien naturel.
DORSIGNY neveu.
Tu aimes donc quelqu’un ?
SOPHIE.
Je n’ai pas dit cela.
DORSIGNY neveu.
Mais à peu près ; voyons, confie-moi le secret tout entier.
MADAME DORSIGNY.
Un peu de courage, oublie que c’est à ton père que tu parles.
DORSIGNY neveu.
Imagine-toi que c’est le meilleur, le plus tendre de tes amis qui t’interroge ; celui que tu aimes sait-il qu’il est aimé ?
SOPHIE.
Eh ! mon Dieu, non.
DORSIGNY neveu.
C’est un jeune homme ?
SOPHIE.
Un jeune homme bien aimable, mais qui me le paraît encore bien davantage, parce qu’on lui trouve beaucoup de ressemblance avec vous ; un jeune homme qui porte le même nom que nous, et qui nous est déjà lié par le sang... Vous ne devinez pas ?
DORSIGNY neveu.
Pas tout-à-fait encore.
MADAME DORSIGNY.
Je le devine, moi ; je parie que c’est son cousin Dorsigny.
DORSIGNY neveu.
Eh bien, Sophie, tu ne réponds pas ?
SOPHIE.
Approuvez-vous mon choix ?
DORSIGNY neveu, réprimant un grand mouvement de joie, à part.
Il faut faire le père.
Haut.
Mais... non... mais...
SOPHIE.
Eh ! pourquoi ? Mon cousin est plein d’esprit, de sentiments...
DORSIGNY neveu.
Lui ? c’est un fou qui, depuis deux ans qu’il a quitté Paris, n’a pas écrit deux fois à son oncle.
SOPHIE.
Mais il m’a écrit à moi, mon père.
DORSIGNY neveu.
Ah ! il t’a écrit, et tu lui as répondu, sans doute ?
SOPHIE.
Non, quoique j’en eusse bien envie ; vous me promettiez tout à l’heure de ne point gêner mon inclination ; maman, parlez donc pour moi à mon père.
MADAME DORSIGNY.
Allons, M. Dorsigny, il faut se rendre, elle ne pouvait mieux choisir.
DORSIGNY neveu.
J’entends bien tout ce que vous pourrez me dire ; que leurs fortunes sont égales ; que, supposé que Dorsigny soit un peu dissipé, le mariage range bientôt un jeune homme ; que tu l’aimes, d’ailleurs.
SOPHIE.
Ah ! beaucoup ; ce n’est qu’au moment où l’on m’a pro posé M. de Lormeuil que je me suis aperçue que je l’aimais... d’amour ; si, de son côté, il pouvait aussi m’aimer... d’amour.
DORSIGNY neveu, fort vivement.
Eh ! peut-on t’aimer autrement, ma chère... Ma chère fille... Allons, je suis bon père, et je me rends.
SOPHIE.
Je puis donc à présent répondre à mon cousin.
DORSIGNY neveu.
Assurément.
À part.
Que le rôle de père est agréable à jouer, quand on a d’aussi jolies confidences à recevoir.
Scène VIII
MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, CHAMPAGNE, SOPHIE, MADAME DORSIGNY
CHAMPAGNE, en postillon, faisant claquer son fouet.
Ohé ! ohé ! ohé !
MADAME DE MIRVILLE.
Place ! place au courrier !
MADAME DORSIGNY.
C’est Champagne.
SOPHIE.
Le valet de mon cousin.
CHAMPAGNE.
Ah ! monsieur, ah ! madame, dissipez mon inquiétude ; mademoiselle serait-elle déjà madame de Lormeuil ?
MADAME DORSIGNY.
Non, mon ami, pas encore.
CHAMPAGNE.
Pas encore... Grâces au ciel, j’ai fait assez de diligence pour sauver la vie à mon pauvre maître.
SOPHIE.
Serait-il arrivé quelque chose à mon cousin ?
MADAME DORSIGNY.
Mon neveu serait-il malade ?
MADAME DE MIRVILLE.
Tu me fais trembler pour mon frère.
CHAMPAGNE.
Ne tremblez pas, madame, il se porte à merveille ; mais nous sommes dans un cruel état ; si vous saviez... Vous saurez tout ; mon maître, malgré sa douleur, a trouvé la force d’écrire à madame, qu’il appelle sa bonne tante ; il sait que c’est à elle et aux bons conseils qu’elle lui a donnés qu’il doit le peu qu’il vaut. Tenez, madame, la voilà, cette lettre, lisez et pleurez.
Il remet une lettre à madame Dorsigny.
DORSIGNY neveu.
Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que c’est donc ?
MADAME DORSIGNY, lisant.
« Ma chère tante, j’apprends que vous êtes sur le point de marier ma cousine ; il n’est plus temps de vous rien cacher. J’aime Sophie ; si elle n’a pas une violente passion pour celui qu’on lui destine, accordez-la-moi, je l’aimerai tant que je la forcerai de m’aimer à son tour. Je suivrai bientôt Champagne, que je charge de vous porter cette lettre... En attendant, vous pouvez apprendre de lui combien j’ai souffert depuis cette terrible nouvelle. »
SOPHIE.
Mon pauvre cousin !
MADAME DE MIRVILLE.
Ce pauvre Dorsigny !
CHAMPAGNE.
On ne concevra jamais la douleur de mon maître ; mais, monsieur, lui disais-je, tout n’est peut-être pas encore désespéré : cours, maraud, m’a-t-il dit, je te coupe les oreilles, si tu arrives trop tard. Il est brutal parfois votre cher neveu.
DORSIGNY neveu.
Insolent !
CHAMPAGNE.
Eh ! là, là, vous vous fâchez, comme si je parlais de vous ; ce que j’en dis, c’est par amitié pour lui, pour que vous le corrigiez, vous qui êtes son oncle.
MADAME DE MIRVILLE.
Le bon et l’honnête serviteur ! il ne veut que le bien de son maître.
MADAME DORSIGNY.
Va, va te reposer, mon ami, tu dois en avoir besoin.
CHAMPAGNE.
Oui, madame, je vais me reposer...
À part
à l’Office.
Scène IX
MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, SOPHIE, MADAME DORSIGNY
DORSIGNY neveu.
Eh bien, Sophie ?
SOPHIE.
Ordonnez, je suis prête à obéir.
MADAME DORSIGNY.
Il faut, sans perdre de temps, marier ma fille à son cousin.
MADAME DE MIRVILLE.
Mais Dorsigny n’est pas ici.
MADAME DORSIGNY.
Il ne peut pas tarder, d’après sa lettre.
DORSIGNY neveu.
Allons, puisque vous le voulez absolument, j’y consens, et je vais m’arranger pour trouver les noces faites à mon retour. Holà ! quelqu’un, venez tous.
Deux laquais entrent et restent au fond.
MADAME DORSIGNY.
À propos, pendant votre absence j’ai reçu de votre fermier deux mille écus que je vais vous remettre ; j’en ai donné quittance ; j’ai bien fait, n’est-ce pas ?
DORSIGNY neveu.
Tout ce que vous faites est toujours bien.
À sa sœur, pendant que madame Dorsigny fouille dans son sac.
Les prendrai-je ?
MADAME DE MIRVILLE, bas à son frère.
Prends, si tu ne veux pas être suspect.
DORSIGNY neveu, bas à sa sœur.
Ma foi, je vais m’en servir pour payer mes dettes.
Haut, en prenant le portefeuille que lui donne sa tante.
Cet argent me rappelle que depuis longtemps je suis tourmenté par un maudit usurier qui a prêté deux · mille francs à Dorsigny : les paierai-je ?
MADAME DE MIRVILLE.
Vous ne pouvez pas vous en dispenser : fi donc ! vous ne voudriez pas faire épouser à ma cousine un fou noyé de dettes.
MADAME DORSIGNY.
Ma nièce a raison ; on peut acheter une partie des présents de noces avec le surplus.
MADAME DE MIRVILLE.
Les présents de noces, comme dit ma tante.
UN LAQUAIS, entrant.
La marchande de modes de madame de Mirville.
MADAME DE MIRVILLE.
Elle ne pouvait arriver plus à propos ; je vais lui commander la corbeille de mariage.
Elle sort.
Scène X
DORSIGNY neveu, SOPHIE, MADAME DORSIGNY
DORSIGNY neveu, aux laquais.
Approchez.
À un laquais.
Toi, va chez M. Gaspard, mon notaire, invite-le à souper ce soir de ma part ; à tu iras ensuite à la poste demander des chevaux pour minuit, car je veux partir aussitôt après souper.
À un autre laquais.
Toi, passe chez le bijoutier, prie-le d’apporter ce qu’il a de plus nouveau.
Les deux premiers laquais sortent. Au troisième laquais.
Quant à toi. Jasmin, je te réserve une commission délicate ; tu as de l’esprit.
TROISIÈME LAQUAIS.
Oh ! monsieur, cela vous plaît à dire.
DORSIGNY neveu.
