La Chasse au chastre (Alexandre DUMAS Père)
Fantaisie en trois actes et sept tableaux.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Historique, le 3 août 1850.
Personnages
LOUET
LE CAPITAINE GARNIER
ERNEST
UN CHEF DE BANDITS
LE LIEUTENANT
UN AUBERGISTE
UN VETTURINO
UN ANGLAIS
DEUXIÈME ANGLAIS
UN VOYAGEUR
DEUXIÈME VOYAGEUR
L’HÔTELIER
UNE SENTINELLE
UN DOMESTIQUE
UN MARIN
UN BRIGADIER
ZÉPHIRINE
ACTE I
Premier Tableau
La salle à manger de l’hôtel d’York, à Nice.
Scène première
DEUX ANGLAIS, déjeunant, L’HÔTELIER
PREMIER ANGLAIS.
Monsieur le hôte !
DEUXIÈME ANGLAIS.
Monsieur le hôte !
L’HÔTELIER.
Me voilà, milord.
PREMIER ANGLAIS.
Venez ; je voulé parlé à vous.
L’HÔTELIER.
Milord, c’est trop d’honneur !
PREMIER ANGLAIS.
Houi !
L’HÔTELIER.
Que veut me dire milord ?
PREMIER ANGLAIS.
Je voulé dire à vous que j’été mécontent...
L’HÔTELIER.
Oh ! oh !
PREMIER ANGLAIS.
Très mécontent !
L’HÔTELIER.
Et de quoi, milord ? serait-ce de l’appartement ?
PREMIER ANGLAIS.
No ; il été confortable, le appartement.
L’HÔTELIER.
Serait-ce de la table ?
PREMIER ANGLAIS.
No ; il été bonne, le table.
L’HÔTELIER.
Serait-ce du service de l’hôtel ?
PREMIER ANGLAIS.
No ; le service, il être très bien fait. Mais voilà mon ami quel être mécontent comme moi.
L’HÔTELIER.
Mais enfin, de quoi, milord ?
PREMIER ANGLAIS.
On nous avait promis de la miousique.
L’HÔTELIER.
Ah ! oui, c’est vrai, une basse de Paris, M. Rabatoni.
PREMIER ANGLAIS.
Djustement, M. Rabatoni.
L’HÔTELIER.
Ah ! monsieur, ce n’est pas ma faute, je vous ai annoncé la nouvelle comme je l’ai reçue. M. Rabatoni devait venir donner trois soirées à Nice ; voilà même son instrument, qui était arrivé d’avance. Il n’est pas venu, je n’y puis rien.
PREMIER ANGLAIS.
C’est que je quitterai Nice, s’il n’y a pas de miousique, à Nice, moi.
L’HÔTELIER.
Milord, ce sera un grand malheur pour Nice, et un plus grand malheur encore pour l’hôtel d’York.
PREMIER ANGLAIS.
Et j’aurais donné, pour ma part, vingt-cinq livres sterling pour entendre de la miousique.
L’HÔTELIER.
Mais, pour cette somme, milord eût voulu certainement de bonne musique ?
PREMIER ANGLAIS.
Oh ! cela m’est égal.
L’HÔTELIER.
Eh bien, mais alors, il me semble...
Se retournant.
Tiens, qu’est-ce que cet homme-là ?
Pendant que l’hôtelier causait avec les Anglais, Louet, en veste de chasse, traînant son fusil, le bas de son pantalon en lambeaux, est entré et s’est laissé tomber sur une chaise.
PREMIER ANGLAIS, sortant.
Vous avez entendu moi, n’est-ce pas ?
L’HÔTELIER.
Oui, milord.
PREMIER ANGLAIS.
Je quitté Nice dès demain, si je n’avais pas ce que je demandé, et, si je l’avé, je donné vingt-cinq livres sterling, et mon ami aussi.
DEUXIÈME ANGLAIS.
Je donné vingt-cinq livres sterling aussi, moi.
L’HÔTELIER.
Milord, on fera ce que l’on pourra.
Les Anglais sortent.
Scène II
L’HÔTELIER, LOUET
L’HÔTELIER.
Monsieur paraît bien fatigué ?
LOUET.
Pas fatigué, monsieur : rendu, c’est le mot.
L’HÔTELIER.
Monsieur a faim peut-être ?
LOUET.
C’est-à-dire que je meurs d’inanition.
L’HÔTELIER.
Alors, monsieur désire ?...
LOUET.
Une chambre pour un, et un dîner pour quatre.
L’HÔTELIER.
Monsieur attend trois de ses amis ?
LOUET.
Faites toujours, faites !
L’HÔTELIER, à la cantonade.
Préparez la chambre n° 17, servez un dîner pour quatre.
Se retournant vers Louet.
Monsieur peut-il m’expliquer comment il arrive à cette heure ? Toutes les diligences sont passées, et, à moins que monsieur n’ait sa voiture...
LOUET.
Ma voiture, monsieur ?
Montrant ses jambes.
La voilà, ma voiture.
L’HÔTELIER.
Et d’où venez-vous ainsi et par cette chaleur ?
LOUET.
De Marseille, monsieur, de Marseille !
L’HÔTELIER.
Comment ! monsieur, vous venez de Marseille à pied, comme cela, en chassant ? Mais il y a soixante lieues, monsieur, de Marseille à Nice.
LOUET.
Aussi, monsieur, c’est toute une aventure.
L’HÔTELIER.
Qui doit être curieuse ?
LOUET.
Oui, monsieur ; mais, comme le récit serait un peu long, le récit pourrait vous paraître ennuyeux.
L’HÔTELIER.
Comment donc, monsieur, ennuyeux ? le récit d’un homme qui a commandé un souper pour quatre ? Jamais !
LOUET.
Monsieur, il faut vous dire que je suis chasseur.
L’HÔTELIER.
Je le vois, monsieur.
LOUET.
Chasseur et Marseillais. D’ailleurs, tout Marseillais est chasseur.
L’HÔTELIER.
J’ai toujours entendu dire cela, oui, monsieur, et la chose m’a d’autant plus étonné, que j’ai entendu dire, en même temps, qu’il n’y a pas de gibier sur le territoire...
LOUET.
Effectivement, monsieur, le gibier n’est pas commun aux environs de Marseille ; je dirai même qu’il est rare ; mais nous avons le passage des pigeons,
L’HÔTELIER.
Comment, le passage des pigeons ? Il passe donc des pigeons à Marseille ?
LOUET.
Sans doute.
L’HÔTELIER.
En êtes-vous bien sûr ?
LOUET.
Mais par milliers, monsieur ! au point que l’air en est obscurci.
L’HÔTELIER.
Je ne crois pas au passage des pigeons ; j’en ai beaucoup entendu parler, mais je ne l’ai jamais vu.
LOUET.
Monsieur, voyez les Pionniers de M. Cooper, le passage des pigeons y est positivement constaté.
L’HÔTELIER.
Oui, constaté en Amérique.
LOUET.
Eh bien, monsieur, si les pigeons vont en Amérique, pourquoi ne passeraient-ils point par Marseille pour y aller ? Les bâtiments qui vont, d’Alexandrie et de Constantinople, en Amérique y passent bien.
L’HÔTELIER.
C’est juste, monsieur, et je n’ai plus rien à dire.
LOUET.
Je disais donc, monsieur, que nous avons la passée des pigeons.
À part.
Il se tait, il est convaincu.
Haut.
Vous comprenez bien qu’un chasseur ne laisse point s’écouler une époque comme celle-là, sans se mettre, tous les matins, à l’affût. Il y a trois jours, j’étais donc à mon poste, avant le jour, comme d’habitude. J’avais attaché au haut d’un pin mon pigeon privé, qui se débattait comme un diable, quand tout à coup il me semble voir, à la lueur des étoiles, un animal qui se pose sur mon arbre. À force de regarder, je reconnais que cet animal est un oiseau, et que cet oiseau est un chastre.
L’HÔTELIER.
Qu’est-ce qu’un chastre ?
LOUET.
Vous ne connaissez pas le chastre, monsieur ? C’est un oiseau qui n’a pas son pareil au monde : le fumet du pluvier et le goût de l’ortolan.
L’HÔTELIER.
Peste !
LOUET.
Je sors tout bonnement le canon de mon fusil de ma hutte, monsieur... J’étais caché dans une hutte... J’étais d’aplomb, et, quand je le tiens bien là, j’appuie sur la gâchette... Monsieur, j’avais eu l’imprudence de ne pas décharger mon fusil ; mon fusil, chargé de la veille, fait long feu.
L’HÔTELIER.
Ah ! diable !
LOUET.
N’importe ! je vis bien, à la manière dont l’oiseau s’était envolé, qu’il en tenait ; je le suivis jusqu’à sa remise, puis je reportai les yeux sur mon arbre... Monsieur, chose étonnante ! j’avais manqué le chastre, mais j’avais coupé la ficelle de mon pigeon.
L’HÔTELIER.
De sorte que votre pigeon était parti ?
LOUET.
Justement, monsieur ! Je compris que, ce jour-là, n’ayant plus de pigeon pour appeler les autres, je perdrais mon temps à mon poste ; je me décidai, en conséquence, à me mettre à la poursuite de mon chastre. Malheureusement, je n’avais pas de chien ; il me fallut donc battre les buissons moi-même ; mon gredin de chastre avait couru à pied, monsieur ; il partit derrière moi quand je le croyais devant : je me retournai au bruit de ses ailes, et lui envoyai mon coup de fusil au vol... un coup de fusil perdu, comme vous comprenez bien... Cependant, je vis voler des plumes.
L’HÔTELIER.
Vous vîtes voler des plumes ?
LOUET.
Oui, monsieur ; j’en retrouvai même une que je mis à ma boutonnière.
L’HÔTELIER.
Si vous vîtes voler des plumes, c’est qu’il était touché.
LOUET.
C’est mon opinion ; aussi, je m’élançai à sa poursuite. Mais l’animal était sur pied ; il partit à plus de cent pas. N’importe, je lui envoyai tout de même mon coup de fusil. Un grain de plomb, après tout, on ne sait pas où cela va !
L’HÔTELIER.
Ni d’où ça vient, monsieur ; moi, j’en ai reçu un jour...
LOUET.
Ah ! diable ! dans le visage ?
L’HÔTELIER.
Non, monsieur, au contraire ; mais n’importe, cela cingle joliment.
LOUET.
Heu !... En tout cas, l’animal dut avoir grand’peur ! car il fit un troisième vol de plus d’un quart de lieue.
L’HÔTELIER.
Ouais !
LOUET.
Mais, c’est égal, du moment qu’il était posé, comme j’avais juré de le rejoindre, je me mis à sa poursuite. Ah ! le brigand ! il savait bien à qui il avait affaire ! il partait à des cinquante, à des soixante pas, n’importe, monsieur, je tirais toujours ; j’étais comme un tigre ! si je l’avais tenu, je l’aurais dévoré vivant. Ce n’était plus du sang que j’avais dans les veines, c’était du vitriol ; nous autres tètes de feu, l’irritation nous rend féroces. Mais le maudit chastre, monsieur, il était ensorcelé ; on eût dit l’oiseau du prince Camaralzaman. Je marchais toujours, je tirais de deux cents pas en deux cents pas. Je dévorais l’espace ; je laissai à ma droite Cassis et la Ciotat, je m’élançai dans la grande plaine qui s’étend de Lisle à Saint-Cyr. Il y avait quinze heures que je marchais sans m’arrêter, tantôt à droite, tantôt à gauche ; si c’eût été en droite ligue, j’eusse dépassé Toulon ; les jambes me rentraient dans le ventre. Quant au diable de chastre, il n’y paraissait pas... Enfin, je vis venir la nuit ; à peine me restait-il une demi-heure de jour pour rejoindre mon infernal oiseau ! Je fis vœu à Notre-Dame de la Garde de lui accrocher dans sa chapelle un chastre d’argent si j’arrivais à rejoindre le mien... Pécaïre ! sous prétexte que je n’étais pas marin, elle fit semblant de ne pas m’entendre. La nuit venait de plus en plus. J’envoyai à mon chastre un dernier coup de fusil de désespoir ; il aura entendu siffler le plomb, monsieur ; car, cette fois-là, il fit un tel vol, qu’il passa au-dessus du village de Saint-Cyr et se perdit au delà des maisons.
L’HÔTELIER.
Ah ! par exemple, monsieur, voilà qui était décourageant.
LOUET.
Aussi, étais-je découragé, oui, je l’avoue. Heureusement, j’avais un ami qui était aubergiste à l’enseigne de l’Aigle noir, à Saint-Cyr ; j’arrivai chez mon ami, je le priai de me faire préparer à souper, de me faire couvrir un lit, puis je lui racontai mon aventure. Il me fit expliquer où j’avais perdu de vue mon chastre. Je lui indiquai du mieux que je pus l’endroit, il réfléchit un instant ; puis : « Votre chastre ne peut être que dans les bruyères à droite du chemin, dit-il. – Justement ! m’écriai-je, c’est là que je l’ai perdu, et, s’il y avait de la lune, je vous y conduirais. – Eh bien, demain, au point du jour, me dit-il, si vous voulez, je prendrai mon chien, et nous irons le faire lever ! – Vous croyez que nous le retrouverons ? – J’en suis sûr ! – Bon ! n’y allez pas sans moi ! – Oh ! par exemple !... » Le soir, pour qu’il ne m’arrivât pas le même accident que le matin, je débourrai mon fusil et je le lavai. Il était sale, monsieur, que vous ne pouvez vous en faire une idée ! Le fait est que j’avais bien tiré soixante coups de fusil dans la journée, et que, si le plomb poussait, il y en aurait une belle traînée de Marseille à Saint-Cyr. Puis, cette précaution prise, je soupai, je me couchai, je dormis les poings fermés, et, à cinq heures du matin, mon hôte m’éveilla !
L’HÔTELIER.
Ah !
LOUET.
Je mis ma carnassière sur mon dos, je descendis, je remontai mon fusil, je tirai ma poire à pondre pour recharger : ma poire à poudre était vide ! Heureusement, mon hôte avait des munitions ; il m’offrit de la poudre, j’acceptai ; je flambai mon fusil, je le rechargeai. J’aurais dû voir, au grain de cette maudite poudre, qu’il y avait quelque chose ; mais je n’y fis pas attention. Nous partîmes, mon hôte, moi et Soliman.
L’HÔTELIER.
Soliman ?
LOUET.
