La Joueuse (Charles DUFRESNY)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 22 octobre 1709.

 

Personnages

 

MADAME ORGON, la Joueuse

MONSIEUR ORGON, Mari de la Joueuse

JACINTE, Fille de Madame Orgon

DORANTE, Amant de Jacinte

LE CHEVALIER, Rival de Dorante

LA MARQUISE, Mère de Dorante

TRIOLET, Musicien

LISETTE, Suivante de Madame Orgon

FROSINE, Suivante de Jacinte

CHAMPAGNE, Laquais de la Marquise

 

La Scène est dans la Maison de Monsieur Orgon.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

TRIOLET, seul

 

Paix-là, Messieurs, paix-là ! hé de grâce qu’on se taise dans l’antichambre. Messieurs les Laquais, taisez-vous, je vous prie : laissez-là vos violons, il me faut un moment de silence. Voyons un peu si ce salon-ci me sera avantageux pour ma voix, là, là, là, là : il résonne beaucoup : là, là, lire... pas trop pourtant. Voyons si mes cadences y paraîtront perlées là, là, là, ta, à, à, à, là, là... et s’il rend bien les ports de voix. Là, là ; ha oui, je crois que ce lieu-ci fera paraître ma voix. Un Maître à chanter doit prendre tous ses avantages. Ho la ho, Laquais de Monsieur Orgon, qu’on apporte ici le Clavecin.

 

 

Scène II

 

TRIOLET, LISETTE

 

LISETTE.

Holà ho, Laquais de Madame Orgon, qu’on apporte ici la table à jouer.

TRIOLET.

Apportez aussi vos Basses, vos Bassons...

LISETTE.

Vite donc le tapis vert, les flambeaux, les cartes.

TRIOLET.

Vite donc les Théorbes, les Violons...

LISETTE.

Des cartes, des cartes.

TRIOLET.

Des Violons, des Violons. Tu as beau crier, Lisette, Monsieur Orgon a défendu qu’on jouât dans ce salon-ci, on apportera en vain des cartes.

LISETTE.

Vous avez beau vous égosiller, Monsieur Triolet, Madame Orgon a défendu qu’on chante dans son salon.

TRIOLET.

Monsieur Orgon est le maître du Salon ; il tient à son appartement.

LISETTE.

Hé, ne voilà-t-il pas l’appartement de Madame Orgon ? le Salon nous appartient.

TRIOLET.

Effectivement la chose est problématique ; et quand Monsieur et Madame Orgon se sont fait séparer de corps et de biens, on devait régler en justice, si le salon serait pour la Musique de Monsieur, ou pour le jeu de Madame.

LISETTE.

Il faut opter pourtant ; car le jeu et la Musique sont aussi incompatibles dans un même lieu, que l’humeur de Monsieur et Madame Orgon dans un même ménage.

TRIOLET.

C’est pour cela qu’ils ont fait couper leur ménage en deux. Mais je fais réflexion que nous ne chanterions pas ici en repos ; nous serions trop près de votre brelan.

LISETTE.

Nous serions aussi trop près de votre charivari.

TRIOLET.

Nous chanterons dans la chambre de Monsieur.

LISETTE.

Et nous jouerons là-dedans à notre ordinaire.

TRIOLET.

Nous voilà donc d’accord ?

LISETTE.

C’est ce qui me fâche ; car depuis la trahison que vous m’avez faite, je n’ai pas un plus grand plaisir que de quereller avec vous.

TRIOLET.

Ton amour est bien rancunier. Quoi ! tu ne saurais me pardonner une petite infidélité de rien ?

LISETTE.

De rien ! se marier en fraude avec une autre ?

TRIOLET.

Qu’appelles-tu se marier ? Est-ce que je suis marié moi ? parce que l’envie de devenir assez riche pour t’épouser quelque jour, m’a fait accepter en mariage l’argent d’une femme vieille et infirme, tu appelles cela être marié ?

LISETTE.

C’est toujours être marié que de n’être pas encore veuf.

TRIOLET.

Je suis tous les jours en danger de l’être ; car ma femme est pulmonique, et ne se réjouit qu’à me quereller : une pulmonique criarde ne peut pas vivre longtemps.

LISETTE.

Les femmes ont de grandes ressources dans les poumons.

TRIOLET.

Je ne souhaite pas la mort de ma femme, je suis homme de bonnes mœurs, quoique Maître à chanter ; mais mon amour...

LISETTE.

Taisez-vous. Je ne puis souffrir le mot d’amour dans la bouche d’un homme marié.

TRIOLET.

Changeons de discours : je te prie de me faire une grâce.

LISETTE.

Point de grâce à un traître.

TRIOLET.

Accorde au moins à mon amour, quelques paroles de douceur.

LISETTE.

Fourbe, parjure, scélérat, si j’en croyais ma rage vindicative, je te dévisagerais.

TRIOLET.

Si c’est là ta douceur, ma femme chante à peu près sur ce ton-là, dans nos petits duos domestiques. Çà, Lisette, sérieusement je te veux prier...

LISETTE.

Et moi je te refuse sérieusement par avance, je ne veux pas seulement t’écouter ; ta présence m’inspire une fureur qui ne finira qu’avec la vie de ta femme.

TRIOLET.

Hélas ! quand verrai-je finir ta fureur ?

 

 

Scène III

 

TRIOLET, seul

 

Quand j’y fais réflexion, je suis bien aise que Lisette n’ait pas écouté la confidence que je voulais lui faire ; il ne faut jamais se fier à une femme qu’on a une fois offensée. Mais adressons-nous à l’autre fille de chambre de Madame Orgon : depuis qu’elle est Musicienne de Monsieur, elle n’a plus aucune liaison avec mon ennemie. Ha ! la voici notre Musicienne.

 

 

Scène IV

 

TRIOLET, FROSINE

 

FROSINE.

Bonjour, Monsieur Triolet, bonjour.

TRIOLET.

Serviteur à Mademoiselle Frosine ; nous voilà enfin de retour Monsieur Orgon et moi.

FROSINE.

Pendant que vous avez été à la campagne, J’ai retiré du Couvent une jeune écolière. Que je la plains d’être fille de Madame Orgon ! non les joueuses n’ont de tendresse ni pour mari, ni pour enfants. Imaginez-vous cette pauvre petite innocente, que notre joueuse a laissé au Couvent depuis son enfance, je la lui amène ; elle ne quitte pas seulement le jeu pour l’embrasser : j’en suis si piquée... car j’aime la petite Jacinte d’inclination...

TRIOLET.

C’est apparemment pour la marier, qu’on la retire du Couvent ?

FROSINE.

Oui, sa mère dit hautement qu’elle l’a promise en mariage ; mais elle ne veut point dire à qui, c’est un mystère impénétrable.

TRIOLET.

Je vous dirai en confidence que je sais un bon parti pour mon écolière.

FROSINE.

Je sais ce que vous voulez me confier ; ce riche parti, c’est un vieux Chevalier sans chevalerie.

TRIOLET.

Justement.

FROSINE.

Ce Chevalier est riche en fond de terres, il les donnera en mariage à Jacinte ; mais il a besoin pour dégager ces terres, du petit argent comptant qu’on donne à Jacinte : c’est un parti fort avantageux pour elle, en un mot, car il est vieux.

TRIOLET.

C’est ce qu’il y a de bon ; car il est si vieux et Jacinte si jeune, qu’il achèvera bientôt de vieillir avec elle.

FROSINE.

Il m’a mis dans ses intérêts enfin.

TRIOLET.

Je suis donc dans les vôtres.

FROSINE.

Il vous a promis, m’a-t-il dit, un petit présent comme à moi.

TRIOLET.

Il m’a prié d’exhorter mon écolière, à vouloir bien être mariée par raison. Il y a de mes confrères qu’on paye, pour inspirer de l’amour à leurs écolières ; cela est défendu, cela : mais j’inspirerai de la raison à la mienne, cela m’est permis, quoique ce ne soit pas mon métier.

FROSINE.

Je crains bien, que quelque jeune étourdi ne lui ait inspiré autre chose.

TRIOLET.

Je la soupçonne aussi de n’être pas insensible.

FROSINE.

Ce matin en la menaçant de son Couvent, je l’ai trouvée rêveuse ; ses petites naïvetés étaient moins gaies, mais plus spirituelles qu’à l’ordinaire.

TRIOLET.

Je remarquai moi l’autre jour en lui donnant leçon, qu’elle s’arrêtait sur les passages tendres ; et qu’elle faisait des soupirs qui n’étaient pas notés.

FROSINE.

Chut. La voilà qui sort de la Salle de jeu.

TRIOLET.

Aidez-moi à sonder son cœur ; je lui ai donné malicieusement, une chanson tendre à étudier.

FROSINE.

Bon, bon, nous verrons si elle l’exprimera naturellement.

TRIOLET.

Où va-t-elle donc ? elle tourne à droit, à gauche.

FROSINE.

Une jeune innocente, qui n’a jamais vu que son Cloître, est bien étourdie de se trouver dans la maison d’une mère qui donne à jouer.

 

 

Scène V

 

JACINTE, FROSINE, TRIOLET

 

JACINTE.

Ah ! Frosine, je viens d’avoir bien peur.

FROSINE.

Hé de quoi donc ?

JACINTE.

Je cherchais ma mère ; on m’a dit, elle est là-dedans qui joue : bon, bon, ai-je dit, elle en sera de meilleure humeur ; car quand on joue, je croyais moi que c’était comme au Couvent à la récréation, on joue pour se divertir, mais j’ai vu que le jeu de ma mère, c’était une querelle : on faisait un tintamarre, et tout d’un coup on a fait silence ; ma mère tenait des cartes, et elle en tirait une tout doucement, tout doucement : dès qu’elle a été retournée, il y a eu une femme qui a fait un cri, et la querelle a recommencée : on a refait silence, et ma mère a retourné une autre carte ; c’est à celle-là que j’ai eu bien peur : c’était des hommes comme des ivrognes ; et un autre (qui faisait le possédé avec des grimaces de rage) est venu de toute sa force enfoncer un carreau de vitre avec sa tête qui a passé à travers : ah ! Frosine, comment ma mère peut-elle vivre dans un enfer comme cela ?

FROSINE.

Je vous l’avais bien dit, Mademoiselle ; il y a quelque différence entre la maison de votre mère, et un Couvent.

TRIOLET.

Vous entendrez ici une harmonie bizarre ; le bruit des carrosses, avec le son des Violons ; les Musiciens fredonnent, et les chevaux hennissent. On entend hurler les joueurs, et glapir les musiciennes ; ronfler les Bassons, et brailler les joueuses ; enfin l’on entend ici que préluder, disputer, accorder, quereller, jurer, et chanter.

JACINTE.

Je ne puis revenir de ma frayeur. Quelles figures de femmes j’ai vu là-dedans ! je crois que j’en ai entendu une qui jurait.

FROSINE.

Ah ! vous vous êtes trompée.

TRIOLET.

Les joueuses sont trop modestes pour jurer.

JACINTE.

Si ma mère ne voit que de ces compagnies-là, j’aime beaucoup ma mère, mais je serais bien fâchée de demeurer avec elle.

TRIOLET.

L’aveu est naïf.

JACINTE.

C’est pour cela, Frosine, que je souhaite d’être mariée bien vite.

TRIOLET.

Vous êtes naïve, mais vous n’êtes pas niaise.

FROSINE.

Çà, mademoiselle, il y a longtemps que je ne vous ai entendu chanter, j’en meurs d’envie.

TRIOLET.

Je vous ai tantôt donné une chanson à étudier, la savez-vous ?

JACINTE.

Oh vraiment oui, je l’ai apprise tout d’un coup.

TRIOLET.

C’est que les paroles en sont naturelles : ce qui est naturel s’apprend si vite. Voyons comme vous la chanterez ?

JACINTE.

La timide et sensible Hortense,

Surprise d’un amour naissant,

Loin de dire ce qu’elle pense,

N’ose penser ce qu’elle sent.

TRIOLET.

Recommencez cela, Mademoiselle, vous n’avez pas exprimé à ma fantaisie.

La timide et sensible Hortense.

JACINTE.

Surprise d’un amour naissant.

FROSINE.

Oui, comme si vous sentiez naître l’amour.

JACINTE.

Loin de dire ce qu’elle pense,

N’ose penser ce qu’elle sent.

N’ose...

TRIOLET.

N’ose...

FROSINE.

Vous exprimez bien que vous n’osez ; mais il faut chanter comme si vous sentiez ce qu’elle sent.

JACINTE.

Ce que je sens.

TRIOLET.

Il n’y a pas ce que je sens, il y a ce qu’elle sent.

JACINTE.

Ah !... Ce qu’elle sent.

TRIOLET.

Plus tendrement.

JACINTE.

Ce qu’elle sent.

TRIOLET.

Encore plus de tendresse.

JACINTE.

Oh ! En voilà assez, Monsieur Triolet.

FROSINE, à Triolet.

Oui elle en a sa suffisance.

TRIOLET, à Jacinte.

Que voulez-vous dire donc ?

JACINTE.

Je veux dire moi que je suis lasse de chanter. Ah, voilà mon beau-père qui me va faire encore chanter ; je vais l’éviter, Frosine, car je ne suis pas en humeur de musique.

Elle sort.

TRIOLET.

Elle a une autre musique en tête, comme vous voyez.

 

 

Scène VI

 

ORGON, TRIOLET, FROSINE

 

FROSINE.

J’approfondirai tout à l’heure cet amour-là.

ORGON.

