Le Chevalier Joueur (Charles DUFRESNY)
Comédie en cinq actes, avec un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 27 février 1697.
Personnages du Prologue
UN JEUNE ÉTOURDI
VALÈRE
La scène est sur le Théâtre.
Personnages de la Comédie
DORANTE, Ami et Rival du Chevalier Joueur
LE CHEVALIER JOUEUR, Amant d’Angélique
ANGÉLIQUE, Amante du Chevalier Joueur
LA COMTESSE, Tutrice d’Angélique
NÉRINE, Suivante d’Angélique
FRONTIN, Valet du Chevalier
LE MARQUIS, autre Joueur
DEUX CRÉANCIÈRES DU CHEVALIER
La Scène est à Paris dans un Salon commun, aux appartements de la Comtesse, d’Angélique et du Chevalier.
PROLOGUE
Un jeune étourdi vient fendre la presse sur le Théâtre en cherchant Valère.
L’ÉTOURDI.
Ha ! te voilà : je te trouve admirable ; tu m’as donné rendez-vous ici pour voir une pièce nouvelle, et on me vient de dire que c’est le Joueur ; belle nouveauté ! il y a plus d’un mois que je l’ai vue.
VALÈRE.
Ce que tu as vu n’est pas assurément...
L’ÉTOURDI.
Je l’ai vu, je l’ai vu, allons-nous-en, je ne saurais voir une Pièce deux fois.
VALÈRE.
Si tu voulais m’écouter, je te dirais ce que ce Joueur-ci...
L’ÉTOURDI.
Le Joueur est une Pièce, où il y a un Joueur qui joue, qui perd, qui gagne.
VALÈRE.
D’accord ; mais...
L’ÉTOURDI.
Je l’ai vu, te dis-je, il a une Angélique, une Suivante, un Valet...
VALÈRE.
Il y a une Angélique, une Suivante, un Valet, et un Joueur aussi dans le Joueur qu’on va représenter ; cependant il est différent de celui que tu as vu.
L’ÉTOURDI.
Deux Comédies ne peuvent pas être différentes, quand ce sont les mêmes personnages ; dis-moi, dans celle-ci ne parle-t-on pas d’un portrait ?
VALÈRE.
Oui.
L’ÉTOURDI.
C’est donc la même chose ?
VALÈRE.
Belle conséquence ! je te dis que j’ai entendu lire cette Pièce-ci, et je la trouve très différente de l’autre.
L’ÉTOURDI.
Voyons donc cette différence. Premièrement je me souviens que l’autre finit par un mariage.
VALÈRE.
On sait bien qu’il faut...
L’ÉTOURDI.
Hé bien, c’est donc la même chose ?
VALÈRE.
Malheureusement pour toi celle-ci commence, aussi bien que l’autre, par le Valet et la Suivante ; sitôt que tu les verras paraître, tu sortiras sans les écouter, en criant tout haut : c’est la même chose, c’est la même chose ; et il faut l’écouter pour voir si c’est la même chose.
L’ÉTOURDI.
Ma foi, je n’attendrai pas qu’on ait commencé pour sortir, à moins que tu ne me prouves ces prétendues différences.
VALÈRE.
Il y en a beaucoup, l’autre était en vers, celle-ci est en prose.
L’ÉTOURDI.
Des Vers ou de la Prose, est-ce que je prends garde à cela ?
VALÈRE.
De la manière dont tu entends ordinairement la Comédie, en Prose ou Vers c’est tout un pour toi : tu causes tant que la Pièce dure, tu ris seulement quand tu entends rire le Parterre, sans se soucier si ces plaisanteries sont du sujet ou non.
L’ÉTOURDI.
Que me fait le sujet à moi ? je ne veux écouter que les endroits qui me font rire.
VALÈRE.
Pour ces endroits fins et délicats, qui font plaisir sans faire rire, tu n’y fais nullement attention.
L’ÉTOURDI.
Et pourquoi de l’attention ? Je soutiens moi qu’une Pièce ne vaut rien, quand il faut de l’attention pour la trouver bonne ; je veux pouvoir causer, me divertir à droit et à gauche, sortir au milieu d’une Scène, revenir à la fin d’une autre ; et toutes les fois que je rentre, je prétends trouver quelque pointe d’esprit qui me réjouisse pour mon argent.
VALÈRE.
Voilà le goût de nos jeunes étourdis ; mais les gens de bon sens entrent dans le sujet, on veut des caractères soutenus, une intrigue nette et suivie, des situations intéressantes et bien ménagées, des expressions vives et naturelles, et de la gaîté sans immodestie.
L’ÉTOURDI.
Oh je veux un peu de gros sel ; là, de ces équivoques claires qui réveillent la joie ; Y a-t-il de cela dans ce Joueur-ci ?
VALÈRE.
Je ne veux juger ni de celui-ci ni de l’autre. Je prétendais seulement te prouver que toutes ces parties sont traitées différemment dans les deux pièces, et qu’à le bien prendre, elles n’ont rien de semblable que le fond du sujet, et deux ou trois idées de Scènes qui se sont trouvées dans des mémoires que l’un des deux Auteurs a dérobés à l’autre.
L’ÉTOURDI.
Ma foi toutes ces distinctions me brouillent la cervelle ; je veux du nouveau tout pur. Adieu... À propos y a-t-il un Marquis dans celle-ci ?
VALÈRE.
Oui, mais tu n’as qu’à t’imaginer que c’est un Vicomte, et tu le trouveras nouveau.
L’ÉTOURDI.
Et le Père, le Père ?
VALÈRE.
Il n’y a point de Père.
L’ÉTOURDI.
Cela est nouveau cela ; que ne me disais-tu donc qu’il n’y a point de Père.
VALÈRE.
Je me suis attaché à des différences plus essentielles.
L’ÉTOURDI.
Et moi je ne resterai que pour cette nouveauté ; tu m’assures qu’il n’y a point de Père au moins ? Point de Père, cela sera plaisant.
VALÈRE.
Je suis ravi que tu restes pour le Père qui n’y est point ; plaçons-nous donc.
ACTE I
Scène première
FRONTIN, NÉRINE
NÉRINE.
Bonjour, Frontin, te voilà déjà levé ?
FRONTIN.
Bonsoir, Nérine, je vais me coucher.
NÉRINE.
C’est-à-dire que ton Maître a couché au lansquenet.
FRONTIN.
Je ne te dis pas cela.
NÉRINE.
Le Chevalier est un jeune homme bien morigéné ! Avoue qu’il est incommode de loger en même maison avec des femmes qui ont intérêt d’examiner notre conduite ! ma Maîtresse lui avait défendu de jouer.
FRONTIN.
Il ne joue plus aussi, il ne fait que parier.
NÉRINE.
Il se brouillera avec Angélique.
FRONTIN.
Que m’importe ; en tous cas, s’il manque la jeune, le vieille ne le manquera pas ; elle fera bien, car mon maître sera quelque jour un riche parti.
NÉRINE.
Un riche parti ! au diantre le sol qui lui reste de son patrimoine.
FRONTIN.
On se soucie bien de son patrimoine, quand on a des talents pour les grandes fortunes. De l’air déterminé dont il joue, il est homme à gagner cent mille écus en trois coups de dés ; cela s’appelle un grand parti ! À la vérité ton Dorante a plus de bien en fonds ; mais les biens en fonds ont des bornes, et le casuel d’un joueur n’en a point.
NÉRINE.
Dorante est si honnête homme.
FRONTIN.
Dorante est honnête homme ; mais mon maître est joli.
NÉRINE.
Un esprit solide, doux.
FRONTIN.
Vert et piquant, c’est ce qu’il faut pour réveiller le goût des femmes.
NÉRINE.
Dorante est un homme fait.
FRONTIN.
En cas d’Amant, ce qui est à faire vaut mieux que ce qui est fait.
NÉRINE.
Un bon cœur, généreux, sincère.
FRONTIN.
Ô ! mon Maître ne se pique point de ces niaiseries-là ; mais en récompense, c’est le plus ensorcelant petit scélérat, un tour de scélératesse si galant, que les femmes ont du plaisir à se laisser tromper par lui.
NÉRINE.
J’espère qu’Angélique reviendra de ce plaisir-là.
FRONTIN.
Elle n’en reviendra qu’après les noces.
NÉRINE.
Si je la puis rattraper dans quelque moment raisonnable.
FRONTIN.
Si mon maître la peut rattraper dans quelque moment déraisonnable ! Mais que nos Amants se brouillent ou qu’ils se raccommodent, ce sont des scènes qui me réjouissent et qui ne m’intéressent point du tout ; ma foi, nous sommes faits pour rire tout bas des folies de nos maîtres : nos maîtres sont faits pour nous payer et pour nous donner la Comédie. Le personnage qui me réjouit le plus céans, c’est la vieille Comtesse, elle croit cacher sa fragilité à l’abri de l’air sévère dont sa philosophie est ombragée ; elle nomme affection fraternelle son amour pour mon maître : Et toi, quel beau nom donnes-tu aux services que tu rends à l’amour masqué de cette héroïne de vertu ?
NÉRINE.
J’avoue qu’elle me fait des présents lorsque je réussis à brouiller Angélique avec le Chevalier ; mais puisqu’elle me cache l’intention de sa libéralité, je prétends que mon gain est honnête. Quand la pauvre Comtesse a donné ici un appartement au Chevalier, je lui dis bien que le voisinage était dangereux, la bonne Dame croyait que le danger ne serait que pour elle ; mais en ces occasions périlleuses, la plus jeune est la plus exposée.
FRONTIN.
Les voici toutes deux, je fuis pour éviter la fatigue d’excuser mon maître.
Scène II
NÉRINE, LA COMTESSE, ANGÉLIQUE
ANGÉLIQUE.
Avant que vous sortiez, Madame, voyons donc au moins à prendre une heure pour terminer mes affaires ; depuis huit jours que je vous presse, je ne saurais tirer de vous que des exhortations.
LA COMTESSE.
C’est à vous de les écouter avec respect.
ANGÉLIQUE.
Je sais ce qu’une pupille doit à sa tutrice ; mais enfin...
LA COMTESSE.
Vous êtes majeure, me dites-vous ?
ANGÉLIQUE.
Ô ! Je ne vous dis plus rien.
LA COMTESSE.
Que je blâme nos Lois d’avoir placé la majorité si près de l’enfance !
ANGÉLIQUE.
Finissons donc, Madame.
LA COMTESSE.