Oui, son chien s’appelait Soliman. Un crâne chien tout de même ! À peine étions-nous dans les bruyères, qu’il tombe en arrêt, ferme comme un pieu ! « Voilà votre chastre, » me dit mon hôte. En effet, monsieur, devant son nez, mon chastre, monsieur ! mon chastre à trois pas de moi ! J’ajustai. « Mais que diable faites-vous ? me dit mon hôte. Vous allez le mettre en cannelle, ce pauvre animal, sans compter que vous pourriez bien envoyer du plomb à mon chien ! » C’était juste, je me reculai. Soliman avait les quatre pattes fichées en terre, monsieur ; on eût dit le chien de Céphale. Le chien de Céphale lut changé en caillou, comme monsieur sait.
L’HÔTELIER.
Non, je ne savais pas.
LOUET.
Eh bien, ce pauvre animal eut ce malheur.
L’HÔTELIER.
Et Soliman ?
LOUET.
Oui, revenons à Soliman. Soliman ne fut pas changé en caillou, lui, non ; il tenait l’arrêt, monsieur, que c’était une merveille ; il y serait encore, je crois, en arrêt, si son maître ne lui eût crié : « Pille ! pille ! » À ce mot, il s’élance, le chastre s’envole ! Je l’encadre, monsieur, comme jamais chastre n’a été encadré ; je le tenais là au bout de mon fusil, hein ! Le coup part, poudre éventée ! « Ah ! mon voisin, me dit mon hôte, si vous ne lui faites pas plus de mal que cela, il pourra bien vous conduire à Rome ! – À Rome ? m’écriai-je. Eh bien, oui, à Rome, quand il devrait m’y conduire, je l’y suivrai, à Rome ! j’ai toujours eu envie d’aller à Rome, moi ; j’ai toujours eu envie d’aller voir le pape ; qui peut m’empêcher d’aller voir le pape ? est-ce vous ? » J’étais furieux, vous comprenez ; s’il m’avait répondu la moindre chose, je lui aurais envoyé mon second coup dans le ventre.
L’HÔTELIER.
Bah !
LOUET.
Oui ; mais il ne répondit rien, heureusement pour lui. Si fait, je me trompe, il me répondit.
L’HÔTELIER.
Vous voyez bien.
LOUET.
Il me répondit : « Ah ! mon cher, vous êtes libre d’aller où vous voudrez. Bon voyage ! Je vous laisse mon chien, voulez-vous ? » L’offre me réconcilia avec lui. « Comment, si je le veux, je le crois bien ! – Vous me le rendrez eu repassant ? – Soyez tranquille. – Allez, Soliman, allez avec monsieur. » Tout le monde sait qu’un chien de chasse suit le premier venu ; aussi, Soliman me suivit, nous partîmes. Cet animal était l’instinct en personne ; figurez-vous qu’il avait vu se remettre le chastre, il alla droit dessus ; mais j’eus beau lui regarder sous le nez, je ne vis rien. Cette fois, monsieur, quand j’aurais dû le pulvériser, je ne lui aurais pas fait grâce. Pas du tout, pendant que je cherche, courbé comme cela, voilà mon diable de chastre qui s’envole, je lui envoie mes deux coups : pan ! pan ! poudre éventée ! Soliman me regarde d’un air qui veut dire : « Qu’est-ce que cela ? » Le regard de ce chien m’humilia. Je lui répondis comme s’il eût pu m’entendre : « Ce n’est rien, ce n’est rien, tu vas voir ! » On eût dit qu’il me comprenait, ce chien. Il se remet en quête ; au bout de dix minutes, il s’arrête. Un bloc, monsieur, un bloc ! c’était toujours mon chastre ; j’allai devant le nez du chien, piétinant comme si j’étais sur de la tôle rouge... Dans les jambes, monsieur, il me partit littéralement dans les jambes ! Je ne me possédais pas assez, je tirai le premier coup trop près, et le second coup trop loin. Le premier coup fît balle et passa à côté du chastre, le second coup écarta trop et le chastre passa dedans. C’est alors qu’il m’arriva une de ces choses... oh ! une de ces choses que je ne devrais pas répéter, si je n’étais pas si véridique ; ce chien, monsieur, ce chien, qui, du reste, était plein d’intelligence, ce chien me regarda un instant d’un air très goguenard ; puis, s’en étant venu tout près de moi, tandis que je rechargeais mon arme, il leva la patte, monsieur, me fit de l’eau sur ma guêtre, et reprit le chemin par lequel il était venu. Vous comprenez que, si c’eût été un homme qui m’eût fait une pareille insulte, il aurait eu ma vie ou j’aurais eu la sienne ; mais que voulez-vous que l’on dise à un animal que Dieu n’a pas doué de raison ?
L’HÔTELIER.
Le fait est que l’incongruité était sanglante.
LOUET.
Sanglante, c’est le mot. Aussi, vous comprenez bien qu’elle ne fit qu’augmenter ma rage. De ce moment, le chemin de Marseille fut oublié. Je marchai comme le Juif errant. Le chastre s’envolait de cinq cents pas en cinq cents pas. De vols en vols, de remises en remises, devinez où j’arrivai, monsieur ? J’arrivai sur les bords d’un fleuve sans eau.
L’HÔTELIER.
C’était le Var !
LOUET.
Justement, monsieur, c’était le Var. Je le traversai sans me douter que j’avais franchi les limites du royaume et que je foulais une terre étrangère ; mais n’importe, je l’eusse su, que j’aurais avancé tout de même. Je voyais mon chastre sautiller à deux cents pas devant moi, sur un sol où il n’y avait pas une touffe derrière laquelle il pût se cacher. Je m’approchai, le mettant en joue de dix pas en dix pas. Il était à trois portées de fusil, monsieur, quand tout à coup un épervier, un coquin d’épervier, qui tournait en rond au-dessus de ma tête, se laisse tomber comme une pierre, empoigne mon chastre et disparait avec lui.
L’HÔTELIER.
Oh ! par exemple, c’est avoir du guignon.
LOUET.
Je restai anéanti, monsieur.
L’HÔTELIER.
Il y avait de quoi.
LOUET.
C’est alors seulement que je ressentis toutes mes douleurs. J’avais le corps couvert de plaies. Je tombai sur le bord de la route. Un paysan passa. « Mon ami, lui dis-je, y a-t-il une ville quelconque, une cabane, un village dans les environs ? – Gnor, si, me répondit-il, é la citta di Nizza, un miglio avanti. » Je compris que cela voulait dire qu’il y avait la ville de Nice un mille plus loin ; j’étais en Italie, monsieur. Il n’y avait pas deux partis à prendre ; je me relevai, je m’appuyai sur mon fusil comme sur un bâton. Je n’étais soutenu que par l’espérance, monsieur, et maintenant que l’espérance m’avait abandonné, je sentais toute ma faiblesse. Enfin, j’entrai dans la ville, je demandai au premier passant venu l’adresse d’une bonne auberge ; car, comme vous comprenez bien, monsieur, j’avais besoin de me refaire. Il m’enseigna l’hôtel d’York, et me voilà, monsieur, me voilà.
L’HÔTELIER.
Vous êtes le bienvenu, monsieur, et nous allons hâter votre souper et celui de vos amis ; quant à votre chambre, elle sera à votre disposition quand vous voudrez.
LOUET.
Merci, ce ne sera pas de refus, le souper surtout.
L’HÔTELIER.
Je le hâte, monsieur, je le hâte.
LOUET.
Oui, hâtez-le.
Scène III
LOUET, seul
Ma foi, j’ai demandé à souper pour quatre, et j’ai bien fait. Voilà de fait douze heures que je n’ai mangé : depuis ce matin cinq heures ; il est cinq heures du soir, j’ai fait le tour du cadran, cela vaut bien qu’on fasse un petit extra. Quelle chance d’avoir reçu avant-hier mes appointements de quatrième basse du théâtre de Marseille, cinquante francs ! Dix pour le dîner, cinq pour la chambre et le service, restera trente-cinq francs pour mon retour. Trente-cinq francs.
Il fouille dans ses poches.
Ah çà ! mais où diable ai-je donc mis mon argent ? Ouais ! qu’est-ce que cela ? Les pièces de cent sous ont troué la toile de mon gousset, je les ai semées avec mon plomb sur la route de Saint-Cyr à Nice. Pas un denier pas une obole, pas de quoi passer le Styx ! Ouf ! et moi qui ai commandé une chambre pour un et un souper pour quatre ! Garçon ! garçon ! garçon !
Se pendant à la sonnette et très vite.
Garçon ! garçon ! garçon !
Scène IV
LOUET, LE GARÇON
LE GARÇON.
Eh ! monsieur, est-ce que l’on vous égorge ?
LOUET.
Avez-vous commandé mon souper ?
LE GARÇON.
Oui, monsieur.
LOUET.
Décommandez-le, alors, décommandez-le à l’instant même.
LE GARÇON.
Mais... et les amis de monsieur ?
LOUET.
Ils viennent de me crier par la fenêtre qu’ils n’ont pas faim.
LE GARÇON.
Oh ! quand les amis de monsieur n’auraient pas faim, cela n’empêche pas monsieur de souper !
LOUET.
Mais vous comprenez bien que, si mes amis n’ont pas faim, je n’ai pas faim non plus, moi...
LE GARÇON.
Monsieur a donc déjeuné bien tard ?
LOUET.
Très tard.
LE GARÇON.
Et monsieur n’a véritablement besoin de rien ?
LOUET.
Non ! non ! non ! mais quand on vous dit que non, mille bombes !
LE GARÇON.
Oh ! il faut que ce soit quelque milord, car il est bien insolent !
Il sort.
Scène V
LOUET, seul
Un milord, moi ?... garçon peu physionomiste, va ! Eh bien, en voilà une position agréable ; mais pas un sou, littéralement pas un sou. J’ai bien mon fusil ; bah ! ils m’en offriront dix francs. J’ai bien ce solitaire ; mais c’est un sentiment, et j’aimerais mieux mourir de faim que de m’en défaire ; et c’est qu’avec cela j’ai une faim canine. Ah ! que vois-je !
Apercevant la basse.
Une basse !
Il se saisit de la basse.
Vous me direz : « Qu’a donc de commun une basse avec un homme qui n’a ni déjeuné ni soupe ? » D’abord, ils ont tous les deux l’estomac vide. Et puis cette basse, c’est une amie, car on peut dire sans fatuité que, lorsqu’on a tenu un instrument pendant vingt ans entre ses bras, ou plutôt entre ses jambes, on doit être lié avec lui ; et puis j’ai toujours remarqué que rien ne me faisait venir des idées, à moi, comme le son de la basse. Et Dieu sait si j’ai besoin d’une idée !... Allons !
Il joue Une fièvre brûlante ; à mesure qu’il joue, les portes s’ouvrent ; l’Hôte et les Garçons rentrent. La salle s’emplit peu à peu.
Scène VI
LOUET, L’HÔTELIER, GARÇONS et SERVANTES
L’HÔTELIER.
Bravo ! bravo !
TOUS.
Ah ! bravo ! bravo !
L’HÔTELIER.
Diable ! et nos Anglais qui demandent de la musique !... Monsieur, vous êtes un instrumentiste distingué.
LOUET.
J’ai refusé la place de première basse à l’Opéra de Paris.
À part.
Ce n’est pas vrai ; mais je suis à l’étranger, et je ne veux pas abaisser la France.
L’HÔTELIER.
Cependant, monsieur, c’était une belle place.
LOUET.
Dix mille francs d’appointements, monsieur, et la nourriture. Tous les jours, à déjeuner, des côtelettes et du vin de Bordeaux ; tous les jours, à diner, quatre plats et du Champagne glacé.
L’HÔTELIER.
Et vous avez refusé tout cela, monsieur ?
LOUET.
C’est-à-dire que j’ai accepté, monsieur, et qu’aussitôt mon retour à Marseille, je partirai pour Paris.
L’HÔTELIER.
Avant de partir de Nice, d’abord, monsieur, voudriez-vous nous consacrer une soirée ?
LOUET.
Une soirée ? Hum ! croyez-vous qu’une ville comme Nice couvrirait nos frais ?...
L’HÔTELIER.
Comment, monsieur ! mais, dans ce moment-ci, nous regorgeons d’Anglais poitrinaires et qui adorent la musique ; dans mon seul hôtel, il y en a quatorze.
LOUET.
Il est vrai que votre hôtel est le meilleur hôtel de Nice, et que la table, à ce qu’on assure, est excellente.
L’HÔTELIER.
J’espère que monsieur en jugera avant de partir.
LOUET.
Dame, je ne sais encore !
L’HÔTELIER.
Je n’ai pas de conseil à donnera monsieur, mais je suis sûr qu’une soirée qu’il nous consacrerait ne serait pas une soirée perdue.
LOUET.
Et que croyez-vous que cette soirée puisse me rapporter ?
L’HÔTELIER.
Si monsieur veut me laisser faire les avances et distribuer les lettres, je garantis cent écus.
À part.
Je ne risque rien, milord Ollibon souscrit seul pour vingt-cinq guinées !
LOUET, joyeux.
Cent écus !
L’HÔTELIER, se trompant à l’expression.
Ce n’est pas beaucoup, je le sais ; mais Nice, monsieur, ce n’est ni Paris ni Rome.
LOUET.
C’est une charmante ville, et, en considération de la ville, si j’étais bien sûr, sans avoir à m’occuper de rien que de prendre cotte basse et de charmer l’auditoire, d’arriver à cent écus de recette...
L’HÔTELIER.
Je vous les garantis une seconde fois.
LOUET.
Et nourri, nourri comme à l’Opéra de Paris ?
L’HÔTELIER.
Et nourri.
LOUET.
Alors, monsieur, annoncez-moi, affichez-moi.
L’HÔTELIER.
Pour quand ?
LOUET.
Mais pour quand vous voudrez.
L’HÔTELIER.
Pour ce soir.
LOUET.
C’est bien prompt, il est sept heures.
L’HÔTELIER.
Raison déplus, monsieur ; tout le monde est sur la promenade, ou au salon de conversation ; un coup de tambour fera l’affaire.
LOUET.
Allez donc, alors.
L’HÔTELIER.
Votre nom ?
LOUET.
M. Louet.
L’HÔTELIER.
De passage à Nice.
LOUET.
Non ! non ! non ! Venu de Marseille à Nice à la poursuite d’un chastre.
L’HÔTELIER.
Ceci est-il bien utile à mettre sur l’affiche ?
LOUET.
Mais c’est indispensable, monsieur, attendu que je suis en veste de chasse et en guêtres, le tout même assez détérioré ; et le respectable public niçois pourrait croire que je lui manque de respect, quand il n’en serait rien, monsieur, ma parole d’honneur, incapable !