Qu’est-ce donc, mes enfants, ma femme ne veut pas qu’on chante dans ce salon-ci ?

FROSINE.

Non, Monsieur.

ORGON.

Allons donc faire notre concert là-dedans ; je ne dispute jamais contre elle, une joueuse est trop forte en dispute.

FROSINE.

Vous ne disputerez donc point contre Madame, au sujet de Jacinte qu’elle marie ?

ORGON.

Le mariage de Jacinte, c’est l’affaire de ma femme.

FROSINE.

Je conviens que c’est l’affaire de Madame ; cependant vous êtes le beau-père.

ORGON.

Je ne me mêle point des affaires de ma femme ; et pourvu qu’elle choisisse à sa fille un mari qui soit honnête homme, je n’ai rien à lui dire.

TRIOLET.

Il est vrai que Madame, est seule mère et maîtresse de sa fille.

ORGON.

Elle ne l’est pas de sa dot heureusement car feu son premier mari. (Hé, je me serais bien passé d’être le second) feu son premier mari donc a laissé vingt mille écus à Jacinte : j’en suis dépositaire, Mr. Triolet, je les ai en argent comptant dans mon coffre, et je voudrais être débarrassé de l’argent et de la fille ; car l’un et l’autre inquiètent trop ceux qui les gardent.

TRIOLET.

Et vous n’aimez pas l’inquiétude ?

ORGON.

Je n’aime que la joie et la Musique, comme vous savez.

FROSINE.

Çà, Monsieur, nous voulons pourtant vous proposer un bon parti pour Jacinte, c’est ce vieux Chevalier que vous connaissez.

ORGON.

Ha, ha, oui vraiment, il est riche et honnête homme ; oui, oui, je le veux bien si ma femme le veut. Mais songeons au plus pressé, allez vite accorder votre Clavecin, Monsieur Triolet, car Madame la Marquise va venir, elle veut entendre votre Cantate, cette Marquise-là est une Marquise de bonne humeur, avec qui j’ai fait connaissance à la campagne, d’où je viens. Çà allez donc vite vous accorder tous là-dedans, moi je vais tâcher de m’accorder avec ma femme, pour marier au plus vite, Jacinte.

 

 

Scène VII

 

ORGON, seul

 

Il faut que je me fasse la violence de parler d’affaires à ma femme.

 

 

Scène VIII

 

ORGON, LISETTE

 

ORGON.

Hé bien, Lisette, as-tu averti ma femme ?

LISETTE.

Oui, Monsieur.

ORGON.

De venir ici ? car je ne veux point entrer dans son brelan.

LISETTE.

Elle va venir ici, Monsieur.

ORGON.

Ne trouves-tu pas plaisant que depuis mon retour de la campagne, je n’aie encore pu parvenir à l’honneur de saluer ma femme ? Mais que ne vient-elle donc ?

LISETTE.

C’est qu’elle est un peu occupée.

ORGON.

Quoi ! Elle ne donnera pas une demie heure, à l’établissement de sa fille ?

LISETTE.

Elle a présentement une occupation bien importante ; c’est à elle de faire la main, elle viendra vous parler dès qu’elle aura eu le coupe-gorge.

ORGON.

L’étrange femme que ma femme !

LISETTE.

En attendant, Monsieur, je voudrais vous prier de protéger un homme que je veux proposer tantôt à Madame pour Jacinte : c’est un jeune homme aimable, qui est fils unique d’une mère très riche, et qui n’a plus de mari ; ce jeune homme-là s’appelle Dorante.

ORGON.

Hé, c’est le fils de Madame la Marquise ! je connais cela, Lisette, je connais cela ; c’est un fort bon parti pour Jacinte. On dit qu’il est fort honnête homme ce Dorante-là, et je consens qu’il épouse Jacinte, si ma femme le veut, s’entend.

LISETTE.

Je tâcherai de lui faire vouloir ; mais elle ne veut point me dire à qui elle destine Jacinte ; il y a là-dessous un mystère que je ne comprends point, ne pourriez-vous pénétrer ?...

ORGON.

Je ne veux point pénétrer, cela donnez trop de peine, mais, je serais ravi de faire alliance avec cette Marquise : nous avons fait amitié à la campagne d’où je viens, nous nous sommes bien réjouis ; c’est une femme de mon caractère, un caractère mêlé, moitié folie, moitié raison, n’aimant que le plaisir ; c’est une humeur folâtre, vive, charmante enfin, car elle est toute opposée à l’humeur de ma femme.

LISETTE.

C’est pour cela que vous l’aimez tant.

ORGON.

La voilà qui arrive, je crois ; oui c’est elle-même.

LISETTE.

Oui, car je vois son fils avec elle.

 

 

Scène IX

 

ORGON, LA MARQUISE, DORANTE, LISETTE, CHAMPAGNE

 

ORGON.

Comme vous courrez, Madame la Marquise, vous ne me donnez pas seulement le loisir d’aller au-devant de vous.

LA MARQUISE.

Bonjour, monsieur Orgon, bonjour ; permettez-moi que j’achève de demander à mon Laquais, à combien de personnes j’ai promis d’aller passer l’après-midi avec elles. Tu me disais donc, Champagne ?

CHAMPAGNE.

Que Monsieur votre oncle, ce vieux Chevalier vous viendra prendre à quinze heures pour l’Opéra.

LA MARQUISE.

Je ne manquerai pas d’y aller.

CHAMPAGNE.

Il y a Madame la Présidente, qui vous attend à cinq heures pour aller à la Comédie.

LA MARQUISE.

J’irai sans faute.

CHAMPAGNE.

Il y a une partie d’ombre à cinq heures aussi.

LA MARQUISE.

J’irai, j’irai.

ORGON.

En trois endroits à la même heure, l’aimable femme.

LA MARQUISE.

Je veux avoir des plaisirs à choisir à toutes les heures du jour, j’ai si peur de m’ennuyer.

ORGON.

Si vous voulez profiter du temps, on vous a préparé là-dedans une espèce de petit concert...

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc, mon fils, tu ne dis mot ? t’ennuies-tu déjà ici ?

DORANTE.

Je ne m’ennuie jamais où vous êtes, ma mère.

LA MARQUISE.

Il est poli ce jeune homme-là ; nous vivons ensemble comme un frère et une sœur.

LISETTE.

Vous êtes assez jeune pour qu’on s’y trompe, Madame.

LA MARQUISE.

Je m’y trompe bien moi-même ; comment pourrais-je ne pas croire que je suis jeune ? il y a si longtemps qu’on me le dit ; je le croirai tant qu’on me le dira, et peut-être encore après. Voilà un fils que je vais marier pourtant, et c’est ce qui le rend chagrin ; car je lui destine une femme riche qui n’est pas belle : c’est un mariage de raison.

ORGON.

Un mariage de raison, est un mariage bien triste, Madame.

LA MARQUISE.

Oui, mais je veux être obéie ; je suis une méchante mère, quoique la meilleure femme du monde : heureusement, mon fils a bon esprit, il regardera ce mariage-là du bon côté ; il n’y a que manière d’envisager les choses : le veuvage par exemple m’eût affligé le reste de mes jours, si je n’y eusse envisagé qu’un mari perdu ; j’y vois la liberté retrouvée, sujet de joie.

DORANTE.

Je ne connais point encore la personne à qui vous me destinez ; je vous demanderai du temps pour examiner, pour me résoudre.

LA MARQUISE.

Non, non, je veux finir au plutôt, tu es trop lent dans tes résolutions ; je ne fus pas si longtemps à me résoudre moi, quand j’épousai ton père. À la vérité, je m’en suis repentie ; feu mon mari était jeune, noble, plein d’esprit, charmant de sa personne, et pas un sou avec. Je lui fis sa fortune parce qu’il m’adorait, mais il ne m’adorait que parce que je lui faisais sa fortune : il devint bientôt ingrat, Monsieur Orgon, car ce fils unique-là, a toujours été l’unique.

LISETTE, à Dorante.

Oui Jacinte est là-dedans au concert.

DORANTE.

Si ma mère voulait bien entrer, je suis impatient d’entendre le concert.

LA MARQUISE.

Laisse-moi conter mes chagrins ; cela me réjouit.

ORGON.

Je vous réjouirais bien, si je vous contais les miens : une femme joueuse fournit des sujets de chagrin qui ne laissent pas d’être plaisants. Un jour au retour d’un voyage, ma femme avait joué ses pierreries, ses dentelles ; je la trouvai en linge uni ; c’est par vertu, me dit-elle, je suis dans la réforme : elle avait par réforme aussi troqué mes tapisseries de damas, contre dix cadis, et ma vaisselle d’argent, contre de la faïence, cela fit que nous séparâmes de corps et de biens, mais trop tard. On devrait toujours commencer par se séparer, pour conserver l’union dans un ménage.

DORANTE.

Je vais toujours entrer au concert, ma mère.

LA MARQUISE.

Quelle impatience ! je ne croyais pas que tu aimasses tant la Musique.

ORGON.

Entrons, je vous ferai voir aussi la fille de ma femme, dont je vous ai parlé à la campagne.

LA MARQUISE.

Je meurs d’envie de la voir.

DORANTE, à part.

Et moi aussi.

ORGON.

Elle chante passablement, et je vous ferai entendre là-dedans quelques chansons sur un sujet qu’on ne met guères en Musique, c’est sur le jeu.

LA MARQUISE.

On a chanté les Buveurs, les Amants, mais on n’a point chanté les héros de brelan, ni les héroïnes du Papillon.

Elle entre avec Orgon.

LISETTE.

N’allez-vous pas d’abord voir Madame Orgon, et perdre de l’argent avec elle pour gagner son amitié ?

DORANTE.

Ah ! le plus pressé c’est de voir Jacinte.

LISETTE.

Je vais tâcher moi de déterminer Madame en votre faveur.

DORANTE.

Sois sûre de ma reconnaissance.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

FROSINE, JACINTE

 

FROSINE.

Oui, oui, nous rentrerons tout à l’heure au Concert ; mais vous n’y avez été guère attentive ; vos yeux y ont eu plus de plaisir que vos oreilles, parlez-moi franchement.

JACINTE.

Tu sais que j’ai bien plus confiance en toi qu’en Lisette, oui je me sens toute soulagée d’être seule avec toi.

FROSINE.

Vous soupirez comme quand on a du chagrin.

JACINTE.

Ce n’est pas cela que j’ai, Frosine.

FROSINE.

Allons ne vous contraignez plus, achevez de vous soulager, dites-moi tout ce que vous avez sur le cœur.

JACINTE.

Frosine.

FROSINE.

Mademoiselle.

JACINTE.

Je n’osai jamais te parler hier de quelque chose ; j’en avais bien envie pourtant.

FROSINE.

Vous venez de regarder là-dedans un jeune homme, qui n’aura pas diminué votre envie.

JACINTE.

J’ai une curiosité, Frosine.

FROSINE.

J’ai aussi une curiosité, Mademoiselle.

JACINTE.

Dis-moi la tienne, je te dirai la mienne après.

FROSINE.

Ma curiosité à moi, c’est de savoir si le fils de cette Marquise qui vous regarde tant, ne vous aurait point inspiré un peu d’amour.

JACINTE.

Ah ! la plaisante chose, Frosine, c’est justement ce que je voudrais savoir de toi.

FROSINE.

Je croyais que c’était à vous à me l’apprendre.

JACINTE.

Tu ne m’entends pas, Frosine : je sais bien sans toi que Dorante me plaît ; mais je veux que tu m’apprennes, si ce que je sens, c’est proprement ce qu’on appelle amour dans les romans, car j’ai lu des romans où j’étais.

FROSINE.

Je vois bien que vous avez de l’érudition.

JACINTE.

Mon Dieu, je sais bien que j’aime un peu, ce n’est pas là ce que je te demande ; mais comme cela ne fait que commencer, je veux que tu m’aides à connaître, si ce sera quelque jour une de ces passions, comme j’ai lu qu’il y en a, qui feraient mourir une fille de chagrin, si elle n’épousait pas celui qu’elle aime.

FROSINE.

Quand vous lisez ces amours-là, aviez-vous bien envie de voir la fin du roman ?

JACINTE.

Oui, Frosine, mais hier, je ne pus jamais aller jusqu’au bout ; car en lisant je rêvai tant à Dorante, que j’avais les yeux sur le livre, et si je ne lisais rien... Que penses-tu de cela, Frosine.

FROSINE.

Ce que j’en pense ?

JACINTE.

Oui, car je n’ai vu Dorante que trois ou quatre fois au Couvent, où il venait voir une parente. Hé bien par exemple je le regardai tant la première fois, que dès la seconde je n’osai plus le regarder, crois-tu que ce soit-là de l’amour, Frosine ?

FROSINE.

Hé mais...

JACINTE.

Tout à l’heure encore, cette Marquise m’a parlé de Dorante, moi pour lui cacher ce plaisir qu’elle me faisait, je me renfrognais le visage, je me mordais les lèvres : je crois que si c’eut été Dorante lui-même, je n’aurais jamais pu me retenir : crois-tu que ce soit là de l’amour, Frosine ?

FROSINE.

C’est mon opinion, Mademoiselle ; oui vous pouvez être sûre que vous aimez ; mais êtes-vous sûre d’être aimée ?

JACINTE.

Dorante ne m’a encore pu dire que de petits mots devant le monde, mais en sortant l’autre jour il me donna en cachette ce billet.

FROSINE.

Voyons.

JACINTE.