Car enfin, qu’est-ce que c’est encore qu’une fille à vingt-cinq ans ?
ANGÉLIQUE.
Encore !
LA COMTESSE.
Oui, la Loi devrait défendre aux filles, de disposer de leur cœur avant l’âge de quarante ans.
ANGÉLIQUE.
Vous disposerez du vôtre quand il vous plaira.
LA COMTESSE.
Une fille n’est point en âge de raison, que l’âge des désirs ne soit passé.
ANGÉLIQUE.
Les désirs sont de tout âge, Madame, et vous désirez retarder mon mariage en retardant mes affaires ; voulez-vous les terminer, ou non ?
LA COMTESSE.
Un devoir indispensable m’appelle en Ville, je vais exhorter à la patience une femme qui a épousé un Joueur.
ANGÉLIQUE.
En l’exhortant à la patience vous l’impatientez beaucoup : J’avoue que je suis à bout, Madame ; et puisque vous ne voulez pas finir, je terminerai, moi, dès ce soir avec le Chevalier.
LA COMTESSE.
Elle extravague, Nérine, je ne puis plus supporter ses égarements ; se peut-il que la figure d’un petit écervelé d’homme cause de si grands désordres dans une âme raisonnable ?
Scène III
ANGÉLIQUE, NÉRINE
ANGÉLIQUE.
Tu vois, Nérine, le procédé de la Comtesse ; heureusement je ne dépends plus d’elle.
NÉRINE.
Non, non, vous n’avez plus d’autre tuteur que l’amour, vos affaires sont en bonne main.
ANGÉLIQUE.
Elle ne saurait m’empêcher...
NÉRINE.
Assurément vous êtes une fille majeure, c’est-à-dire maîtresse de vos caprices, et l’âge de raison vous autorise à faire une folie.
ANGÉLIQUE.
Je vois les desseins de la Comtesse, et c’est ce qui m’oblige à précipiter mon mariage.
NÉRINE.
Le bon mariage ! quelle paix ! quelle union ! car vous ne vous rencontrerez jamais ensemble, et vous serez levée tous les jours avant qu’il revienne se coucher ; avec un homme réglé vous mèneriez une vie unie, ennuyeuse et languissante ; la vie d’un joueur est bien plus diversifiée ; diversité dans l’humeur ; vous le verrez enragé, bourru dans l’adversité, brutal et méprisant dans la prospérité : diversité dans votre ménage ; abondance, disette, tantôt en carrosse, tantôt à pied ; quitter le premier appartement pour loger au quatrième étage : diversité dans les emmeublements ; aujourd’hui le velours, demain la serge, et après-demain les quatre murailles : la diversité réjouit les femmes.
ANGÉLIQUE.
Tais-toi, je ne suis pas en humeur d’écouter tes extravagances.
NÉRINE.
Vous êtes encore moins en humeur d’écouter mes raisons.
ANGÉLIQUE.
Nérine, le Chevalier doit venir ce matin.
NÉRINE.
Il ne vous aime que quand il a perdu son argent : au moment que je vous parle il travaille à devenir amoureux.
ANGÉLIQUE.
Ne raisonne point tant, va voir s’il est levé.
NÉRINE.
Pour se lever, il faut s’être couché.
ANGÉLIQUE.
Que signifient donc tes réponses ambiguës ?
NÉRINE.
Si je vous exagérais les charmes de votre amant, cela serait clair ; mais ses défauts sont des énigmes que vous ne voulez point entendre. On serait bien reçu, par exemple, à vous dire qu’il a passé la nuit au jeu ?
ANGÉLIQUE.
Je ne le verrais de ma vie, après les serments qu’il me fit l’autre jour.
NÉRINE.
Vous fîtes l’autre jour des serments de ne le plus aimer ; jugez de ses serments par les vôtres, vous l’aimez encore à la rage, et il rejoue de même.
ANGÉLIQUE.
On te l’a dit ainsi ; mais tout le monde est prévenu contre lui.
NÉRINE.
C’est vous qui êtes prévenue contre tout le monde.
ANGÉLIQUE.
À t’entendre parler, on croirait que j’aurais perdu l’esprit.
NÉRINE.
Et à vous voir agir on en serait convaincu, préférer un petit fourbe à Dorante qui a pour vous une amitié sincère, mais une amitié de la bonne espèce ! car je suis sûre que le dépit seul est cause de son départ.
ANGÉLIQUE.
Tu t’es trompée, Nérine, je te l’ai déjà dit, Dorante est trop sage pour avoir de l’amour, et trop sincère pour cacher si longtemps une passion ; en tous cas, j’en serais au désespoir, car je l’estime infiniment, et je ne pourrais pas le rendre heureux.
NÉRINE.
Et vous aimez mieux être malheureuse avec le Chevalier.
ANGÉLIQUE.
Oh ! je suis lasse de t’écouter.
NÉRINE.
Que j’achève au moins de vous convaincre, qu’il est encore au jeu.
ANGÉLIQUE.
Je te prie laisse-moi ; si ce que tu veux persuader est vrai, je ne le saurai que trop tôt.
Scène IV
NÉRINE
Ah ! Dorante, Dorante, vous deviez différer votre départ désespéré jusqu’à ce que votre rival fût en possession... mais si je fais ce raisonnement-là, un homme amoureux pourrait l’avoir fait aussi : voyons si par hasard... par ma foi, je crois que j’ai deviné, c’est Dorante.
Scène V
NÉRINE, DORANTE
NÉRINE.
Hé ! Monsieur, que je vous sais bon gré d’être encore ici !
DORANTE.
J’oubliai hier de prendre congé de la Comtesse.
NÉRINE.
J’entends bien ; hé ! ne l’oubliâtes-vous point exprès pour avoir occasion de dire un second adieu à Angélique ? la répétition des adieux n’est permise qu’aux amants.
DORANTE.
Dis-moi, la Comtesse y est-elle ?
NÉRINE.
Avouez la vérité, vous l’avez vu sortir avant que d’entrer.
DORANTE.
Quoi ? elle n’y est pas ? adieu donc.
NÉRINE.
Ô ! nous avons besoin de vous.
DORANTE.
Je suis pressé de partir, j’ai trente lieues à faire aujourd’hui.
NÉRINE.
Le Chevalier a joué toute la nuit, et ma maîtresse va rompre avec lui.
DORANTE.
Que me dis-tu ?
NÉRINE.
Je voulais que vous fussiez témoin de la rupture ; mais vous êtes pressé de partir : Partez donc vite, Monsieur, vous avez trente lieues à faire aujourd’hui.
DORANTE.
Tu peux t’imaginer tout ce qu’il te plaira ; mais je te jure qu’un désir sincère de voir Angélique heureuse, fait toute ma manière d’aimer. Quoi ? sous le masque d’ami j’aurais donné des conseils intéressés ? non, Nérine, quand on a le cœur droit...
NÉRINE.
Un cœur droit est plus tendre qu’un autre.
DORANTE.
Écoute, Nérine, ne t’avise pas en présence d’Angélique de faire ces mauvaises plaisanteries.
NÉRINE.
Je ne plaisante jamais sur l’amour ; malepeste ce n’est pas un jeu, et j’ai pris mon sérieux pour dire à ma maîtresse que vous étiez sérieusement amoureux d’elle.
DORANTE.
Quoi ! il serait possible que ton extravagance...
NÉRINE.
Ça, venez lui confirmer la vôtre.
DORANTE.
Je n’oserai plus paraître devant ses yeux. Juste Ciel ! que va-t-elle penser de moi ?
NÉRINE.
Que vous en valez mille fois mieux, d’avoir de l’amour.
DORANTE.
Je suis au désespoir.
NÉRINE.
Elle a pris la chose parfaitement bien.
DORANTE.
Que je suis malheureux !
NÉRINE.
Allons lui conter votre malheur.
DORANTE.
Non, je ne la verrai de ma vie.
NÉRINE.
Hé bien, ne la voyez point ; si vous ne profitez de son dépit, le Chevalier saura bien profiter du retour, et quand le contrat sera signé, il saura bien mieux encore mettre à profit les tendres moments. Ma chère, lui dira-t-il, je suis abîmé, vous pouvez me sauver l’honneur et la vie, en signant seulement votre nom. Ah ! mon cher, répondra-t-elle, je signerais ma mort : à Dieu ne plaise. Signez seulement une obligation de vingt mille francs. Cet argent-là perdu, reproches, brouilleries, raccommodement ; la pauvre victime signera une vente : enfin quand elle aura consommé toute sa dot en raccommodements, le cher fourbe ne se souciera plus de se raccommoder, et voilà le désespoir.
DORANTE.
Ah ! Nérine, tu me perces le cœur.
NÉRINE.
Voyez-la donc pour prévenir toutes ces désolations.
DORANTE.
Hélas ! à quoi me vais-je exposer ?
NÉRINE.
Ce n’est plus qu’en s’exposant qu’on fait fortune auprès des femmes.
Le poussant chez Angélique.
Exposez-vous, morbleu, exposez-vous... Je ne connais plus que cet homme-là qui soit poltron en amour.
ACTE II
Scène première
NÉRINE, à un Laquais
Entends-tu ? si Monsieur le Chevalier veut entrer dans notre appartement, qu’on lui dise qu’il n’y a personne. Grâce au Ciel, Angélique s’accoutume à voir Dorante amoureux ; cela me prouve que la pluralité des amants n’est pas incompatible avec la sagesse de nos femmes.
Scène II
NÉRINE, FRONTIN
FRONTIN.
Mon maître monte à grands pas, nous allons voir une belle scène de raccommodement.
NÉRINE.
Ton maître aura le loisir d’étudier son rôle ; car Angélique est sortie, et ne reviendra que ce soir.
FRONTIN.
Tant mieux, tant mieux, nous allons dormir tout le jour.
Scène III
FRONTIN, LE CHEVALIER
LE CHEVALIER, donnant son manteau à Frontin.
Pourquoi m’ôtes-tu mon manteau, bourreau que tu es ?
FRONTIN.
C’est vous qui me le donnez.
LE CHEVALIER.
Ne vois-tu pas que je veux ressortir ?
FRONTIN.
Le sommeil vous serait plus utile que...
LE CHEVALIER.
Remets-moi mon manteau, raisonneur... Irai-je encore ?
Frontin veut lui mettre son manteau.
Attends donc. Cette maison-là est maudite pour moi, je n’y gagnerai jamais ; voyons pourtant, donne.