L’HÔTELIER.
Je ferai ce que vous voudrez. Et que jouerez-vous ?
LOUET.
N’annoncez rien, faites apporter toute ? les partitions du théâtre. Je les connais toutes, je jouerai huit morceaux de première importance, au choix de l’auditoire. Cela flattera l’orgueil des Anglais. Comme vous le savez, monsieur, ces insulaires sont pleins d’amour-propre.
L’HÔTELIER.
Eh bien, c’est dit, c’est convenu. Je vous garantis cent écus et je vous nourris. À l’instant même, on va vous monter votre déjeuner.
LOUET.
Songez, monsieur, que c’est d’après ce prospectus que je me ferai une idée de votre manière de tenir vos engagements.
L’HÔTELIER.
Soyez tranquille !
Aux Garçons.
Un déjeuner de première classe à M. Louet.
Il sort.
Scène VII
LOUET, UN GARÇON, puis L’HÔTELIER, revenant
LOUET, prenant la basse dans ses bras et exécutant une sarabande.
Tradéri déri déri déri déra, tradéri déri déri déri déra.
LE GARÇON, entrant, portant des plats.
Tiens ! qu’est-ce que vous faites donc ?
LOUET.
Ne faites pas attention, je reconduis ma danseuse... Ah ! filet sauté ! côtelette à la jardinière ! vin frappé ! c’est bien véritablement, comme l’a dit cet honnête hôtelier, un déjeuner de première classe.
Il s’attable et mange.
L’HÔTELIER, entrant.
Eh bien, êtes-vous content, monsieur ?
LOUET.
Enchanté !
L’HÔTELIER.
C’est qu’il n’y a plus à s’en dédire à cette heure : on affiche, monsieur, et le tambour a l’ordre.
LOUET.
Je ne m’en dédis pas, monsieur, et, avec l’aide de Dieu, je ne démentirai pas l’affiche et je ferai honneur au tambour. Seulement, monsieur, maintenant, pourriez-vous me dire par quelle voie je puis m’en retourner demain à Marseille ?
L’HÔTELIER.
Demain ! vous êtes donc bien pressé ?
LOUET.
Monsieur, depuis vingt ans, je n’ai pas manqué à mon service un seul jour, et voilà deux soirées qu’on ne m’a pas vu au théâtre. On doit me croire mort.
L’HÔTELIER.
Il y a justement dans le port, monsieur, une charmante corvette qui fait voile pour Toulon. Le capitaine est de mes amis, un vrai loup de mer.
LOUET.
Toulon ! tiens, je ne connais pas Toulon et serais bien aise de le connaître.
L’HÔTELIER.
Eh bien, cela tombe à merveille. Voici le capitaine Garnier.
LOUET.
Attendez donc ! c’est que je crains la mer.
L’HÔTELIER.
Bah ! la mer est comme d’huile en ce moment... Capitaine !
Scène VIII
LOUET, L’HÔTELIER, LE CAPITAINE GARNIER
LE CAPITAINE.
Hein ?
L’HÔTELIER.
Voici un artiste !
LE CAPITAINE.
Un artiste, ça ?
LOUET.
Ça ! oui, monsieur ; M. Louet, monsieur, première basse au théâtre de Paris.
LE CAPITAINE.
Eh bien, qu’est-ce que ça me fait, à moi ?
LOUET, bas, à l’Hôtelier.
Dites-moi, il n’est pas d’humeur sociable, votre capitaine.
L’HÔTELIER.
Capitaine, pardon !
LE CAPITAINE.
Faites vite, je suis pressé ; je pars demain.
LOUET.
Nous le savons bien, capitaine, et c’est justement pour cela...
LE CAPITAINE.
Quoi ?
L’HÔTELIER.
Que nous vous arrêtons. Voici monsieur qui donne un concert à Nice ce soir, et qui voudrait retourner à Toulon.
LE CAPITAINE.
Par ma corvette ?
L’HÔTELIER.
Oui, monsieur, par la belle corvette du capitaine Garnier, la Vierge des Sept-Douleurs.
LE CAPITAINE.
Eh bien, faites porter à bord monsieur avant le jour.
L’HÔTELIER, sortant.
Bien ! bien ! bien !
LOUET.
Vous vous en allez ?
L’HÔTELIER.
Je vais soigner votre second service.
Il sort.
LOUET, à part.
Si je faisais une politesse à ce loup de mer...
Haut.
Monsieur !
LE CAPITAINE.
Plaît-il ?
LOUET.
Monsieur, j’ai d’excellent Champagne frappé, et, s’il vous plaisait de boire un verre de vin avec moi, à notre heureuse traversée...
LE CAPITAINE.
Je ne bois que de l’eau.
LOUET.
Eh bien, monsieur, un verre d’eau.
LE CAPITAINE.
Soit.
Il se verse un verre d’eau et va le porter à ses lèvres ; on entend le tambour.
Qu’est-ce que cela ?
LOUET.
Oh ! ne faites pas attention.
LE CAPITAINE.
Comment, que je ne fasse pas attention ? On bat le rappel, et vous me dites de ne pas faire attention.
LOUET.
C’est pour moi, monsieur. On m’annonce.
LE CAPITAINE.
Ah ! diable ! je croyais que c’était pour les Anglais.
LOUET.
C’est pour eux aussi.
LE CAPITAINE.
Comment, c’est pour eux ?
LOUET.
Oui... Les Anglais aiment beaucoup la musique, quoique, en général, ils ne soient pas musiciens.
LE CAPITAINE.
Pas musiciens ? Tonnerre du diable si vous les aviez entendus à Trafalgar, vous ne diriez pas cela.
LOUET.
À Trafalgar ! Je n’ai pas pu les entendre, monsieur, je n’y n’y étais pas... Il paraît que c’était un beau concert.
LE CAPITAINE.
Très beau ! j’y étais, moi. À demain matin.
LOUET.
Monsieur, reste un dernier article.
LE CAPITAINE.
Lequel ?
LOUET.
Celui du prix de la traversée.
LE CAPITAINE.
Ne me dites-vous pas que vous jouez de cela ?...
LOUET.
De cela... Oui, monsieur.
LE CAPITAINE.
Eh bien, vous m’en jouerez un air, et tout sera dit.
LOUET.
Un air de... ?
LE CAPITAINE.
Un air de cela, ou d’autre chose, peu m’importe, pourvu que ce soit un air.
Il sort.
Scène IX
LOUET, puis L’HÔTELIER
LOUET.
Il n’est pas poli, mais il est désintéressé. Il paraît, au reste, qu’il est musicien, et que ce concert que les Anglais lui ont donné à Trafalgar lui est resté dans l’esprit. J’avais d’abord pris mauvaise opinion de lui quand il m’a dit qu’il ne buvait que de l’eau. Il paraît que je m’étais trompé, et que c’est un brave homme au fond.
L’HÔTELIER.
Voici votre second service, mon cher hôte... Mais je vous avoue que je crois que vous n’aurez pas le temps.
LOUET.
Le temps de quoi ?
L’HÔTELIER.
De finir votre dîner.
LOUET.
Comment cela ?
L’HÔTELIER.
Il y a une telle impatience de vous entendre, que les salons sont pleins déjà... Tenez...
LOUET.
Ah ! mais voilà qui est très flatteur pour mon amour-propre.
L’HÔTELIER.
Oui, mais pour votre appétit...
LOUET.
Monsieur, faites porter, je vous prie, le second service dans ma chambre, je souperai.
L’HÔTELIER.
Alors, je puis annoncer que vous êtes prêt.
LOUET.
Annoncez, monsieur, annoncez.
L’HÔTELIER, ouvrant les portes.
Pour répondre à l’impatience de l’honorable public, voici M. Louet qui interrompt son dîner.
TOUT L’AUDITOIRE.
Bravo !
LOUET, sa basse à la main.
Messieurs !...
L’AUDITOIRE.
Bravo !
LOUET.
Messieurs !...
L’AUDITOIRE.
Bravo ! bravo !
LOUET, à part.
Je crois décidément que ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de commencer mon grand air...
ACTE II
Deuxième Tableau
L’intérieur de la corvette.
Scène première
LOUET, seul, couché dans un hamac, la tête appuyée entre les deux mains
Ah ! je m’en doutais bien, que cela me ferait cet effet-là... Je l’avais dit à ce brave homme d’hôtelier... « Comme d’huile, comme d’huile !... » Oui ! Ce qu’il y a de plus humiliant dans tout ceci, c’est le peu d’attention que ces gens de mer font à vos souffrances... Il y a même plus, c’est qu’au lieu de les plaindre, ils en rient... Mais, au fait, six heures de traversée sont bientôt faites ; un peu de courage... Brrrou !... Oh ! que se passe-t-il donc là-haut ?... Quelque chose d’extraordinaire, ce me semble.
Le tambour bat le branlebas.
Le signal du déjeuner probablement... Je serai un triste convive, et, si le capitaine n’a que moi pour lui tenir tête...
Scène II
LOUET, LE CAPITAINE GARNIER, PLUSIEURS MARINS, UN MOUSSE
LA VOIX DU CAPITAINE.
Allons, allons, sur le pont les sabres, les haches, les piques !
VOIX, dans le dessous.
Voilà, voilà, voilà !
LOUET.
Des sabres, des piques, des haches !... Pourquoi donc faire ces instruments guerriers ?...
Un marin passe portant une brassée de sabres.
Mon ami, qu’annonce ce tambour, s’il vous plait ?
LE MARIN.
Il annonce les Anglais, mon brave homme...
LOUET.
Les Anglais !... les Anglais ! mais ce sont de très bons enfants ; ce sont eux, hier, qui m’ont fait les trois quarts de ma recette.
LE MARIN.
Eh bien, ils pourront bien vous la reprendre tout entière aujourd’hui.
LOUET.
Me reprendre mes cent écus !... que signifie cela ?...
Un Marin passe avec une brassée de piques.
Oh ! oh ! des piques maintenant !...
Un Marin passe avec une brassée de haches.
Des haches !... Décidément, il y a quelque chose là-haut qui n’est pas naturel.
Il essaye de marcher.
Diable de roulis, va !... Certainement, je n’ai pas le pied marin.
LA VOIX DU CAPITAINE.
Antoine, apporte-moi ma pipe.
UNE VOIX.
Oui, capitaine...
Un Mousse passe arec une énorme pipe à la main.
LOUET, l’arrêtant.
Pardon, mon petit ami, mais que se passe-t-il donc là-haut ?
LE MOUSSE.
Là-haut ?
LOUET.
Est-ce que l’on déjeune ?
LE MOUSSE.
Ah ! oui, drôlement !... il va y en avoir quelques-uns qui auront une indigestion de plomb et d’acier de ce déjeuner-là... Mais lâchez-moi, le capitaine attend sa pipe.
LOUET.
Oh ! dans tous les cas, il est évident, n’est-ce pas, mon petit ami, que, si le capitaine attend sa pipe, c’est que le danger n’est pas grand.
LE MOUSSE.
Au contraire !... quand il la demande, c’est que ça chauffe... ça chauffe !...
LOUET.
Mais enfin qu’est-ce qui chauffe ?
LE MOUSSE.
La grande marmite donc !... celle où il y a du bouillon pour tout le monde. Montez sur le pont, et vous verrez...
Il monte à l’écoutille.
LOUET.
Au fait, je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire que de voir... Diable de roulis, va !... C’est étonnant, ça m’a guéri, du reste... je n’éprouve plus rien... il n’y a que ce diable de roulis... Ah ! je tiens l’échelle...
Au fur et à mesure qu’il monte, le bâtiment s’enfonce et découvre le pont. Chacun est à son poste : les Canonniers à leurs pièces, le Capitaine à son banc, les Gabiers dans les lunes. Louet passe sa tête par l’écoutille.
Troisième Tableau
Le pont de la corvette.
Scène première
LOUET, LE CAPITAINE GARNIER, TOUT L’ÉQUIPAGE
LE CAPITAINE.
C’est bien !... chacun à son poste, et faites-leur voir de quel pays nous sommes... en attendant qu’on leur montre de quel bois nous nous chauffons : le pavillon tricolore à la corne, et assurez-le-moi par un bon coup de canon.
LOUET.
Comment, par un coup de canon ?
Le pavillon monte, un coup de canon retentit.
LE CAPITAINE.
C’est bien !... quand ce ne serait que pour leur montrer que nous avons de la poudre et des boulets.
LOUET.
Bonjour, capitaine... Hum ! Il paraît qu’il y a quelque chose de nouveau à bord.
LE CAPITAINE.
Ah ! c’est vous, mon cher monsieur Louet ! J’ai entendu dire que vous aviez eu un très beau succès hier...
LOUET.
Mais, oui, capitaine, je n’ai pas à me plaindre.
LE CAPITAINE.
Et comment vous portez-vous, ce matin ?
LOUET.
J’ai été malade... oui, le roulis... Mais cela va mieux... beaucoup mieux.
LE CAPITAINE.
Je vous en fais mon compliment... Monsieur Louet, avez-vous jamais vu un combat naval ?
LOUET.
Jamais, capitaine.
LE CAPITAINE.
Avez-vous envie d’en voir un ?
LOUET.
Mais, capitaine, j’avoue... j’avoue que j’aimerais mieux voir autre chose.
LE CAPITAINE.
J’en suis fâché ; car, si vous aviez envie d’en voir un... mais un beau... vous auriez été servi à la minute.
LOUET.
Comment ! monsieur, nous allons avoir un combat naval ?... Ah ! vous plaisantez, capitaine... Farceur de capitaine !
LE CAPITAINE.
Ah ! je plaisante ? Montez encore deux échelons et regardez... Y êtes-vous ?
LOUET.
Oui, capitaine.
LE CAPITAINE.
Eh bien, que voyez-vous ?
LOUET.
Je vois trois forts beaux bâtiments.
LE CAPITAINE.
Comptez bien.
LOUET.
J’en vois quatre.
LE CAPITAINE.
Cherchez encore.
LOUET.
Cinq... six... Ah ! ah !
LE CAPITAINE.
Vous connaissez-vous en pavillons ?
LOUET.
Assez mal.
LE CAPITAINE.
N’importe, regardez celui que porte le plus grand, là, à sa corne... où est notre pavillon tricolore à nous... qu’y a-t-il sur ce pavillon ?
LOUET.
Je me connais très peu en figures héraldiques ; cependant je crois distinguer une harpe.
LE CAPITAINE.
Eh bien, c’est la harpe d’Irlande... D’ici à cinq minutes, ils vont nous jouer un air.