Je me serais bien gardée de recevoir un billet tendre ; mais il me dit tout bas que c’était une chanson, qu’il ne voulait pas que personne vit que moi ; je te prie en lisant ces tendresses-là, d’examiner si elles sont sincères, je ne me connais point à cela moi.

FROSINE.

Il n’est pas question de cela, Mademoiselle, il s’agit d’oublier entièrement un homme que vous ne sauriez jamais épouser : car enfin dans la situation de vos affaires, étant fille d’une mère ruinée, et Dorante dépendant d’une mère intéressée, il est impossible... Mais les voilà qui vont chez votre mère, Dorante vient ici ; croyez-moi, Mademoiselle, évitez-le puisqu’il ne vous est plus permis de l’aimer.

JACINTE.

Fuyons donc.

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, ORGON, DORANTE, FROSINE, JACINTE

 

DORANTE.

Oui, ma mère, je vous ai dit que Madame Orgon meurt d’envie de lier amitié avec vous.

LA MARQUISE.

Volontiers. Quand ce ne serait que pour l’amour de sa fille, qui me plaît beaucoup, mon fils.

JACINTE, à part.

Puisque je lui plais, demeurons ; il m’est permis d’aimer Madame la Marquise.

LA MARQUISE.

Venez Jacinte, venez : oui, Monsieur Orgon, je l’aime déjà de tout mon cœur.

JACINTE.

Je prends aussi la liberté de vous aimer déjà beaucoup.

LA MARQUISE.

Cette déclaration me charme ; car c’est la nature qui parle.

JACINTE, regardant Dorante.

Je vous prie, Madame, de rester ici toute la journée.

LA MARQUISE.

Vous avez donc bien du goût pour moi ?

JACINTE.

Je n’ai jamais eu tant de plaisir, que depuis que vous êtes ici, Madame.

LA MARQUISE.

On voit qu’elle m’aime ; car elle dit cela d’un courage.

FROSINE.

Madame Orgon, vous attend chez elle, Madame.

LA MARQUISE.

Allons, allons.

ORGON.

Non, non, madame, je l’ai fait avertir de venir ici ; il ne convient point que vous entriez dans une tabagie de joueurs.

LA MARQUISE.

Allons donc l’attendre dans votre appartement.

ORGON.

Elle n’y viendrait pas non plus, son appartement et le mien sont comme deux pays ennemis ; ce salon-ci est neutre, restons-y.

LA MARQUISE.

Quoi ! Vous ne rendez jamais visite à votre femme ?

ORGON.

Quel moment prendrais-je pour lui rendre visite ? Elle ne fait que jouer et dormir. Toujours ou dans la Salle du jeu ou dans son lit : je n’entre point là moi. Çà, en attendant ma femme, chantons quelque chose Frosine.

LA MARQUISE.

Oui, oui, car je ne l’ai pas bien entendue là-dedans, j’ai toujours causé avec Jacinte : j’aime beaucoup la musique moi, mais je ne veux pas qu’elle m’empêche de causer, c’est l’usage d’entendre ainsi les concerts, la symphonie ne sert à présent que de basse continue à la conversation.

ORGON.

Un peu de silence, si vous voulez qu’elle chante.

LA MARQUISE.

Je sais me taire, Monsieur Orgon.

ORGON.

Écoutez donc.

FROSINE.

Là, là, là, là, là, là.

LA MARQUISE, à Dorante.

Taisez-vous aussi, mon fils, taisez-vous, vous parlez là des yeux... Je vous défends de plaire à mon fils, Mademoiselle, car je veux le marier à une riche laide ; il reculera tant qu’il pourra, parce qu’elle est laide, et je presserai tant que je pourrai parce qu’elle est riche.

FROSINE.

Chantons à Madame, ce petit duo, qu’elle nous a demandé là-dedans, contre les Joueurs et contre les Amants.

LA MARQUISE.

Et les Amants, oui je ne veux entendre chanter que sur ce ton-là.

FROSINE.

Un Amant bien traité dans son premier transport,

Jure et s’écrie,

Oui j’aimerai jusqu’à la mort

L’objet qui fait le bonheur de ma vie.

ORGON.

Un joueur maltraité dans son premier transport

Jure et s’écrie,

Je haïrai jusqu’à la mort.

Le jeu qui fait le malheur de ma vie.

Dialogue en duo.

Un Amant bien traité dans son premier transport.

Un joueur maltraité dans son premier transport.

Jure et s’écrie,

Jure et s’écrie,

Je haïrai jusqu’à la mort.

Oui j’aimerai jusqu’à la mort.

Le jeu qui fait le malheur de ma vie.

L’objet qui fait le bonheur de ma vie.

FROSINE.

Lorsqu’un calme ennuyeux endort le dieu des vents

Dans une oisiveté profonde,

Il s’amuse à crever l’onde

Les discours, les serments

Des joueurs, et des amants.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, JACINTE, ORGON, DORANTE, LA JOUEUSE, FROSINE

 

LA JOUEUSE.

Ah ! Je m’aperçois bien que vous êtes revenu de la campagne, mon mari ; il y avait longtemps que je n’avais entendu chanter : vous allez reprendre votre train de musique. Tant que le jour dure on en a la tête rompue ; on croit au moins qu’en jouant la nuit on pourra jouer tranquillement ; point du tout, c’est un réveillon de clavecins, de Violons... je ne saurais avoir ici un laquais raisonnable, tous jouent du Violon jusqu’à mon petit dragon ; il étudie une maudite ouverture d’Opéra qu’il recommence vingt fois en une heure, et c’est justement celle de toutes les ouvertures qui me porte plus malheur dès que je l’ai entendue : je tenais les cartes, j’allais faire une main complète, j’entends le Violon, c’est l’ouverture maudite. Ah ! je suis perdue, ai-je dit, ma carte va venir, cela n’a pas manqué : l’ouverture recommence, je tire ma carte, et j’ai le coupe-gorge, Monsieur, j’ai le coupe-gorge.

ORGON.

Voilà un beau récitatif pour mettre en Musique.

LA MARQUISE.

Je ne m’attendais pas à la sortie que vous venez de faire sur nous.

LA JOUEUSE.

Je vous demande pardon, Madame, c’est que je suis si piquée... Car depuis le premier jour de ce mois-ci, qui est mon mois climatérique, tout me porte malheur : hier encore je fus portée au flambeau ; ce maudit homme-là sait que sa présence m’est fatale, et il a la rage de se venir mettre sur le dos de ma chaise, c’est un écumeurs de jouissances, il a la face blême et longue d’une toise ; dès que je le vois, ma carte est en l’air.

LA MARQUISE.

De peur que ma face ne vous porte malheur, je vous laisse, Madame, je vous laisse.

LA JOUEUSE.

Non, Madame, c’est moi qui vous laisserai libre ; pardonnez un premier mouvement.

LA MARQUISE.

Vos premiers mouvements me font craindre les seconds.

ORGON.

Je ne reconnais plus ma femme ; car avant que le jeu lui eût aigri l’humeur, elle était polie, gracieuse, enjouée, aussi je l’aimais... tels que vous nous voyez, nous sommes mariés par passion.

LA MARQUISE.

C’est pour cela que vous vous êtes séparés, voilà un bel exemple, mon fils.

LA JOUEUSE.

C’est mon mari qui a voulu la séparation.

LA MARQUISE.

Ce sont toujours les hommes qui commencent le divorce ; entendez-vous Jacinte ; mais rentrons chez vous, Monsieur Orgon ; je vous estime, Madame je vous honore : mais votre caractère est si opposé au mien que nous ne pourrons jamais avoir aucune liaison. Entendez-vous mon fils ?

FROSINE, à la Marquise.

Cela va bien pour nous, allons chanter là-dedans, Madame.

ORGON, à la Marquise.

Je vous rejoins dans un moment.

 

 

Scène IV

 

ORGON, LA JOUEUSE, DORANTE, JACINTE

 

ORGON.

Çà, ma femme, je ne veux pas que votre fille reste longtemps ici avec vous. Une mère joueuse est une mauvaise compagnie pour sa fille : dites-moi donc à qui vous voulez la marier ? c’est un mystère dont vous ne m’avez pas encore voulu faire confidence.

LA JOUEUSE.

Je suis obligée de tenir l’affaire secrète, j’ai des raisons de famille.

ORGON.

On ne dit point les affaires de famille à un mari.

LA JOUEUSE.

Je vous promets que demain je déclarerai le mariage de Jacinte.

ORGON.

Pourvu que ce soit un honnête homme, les vint mille écus de dot sont prêts dans mon coffre ; à demain donc, ma femme, à demain.

 

 

Scène V

 

LA JOUEUSE, DORANTE, JACINTE

 

LA JOUEUSE.

Vous voyez qu’il me presse de me déclarer sue le mariage de ma fille ; mais comme je vous le dis hier, il m’est de dernière importance, qu’on ne sache point aujourd’hui les engagements que j’ai avec vous.

DORANTE.

Je vous ai gardé là-dessus un secret inviolable, je n’en ai pas même parlé à Lisette ; mais quand me permettrez-vous donc de déclarer mon amour à votre charmante fille ?

JACINTE, écoutant.

Écoutons.

LA JOUEUSE.

Je ne vous le permettrai que demain.

DORANTE.

Quoi ! vous aurez la cruauté de ne me pas permettre aujourd’hui ?

LA JOUEUSE.

Non, je vous le défends, un jour est bientôt passé.

DORANTE.

Ah ! qu’un jour me durera, Madame. Quel supplice pour moi de laisser encore tout un jour ignorer à Jacinte, le plus tendre amour, la plus violente passion.

JACINTE, à part.

Passion.

LA JOUEUSE.

Je vous donne ma parole d’honneur, que demain Jacinte sera votre femme. Mais je vous jure aussi que je romprais l’affaire dès à présent...

JACINTE, à part.

Ah ! Ciel !

LA JOUEUSE.

Si je pouvais soupçonner que Jacinte se doutât seulement que je la destine à vous.

JACINTE, s’enfuyant.

Ah ! Si elle m’allait voir.

 

 

Scène VI

 

LA JOUEUSE, DORANTE

 

DORANTE.

J’entre aveuglement dans vos raisons.

LA JOUEUSE.

À propos, Monsieur, je ne me souviens plus combien vous me prêtâtes hier.

DORANTE.

C’est une bagatelle ; je vais vite rejoindre ma mère, de peur qu’elle ne se doute.

LA JOUEUSE.

Attendez. Je veux savoir de vous au juste, ce que je vous dois, car je suis de bon compte.

DORANTE.

Nous parlerons de cela une autre fois.

LA JOUEUSE, l’arrêtant par le bras.

Attendez, vous dis-je.

DORANTE.

Non, Madame.

LA JOUEUSE.

Venez donc, j’ai autre chose à vous dire.

DORANTE.

Ah ! si c’est d’autre chose, parlez, Madame, qu’y a-t-il pour votre service.

LA JOUEUSE.

Il y a pour mon service... Il y a... hélas rien pour ainsi dire, d’avoir la complaisance de rester un moment pour me consoler ; car j’ai un faible moi, quand il m’est arrivé des malheurs au jeu, il me semble que je suis soulagée quand je puis les conter à un ami. Mais je dis en parler seulement pour en parler.

DORANTE.

Les plaintes soulagent, cela est naturel.

LA JOUEUSE.

Les plaintes soulagent, mais à qui se plaindre, les joueurs sont des barbares, et les amis n’entrent point dans les afflictions du jeu ; ils vous accablent de remontrances, au lieu de vous consoler.

DORANTE.

Je ne suis point de ces amis-là.

LA JOUEUSE.

Ne croyez point au moins que mes plaintes soient des préambules d’emprunt ; non, Monsieur, non, loin de vous emprunter, je songe à vous rendre.

DORANTE.

J’ai encore quelque argent à votre service.

LA JOUEUSE.

Non, Monsieur, non, vous vous imagineriez que c’est par rapport à ma fille.

DORANTE.

Je n’imagine rien, je vais vous chercher de l’argent chez moi.

LA JOUEUSE.

Je ne souffrirai point que vous alliez exprès chez vous pour me chercher de l’argent.

DORANTE.

J’y ai affaire pour autre chose.

LA JOUEUSE.

En ce cas-là, je vous laisse aller ; mais que ce ne soit point exprès pour moi au moins, car je trouverai tantôt ici assez d’amis.

DORANTE.

Je serai de retour dans un moment.

 

 

Scène VII

 

LA JOUEUSE, seule

 

À quelle extrémité suis-je réduite ! Voilà mon mari de retour ; que deviendrais-je s’il allait s’apercevoir ?... Mais en vingt-quatre heures ma fortune peut changer ; j’ai remarqué que le bonheur m’attend toujours à la dernière pistole, je suis pourtant bien par-delà ; attendons ici l’argent de Dorante.

 

 

Scène VIII

 

LA JOUEUSE, LISETTE

 

LISETTE.

Tout est tranquille dans la Salle de jeu, car il n’y a plus personne ; les trois dés viennent de finir, et les grands acteurs du lansquenet ne sont pas encore arrivés ; cela fait un entracte. Pendant que vous êtes dans l’inaction, Madame, voulez-vous que nous régions nos petits comptes ?

LA JOUEUSE.

Ils seront faciles à régler, Lisette.

LISETTE.

Et difficiles à acquitter. Savez-vous bien que vous me devez tous les soupers que vous avez donnés depuis trois mois ?

LA JOUEUSE.

Bon, tu nous donnes de plaisants soupers ; ils ne me font point d’honneur, on ne voit rien de propre, rien en ordre.

LISETTE.