Le Chevalier se promène à grands pas, et Frontin le suit voulant mettre son manteau sur ses épaules.
mais on n’y veut plus jouer sur ma parole. Hé ! va-t’en au diable avec ton manteau. Avant-hier je perdis cinq cent louis, douze cent hier, aujourd’hui mille. Tu le veux ainsi, juste Ciel ! je te loue.
FRONTIN.
Ces louanges-là ne sont pas sincères.
LE CHEVALIER.
Va-t’en voir chez la Marquise si on joue encore.
FRONTIN.
Il est neuf heures, Monsieur, et toutes les femmes réglées sortent du Lansquenet dès cinq heures du matin, pour s’aller coucher de bonne heure.
LE CHEVALIER.
Je suis pourtant bien piqué ; ha Frontin !
FRONTIN.
Ce soupir signifie que votre bourse est à sec.
LE CHEVALIER.
J’ai tout perdu, Frontin.
FRONTIN.
Quoi ? il ne vous reste pas la moindre pistole ?
LE CHEVALIER.
Pas un sol.
FRONTIN.
Vous allez donc être bien tendre ; car la tendresse vous vient à mesure que l’argent s’en va.
LE CHEVALIER.
Sais-tu si Angélique est levée ? pourquoi n’ai-je point de ses nouvelles ?
FRONTIN.
Hé ! c’est parce qu’on lui aura dit des vôtres ; elle est sortie.
LE CHEVALIER.
Quoi sans m’attendre ? Elle est donc fâchée ? Dans le fond, je n’ai pas grand tort, je lui ai promis de ne plus jouer quand je serai marié ; mais je ne le suis pas encore.
FRONTIN.
Vous ne voulez point quitter le jeu que vous ne soyez marié ? Angélique ne veut point vous épouser que vous n’ayez quitté le jeu : Voilà un mariage fort avancé.
LE CHEVALIER, après avoir rêvé longtemps.
Dis-moi... ai-je de l’argent ?
FRONTIN.
Non pas, que je sache.
LE CHEVALIER.
Je te demande si tu as fait quelque affaire ?
FRONTIN.
J’avais fait un tarif d’emprunt, où je taxais, comme amis, jusqu’aux connaissances de vue ; mais il y a longtemps qu’ils ont tous fourni ou refusé leur somme.
LE CHEVALIER.
Et la Comtesse ?
FRONTIN.
Elle craint qu’en vous prêtant sans emploi, sa conscience n’y soit engagée ; elle vous prêterait pour payer vos créanciers.
LE CHEVALIER.
De l’argent pour payer mes créanciers, j’aimerais autant rien.
FRONTIN.
J’ai imaginé des dettes d’une espèce libertine, afin que n’osant les payer elle-même...
LE CHEVALIER.
Elle est ici ?
FRONTIN.
Non, Monsieur, mais elle va rentrer ; attendez-la au passage, votre présence dissipera ses scrupules.
LE CHEVALIER, s’assit.
Un fauteuil... Je suis abîmé ; j’en ai l’obligation à un homme, un homme, Frontin, un seul homme qui me suit partout.
FRONTIN.
Est-ce un de ces joueurs prudents qui ne donnent rien au hasard ?
LE CHEVALIER.
Non, je n’ai jamais joué contre lui.
FRONTIN.
Hé ! comment donc vous a-t-il abîmé.
LE CHEVALIER.
Il a la rage de me porter malheur en s’appuyant sur le dos de ma chaise. C’est un écumeur de réjouissances, qui a la face longue d’une toise ; dès que je le vois ma carte est prise.
FRONTIN.
Les Lansquenets sont pleins de ces visages climatériques, dont l’aspect change l’ordre des cartes ; rien n’est plus certain.
LE CHEVALIER.
Je voudrais ne me point abandonner à mes réflexions ; va me chercher un Livre.
FRONTIN, tire un papier.
Si vous voulez lire un petit Ouvrage d’esprit...
Le Chevalier, prend le papier.
Qui court les rues, c’est sur la pauvreté ; je suis curieux de voir tout ce qui s’écrit sur la pauvreté ; car il me revient sans cesse dans l’idée, que nous mourrons tous deux sur un fumier.
Le Chevalier regardant fixement le papier sans le lire.
Trois coupe-gorge de suite.
FRONTIN.
Il n’y a point de coupe-gorge là dedans.
LE CHEVALIER.
Je ne saurais m’appliquer ; lis.
FRONTIN, reprend le papier et lit.
...Diogène parlant du mépris des richesses, disait :
De mille soins fâcheux la richesse est suivie ;
Mais le Philosophe indigent
N’a qu’un seul soin dans la vie,
C’est de chercher de l’argent.
Autre sur le mépris de la mort.
Tel Héros, que l’on vante tant,
Mourut sans en avoir envie :
Mais un brave Joueur perd volontiers la vie,
Quand il a perdu son argent.
Mais, Monsieur, au lieu de m’écouter vous méditez sur le portrait de votre maîtresse ; auriez-vous quelque remords d’avoir gardé si longtemps ce portrait, malgré tous les diamants qui l’environnent ?
LE CHEVALIER.
La Comtesse tarde trop, je n’ai pas le loisir d’être si longtemps sans argent ; je perds peut-être le moment de bonheur. Frontin, il y a longtemps que je suis curieux de savoir ce que peuvent valoir ces diamants-là, va-t’en chez l’Orfèvre, et...
FRONTIN.
J’entends monter... C’est la Comtesse, commencez votre rôle ordinaire ; paraissez accablé, outré, hébété par le chagrin ; surtout, écoutez patiemment la mercuriale, songez que l’argent est au bout.
Scène IV
LE CHEVALIER, FRONTIN, LA COMTESSE
FRONTIN.
Hé ! Madame, venez consoler mon maître, il est dans un accablement.
LA COMTESSE.
La passion du jeu est un abîme de désolation, tout se perd dans ce gouffre, le temps, l’esprit, la joie, la santé.
FRONTIN.
Vous oubliez l’argent, c’est ce qui va au fond du gouffre. Je sais cela parce que mes gages y sont.
LE CHEVALIER, affectant un chagrin outré.
Ah !...
LA COMTESSE.
Chevalier, êtes-vous fâché que...
LE CHEVALIER.
Non, Madame, vous avez trop de bonté de vouloir bien...
FRONTIN.
Nous aimons vos remontrances pour le bon effet qu’elles produisent.
LA COMTESSE.
Ne peut-on pas adoucir votre affliction ?
LE CHEVALIER.
Je dois vous la cacher, ce n’est rien.
FRONTIN.
C’est Angélique qui cause tous nos maux, nous voudrions bien nous en dépêtrer.
LA COMTESSE.
Ouvrez-moi votre cœur, parlez.
LE CHEVALIER.
Non, Madame, mes chagrins, sont d’une nature...
LA COMTESSE.
Vous êtes discret, et je ne suis point curieuse.
FRONTIN.
Nous sommes fâchés d’être contraints à précipiter son mariage pour payer des dettes pressantes.
LE CHEVALIER.
Je vous prie de vous taire, Frontin.
FRONTIN.
Dois-je me taire, Madame, parce qu’il a du cœur, et qu’il crèverait plutôt que de vous découvrir ses besoins.
LE CHEVALIER.
Encore un coup, je vous commande de vous taire.
FRONTIN.
Je me tairai, Madame, de peur de chagriner mon maître, je me contenterai de vous faire voir un mémoire instructif.
LE CHEVALIER.
C’en est trop, donnez-moi tout à l’heure ce mémoire que je le déchire en présence de Madame.
FRONTIN.
Je le veux voir absolument.
LE CHEVALIER.
Vous ne le verrez point, Madame, je connais votre cœur.
FRONTIN.
Nous craignons votre générosité.
LE CHEVALIER.
Écoutez, Frontin, si vous parlez seulement du mémoire, je vous chasserai comme un coquin. Pardon, Madame, je suis au désespoir que vous vous soyez aperçue du sujet de mes chagrins, je me retire pour vous le cacher.
Scène V
FRONTIN, LA COMTESSE
FRONTIN.
Voilà l’humeur de mon maître, il ne sait ce que c’est que d’emprunter ; cependant il a des créanciers qui le persécutent ; cela l’obligerait, comme je vous ai dit, à précipiter son mariage avec Angélique, dont il n’est presque plus amoureux ; il ne l’a jamais aimée que superficiellement. Entre nous, Madame, toute la solidité du cœur de ce jeune homme-là est pour vous, il le dit bien dans ses moments de prudence : je devrais, dit-il, me laisser entraîner au penchant vertueux que je me sens pour Madame la Comtesse.
LA COMTESSE.
Quoi ! il t’a parlé en ces termes !
FRONTIN.
Tout au moins, Madame, tout au moins ; oui, je crois qu’il reviendrait de son premier entêtement s’il avait le temps de se reconnaître ; or afin qu’il ait le temps de se reconnaître, mon avis serait que vous lui fissiez tenir adroitement l’argent nécessaire pour se reconnaître.
LA COMTESSE.
Je t’ai déjà dit que je paierais moi-même.
FRONTIN.
Vous-même ; fi, ces dettes-là sont d’une espèce libertine, des dettes de garçons, une femme régulière ne doit point entrer dans un détail si déréglé.
LA COMTESSE.
Voyons le mémoire.
FRONTIN.
Lisons. Mémoire déréglé des dettes envenimées de Monsieur le Chevalier. Premièrement. À Monsieur Frontin, Moi... C’est moi. Pour gages, profits et deniers prêtés à mon Maître dans ses mauvais jours. 500 livres. Pour cet article-ci vous auriez raison de le payer par vos mains, de vous à moi sans détour ; aussi ma quittance est toute prête.
LA COMTESSE.
Nous verrons.
FRONTIN.
Plus, quatre-vingt Louis d’or neufs pour une partie de paume ébauchée : vous ne sauriez l’achever vous-même, Madame ; il faut qu’il mette argent sous corde, mais il vous rendra cela sous la Galerie : je lui sers de second, nous avons quatre jeux à un, quarante-cinq à rien, une chasse au pied, et notre bisque à prendre ; vous gagnerez à coup sûr. Plus, 200 livres à quatre-vingt treize Quidams pour nous avoir coiffé, chauffé, ganté, parfumé, rasé, médicamenté, voituré, porté, alimenté, désaltéré, etc. Une Dame prudente ne doit point paraître dans des payements qui concernent l’entretien d’un joli homme. Plus 600 livres pour des ratafias, eaux-de-vie, pitre-pitre, et autres liqueurs soldatesques que vous n’oseriez payer de peur d’être soupçonnée d’avoir aidé à la consommation d’icelles. Il y a encore un article ; parole donnée pour cent pistoles d’honneur à Mademoiselle Mimi, Lingère du Palais : vous verrez que c’est pour ses appointements ; mais vous devez ignorer, et payer la pauvre fille incognito par mon ministère si vous voulez.