LOUET.
Capitaine !
LE CAPITAINE.
Quoi ?
LOUET.
Capitaine ! mais il me semble qu’ils sont encore loin de nous et qu’on déployant toute cette toile qui ne fait rien là, le long de vos vergues et de vos mâts, vous pourriez vous sauver... Moi, je sais qu’à votre place, je me sauverais... Pardon !... C’est mon opinion comme quatrième basse au théâtre de Marseille, et je serais heureux de vous la faire partager... Si j’étais marin, peut-être en aurais-je une autre.
LE CAPITAINE.
Si, au lieu d’être une basse, c’était un homme qui m’eût dit ce que vous venez de me dire, monsieur, cela se passerait mal.
LOUET.
Capitaine !
LE CAPITAINE.
Apprenez que le capitaine Garnier ne se sauve pas... Il se bat jusqu’à ce que son vaisseau soit criblé, puis il attend l’abordage ; puis, quand son pont est couvert d’Anglais, il descend vers la sainte-barbe avec sa pipe, il s’approche d’un tonneau de poudre... et il envoie les Anglais voir si le Père éternel est là-haut.
LOUET.
Mais les Français ?
LE CAPITAINE.
Les Français aussi.
LOUET.
Alors, il n’y a donc que les passagers... ?
LE CAPITAINE.
Les passagers tout de même.
LOUET.
Allons, capitaine, pas de mauvaise plaisanterie.
LE CAPITAINE.
Je ne plaisante jamais, monsieur, quand le branlebas est battu.
LOUET.
Capitaine, capitaine, au nom du droit des gens, descendez-moi à terre... J’aime mieux m’en aller à pied... Je suis bien venu, je m’en irai bien...
LE CAPITAINE, posant sa pipe.
Voulez-vous que je vous donne un conseil, monsieur Louet ?
LOUET.
Donnez, monsieur, donnez : un conseil est toujours le bienvenu, donné par un homme raisonnable.
LE CAPITAINE.
Eh bien, monsieur Louet, c’est d’aller vous coucher ; vous en venez, n’est-ce pas ? retournez-y.
LOUET.
Une dernière demande, capitaine.
LE CAPITAINE.
Faites, monsieur.
LOUET.
Avons-nous quelque chance de salut ? C’est un homme marié, ayant femme et enfant, qui vous fait cette question...
À part.
Je lui dis cela pour l’intéresser : le fait est que je suis garçon.
LE CAPITAINE.
Écoutez, monsieur Louet ; je comprends tout ce que la position a de désagréable pour un homme qui n’est pas du métier.
LOUET.
Ah !
LE CAPITAINE.
Oui, monsieur, il y a une chance.
LOUET.
Laquelle, capitaine ? Et, si je puis vous être bon à quelque chose, disposez de moi.
LE CAPITAINE.
Voyez-vous ce nuage noir au sud-sud-ouest ?
LOUET.
Je le vois comme je vous vois, monsieur.
LE CAPITAINE.
Il ne nous promet encore qu’un grain.
LOUET.
Un grain de quoi, capitaine ?
LE CAPITAINE.
Qu’un grain de vent.
LOUET.
Eh bien ?
LE CAPITAINE.
Eh bien, monsieur, priez Dieu qu’il se change en tempête.
LOUET.
Comment ! en tempête, capitaine ? Mais on fait naufrage par les tempêtes !
LE CAPITAINE.
Eh bien, c’est encore ce qui peut nous arriver de plus heureux !
Il reprend sa pipe et s’aperçoit qu’elle est éteinte.
Antoine ! Antoine ! mais où es-tu donc, sardine de malheur ?
LE MOUSSE.
Me voilà, capitaine.
LE CAPITAINE.
Va me rallumer ma pipe ; car, ou je me trompe fort, ou le bal va commencer.
En ce moment, an petit nuage blanc apparaît au flanc du vaisseau le plus rapproché ; puis on entend un bruit sourd. Le haut de la muraille de la corvette se démolit, et un Canonnier, monté sur l’affût de sa pièce, tombe sur l’épaule de Louet.
LOUET.
Allons donc, mon ami ; ce n’est pas drôle du tout, ce que vous faites là !
Repoussant le Canonnier.
Allons donc !
L’Artilleur tombe à terre.
Ouais ! qu’est-ce donc ? Il est mort !
LE CAPITAINE.
Eh bien, ne vous avais-je pas dit que le bal allait commencer !
Aux Marins.
Allons ! en place pour la contredanse !
LOUET.
Attendez ! attendez ! je n’en suis pas, moi ! je n’en suis pas !
Il se sauve et redescend par l’écoutille.
Scène II
LE CAPITAINE GARNIER, L’ÉQUIPAGE
Commencement du combat.
LE CAPITAINE.
En plein bois, mes enfants ! en plein bois ! Coupez-les par le milieu du corps, ces gredins d’Anglais !
Bordée de canon.
Ah ! ils en tiennent ! bravo ! bravo !
DES VOIX.
Capitaine, un bâtiment à l’arrière !
LE CAPITAINE.
Mettez deux pièces de chasse en batterie, et feu ! morbleu ! feu !
Tonnerre.
Ah ! ah ! voilà le bon Dieu qui s’en mêle. Que dites-vous de l’ouverture, monsieur Louet ?
LOUET, dans la cale.
Je dis monsieur qu’on dirait celle de la fin du monde.
LE CAPITAINE.
Ah ! ah ! le feu se ralentit, enfants !... Que voyez-vous là-haut ?
UNE VOIX.
Les Anglais changent de manœuvre.
LE CAPITAINE.
Que fait le vaisseau amiral ?
LA VOIX.
Il vire de bord.
LE CAPITAINE.
Et ses voiles ?
UNE VOIX.
On dirait qu’il prend des ris... Ah ! il cargue sa misaine et ses grands huniers !
LE CAPITAINE.
Bon ! il flaire la tempête ! L’exemple est bon à suivre, enfants ! Carguez la misaine et amenez les huniers ! Là ! attendons maintenant ; je crois que le bon Dieu a un mot à nous dire !
La toile du fond se déroule en panorama. On voit, s’éloigner les bâtiments anglais. Le ciel s’assombrit peu à peu. Tempête, éclairs. Le tonnerre tombe. Un des bâtiments anglais prend feu, frappé de la foudre, et saute. La mer se gonfle. Le panorama continue à se dérouler. On voit passer l’île d’Elbe, Porto-Ferraïo ; enfin, on entre dans le port de Piombino.
Scène III
LE CAPITAINE GARNIER, L’ÉQUIPAGE, LOUET
LOUET, sortant la tête de l’écoutille.
Capitaine ! capitaine !
LE CAPITAINE.
Ah ! c’est vous, monsieur Louet !
LOUET.
Je crois que cela se calme.
LE CAPITAINE.
Mais c’est tout calmé.
LOUET.
De sorte que nous voilà... ?
LE CAPITAINE.
En lieu sûr, cher monsieur Louet.
LOUET.
Mais les Anglais ?
LE CAPITAINE.
Les Anglais ? Grâce à la tempête que j’avais prévue, ils ont eu tant à faire pour eux, qu’ils n’ont pas eu le loisir de s’occuper de nous... Si bien que nous leur avons passé entre les jambes, littéralement, monsieur Louet.
LOUET.
Oh ! oh ! comme au colosse de Rhodes... Vous savez, monsieur, que les vaisseaux, disent les historiens, avaient la bassesse de passer entre les jambes de ce monument... De sorte que voilà probablement l’île Sainte-Marguerite ?
LE CAPITAINE.
Ça ?
LOUET.
Mais oui, ça.
LE CAPITAINE.
C’est l’île d’Elbe.
LOUET.
Comment, l’île d’Elbe ?... Mais, capitaine, ou mes connaissances géographiques me trompent, ou l’île d’Elbe n’est pas si proche de Toulon.
LE CAPITAINE.
Où diable prenez-vous Toulon ?
LOUET.
Cette ville, n’est-ce point Toulon ? Le port où nous sommes, n’est-ce point le port de Toulon ? Enfin, capitaine, ne m’avez-vous pas dit que nous partions pour Toulon ?
LE CAPITAINE.
Mon cher monsieur Louet, vous savez le proverbe : « L’homme propose... »
LOUET.
« Et Dieu dispose... » Oui, monsieur, c’est un proverbe très philosophique.
LE CAPITAINE.
Et surtout très véridique. Dieu a disposé, monsieur Louet.
LOUET.
De qui ?
LE CAPITAINE.
De vous, donc.
LOUET.
Et où sommes-nous, alors, monsieur... ?
LE CAPITAINE.
Nous sommes à Piombino.
LOUET.
À Piombino, monsieur !... qu’est-ce que vous dites là ! Mais, si cela continue, je retournerai à Marseille par les îles Sandwich, où fut tué le capitaine Cook.
LE CAPITAINE.
Le fait est que nous n’en prenons pas le chemin, de Marseille.
LOUET.
Mais voilà que je suis fort loin de ma patrie, moi !
LE CAPITAINE.
Et moi, donc, qui suis de Brest !
LOUET.
Mais comment donc y retourner ?
LE CAPITAINE.
À Brest ?
LOUET.
Non, à Marseille.
LE CAPITAINE.
Il y a la voie de mer par mon bâtiment, monsieur Louet.
LOUET.
Merci, je sors d’en prendre.
LE CAPITAINE.
La voie de terre par le voiturin.
LOUET.
Je préfère la voie de terre, monsieur, de beaucoup même.
LE CAPITAINE.
Eh bien, mon cher monsieur Louet, je vais vous remettre sur le port.
LOUET.
Vous m’obligerez, capitaine... Mon bagage !
LE CAPITAINE.
Le bagage de M. Louet !
LOUET.
Oh ! il n’est pas bien considérable ; mon fusil et ma carnassière.
LE CAPITAINE.
Monsieur Louet !
LOUET.
Capitaine ?
LE CAPITAINE.
Vous savez, cher monsieur Louet, qu’entre compatriotes, on ne fait pas de façons.
LOUET.
Oui, monsieur, je sais cela.
LE CAPITAINE.
Eh bien, vous m’entendez.
LOUET.
Oui, monsieur, je vous entends, mais je ne vous comprends pas... C’la veut dire, s’il vous plaît ?
LE CAPITAINE.
Cela veut dire... cela veut dire, mille tonnerres ! que, si vous n’avez pas d’argent, ma bourse est à votre disposition, quoi !... voilà le mot lâché !
LOUET.
Monsieur, cette manière de m’offrir vos services me fait venir les larmes aux yeux... Merci, je suis riche...
LE CAPITAINE.
Dame, c’est qu’un artiste...
LOUET.
J’ai cent écus dans ce mouchoir, capitaine.
LE CAPITAINE.
Ah bien, si vous avez cent écus, avec cela, on va au bout du monde.
LOUET.
Je désire ne pas aller si loin, et, si, je puis, capitaine, je m’arrêterai à Marseille.
LE CAPITAINE.
Eh bien, alors, mon cher, bon voyage, et ne m’oubliez pas dans vos prières.
LOUET.
Oh ! soyez tranquille, capitaine, je vivrais cent ans, que cent ans je me souviendrais de vous.
LE CAPITAINE.
L’embarcation est-elle prête ?
UNE VOIX.
Oui.
LE CAPITAINE.
Adieu, monsieur Louet !
LOUET.
Adieu, capitaine !
LE CAPITAINE.
À propos, descendez au Hussard français, à l’Ussaro francese, c’est la meilleure auberge.
LOUET.
Merci, capitaine.
TOUS LES MATELOTS.
Au revoir, monsieur Louet, au revoir !
LOUET.
Adieu, messieurs, adieu !
On agite les chapeaux, et on se fait toute sorte de tendresses.
Quatrième Tableau
La cour de l’auberge du Hussard français. Le Vetturino ; les chevaux attelés. Nuit. Deux ou trois Voyageurs attendent dans la cour.
Scène première
LOUET, LE VETTURINO, VOYAGEURS
LOUET, entrant.
Ouf ! voilà probablement notre véhicule ; je dis véhicule, parce que, ne connaissant pas le nom national de cette voiture, je craindrais de me tromper en l’appelant autrement...
À un Voyageur.
Monsieur, comment appelle-t-on, s’il vous plaît, ce genre de diligence ?
LE VOYAGEUR.
Cosa ?
LOUET.
J’ai l’honneur de vous demander, monsieur, comment s’appelle ce genre de diligence.
LE VOYAGEUR.
Non capisco.
LOUET.
Ah ! elle se nomme capisco ? Merci, monsieur ; et où allons-nous ?
LE VOYAGEUR.
Non capisco.
LOUET.
Capisco, encore ! ce voyageur n’entend évidemment pas ce que je lui dis.
Allant à un autre.
Monsieur, s’il vous plaît, sans indiscrétion, où allons-nous ?
LE VOYAGEUR.
Non capisco.
LOUET.
Il paraît que le mot capisco est le fond de la langue italienne.
Au Vetturino.
Mon ami, je ne demande pas mieux que de monter dans votre voiture ; mais, auparavant, je voudrais savoir où nous allons.
LE VETTURINO.
Noi andiamo a Firenze.
LOUET.
Ah ! diable ! Noi andiamo a Firenze... Qui diable peut m’expliquer ce que cela veut dire ?
Scène II
LOUET, LE VETTURINO, VOYAGEURS, ERNEST, officier de hussards
ERNEST.
Cela veut dire, mon cher monsieur, que nous allons à Florence.
LOUET.
Ah ! merci, monsieur ! Monsieur est Français ?
ERNEST.
Oui, monsieur.
LOUET.
Monsieur est militaire, peut-être ?
Ernest lève les épaules et tourne le dos.
Pardon, monsieur, mais j’ai cru que la demande n’était pas indiscrète, vous voyant revêtu de votre uniforme.
ERNEST.
Eh bien, oui, je suis militaire ; après, que voulez-vous ?
LOUET.
Monsieur, je voulais savoir si Florence me rapproche de Marseille.
ERNEST.
Certainement !
LOUET.
Ah ! tant mieux, monsieur, tant mieux ! Alors, je me décide à aller à Florence. Conducteur ! conducteur !
ERNEST.
Vetturino !
LE VETTURINO.
Signor.
ERNEST.
Ti parla il signore.
LE VETTURINO.
Che cosa vuole ?
ERNEST.
Il demande ce que vous désirez ?
LOUET.
Je désire savoir le prix de la place.
LE VETTURINO.
Venti lire !
LOUET.
Monsieur ?
ERNEST.