Rien en ordre, rien de propre ! Est-ce ma faute, Madame, si les joueurs acharnés à leur table, n’y veulent point d’autre nappe que le tapis vert ? Ce n’est pas ma faute si vous n’avez plus ni assiettes ni cuilliers, ni fourchettes. On prend du sel avec le coin d’une carte, et on voit courir à la ronde un chapon en l’air ; chacun en arrache son lopin, comme quand on tire l’oie : celui-ci boit d’une main, et joue de l’autre ; l’un avale en gémissant, l’autre mâche en jurant ; celui-ci mange les cartes avec son pain ; et l’autre avale sa rage avec un verre de vin ; quel ordre puis-je mettre à tout cela moi ?

LA JOUEUSE.

Enfin je veux bien te passer cet article-là, ce qui est dépensé est dépensé, le reste c’est pour toi je te le donne.

LISETTE.

Comment donc, Madame, j’ai tout avancé, vous ne m’avez rien donné ; et le reste c’est pour moi ?

LA JOUEUSE.

Tà, tà, quoi ne reçois-tu pas l’argent des cartes ?

LISETTE.

Je le reçois, je vous le prête ; vous me le devez, je le dois ; mais nous payerons tout quand nous gagnerons. Parlons à présent de Jacinte, dont le mariage me tient au cœur. Car Jacinte, pour ainsi dire, est presque ma fille ; parce que vous n’avez pas le loisir d’être sa mère.

LA JOUEUSE.

J’ai plus de naturel que tu ne penses, Lisette, j’aime tendrement ma fille.

LISETTE.

Çà, dites-moi donc enfin à qui vous la destinez ? Et raisonnons solidement là-dessus.

LA JOUEUSE.

Volontiers, raisonnons, et pesons bien toutes choses ; car hors ma passion du jeu, j’ai du jugement et de la tête, Lisette, et de la tête ; consultons donc la raison et ma tendresse maternelle.

LISETTE.

La raison et la tendresse maternelle, veulent que vous donniez Jacinte à un homme qui en soit amoureux ; parce que l’amour suppléera au peu de bien qu’elle a, ainsi il faut examiner...

LA JOUEUSE.

Lisette n’est-ce pas à six heures que les gros joueurs doivent venir ?

LISETTE.

Hé, Madame, que votre tendresse maternelle m’écoute.

LA JOUEUSE.

J’écoute. Il me semble que j’entends un carrosse ?

LISETTE.

Non, c’est une charrette, je vous prie donc de faire attention à une chose...

LA JOUEUSE.

Écoutons.

LISETTE.

Écoutez donc !...

LA JOUEUSE.

Ha, celui-là est un carrosse.

LISETTE.

Oui : mais il passe.

LA JOUEUSE.

Hélas oui, il passe.

LISETTE.

Considérez donc que si...

LA JOUEUSE.

Oh pour le coup, voilà un carrosse qui arrête.

LISETTE.

Il passe encore ?

LA JOUEUSE.

Il passe encore.

LISETTE et LA JOUEUSE toutes deux ensemble.

Il passe, il passe.

LA JOUEUSE.

Ah ! Je vois pourtant un homme qui monte, il faut que j’aille faire ma partie : écoute, Lisette, tu aimes ma fille, vois ce qu’il faut faire pour son bien, tout ce que tu feras sera bien fait.

LISETTE.

Sa tendresse maternelle a la rage du jeu ; allons voir avec Dorante les mesures qu’il faut prendre avec cet esprit-là.

 

 

Scène IX

 

LA JOUEUSE, TRIOLET

 

LA JOUEUSE, en colère.

Ah ! Pour cela, Monsieur Triolet, vous êtes un homme insupportable.

TRIOLET.

Que vous ai-je donc fait, Madame ?

LA JOUEUSE.

Peut-on rien voir de plus ridicule ? Vous montez les degrés avec un fracas, vous venez d’un air empressé, comme si vous étiez un joueur, un coupeur ; je crois que c’est quelqu’un, et ce n’est que Monsieur Triolet.

TRIOLET.

Je suis fâché, Madame, de n’être que moi ; vous devinez apparemment à ma mine, que je viens vous demander de l’argent.

LA JOUEUSE.

Est-ce que je vous dois de l’argent, monsieur Triolet ?

TRIOLET.

N’en doutez point, Madame ; depuis deux ans, j’élève votre fille dans les principes du beau chant ; ce sont deux années d’éducation que vous me devez.

LA JOUEUSE.

L’éducation d’une fille est si précieuse qu’on ne peut la payer.

TRIOLET.

Je ne vous importunerais pas sans certaines conjonctures.

LA JOUEUSE.

Les conjonctures du lansquenet m’ont rendue insolvable, cependant je m’acquitterai si vous voulez.

TRIOLET.

Si je le veux Madame ?

LA JOUEUSE.

C’est je crois cinquante louis que je vous dois.

TRIOLET.

Cinquante louis, justement.

LA JOUEUSE.

Voulez-vous ?...

TRIOLET.

Quoi, Madame ?

LA JOUEUSE.

Voulez-vous les jouer en trois rafles comptées ?

TRIOLET.

Moi, Madame ?

LA JOUEUSE.

Ce sera cent ou rien.

TRIOLET.

Je ne joue jamais moi que du Théorbe.

LA JOUEUSE.

Tant pis pour vous.

TRIOLET.

En tous cas, Monsieur Orgon, m’a promis de me payer à votre refus.

LA JOUEUSE.

Je vous refuse donc, afin que vous soyez plutôt payé.

TRIOLET.

Parlons d’autre chose, Madame : comme c’est moi qui ménage secrètement avec vous le mariage du riche Chevalier et de votre fille, il me presse de vous presser, vos délais, vos retardements l’alarment.

LA JOUEUSE.

L’alarment ! dites-vous ? l’alarment, ne vous ai-je pas donné ma parole ?

TRIOLET.

D’accord, mais...

LA JOUEUSE.

Quand une femme comme moi a donné sa parole...

TRIOLET.

Madame.

LA JOUEUSE.

Apprenez, Monsieur Triolet, que ma parole...

À part.

Mais j’aperçois Dorante, c’est de l’argent qu’il m’apporte.

 

 

Scène X

 

TRIOLET, seul

 

C’est à Dorante à qui elle court ; ce Dorante-là m’alarme pour mon Chevalier ; il faut travailler à mettre ce Dorante hors des rangs. Mais je n’ai point vu ma femme depuis mon retour, je voudrais pourtant savoir d’elle si...

 

 

Scène XI

 

TRIOLET, FROSINE

 

FROSINE.

Ah ! Je vous cherche, Monsieur Triolet.

TRIOLET.

Qu’y a-t-il de nouveau ?

FROSINE.

Ce billet tendre de Dorante, que j’ai promis à Jacinte.

TRIOLET.

Hé bien ?

FROSINE.

Je n’ose le donner moi-même à la Marquise, elle est babillarde ; ni son fils, ni Jacinte ne me le pardonneraient jamais.

TRIOLET.

Attendez, il me vient une idée... donnez-moi le billet.

FROSINE.

Trouvez moyen de le faire voir à la Marquise, je vais lui chercher moi des chansons qu’elle demande.

TRIOLET.

Trouverai-je une plume et de l’encre dans votre chambre ?

FROSINE.

Oui, oui, elle est ouverte.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

FROSINE, TRIOLET

 

FROSINE.

Les affaires de notre vieux Chevalier vont à merveilles ; la Marquise ne consentira point que Dorante pense à Jacinte, elle se déclare si fort contre les mariages d’amour, qu’elle demande des chansons.

TRIOLET.

Tenez.

FROSINE.

En est-ce-là une contre l’amour ?

TRIOLET.

Oui.

FROSINE.

Donnez.

TRIOLET.

Attendez : je viens de la noter exprès sur la déclaration d’amour de Dorante à Jacinte...

FROSINE.

J’entends.

TRIOLET.

Pour faire voir à la Marquise, sans nous commettre...

FROSINE.

Elle vient.

TRIOLET.

Aidez-moi à jouer mon jeu. Là, là, là, là, là, là, lire ; lisez donc la note, si vous savez lire, lire.

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, FROSINE, TRIOLET

 

FROSINE.

Lire, lire, loure, loure.

TRIOLET.

C’est en bémol, toure loure, loure tou.

LA MARQUISE.

Je cherche mon fils partout.

TRIOLET.

Partout... toure loure, loure tout.

LA MARQUISE.

Où sera-t-il donc ?

TRIOLET.

Il sera sorti. Ti ta ti, ta ti, ta ti.

LA MARQUISE.

Quelles affaires a-t-il tant ?

TRIOLET.

Il en a tant, ti ta tan, ti ta tan.

FROSINE.

Il m’apprend une chanson contre l’amour.

TRIOLET.

La voilà, là, là, là, là.

LA MARQUISE.

Voyons.

TRIOLET.

Pardon, si elle n’est pas bien notée ; Frosine a tiré le premier mauvais papier qu’elle a trouvé dans sa poche. Lisez les paroles pendant qu’elle vous les chantera.

FROSINE.

Mariez-vous sans amour,

L’amour viendra peut-être ;

Mariez-vous par amour,

Choisissez le plus sûr, pour vous aimer un jour,

Mariez-vous sans amour,

L’amour viendra peut-être.

TRIOLET.

Le second couplet est de l’autre côté, tournez, Madame, tournez.

FROSINE.

L’Hymen est fils d’un enfant,

L’amour seul le fit naître ;

L’Hymen vieillit en naissant,

Il est obstiné, grondeur, traître,

Et d’abord cet ingrat par un poison charmant,

Fait mourir en se jouant

L’amour qui l’a fait naître.

TRIOLET.

Ces paroles sont assez jolies ?

LA MARQUISE.

Oui : mais je lis-là d’autres paroles.

TRIOLET.

Ce n’est pas là, Madame, c’est à la marge que j’ai écrit.

LA MARQUISE.

Je ne me trompe point... C’est là l’écriture de mon fils.

TRIOLET.

Ce papier vient de la poche de Frosine.

LA MARQUISE.

Voilà un billet bien impertinent.

TRIOLET.

Frosine a toujours plein les poches d’impertinences.

LA MARQUISE, lisant.

Oui, charmante Jacinte, je renonce au mariage que ma mère me propose, et rien ne pourra m’empêcher de me donner à vous.

FROSINE.

Ah ! Je suis perdue : c’est un billet que j’ai pris à Jacinte, rendez-le moi, Madame.

LA MARQUISE.

Non, non ; ai-je bien lu ? rien ne pourra m’empêcher... ho je l’empêcherai bien moi.

FROSINE.

Ne dites donc pas que c’est moi.

LA MARQUISE.

Je vais marier aujourd’hui mon fils à ma fantaisie ; ou je le déshérite, et je le ferai encore déshériter par le vieux Chevalier notre parent.

FROSINE.

Hé ! Madame, faut-il que je sois cause ?...

La Marquise et Frosine sortent.

 

 

Scène III

 

TRIOLET, seul

 

Allons rendre compte au Chevalier... Mais en passant il faut aller apprendre mon retour à ma femme ; il faudra l’embrasser ; quelle corvée ! laide, vieille, querelleuse, squelette mourante, qui n’est plus en vie que par la langue...

 

 

Scène IV

 

TRIOLET, LISETTE

 

LISETTE.

Qu’est-ce donc, Monsieur le perfide ? j’apprends que vous voulez marier Jacinte à un de vos amis ; je vous déclare que je suis ravie de pouvoir me venger de vous sur cet ami-là : dites-moi donc vite quel est celui que vous protégez ? afin que je détruise toutes les prétentions qu’il peut avoir pour Jacinte.

TRIOLET.

Tu ne me donnes pas envie de t’apprendre qui c’est.

LISETTE.

Hé je m’en doute bien, traître ; c’est peut-être ce vieux Chevalier enrhumé qui a la poitrine fêlée ; car je le viens de voir là avec Frosine : tenez, tenez, le voilà qui vient à pas comptés, toujours toussant ; je vais bien voir tout à l’heure, si c’est là le rival de Dorante.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, TRIOLET, LISETTE

 

TRIOLET.

Hom, je la défie de lui tirer son secret : c’est un sang froid d’homme...

LISETTE.

Venez-vous ici nous donner une petite bassette, Monsieur le Chevalier ?

LE CHEVALIER. Il tousse.

Oui, Lisette, oui, heu, je vais un peu tailler ces femmes : il y a longtemps que je n’ai taillé, que j’en suis malade : pour me guérir, je vais voir si Madame Orgon veut ponter.

LISETTE.

Elle ponte tant qu’on veut. Mais il me semble que vous avez été longtemps sans venir ici ?

LE CHEVALIER.

J’ai demeuré un mois à une de mes terres, heu, où je me suis mis au lait. Hé voilà Monsieur Triolet ?

TRIOLET.

À votre service, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Oui je me suis mis au lait, car les veilles, les disputes, les jurements nous ruinent la poitrine à nous autres joueurs ; vous devriez vous mettre au lait vous autres Musiciens.

TRIOLET.

Oui : car nous nous ruinons la poitrine en tant de façons...

LE CHEVALIER.

Il faut que je vous enseigne ma manière de prendre le lait ; car il y a manière de prendre le lait, heu, il y a manière de prendre le lait, heu.

LISETTE.

On voit que vous avez la bonne manière.

LE CHEVALIER.

Je m’en trouve fort bien, heu, fort bien, mais je dis fort bien, heu, heu, heu.

LISETTE.

Oh ! le bon lait que vous avez pris là.

LE CHEVALIER.

C’est que je l’ai quitté hier ; ce n’est rien que cela.