LA COMTESSE.
Frontin, votre mémoire ridicule se monte à cinq ou six mille livres ; vous ne m’aviez parlé que de deux mille.
FRONTIN.
Ne vous disais-je pas ? donnez-moi deux mille livres, vous y gagnerez les deux tiers net.
Scène VI
FRONTIN, LA COMTESSE, NÉRINE
NÉRINE.
Ha, ha, je vous prends sur le fait : apparemment tu négocies quelque emprunt ? Madame si vous m’en voulez croire...
FRONTIN.
Ne viens point interrompre les affaires de Madame la Comtesse.
NÉRINE.
Je vous demande en grâce...
FRONTIN.
Tais-toi.
NÉRINE.
De lui donner...
FRONTIN.
Oh ! parle, parle.
NÉRINE.
Donnez-lui cent pistoles, je vous en conjure.
FRONTIN.
Encore une conjuration, car il me faut deux cent pistoles.
LA COMTESSE.
Non ; je ne donne point d’argent pour jouer, ma conscience...
NÉRINE, bas.
Frontin laisse-moi amollir la conscience de Madame, va nous attendre dans sa chambre.
Scène VII
LA COMTESSE, NÉRINE
LA COMTESSE.
Pourquoi veux-tu donc que je fournisse au jeu du Chevalier, au lieu de le corriger d’un si grand défaut ?
NÉRINE.
C’est justement pour le corriger de son plus grand défaut que vous devez lui donner de l’argent.
LA COMTESSE.
Comment l’entends-tu donc ?
NÉRINE.
Quand il aura de l’argent il continuera de jouer, en continuant de jouer il cessera de plaire à Angélique, et plaire à Angélique est le plus grand défaut qu’il ait, n’est-ce pas Madame ?
LA COMTESSE.
Tu es folle, Nérine, je ne veux point donner de l’argent pour jouer.
NÉRINE.
Vous ne devez point avoir cette intention-là, d’accord ; vous lui en donnerez seulement dans la vue de rompre un mauvais mariage.
LA COMTESSE.
Je me crois obligée d’empêcher l’union de ces deux jeunes têtes, ce serait trop de faiblesse ensemble.
NÉRINE.
Effectivement le Chevalier est faible, il faudrait l’unir à quelque femme forte, forte comme vous par exemple.
LA COMTESSE.
Nérine, votre insolence.
NÉRINE.
Je ne dis pas cela par insolence ; je suis persuadée que vous n’avez jamais aimée, pas même défunt votre mari : savez-vous que dans la sévérité de la morale votre conscience vous obligerait quasi à épouser ce jeune homme-là pour le mettre dans le bon chemin.
LA COMTESSE.
À travers tes plaisanteries déréglées, je ne laisse pas d’entrevoir en toi un fond de morale qui me plaît.
NÉRINE.
Pendant que je suis en train de vous plaire, je vous apprendrai que Dorante, cet homme que je croyais presque aussi sage que vous, Dorante est amoureux d’Angélique.
LA COMTESSE.
Paix Nérine : ne vous accoutumez point à juger du cœur.
NÉRINE.
Ne craignez rien, je ne jugerai pas de votre cœur par le sien, cela est tout différent ; voici notre nouvel amant.
Scène VIII
LA COMTESSE, NÉRINE, DORANTE
DORANTE.
J’allais vous faire part, Madame, d’une conversation que je viens d’avoir avec Angélique.
LA COMTESSE.
La pauvre enfant me fait une vraie compassion, cela est si jeune et si fragile.
DORANTE.
Elle ne peut pas comme vous, Madame...
LA COMTESSE.
Taisez-vous Dorante, je n’aime point les louanges, quoique ce ne serait pas une grande vanité à moi de me croire moins femme que les femmes d’aujourd’hui.
DORANTE.
Pour moi je suis par ma faiblesse le plus homme de tous les hommes.
NÉRINE.
Qu’on serait parfait en ce monde si on n’était ni homme ni femme !
LA COMTESSE.
Ne rougissez point d’avoir des vues pour le mariage ; ce que les autres font par faiblesse, nous le pourrions faire par de grands motifs ; et nous autres âmes fortes...
DORANTE.
Parlez de vous, Madame ; pour moi je n’ai point la force de cacher ma passion sous de grands motifs, j’ai pris le parti d’avouer mon amour, et d’agir comme si je n’en avais point. En un mot, je prendrai les intérêts d’Angélique sans rien cacher au Chevalier de tout ce que je conseillerai contre lui.
LA COMTESSE.
Il faut accorder la sincérité avec la prudence.
NÉRINE.
Assurément, et vous gâteriez tout avec votre probité gauloise : entrez chez Madame elle vous donnera des leçons d’une probité d’usage qui est bien plus sûre que l’autre.
ACTE III
Scène première
LA COMTESSE, DORANTE
LA COMTESSE.
À dire vrai, Dorante, vous prenez là un parti qui me fait trembler ; le conseil que vous allez donner à Angélique me paraît dangereux.
DORANTE.
J’en prends l’événement sur moi, pourvu que vous me laissiez agir seul : Encore un coup, elle est en garde contre vos conseils, ne paraissez point.
LA COMTESSE.
Allez donc sans moi, je ne veux rien gâter.
Seule.
J’ai bien peur que le Chevalier n’accepte, il s’apercevra peut-être du panneau qu’on lui veut tendre.
Scène II
LA COMTESSE, NÉRINE
NÉRINE.
Ah ! Madame, je viens de mettre en campagne un certain Marquis, il fera merveille à ma considération.
LA COMTESSE.
Tu connais des Marquis, toi ?
NÉRINE.
Il n’est Marquis que par habitude ; il y a si longtemps qu’il prend cette qualité, qu’on ose plus lui demander pourquoi : Autrefois c’était un de ces aventuriers qui se font appeler Marquis dans les Auberges ; parce que leur nom propre y est décrié. Ce Marquis-là est fort estimé, quoiqu’il soit sans nom, et quand les Ducs le voient l’argent à la main, ils le placent à côté d’eux préférablement aux femmes de qualité qui veulent jouer sur leur parole ; en un mot, il est de la connaissance du Chevalier, et il m’a promis de l’engager à rejouer.
LA COMTESSE.
Ah ! Nérine, je ne veux point avoir de part à ce désordre, et quoique ce soit pour un bien...
NÉRINE.
Tout le bien sera sur votre compte, et je prends le désordre sur moi.
LA COMTESSE.
Frontin m’attend encore, je n’ai pas voulu lui donner l’argent en présence de Dorante.
NÉRINE.
Allez vite faire cette bonne action-là.
Seule.
Tout ceci commence à prendre un bon train, pourvu que notre petit scélérat ne trouve pas le moyen de se faire écouter ; ah ! Le voici, empêchons-le d’entrer chez nous.
Scène III
NÉRINE, LE CHEVALIER
LE CHEVALIER.
Je viens de courir toute la Ville, sans pouvoir terminer une seule affaire ; il faut convenir que les hommes sont devenus d’un difficile commerce.
NÉRINE.
Ce n’est pas la faute des emprunteurs, ils ne demandent que la facilité du commerce.
LE CHEVALIER.
N’as-tu point vu Frontin ? La Comtesse est-elle encore ici ?
NÉRINE.
Je n’ai vu personne.
LE CHEVALIER.
Et Angélique ?
NÉRINE.
Oh ! qu’elle n’a pas envie d’être sitôt de retour.
LE CHEVALIER.
Est-elle fâchée ?
NÉRINE.
Pour vous excuser j’ai menti tout de mon mieux.
LE CHEVALIER.
Dis-tu vrai ?
NÉRINE.
Je ne mens jamais moi.
LE CHEVALIER.
Parle sincèrement, elle est en colère ?
NÉRINE.
Que vous importe ? vous avez beau l’offenser, il faut toujours qu’elle en vienne à vous demander pardon, mais quoique vous ayez tort, vous ne laissez pas de lui pardonner.
LE CHEVALIER.
Que veut dire ceci ? quelqu’un sort de sa Chambre, c’est Dorante ! Dorante feignit donc de partir hier ?
NÉRINE, embarrassée.
Il cherchait ma Maîtresse, mais...
Scène IV
NÉRINE, LE CHEVALIER, DORANTE
NÉRINE, au Chevalier.
Il ne l’aura pas trouvée, Monsieur.
À Dorante, lui faisant signe de dire comme elle.
N’est-il pas vrai que Maîtresse n’y est pas ?
DORANTE.
Elle y est Chevalier, elle y est ; je n’ai pas envie de vous en faire mystère.
LE CHEVALIER, regardant Nérine.
Nérine.
NÉRINE.
Sauvons-nous.
Scène V
LE CHEVALIER, DORANTE
LE CHEVALIER.
Angélique y est, dites-vous ?
DORANTE.
Je viens de m’entretenir avec elle.
LE CHEVALIER.
L’aveu est sincère ? à ce qui me paraît, on vous favorise, cependant vous n’êtes qu’ami, dites-vous, et vous faites profession de ne pas dire une chose pour l’autre.
DORANTE.
Si le vous ai trompé, j’ai été trompé le premier ; je croyais que l’amitié seule m’intéressait pour Angélique, mais...
LE CHEVALIER.
Mais... mais vous plaisantez, et si vous avez de l’amour pour ma Maîtresse, vous êtes trop prudent pour me l’avouer.
DORANTE.
Non seulement je l’avoue, mais j’allais vous chercher pour vous le déclarer.
LE CHEVALIER.
C’est pousser un peu loin la raillerie.
DORANTE.
Non : sur pareilles matières la raillerie...
LE CHEVALIER.
Sur pareilles matières le sérieux est encore pis ; quoi ! tous ces beaux conseils que vous donniez à Angélique étaient dictés par la jalousie ? ce procédé serait excusable dans un homme de cour, mais vous qui vous piquez de sincérité...
DORANTE.
Je ne me pique de rien ; mais voici mon procédé qui vous paraîtra plus singulier encore que l’aveu de mon amour. Angélique avait résolu de différer votre mariage, c’est moi seul qui lui fais changer de résolution ; en un mot, elle m’a promis de vous épouser incessamment.