Il demande vingt livres.
LOUET.
Est-ce la somme exigible ?
ERNEST.
C’est celle que je paye, du moins.
LOUET.
Ah ! il paraît que ce n’est point comme au théâtre de Marseille, où MM. les militaires ne payent que moitié prix.
ERNEST.
Monsieur...
LOUET.
Je ne dis pas cela pour vous offenser, monsieur, bien au contraire. – Tenez, mon ami, voici vos arrhes.
LE VETTURINO.
Si paghe d’avance.
LOUET, à Ernest.
Monsieur, voudriez-vous m’expliquer le langage de cet homme ?
ERNEST.
Il dit qu’on paye d’avance.
LOUET.
Est-ce défiance des étrangers ?
ERNEST.
Non : c’est de crainte des accidents qui peuvent arriver en route.
LOUET.
Des accidents, monsieur ! et quels accidents, je vous prie ?...
ERNEST, impatienté.
Ah !... monsieur !...
LOUET.
Mille pardons !
Au Vetturino.
Mon ami, voici vos vingt livres.
LE VETTURINO.
Obligato ! Andiamo, signori ! andiamo !
LOUET.
Je suis de nouveau forcé de recourir à votre obligeance, monsieur, pour vous demander ce que notre cocher entend par ces paroles.
ERNEST.
Il nous invite à prendre nos places.
LOUET.
Comment donc !... Voyons, je n’oublie rien... Mon fusil et ma carnassière, ma carnassière et mon fusil, c’est tout.
ERNEST, à qui le Vetturino a parlé tout bas.
Monsieur, cet homme, qui est plein de délicatesse, vous prévient qu’au lieu de suivre la route ordinaire, il prend celle de la montagne ; cela vous est-il égal, de passer par la montagne ?
LOUET.
Tout à fait égal, monsieur, je n’ai rien contre la montagne... Oh ! si c’était la mer, ce serait autre chose.
ERNEST.
Alors, cela va bien ; pendant tout le temps du voyage, vous lui tournerez le dos, à la mer.
LOUET.
Cela me suffit, monsieur, et je monte, à moins que vous ne préfériez...
ERNEST.
Allons donc, pas de façons, montez, montez.
Louet s’apprête à monter ; le Vetturino s’approche de lui.
LE VETTURINO.
Scuza, Eccelenza, ma le fousil il n’est pas carriqué, n’est-ce pas ?
LOUET.
Comment ! le fusil n’est pas carriqué ? Qu’entendez-vous, mon ami, par le verbe carriqué ?
ERNEST, montant.
Il demande si votre fusil n’est point chargé.
LES VOYAGEURS.
Andiamo ! andiamo !
LE VETTURINO.
Le fousil il n’est pas carriqué.
LOUET.
Eh ! si, mon ami, il est carriqué. En vérité, cet homme est d’une indiscrétion...
LE VETTURINO.
Alors, il besogne le décarriquer.
LOUET, à Ernest.
Monsieur, par grâce ! ayez la bonté de me dire ce que désire cet homme.
ERNEST.
Il désire que vous déchargiez votre fusil, de peur d’accident.
LOUET.
Ah ! c’est trop juste.
ERNEST.
Mais non, au contraire, n’en faites rien, laissez-le comme il est ; si nous étions arrêtés par des voleurs, avec mes pistolets et votre fusil, nous pourrions nous défendre.
LOUET.
Par des voleurs, monsieur ! Est-ce qu’il y aurait des voleurs sur cette route, par hasard ?
ERNEST.
Eh ! monsieur, en Italie, il y en a partout.
LOUET.
Conducteur ! conducteur !
LE VETTURINO.
Voilà moi !
LOUET.
C’est très bien, voilà vous ; mais, dites-moi, mon ami, vous ne m’avez pas dit qu’il y avait des voleurs sur la route.
LES VOYAGEURS.
Avanti ! avanti !
ERNEST, tirant Louet à lui.
Allons donc, montez ; vous voyez bien que les voyageurs s’impatientent. Nous ne serons pas à Sienne avant minuit, morbleu !
LOUET.
Attendez que je décharge mon arme.
ERNEST.
Mais non, au contraire, montez donc.
LOUET.
Pardon, monsieur, pardon, mais je suis de l’avis du conducteur. Si nous rencontrions des voleurs, par hasard, je ne voudrais pas que ces braves gens pussent soupçonner que mon intention est de leur faire le moindre mal.
ERNEST.
Ah ! vous avez peur, à ce qu’il paraît ?
LOUET.
Je ne le dissimule pas, monsieur ; moi, je ne suis pas militaire, je suis quatrième basse au théâtre de Marseille, M. Louet, pour vous servir.
Il salue.
ERNEST.
Ah ! vous êtes quatrième basse au théâtre de Marseille ? Alors, vous avez dû connaître une charmante danseuse qui y était il y a deux ou trois ans.
LOUET.
J’ai connu beaucoup de charmantes danseuses, monsieur ; car ma place à l’orchestre est une excellente place pour faire connaissance avec elles. Comment se nommait-elle, sans indiscrétion, monsieur ?
ERNEST.
Mademoiselle Zéphirine.
LOUET.
Oui, monsieur, je l’ai connue ; elle a quitté notre ville pour l’Italie ; c’était une personne fort légère.
ERNEST.
Hum !
LOUET.
Ceci s’applique au physique seulement, monsieur, et, pour une danseuse, c’est une louange, ou, sur ma foi, je ne m’y connais pas.
ERNEST.
À la bonne heure.
LES VOYAGEURS.
Andiamo ! andiamo !
ERNEST.
Allons ! allons !
LOUET.
Monsieur, je m’éloigne pour décharger mon arme, de peur d’effrayer les chevaux par l’explosion.
LE VETTURINO.
Donnez le fousil, je le prendero avec me.
LOUET.
Tiens ! je n’y avais point songé. Voici mon fusil, mon brave homme. Ayez-en bien soin, car c’est une excellente arme.
ERNEST.
Ah çà ! mais, mille tonnerres, monterez-vous ?
LOUET.
Me voilà, monsieur, me voilà.
Il va s’asseoir au fond, Ernest le fait tourner et il s’assied sur le devant.
Ah ! cela vous fait mal d’aller à reculons ?
ERNEST.
Oui.
LOUET.
Et à moi aussi ! Vous dites donc, monsieur, que mademoiselle Zéphirine... ?
ERNEST.
Vous vous trompez, monsieur, je ne dis rien.
LOUET.
Pardon !
À lui-même.
Il paraît qu’il n’est plus en train de causer.
LES VOYAGEURS.
Avanti ! avanti !
LE VETTURINO.
Si parte ! Youp !...
La voiture roule. La toile de fond se développe en panorama.
LOUET.
Enfin, nous voilà en route.
ERNEST.
Morbleu ! ce n’est pas votre faute.
LOUET, à part.
Ah ! il revient à la conversation.
Haut.
Monsieur, je ne suis point fâché de quitter cette auberge ; on y était fort mal. Comment avez-vous dormi, monsieur ?
ERNEST.
Fort bien.
LOUET, à part.
Vous n’êtes pas difficile. J’ai été dévoré, monsieur, littéralement dévoré par les insectes ; et cependant, j’oserai dire que j’étais encore mieux là que dans le bâtiment du capitaine Garnier. Connaissez-vous le capitaine Garnier, monsieur ?
ERNEST.
Non !
LOUET.
C’est fâcheux. Un bien excellent homme, un peu brutal, mais le cœur sur la main. Imaginez-vous, monsieur, qu’il y avait là six bâtiments anglais, et, à l’horizon, un grain. Vous savez ce que les marins appellent un grain, hein ? vous le savez, n’est-ce pas ?... Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander si vous savez ce que c’est qu’un grain ?
ERNEST.
Eh ! oui, monsieur, je le sais.
LOUET.
Oui ; mais vous ne savez pas ce que c’est qu’un grain compliqué d’une tempête ; vous n’avez jamais assisté à un combat naval et à un orage en même temps. N’est-ce pas, monsieur, n’est-ce pas que vous n’avez jamais assisté à un orage et à un combat naval ?... Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander...
Ernest ronfle.
Tiens, il dort ! Il me semble avoir lu dans la civilité qu’il n’était pas poli de dormir quand les gens parlaient ; mais un hussard ! Ma foi, si j’en faisais autant, si je m’endormais aussi, moi ? On n’est pas trop mal, dans cette voiture, et je crois que je pourrais achever ma nuit d’une façon agréable.
Il s’accommode avec son mouchoir.
Ah !...
On entend un coup de sifflet dans le lointain.
Plaît-il ? Il me semble avoir entendu... Monsieur ! monsieur !
ERNEST.
Ah çà ! nom d’un sabre, me laisserez-vous dormir ?
LOUET.
Monsieur, je désirerais avoir l’honneur de vous souhaiter le bonsoir. Bonsoir, monsieur !
ERNEST.
Bonsoir !
Le Vetturino chante un couplet.
LOUET.
Cet homme a la voix agréable, mais il manque de méthode.
Le Vetturino chante un second couplet ; après le second couplet, on entend un second coup de sifflet. Pendant le troisième couplet, la voiture s’arrête. Des Voleurs, d’accord avec le Vetturino, l’entourent. Les Voleurs, au milieu des ronflements des Voyageurs, ouvrent bruyamment les portières, en criant : Faccia in terra !)
Hein ? quoi ? qu’y a-t-il ? Est-ce que nous sommes arrivés au relai, conducteur ?
Apercevant le canon de son propre fusil sur sa poitrine.
Hein ! qu’est-ce que c’est que cela ?
ERNEST.
Ah ! brigands ! ah ! bandits !
Il décharge ses deux coups de pistolet.
LOUET, tiré hors de la voiture.
Messieurs, qu’est-ce que vous faites ?
Il reçoit un coup derrière la nuque.
Ah ! le coup du lapin.
Il tombe sur ses genoux.
ERNEST, se défendant.
Me rendre, moi, me rendre ?... un officier français se rendre ? Jamais !
LOUET.
Rendez-vous, monsieur, si ces messieurs désirent que vous vous rendiez. Vous voyez bien que je me suis rendu, moi.
Au Bandit qui le tient.
Mais, mon ami, je vous demande pardon, vous me fouillez de la façon la plus indiscrète ; mais, mon ami, vous me prenez mon argent ! mais, mon ami, vous me prenez mon solitaire ! Je tenais cependant beaucoup à cette bague, monsieur ; c’était un sentiment... Ah ! mais mon fusil, mon fusil aussi ?
LE LIEUTENANT DE LA BANDE.
Silence !
LOUET.
Monsieur, je ne souffle plus le mot ; je voulais seulement prévenir le nouveau propriétaire de mon fusil que le coup gauche écarte, et que le coup droit relève.
LE LIEUTENANT.
On vous dit silence. Y a-t-il, parmi ces messieurs, un musicien ?
LOUET.
Comment, un musicien ? pour quoi faire ?
LE LIEUTENANT.
Eh bien, ne m’a-t-on pas entendu ? Je demande si, parmi ces messieurs, il y a quelqu’un qui joue d’un instrument quelconque ?
ERNEST.
Eh ! pardieu ! il y a monsieur qui joue de la basse, M. Louet.
LOUET.
Oh ! je voudrais être à cent pieds sous terre.
LE LIEUTENANT.
Lequel est M. Louet ? est-ce celui-ci ?
Le Lieutenant a mis Louet sur les genoux.
LOUET.
Que voulez-vous de moi, messieurs ? au nom du ciel, que voulez-vous de moi ?
LE LIEUTENANT.
Rien que de très flatteur, mon cher monsieur ; il y a huit jours que nous cherchons de tous côtés un artiste sans en pouvoir trouver, ce qui mettait le capitaine d’une humeur atroce. Maintenant, il va être enchanté.
LOUET.
Comment ! c’est pour me conduire au capitaine, que vous me demandez si je joue de quelque instrument ?
LE LIEUTENANT.
Sans doute !
LOUET.
Vous allez me séparer de mes compagnons ?
LE LIEUTENANT.
Que diable voulez-vous que nous en fassions, de vos compagnons ? Ils ne sont pas musiciens, eux.
LOUET.
Messieurs, à mon secours, à mon aide ! vous ne me laisserez pas enlever ainsi !
LE LIEUTENANT.
Ces messieurs vont avoir la bonté de rester le nez en terre comme ils sont, sans bouger, pendant un quart d’heure ; dans un quart d’heure, ils pourront se remettre en route. Quant au jeune officier, liez-le à un arbre ; dans un quart d’heure, le conducteur le déliera. Entends-tu, conducteur ? si tu le délies avant un quart d’heure, tu auras affaire à moi. Maintenant, mon cher monsieur, votre instrument ?
LOUET.
Comment, mon instrument ?
LE LIEUTENANT.
Oui, votre instrument, où est-il ?
LOUET.
Mais, monsieur, je n’ai pas d’instrument.
LE LIEUTENANT.
Vous n’avez pas votre basse avec vous ?
LOUET.
Mais non, je ne l’ai pas, je l’ai laissée à Marseille. Vous voyez bien, monsieur, que je n’ai point ma basse.
LE LIEUTENANT.
C’est bien, on se procurera une basse dans les environs. Maintenant, en route ! et les plus grands égards pour le musicien. S’il résiste, ne le poussez que par où vous savez.
LOUET.
Par où ils savent !... mais, moi aussi, je suis curieux de savoir !
Il résiste ; le Lieutenant lui donne un coup de pied dans le derrière.
Je le sais...
ACTE III
Cinquième Tableau
L’intérieur d’une hôtellerie, dans une gorge des Apennins. À travers les ouvertures du fond, on aperçoit les montagnes. Tables dressées. Bandits buvant et mangeant.
Scène première
LE CAPITAINE, ZÉPHIRINE, LES BANDITS
LE CAPITAINE, chantant.
Je suis de Sonnine,
Où, quand le jour luit,
Le bandit
Prend sa carabine,
Sa femme, et lui dit :
« Vois-tu ces montagnes
Aux âpres sommets ?
Si tu m’accompagnes,
Là, je te promets
Ta part dans la prise
D’un riche signor.
Qui doit par surprise
Perdre son trésor.
Tu pourras en faire
Des colliers de verre,
Des aiguilles d’or. »
Je suis de Sonnine,
Où, quand le jour luit,
Le bandit
Prend sa carabine.
Sa femme le suit.
Reprise du chœur.
LE CAPITAINE.
Là ! et maintenant que nous avons mangé, que nous avons bu, que nous avons chanté, tu vas danser, n’est-ce pas, ma petite Rina ?