LISETTE.

Vous voilà guéri, votre poitrine joue de son reste.

LE CHEVALIER.

À propos, je vais me marier, Lisette, je vais me marier.

TRIOLET.

Chut.

LISETTE.

C’est donc pour cela que vous avez quitté le lait ?

LE CHEVALIER.

Je vais me marier pour la première fois de ma vie : il est temps de se retirer quand on a soixante ans ; je ne puis plus supporter les veilles.

TRIOLET.

Et vous vous mariez pour dormir ? cela est de bon sens.

LISETTE.

Hé peut-on savoir qui sera l’heureuse épouse ?

LE CHEVALIER.

Cela ne se dit point encore.

LISETTE.

Non, non, mais cela se devine.

TRIOLET.

Monsieur le Chevalier épouse une aimable veuve, chez qui nous avons fait connaissance.

LE CHEVALIER.

Oui, oui, une veuve.

TRIOLET.

Quand elle sera votre femme, elle sera toujours mon écolière au moins.

LE CHEVALIER.

À propos, monsieur, Triolet, j’étais l’autre jour chez une de vos écolières, où l’on vint me chercher, c’était de la part de votre femme qui était malade.

TRIOLET.

Hélas ! elle est toujours malade, je ne l’ai point vue depuis huit jours ; j’arrivai hier fort tard de la campagne, Monsieur Orgon m’a donné ici un lit.

LE CHEVALIER.

Je vous apprends que votre femme est malade, car on vint vous chercher : c’était je crois il y a trois jours.

TRIOLET.

Il y a trois jours ?

LE CHEVALIER.

On nous vint dire que votre femme était fort mal ; je dis fort mal.

TRIOLET.

Il y a trois jours ?

LE CHEVALIER.

Et qu’elle ne pouvait pas vivre encore deux heures.

TRIOLET.

Elle est donc morte ?

LE CHEVALIER.

Je le croirais bien.

TRIOLET.

Courons vite.

Il sort.

LE CHEVALIER.

Je vais tailler là-dedans, avec quelques pistoles qui me restent.

Il sort.

LISETTE.

Si la femme de Triolet est morte, j’aurai la survivance : mais à propos cette mort nous découvrira peut-être des choses qui changeront bien les affaires de Jacinte. Oui si les soupçons que j’ai sont véritables, la petite Jacinte est à plaindre : elle vient à moi, voyons ce qu’elle veut me dire.

 

 

Scène VI

 

JACINTE, LISETTE

 

JACINTE.

Je te cherche partout, Lisette.

LISETTE.

Que souhaitez-vous de moi, Mademoiselle ?

JACINTE.

Je souhaiterais...

LISETTE.

Vous souhaiteriez ?

JACINTE.

Que tu me donnasses un bon conseil.

LISETTE.

Volontiers : mais c’est Frosine qui vous conseille ordinairement.

JACINTE.

Oui, Lisette ; mais je ne veux plus de ses conseils, ils sont ridicules.

LISETTE.

Que vous conseille-t-elle donc de ridicule ?

JACINTE.

Elle me conseille de ne point parler à Dorante, de ne plus l’aimer ; y a-t-il rien de si ridicule que de conseiller une chose impossible ?

LISETTE.

Fi ! voilà une Frosine de bien mauvais conseil : pour être de bon conseil, il ne faut jamais conseiller que ce qui fait plaisir.

JACINTE.

Je sais bien qu’il faut de la raison, Lisette, mais je n’ai rien à me reprocher ; car depuis le moment que j’ai commencé à m’apercevoir que j’aimais Dorante, je n’ai pas pu cesser de l’aimer.

LISETTE.

Effectivement, on ne sait comment faire ; car on ne peut chasser l’amour dans un cœur avant qu’il y soit entré ; et dès qu’il est entré, il n’est plus temps.

JACINTE.

Il est toujours temps d’écouter son devoir : mais Lisette, mon devoir est d’obéir à ma mère ; et ma mère veut bien que j’aime Dorante.

LISETTE.

Je vous conseille donc de l’aimer, je conseille à Dorante de vous aimer, et je vous conseillerais quasi de vous aimer, tant que vos mères fussent obligées de hâter le contrat de mariage ; car cette affaire-ci presse.

JACINTE.

Je vois bien qu’il faut qu’elle presse, car ma mère a promis pour demain...

LISETTE.

Que dites-vous ?

JACINTE.

Oui, Lisette ; elle a donné secrètement parole à Dorante.

LISETTE.

Dorante ne me l’a point dit.

JACINTE.

C’est que ma mère lui a défendu ; car j’ai écouté tantôt, et ma mère lui a dit, oui, Dorante, je vous donne ma parole d’honneur que demain Jacinte sera votre femme.

LISETTE.

Tâchons donc de conclure cette affaire, avant que la mort de Madame Triolet fasse éclater certaines choses que je crains fort.

JACINTE.

Quoi donc, Lisette, et que fait la mort de Madame Triolet à mon mariage ?

LISETTE.

Sa mort sera peut-être un grand événement pour vous ; et vous apprendrez des malheurs...

JACINTE.

Quels malheurs donc ?

LISETTE.

Ne songez à présent qu’au bonheur d’épouser Dorante... car ce que j’imagine est peut-être mal fondé. Quoi qu’il en soit votre mariage ne dépend plus que de la Marquise, je vais travailler de concert avec Dorante, à la faire au plus vite consentir à votre mariage.

 

 

Scène VII

 

JACINTE, seule

 

Que veut donc dire Lisette avec ses malheurs ? mais quel malheur peut-il m’arriver quand je serai à Dorante ?... et je serai à lui sans doute, puisque ma mère m’a promise ; quand on a donné sa parole, on ne saurait jamais y manquer.

 

 

Scène VIII

 

LA JOUEUSE, LE CHEVALIER, puis JACINTE

 

LA JOUEUSE.

Hé, Monsieur le Chevalier, ne me quittez pas ; donnez-moi encore trois tailles.

LE CHEVALIER.

Je ne veux plus jouer, vous dis-je.

LA JOUEUSE.

Ne me quittez pas sur ma perte ; jouez-moi mon reste pour me dépiquer, afin que je n’aie point de regret à ce que je perds.

LE CHEVALIER.

Non, le jeu m’échauffe la poitrine.

LA JOUEUSE.

Quoi vous aurez la cruauté de me laisser de l’argent ?

LE CHEVALIER.

Hé vous n’en avez plus.

LA JOUEUSE.

N’est-ce pas de l’argent que ma parole ? Sonnez-moi au moins la satisfaction de perdre.

LE CHEVALIER.

Oh ! Vous êtes insatiable, heu ! Insatiable, car je vous gagne jusqu’à votre dernier sou, ne devez-vous pas être contente de moi ?

LA JOUEUSE.

Quel contentement ! Quoi quand vous me refusez...

LE CHEVALIER.

Je vous refuse, parce que je vous ménage ; j’ai des égards pour vous.

LA JOUEUSE.

Oh ! ce sont des égards qui m’impatientent, qui me désespèrent ; car enfin puisque c’est moi qui vous prie...

LE CHEVALIER.

Vous priez qu’on vous ruine.

LA JOUEUSE.

Oui, je vous en prie, ruinez-moi.

LE CHEVALIER.

Je ne veux point ruiner ma belle-mère.

LA JOUEUSE.

Hé je vous en conjure, ruinez-moi, abîmez-moi, que je vous ai cette obligation-là.

LE CHEVALIER.

Je vous aime trop pour cela.

LA JOUEUSE.

Voilà les discours d’un homme dur, d’un Arabe ; non ce n’est point là le procédé d’un honnête homme.

LE CHEVALIER.

Je n’aime point les injures, je m’en vais.

LA JOUEUSE.

Hé non, Monsieur, je ne vous dis point d’injures, j’aurais tort, je ne me plains point de vous ; vous êtes un beau joueur, honnête homme, galant homme... Vous allez jouer, n’est-ce pas ?

LE CHEVALIER.

Non, vous dis-je. Je veux que vous exécutiez la parole que vous m’avez donnée, c’est le moyen d’avoir de l’argent ; car outre ce que je vous gagne, je vous prêterai quatre cent louis d’or en terminant...

LA JOUEUSE.

Ne parlez pas si haut ; voilà ma fille.

LE CHEVALIER.

Ah ! ah ! puisque la voilà, je veux que vous lui disiez en ma présence qu’elle sera ma femme.

LA JOUEUSE.

Non, je vous prie ; car j’ai, comme je vous ai dit, des raisons pour ne point déclarer votre mariage si tôt.

LE CHEVALIER.

Je vous ai promis le secret. Mais je veux voir si elle vous est soumise ; dites-lui sans me nommer que vous voulez la marier.

LA JOUEUSE.

Je lui ai déjà dit : je vous réponds de sa soumission.

LE CHEVALIER.

Oh je veux voir, ou je romps avec vous.

LA JOUEUSE.

Vous êtes un étrange homme ! approchez Jacinte, approchez.

JACINTE.

Que souhaitez-vous ma mère ?

LA JOUEUSE.

Ne vous ai-je pas dit que je voulais vous marier ?

JACINTE.

Oui, ma mère.

LA JOUEUSE.

Je vous ai dit aussi que j’avais des raisons pour ne vous pas nommer celui à qui je vous ai promise ? mais vous serez contente de mon choix je crois.

JACINTE.

Oh ! très contente, ma mère.

LA JOUEUSE.

Je vous assure par avance que ce sera le plus honnête homme, le meilleur homme, le plus aimable...

JACINTE.

Sans que vous me disiez qui c’est, j’ai tant de soumission à vos volontés, que je suis déjà charmée de celui à qui vous m’avez promise.

LE CHEVALIER.

Sans l’avoir vu ?

LA JOUEUSE.

Ne vous ai-je pas dit, c’est une soumission... Je l’ai si bien élevée. Allez, Jacinte, allez là-dedans chanter avec votre beau-père.

JACINTE.

Oh ! de tout mon cœur : car je me réjouis par avance du plaisir que j’aurai à vous obéir.

 

 

Scène IX

 

LA JOUEUSE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Effectivement voilà une obéissance aveugle : çà concluons, je vous garderai le secret, mais je veux des assurances.

LA JOUEUSE.

Oh ! pour des assurances, je vous en donnerai, et de si grandes... car enfin je vous ferai mon billet.

LE CHEVALIER.

Je vous ai déjà dit que ce la ne valait rien.

LA JOUEUSE.

Comment donc ? ne suis-je pas séparée de mon mari ? Ne suis-je pas seule maîtresse de ma fille ?

LE CHEVALIER.

J’ai encore consulté mon Avocat ; il dit qu’une mère ne peut point promettre sa fille par un billet, cela ne vaut rien.

LA JOUEUSE.

Vous n’entendez pas.

LE CHEVALIER.

Cela ne vaut rien : heu, faire son billet !... d’une fille !... une fille n’est point exigible.

LA JOUEUSE.

Je m’explique.

LE CHEVALIER.

Je veux un bon contrat de mariage, sinon point d’affaires.

LA JOUEUSE.

Hé bien, je vous ferai un contrat dans les formes ; nous irons secrètement chez mon Notaire.

LE CHEVALIER.

En ce cas-là, je n’ai que cent pistoles sur moi ; je vais voir si un de mes amis qui est de mes parents a trois cents louis à me prêter. Je l’ai vu entrer là-dedans mon parent.

LA JOUEUSE, seule.

Qu’il est pressant ! mais Dorante ne veut plus me prêter qu’en terminant, et je ne puis terminer avec lui à cause de sa mère.

 

 

Scène X

 

LA JOUEUSE, LE CHEVALIER, DORANTE

 

DORANTE.

Je viens vous avertir, madame, que ma mère est fort irritée contre moi, et ainsi pour me donner le loisir de ménager...

LA JOUEUSE, à part.

Chut, on nous écoute.

Au Chevalier.

Qu’est-ce donc ? Et pourquoi n’allez-vous pas au-devant de votre parent ?

LE CHEVALIER, bas à la Joueuse.

Hé le voilà, le parent que je cherche.

LA JOUEUSE, bas au Chevalier.

Comment dites-vous ?

LE CHEVALIER, bas à la Joueuse.

C’est Dorante à qui je veux emprunter de l’argent pour vous.

LA JOUEUSE, bas au Chevalier.

Empruntez-en à quelque autre, pour raison.

LE CHEVALIER, bas à la Joueuse.

Je n’ai que lui pour emprunter ; c’est mon parent, il est discret, nous pouvons lui dire mon mariage.

LA JOUEUSE, bas au Chevalier.

Ah ! Gardez-vous-en bien.

LE CHEVALIER, bas à la Joueuse.

Pourquoi non : il nous faut un témoin pour signer à notre contrat.

LA JOUEUSE, bas au Chevalier.

Paix donc.

LE CHEVALIER, bas à la Joueuse.

Ouais : votre peur me fait faire réflexion.

LA JOUEUSE, bas au Chevalier.

Quelle réflexion ?

LE CHEVALIER, bas à la Joueuse.

Je le viens de voir parler à votre fille... Je vais lui demander...

LA JOUEUSE, bas au Chevalier.

Ah ! Taisez-vous donc.

LE CHEVALIER, bas à la Joueuse.

Je devine, je devine, je serai discret. Tu nous vois ici en affaire, mon cher parent.

LA JOUEUSE.

C’est une affaire de lansquenet. Pardon Dorante, si je vous ai quitté pour parler à monsieur ; quand il s’agit du jeu, on oublie toute politesse.

LE CHEVALIER.