LE CHEVALIER, surpris.
J’avoue que le sacrifice est héroïque.
DORANTE.
Moins héroïque qu’il ne vous paraît : il est vrai, je viens de lui conseiller de vous offrir sa main, mais elle ne vous l’offrira qu’à des conditions.
LE CHEVALIER.
Ces conditions apparemment sont d’une nature à rompre l’affaire.
DORANTE.
Si vous les refusez, ce sera votre faute.
LE CHEVALIER.
Parlez en honnête homme ; souhaitez-vous que je les accepte ?
DORANTE.
Si je le souhaite, je n’en sais rien, Chevalier ; je vous ai dit que j’aime, je n’ose répondre de mes sentiments, mais au moins je vous réponds de ma conduite. En un mot, j’ai mis votre bonheur entre vos mains, c’est tout ce que j’ai dû faire pour Angélique, pour vous, et pour moi ; elle vient, je vous laisse ensemble.
Scène VI
LE CHEVALIER, ANGÉLIQUE, NÉRINE
NÉRINE, à Angélique.
Je crains que vous n’en disiez plus que vous ne voudrez.
ANGÉLIQUE.
Est-il vrai que vous ayez joué toute la nuit ? je veux l’apprendre par vous-même... vous ne dites mot, répondez-moi donc, Chevalier... vous cherchez de mauvaises excuses pour justifier votre conduite.
LE CHEVALIER.
C’est à vous ingrate, à me justifier la vôtre.
ANGÉLIQUE.
La manière de s’excuser est tendre.
LE CHEVALIER.
Vous parlez de tendresse, vous, est-ce que vous la connaissez ?
ANGÉLIQUE.
Je ne connais guère la vôtre, du moins : faire ce qui me déplaît le plus, mépriser mes volontés, violer vos serments...
LE CHEVALIER.
Il est bien question d’entrer dans ces petits détails, pendant que vous manquez au fond de la tendresse : quoi, Madame, vous savez la passion de Dorante, et vous avez encore de la confiance en lui ?
ANGÉLIQUE.
Vous lui avez plus d’obligation, que vous ne pensez.
LE CHEVALIER.
Qu’entends-je ? me forcer d’avoir obligation à mon rival ? peut-on plus cruellement m’offenser ?
ANGÉLIQUE.
Pardon, je croyais que c’était vous qui m’aviez offensée.
LE CHEVALIER.
Je ne devrais jamais vous pardonner... mais hélas !
NÉRINE, contrefaisant le Chevalier.
Mais, hélas !... voilà un hélas qui part d’un grand fond de bonté...
À part.
Se peut-il qu’il y ait des hommes si scélérats, et des femmes si faibles ?
ANGÉLIQUE.
J’avoue que je ne m’attendais pas à être querellée, je croyais que vous étiez au désespoir d’avoir joué.
LE CHEVALIER.
Moi, Madame, je serais bien fâchée de ne l’avoir pas fait.
ANGÉLIQUE.
Quels discours !
LE CHEVALIER.
Oui, je suis ravi d’avoir connu jusqu’où peut aller l’acharnement du jeu sur un homme : j’ai éprouvé cette nuit... Non, ces coups-là n’arrivent qu’à moi ; cela m’a donné une horreur pour le jeu, et c’est cette horreur qui me charme, puisqu’elle vous répond de ma conduite à venir ; ah ! Madame, il fallait cela pour me guérir entièrement du jeu.
ANGÉLIQUE.
Je ne dois plus me fier à vos résolutions.
LE CHEVALIER.
Je sais que vous voulez m’imposer une loi.
ANGÉLIQUE.
Avant que de m’expliquer avec vous là-dessus, je veux éprouver votre conduite.
LE CHEVALIER.
Ah ! belle Angélique, éprouvez-moi dans des choses plus difficiles ; commandez-moi d’exposer ma fortune, ma gloire, ma vie.
ANGÉLIQUE.
Votre vie, hélas ! si jusqu’à présent vous n’avez pu me sacrifier seulement votre passion pour le jeu...
LE CHEVALIER.
C’est bien de même, Madame, c’est bien de même !
ANGÉLIQUE.
Cela est tout différent, d’accord.
LE CHEVALIER.
Ce que vous exigez de moi est un si petit sacrifice, qu’en vérité vous ne devriez pas y faire attention, et je ne me fais pas un mérite auprès de vous de ne point jouer ; au contraire vous me faites un vrai plaisir de me le défendre : naturellement je hais le jeu, moi ; l’oisiveté seule me faisait chercher cet amusement ; mais hélas ! je serai si pleinement occupé du plaisir d’être à vous... Ah ! charmante Angélique, hâtez-vous de m’occuper.
ANGÉLIQUE.
Je vais employer l’après-midi à disposer de mes affaires selon la résolution que j’ai prise.
LE CHEVALIER.
Permettez-moi de passer le reste du jour avec vous.
ANGÉLIQUE.
C’est pour certains détails... vous m’embarrasseriez.
LE CHEVALIER.
Non, Madame, non, je ne puis vivre sans vous voir, quand je devrais vous embarrasser...
Scène VII
ANGÉLIQUE, LE CHEVALIER, FRONTIN, NÉRINE
FRONTIN, montrant à son Maître une bourse qu’il cache sous son chapeau.
Voici...
LE CHEVALIER, apercevant la bourse.
Mais, Madame, vous dites que je vous embarrasserais.
ANGÉLIQUE.
Cependant, Chevalier, si vous vouliez ?...
LE CHEVALIER.
Non, madame, je vous quitte, il faut se faire violence ; adieu mon unique plaisir.
ANGÉLIQUE.
Rendez-vous ce soir chez moi, nous verrons si je puis faire votre bonheur...
Angélique s’en va.
LE CHEVALIER.
Vous ferez tout mon bonheur ; adieu tout mon bonheur, adieu.
Scène VIII
LE CHEVALIER, FRONTIN
LE CHEVALIER, prenant la bourse.
Donne vite.
FRONTIN, arrêtant son Maître.
Adieu tout votre bonheur, adieu ; car en allant jouer ces deux cents pistoles, vous perdez à coup sûr cinquante mille écus qui vous attendent ce soir. La réflexion opère... Courage, Monsieur, courage ; quelle gloire pour un Joueur converti de triompher l’argent à la main de la rage de l’aller perdre.
LE CHEVALIER.
J’avoue que je me laissais entraîner moins par inclination que par habitude.
FRONTIN.
Tant que vous aurez entre vos mains cet objet de tentation...
LE CHEVALIER.
Tu as raison ; tiens, va-t’en le porter.
FRONTIN tend la main.
Donnez.
LE CHEVALIER, voyant le Marquis ne donne point la bourse, et va au-devant du Marquis.
Je suis résolu...
FRONTIN.
De le garder.
Scène IX
LE CHEVALIER, FRONTIN, LE MARQUIS
LE CHEVALIER.
C’est Monsieur le Marquis ; hé de quel pays venez-vous donc ? quoi ! des mois entiers sans visiter les bassettes ! cela n’est point permis ; à moins que l’on ne soit mort.
LE MARQUIS,
toussant et parlant de la poitrine par secousses, et s’arrêtant au bout de chaque phrase.
Qheu... qheu... je viens de me mettre au lait à une de mes terres ; les veilles, qheu, les disputes, qheu, les jurements nous ruinent la poitrine, à nous autres Joueurs ; vous devriez aussi vous mettre au lait. Le lait est un grand remède, qheu, je m’en trouve fort bien, qheu ; mais je vous dis fort bien, qheu, q, fort bien, q, fort bien, q, fort bien.
Il tousse jusqu’à extinction.
FRONTIN.
Vous voilà guéri, votre poitrine joue de son reste.
LE MARQUIS.
En arrivant j’apprends une grande nouvelle.
LE CHEVALIER.
On vous a dit peut-être que je me suis retiré du jeu.
LE MARQUIS.
Non, qheu... Ce n’est pas cela qheu... C’est votre mariage, je vous félicite... Cinquante mille écus, dit-on ?...
LE CHEVALIER.
L’argent me touche peu ; c’est un mariage d’inclination.
LE MARQUIS.
Pour la beauté, ou pour l’argent, c’est toujours inclination.
LE CHEVALIER.
Et vous, Marquis, ne vous lassez-vous point de la vie de garçon ?
FRONTIN.
Pas encore qu’heu... Je me marierai qu’heu... quand j’aurai la goutte.
FRONTIN.
La goutte et les poitrines au lait, font la moitié des mauvais ménages.
LE CHEVALIER.
Pour moi qui aime la vie réglée, je vais m’établir solidement.
LE MARQUIS.
Je ne vois point d’établissement plus solide, que de ponter qu’heu... contre une certaine dupe qui taille chez la Baronne ; c’est un gros bœuf qu’heu... qu’heu... riche et bête à l’avenant, il taille tant qu’il a de l’argent, et il a de l’argent tant qu’il veut.
LE CHEVALIER.
Bonne pratique, ma foi ! Bonne pratique !
LE MARQUIS.
Il a pris la banque de la bassette pour se faire des amis : par politesse il oublie les cartes des Dames, et il paye les hommes deux fois pour éviter les querelles.
FRONTIN.
On vous veut tenter ; Monsieur le Marquis au lait a fleuré la bourse.
LE MARQUIS.
Si vous étiez d’humeur à vous enrichir.
LE CHEVALIER.
Non, Marquis, non.
FRONTIN.
Mon Maître aime la pauvreté.
LE MARQUIS.
C’est une tonne d’or que ce gros faquin-là, jamais Banquier n’a taillé plus libéralement.
LE CHEVALIER.
En un mot comme en mille je ne joue plus, je ne veux plus jouer.
LE MARQUIS.
Cela s’appelle n’être bon à rien qu’heu... bon à rien : je vais donc courir les spectacles.
LE CHEVALIER.
Opéra ou Comédie ?
LE MARQUIS.
Non qu’heu... non un spectacle bien plus magnifique. Quatre de nos plus gros acteurs vont commencer une représentation la plus éblouissante ; ils ont cavé chacun trois mille louis d’or, qu’heu ; je suis curieux de voir douze mille louis d’or sur un tapis ; cela ne se voit pas tous les jours.
LE CHEVALIER.
La représentation en sera pathétique, mais je vous jure...
LE MARQUIS.
C’est prudemment fait, pour en avoir le plaisir il ne faut être que spectateur.
FRONTIN.
Pour être spectateur tranquille laissez-moi cette bourse.
LE MARQUIS.