Tu sais où demeure M. Simon, cet honnête fripon, jadis mon homme d’affaires, qui prêtait mon argent à mon neveu.
TROISIÈME LAQUAIS.
Pardi, monsieur, c’est moi qui étais le jockey de monsieur votre neveu.
DORSIGNY neveu.
Va chez lui de ma part, porte-lui ces deux mille francs que mon neveu lui doit et que je lui paie ; n’oublie pas de lui demander une quittance.
TROISIÈME LAQUAIS.
Oh que non, monsieur ; vous me prenez donc pour une bête ?
Il sort.
MADAME DORSIGNY.
Ce pauvre Dorsigny, comme il sera surpris quand il arrivera demain, et qu’il trouvera les présents de noces achetés et ses dettes payées.
DORSIGNY neveu.
Oh ! il sera enchanté ; tout mon regret, c’est de ne pas être là pour lui témoigner...
Scène XI
MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, SOPHIE, MADAME DORSIGNY
MADAME DE MIRVILLE, accourant, bas à son frère.
Sauve-toi ; voici mon oncle qui arrive avec un jeune homme, qui sans doute est M. de Lormeuil.
DORSIGNY neveu, se sauvant dans un cabinet.
Ô ciel !
MADAME DORSIGNY.
Eh bien ! où allez-vous donc, monsieur ?
DORSIGNY neveu.
Je... je m’en vais revenir.
MADAME DE MIRVILLE.
Ah ! ma tante, venez donc voir les charmants bonnets qu’on vient de m’apporter.
MADAME DORSIGNY.
Vous faites fort bien de me prévenir ; je vais vous donner mon avis. J’ai du goût.
Scène XII
LORMEUIL, DORSIGNY l’oncle, MADAME DORSIGNY, SOPHIE, MADAME DE MIRVILLE
DORSIGNY l’oncle.
Je ne comptais pas revenir sitôt ; mais, ma foi, me voilà : voulez-vous bien permettre que je vous présente...
MADAME DORSIGNY.
Mille pardons, messieurs, la marchande de modes nous attend, nous reviendrons bientôt. Suivez-moi, ma fille.
Elle sort.
DORSIGNY l’oncle.
Eh bien ! qu’elle attende cette marchande de modes.
SOPHIE.
Justement elle n’a pas le temps d’attendre, elle est fort pressée.
Elle sort en faisant une profonde révérence.
DORSIGNY l’oncle.
J’entends fort bien ; mais il me semble...
MADAME DE MIRVILLE.
Vous vous moquez des marchandes de modes, vous autres messieurs ; mais pour nous, ce sont des personnes fort importantes.
Elle sort en faisant une grande révérence à Lormeuil.
D’ORSIGNY l’oncle.
Parbleu, je le vois bien, puisque vous nous quittez pour elles.
Scène XIII
LORMEUIL, DORSIGNY l’oncle
DORSIGNY l’oncle.
Belle réception !
LORMEUIL.
Est-ce que les femmes de Paris ont coutume d’aller voir leurs marchandes de modes quand leurs maris arrivent ?
DORSIGNY l’oncle.
Je n’y conçois rien. Je leur écris que je ne serai de retour que dans six semaines ; j’arrive tout d’un coup, elles ne sont pas plus surprises que si je n’avais pas quitté Paris.
LORMEUIL.
Quelles sont ces deux jeunes personnes qui m’ont salué si poliment ?
DORSIGNY l’oncle.
L’une est ma nièce, et l’autre est ma fille, ta prétendue.
LORMEUIL.
Elles sont fort bien toutes deux.
DORSIGNY l’oncle.
Parbleu, il n’y a que de jolies femmes dans ma famille ; mais ce n’est pas tout d’être jolie, il faut être honnête.
Scène XIV
LORMEUIL, DORSIGNY l’oncle, LES TROIS LAQUAIS, arrivant tout à tour
PREMIER LAQUAIS.
Le notaire est bien fâché de ne pouvoir se rendre à l’invitation de monsieur ; il viendra voir monsieur après souper.
DORSIGNY l’oncle.
Quel galimatias celui-là vient-il me faire ?
PREMIER LAQUAIS.
Monsieur aura des chevaux de poste à minuit précis.
Il sort.
DORSIGNY l’oncle.
Des chevaux de poste ! et pourquoi faire, quand j’arrive ?
DEUXIÈME LAQUAIS.
Le bijoutier de monsieur a fait banqueroute, et est parti cette nuit pour la Hollande.
Il sort.
DORSIGNY l’oncle.
Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait à moi ? il ne me devait rien.
TROISIÈME LAQUAIS.
Monsieur, j’ai été, comme vous m’avez dit, chez M. Simon ; je l’ai trouvé dans son lit bien malade, et voilà la quittance qu’il m’a remise.
DORSIGNY l’oncle.
Quelle quittance ! parle, maraud ?
TROISIÈME LAQUAIS.
Eh ! pardi, monsieur, celle que vous tenez ; lisez.
DORSIGNY l’oncle, lisant.
« Je soussigné, reconnais avoir reçu, par les mains de M. Dorsigny, la somme de deux mille francs, que j’avais prêtés à son neveu. »
TROISIÈME LAQUAIS.
Vous voyez, monsieur, que la quittance est en règle.
Il sort.
DORSIGNY l’oncle.
Oh oui, très en règle ; les bras me tombent : le plus grand fripon de Paris est malade, et m’envoie la quittance de ce que lui doit mon neveu.
LORMEUIL.
Un remords de conscience apparemment.
DORSIGNY l’oncle.
Viens avec moi, Lormeuil ; tâchons de savoir ce qui nous mérite un si gracieux accueil, et le diable puisse-t-il emporter les notaires, les bijoutiers, les chevaux de poste, les usuriers et les marchandes de modes !
ACTE II
Scène première
MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu
Dorsigny sort avec précaution du cabinet.
MADAME DE MIRVILLE, allant au-devant de lui.
Quelle imprudence ! mon oncle marche presque sur mes pas.
DORSIGNY neveu.
Mais au moins apprends-moi ce que je dois devenir. Tout est-il découvert, et ma tante sait-elle que son prétendu mari n’était que son neveu ?
MADAME DE MIRVILLE.
On ne sait rien ; ma tante est enfermée avec sa marchande de modes, mon oncle jure contre sa femme, M. de Lormeuil est tout étourdi de la réception qu’on lui fait, et moi, sans me flatter que l’erreur puisse durer longtemps, je veux au moins prolonger leur incertitude, décider mon oncle en ta faveur, tourner la tête à M. de Lormeuil, si je n’ai pas d’autre ressource, et... l’épouser enfin, plutôt que de lui laisser épouser ma cousine.
Scène II
MADAME DE MIRVILLE, VALCOUR, DORSIGNY neveu
VALCOUR, arrivant avec précipitation.
Ah ! mon cher, que je suis heureux de te rencontrer ! J’ai une foule de choses à te dire, et pourtant je suis fort pressé.
DORSIGNY neveu, à part.
Peste soit de l’importun !
VALCOUR.
On peut parler devant madame ?
DORSIGNY neveu.
Sans doute, c’est ma sœur.
VALCOUR, se tournant du côté de madame de Mirville.
Ah ! madame, qu’il est heureux pour moi de commencer votre connaissance au moment même où je viens de rendre un signalé service à votre frère, mon ami.
DORSIGNY neveu, s’enfuyant par la porte par laquelle il est venu.
J’entends la voix de mon oncle.
VALCOUR, continuant sans s’apercevoir de la fuite de Dorsigny.
Si jamais j’étais assez heureux pour pouvoir vous être utile, regardez-moi, je vous en supplie, comme le plus humble et le plus dévoué de vos serviteurs.
Valcour, toujours parlant à madame de Mirville, ne s’aperçoit ni de la fuite de Dorsigny neveu, ni de l’arrivée de Dorsigny l’oncle, qui se place précisément où était son neveu.
Scène III
MADAME DE MIRVILLE, VALCOUR, DORSIGNY l’oncle, LORMEUIL
DORSIGNY l’oncle.
On a bien raison de dire qu’une femme n’est bonne qu’à exercer la patience de son mari.
VALCOUR, se retournant et croyant parler à Dorsigny neveu.
Je voulais donc te dire, mon cher, que ton lieutenant colonel n’est pas mort.
DORSIGNY l’oncle.
Mon lieutenant-colonel !
VALCOUR.
Oui, celui contre qui tu t’es battu ; il a écrit à Dorval, il te rend pleinement justice, et convient que tous les torts étaient de son côté ; mais sa famille a commencé des pour suites. Dorval et moi, nous allons faire toutes les démarches nécessaires pour les arrêter dès le principe. Je me suis échappé pour t’apporter cette bonne nouvelle, et je cours le rejoindre.
DORSIGNY l’oncle.
Monsieur, je vous suis d’autant plus obligé...
VALCOUR.
Quant à toi, tu peux dormir tranquille cette nuit ; ton ami va veiller pour toi.