Oui, il y a du jeu à notre affaire. Mais pour jouer j’ai besoin de deux cents louis, les as-tu là ?

DORANTE.

Je vais voir ce que j’ai.

LE CHEVALIER.

Tu es mon héritier, je te laisserai tout mon bien en mourant, il est juste que tu me prêtes de l’argent pendant ma vie.

DORANTE.

Voilà quatre rouleaux de cinquante louis chacun.

LA JOUEUSE.

Vous en gagnâtes bien hier comme cela : on en mettait dix sur une carte, Monsieur le Chevalier.

DORANTE.

Il est vrai que j’ai joué heureusement.

LE CHEVALIER.

Je te rendrai cela au plus tard par mon testament. À propos ta mère vient de me dire là en pensant qu’elle veut te marier ?

DORANTE.

C’est un mariage contre mon inclination.

LE CHEVALIER.

Tu as donc quelque autre inclination ?

DORANTE.

Point du tout, mais je chercherai à loisir.

LE CHEVALIER.

À loisir, c’est bien dit : tu auras tout loisir de chercher, tu es jeune.

DORANTE.

Je vais tâcher d’apaiser ma mère, et de la disposer à ce que je souhaite.

 

 

Scène XI

 

LE CHEVALIER, LA JOUEUSE

 

LE CHEVALIER.

Je suis discret comme vous voyez ; je n’ai pas voulu lui faire avouer que vous lui avez promis votre fille.

LA JOUEUSE.

Moi, Monsieur ?

LE CHEVALIER.

Je veux ignorer cela moi.

LA JOUEUSE.

Quoi vous me croiriez capable...

LE CHEVALIER.

Qu’importe ? Cela ne me fâche point, au contraire, vous me préférez, la préférence flatte.

LA JOUEUSE.

Je vous dit que...

LE CHEVALIER.

Et de plus emprunter de l’argent à son rival pour épouser sa Maîtresse, c’est un ragoût qui me pique.

LA JOUEUSE.

Pour vous prouver ma bonne foi, allons terminer chez le Notaire, avez-vous votre carrosse là-bas ?

LE CHEVALIER.

Oui, oui, mon héritier n’osera pas se venger de moi sur ma femme ; car il a intérêt que je meure sans enfants, et tant pis pour lui s’il était assez fou pour se déshériter lui-même.

LA JOUEUSE, seule.

Il faut bien engager ma fille à cet homme-ci, avant que mon mari s’aperçoive de ce que j’ai perdu en son absence. Cruel jeu ! c’est toi qui l’as voulu, c’est toi qui es cause du malheur de ma fille !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ORGON, LISETTE, LA MARQUISE

 

LISETTE.

Oui, Madame, oui par tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire, vous pouvez être sûre que le vieux Chevalier veut épouser Jacinte.

LA MARQUISE.

Le Chevalier veut épouser Jacinte ?

ORGON.

Rien n’est plus vrai ; vous savez que je ne mens jamais.

LA MARQUISE.

Je vous crois, Monsieur Orgon, je vous crois ; et cela m’inquiète, cela m’alarme, j’en tremble de peur.

ORGON.

Qu’y a-t-il là de si terrible pour vous ?

LA MARQUISE.

Comment donc ! Ne savez-vous pas que le Chevalier est notre proche parent, et qu’il en hérite ?

ORGON.

Je ne savais pas cela.

LA MARQUISE.

Oui, Monsieur Orgon, si le Chevalier se marie c’est une succession perdue pour mon fils ; mon fils est son unique héritier, son collatéral unique. Il est vrai que le Chevalier est vieux, mais sa femme serait jeune : on voit tant de vieux maris, dont les jeunes femmes font tort aux collatéraux.

LISETTE.

Il me vient une idée... Madame de peur que le Chevalier n’épouse Jacinte, prévenez secrètement ce mariage en faisant épouser Jacinte à votre fils.

LA MARQUISE.

L’expédient serait bon, si Jacinte était riche, mais elle n’a rien n’est-ce pas ?

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, LISETTE, ORGON, JACINTE

 

ORGON.

Qu’appelez-vous elle n’a rien ? tenez, tenez, voyez si ce n’est pas quelque chose que ces charmes-là ?

LA MARQUISE.

C’est quelque chose pour mon fils, pour son amour ; mais l’amour de mon fils, ne me fait point perdre la raison : quand l’amour me fit faire une folie, c’était mon amour à moi, mon amour à moi.

JACINTE.

Je viens vous retrouver Madame, parce que je m’ennuyais de ne vous plus voir.

LA MARQUISE.

Jacinte m’a gagné le cœur, vous avez gagné mon amitié, mais ce n’est pas là une dot : çà parlons raisonnablement, je n’ai présentement que ma table à donner, mon fils sera riche si je meurs quelque jour ; mais il faut qu’il vive pendant que je vivrai : voyons combien donne-t-on à Jacinte ?

ORGON.

Si ce n’est que l’argent qui arrête, j’ai dans mon coffre vingt mille écus en espèces et quelques pierreries assez belles.

LA MARQUISE.

Ha, ha, c’est quelque chose que cela, mais c’est bien peu pour mon fils.

JACINTE.

Hélas oui, Madame.

LA MARQUISE.

Je reçois ce soupir-là pour quelque chose.

ORGON.

Joignez à cela la succession que vous perdriez en laissant Jacinte au Chevalier, vous verrez que vous y gagnez.

LA MARQUISE.

Les femmes les moins raisonnables se laissent persuader, il n’y a qu’à prendre le moment ; allons, embrassez-moi ma bru.

ORGON.

Çà divertissons-nous. Courons vite apprendre à Dorante son bonheur.

LISETTE.

Doucement... je lui dirai ce qu’il lui faudra dire ; mais tenez ceci secret, jusqu’à ce que j’ai obligé Madame Orgon à congédier d’elle-même le Chevalier.

ORGON.

Elle est prudente : il faut ménager la succession du Chevalier.

LISETTE.

Tranquillisez-vous tous ici, et laissez-moi agir seule.

ORGON.

Oui, oui, réjouissons-nous.

LISETTE.

Je vous rendrai réponse avant une demi-heure.

 

 

Scène III

 

ORGON, LA MARQUISE, JACINTE

 

LA MARQUISE.

Une demie heure est bien longue, Monsieur Orgon, à quoi emploierons-nous ce temps-là ?

ORGON.

Voulez-vous que Jacinte vous chante cette cantate qui devait faire le sujet d’un divertissement que nous ne vous donnerons point ?

LA MARQUISE.

Ha, ha, ha, j’aperçois bien un autre sujet de divertissement, c’est Monsieur Triolet en habit de veuvage.

ORGON.

Il revient de l’enterrement de sa femme.

JACINTE, à part.

La mort de Madame Triolet m’alarme. Oui Lisette m’a dit que cette mort m’apprendrait des malheurs terribles.

 

 

Scène IV

 

ORGON, LA MARQUISE, JACINTE, TRIOLET

 

LA MARQUISE.

Je ne puis voir sans rire un maître à chanter en deuil. Si nous pouvions le faire chanter ?

ORGON.

Ah ! Je ne lui proposerai pas une telle extravagance.

LA MARQUISE.

Cela serait trop cru ; mais je l’y ferai peut-être venir naturellement, par amour propre.

ORGON.

Chut.

TRIOLET.

Je ne paraîtrais pas ici en l’état où je suis sans un besoin d’argent très pressant qui m’a fait passer par ici en revenant de rendre les derniers devoirs... Hom, hom.

ORGON.

On vous doit cinquante louis pour vos concerts et vos leçons.

LA MARQUISE.

Nous faisions ici chanter Jacinte, et vous l’interrompez par votre deuil ; ne lui donnez de l’argent que quand elle aura chanté.

TRIOLET.

Épargnez-moi la raillerie dans la douleur où je suis, hom, hom.

ORGON.

On ne vous presse point d’entendre Jacinte ; mais laissez-nous nous réjouir, et je vous donnerai de l’argent après.

TRIOLET.

Hé, Monsieur, je vous prie.

LA MARQUISE.

Je meurs d’envie d’entendre la cantate : ne dites-vous pas qu’elle est de Monsieur ?

ORGON.

Vous en serez charmée, c’est le chef-d’œuvre des Cantates.

LA MARQUISE.

On en parle dans le monde comme d’un miracle de composition.

TRIOLET.

Cela est vrai, mais dispensez-moi d’être présent.

ORGON.

Commencez donc Jacinte. Vous allez voir Madame, quel goût de chant il y a dans cette pastorale, c’est un récitatif ; Monsieur Triolet est le seul homme qui sache exprimer des paroles.

JACINTE.

Au pied d’un chêne un Berger languissait,

L’amoureuse, et fière Climène

Feignant d’être insensible au mal qu’elle causait,

Chantait, dansait autour du chêne,

Pour irriter encore un feu qui lui plaisait.

LA MARQUISE.

Ce chant-là n’exprime pas bien à ma fantaisie.

TRIOLET.

Hé, c’est qu’elle n’entre pas dans l’esprit.

ORGON.

Recommencez pour voir, Mademoiselle ?

JACINTE.

Au pied d’un chêne un berger languissait...

TRIOLET.

Plus tristement cela. Languissait.

JACINTE.

L’amoureuse, et fière Climène

Feignant d’être insensible au mal qu’elle causait,

Chantait, dansait.

TRIOLET.

Plus gaiement, aïe, plus gaiement.

JACINTE.

Chantait, dansait autour du chêne,

LA MARQUISE.

Cela est bien mieux.

JACINTE.

Chantait, dansait autour du chêne,

Pour irriter encore un feu qui lui plaisait.

TRIOLET.

Un feu qui lui plaisait.

LA MARQUISE.

Admirable ! Quelle différence !

TRIOLET.

Au reste, Mademoiselle, et souvenez-vous d’animer.

JACINTE.

L’imprudente en fit trop ; une fureur soudaine

S’empara du Berger :

Ne songeant plus qu’à se venger,

Il prit la main de Climène,

Et fit tant chanter, danser,

Danser sauter, sauter, gambader,

Gambader l’inhumaine,

Que sans force et sans haleine,

À demi-morte elle tomba,

Et le cruel la laissa là.

TRIOLET.

Ce n’est point cela, Mademoiselle, ce n’est point cela ; vous chanter tout à contresens.

JACINTE.

Ne songeant plus qu’à se venger,

Il prit la main...

TRIOLET.

Hé, vous n’y êtes pas.

JACINTE.

Il prit...

TRIOLET.

Il prit la main de Climène,

JACINTE.

Et fit tant chanter, danser,

TRIOLET.

Chanter, danser, danser

Sauter, sauter, gambader,

Gambader l’inhumaine.

LA MARQUISE.

Quelle expression !

ORGON.

On croit voir sauter, gambader.

LA MARQUISE.

Je suis charmée de, et fit tant chanter, danser.

JACINTE.

Et fit tant chanter, danser,

Danser sauter, sauter,

Gambader, gambader l’inhumaine.

ORGON.

Avec quelle gaîté il exprime ?...

LA MARQUISE.

Son expression serait bien plus gaie, s’il n’avait perdu la pauvre défunte.

TRIOLET.

Ah ! Madame, que m’avez-vous fait faire là !

ORGON.

Pour adoucir la rechute d’affliction, il faut lui aller chercher de l’argent.

LA MARQUISE.

Je vais avec vous dans votre cabinet, vous me ferez voir les pierreries de ma Bru.

 

 

Scène V

 

JACINTE, TRIOLET, LISETTE

 

TRIOLET.

Ne savez-vous point où est Lisette, Mademoiselle.

JACINTE.

Je crois que la voilà qui vient, Monsieur Triolet.

LISETTE.

C’en est donc fait ?

TRIOLET.

Hélas !

LISETTE.

Que vois-je ?

TRIOLET.

C’est un diamant.

LISETTE.

Je ne me trompe point.

TRIOLET.

J’ai trouvé dans la cassette de ma femme, cette consolation.

LISETTE.

Voilà tous mes soupçons confirmés.

TRIOLET.

Comment donc ?

LISETTE, bas.

C’est Madame Orgon, qui a mis ce diamant en gage chez la défunte, et je devine où elle l’a pris.

TRIOLET.

Chut. Tu me fais faire des réflexions...

JACINTE.

Que dites-vous donc là ensemble ?

LISETTE.

Ah ! Mademoiselle, je crains bien qu’il n’y ait plus de mariage pour vous.

Bas à Triolet.

Mène-moi vite chez toi, pour vérifier certaines choses.

TRIOLET.

Allons donc vite, car il faut que je revienne pour être payé.

JACINTE, seule.

Il n’y a pas de mariage pour moi, dit-elle ! que je suis malheureuse !

 

 

Scène VI

 

JACINTE, DORANTE

 

DORANTE.

Quelle joie pour moi, belle Jacinte, quelle joie pour moi ! Ma mère vient de me dire en deux mots que je serais heureux, mais qu’elle ne voulait pas s’expliquer davantage ; j’ai couru vous chercher, je suis sûr de votre mère : mais, belle Jacinte, que votre joie réponde à la mienne ; c’est peu que tout m’assure votre main, si vous ne me la donnez vous-même.

JACINTE.

Laissez-moi, Monsieur, car Lisette dit que notre mariage n’est pas encore assuré.

DORANTE.

Et je vous dis moi que rien n’est plus sûr.

JACINTE.

J’aime mieux vous croire que Lisette.

 

 

Scène VII

 

JACINTE, DORANTE, LE CHEVALIER

 

DORANTE.