Pour moi on me permet de perdre ma centaine, et je la risquerai... douze mille louis d’or... en or, d’or, d’or, en or, d’or.
LE CHEVALIER.
J’avoue que c’est un spectacle à voir.
FRONTIN.
C’est un spectacle où vous n’entrerez jamais sans payer.
LE MARQUIS.
Voyez cela, Chevalier.
LE CHEVALIER.
Quand je le verrais, je ne serais point tenté.
LE MARQUIS.
Je le crois, vous êtes un homme sage, vous, et je vous empêcherai bien d’être tenté, je vous défends de manier la carte, vous êtes trop malheureux heu... il ne faut point jouer heu... allons, allons, je vous empêcherai bien, allons, allons.
LE CHEVALIER.
Écoutez, j’irai, mais au moins vous me promettez que je ne jouerai point.
FRONTIN.
Et moi je vous promets que vous jouerez.
ACTE IV
Scène première
ANGÉLIQUE, NÉRINE
NÉRINE.
Je vous dis qu’il joue encore au moment que je vous parle avec ce Marquis enrhumé qui l’est venu prendre ici.
ANGÉLIQUE.
Ma résolution est prise, et pour ne pas m’exposer davantage à le voir, je vais passer trois mois à la campagne.
NÉRINE.
Partez vite pendant que vous êtes raisonnable ; car si vous le voyez votre raison partira, et vous resterez pour les gages.
ANGÉLIQUE.
Fais avertir Dorante que je veux encore lui parler.
NÉRINE.
Ma foi emmenez-le avec vous à la campagne, vous l’épouserez là pour vous désennuyer.
ANGÉLIQUE.
Hélas ! je sens bien que Dorante ferait mon bonheur, si je pouvais être heureuse sans le Chevalier.
NÉRINE.
Sans le Chevalier ! vous prononcez encore ce nom-là d’un ton à ne partir d’aujourd’hui.
ANGÉLIQUE.
Va, fais mettre les chevaux au carrosse, je vais prendre congé de la Comtesse.
Scène II
ANGÉLIQUE, LA COMTESSE
LA COMTESSE transportée de joie.
Que je vous embrasse, ma chère enfant ! on vient de m’apprendre vos résolutions généreuses, je suis charmée ;
Elle l’embrasse, et Angélique reste immobile.
Comment donc, encore du chagrin ; ne devez-vous pas être ravie ?
ANGÉLIQUE.
Je ne puis pas sitôt répondre à vos transports de joie.
LA COMTESSE, d’un air sérieux.
Hélas ! je ne suis susceptible ni de joie, ni de chagrin ; je n’ai point de passion, moi : et si ce n’était l’amitié...
ANGÉLIQUE.
Je craignais tantôt de m’être attirée votre haine ; mais je vois bien que vous n’avez point de passion. Quoiqu’il en soit, Madame, je suis très sensible à votre amitié ; je crains seulement de ne la pas mériter autant que vous le pensez.
LA COMTESSE.
L’éloignement fortifiera votre sagesse ; éloignez-vous, mon cher cœur, fuyez la cause de vos égarements. Je veux bien me charger d’apprendre moi-même à ce petit indigne-là, que vous rompez avec lui pour jamais.
ANGÉLIQUE.
Pour jamais, Madame, je ne dis pas cela.
LA COMTESSE.
C’est que vous n’osez le dire : voyez jusqu’où va le mauvais usage du siècle ; les filles sont honteuses d’avouer qu’elles sont sages.
ANGÉLIQUE.
Si dans la suite du temps, le Chevalier changeait de conduite...
LA COMTESSE.
Il ne se corrigera point ; mais je ne laisse pas de blâmer votre ami Dorante, il devrait vous épouser pour ne vous pas laisser dans le péril de la rechute.
ANGÉLIQUE.
Mais, vous, Madame, pour prévenir ma rechute, vous feriez-vous la violence d’épouser le Chevalier ?
LA COMTESSE.
Vous me réduisez à une terrible extrémité.
ANGÉLIQUE.
Mais s’il n’y avait que cet expédient ?
LA COMTESSE.
En vérité je crois que je devrais le faire.
ANGÉLIQUE.
Vous le ferez donc, car vous êtes régulière à vos devoirs. Oui, Madame, je vois clairement ce que je n’avais fait que soupçonner.
LA COMTESSE.
Soupçonner, Mademoiselle ! soupçonner ! on ne soupçonne point une vertu aussi établie que la mienne ; et quand on me le verrait épouser, on ne devrait rien soupçonner, et il faudrait croire que je le ferais pour un bien.
ANGÉLIQUE.
Ce serait pour votre bien.
LA COMTESSE.
Quel discours ! j’ai besoin de toute ma modération.
Fort en colère.
Pour écouter tranquillement vos sottises. Vous vous fiez sur ce que je suis maîtresse de ma colère ; partez vite.
ANGÉLIQUE.
Mon départ vous exposerait peut-être à certaine passion, dont vous seriez moins maîtresse que de votre colère ; vous avez vos vues pendant mon absence ; vous voulez que je parte, et moi je ne veux plus partir.
LA COMTESSE.
À vous entendre, ma petite mignonne, vous n’avez qu’à paraître pour plaire ; cependant vous n’avez pas dans le cœur du Chevalier toute la part dont vous vous flattez.
ANGÉLIQUE.
Au moins la part que j’y ai, ne me coûte rien.
LA COMTESSE.
Vous n’avez pas assez d’esprit pour railler, vous avez tort de vous en mêler.
ANGÉLIQUE.
Je ne me mêle que de plaire au Chevalier.
LA COMTESSE.
On peut plaire plus solidement par de certains mérites, où vous n’arriverez jamais.
ANGÉLIQUE.
Je n’y arriverai pas sitôt que vous, du moins ; vous avez pris les devants.
Scène III
LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, NÉRINE
NÉRINE.
Les chevaux sont au carrosse, partons, partons ; vive la campagne, et plus d’amour.
ANGÉLIQUE.
Je ne pars point, Nérine.
NÉRINE.
Vous ne partez point ! l’avez-vous vu ?
ANGÉLIQUE.
Non : mais j’ai changé de résolution.
NÉRINE.
Sans l’avoir vu, la résolution s’en est allée ; quand vous le verrez adieu la sagesse.
Scène IV
LA COMTESSE, seule
Je me suis trop déclarée ; la jalousie a rallumé plus d’amour que la colère n’en avait éteint. Quel parti prendre ? en offrant tout mon bien au Chevalier peut-être que... mais s’il me refuse, j’aurai perdu en vain cette réputation de vertu... En tout cas j’imagine un moyen de tirer quelque gloire du pas que je vais faire.
Scène V
LA COMTESSE, LE CHEVALIER, FRONTIN
FRONTIN.
Victoire ! victoire ! voici le jour heureux que la fortune nous devait : nous sommes riches à jamais.
LE CHEVALIER.
Oui, Madame, je viens de gagner jusqu’à m’en lasser ; j’ai fait sept mains complètes avec des cartes de reprise, réjouissances, doubles, triples, rien ne tenait devant moi, Madame : la ronde était de douze coupeurs, je prend couleur au seize de couche et de belle, à partie forcée, Madame, je suis laissé d’abord à carte simple, ma main vient, je fais le provençale, on coupe, je donne, ma droite est portée au chandelier, écoutez ceci, Madame...
LA COMTESSE.
J’ignore le langage des Joueurs, mais je veux m’en instruire pour vous faire plaisir ; Angélique n’aurait pas tant de complaisance : je suis fâchée de vous apprendre qu’elle ne veut plus vous voir.
LE CHEVALIER, ricanant.
Ha, ha, ha, je vous crois, Madame, je vous crois : donne ton chapeau, Frontin.
Le Chevalier met dans le chapeau de Frontin des bijoux et de l’argent.
LA COMTESSE.
Pour peu qu’elle vous aimât, elle n’exigeait point que vous vous privassiez du jeu, qui dans le fond n’est qu’un délassement d’esprit tolérable.
LE CHEVALIER.
Votre exhortation de tantôt était plus sévère.
LA COMTESSE.
Au reste, Chevalier, je suis ravie d’avoir contribué à votre gain en vous prêtant...
LE CHEVALIER.
Prêter ! à moi prêter ! je n’emprunte jamais.
FRONTIN.
L’argent de Madame vous a porté bonheur, ne le méconnaissez pas.
LE CHEVALIER.
Quoi ! les deux cents pistoles que tu m’a données, c’est Madame qui...
FRONTIN.
Je vous l’ai dit, Monsieur, c’est le mémoire.
LE CHEVALIER.
Tu es un coquin.
FRONTIN.
Monsieur.
LE CHEVALIER.
Un fripon.
FRONTIN.
Ah !
LE CHEVALIER.
Ne t’ai-je pas défendu en présence de Madame de parler du mémoire ?
FRONTIN.
C’est une faute de jugement.
LE CHEVALIER.
Voici de quoi vous rendre.
LA COMTESSE.
C’est une bagatelle.
LE CHEVALIER.
Non, Madame, il faut...
LA COMTESSE.
Non, je veux que vous gardiez cela.
LE CHEVALIER.
Écoutez, Madame, il y a des argents heureux. Je veux encore gagner avec le vôtre. Le jeu me doit cent mille écus, et je les gagnerai dans peu ; j’ai attrapé la veine.
LA COMTESSE.
Vous pourriez concevoir des espérances plus solides, s’il était vrai que vous eussiez pour moi...
LE CHEVALIER.
Beaucoup de respect, Madame, de vénération pour vos vertus.
LA COMTESSE.
Frontin m’a expliqué vos sentiments, et...
LE CHEVALIER.
Maraud ! tu me fais parler je crois ?
FRONTIN.
Prenons patience, Madame, quand la perte l’aura humilié, il nous traitera tous deux plus respectueusement.
LA COMTESSE.
Votre vanité vous fait prendre à la lettre... Je voulais seulement connaître votre ingratitude... On sait le mépris que j’ai pour les hommes, et je n’en connais point de si méprisables que vous.
LE CHEVALIER, comptant son argent dans son chapeau.
Un, deux, trois, quatre, cinq.
Scène VI
LE CHEVALIER, FRONTIN, MADAME BRUSQUAN, MADEMOISELLE BABICHE
FRONTIN.
Voici la fille de votre Lingère et Madame Brusquan ; les Créanciers sont des animaux d’un instinct admirable, ils sentent l’argent d’une lieue loin.
MADAME BRUSQUAN, d’un air brusque.