Il sort.
Scène IV
MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY l’oncle, LORMEUIL
DORSIGNY l’oncle.
Qu’est-ce que c’est que cet original-là ?
MADAME DE MIRVILLE.
Ne voyez-vous pas que c’est un fou !
DORSIGNY l’oncle.
C’est donc une épidémie qui s’est répandue sur tout Paris pendant mon absence ; car ce fou n’est pas le premier que j’aie vu depuis une demi-heure que je suis de retour.
MADAME DE MIRVILLE.
Vous ne devez pas vous étonner de l’accueil de ma tante ; quand il est question de sa parure, il ne faut pas lui parler d’autre chose.
DORSIGNY l’oncle.
Ah ! grâces au ciel, voilà une personne raisonnable ; sois donc la première à qui je présente M. de Lormeuil.
LORMEUIL.
Il est bien doux pour moi d’avoir l’aveu de monsieur votre père ; mais cet aveu n’est rien, si le vôtre...
DORSIGNY l’oncle.
À l’autre, à présent : est-ce que la folie de Paris t’a déjà gagné ? Ton compliment est fort joliment tourné ; mais c’est à ma fille, et non pas à ma nièce, qu’il faut l’adresser.
LORMEUIL.
Ah ! madame, pardon ; vous ressemblez si bien au portrait charmant que M. Dorsigny m’a fait de ma prétendue, que ma méprise est excusable.
MADAME DE MIRVILLE.
Voici ma cousine, monsieur. Regardez-la, et vous verrez qu’elle mérite aussi-bien que moi toutes les jolies choses que vous avez à lui dire.
Scène V
MADAME DE MIRVILLE, SOPHIE, DORSIGNY l’oncle, LORMEUIL
SOPHIE.
Mille pardons, mon père, de vous avoir laissé si brusquement ; ma mère m’appelait, et il fallait la suivre.
DORSIGNY l’oncle.
Passe encore quand on s’excuse.
SOPHIE.
Mon père, l’expression me manque pour vous témoigner toute ma joie, toute ma reconnaissance, surtout pour le mariage...
DORSIGNY l’oncle.
Eh bien ! il te plaît donc ce mariage ?
SOPHIE.
Oh ! beaucoup.
DORSIGNY l’oncle, bas à Lormeuil.
Tu vois comme elle t’aime déjà sans te connaître ; c’est qu’avant de partir pour t’aller chercher je lui ai fait de toi un portrait charmant.
LORMEUIL.
Je vous suis obligé.
DORSIGNY l’oncle.
Ah çà, ma bonne amie, il faut pourtant que je voie ta mère ; j’espère que les marchandes de modes me céderont la place enfin. Pour toi, reste avec monsieur, c’est mon ami, et je serai charmé qu’il devienne le tien, entends-tu ?
À Lormeuil.
Allons, mon cher, voilà le moment, fais-lui ta cour ce soir, et demain tu l’épouseras.
À madame de Mirville.
Viens avec moi, ma nièce ; il faut les accoutumer à rester seuls ensemble.
Ils sortent.
Scène VI
SOPHIE, LORMEUIL
SOPHIE.
Monsieur sera de la noce apparemment ?
LORMEUIL.
Oui, mademoiselle. Ce mariage-là ne vous déplaît pas, à ce qu’il me semble.
SOPHIE.
Il paraît convenir à mon père.
LORMEUIL.
Oui, mais l’ouvrage des pères ne convient pas toujours aux enfants.
SOPHIE.
Oh ! monsieur, ce mariage-là est un peu mon ouvrage.
LORMEUIL.
Comment donc cela ?
SOPHIE.
Mon père a daigné consulter mon inclination.
LORMEUIL.
Vous aimez donc celui qu’on vous destine ?
SOPHIE.
Je ne m’en cache pas.
LORMEUIL.
Mais vous ne le connaissez pas !
SOPHIE.
J’ai été élevée avec lui.
LORMEUIL.
Vous avez été élevée avec le jeune de Lormeuil !
SOPHIE.
Non, monsieur.
LORMEUIL.
Mais c’est lui...
SOPHIE
Oh ! oui, d’abord.
LORMEUIL.
Comment, d’abord ?
SOPHIE.
Sans doute, vous ne savez donc pas ?
LORMEUIL.
Eh ! ! non, je ne sais rien, moi.
SOPHIE.
Il est mort.
LORMEUIL.
Qui ?
SOPHIE.
M. de Lormeuil.
LORMEUIL.
Vraiment ?
SOPHIE.
En vérité.
LORMEUIL.
Qui vous l’a dit ?
SOPHIE.
Mon père.
LORMEUIL.
Allons, mademoiselle, cela ne se peut pas.
SOPHIE.
Je vous demande pardon, monsieur, cela est. Mon père doit le savoir mieux que vous, il arrive de Toulon. Ce jeune homme eut une querelle dans un bal ; il se battit, et resta sur la place, percé de trois coups d’épée.
LORMEUIL.
Mais c’est fort dangereux.
SOPHIE.
Aussi en est-il mort.
LORMEUIL.
Mademoiselle veut sans doute s’amuser à mes dépens. Personne n’est plus en état que moi de vous donner des nouvelles de M. de Lormeuil.
SOPHIE.
Ah ! personne.
LORMEUIL.
Non, mademoiselle, personne ; et s’il faut tout vous dire, c’est que c’est moi qui suis Lormeuil, et je ne suis pas mort, à ce que je crois.
SOPHIE.
Vous M. de Lormeuil !
LORMEUIL.
Et pour qui me prenez-vous donc, mademoiselle ?
SOPHIE.
Pour un des amis de mon père qu’il invite aux noces de sa fille.
LORMEUIL.
Vous vous mariez donc toujours, quoique je sois mort ?
SOPHIE.
Sans doute.
LORMEUIL.
Et à qui donc ?
SOPHIE.
À mon cousin Dorsigny.
LORMEUIL.
Mais pour l’épouser il faut le consentement de monsieur votre père.
SOPHIE.
Aussi, monsieur, mon père a-t-il consenti.
LORMEUIL.
Mais quand ?
SOPHIE.
Tout à l’heure, un instant avant votre arrivée.
LORMEUIL.
Mais nous arrivons ensemble.
SOPHIE.
Mais non, monsieur, mon père était ici avant vous.
LORMEUIL.
Chaque mot que vous me dites augmente mon étonnement. Je ne doute pas de votre bonne foi, mademoiselle ; mais il у a là-dessous quelque mystère que je ne conçois pas.
SOPHIE.
Comment ! monsieur...Mais vous parlez donc sérieusement ?
LORMEUIL.
Très sérieusement, mademoiselle.
SOPHIE.
Eh ! mais, mon Dieu, si vous êtes réellement M. de Lormeuil, que d’excuses ne vous dois-je pas ? que je me repens de vous avoir dit indiscrètement...
LORMEUIL.
Ne vous repentez pas, mademoiselle. Votre amour pour votre cousin est une de ces choses qu’il vaut beaucoup mieux savoir avant le mariage qu’après.
SOPHIE.
Mais je ne conçois pas...
LORMEUIL.
Je vais trouver M. Dorsigny. Peut-être me donnera-t-il le mot de l’énigme ; au surplus, mademoiselle, quel que soit le dénouement de tout ceci, j’espère que vous ne serez pas mécontente de mes procédés.
Il sort.
SOPHIE, seule.
Il a l’air d’un bien galant homme ; et si l’on ne me force pas à l’épouser, je serai vraiment enchantée qu’il ne soit pas mort.
Scène VII
DORSIGNY L’ONGLE, MADAME DORSIGNY, SOPHIE
MADAME DORSIGNY.
Laissez-nous, ma fille.
Sophie sort.
Scène VIII
DORSIGNY l’oncle, MADAME DORSIGNY
MADAME DORSIGNY.
Comment, monsieur, vous osez soutenir que ce n’est pas vous qui tantôt m’avez parlé ? Et quel autre que vous, s’il vous plaît, que le maître de cette maison, que le père de ma fille, que mon mari enfin, aurait fait ce que vous avez fait ?
DORSIGNY l’oncle.
Et qu’est-ce que j’ai donc fait, madame ?
MADAME DORSIGNY.
Faut-il vous le rappeler ? Ne vous souvient-il plus que c’est vous qui, tantôt, avez découvert l’amour de ma fille pour son cousin, et que nous sommes convenus ensuite que nous les marierions aussitôt que Dorsigny serait arrivé ?
DORSIGNY l’oncle.
Madame, je ne sais si tout ce que vous me dites est un délire de votre imagination, ou si réellement quelqu’un s’est donné les airs de prendre ma place en mon absence ; mais dans ce dernier cas il paraît que j’ai fort bien fait d’arriver. Ce monsieur tuait mon gendre, mariait ma fille, me supplantait auprès de ma femme, et ma femme et ma fille s’y prêtaient de fort bonne grâce.
MADAME DORSIGNY.