ZÉPHIRINE.
Je ne danserai que quand j’aurai de la musique.
LE CAPITAINE.
Mais puisque j’ai donné l’ordre qu’on te trouve un musicien.
ZÉPHIRINE.
Est-il trouvé ?
LE CAPITAINE.
Pas encore.
ZÉPHIRINE.
Alors, je ne danse pas.
LE CAPITAINE.
Mais puisque je t’en prie.
ZÉPHIRINE.
Qu’est-ce que cela me fait ?
LE CAPITAINE.
Rina !
ZÉPHIRINE.
Tarare !
LE CAPITAINE.
Rina !
ZÉPHIRINE.
Chanson !
LE CAPITAINE.
Ouais ! Qu’est-ce que ce bruit ?
Chacun se lève et court vers la porte.
Scène II
LE CAPITAINE, ZÉPHIRINE, LES BANDITS, LE LIEUTENANT, LOUET
LE LIEUTENANT.
Voilà le musicien demandé.
TOUS.
Bravo ! bravo ! bravo !
LE LIEUTENANT.
Seulement, je meurs de faim.
LE CAPITAINE.
Alors, mettez-vous à table, toi et tes hommes.
LE LIEUTENANT.
Ce n’est pas de refus, capitaine.
Ils se mettent à table.
LOUET.
Capitaine, j’ai bien l’honneur...
LE CAPITAINE.
De quel pays es-tu ?
LOUET.
Je suis Français, Excellence.
ZÉPHIRINE.
Ah ! j’en suis bien aise.
LE CAPITAINE.
Tu es musicien ?
LOUET.
Je suis quatrième basse au théâtre de Marseille.
ZÉPHIRINE.
Tiens ! au théâtre de Marseille !
LE CAPITAINE.
J’espère, ma petite Rina, que, maintenant, tu ne feras plus de difficultés pour danser.
ZÉPHIRINE.
Je n’en ai jamais fait ; mais vous comprenez bien que je ne pouvais pas danser sans musique.
LE CAPITAINE.
Faites apporter l’instrument de monsieur.
LE LIEUTENANT.
Il n’en avait pas.
LE CAPITAINE.
Comment ! il n’en avait pas ? tu dis qu’il n’avait pas de basse ? Ah çà ! que vient-on me chanter là ? Comment ! doubles brutes...
LOUET.
Capitaine, il ne faut pas gronder ces messieurs. Ce n’est pas de leur faute. Ces messieurs ont cherché partout, jusque dans mon gilet de flanelle, et, si j’avais eu ma basse, ils l’eussent certainement trouvée ; mais je n’avais pas ma basse.
LE CAPITAINE.
Et comment n’avais-tu pas ta basse ?
LOUET.
Je prie Votre Excellence d’être convaincue que, si j’eusse connu sa prédilection pour cet instrument, j’en eusse plutôt pris deux qu’une.
LE CAPITAINE.
C’est bien... Que l’on parle à l’instant même pour Sienne, pour Volterra, pour Grosseto, pour où l’on voudra, et que, dans deux heures, j’aie une basse.
LE LIEUTENANT.
Inutile, capitaine ; j’ai envoyé partout, et j’espère qu’avant une heure, vous aurez ce que vous désirez.
LE CAPITAINE.
Et, quand la basse sera venue, tu danseras, ma petite Rina ?
ZÉPHIRINE.
Si je suis bien disposée et si vous êtes bien aimable.
LE CAPITAINE.
Méchante ! Tu sais bien que tu fais de moi tout ce que tu veux. Mais, enfin, j’espère que je ne, t’aurai pas fait faire inutilement un théâtre.
ZÉPHIRINE.
Ah ! oui, un beau théâtre ! quatre planches sur deux tonneaux.
LOUET.
C’est le théâtre primitif ; Thespis, le fondateur de la tragédie, n’en avait pas d’autre.
ZÉPHIRINE.
Mon ami, vous n’avez même pas demandé à ce brave homme s’il avait faim.
LOUET.
Mademoiselle, croyez que je suis touché de cette attention.
LE CAPITAINE.
Au fait, as-tu faim ?
LOUET.
Ma foi, capitaine, puisque vous avez la bonté de me faire cette question, je vous avouerai que je n’ai fait qu’un assez mauvais dîner à Scarlino ; de sorte que je mangerais bien un morceau sur le pouce.
LE LIEUTENANT.
Alors, venez vous mettre ici.
LE CAPITAINE.
Allons, fais, puisqu’on te le dit.
LOUET.
Capitaine !
ZÉPHIRINE.
Allons, mettez-vous donc à table ! irez-vous faire des façons avec Tonino, un ami, et avec moi, une compatriote ?
LOUET.
Ah ! M. le capitaine s’appelle Tonino ? Un joli nom, bien musical.
ZÉPHIRINE.
Il s’appelle Antonio ; mais, moi, je l’appelle Tonino ; un petit nom d’amitié. Et je l’appelle ainsi parce que je l’aime, voilà.
LE CAPITAINE.
Enchanteresse, va !
UN BANDIT, entrant avec une basse.
Capitaine, une basse.
LE CAPITAINE.
Une basse ! bravo !
DEUXIÈME BANDIT, entrant.
Capitaine, une basse.
LE CAPITAINE.
Bon !
UN TROISIÈME BANDIT.
Capitaine, une basse.
LE CAPITAINE.
Eh bien, que dis-tu de la façon dont on me sert ?
LOUET.
Je dis, capitaine, que, si cela continue, il y aura dans les environs une hausse de basses.
LE CAPITAINE.
C’est bien ; quand tu auras soupé, tu choisiras la meilleure, et l’on fera du feu avec les autres. Maintenant, tu sais ce que tu m’as promis, ma petite Rina.
ZÉPHIRINE.
Je n’ai rien promis.
LE LIEUTENANT, passant le solitaire au Capitaine.
Capitaine !
LE CAPITAINE, passant le solitaire au doigt de Zéphirine.
Ah ! si je t’en prie bien...
ZÉPHIRINE.
Vous savez que je n’ai rien à vous refuser.
LOUET.
Ah çà ! mais que fait donc M. le capitaine ?... Il me semble qu’il passe mon solitaire an doigt de cette baladine. Ah çà ! mais...
LE CAPITAINE.
Eh bien, qu’y a-t-il ?
LOUET.
Rien, capitaine, rien.
LE CAPITAINE, à Zéphirine.
Allons, va te préparer et ne sois pas longtemps.
ZÉPHIRINE.
Mettez votre montre sur la table.
LE CAPITAINE.
La voilà.
ZÉPHIRINE.
Je demande cinq minutes ; est-ce trop ?
LOUET.
Ah ! non, certainement non !
LE CAPITAINE.
Va pour cinq minutes, mais pas une de plus.
ZÉPHIRINE, sortant.
C’est bien, on n’a que sa parole.
Scène III
LE CAPITAINE, LES BANDITS, LE LIEUTENANT, LOUET
LE CAPITAINE.
Et, maintenant, j’espère bien que nous allons nous distinguer, monsieur le musico ?
LOUET.
Je ferai de mon mieux, capitaine.
LE CAPITAINE.
À la bonne heure ! et, si je suis content de toi, je te ferai rendre tes cent écus.
LOUET.
Pardon, capitaine : et mon solitaire ?
LE CAPITAINE.
Quant à ton solitaire, il faut en faire ton deuil. D’ailleurs, tu l’as vu, c’est Rina qui l’a, et tu es trop galant pour le lui reprendre.
LOUET.
Certainement, capitaine, je suis trop galant. Cependant, si, elle n’y tenait pas beaucoup, à mon solitaire, comme c’est un sentiment...
LE CAPITAINE.
Chut !
Aux Bandits.
Ah çà ! vous autres, je vais vous donner un plaisir de cardinaux, j’espère que vous serez contents.
TOUS.
Vive le capitaine !
Scène IV
LE CAPITAINE, LES BANDITS, LE LIEUTENANT, LOUET, ZÉPHIRINE, en costume de danseuse
ZÉPHIRINE.
Vive le capitaine !
LE CAPITAINE.
À ton poste, l’orchestre !
LOUET.
Sur quel air voulez-vous danser, mademoiselle ?
ZÉPHIRINE.
Connaissez-vous le pas de châle du ballet de Clary ?
LOUET.
Certainement ! c’est mon air favori.
ZÉPHIRINE.
Eh bien, allez, je vous attends.
Il commence la ritournelle, les Bandits font cercle, Zéphirine danse.
LOUET, tout en jouant de la basse.
C’est étonnant ! voilà une paire de jambes que je connais ; j’ai vu ces jambes-là quelque part. Ce ne sont point des pas qu’elles dansent, ce sont des signes qu’elles font. Je suis sûr que, si ces jambes-là pouvaient parler, elles me diraient : « Bonjour, monsieur Louet ! »
Danse.
TOUS.
Bravo ! bravo ! bravo !
ZÉPHIRINE.
Maintenant, mille remercîments, cher monsieur Louet. Vous valez à vous seul tout un orchestre.
LOUET.
Mademoiselle !...
Zéphirine lui donne la main, et, en lui donnant la main, lui met un billet dedans.
Un billet ! elle me remet un billet en cachette du capitaine. Cette baladine serait-elle amoureuse de moi ?
ZÉPHIRINE.
Maintenant, mon cher monsieur Louet, il me semble qu’après le chemin que vous avez fait, qu’après les émotions que vous avez eues, qu’après le service que vous venez de nous rendre, vous avez besoin de quelque repos.
LOUET.
Je ne dois pas vous cacher, mademoiselle, que vous allez au-devant de mes désirs, et que, si vous pouviez me procurer une chambre et un lit...
LE CAPITAINE.
C’est assez difficile, mon cher monsieur, attendu que les chambres sont toutes prises ; mais vous avez cette salle et le canapé, dont vous pouvez disposer entièrement.
LOUET.
Monsieur, je m’en contenterai : à la guerre comme à la guerre !
LE CAPITAINE.
Enchanté que vous soyez si accommodant, monsieur.
ZÉPHIRINE.
Bonne nuit !
LE CAPITAINE.
Allons, rentre, ma petite Rina ; moi, je vais placer mes sentinelles. Enfants, nous partons au point du jour, pour Caprarola, en passant par Sorano.
ZÉPHIRINE.
Ne soyez pas longtemps !
LE CAPITAINE.
Oh ! sois tranquille !
ZÉPHIRINE, bas, à Louet.
Lisez mon billet.
Le Capitaine sort par le fond, Zéphirine par le côté.
Scène V
LOUET, seul
Maintenant que me voilà seul, voyons ce petit billet que m’a remis la danseuse. Si c’est quelque tentation contre ma vertu, il sera toujours temps de jouer le rôle de Joseph. Ah ! que ne suis-je encore à l’orchestre de Marseille, pour accompagner cette charmante romance :
À peine au sortir de l’enfance.
Quatorze ans au plus je comptais...
Mais je ne suis pas à l’orchestre de Marseille, je suis égaré, perdu sur une terre étrangère, dans un affreux village dont je ne sais pas même le nom, et, au lieu de mes amis les bassons et de mes amies les clarinettes, j’ai autour de moi un tas de bandits... Lisons ce billet. « Mon cher monsieur Louet !... » Qui diable a pu lui dire mon nom ? Enfin !... « Mon cher monsieur Louet, vous comprenez que la compagnie où je me trouve ne me plaît pas plus qu’à vous ; mais, pour la quitter sans accident, il faut de la prudence plus encore que de la résolution. J’espère que, le moment venu, vous ne manquerez ni de l’une ni de l’autre. D’ailleurs, je vous donnerai l’exemple. En attendant, faites semblant de ne pas me connaître ! » Mais je ne la connais pas non plus. Il n’y a que ses jambes ! ses diables de jambes ! Continuons ! « J’aurais voulu pouvoir vous rendre votre solitaire, que je vous ai vu regarder plusieurs fois avec mélancolie ; mais, comme j’en ai besoin pour notre délivrance, je le garde. Adieu, cher monsieur Louet ; nous nous retrouverons un jour tous les deux, je l’espère, vous à l’orchestre, et moi sur le théâtre de Marseille. Zéphirine. » Ah ! Zéphirine ! Zéphirine ! c’est, ma foi, vrai ! C’est la petite Zéphirine, qui, pendant trois ans, a eu un tel succès, qu’elle a été réengagée trois fois de suite au théâtre de Marseille, Je me disais bien que je reconnaissais ces jambes-là. Ah ! il y a un post-scriptum ! « Post-Scriptum : Avalez mon billet ! » Comment ! que j’avale son billet ? C’est prudent, j’en conviens, mais ce n’est pas agréable.
Il mâche le billet.
Maintenant que j’ai soupé, couchons-nous. Ah !...
Scène VI
LOUET, ZÉPHIRINE
ZÉPHIRINE.
Monsieur Louet !
LOUET.
Hein ?
ZÉPHIRINE.
Monsieur Louet !
LOUET.
Ah ! c’est vous ? Je l’ai avalé. C’a été dur, mais enfin, c’est fait.
ZÉPHIRINE.
Bon ! veillez à ce que l’on ne nous surprenne pas.
LOUET.
Comment, à ce que l’on ne nous surprenne pas ?
ZÉPHIRINE.
Faites ce que je vous dis.
Elle s’approche de la glace et écrit avec le solitaire.
Personne ?
LOUET.
Non !
ZÉPHIRINE.
« Cher Ernest, je sais que tu me cherches. Nous partons cette nuit pour Caprarola, en passant par Sorano. »
LOUET.
Que fait-elle ?
ZÉPHIRINE.
Maintenant, nous sommes sauvés, mon cher monsieur Louet.
LOUET.
Et comment cela, mademoiselle ?
ZÉPHIRINE.
Ernest doit être sur nos traces.
LOUET.
Qu’est-ce qu’Ernest, s’il vous plaît, mademoiselle ?
ZÉPHIRINE.
Un jeune officier de hussards, mon amant.
LOUET.
Un jeune officier de hussards, M. Ernest ! mais je le connais, moi !
ZÉPHIRINE.
Un jeune officier de hussards de vingt-cinq à vingt-six ans. Ah ! vous le connaissez ?
LOUET.
Mais oui, j’ai voyagé avec lui de Piombino à l’endroit où l’on nous a arrêtés. C’est lui qui a tiré les coups de pistolet sur les bandits ; c’est lui qui m’a dénoncé comme musicien, parce que je lui avais dit...
ZÉPHIRINE.
Que lui aviez-vous dit ?
LOUET.