Bonjour, Monsieur, bonjour ; le Portier m’a dit que vous ne parliez à personne, cela m’a fait croire que vous aviez de l’argent.
LE CHEVALIER, comptant dans son chapeau.
Dix-huit, dix-neuf, et vingt.
MADAME BRUSQUAN.
En voilà, Dieu merci ; si vous ne me payez, je vais faire la diablesse.
BABICHE, d’un air doucereux.
Monsieur, ma mère vous supplie très humblement de vous souvenir d’elle à votre commodité.
LE CHEVALIER.
Vingt-huit, vingt-neuf et trente.
BABICHE.
Si je vous incommode, moi, je m’en irai.
MADAME BRUSQUAN.
Si je vous incommode, moi, je coucherai ici.
FRONTIN, à part.
Je suis bien en peine, laquelle des deux sera plutôt payée ; l’une par brutalité, l’autre par douceur.
LE CHEVALIER.
Vous prenez mal votre temps, je n’ai pas un sol.
FRONTIN.
Son faible est de ne payer ni l’une ni l’autre.
LE CHEVALIER.
Ne voyez-vous pas que c’est de l’argent du jeu, si je lui dérobais seulement une pistole, je reperdrais tout, vous ne voudriez pas me ruiner. Écoutez, Madame Brusquan, j’ai d’autres fonds destinés pour mes créanciers ; dans peu de temps il me sera dû quelque petite partie d’une petite rente...
MADAME BRUSQUAN.
La petite partie de la petite rente sont de petites raisons... Mort de ma vie...
BABICHE.
Ah ! je ne saurais entendre jurer des femmes, adieu Monsieur.
LE CHEVALIER.
Adieu l’aimable Babiche, elle embellit tous les jours.
FRONTIN.
Vous voyez qu’on gagne avec lui par la douceur.
Scène VII
LE CHEVALIER, MADAME BRUSQUAN, DORANTE, FRONTIN
FRONTIN.
Que ne vous faites-vous dire aussi que vous embellissez tous les jours.
MADAME BRUSQUAN.
Écoutez, je sais que vous faites ici l’amoureux d’une Mademoiselle Angélique, je m’en vais carillonner chez elle... si...
DORANTE.
Doucement, Madame, doucement.
MADAME BRUSQUAN.
Mais, Monsieur Dorante, voulez-vous me répondre de trois cents livres ?
DORANTE.
Allez, je vous donne ma parole ; allez donc.
Scène VIII
LE CHEVALIER, FRONTIN, DORANTE
LE CHEVALIER.
Vous voyez l’insolence, j’allais payer cette créature-là, si elle avait pris le parti de la douceur ; et je la payerai dans peu, seulement pour dégager votre parole.
DORANTE.
Brisons là-dessus. Qu’est-ce donc, Chevalier, j’apprends qu’Angélique a rompu de nouveau avec vous.
LE CHEVALIER.
J’obtiendrai facilement pardon, quand on gagne on n’a pas tort ; et je n’aurais pas joué sans un pressentiment sûr. On ne refuse point à gagner sûrement deux mille louis d’or.
DORANTE.
Angélique ne se payera pas de cette excuse.
LE CHEVALIER.
Elle s’en payera ; elle est trop raisonnable, je crois qu’elle s’en payera ; en tout cas l’état d’un garçon aisé a de quoi consoler.
FRONTIN.
Ma foi oui ; se marier, ne se point marier, à l’heure qu’il est, nous déciderions cela à croix ou pile.
DORANTE.
L’indifférence où je vous vois pour Angélique m’autorise à vous donner un avis.
LE CHEVALIER.
Volontiers nous nous disons nos vérités sans nous fâcher ; nous sommes deux rivaux d’une bonne pâte.
DORANTE.
Si quelque revers de fortune que vous ne prévoyez pas vous redonnait de l’empressement pour le mariage, vous avez une ressource, j’ai remarqué dans la Comtesse des dispositions pour vous ; elle est beaucoup plus riche qu’Angélique.
FRONTIN.
Monsieur a raison, j’aimerais mieux tromper la plus riche.
DORANTE.
Convenez de bonne foi qu’Angélique n’eût pas été fort heureuse avec vous.
LE CHEVALIER.
N’eût pas été ! comment donc n’eût pas été ? J’espère bien qu’elle le sera ; je vous conseille de la plaindre, la pauvre enfant sera fort à plaindre avec des aubaines comme cela...
Montrant son Chapeau plein d’argent.
mon cher ami, vous serez le seul à plaindre de cette affaire-ci ; mais consolez-vous, l’espérance est votre partage. Vous pouvez attendre Angélique en secondes noces ; je suis usé moi par le jeu, je mourrai quelque jour, et pour lors Angélique fera une très jolie veuve.
DORANTE.
Vous devenez bien insultant dans la prospérité ; allez, tous vos procédés vous rendent indignes d’avoir des amis, et je vous déclare que je ne vous ménagerai pas plus que vous ménagez Angélique.
Scène IX
LE CHEVALIER, FRONTIN
LE CHEVALIER.
Je lui pardonne de se fâcher, il aime sans être aimé ; c’est une situation affligeante.
FRONTIN.
Depuis un quart d’heure de prospérité, ressource méprisée ! ami perdu ! maîtresse oubliée.
LE CHEVALIER, montrant son argent.
Voici ma ressource, mon ami et ma maîtresse. Il faut convenir que le jeu est une charmante chose. Le jeu est un Pérou pour un homme qui a de la conduite. J’ai remarqué que je gagne toujours sept fois de suite ; ainsi je serai riche sans avoir obligation à personne. Je vais commencer par me faire un revenu sûr. Bonne table, gros équipages ; mais il ne faut pas laisser refroidir le bonheur : on va ouvrir chez la Baronne.
FRONTIN, arrêtant le Chevalier.
Monsieur, il serait pourtant bon de ménager Angélique, et de voir la situation de son esprit.
LE CHEVALIER.
Vois cela toi, vois, vois cela, je suis accablé d’affaires.
FRONTIN.
Cependant vous devriez...
LE CHEVALIER.
Je prétends bien la voir aujourd’hui.
FRONTIN.
Ah ! c’est quelque chose... lui dirai-je, que vous la verrez à sept, huit, neuf heures.
LE CHEVALIER.
La séance ne sera pas encore finie.
FRONTIN.
Entre neuf et dix.
LE CHEVALIER.
Bon à dix heures, on commence la grosse partie chez l’Abbé.
FRONTIN.
À onze heures, aussi c’est bien tard.
LE CHEVALIER.
À onze heures, non, c’est l’heure des femmes piquées.
FRONTIN.
Et à minuit Angélique sera couchée.
LE CHEVALIER.
N’importe, va, demande-lui toujours son heure : je cours à la fortune.
FRONTIN.
Monsieur.
LE CHEVALIER.
Courons à la fortune, la fortune nous attend, courons, courons à la fortune.
ACTE V
Scène première
LE CHEVALIER, FRONTIN, tous deux abattus de douleur
FRONTIN, d’un air affligé.
La fortune nous attend... courons... courons à la fortune... elle nous attend à l’Hôpital.
LE CHEVALIER.
Il faut avouer que le jeu est une passion bien abominable.
FRONTIN.
Le jeu est un Pérou pour un homme qui a de la conduite.
LE CHEVALIER.
Pour ce maudit jeu on oublie tout, devoir, fortune, amis maîtresse.
Embrassant Frontin.
Ah ! mon pauvre Frontin !
FRONTIN.
Vos deux mille Louis d’or sont partis ; mais en récompense il vous est revenu de la douceur d’esprit et de la morale.
LE CHEVALIER.
Je serais à demi consolé, si le Marquis me rapportait le portrait qu’il m’a gagné ; il m’a promis de venir me le mettre sur une carte contre un petit contrat qui me reste encore là-haut.
FRONTIN.
Vous avez perdu le portrait de votre maîtresse ?
LE CHEVALIER.
Que veux-tu, quand la fureur du jeu me possède...
FRONTIN.
Vous joueriez l’Original s’il était garni de diamants.
LE CHEVALIER.
J’entends le Marquis, il monte à ma chambre. Va dire à Angélique que je suis dans un instant au rendez-vous qu’elle m’a donné, je vais regagner son portrait.
Scène II
FRONTIN
Il va regagner au plus vite, oui... c’est-à-dire perdre le petit Contrat unique. Ah ! pauvre petit Contrat ! vous m’aviez été promis pour mes salaires, peut-être qu’en ce moment mon contrat est facé.
Scène III
FRONTIN, ANGÉLIQUE, NÉRINE
NÉRINE.
Oh je suis lasse de suivre votre colère de chambre en chambre ; vous entrez chez la Comtesse pour lui parler, et vous en ressortez sans lui avoir rien dit ; vous appelez Dorante, puis vous lui tournez le dos. Marcher à grands pas, rester immobile, pâlir, rougir, fureur, tendresse, enrager, soupirer, la crise est violente, je souhaite qu’elle tourne à bien ; en vérité les discours de ce petit vilain-là, votre portrait joué, le rendez-vous manqué, tout cela devrait bien vous déterminer.
ANGÉLIQUE, apercevant Frontin.
Ah !
FRONTIN.
Madame...
ANGÉLIQUE.
Ingrat !
FRONTIN.
Ce n’est pas moi.
ANGÉLIQUE.
Mépris, fourberie, mensonge.
FRONTIN, à part.
Ce sont les vertus de son état.
À Angélique.
Ah ! Madame... c’est le jeu. Il fuyait le péril, lorsqu’un Marquis déterré s’est opiniâtré à le poursuivre les cartes à la main ; laissez-moi, dit mon maître, on m’attend pour signer un contrat de mariage. Mauvaise excuse, dit le Marquis, mêlant malicieusement les cartes à nos yeux : au jeu comme en amour, l’objet triomphe des résolutions, vous le savez, Madame. Par exemple, si vous voyez mon maître à vos genoux, l’objet... je vais faire venir... l’objet.
Scène IV
ANGÉLIQUE, NÉRINE
NÉRINE.
Et vous serez assez lâche pour l’attendre ?
ANGÉLIQUE.
Hélas !
NÉRINE.
La réponse est courte, mais elle est claire.
ANGÉLIQUE.
Non, Nérine, c’est Dorante que j’attends ; que ne vient-il m’aider à vaincre un reste de passion qui m’agite encore malgré moi ?
Scène V
ANGÉLIQUE, NÉRINE, DORANTE
ANGÉLIQUE.