Quel entêtement ! En vérité, monsieur, je ne conçois rien à vos procédés.
DORSIGNY l’oncle.
C’est moi qui ne conçois rien à tout ce que vous me dites.
Scène IX
DORSIGNY l’oncle, MADAME DE MIRVILLE, MADAME DORSIGNY
MADAME DE MIRVILLE.
J’étais sûre de vous trouver ensemble ; ah ! pourquoi tous les ménages ne ressemblent-ils pas au vôtre ? Jamais de querelles, toujours d’accord ; c’est édifiant ; ma tante est d’une complaisance angélique, mon oncle d’une patience exemplaire.
DORSIGNY l’oncle.
Tu dis bien vrai, ma nièce ; il faut être patient comme je le suis pour souffrir un pareil bavardage.
MADAME DORSIGNY.
Ma nièce a raison, il faut être complaisante comme moi pour entendre de sang-froid de pareils discours.
DORSIGNY l’oncle.
Eh bien ! madame, ma nièce ne m’a presque pas quitté depuis mon retour, voulez-vous la prendre pour juge ?
MADAME DORSIGNY.
Très volontiers, je promets de m’en rapporter à sa décision.
MADAME DE MIRVILLE.
Qu’est-ce que c’est donc ?
MADAME DORSIGNY.
Imaginez-vous que mon mari ose me soutenir que ce n’est pas lui que j’ai pris tantôt pour mon mari.
MADAME DE MIRVILLE.
Est-il possible ?
DORSIGNY l’oncle.
Imagine-toi, ma nièce, que ma femme me soutient que j’étais ici au moment même où je courais la poste sur la route de Toulon à Paris.
MADAME DE MIRVILLE.
C’est incroyable. Il y a sans doute quelque malentendu ; laissez-moi lui parler un moment.
DORSIGNY l’oncle.
Tâche de lui faire entendre raison ; mais tu auras bien du mal.
MADAME DE MIRVILLE, bas à madame Dorsigny.
Ma tante, tout ceci n’est sans doute qu’une plaisanterie de mon oncle.
MADAME DORSIGNY, bas.
Quelle apparence, en effet, qu’il soit de bonne foi en soutenant des choses aussi dénuées de vraisemblance !
MADAME DE MIRVILLE, bas.
Donnez-lui sa revanche ; prenez la chose en riant, et faites-lui sentir que vous n’êtes pas sa dupe.
MADAME DORSIGNY, bas.
Tu as raison, laisse-moi faire.
DORSIGNY l’oncle.
Il faut pourtant que cela finisse...
MADAME DORSIGNY, ironiquement.
Oui, sans doute, il faut que cela finisse ; et comme le devoir d’une femme est de fermer les yeux pour ne voir que par ceux de son mari, je reconnais mes torts, et je fais tout ce que je peux pour me persuader que vous me parlez sérieusement dans ce moment-ci.
DORSIGNY l’oncle.
Tout ce persiflage n’éclaircit pas...
MADAME DORSIGNY.
Sans rancune, monsieur Dorsigny ; vous avez assez ri à mes dépens, je ris maintenant aux vôtres, et nous sommes quittes. J’ai quelques visites à rendre ; si vous n’êtes plus en humeur de plaisanter, quand je reviendrai, nous pourrons parler sérieusement.
Elle sort.
DORSIGNY l’oncle.
Entends-tu quelque chose à tout ce qu’elle vient de nous dire ?
MADAME DE MIRVILLE.
Je m’y perds ; il faut la suivre ; et savoir enfin...
DORSIGNY l’oncle.
Suis-la si tu veux. Pour moi j’y renonce ; je ne l’ai jamais vue si folle qu’aujourd’hui. Le diable a donc pris ma figure pendant mon absence, pour mettre le trouble dans ma maison.
Scène X
DORSIGNY l’oncle, CHAMPAGNE, un peu ivre
CHAMPAGNE.
Par ma foi, cette maison est une excellente auberge ; mais où diable est donc fourré tout le monde ? Je n’ai vu personne depuis que j’ai fait tant de bruit ici en jouant mon rôle de postillon. Ah ! voici monsieur mon maître ; il faut lui demander des nouvelles de notre affaire.
Il fait des signes à M. Dorsigny en riant.
DORSIGNY l’oncle.
Comment ! je crois que c’est ce maraud de Champagne, le valet de mon neveu. Par quel hasard se trouve-t-il ici, et à qui diable en a-t-il avec son ricanement imbécile ?
CHAMPAGNE, riant.
Eh bien ! monsieur.
DORSIGNY l’oncle.
Il faut qu’il soit ivre.
CHAMPAGNE.
Eh bien ! ai-je bien joué mon rôle ?
DORSIGNY l’oncle, à part.
Je commence à comprendre.
Haut.
Oui, pas mal, à pas mal.
CHAMPAGNE.
Comment pas mal, on ne peut pas mieux. Avec mon fouet et mes grosses bottes j’avais bien l’air d’un postillon, n’est-ce pas ?
DORSIGNY l’oncle.
Oh, oui !
À part.
Le diable m’emporte si je sais ce que je réponds.
CHAMPAGNE.
Eh bien ! où en êtes-vous ?
DORSIGNY l’oncle.
Où j’en suis ?... Mais j’en suis... Tu dois bien sentir où j’en suis.
CHAMPAGNE.
Parbleu, je le devine ; vous avez consenti au mariage comme père ?
DORSIGNY l’oncle.
Oui.
CHAMPAGNE.
Demain vous reparaîtrez comme amant.
DORSIGNY l’oncle, à part.
C’est un tour de mon neveu.
CHAMPAGNE.
Et vous épouserez la veuve de M. de Lormeuil ; quand je dis veuve, c’est-à-dire veuve de ma façon.
Il rit.
DORSIGNY l’oncle.
De quoi ris-tu ?
CHAMPAGNE.
Belle demande : je ris de la mine que fera votre bonhomme d’oncle, quand il reviendra dans un mois, et qu’il vous trouvera marié avec sa fille.
DORSIGNY l’oncle, à part.
J’étouffe de colère.
CHAMPAGNE.
Et le prétendu de Toulon, M. de Lormeuil, qui vous trouvera marié avec sa femme ! C’est plaisant.
DORSIGNY l’oncle.
Très plaisant.
CHAMPAGNE.
C’est pourtant au fidèle Champagne que vous devez votre bonheur.
DORSIGNY l’oncle.
Comment cela ?
CHAMPAGNE.
N’est-ce pas moi qui vous ai donné le conseil de passer pour M. Dorsigny ?
DORSIGNY l’oncle, à part.
Oh ! le pendard !
CHAMPAGNE.
Mais ce qui me paraît incompréhensible, c’est cette étonnante ressemblance avec votre oncle ; je jurerais que c’est à lui que je parle, si je ne le savais à plus de deux cents lieues.
DORSIGNY l’oncle, à part.
Mon coquin de neveu fait un bel usage de ma figure.
CHAMPAGNE.
Seulement, monsieur, vous avez l’air un peu trop âgé... Votre oncle est à peu près de votre âge ; vous vous êtes un peu trop attaché à vous vieillir.
DORSIGNY l’oncle.
Tu crois ?
CHAMPAGNE.
Oui, monsieur, mais c’est fort peu de chose ; d’ailleurs votre oncle n’est pas là pour qu’on puisse vous comparer à lui : fort heureusement pour nous il n’y est pas ; il nous mettrait dans un cruel embarras s’il revenait.
DORSIGNY l’oncle.
Il est revenu.
CHAMPAGNE.
Qu’est-ce que vous dites, monsieur ?
DORSIGNY l’oncle.
Il est revenu.
CHAMPAGNE.
Ô ciel ! et vous restez tranquillement ici ! arrangez-vous comme vous pourrez, pour moi, je me sauve.
DORSIGNY l’oncle.
Reste ici, maraud. Ah ! voilà donc de vos inventions, monsieur le fourbe !
CHAMPAGNE.
Comment, monsieur, est-ce là la récompense !...
DORSIGNY l’oncle.
Reste ici, te dis-je ; vraiment, ma femme n’est pas aussi folle que je le croyais, et je laisserais un pareil tour impuni ! ! Non, morbleu ! je veux m’en venger dès ce soir. Il n’est pas tard, je cours chez mon notaire ; je l’amène avec moi ; cette nuit même, Lormeuil épouse ma fille. Je surprends monsieur mon neveu, et je lui fais signer le contrat de mariage de sa cousine : quant à toi, double fripon...
CHAMPAGNE.
Moi, monsieur, je signerai le contrat de mariage aussi, si vous voulez ; je danserai même à la noce.
DORSIGNY l’oncle.
Oui, c’est moi qui me charge de te faire danser ; je vois bien clairement que ce n’est pas à la probité de Simon que je dois la quittance des deux mille francs de tantôt. Il est fort heureux pour moi que le bijoutier ait fait banqueroute ; mon coquin de neveu ne se contentait pas de payer ses dettes avec mon argent, il en faisait encore de nouvelles en mon nom. Oh ! il me le paiera ; et toi, tu peux compter sur une solide récompense ; je suis bien fâché, de ne pas avoir ma canne, je ne te ferais pas attendre. Adieu.