Oui, charmante Jacinte, si vous m’aimez, rien ne peut plus nous séparer, oui je suis sûr de mon bonheur.

LE CHEVALIER.

Doucement.

JACINTE.

Ah ciel !

DORANTE.

Qu’est-ce donc ?

LE CHEVALIER.

N’ayez point de peur de moi, je ne suis point jaloux.

DORANTE.

Il n’y a que vous au monde qui soyez capable de ces sortes de plaisanteries.

LE CHEVALIER.

J’approuve votre amour, j’approuve votre amour. Mais avec l’amour il vous faut de la constance, car vous ne serez marié qu’après ma mort. Vous êtes ma femme au moins ; mais par bonheur cela ne durera guères.

DORANTE.

Ne croyez pas ce qu’il vous dit, c’est une plaisanterie.

JACINTE.

Je m’en vais, car cette plaisanterie-là me chagrine.

 

 

Scène VIII

 

LE CHEVALIER, DORANTE

 

DORANTE.

Vous lui avez fait une peur...

LE CHEVALIER.

Sa peur t’a fait trembler : tu es donc bien amoureux, mon héritier ?

DORANTE.

Je ne vous fait plus mystère de mon amour, mais n’en parlez point encore, je vous prie ; c’est un mariage sûr, j’ai parole de madame Orgon.

LE CHEVALIER.

Oui : mais j’ai une parole en parchemin moi, en parchemin.

DORANTE.

Laissons ce badinage.

LE CHEVALIER.

Heureusement pour toi, je n’ai plus que deux ou trois ans peut-être, heu, à tousser dans ce monde : je te laisserai là une jolie veuve au moins.

DORANTE.

Mais pourquoi donc vous attachez-vous à plaisanter là-dessus ?

LE CHEVALIER.

Je ne plaisante point, j’ai épousé Jacinte.

DORANTE.

On ne sait jamais si vous parlez sérieusement.

LE CHEVALIER.

Veux-tu venir voir le contrat ?

DORANTE.

Quoi il serait possible ?

LE CHEVALIER.

Mon mariage avec Jacinte te fera du bien ; car je dégagerai des terres qui sont les effets de ma succession, et Jacinte sera un effet de plus que je te laisserai.

DORANTE.

Mais non, je ne puis croire que Madame Orgon soit assez perfide...

LE CHEVALIER.

Console-toi, je te laisserai ma veuve et mes biens en bon état rien ne dépérira.

DORANTE.

Ah, c’en est trop, éclaircissons enfin ?...

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, DORANTE, ORGON

 

ORGON.

Vous me voyez inquiet, et je cherche partout la clef de mon cabinet.

DORANTE.

Vous me voyez dans un trouble,... votre femme après m’avoir donné une parole positive...

LE CHEVALIER.

Elle en a bien donné deux.

DORANTE.

Finissons donc ?

LE CHEVALIER.

J’ai fini : le contrat est signé.

DORANTE.

Juste Ciel !

ORGON.

Il n’y a que ma femme capable de vouloir faire deux gendres à la fois avec une fille unique.

DORANTE.

Ah ! je ne suis plus maître de mon ressentiment.

ORGON.

Allons la confondre, allons.

DORANTE.

Je vais l’accabler de reproches.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, DORANTE, ORGON, LA JOUEUSE

 

LA JOUEUSE.

Venez me féliciter, Monsieur, venez me féliciter.

ORGON.

De l’avoir trahi n’est-ce pas ?

LA JOUEUSE.

Prenez part à ma joie, mon cher mari ; je viens de faire six mains complètes, avec le réjouissances, les paris doubles, triples, rien ne tenait devant moi ; j’ai gagné jusqu’à m’en lasser, mais avec une légèreté, une rapidité ; je suis comblée de plaisir, Monsieur, transportée !

DORANTE.

En vérité, Madame...

LA JOUEUSE.

Avouez, mon mari, que votre musique est un plaisir fade en comparaison des miens ? Non la musique ne donne point de ces joies vives et de ces joies pleines.

DORANTE.

Je suis si outré de votre procédé, Madame...

LA JOUEUSE.

Hé, à propos vous avez raison, Monsieur, vous me faites souvenir des obligations que je vous ai ; j’ai mis exprès dans une bourse ce que vous m’avez prêté.

DORANTE.

Il est bien question de cela !

ORGON.

Oui, oui, c’est autant de sauvé.

LA JOUEUSE.

Vous lui ferez reprendre mon mari, je conçois qu’il a raison d’être fâché : vous êtes amoureux, Monsieur, mais je suis femme de probité ; j’avais promis ma fille à un autre.

DORANTE.

Hé pourquoi me donniez-vous donc parole ?

LA JOUEUSE.

J’y étais forcée par des situations pressantes ; cela ne s’appelle point donner parole : vous m’avez prêté de l’argent, je vous ai prêté ma parole, je la reprends en vous rendant votre argent ; nous voilà quittes.

DORANTE.

Juste Ciel ! puis-je entendre de pareils discours !

ORGON.

Vous avez perdu la raison ma femme.

LA JOUEUSE.

Je l’ai regagnée au contraire. On perd la raison avec l’argent, on la regagne de même, je me vois un fonds de raison solide...

ORGON, à Dorante.

Je vais voir avec votre mère, les mesures qu’il faut prendre contre cette folle-là.

DORANTE.

Mon désespoir m’inspire l’unique moyen qui puisse la mettre à la raison ; il faut tout risquer.

 

 

Scène XI

 

LE CHEVALIER, LA JOUEUSE

 

LE CHEVALIER.

Vous voilà débarrassés d’eux ; je leur ai fait croire à tous que notre contrat était signé afin que nous puissions finir en repos.

LA JOUEUSE.

Il fallait tantôt finir de bonne grâce : mais vous vouliez voir la dot, disiez-vous, voir la dot, avant que de signer : dans l’adversité, je vous aurais donné ma fille, mais à présent j’ai des vues bien plus élevées.

LE CHEVALIER.

La prospérité vous a bien élevée depuis tantôt.

LA JOUEUSE.

La fortune a ses retours : vous m’avez refuser de jouer, vous aviez trop de considération pour moi, trop d’égards, disiez-vous, trop d’égards, vous ne vouliez point me ruiner, et moi je ne veux point ruiner votre santé : le mariage ne vous convient plus, mon cher Chevalier.

LE CHEVALIER.

Vous êtes railleuse agréable : qu’on a d’esprit quand on gagne !

LA JOUEUSE.

Je gagnerai tant, que j’aurai l’esprit de marier ma fille à un...

LE CHEVALIER.

À un, heu, à un ?...

LA JOUEUSE.

Et à un... qui aura de la poitrine.

LE CHEVALIER.

Courage, profitez bien de ce rayon de fortune.

LA JOUEUSE.

Rayon de fortune ? la jolie expression ! Je vais être toute environnée de rayons.

LE CHEVALIER.

Adieu, vous êtes trop brillante pour moi, Je prendrai mieux mon temps.

 

 

Scène XII

 

LA JOUEUSE, seule

 

Je les brusque exprès tous deux, pour éloigner le mariage de ma fille, qui m’embarrasserait fort à présent. Aïe, reprenons un peu haleine ? j’aime la tranquillité et le silence. Combien voilà que je regagne en beaux louis d’or : l’or me rafraîchit le sang, comme de l’eau de poulet ; je sens couler cet or-là dans mes veines : quelle volupté !

 

 

Scène XIII

 

LA JOUEUSE, LISETTE

 

LA JOUEUSE.

Viens, Lisette, viens m’amuser ; en attendant que les joueurs piqués, aient fait recrue d’argent pour me l’apporter ; fais-moi quelques récits agréables, tu es de si bon entretien : ne sais-tu point de nouvelles, Lisette ?

LISETTE.

Madame Triolet est morte.

LA JOUEUSE.

Que dis-tu ?

LISETTE.

Et certain diamant a paru aux yeux de votre mari.

LA JOUEUSE.

Lisette ?

LISETTE.

Là, là, remettez-vous ? Votre mari n’a encore rien vu : mais si vous ne me faites la confidence entière : je vais l’avertir.

LA JOUEUSE.

Je ne te cacherai rien, Lisette, je vais te dire premièrement comment j’ai attrapé en l’absence de mon mari, la clef...

LISETTE.

Il ne m’importe comment, je ne suis en peine que des vingt mille écus qui étaient avec le Diamant, dans le coffre où je l’ai vu mettre par votre mari.

LA JOUEUSE.

Il n’y a point de mal, Lisette.

LISETTE.

N’avez-vous pris que le diamant ?

LA JOUEUSE.

Patience. D’abord, je ne voulais qu’emprunter cent louis à mon mari, sans qu’il le sût.

LISETTE.

Emprunter sans qu’il le sût.

LA JOUEUSE.

J’ouvre le coffre, je prends un sac de mille francs : Quand je l’ouvre pour jouer, admire le malheur...

LISETTE.

Je vois le malheur du sac.

LA JOUEUSE.

Au lieu de mille francs, je trouve mille louis : je voulais le reporter.

LISETTE.

Vous n’en eûtes pas la force : l’argent est lourd à reporter.

LA JOUEUSE.

Dès que je vis la dot entamée, il fallut bien en reprendre encore ; on ne regagne pas avec rien, Lisette.

LISETTE.

C’est-à-dire que le coffre est vide.

LA JOUEUSE.

Nous le remplirons cette nuit.

LISETTE.

Si vous regagnez ce soir.

LA JOUEUSE.

Il faudra que tu m’aides : quand tout le monde dormira, nous remettrons tout dans le même arrangement où je l’ai trouvé ; car j’ai observé exactement jusqu’à la différence des espèces : j’ai eu l’attention, d’arranger dans mon armoire les sacs à mesure que je les vidais, avec les bordereaux, les étiquettes ; j’ai tout mis dans un ordre...

LISETTE.

Ah ! quel ordre, quel ordre ?

LA JOUEUSE.

Lisette, va dire à Triboulet qu’il apporte ici tantôt les pierreries, afin que je les remette aussi, et n’aie nulle inquiétude du reste. Ce qui m’inquiète moi ; c’est que les joueurs ne reviennent point. Le temps presse pourtant.

LISETTE.

Pendant qu’elle a encore de l’argent, allons au plus vite avertir le mari.

 

 

Scène XIV

 

LA JOUEUSE, seule

 

Comptons un peu ce que je regagne. Voilà déjà en papier trente cinq mille francs, on m’en doit douze, et l’argent comptant. Oui j’ai à peu près les vingt mille écus de ma fille ; mais en les remettant il ne me resterait rien pour moi ; à quoi me servirait donc le bonheur où je me sens ? j’aimerais autant rien. Il faut pourtant ménager la dot de ma fille ; je ne veux pas lui faire tort d’un denier. Ne risquons donc que mille louis, je trouverai bien à emprunter de quoi les remplacer ; si je gagne c’est du bien pour ma fille, et si je perds... mais je regagnerai assurément. Voilà nos acteurs, je sens un redoublement de joie qui me pronostique un gain sûr : Oui la fortune m’attend là-dedans, courons à la fortune ?

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ORGON, TRIOLET, LISETTE

 

ORGON.

Je ne me suis jamais laissé entamer au chagrin ; mais j’avoue que ce coup m’accable : malheureuse femme ! prendre vingt mille écus dans mon coffre ! à peine puis-je croire ce que je viens de voir.

TRIOLET.

Nous ne l’avons que trop vu ; elle n’a pas laissé seulement de quoi me payer.

LISETTE.

Mais, Monsieur prenez donc votre résolution, profitez du temps ? Madame était encore en gain tout à l’heure, elle joue gros jeu là-dedans.

ORGON.

Allons voir si je pourrai de gré ou de force, retirer d’elle, ce qu’elle n’a pas encore perdu.

 

 

Scène II

 

TRIOLET, LISETTE

 

LISETTE.

Çà, dis-moi vite la petite ressource que tu as pour Jacinte ! parle, rends-nous service, mon cher Triolet, je t’en conjure par tout l’amour que tu as pour moi.

TRIOLET.

Ha, tu me caresses à présent, tu as changé ta fureur en amour, et moi j’ai changé mon amour en fierté, je suis à présent un riche veuf ; tu n’es plus un parti pour moi.

LISETTE.

Hé ne badinons point ? finissons.

TRIOLET.

Allons, finissons donc ? tu as toujours été le principal sujet de mon attention, je n’avais épousé la défunte que par parenthèse.

LISETTE.

Reprenons donc le fil de notre amour, mets-là ta main ?

TRIOLET.

Non, mon veuvage est encore trop frais. je n’entrerai en possession que la semaine prochaine.

LISETTE.

Qu’as-tu à me confier en secret, parle vite ?

TRIOLET.

C’est que j’ai encore entre les mains pour dix mille francs de pierreries à Jacinte.

LISETTE.

Hélas c’est une ressource bien faible !

TRIOLET.

Ma femme avait donné mile écus dessus ; il faut voir comment nous les retirerons sans nous faire d’affaires.

 

 

Scène III

 

DORANTE, TRIOLET, LISETTE

 

DORANTE.

Oh ! Pour le coup rien ne peut plus empêcher mon bonheur ; car ma mère a dit tantôt, qu’elle se contente de la dot de Jacinte ?

TRIOLET.

C’est tantôt qu’elle a dit cela.

DORANTE.

Oui.

LISETTE.

Ah ! Monsieur depuis tantôt...

DORANTE.

Qu’est-ce donc ?

LISETTE.

Monsieur Orgon vient de trouver son coffre vide ; notre joueuse a perdu au jeu la dot de Jacinte.