Venez Dorante, venez m’aider à haïr le Chevalier autant qu’il le mérite, ne le ménagez plus, vous ne sauriez me plaire qu’en me parlant de son ingratitude.
DORANTE.
Avec de tels discours je ne vous plairai pas longtemps.
ANGÉLIQUE.
Hé ! si vous craignez ma faiblesse, prévenez-la donc, je vous l’ai déjà dit : servez-vous du pouvoir que vous avez sur mon esprit ; ma raison, mon estime, mon cœur même, tout se déclare en votre faveur ; parlez, je suis à vous, si vous voulez.
DORANTE.
Non, Madame, non, je ne veux point qu’un engagement précipité vous expose aux retours d’une passion mal éteinte ; et je serais au désespoir que vous manquassiez d’être heureuse avec lui, si vous pouvez l’être.
Scène VI
ANGÉLIQUE, NÉRINE, DORANTE, FRONTIN
FRONTIN.
Si vous voyiez mon maître en l’état où il est, vous lui pardonneriez par pitié.
NÉRINE.
C’est-à-dire qu’il joue de son reste.
FRONTIN.
C’est pour le coup, Madame, qu’il achève de rompre entièrement avec le jeu, c’était pour regagner votre portrait ; et masse sans plus a-t-il dit, car on m’attend, de sans plus en sans plus, le combat s’est échauffé ; mon maître affaibli par l’ennemi, est étendu sur son canapé sans pouls, sans mouvement...
NÉRINE.
Et sans argent.
FRONTIN.
Ah Frontin ! s’est-il écrié, déchirant tendrement un jeu de cartes : va dire à l’adorable Angélique que je suis un misérable, un scélérat indigne.
NÉRINE.
Voilà les premières paroles de vérité qui soient sorties de sa bouche.
ANGÉLIQUE.
Va, dis à ton maître qu’il ne se présente jamais devant moi.
DORANTE.
Non, Madame...
Bas.
Commencez à vous servir du conseil que je vous ai donné, pour connaître le fond du cœur de cet homme-là.
ANGÉLIQUE.
Frontin, dis donc à ton maître qu’il vienne me trouver.
À Dorante.
où allez-vous Dorante ? ne m’abandonnez pas.
FRONTIN, seul.
Ils ont machiné quelque chose contre mon maître, je voudrais bien voir comment il s’en tirera.
Scène VII
FRONTIN, LE MARQUIS, LE CHEVALIER
LE CHEVALIER, un jeu de cartes à la main.
Vous me coupez la gorge ! oui monsieur, c’est me couper la gorge que de me quitter sur ma perte ; je perds cinq cent pistoles de suite contre un portrait que je veux r’avoir.
LE MARQUIS.
Ma poitrine, qu’heu, ma poitrine ; la vie m’est plus chère que l’argent, qu’heu, qu’heu. Il y a huit jours que je n’ai pas dormi.
LE CHEVALIER.
Il faut dormir, Monsieur, il est permis de dormir, dormez Monsieur, dormez, dormez, mais, tenez-moi jeu seulement le reste de la nuit.
LE MARQUIS.
Oh ! vous êtes insatiable, qu’heu ; je vous gagne cinq cent pistoles sur votre parole, ne devez-vous pas être content ?
LE CHEVALIER.
Je le suis aussi, je ne me plains pas de vos manières, vous êtes beau Joueur, honnête Joueur, galant homme.
À Frontin.
Frontin apporte un flambeau ; Monsieur, me va faire la grâce de me donner encore une taille.
LE MARQUIS.
Non, Monsieur, qu’heu, je ne veux point vous pousser à bout.
LE CHEVALIER.
Hé ! Monsieur, achevez-moi, par grâce, ruinez-moi, que je vous aie cette obligation-là, ruinez-moi.
LE MARQUIS.
Hé morbleu ! ne l’êtes-vous pas ruiné ?
LE CHEVALIER, se jetant à genoux.
Je vous en conjure, abîmez-moi.
LE MARQUIS.
J’y ai fait tout de mon mieux, bonsoir.
Scène VIII
LE CHEVALIER, FRONTIN
LE CHEVALIER.
Il s’en va... Après m’avoir gagné mon âme, je taille, je perds tout sur la même carte, et c’est un valet...
Restant immobile, et regardant le valet qu’il tire du jeu de cartes, laissant tomber le reste.
Ah traître de valet ! tu es ma carte d’aversion... d’aversion... tu es ma bête, bourreau, scélérat, infâme.
Tenant la carte dans les dents et secouant la tête.
hon, que n’es-tu en vie.
Il pleure et regardant le valet de pique.
Que je suis malheureux ! injuste valet de pique, que t’ai-je fait pour me persécuter ?...
Colère violente.
Parle donc, parle valet détestable ? pourquoi t’acharnes-tu sur moi ? tu viens quatre fois quatre fois sonica sonica.
De rage il jette sur le flambeau, le Chapeau de Frontin, et tombe dans un fauteuil.
Scène IX
LE CHEVALIER, FRONTIN, NÉRINE, ANGÉLIQUE
NÉRINE, bas à Angélique.
Il a éteint la lumière.
LE CHEVALIER, doucement et par réflexion.
Un homme vient me trouver, me gagne tout mon bien, cela est-il naturel ? Je suis filouté, oui, je suis volé, volé ; mais je n’ai que ce que je mérite. Oui Chevalier, tu le mérites, pourquoi joues-tu ? ô ! joue à cette heure que tu n’as pas un sol ; joue...
Ironiquement.
joue Chevalier mon ami, joue mon enfant, joue mon cœur
Se frappant la tête du poing.
joue maraud, joue traître, joue enragé maudit ; tu as joué ton bien, ton sang, ô joue-toi, toi-même... me voilà ruiné... j’en suis ravi, j’en suis ravi...
Vite.
j’en suis ravi...
Par secousses.
je ga... gne... deux... mille pistoles, et je ne veux pas quitter ; oui deux mille pistoles, tu les gagnais, et tu n’es pas content, insatiable !... que veux-tu donc gagner ? le diable : tu gagneras la rage qui te crève, la peste qui t’étouffe...
Désespoir.
un poignard, un poignard... pour te poignarder.
ANGÉLIQUE.
Ah ! s’il s’allait faire mal.
NÉRINE, bas à Angélique.
Hé ! paix donc.
FRONTIN, bas au Chevalier.
Tout est perdu, Angélique vient d’entrer, elle aura entendu le poignard, allons Monsieur, il faut jouer ici de tête.
LE CHEVALIER, après s’être un peu remis.
Oui, je devrais me poignarder, puisque j’ai déplu à l’adorable Angélique.
FRONTIN, bas.
Fort bien...
Haut.
ah ! qu’Angélique est heureuse d’être aimée si sincèrement ! Monsieur si vous alliez vous jeter à ses pieds.
LE CHEVALIER.
Non : je veux éviter sa présence ; peut-être qu’elle aurait assez de tendresse pour me pardonner, je ne mérite plus qu’elle me pardonne ; il faut que le désespoir...
ANGÉLIQUE.
Arrêtez Chevalier.
FRONTIN.
Ah Madame ! vous avez bien fait de parler, il allait se désespérer : hé ! Monsieur, ne vous désespérez pas, attendez que j’aie été quérir de la lumière.
NÉRINE.
Vous vous attendrissez ; mais souvenez-vous du conseil de Dorante.
FRONTIN, rapportant de la lumière.
Est-il mort, Mademoiselle ?
ANGÉLIQUE.
Ah ! Chevalier en quel état vous réduisez-vous ? Parlez-moi donc ?
LE CHEVALIER.
Laissez-moi me punir.
ANGÉLIQUE.
Demeurez.
LE CHEVALIER.
Vous avez encore la faiblesse de m’arrêter ? mais hélas ! c’est moi qui n’ai pas la force de vous fuir.
ANGÉLIQUE.
Nous allons voir si votre désespoir est véritable, et si vous m’aimez autant que vous le dites ; sachez donc que je ne puis être à vous qu’à certaine condition.
NÉRINE.
Voici le fait ; Mademoiselle veut bien que vous disposiez de sa personne, mais elle ne veut pas que vous puissiez disposer de son bien.
LE CHEVALIER.
Ah, charmante Angélique, je ne veux posséder que vous ; trop heureux de vous donner cette preuve de mon amour et de mon désintéressement. Mais je fais réflexion que vous manquez de confiance en moi, et vous dites que vous m’aimez... non, non, et plus j’examine votre proposition, plus ma délicatesse en est blessée.
Scène X
ANGÉLIQUE, NÉRINE, LE CHEVALIER, FRONTIN, LA COMTESSE, DORANTE
NÉRINE.
Venez guérir la délicatesse de Monsieur.
LA COMTESSE.
Qu’y a-t-il donc ?
DORANTE.
De quoi s’agit-il.
NÉRINE.
Par délicatesse d’amour, Monsieur veut ruiner sa maîtresse, et elle lui propose grossièrement une séparation de biens...
LA COMTESSE.
Pour moi si j’estimais un homme, je le rendrais maître absolu de tout ce que je possède.
FRONTIN, bas au Chevalier.
Madame est dans le vrai de l’amour, c’est là où il fait bon.
ANGÉLIQUE.
Hé bien, Chevalier, acceptez-vous ma proposition ?
LE CHEVALIER.
Non, mademoiselle, non, vous n’avez que l’intérêt en vue, et moi c’est le cœur seul que je demande.
NÉRINE.
C’est l’argent seul que Monsieur demande.
ANGÉLIQUE.
C’est par votre conseil, Dorante, que je me suis désabusée, sans vous j’eusse été malheureuse, il est juste que je vous rende heureux.
Scène XI
LE CHEVALIER, FRONTIN, LA COMTESSE
LE CHEVALIER.
Je n’en suis point jaloux, je suis si pénétré des bontés de Madame la Comtesse...
LA COMTESSE.
Vous avez entendu ce que je viens de dire, je ne m’en dédis point ; oui Chevalier, je sacrifierais tout pour un homme que j’estimerais, mais vous vous êtes rendu indigne de mon estime, cherchez une autre dupe que moi.
Scène XII
LE CHEVALIER, FRONTIN
LE CHEVALIER.
Angélique, Dorante, la Comtesse, tout m’abandonne !
FRONTIN.
Il n’y a que moi qui vous demeure Monsieur ; et vous avez un valet affectionné qui vous suivra jusques sur le bord de la rivière, car je n’ai pas mérité comme vous de me noyer.