Il sort.
CHAMPAGNE, seul.
Ah, mon Dieu ! ‘ ah, mon Dieu ! ce maudit oncle est donc revenu tout exprès pour me faire jaser. Imbécile que je suis d’aller lui conter... Si j’avais bu encore... passe.
Scène XI
CHAMPAGNE, DORSIGNY neveu, MADAME DE MIRVILLE
MADAME DE MIRVILLE, s’avançant tout doucement, et se retournant vers la coulisse.
Ne crains rien, tu peux entrer, il n’y a personne que Champagne.
CHAMPAGNE, apercevant Dorsigny neveu.
Juste ciel ! le voilà qui revient.
Se jetant aux pieds de Dorsigny neveu.
Mon cher monsieur, ayez pitié d’un pauvre garçon innocent, bien coupable, à la vérité...
DORSIGNY neveu.
Qu’est-ce que cela veut dire ? relève-toi, je ne t’en veux pas.
CHAMPAGNE.
Vous ne m’en voulez pas, monsieur ?
DORSIGNY neveu.
Eh ! non, mon ami, au contraire, je suis fort content de la manière dont tu as joué ton rôle.
CHAMPAGNE.
Comment, monsieur, c’est vous ?
DORSIGNY neveu.
Eh ! oui, c’est moi.
CHAMPAGNE.
Ah, monsieur ! votre oncle est ici.
DORSIGNY neveu.
Je le sais ; après ?
CHAMPAGNE.
Je l’ai vu, monsieur, je lui ai parlé, je l’ai pris pour vous, je lui ai tout dit, il sait tout.
MADAME DE MIRVILLE.
Ah ! malheureux, qu’as-tu fait ?
CHAMPAGNE.
Et que voulez-vous, madame ? vous venez de voir que j’ai pris le neveu pour l’oncle ; il n’est donc pas étonnant que j’aie pris l’oncle pour le neveu.
DORSIGNY neveu.
Quel parti prendre ?
MADAME DE MIRVILLE.
Tu n’en as pas d’autre, pour le moment, que de sortir de la maison.
DORSIGNY neveu.
Mais si on voulait forcer ma cousine à épouser.
MADAME DE MIRVILLE.
Demain nous parlerons d’affaires ; aujourd’hui pars, pendant que les passages sont libres.
Madame de Mirville et Champagne reconduisent Dorsigny neveu jusqu’à la porte du fond ; au moment où il va pour sortir, Lormeuil se présente pour entrer ; il retient Dorsigny et le ramène sur la scène.
Scène XII
CHAMPAGNE, MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, LORMEUIL
LORMEUIL.
C’est vous, je vous cherchais.
MADAME, DE MIRVILLE, bas à Dorsigny neveu.
C’est M. de Lormeuil ; il te prend pour mon oncle ; tâche de le congédier bien vite.
LORMEUIL, à madame de Mirville, qui s’en va.
Vous nous quittez, madame ?
MADAME DE MIRVILLE.
Pardon, monsieur, je ne tarderai pas à revenir.
Elle sort, ainsi que Champagne.
Scène XIII
DORSIGNY neveu, LORMEUIL
LORMEUIL.
Vous devez vous rappeler que vous m’avez laissé seul avec mademoiselle votre fille.
DORSIGNY neveu.
Je me le rappelle.
LORMEUIL.
Elle est charmante, et je me croirais trop heureux de l’épouser.
DORSIGNY neveu.
Je le crois.
LORMEUIL.
Mais je vous demande en grâce de ne pas gêner son inclination.
DORSIGNY neveu.
Que voulez-vous dire ?
LORMEUIL.
Tenez, M. Dorsigny, votre fille est adorable ; mais vous m’avez parlé souvent de votre neveu Dorsigny ; il aime votre fille.
DORSIGNY neveu.
En vérité !
LORMEUIL.
D’honneur, et il en est aimé.
DORSIGNY neveu.
Qui vous l’a dit ?
LORMEUIL.
Votre fille elle-même.
DORSIGNY neveu.
Et que me conseillez-vous ?
LORMEUIL.
D’être bon père ; vous m’avez dit vingt fois que vous aimiez Dorsigny comme votre propre fils : eh bien ! mariez-les ensemble, et faites le bonheur de vos deux enfants.
DORSIGNY neveu.
Mais vous ?
LORMEUIL.
Moi, je ne suis pas aimé, c’est un malheur ; mais je n’ai pas droit de m’en plaindre, votre neveu m’avait devancé.
DORSIGNY neveu.
Comment ! vous seriez capable de renoncer...
LORMEUIL.
Ce sacrifice est un devoir.
DORSIGNY neveu, vivement.
Ah, monsieur ! quelle reconnaissance ne vous dois-je pas ?
LORMEUIL.
Je ne vous entends pas.
DORSIGNY neveu.
Non : c’est que vous ne sentez pas le prix du service que vous me rendez ! Oh, ma Sophie ! comme nous allons être heureux !
LORMEUIL.
Quel discours... Ce n’est pas M. Dorsigny.
DORSIGNY neveu, à part.
Je me suis trahi.
LORMEUIL.
Vous êtes Dorsigny le neveu. Ce n’est pas vous que je cherchais ici ; mais je suis enchanté de vous voir. Je devrais peut-être me fâcher de ces trois coups d’épée que vous m’avez donnés si généreusement.
DORSIGNY neveu.
Monsieur...
LORMEUIL.
Heureusement ils ne sont pas mortels ; votre oncle m’a dit beaucoup de bien de vous, et loin de vous chercher querelle, je vous offre mon amitié, et je vous demande la vôtre.
DORSIGNY neveu.
Monsieur.
LORMEUIL.
Écoutez-moi, monsieur Dorsigny, vous aimez votre cousine, et vous avez raison ; je vous promets d’employer tout mon crédit pour vous la faire obtenir de son père ; mais j’exige que, de votre côté, vous me rendiez un grand service.
DORSIGNY neveu.
Parlez, monsieur, vous vous êtes acquis des droits éternels à ma reconnaissance.
LORMEUIL.
Vous avez une sœur, monsieur Dorsigny ; comme vous n’avez des yeux que pour votre cousine, vous ne vous êtes peut-être pas aperçu que votre sœur est extrêmement jolie ; je m’en suis fort bien aperçu, moi : que vous dirai-je enfin ? votre sœur mérite d’être aimée de tous ceux qui la voient : je l’ai vue, et je l’aime.
DORSIGNY neveu.
Vous l’aimez ! Vous pouvez compter sur elle ; je vous la donne. Elle ne vous aime peut-être pas encore ; mais elle vous aimera, j’en réponds. Voyez pourtant comme tout s’arrange : je m’acquiers un ami qui se charge de me faire épouser celle que j’aime, et je fais le bonheur de se digne ami, en le mariant à ma sœur.
LORMEUIL.
Tout cela n’est pas encore bien certain ; mais au moins nous avons lieu d’espérer. Voici votre sœur. Mon ami, parlez pour moi, je vais parler pour vous.
Il sort.
DORSIGNY neveu.
C’est un bien galant homme que ce, monsieur Lormeuil ! Comme ma sœur sera heureuse avec lui !
Scène XIV
MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu
MADAME DE MIRVILLE.
Eh bien ! mon frère ?
DORSIGNY neveu.
Tu es si jolie, que M. de Lormeuil est tombé subitement amoureux de toi ; voilà la confidence qu’il vient de me faire, croyant parler à mon oncle ; moi, je lui ai dit que je lui conseillais de ne pas s’attacher sérieusement à toi, que ton premier mariage t’avait irrévocablement brouillée avec les hommes. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
MADAME DE MIRVILLE.
Assurément... Cependant... il ne fallait pas mettre trop de dureté dans ton refus. Ce pauvre jeune homme, il est assez malheureux déjà de ne pas plaire à Sophie.
Scène XV
CHAMPAGNE, MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu
CHAMPAGNE.
Et monsieur, partez donc, tout serait perdu si votre tante revenait.
Il sort avec madame de Mirville.
DORSIGNY neveu.
Allons, je pars, bien sûr, au moins, que M. de Lormeuil n’épousera pas ma cousine.
Scène XVI
CHAMPAGNE, seul
Me voilà seul. Vous êtes un sot, M. Champagne, si vous ne réparez l’indiscrétion que vous avez commise, en révélant à l’oncle ce que vous aviez fait pour le neveu. Mais que faire ?... Rien, si nous ne parvenons à éloigner, au moins pour deux jours, ou l’oncle, ou le futur. Mais comment diable s’y prendre ?... Attendez... mon maître et M. de Lormeuil se sont séparés fort bons amis, à ce qu’il me semble ; mais il était possible qu’ils se querellassent ; je pars de là, je profite derechef de la ressemblance de mon maître avec son oncle, et... l’entreprise est hardie, difficile, périlleuse. N’importe ; si elle manque... Mais il est impossible qu’elle manque. Elle réussit, et j’oppose la protection du neveu, dont j’aurai fait le bonheur, au courroux de l’oncle que j’aurai trompé. Allons, Champagne, pars et vole à la gloire.