Moi ? Rien !... Ah ! c’est votre amant, ce cher monsieur Ernest ? Ah çà ! mais il est donc sorcier ?
ZÉPHIRINE.
Comment cela ?
LOUET.
Puisqu’il est sur nos traces, dites-vous.
ZÉPHIRINE.
C’est moi qui lui ai fait savoir que nous étions ici.
LOUET.
Ah !... Mais vous partez demain ?
ZÉPHIRINE.
Il trouvera notre itinéraire sur la glace.
LOUET.
Ah ! c’est donc cela que vous écriviez avec mon solitaire ? Voilà donc pourquoi vous le gardiez ? Mademoiselle, mille pardons des soupçons exagérés que j’avais conçus ! Au reste, il doit bien marquer, c’est un vrai diamant.
ZÉPHIRINE.
Oh ! quand je pense que, demain ou après-demain, je le reverrai, ce cher Ernest !
LOUET.
Pardon, mademoiselle, permettez-moi de vous faire une observation.
ZÉPHIRINE.
Laquelle ?
LOUET.
Comment vous trouvez-vous dans cette société, puisque vous la méprisez tant ?
ZÉPHIRINE.
Et comment vous y trouvez-vous, vous-même ?
LOUET.
Mais, moi, j’y ai été conduit de force.
ZÉPHIRINE.
Et moi, croyez-vous que j’y sois venue de bonne volonté ?
LOUET.
Alors, ce brigand de capitaine... ?
ZÉPHIRINE.
Il m’a vue danser au théâtre de Bologne et est devenu amoureux de moi.
LOUET.
Mais c’est donc un athée que ce capitaine, qui ne respecte ni les danseuses ni les contrebasses ?
ZÉPHIRINE.
Ce qui me fait le plus de peine dans tout cela, c’est que le pauvre Ernest aura cru que j’étais partie avec un cardinal, parce qu’il y avait, en ce moment-là, un cardinal qui me faisait la cour. Mais silence, voilà Tonino !...
Scène VII
LOUET, ZÉPHIRINE, LE CAPITAINE
LE CAPITAINE.
Ah ! ah ! vous causez ?
ZÉPHIRINE.
Mais oui ; nous renouvelons connaissance, ce cher M. Louet et moi.
LE CAPITAINE.
Et où donc vous êtes-vous connus ?
ZÉPHIRINE.
Mais au théâtre de Marseille, où j’étais première danseuse, et où monsieur était quatrième basse.
LE CAPITAINE.
Tiens, comme cela tombe !
LOUET.
Oh ! n’est-ce pas ? cela tombe à merveille.
LE CAPITAINE.
À merveille ! Cela te fera une société, ma petite Rina, quand je serai à mes affaires.
LOUET.
Une société ?
LE CAPITAINE.
Mais oui. En route, elle s’ennuie quelquefois, cette pauvre Rina.
LOUET.
Comment ! mais vous ne m’emmènerez pas avec vous, j’espère, capitaine ?
LE CAPITAINE.
Si fait.
LOUET.
Comment, si fait ?
LE CAPITAINE.
Sans doute ; Rina ne peut danser si elle n’a pas de musique.
LOUET.
Mais, capitaine, vous allez m’exposer à mille dangers.
LE CAPITAINE.
Pas plus que nous, pas moins que nous.
LOUET.
Mais c’est votre état, à vous, capitaine, et ce n’est pas le mien.
LE CAPITAINE.
Combien touchais-tu à ta baraque de théâtre ?
LOUET.
Ma baraque de théâtre !
LE CAPITAINE.
Combien touchais-tu ?
LOUET.
J’avais huit cents francs, capitaine.
LE CAPITAINE.
Eh bien, je te donne mille écus, moi. Va donc chercher un entrepreneur de théâtre qui t’en donne autant.
Scène VIII
LOUET, ZÉPHIRINE, LE CAPITAINE, LE LIEUTENANT, puis L’AUBERGISTE, entrant tout effaré
LE LIEUTENANT.
Capitaine ! capitaine !
LE CAPITAINE.
Qu’y a-t-il ?
LE LIEUTENANT.
Les hussards !
LE CAPITAINE.
Comment, les hussards ?
LE LIEUTENANT.
Oui, les hussards de la grande-duchesse.
ZÉPHIRINE.
Oh ! cher Ernest !
LE CAPITAINE.
Aux armes ! aux armes ! un cheval pour Rina, un cheval pour le musicien.
L’AUBERGISTE, entrant.
Les hussards ! les hussards !
LE CAPITAINE, à Louet.
Mille tonnerres ! tu oublies ta basse, je crois ?
LOUET.
Moi, capitaine ? Non. Seulement, elle va me gêner.
LE CAPITAINE.
Qu’on lui lie sa basse sur le dos, et qu’on le lie sur son cheval.
UN BANDIT.
Les chevaux sont prêts.
LE CAPITAINE.
En route ! en route !
Tout le monde se sauve ; on entend des coups de fusil.
L’AUBERGISTE.
Ah ! oui, tirez ! tirez ! ils sont dans le ravin maintenant. Bonsoir, messieurs les Français !
Scène IX
L’AUBERGISTE, ERNEST, sautant par la fenêtre
ERNEST, le sabre à la main.
Bonjour, monsieur l’aubergiste.
L’AUBERGISTE.
Miséricorde !
ERNEST.
Pas un geste, pas un cri ! ils étaient ici, n’est-ce pas ?
L’AUBERGISTE.
Ils en sortent.
ERNEST.
Il y avait une femme avec eux ?
L’AUBERGISTE.
Une danseuse.
ERNEST.
Bien !
À deux Hussards.
Gardez ce drôle !
Il prend une lampe et cherche.
Rien sur les vitres ! rien sur la porte !... Ah ! sur cette glace, voici : « Cher Ernest, je sais que tu me cherches. Nous partons cette nuit pour Caprarola, en passant par Sorano. » C’est bien ! je sais ce que je voulais savoir. Mettez ce drôle en travers d’un cheval, et en route !
TOUS LES HUSSARDS.
En route !
Sixième Tableau
Le vestibule d’une riche villa, donnant sur de vastes jardins.
Scène première
LE CAPITAINE, ZÉPHIRINE, LE LIEUTENANT, LOUET, DOMESTIQUE au fond
LES DOMESTIQUES.
Bon retour, capitaine ! Vive le capitaine ! vive...
LE CAPITAINE.
Silence !... Ici, ma petite Rina, tu n’as plus rien à craindre, et te voilà dans tes domaines.
ZÉPHIRINE.
Dieu soit loué ! il y a assez longtemps que nous courons les champs.
LOUET, à qui un Domestique veut prendre sa basse.
Non pas, s’il vous plaît, non pas ! je tiens à conserver ma basse. C’est ma sauvegarde, à moi, sans compter que c’est un excellent instrument, qui me sera fort utile en France, si jamais j’y retourne.
Le Domestique insiste.
Mais quand je vous dis que non, mon ami, non ! non !
LE LIEUTENANT, allongeant un coup de pied au Domestique.
Eh bien !
LOUET.
Oh ! il ne faut pas en vouloir à ce brave homme, monsieur : c’était à bonne intention.
ZÉPHIRINE.
Oh ! quelle bonne figure vous faites, mon cher monsieur Louet !
LOUET.
Mademoiselle, c’est la première fois de ma vie que je monte à cheval, et je débute par faire quatre-vingts lieues ; de sorte que, physiquement parlant, je suis roide comme ma basse.
ZÉPHIRINE.
Voilà donc ce fameux château dont vous m’avez parlé ?
LE CAPITAINE.
N’est-il pas de ton goût, petite ?
ZÉPHIRINE.
Je le trouve magnifique ; et vous, monsieur Louet ?
LOUET.
Un véritable palais, mademoiselle ; je suis tout à fait de votre avis.
ZÉPHIRINE.
Ainsi, il est convenu que, dans ce palais, je suis reine ?
LE CAPITAINE.
C’est-à-dire que vous avez droit de vie et de mort sur ses habitants.
ZÉPHIRINE.
Alors, je désire qu’on me laisse seule dans une chambre, car je ne veux pas me montrer à mes sujets de... Comment s’appelle mon château ?
LE CAPITAINE.
Anticoli.
ZÉPHIRINE.
À mes sujets d’Anticoli, dans cet équipage : je leur ferais peur.
LE CAPITAINE.
Coquette, va !... Voici la chambre demandée.
ZÉPHIRINE.
Au revoir !
Scène II
LOUET, LE CAPITAINE
LOUET.
Pardon, capitaine ; mais, si j’ai bien compris, vous avez parlé de ce château comme d’un domaine vous appartenant. Est-ce une propriété de famille ou un bien patrimonial ?
LE CAPITAINE.
Ni l’un ni l’autre, mon cher monsieur Louet. Je n’en ai que l’usufruit. Vous comprenez que, si je possédais un palais pareil, le gouvernement s’en inquiéterait. Non, c’est à un seigneur romain qui me le prête, et à qui je paye une petite rente ; le brave homme est retenu à la ville par sa charge, et il utilise sa maison de campagne en me la louant.
LOUET.
Alors, nous serons ici comme des coqs en pâte.
LE CAPITAINE.
Pardon, je ne comprends pas bien.
LOUET.
C’est juste. Coq en pâte est un gallicisme un peu fort pour un Italien. Je veux dire, monsieur, que nous serons ici à merveille.
LE CAPITAINE.
À merveille, c’est le mot. Peut-être faudra-t-il bien, de temps en temps, faire le coup de fusil. Mais ce sont les agréments du métier.
LOUET.
Je rappellerai au capitaine que je ne me suis engagé à son service que pour jouer de la basse.
LE CAPITAINE.
Mais, alors, qu’est-ce que c’est donc que ce fusil et cette carnassière que vous réclamez comme à vous ?
LOUET.
C’était à moi effectivement, capitaine. À propos...
LE CAPITAINE.
Quoi ?
LOUET.
Avez-vous une belle chasse dans vos domaines ?
LE CAPITAINE.
Magnifique !
LOUET.
Quelle sorte de gibier ?
LE CAPITAINE.
Toutes les sortes.
LOUET.
Avez-vous des chastres ?
LE CAPITAINE.
Des chastres ? Par volées !
LOUET.
Alors, je me charge des rôtis.
LE CAPITAINE.
Et je vous donnerai trois ou quatre de mes gens pour vous servir de rabatteurs, mon cher monsieur Louet.
LOUET.
Merci, capitaine ; mais, si j’osais vous rappeler...
LE CAPITAINE.
Quoi ?
LOUET.
Encore une autre promesse que vous avez eu la bonté de me faire.
LE CAPITAINE.
Laquelle ?
LOUET.
Mes... mes cent écus.
LE CAPITAINE.
Ah ! c’est juste !
À un Valet.
Vous direz au lieutenant de rendre les cent écus à ce brave homme.
LOUET.
Merci, capitaine. Maintenant, j’aurais encore un autre désir, indiscret peut-être, mais n’importe, je voudrais le manifester.
LE CAPITAINE.
Manifestez, mon cher monsieur.
LOUET.
Si, avec une partie de ces cent écus, on pouvait se procurer un petit peu de linge et quelques habits de rechange... Cette veste me paraît peu convenable, relativement à notre nouveau domicile.
LE CAPITAINE.
Je suis heureux d’avoir prévenu vos désirs, et voilà tout ce qu’il vous faut.
LOUET,
à un Valet qui porte des chemises, des culottes et des habits.
Qu’est-ce que c’est que cela ?
LE CAPITAINE.
C’est ce que vous demandez.
LOUET.
Vraiment ? Ah çà ! mais je suis comme Aladin, je n’ai qu’à souhaiter pour voir mes souhaits accomplis.
LE CAPITAINE.
Ne vous arrêtez donc pas en si beau chemin, monsieur Louet, et souhaitez encore quelque chose.
LOUET.
Eh bien, capitaine, je souhaite une chambre.
LE CAPITAINE.
On s’occupe de vous en préparer une ; mais, comme je désire que vous en soyez satisfait, j’ai ordonné certaines petites dispositions, des verrous aux portes, des barreaux aux fenêtres.
LOUET.
Oui. Merci, capitaine... Mais, en attendant, où vais-je m’habiller ?
LE CAPITAINE.
Habillez-vous ici.
LOUET.
Ici ? Diable ! c’est bien en vue, capitaine. Et mademoiselle Zéphirine qui, d’un moment à l’autre, peut sortir de son appartement.
LE CAPITAINE.
Bah ! voilà un paravent.
LOUET.
Le fait est qu’avec un paravent... Vous vous en allez, capitaine ?
LE CAPITAINE.
Oui. Vous comprenez qu’après une absence de six mois, j’ai quelques ordres à donner.
LOUET.
Faites, capitaine, faites.
LE CAPITAINE.
Je vous laisse ce garçon pour vous servir de valet de chambre.
LOUET.
Merci.
Scène III
LOUET, LE VALET, puis ERNEST
LOUET, montrant tous les habillements.
La ! posez cela sur une chaise... Quand je pense que toute cette friperie-là est, selon toute probabilité, le bien de mon prochain... Ouf !... cela fait frémir !... Posez cela sur une chaise, mon ami. Après cela, les Italiens, les Anglais et les Allemands, est-ce du prochain ? Je ne crois pas, attendu que la religion nous dit d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, et que voilà tantôt vingt ans que, sans interruption, nous envoyons des boulets et des balles à notre prochain ; ce qui n’est pas la preuve d’un grand amour. Mon ami, je vous ai déjà dit de poser cela sur une chaise.
LE VALET.
Non capisco.
LOUET.
Ah ! oui, voilà le non capisco revenu. Cela veut dire qu’il ne comprend pas. C’est bien... Je ne saurais, sans être injuste, t’en vouloir pour cela. Seulement, tu eusses dû me dire tout de suite : « Excusez-moi, monsieur Louet, je ne comprends pas. » Donne, et, maintenant, va-t’en, va !
Il se retourne, le Valet le prend par le collet de sa veste et essaye de le déshabiller.
Non ! non ! j’ai l’habitude de faire toutes ces choses-là moi-même ; je déteste qu’on me touche ; je suis très chatouilleux... Merci, merci.
Le Valet veut le suivre derrière le paravent.
Comment ! il veut entrer dans mon cabinet de toilette... Mon ami, je n’ai plus aucunement besoin de vous, et je vous prie... Ah ! tu ne comprends pas ? Attends, je vais te faire comprendre !
Il le prend par le bras et le reconduit jusqu’à la porte, qu’il ferme derrière lui.
Là !
Revenant.