DORANTE.

Ah Ciel !

TRIOLET.

Voici la seule chose qui reste.

DORANTE.

Quelle surprise est la mienne !

TRIOLET.

Voilà pour dix mille francs de pierreries, sur quoi ma femme a donné mille écus ; si vous voulez faire ce présent-là à Jacinte en me rendant.

DORANTE.

Que je voie ? Ceci aidera toujours à déterminer ma mère ; tenez, Monsieur Triboulet, voilà trois cent louis dans cette bourse. Je ne m’attendais pas à un tel événement ; mais rien ne m’empêchera d’épouser Jacinte.

LISETTE.

C’est ce qu’on vient de dire à votre mère : là-dessus elle s’est emportée... La voilà qui vient vous prévenir par des menaces : évitez les premiers mouvements d’une femme vive ; elle va jeter feu et flamme.

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, LISETTE, DORANTE, TRIOLET

 

LA MARQUISE.

Je viens de consoler cette pauvre petite Jacinte, elle me fait compassion ; je crois qu’elle t’en fait encore plus qu’à moi ?

DORANTE.

Je vous l’avoue, ma mère, son malheur redouble mon amour.

LA MARQUISE.

Je ne m’opposerai point à des sentiments si beaux, si héroïques : tu croyais peut-être que j’allais crier, fulminer, tempêter, non, mon fils, non, tu me vois raisonnable, douce, tranquille.

LISETTE.

Le Ciel en soit loué.

DORANTE.

Je ne sais si vous êtes aussi tranquille que vous le paraissez, ma mère ?

LA MARQUISE.

Ah ! je te jure que je n’ai pas la moindre émotion de colère ; et voici le parti que la raison m’a fait prendre...

DORANTE.

Avant que de prendre un parti, je vous prie de m’écouter.

LA MARQUISE.

Et moi je te prie de me laisser parler ; je te laisse la liberté de te marier à ta fantaisie, laisse-moi au moins la liberté de parler tant qu’il me plaira.

DORANTE.

Je vous laisse parler, ma mère.

LA MARQUISE.

Je n’ai que quatre mots à te dire, et je te les dirai doucement, bonnement, cordialement, comme une bonne mère : tu t’imagines que je te cache quelque fiel sous cette douceur ; non, je te jure, et je ne suis point fâchée que tu te maries follement, au contraire, j’en suis bien aise, car cela justifiera certaines démarches que je médite depuis longtemps : je n’osais rompre avec toi la première, je ne cherchais qu’un prétexte, tu me le fournis, tu m’autorises, cela est heureux !

LISETTE.

Auriez-vous le courage de le déshériter ?

LA MARQUISE.

Le ciel me préserve d’avoir une telle pensée ; moi, déshériter un fils unique, un fils que j’aime tendrement, où je prends un parti bien plus convenable à mon humeur. Je me remarie, mon fils, je me remarie.

DORANTE.

Vous, ma mère ?

LA MARQUISE.

Oui, mon cher enfant, je me remarie ; cette manière de déshériter, est bien plus réjouissante que l’autre.

DORANTE.

Vous plaisantez, ma mère.

LA MARQUISE.

D’accord : mais tout en riant, je suivrai mon petit penchant, comme tu suis le tien, cela sera réciproque.

DORANTE.

Cela serait différent : j’ai pour moi une passion violente.

LA MARQUISE.

Je t’en offre autant, mon fils, je t’en offre autant ; oui, j’aime depuis peu un grand garçon jeune et bien fait ; oh tu verras quel homme c’est, il t’aura plutôt déshérité que tu n’y auras pensé.

DORANTE.

Vous êtes la maîtresse : mais je vous ai laissé parler, sans vous interrompre le plaisir de me menacer ; me permettez-vous à présent de m’expliquer ?

LA MARQUISE.

Non : je n’aime point les explications, un amant ne peut dire que des extravagances.

DORANTE.

Je vous prie, ma mère...

LA MARQUISE.

Adieu, mon fils, ton beau-père m’attend, je suis pressée.

DORANTE.

Mais Madame ?...

LA MARQUISE.

Ton beau-père m’attend, je ne veux pas faire attendre un joli homme.

DORANTE.

Je vous suivrai jusqu’à ce que vous m’ayez écouté.

LISETTE.

Il n’y a rien à espérer.

TRIOLET.

À moins que Madame Orgon ne regagne la dot de sa fille.

LISETTE.

Il est ridicule de rien fonder sur son gain ou sur sa perte.

TRIOLET.

Chut. Voyons ce que le Chevalier nous veut ?

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, LISETTE, TRIOLET

 

LE CHEVALIER.

Ah ! mes enfants le beau spectacle que je viens de voir là-dedans.

LISETTE.

Madame est-elle en gain ?

LE CHEVALIER.

C’est un spectacle plus magnifique, plus intéressant, plus pathétique que tous vos opéras, Monsieur Triolet. C’est une représentation composée des plus grands acteurs : on met mille louis sur une carte, toute la table est inondée d’un flux et reflux d’or roulant.

LISETTE.

Et Madame en a-t-elle beaucoup devant elle ?

LE CHEVALIER.

Non, elle n’a plus que des fiches.

LISETTE.

Hé ne vous ai-je pas dit ?

LE CHEVALIER.

Ce sont des bonnes fiches pourtant, il ne faut qu’un clin d’œil pour l’enrichir, elle est aux prises contre un joueur respectable, et fort estimé dans Paris, c’est un gros bœuf, mais un gros bœuf riche, et bête à l’avenant, il joue tant qu’il a de l’argent, et il a de l’argent tant qu’il veut, il joue pour se faire des amis, par galanterie ; il oublie les cartes des femmes, et il paye les hommes deux fois pour éviter les querelles.

LISETTE.

Si Madame pouvait gagner le gros bœuf, nous saisirions les fiches.

LE CHEVALIER.

J’attends qu’elle perde pour en avoir raison ; la perte au jeu rend les femmes traitables.

LISETTE.

Ah ! voilà toutes nos espérances perdues. Que vois-je ?

TRIOLET.

Une Joueuse désespérée : la voilà avec un flambeau au poing comme une furie... Elle jette le flambeau, elle renverse tout... Elle vient de se côté-ci comme un tourbillon.

LE CHEVALIER.

Évitons l’orage.

 

 

Scène VI

 

LA JOUEUSE, LE CHEVALIER, TRIOLET

 

LA JOUEUSE.

Ouf... ouf... achève de m’assassiner jeu abominable ! achève-moi... achève... ruinée, abîmée, et toujours sur le même valet... ah ! traître de valet, tu es ma bête, tu es ma carte d’aversion... mon horreur... infâme valet de pique... hom ! que n’es-tu en vie.

TRIOLET.

Si elle m’allait prendre pour le valet de pique ?

LA JOUEUSE.

Que t’ai-je fait pour me persécuter ?... valet de pique détestable... pourquoi t’acharnes-tu sur moi ? parle donc, parle... ah ! j’étouffe... me voilà donc sans ressource... pauvre Madame Orgon ! tu n’as pas le sou... tu n’as pas un sou, Madame Orgon, ma mie... joue à présent, joue, joue donc, joue, joue, joue, ma mignonne... joue enragée, joue, joue ton bien, le bien de ta fille, oh joue, toi toi-même... que je suis malheureuse ! Mais quoi ; c’est moi qui l’ai voulu... je me vois six mille louis d’or de gain, et je ne suis pas contente ; je veux tout engloutir, je suis insatiable... je reperds tout. Le jeu est juste, je n’ai que ce que je mérite... j’en suis marie... oui ravie... oui ravie... ce qui s’appelle ravie... ravie d’être au désespoir, ravie d’être enragée... ravie : mais je dis ravie... charmée... je gagne tout, et je ne veux pas quitter... que veux-tu donc gagner ? le Pérou... tu gagneras la rage, le désespoir... ah ! je n’en puis plus.

 

 

Scène VII

 

LA JOUEUSE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, à part.

L’orage est passé, profitons du moment... ah ! madame, je vous ai vu jouer d’un malheur qui m’a percé l’âme.

LA JOUEUSE.

Ah ! Monsieur le Chevalier, je suis morte.

LE CHEVALIER.

On revient de loin quelquefois.

LA JOUEUSE.

Que deviendrai-je ?

LE CHEVALIER.

Si j’osais vous offrir une petite ressource ?

LA JOUEUSE.

Ah ! Monsieur, vous me rendriez peut-être la vie, car on n’a pas encore quitter le jeu.

LE CHEVALIER.

Voilà ma bourse, allons chez le Notaire.

LA JOUEUSE.

La partie sera finie quand nous reviendrons ; si vous vouliez me confier l’argent ?

LE CHEVALIER.

Je vous le confierai, quand vous aurez signé.

LA JOUEUSE.

Allons donc vite.

 

 

Scène VIII

 

LE CHEVALIER, LA JOUEUSE, ORGON, FROSINE, LISETTE, TRIOLET, JACINTE

 

ORGON.

C’en est donc fait, voilà la dot de Jacinte perdue ?

LE CHEVALIER.

La dot perdue ! que dit votre mari ?

LA JOUEUSE.

Rien, rien, allons.

ORGON.

Voler vingt mille écus à votre fille !

LE CHEVALIER.

Il n’y a plus de dot ; je ne veux point me marier à cause de ma poitrine.

ORGON.

Je ne puis vous regarder sans horreur.

JACINTE.

Ah ! Monsieur, c’est ma mère.

LA JOUEUSE.

Je suis indigne de voir le jour.

 

 

Scène IX

 

ORGON, LA MARQUISE, DORANTE, JACINTE, TRIOLET, FROSINE, LISETTE

 

ORGON.

Madame la Marquise ramène son fils ! est-ce qu’elle consentirait ?...

JACINTE.

Ah ! quand elle voudrait je ne veux plus me marier, puisque je n’ai rien à donner à Dorante.

LISETTE.

Elle vous vient plutôt dire qu’elle le déshéritera, s’il veut vous épouser.

JACINTE.

Ah ! Madame, si vous voulez vous fâcher contre Dorante, je ne vous en donnerai point sujet, remmenez-moi à mon Couvent.

DORANTE.

Non, charmante Jacinte.

JACINTE.

Ne me parlez plus, ne pensez plus à moi, remmenez-moi à mon Couvent.

LA MARQUISE.

Pour vous parer dans votre Couvent, voilà vos pierreries.

ORGON.

Comment donc ?

LA MARQUISE, à Dorante.

Conte un peu à Monsieur Orgon, tout ce que tu m’as dit, et ensuite Jacinte s’en ira si elle veut.

DORANTE.

Il y a quelques jours, Monsieur, que sous prétexte de jouer, je m’introduisis chez Madame Orgon ; je la trouvai jouant un jeu terrible ; cela m’affligea par rapport à Jacinte ; je risquai cent louis, m’imaginant jouer pour Jacinte, contre une mère qui la ruinait, Jacinte joua de bonheur sous ma main, j’avais déjà gagné deux mille louis quand sa mère m’a manqué de parole : le désespoir m’a fait jouer contre elle à quitte ou à double ; en un mot Jacinte a dans cette bourse en billet et en argent, la dot que sa mère a perdue.

ORGON.

Qu’entends-je ? quelle générosité ?

JACINTE.

Je ne saurais parler moi.

LA MARQUISE.

Vous diriez bien oui pour être mariée peut-être ?

ORGON.

Je vais faire venir un Notaire.

LA MARQUISE.

En attendant le Notaire, réjouissez-nous un peu Monsieur Triolet.

TRIOLET.

La bienséance ne veut pas...

LISETTE.

Il n’y a ici que de vos amis.

TRIOLET.

Avec cet équipage ?

LISETTE.

Il a raison : ôtons lui ses pleureuses.

TRIOLET.

Je vous ferai donc seulement le récit d’un petit divertissement, qu’on pourrait faire ; mais qui n’est pas encore fait.

Opéra du jeu. Ce serait un poème Tragi-Comique ; le Théâtre représenterait le temple du malheur ; on y verrait le désespoir ; force joueurs poignardés, se poignardant ; voilà le tragique cela. Un chœur infernal de jurements, et d’imprécations ; ce chœur-là ferait frémir, et c’est le but du Poème qu’Aristote demande. À l’égard du Comique les femmes joueuses en fourniraient de reste.

Imaginez-vous des décorations tantôt riches, tantôt délabrées, et à la fin le temple du jeu resterait avec les quatre murailles.

J’oublie un sacrifice au Dieu des Brélans, où les hommes sacrifient leur temps, leur santé, leur probité, leur gloire ; et les femmes sacrifient... que sais-je moi, ces sacrifices-là sont si communs.

Mais quel spectacle horrible ! Je vois sortir des enfers l’affreuse Bassette, suivie du Pharaon : Bassette fatale, quatrième Parque filant avec le pouce la vie, ou la mort des aventuriers. C’est leur sacrificateur qui égorge en taillant, et l’on voit les victimes expirer en pontant.

Comme il nous manque ici des danses, je fais une entrée de douze dupes enfants de famille vêtus comme des Colonels, et de douze Gascons délabrés. Les deux entrées se réunissent et les Gascons dépouillent les enfants de Paris ; mais nus comme la main : cela serait du spectacle.

Que ne puis-je ici vous faire voir l’Opéra que j’ai dans la tête ! vous y verriez du grand, du merveilleux, du sublime ; car il y aurait un air Italien avec un Vaudeville. Écoutez bien mon Vaudeville, car c’est tout ce que vous aurez de mon Opéra du jeu.

On chante un Divertissement.

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