ACTE III
Scène première
DORSIGNY l’oncle, seul
Peste soit des notaires qui soupent en ville ; j’ai laissé un billet chez le mien ; d’ailleurs mon neveu s’était déjà donné la peine de le faire avertir.
Scène II
DORSIGNY l’oncle, LORMEUIL
LORMEUIL.
Pour le coup, je crois que c’est bien à M. Dorsigny l’oncle que j’ai l’honneur de parler.
DORSIGNY l’oncle.
Oui, sans doute, c’est moi-même.
LORMEUIL.
J’ai bien des choses à vous dire.
DORSIGNY l’oncle.
Je le crois. Tu dois être furieux. Mais M. de Lormeuil, je vous en prie, point de violence ; songez que le coupable est mon neveu. J’exige voire parole d’honneur que vous ne lui demanderez pas raison d’une offense que je me charge de punir.
LORMEUIL
Permettez.
DORSIGNY l’oncle.
Je ne permets rien, monsieur. Voilà comme sont tous les jeunes gens ; ils ne voient d’autre manière d’arranger les choses que de se couper la gorge
LORMEUIL.
Mais, ce n’est pas cela...
DORSIGNY l’oncle.
Eh, mon Dieu !j’ai été jeune comme vous, M. de Lormeuil ; mais que tout ceci ne vous effraie pas, vous n’en serez pas moins mon gendre. LORMEUIL.
Votre amitié m’est bien précieuse, sans doute, mais...
Scène III
CHAMPAGNE, DORSIGNY l’oncle, LORMEUIL, DEUX GARDES
CHAMPAGNE, aux gardes.
Ah ! messieurs, les voyez-vous ? ils sortaient pour se battre.
LORMEUIL.
Que nous veulent ces messieurs ?
PREMIER GARDE.
Monsieur, nous sommes vos très humbles serviteurs. N’est-ce pas à M. Dorsigny que j’ai l’honneur de parler ?
DORSIGNY.
Oui, monsieur.
CHAMPAGNE.
Et monsieur est M. de Lormeuil ?
LORMEUIL.
Oui, messieurs, c’est moi-même ; que voulez-vous de moi ?
SECOND GARDE, à M. de Lormeuil.
Je viens, monsieur ; pour avoir l’honneur de vous accompagner.
LORMEUIL.
M’accompagner ! Je ne me sens nulle envie de sortir à l’heure qu’il est.
PREMIER GARDE, à Dorsigny l’oncle.
Quant à moi, monsieur, j’ai ordre de vous servir d’escorte.
DORSIGNY l’oncle.
Eh ! mais, pour quel endroit voulez-vous m’escorter ?
PREMIER GARDE.
Je m’en vais vous le dire, monsieur ; on vient d’apprendre que vous étiez sur le point de vous battre avec monsieur, et...
DORSIGNY l’oncle.
De nous battre ! et pour quel sujet ?
PREMIER GARDE.
Parce que vous êtes rivaux ; vous aimez tous les deux mademoiselle Dorsigny. Monsieur est l’époux que son père avait choisi ; et vous, monsieur, vous êtes son cousin et son amant : oh ! nous sommes bien instruits.
LORMEUIL.
Vous vous trompez, messieurs.
DORSIGNY l’oncle.
Sans doute, ce n’est pas moi...
CHAMPAGNE.
Messieurs, ne les croyez pas ; ils veulent vous donner le change.
À Dorsigny l’oncle.
Mon cher maître, avouez enfin qui vous êtes, et tâchez d’arranger une affaire dans laquelle tous les torts sont de votre côté.
DORSIGNY l’oncle.
Comment, maraud, c’est encore toi...
CHAMPAGNE.
Oui, monsieur, c’est moi, et je m’en fais honneur.
DORSIGNY l’oncle.
Messieurs, la vérité est que, bien loin d’être celui à qui vous en voulez, je suis son oncle.
PREMIER GARDE.
Son oncle ! Allons donc, monsieur. Au surplus, ce ne sont pas mes affaires. Ne vous nommez-vous pas M. Dorsigny ?
DORSIGNY l’oncle.
Oui.
PREMIER GARDE.
Eh bien, j’ai ordre d’emmener M. Dorsigny, et je vous emmène. Je ne connais que mon métier, moi.
DORSIGNY l’oncle.
Mais, monsieur, écoutez, au moins...
PREMIER GARDE.
Eh, monsieur, si nous écoutions tous ceux que nous sommes chargés d’arrêter, nous n’arrêterions personne. Voulez-vous bien vous donner la peine de me suivre ? la chaise de poste est à la porte, et nous attend.
DORSIGNY l’oncle.
Comment ! la chaise de poste ?
PREMIER GARDE.
Oui, monsieur, vous avez quitté votre garnison sans congé ; voici des ordres qui m’enjoignent de vous faire partir sur-le-champ, et de vous conduire à Strasbourg.
DORSIGNY l’oncle.
Et c’est encore ce scélérat ! Ah ! quel coquin !
CHAMPAGNE.
Oui, monsieur, c’est encore moi. Vous savez bien que c’est contre mon avis que vous avez quitté Strasbourg sans congé.
DORSIGNY l’oncle.
Je ne sais qui me tient...
PREMIER GARDE.
Monsieur, modérez-vous, de grâce.
CHAMPAGNE.
Messieurs, retenez-le, je vous en prie.
DORSIGNY l’oncle.
Quel parti prendre, Lormeuil ?
LORMEUIL.
Il faudra bien partit, si ces gens-là ne veulent pas entendre raison.
DORSIGNY l’oncle.
C’est pourtant bien désagréable...
PREMIER GARDE, à Champagne.
Mais êtes-vous bien sûr que ce soit là le neveu ?
CHAMPAGNE.
Très sûr. L’oncle est absent. N’allez pas faiblir, au moins.
Scène IV
CHAMPAGNE, PREMIER GARDE, DORSIGNY l’oncle, SECOND GARDE, LORMEUIL, UN POSTILLON
LE POSTILLON, ivre.
Ah çà ! messieurs, quand partons-nous, s’il vous plaît ? voilà une heure que mes chevaux sont là-bas ; ils ne sont pas faits pour attendre, entendez-vous ?
DORSIGNY l’oncle.
Quel est cet homme-là ?
PREMIER GARDE.
C’est le postillon qui doit vous conduire.
LE POSTILLON.
Ah ! ah ! c’est vous qui partez, mon capitaine. Parbleu ! vous n’aurez pas fait un long séjour à Paris ; vous arrivez ce soir, et vous partez cette nuit.
DORSIGNY l’oncle.
Et comment sais-tu...
LE POSTILLON.
Est-ce que ce n’est pas moi qui vous ai conduit tantôt à la petite porte de cette maison ? Vous voyez que j’ai fait bon usage de votre argent. J’ai ça de bon, que, quand on me donne pour boire, je remplis scrupuleusement les intentions du fondateur.
DORSIGNY l’oncle.
Qu’est-ce que tu veux dire ? tu m’as conduit, moi ?
LE POSTILLON.
Oui, vous, et parbleu, voilà votre valet qui accourait devant vous. Bonsoir, luron. C’est lui qui m’a confié sous le secret que vous étiez un capitaine qui veniez de Strasbourg à Paris incognito.
DORSIGNY l’oncle.
Et tu soutiendras, maraud, que c’est moi...
LE POSTILLON.
Oui, c’est vous qui répétiez tout haut, le long de la route : Ma charmante cousine, ma chère Sophie. Eh bien ! vous ne vous en souvenez pas ?
CHAMPAGNE.
Ce n’est pas moi qui le lui fais dire.
DORSIGNY l’oncle.
Allons, il est écrit que j’irai à Strasbourg, pour les péchés de mon neveu.
PREMIER GARDE.
Eh bien ! monsieur...
DORSIGNY l’oncle.
Eh bien ! monsieur, il faut bien que je parte avec vous ; mais c’est malgré moi, je vous jure.
PREMIER GARDE.
Ah ! monsieur, nous sommes accoutumés à emmener les gens malgré eux.
DORSIGNY l’oncle, à Champagne.
Tu es donc mon valet, coquin ?
CHAMPAGNE.
Oui, monsieur.
DORSIGNY l’oncle.
Par conséquent je suis ton maître.
CHAMPAGNE.
C’est juste.
DORSIGNY l’oncle.
Un valet doit suivre son maître : viens avec moi à Strasbourg.
CHAMPAGNE, à part.
Diable.
Haut.
Monsieur...
LE POSTILLON.
C’est juste.
CHAMPAGNE.