J’espère qu’on va me laisser un peu tranquille, maintenant.
Il s’enferme dans son paravent.
En vérité ! ce capitaine est brave homme au fond, et, s’il tient toutes ses promesses aussi exactement qu’il l’a fait jusqu’à présent ; s’il me paye régulièrement mes appointements de mille écus pour habiter ce château, boire, manger, chasser et jouer de la basse à mes moments perdus, je trouverai la condition assez agréable. J’ai envie de mettre la culotte jaune, moi !... avec le gilet blanc et cet habit bleu... j’aurai l’air d’un marguillier... Oui... mettons la culotte jaune. Que l’on a bien raison de dire : « L’homme propose et Dieu dispose. » Je m’étais proposé, dimanche dernier, de me mettre à l’affût pour le passage des pigeons ; je m’étais proposé de revenir tranquillement le soir à Marseille, de recommencer le lendemain mon petit train de vie... Et voilà que j’ai vu Nice, l’île d’Elbe, Piombino, Grosseto, Chianciano, sans compter ce que je verrai encore.
Il entend du bruit.
Hein ?
Un homme en costume de paysan apparaît à la fenêtre, entre et s’avance avec précaution dans l’obscurité.
J’avais cru entendre quelqu’un...
Le Paysan se heurte à la table.
Bon !... je ne me trompais pas... Qui diable vient encore me déranger ?... Il me semble qu’on s’approche de mon paravent... Voyons, voyons un peu.
Il monte sur sa chaise d’un côté, l’homme monte de l’autre sur un fauteuil, de manière qu’ils se trouvent nez à nez.
Eh bien, monsieur... qu’est-ce que c’est donc que cette indiscrétion ?
ERNEST.
Tiens !... c’est vous, monsieur Louet !
LOUET.
Oui, c’est moi, monsieur ; mais comment savez-vous que c’est moi ?
ERNEST.
Vous ne me reconnaissez pas ?
LOUET.
Je n’ai point cet honneur.
ERNEST.
Ernest, officier de hussards, votre compagnon de voyage...
LOUET.
Ah ! monsieur Ernest... c’est vous ! Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. Ah ! mais non, au contraire, ne vous asseyez pas... Vous savez où vous êtes ?
ERNEST.
Oui, je suis à Anticoli. Mais Zéphirine, où est-elle ?
LOUET.
Ici, monsieur, ici, dans la chambre à côté. Prisonnière monsieur Ernest !... prisonnière comme moi.
ERNEST.
Bien ! dites-lui qu’elle ne le sera pas longtemps.
LOUET.
Ah ! tant mieux !
ERNEST.
Dites-lui... Chut !...
LOUET.
Qu’y a-t-il ?...
ERNEST.
Il nous arrive quelqu’un, et je ne me soucie pas d’être vu !
LOUET.
Peste ! et vous avez raison.
ERNEST.
À cette nuit, monsieur Louet.
LOUET.
À cette nuit ?
ERNEST.
Oui, et bien des choses à Zéphirine...
LOUET.
Je n’y manquerai pas.
Scène IV
LOUET, derrière le paravent, LE LIEUTENANT
LE LIEUTENANT.
Eh bien, cher monsieur Louet, où en sommes-nous ?
LOUET.
J’achève, monsieur, j’achève.
LE LIEUTENANT.
Avec qui donc causiez-vous quand je suis entré ?
LOUET, à part.
Ah ! diable !
Haut.
Je ne causais avec personne ; je parlais tout seul.
Le Lieutenant visite le paravent.
Oui, Cela m’arrive quelquefois ; j’ai la mauvaise habitude du monologue.
LE LIEUTENANT.
Hum !
Scène V
LOUET, LE LIEUTENANT, ZÉPHIRINE, puis LE CAPITAINE
ZÉPHIRINE.
Ah ! cher monsieur Louet, comme vous voilà magnifique !
LOUET.
Oui, mademoiselle, grâce à la munificence du capitaine, à qui je voudrais bien avoir l’honneur de présenter mes remerciements.
LE CAPITAINE, entrant.
Et qui les reçoit de tout cœur, cher monsieur Louet.
On apporte une table toute servie.
UN DOMESTIQUE.
Son Excellence est servie.
LE CAPITAINE.
Je ne sais si vous serez content du cuisinier, mon cher monsieur Louet ; c’est un cuisinier français que l’on dit assez bon. Je lui ai commandé deux ou trois plats provençaux à votre intention.
LE LIEUTENANT, prenant du tabac dans une tabatière d’or.
Des plats à l’ail ?... Ah ! fi donc !...
LOUET, goûtant le potage.
C’est de la bouillabaisse.
LE CAPITAINE.
Vous avez jeté un coup d’œil sur le parc, monsieur Louet ?
LOUET.
Oui, en passant ; vous m’avez dit qu’il était fort giboyeux.
LE CAPITAINE.
Rappelez-vous que vous avez promis de vous charger du rôti.
LOUET.
Et je vous renouvelle ma promesse, capitaine... Seulement, vous aurez la bonté de me faire rendre mon fusil ; j’en ai l’habitude... Que voulez-vous ! je ne tire bien qu’avec celui-là.
LE CAPITAINE.
Voulez-vous un chien, ou n’en voulez-vous point ?
LOUET.
Monsieur, j’aime mieux chasser sans chien ; le dernier m’a insulté d’une façon trop cruelle, et j’aurais peur que la chose ne se renouvelât.
LE CAPITAINE.
À votre guise, cher monsieur Louet.
UN BANDIT, entrant.
Capitaine ! capitaine !...
LE CAPITAINE.
Hein ? qu’est-ce ?
LE BANDIT.
C’est pour affaire sérieuse.
LE CAPITAINE.
Lieutenant, allez ! et tâchez, quelle qu’elle soit, de remettre cette affaire sérieuse à demain.
LE LIEUTENANT.
J’y vais.
LE CAPITAINE.
Si vous préfériez, au lieu de chasser, mon cher monsieur Louet, monter à cheval avec nous ?
LOUET.
Non, merci ; je n’ai pas l’habitude du cheval, de sorte que ce n’est pas un plaisir pour moi d’y monter, parole d’honneur.
LE CAPITAINE.
C’est qu’en un temps de galop, nous aurions poussé jusqu’à Rome.
LOUET.
Jusqu’à Rome ?
LE CAPITAINE.
Ah ! mon Dieu, oui.
LOUET.
Nous ne sommes donc pas très loin de Rome ?
LE CAPITAINE.
À une demi-lieue, tout au plus.
LE LIEUTENANT, de la porte.
Capitaine !
LE CAPITAINE.
Eh bien ?
LE LIEUTENANT.
Venez, c’est très grave.
LE CAPITAINE.
Pardon, chère amie, les affaires avant tout.
ZÉPHIRINE.
Faites, monsieur, faites.
Le Capitaine va au fond.
LOUET, bas, à Zéphirine.
Je l’ai vu !
ZÉPHIRINE.
Qui ?
LOUET.
M. Ernest.
ZÉPHIRINE.
Où ?
LOUET.
Ici.
ZÉPHIRINE.
L’imprudent !
LOUET.
Il m’a chargé de vous dire que, cette nuit, vous auriez de ses nouvelles.
ZÉPHIRINE.
Ah ! voilà donc les affaires graves qui préoccupent ces messieurs !
LOUET.
Comment, vous croyez que nous allons encore avoir des coups de fusil ?
ZÉPHIRINE.
Je l’espère bien.
LOUET.
Mais c’est donc une Amazone, une Jeanne d’Arc, que cette femme ?... Que je suis bête !... Qu’est-ce que je dis donc là ?
Coups de feu.
Ah ! mon Dieu ! écoutez, mademoiselle !
ZÉPHIRINE.
Bon ! voilà que ça commence !
LOUET.
Mademoiselle Zéphirine, j’espère que vous ne m’abandonnerez pas ?
ZÉPHIRINE.
Moi, abandonner un ami ? Jamais !
LOUET.
Mademoiselle, voilà que ça redouble !
ZÉPHIRINE.
Tant mieux ! tant mieux ! Entendez-vous comme les coups de fusil se rapprochent ?
LOUET.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
ZÉPHIRINE.
Comment ! cela vous contrarie ?
LOUET.
Mademoiselle, cela fait plus que de me contrarier, je l’avoue ; cela m’épouvante.
ZÉPHIRINE.
Mais, au contraire, vous devriez être enchanté ; si les coups de fusil se rapprochent, c’est que nos ennemis fuient.
LOUET.
Je suis enchanté, mademoiselle ; mais je voudrais bien qu’ils ne fuyassent point de notre côté. Ah çà ! mais on s’égorge !
ZÉPHIRINE.
Hélas ! oui... Oh ! pourvu qu’il n’arrive rien à Ernest !
LOUET.
Mais ils ne sont plus qu’à cent pas d’ici. Tenez, on sent la fumée.
UNE VOIX, en dehors.
Arrête ! misérable ! arrête !
ZÉPHIRINE.
Ernest ! la voix d’Ernest !
Elle se précipite vers la porte.
LOUET, la retenant.
Mais où allez-vous ?
ZÉPHIRINE.
Oh ! laissez-moi le rejoindre.
Scène VI
LOUET, ZÉPHIRINE, LE CAPITAINE
LE CAPITAINE.
Zéphirine ! Zéphirine ! où es-tu ?
ZÉPHIRINE.
Silence !
LE CAPITAINE.
Zéphirine !
Il aperçoit la jeune fille, s’élance vers elle et la saisit par le bras.
Pourquoi ne réponds-tu pas quand je t’appelle ? Viens ! viens !
ZÉPHIRINE, résistant.
Où voulez-vous me mener ? où voulez-vous me conduire ?
LE CAPITAINE.
Viens avec moi, viens !
ZÉPHIRINE.
Mais je ne veux pas aller avec vous, moi.
LE CAPITAINE.
Comment ! tu ne veux pas venir avec moi ?
ZÉPHIRINE.
Mais non ; pourquoi vous suivrais-je ? Je ne vous aime pas, moi. Vous m’avez enlevée de force, je ne vous suivrai pas !... Ernest ! Ernest ! par ici.
LE CAPITAINE.
Ernest ! tu appelles Ernest ! Ah ! c’est donc toi qui nous trahissais ?
Il tire son couteau de sa ceinture.
ZÉPHIRINE.
Monsieur Louet ! si vous êtes un homme, à moi ! à mon secours !
LOUET, saisissant sa basse et s’élançant vers le Capitaine.
Ah ! misérable !
Il lui donne un coup de contrebasse sur la tête. La contrebasse se défonce, coiffant la tête du Capitaine ; celui-ci hurle et se débat, mais Louet le tien ferme et l’empêche de se dégager.
ERNEST, à l’extérieur.
Zéphirine !
ZÉPHIRINE, s’élançant.
Ernest ! Ernest !
Elle se jette dans ses bras.
Tiens ! là ! là !
Elle montre du doigt le groupe de Louet et du Capitaine.
Scène VII
LOUET, ZÉPHIRINE, LE CAPITAINE, ERNEST et LES HUSSARDS
ERNEST.
Mort ou vif, entendez-vous ! mort ou vif, il nous le faut !
Les Soldats se saisissent du Capitaine.
LOUET.
Il était temps !
Il tire son mouchoir et s’essuie le front.
LE CAPITAINE, rageant.
Ah ! que je te rattrape !
LOUET.
C’est bon, capitaine ; je tâcherai de ne plus me trouver sur votre chemin.
ERNEST.
Emmenez ce misérable !
LE CAPITAINE, à part.
Heureusement que le geôlier du château est mon ami.
ZÉPHIRINE, prenant Louet par la main.
Tiens, Ernest, voilà mon sauveur ; il est venu à mon secours, car je n’avais pas voulu lui céder, à ce monstre de capitaine. N’est-ce pas, monsieur Louet ?
LOUET.
C’est l’exacte vérité, monsieur ; elle n’avait pas voulu lui céder.
ERNEST.
Maintenant, ma chère Zéphirine, ce qu’il y a de mieux à faire, je crois, c’est de sortir d’ici. À cheval, monsieur Louet !
ZÉPHIRINE.
Oui ! oui !
LOUET.
Prenez garde, mademoiselle Zéphirine ! vous allez marcher sur un homme... Tiens, ce pauvre lieutenant ! À propos, mes cent écus, autrement dit, mes trois cents francs !
LE BRIGADIER.
Enlevez ce drôle et jetez-le dehors.
LOUET.
Un instant, attendez, n’enlevez pas.
Il fouille dans les poches du blessé, en une tine bourse et compte.
Il n’y a que quatre cents francs ; mais cela ne fait rien, bah ! Ah ! pendant que nous y sommes, mademoiselle Zéphirine, puisque vous avez retrouvé M. Ernest, vous n’avez plus besoin de mon solitaire ?
ZÉPHIRINE.
Oh ! comment donc ! Tenez, cher monsieur Louet.
LOUET.
Bon ! il ne me manque plus que mon fusil et ma carnassière. Y a-t-il quelqu’un qui ait vu mon fusil et ma carnassière ?... Ah ! voilà ! voilà ! je les tiens !
ERNEST.
Là !... Eh bien, à présent, cher monsieur Louet, nous allons vous montrer une chose que vous désiriez voir depuis longtemps... Allons, vous autres, fanfares en l’honneur de notre victoire !
Les trompettes sonnent, le théâtre change ; on voit toute la campagne de Rome. Rome au fond.
Septième Tableau
Scène unique
ZÉPHIRINE, ERNEST, LOUET et LES HUSSARDS, d’un côté, LES TROMPETTES sonnant, de l’autre, PAYSANS et PAYSANNES
LOUET.
Sans indiscrétion, monsieur, puis-je vous demander quelle est cette ville ?
ERNEST.
Saluez, monsieur Louet, c’est Rome !
LOUET.
Comment, Rome ? bien vrai ?
ERNEST.
Sans doute.
LOUET.
Et cette grande maison blanche ?
ERNEST.
C’est Saint-Pierre.
LOUET.
Ah ! oui : « C’est sur cette pierre... » Oh ! qu’est ce que je vois donc à droite de Saint-Pierre ? Chut ! chut !
Il tire, un oiseau tombe ; il lui envoie son second coup à terre.
Il pourrait repartir.
TOUS.
Qu’est-ce que c’est ?
LOUET.
Mon chastre, messieurs ! mon chastre !... Ah ! maintenant que me voilà rentré dans mes cent écus, dans ma carnassière, dans mon solitaire, et que j’ai rejoint mon chastre, eh bien, parole d’honneur, je ne regrette plus mon voyage !