Monsieur, je vais vous affliger... Vous savez combien je vous suis attaché... Je vous en donne une assez forte preuve dans ce moment ; mais... vous savez aussi combien j’aime ma femme ; elle a paru si joyeuse tantôt de me voir de retour, que j’ai résolu de ne la plus quitter, et de vous demander mon congé. Vous savez que vous me devez trois mois de mes gages.
DORSIGNY l’oncle.
Je te dois trois cents coups de canne, malheureux.
PREMIER GARDE.
Monsieur, vous ne pouvez pas forcer cet honnête garçon à vous suivre malgré lui à Strasbourg, et si vous lui devez...
DORSIGNY l’oncle.
Je ne lui dois rien.
PREMIER GARDE.
Ce n’est pas une raison pour le payer en coups de canne.
LORMEUIL.
Partez, M. Dorsigny ; heureusement je suis libre, j’ai des amis, je cours les faire agir, et cette nuit même je vole sur vos traces.
DORSIGNY l’oncle.
Moi, je vais donner de l’argent au postillon, pour qu’il nous mène doucement, et que tu puisses promptement nous atteindre.
Au postillon.
Tiens, mon ami, voilà pour boire à ma santé ; mais il faut que tu nous mènes...
LE POSTILLON.
Ventre à terre.
DORSIGNY l’oncle.
Eh ! non, écoute...
LE POSTILLON.
Je vous mènerai comme tantôt ; on eût dit que le diable nous emportait.
DORSIGNY l’oncle.
Que le diable t’emporte toi-même, maudit ivrogne ! Quand je te dis...
LE POSTILLON.
Vous êtes pressé, je le suis aussi ; c’est tout simple : allons, partons, mon capitaine, partons.
DORSIGNY l’oncle.
J’enrage ; mais écoute-moi donc.
LORMEUIL.
Soyez persuadé, M. Dorsigny, que votre voyage ne sera pas long.
DORSIGNY l’oncle, en sortant, presque entraîné par le garde et le postillon qui fait claquer son fouet.
Je crois que l’enfer est déchaîné contre moi aujourd’hui.
LORMEUIL, au second garde.
Allons, monsieur, suivez-moi puisque vous avez ordre de m’accompagner ; je vous préviens que je ne ménagerai pas vos pas ; si vous comptiez dormir cette nuit, vous vous êtes trompé, car je vais la passer toute entière à courir.
Il sort.
LE SECOND GARDE, le suivant.
À votre aise, monsieur, ne vous gênez pas ; serviteur, M. Champagne.
Scène V
CHAMPAGNE, seul
Ils sont partis. Vivat, Champagne ! à nous la victoire, redoublons de vigilance et d’activité, et tâchons de brusquer le mariage de mon maître. Voici sa sœur, je puis tout lui dire à présent.
Scène VI
CHAMPAGNE, MADAME DE MIRVILLE
MADAME DE MIRVILLE.
Au ! c’est toi, Champagne ? Sais-tu où est mon oncle ?
CHAMPAGNE.
Sur la route de Strasbourg.
MADAME DE MIRVILLE.
Explique-toi.
CHAMPAGNE.
Bien volontiers. Vous ne savez peut-être pas, madame, que M. de Lormeuil et mon maître ont eu ensemble une fort vive querelle ?
MADAME DE MIRVILLE.
Au contraire, je sais de bonne part qu’ils se sont séparés les meilleurs amis du monde.
CHAMPAGNE.
Mais je ne le savais pas, moi ; mon dévouement pour mon maître m’a fait tout entreprendre, et j’ai tant fait, que bientôt je me suis vu à la tête de deux gardes, dont l’un était chargé de suivre tous les pas de M. de Lormeuil, et l’autre, de reconduire mon maître jusqu’à Strasbourg. Ne voilà-t-il pas que le maudit garde s’obstine à prendre l’oncle pour le neveu, l’entraîne presque malgré lui dans la chaise de poste, et puis, fouette cocher, à Strasbourg.
MADAME DE MIRVILLE.
Comment, Champagne, vous faites aller mon oncle å la place de mon frère ? mais vous n’y pensez pas.
CHAMPAGNE.
Si fait, madame, j’y pense très bien. L’Alsace est un fort beau pays ; je crois que M. Dorsigny n’a pas encore voyagé de ce côté-là ; c’est un petit agrément que je lui procure.
MADAME DE MIRVILLE.
Il plaisante encore ; et M. de Lormeuil, que fait-il ?
CHAMPAGNE.
Il s’amuse à promener son garde.
MADAME DE MIRVILLE.
Pauvre jeune homme ! je ne m’étonne plus de l’intérêt qu’il m’inspire.
CHAMPAGNE.
Allons, madame, du courage ; quand mon maître aura épousé sa cousine, nous courrons après M. Dorsigny. Dans un instant je vous amène mon maître, et, pour peu que vous vouliez me seconder tous les deux, je le marie, ou je ne suis qu’un sot.
Il sort.
Scène VII
MADAME DE MIRVILLE, seule
Le drôle a si bien fait, que me voilà de moitié dans son complot. J’entends ma tante, il faut lui déguiser la vérité.
Scène VIII
MADAME DE MIRVILLE, MADAME DORSIGNY, SOPHIE
MADAME DORSIGNY.
Ah ! ma nièce, n’auriez-vous pas vu votre oncle ?
MADAME DE MIRVILLE.
Comment ! est-ce qu’il ne vous a pas fait ses adieux ?
MADAME DORSIGNY.
Ses adieux !
MADAME DE MIRVILLE.
Oui, il est parti.
MADAME DORSIGNY.
Il est parti ! quand ?
MADAME DE MIRVILLE.
Tout à l’heure.
MADAME DORSIGNY.
C’est inconcevable, il ne devait partir qu’à minuit, et où donc est-il allé ?
MADAME DE MIRVILLE.
Je n’en sais rien : je ne l’ai pas vu partir, moi ; c’est Champagne qui m’a raconté tout cela.
Scène IX
CHAMPAGNE, MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, MADAME DORSIGNY, SOPHIE
CHAMPAGNE.
Le voilà, madame, le voilà.
MADAME DORSIGNY.
Qui ? mon mari ?
CHAMPAGNE.
Eh ! non, mon maître.
SOPHIE.
Mon cousin ?
CHAMPAGNE.
Oui, mademoiselle, il avait raison de vous marquer qu’il arriverait presqu’aussitôt que sa lettre.
MADAME DORSIGNY.
Mon mari part, son neveu arrive ; avec quelle rapidité les événements se succèdent !
DORSIGNY neveu, sans perruque, et avec l’uniforme de son régiment.
Ma chère tante, enfin je vous revois ; j’arrive plein d’inquiétude.
MADAME DORSIGNY.
Bonsoir, mon cher neveu, bonsoir.
DORSIGNY neveu.
Quel froid accueil !
MADAME DORSIGNY.
Je suis enchantée de te voir ; mais mon mari...
DORSIGNY neveu.
Lui serait-il arrivé quelque accident ?
MADAME DE MIRVILLE.
Mon oncle est arrivé ce soir d’un long voyage, et il vient de repartir à l’instant même, sans que nous sachions pour quel endroit.
DORSIGNY neveu.
C’est incroyable.
CHAMPAGNE.
C’est unique, en vérité.
MADAME DORSIGNY.
Puisque voilà Champagne, il va nous expliquer cette singulière aventure.
CHAMPAGNE.
Moi, madame ?
MADAME DORSIGNY.
Sans doute ; c’est à toi seul que mon oncle a parlé avant son départ.
CHAMPAGNE.
Oui, c’est vrai ; c’est à moi seul.
DORSIGNY neveu.
Voyons, réponds ; pourquoi est-il parti si brusquement ?
CHAMPAGNE.
Pourquoi ? c’est qu’il n’a pas pu faire autrement ; il est parti par ordre du gouvernement.
MADAME DORSIGNY.
Comment ?
CHAMPAGNE.
Il est chargé d’une négociation importante et secrète qui demande la plus grande célérité, mais qui exige surtout un homme... il est glorieux pour vous, madame, que le choix soit tombé sur monsieur votre mari.
MADAME DE MIRVILLE.
Une pareille mission est faite pour honorer toute la famille.
CHAMPAGNE.
Vous entendez bien qu’il n’a pas eu le temps de s’amuser avant son départ. Champagne, m’a-t-il dit, l’intérêt de l’état m’oblige de partir sur-le-champ pour... Saint Pétersbourg, j’obéis et je pars. J’écrirai à ma femme le plus tôt qu’il me sera possible ; quant au mariage de ma fille avec son cousin, elle sait que j’approuve cette union.
DORSIGNY neveu.
Qu’entends-je ? mon cher oncle approuve...
CHAMPAGNE.
Oui, monsieur, il l’approuve. Je laisse ma femme la maîtresse de tout ; j’espère, a-t-il ajouté, trouver à mon retour les noces faites et ma fille heureuse.
MADAME DORSIGNY.
Et il est parti seul ?
CHAMPAGNE.
Seul ? pas du tout, il avait avec lui un grand monsieur qui avait réellement l’air fort distingué.
MADAME DORSIGNY.
Je n’en reviens pas.
MADAME DE MIRVILLE.
Il faut prévenir ses désirs, et qu’il trouve à son retour ce mariage fait.
SOPHIE.
Le consentement de mon père me paraît bien certain, et je ne me ferai aucun scrupule, à présent, d’épouser mon cousin.
MADAME DORSIGNY.
Oh bien ! moi, je suis plus scrupuleuse, et j’attendrai sa première lettre.
CHAMPAGNE, à part.
Nous voilà bien avancés d’avoir envoyé M. Dorsigny à Saint-Pétersbourg.
DORSIGNY neveu.
Mais, ma chère tante...
Scène X
CHAMPAGNE, MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, MADAME DORSIGNY, SOPHIE, UN NOTAIRE
LE NOTAIRE.
Je suis le très humble serviteur de toute la compagnie.
MADAME DORSIGNY.
Eh ! c’est M. Gaspard, notre notaire.
LE NOTAIRE.
Oui, madame. M. Dorsigny s’est donné la peine de passer chez moi.
MADAME DORSIGNY.
Comment ! il est passé chez vous, ayant son départ.
LE NOTAIRE.
Il est parti ! voilà donc pourquoi il n’a pas eu la patience de m’attendre ; j’ai trouvé, à mon retour, ce billet de sa main. Voulez-vous bien vous donner la peine de le lire ?
CHAMPAGNE, à Dorsigny neveu.
C’est le notaire que votre oncle était allé chercher.
DORSIGNY neveu.
Pour le mariage de Lormeuil.
CHAMPAGNE.
Si nous pouvions nous en servir pour le vôtre.
DORSIGNY neveu.
Chut ! écoutons.
MADAME DORSIGNY lit.
« Je vous prie, monsieur, de vouloir bien passer chez moi ce soir, et de m’apporter le contrat que vous avez dressé pour ma fille. J’ai mes raisons pour que le mariage se fasse cette nuit même. »
CHAMPAGNE.
Pour le coup, madame ne peut plus douter du consentement de monsieur.
SOPHIE.
Maman, vous n’avez plus besoin que mon père vous écrive, puisqu’il a écrit à monsieur.
MADAME DORSIGNY.
Qu’en pensez-vous, M. Gaspard ?
LE NOTAIRE.
Mais cette lettre me paraît assez claire.
MADAME DORSIGNY.
Allons, mes enfants, soyez donc heureux, puisque M. Dorsigny lui-même nous envoie le notaire.
DORSIGNY neveu.
Allons vite, Champagne, une table, une plume, de l’encre, et signons.
Scène XI
CHAMPAGNE, MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, VALCOUR, DORSIGNY l’oncle, MADAME DORSIGNY, SOPHIE
MADAME DE MIRVILLE.
Oh ciel ! mon oncle !
SOPHIE.
Mon père !
CHAMPAGNE.
C’est le diable qui le ramène.
DORSIGNY neveu.
À peu près. C’est Valcour.
MADAME DORSIGNY.
Comment ! c’est mon mari ?
VALCOUR.
Qu’il est heureux pour moi de ramener au sein de sa famille un neveu.
Apercevant Dorsigny neveu.
Comment, te voilà ?
À Dorsigny l’oncle.
Eh ! qui donc êtes-vous, monsieur ?
DORSIGNY l’oncle.
Son oncle, monsieur.
DORSIGNY neveu.
Mais explique-moi donc par quel hasard !...
VALCOUR.
Mais explique-moi le toi-même ; j’apprends qu’on vient d’expédier un ordre pour te renvoyer à ta garnison. Après mille peines, j’en obtiens la révocation ; j’atteins bientôt la chaise de poste où je croyais te trouver, et je trouve en effet...
DORSIGNY l’oncle.
Votre serviteur, pestant, jurant contre un maudit postillon à qui j’avais donné de l’argent pour me mener doucement, et qui me menait un train de diable.
VALCOUR.
Ton oncle ne juge pas à propos de me détromper ; la chaise retourne vers Paris, et me voilà... J’espère, mon ami, que tu n’as pas à te plaindre de mon zèle.
DORSIGNY neveu.
Bien sensible, mon ami, à tout ce que tu as fait pour moi ; je suis seulement fâché de la peine que tu t’es donnée.
DORSIGNY l’oncle.
M. de Valcour, mon neveu n’a peut-être pas pour vous toute la reconnaissance que vous méritez, mais, en revanche, comptez sur la mienne.
MADAME DORSIGNY.
Mais vous n’étiez donc pas parti pour, la Russie ?
DORSIGNY l’oncle.
Et que diable voulez-vous que j’aille faire en Russie ?
MADAME DORSIGNY.
Mais cette mission importante dont vous avez dit à Champagne que vous étiez chargé par le gouvernement.
DORSIGNY l’oncle.
Ah ! c’est donc encore M. Champagne qui m’avait chargé de cette ambassade ? Je le remercie de m’avoir avancé si vite dans le corps diplomatique. M. Gaspard, vous avez dû trouver mon billet chez vous ; je serais bien aise que le contrat pût être signé cette nuit.
LE NOTAIRE.
Rien de plus aisé, monsieur ; nous allions y procéder, malgré votre absence.
DORSIGNY l’oncle.
C’est fort bien : on se marie quelquefois sans son père ; mais comment se marier sans le futur ?
MADAME DORSIGNY.
Le voilà, le futur ; c’est mon neveu.
DORSIGNY neveu.
Oui, mon cher oncle, c’est moi.
DORSIGNY l’oncle.
Mon neveu est un fort joli garçon, mais il n’aura pas ma fille.
MADAME DORSIGNY.
Et quel est donc le futur ?
DORSIGNY l’oncle.
Eh parbleu ! c’est M. de Lormeuil.
MADAME DORSIGNY.
Ce M. de Lormeuil n’est donc pas mort ?
DORSIGNY l’oncle.
Eh ! non, madame, tenez, le voilà.
MADAME DORSIGNY.
Quel est donc ce monsieur qui est avec lui ?
DORSIGNY l’oncle.
C’est un valet-de-pied que M. de Champagne a bien voulu lui donner.
Scène XII
CHAMPAGNE, MADAME DE MIRVILLE, DORSIGNY neveu, VALCOUR, DORSIGNY l’oncle, MADAME DORSIGNY, SOPHIE, MONSIEUR DE LORMEUIL et SON GARDE
LORMEUIL, à Dorsigny l’oncle.
Ah ! c’est donc vous, monsieur, qui envoyez votre oncle à Strasbourg, à votre place ? cela ne se passera pas ainsi.
DORSIGNY l’oncle.
Ah çà ! si tu veux absolument te battre, bas-toi contre mon neveu, et non pas contre moi.
LORMEUIL.
Eh quoi ! c’est vous ! et comment se fait-il que vous soyez revenu si promptement ?
DORSIGNY l’oncle.
Remercie M. de Valcour, que son amitié pour mon neveu a fait courir après moi.
DORSIGNY neveu.
Eh ! mais, M. de Lormeuil, je ne vous conçois pas ; nous nous étions séparés si bons amis... ne m’aviez-vous pas vous-même, tantôt, cédé tous vos droits sur la main de ma cousine ?
DORSIGNY l’oncle.
Non pas, non pas ; ne comptez pas là-dessus. Ma femme, ma fille, ma nièce, mon neveu se réuniraient en vain, je n’en démordrai point.
LORMEUIL.
M. Dorsigny, je suis enchanté de vous voir de retour d’un voyage que vous ne faisiez que malgré vous ; mais nous aurons beau dire, nous aurons beau faire, nous n’empêcherons pas mademoiselle d’aimer son cousin.
DORSIGNY l’oncle.
Je n’entends rien à tout cela, moi ; je n’aurai pas fait venir Lormeuil de Toulon à Paris pour qu’il s’en retourne garçon.
DORSIGNY neveu.
Mon oncle, on pourrait arranger les choses de façon que M. de Lormeuil n’eût pas fait un voyage inutile... Demandez à ma sœur.
MADAME DE MIRVILLE.
Moi ? je n’ai rien à dire.
LORMEUIL.
Eh bien ! c’est moi qui parlerai. M. Dorsigny votre nièce est libre ; au nom de l’amitié que vous voulez bien m’accorder, employez tout le crédit que vous pouvez avoir sur elle pour l’engager à réparer votre manque de parole.
DORSIGNY l’oncle.
Comment ! vous vous marieriez... C’est le fripon de Champagne qui paiera pour tout le monde.
CHAMPAGNE.
Que le ciel me foudroie tout à l’heure, monsieur, si je n’ai pas été, le premier, dupe de la ressemblance ! Pardonnez-moi la petite promenade que je vous ai fait faire, en faveur du motif ; c’était pour assurer le bonheur de mon maître.
DORSIGNY l’oncle.
Allons signer les deux contrats.