Don Quichotte aux noces de Gamache (Thomas SAUVAGE - Jean-Henri DUPIN)
Folie-vaudeville en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur la Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 26 décembre 1835.
Personnages
DON QUICHOTTE, chevalier errant
SANCHO PANCA, son écuyer
GAMACHE, alcade
QUITTERIE, sa fiancée
SAMSON CARASCO, bachelier
BASILE, amant de Quitterie
MARITORNE, servante de Quitterie
PÉDRILLE, muletier
UN MARMITON
UN DOMESTIQUE
PAYSANS
BOHÉMIENS
La scène se passe au village de Zalamea.
ACTE I
L’entrée d’un village. Au fond paysage riant. Un chemin montant. À gauche une maison de belle apparence, c’est celle de Gamache ; attenant à la maison, un garde-manger. À droite une chaumière ; c’est celle de Quitterie. Au milieu du théâtre un groupe d’arbres ; un banc. Détaché du groupe, un tronc d’arbre mort.
Scène première
DON QUICHOTTE, SANCHO
Il fait nuit ; Sancho est étendu sur le banc ; don Quichotte, la rondache au bras et la lance au poing, se promène.
DON QUICHOTTE, s’arrêtant près de Sancho.
Ô le plus fainéant et le plus heureux des écuyers ! tu dors, ami Sancho ! sans crainte des enchanteurs, sous la protection du bras invincible de don Quichotte, sans soucis, sans passion, sans amour, tu ne penses qu’à ton âne, bien certain que je pense à toi... dors !...
SANCHO, l’interrompant.
Qui compte sans son hôte compte deux fois, n’y a pas besoin de chercher midi à quatorze heures et il n’ faut pas tant de beurre pour faire un quarteron... Quoiqu’on dise : ventre affamé n’a pas d’oreilles, je vous entends fort bien, et malgré le proverbe : qui dort dîne, je sens que si nous avions accepté hier le gite et la table chez le riche Gamache, j’aurais passé une meilleure nuit qu’à jeun et à la belle étoile.
DON QUICHOTTE.
Gourmand ! ne t’ai-je pas dit cent fois que les chevaliers errants se faisaient un point d’honneur de rester des mois entiers sans manger.
SANCHO.
Je ne m’habituerai jamais à ce régime-là !
DON QUICHOTTE.
Ils se repaissent de leurs pensées.
SANCHO.
Viande creuse !
DON QUICHOTTE.
Laisse-moi donc me repaître et rêver à la reine de mon âme.
SANCHO.
Moi je ne veux pas songer à ma femme ! ça me donne trop de regrets... pauvre Thérèse Cascayo, j’étais toujours sûr de trouver quelque chose au fond de sa marmite !
Air : Ma Normandie.
Que ne suis-je dans mon village,
Entre mon âne et ma moitié !
Que je regrette le fromage,
Que pétrissait son amitié !
Toutes les nuits dormant à l’aise,
Mangeant à gogo tous les jours ;
Quand reverrai-je ma Thérèse,
Et sa marmite mes amours !...
DON QUICHOTTE.
Même air.
Fraichement, à la belle étoile,
À terre ainsi que dans un camp,
Je n’ai que le ciel pour tout voile,
Et je brûle comme un volcan.
Mon âme ardente est calcinée,
Mon corps s’amincit chaque jour...
Ah ! rendez-moi ma Dulcinée,
Loin d’elle je sèche d’amour !
Oui, dame de mes pensées, viens fortifier ce cœur contre les attaques du beau sexe en général, et en particulier de la jeune châtelaine qui, habite ce manoir.
SANCHO.
Si je pouvais fortifier mon estomac contre le brouillard et le serein par un morceau d’olla podrida.
Sancho se dirige à tâtons vers le garde-manger, don Quichotte est resté sous le balcon de Quitterie, Pédrille entre.
Scène II
DON QUICHOTTE, SANCHO, PÉDRILLE
PÉDRILLE.
Au diable l’état de muletier ! que c’est désagréable ! partir, un jour comme celui-ci, un jour de fête ! et Maritorne qui compte sur moi pour la faire danser !... avec ça que c’est une sauteuse et que quand un danseur lui manque... elle prend son parti, elle en prend un autre... Faut la prévenir... allons, le signal ordinaire.
Il jette un caillou dans les carreaux.
SANCHO, ayant trouvé le garde-manger.
Oh ! oh !... l’on a bien raison de dire, cherche et tu trouveras... j’y suis.
Scène III
MARITORNE, à la fenêtre de la chaumière, SANCHO, PÉDRILLE, DON QUICHOTTE
MARITORNE.
Air : Garde à vous.
Es-tu là ?
DON QUICHOTTE.
Qui va là ?
Ciel à cette fenêtre,
Je crois voir apparaître...
SANCHO, trouvant une cruche dans le garde-manger.
Quel bonheur ! c’est cela !
PÉDRILLE.
Me voilà !
Es-tu là ?
DON QUICHOTTE.
La charmante aventure !
Craignons d’être parjure.
PÉDRILLE.
Qui donc ainsi parla ?
ENSEMBLE.
Me voilà,
Je suis là !
DON QUICHOTTE.
Me voilà,
Je suis là !
MARITORNE.
Me voilà,
Je suis là !
SANCHO.
C’est bien ça,
Le voilà.
Don Quichotte s’avance sous le balcon et se met à genoux ; Sancho cherche à fourrer sa main dans la cruche ; Pédrille est derrière don Quichotte.
DON QUICHOTTE.
Eh quoi ! c’est vous, gentille châtelaine !
MARITORNE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
PÉDRILLE.
Décidément la place est prise.
DON QUICHOTTE.
Vous voyez... ou vous ne voyez pas... vu l’obscurité, le chevalier le plus loyal et le plus courtois.
MARITORNE.
Courtois !... ce n’est pas Pédrille...
DON QUICHOTTE.
Il vient vous crier grâce et merci, ô déesse de beauté.
PÉDRILLE.
Déesse de beauté ! c’est pas Maritorne.
DON QUICHOTTE.
Contentez-vous du respect et de l’admiration...
SANCHO, goûtant ce qu’il y a dans la cruche.
C’est délicieux sur du pain...
MARITORNE.
Eh ben ! eh ben ! à qui qu’il en a ce gausseux là ! croit-il pas qu’on va se donner une entorse pour courir après lui ?... Qu’est-ce que vous me chantez... vous là-bas ?
DON QUICHOTTE.
Chanter ! divine sirène ! c’est un art qui ne m’est pas plus étranger, que la guerre, je manie avec la même grâce la guitare et la lance, et si je n’avais craint d’éveiller l’attention des jaloux, comme tout galant espagnol, je vous aurais pincé... une sarabande...
MARITORNE.
Laissez-nous dormir.
DON QUICHOTTE.
Mais au moins une romance... attendez...
PÉDRILLE.
Je vais t’accompagner.
Il va chercher un bâton.
DON QUICHOTTE.
M’y voilà...
SANCHO, la main dans la cruche.
Ouf ! je lieu sortirai pas...
DON QUICHOTTE.
Air de Malbrough.
La nuit devenait noire,
Écoutez (bis.) cette histoire !
Et le sir de Valnoire,
Chez lui s’en retournait ;
En route il disputait...
Sa femme l’escortait ;
Que le diable t’emporte,
Lui dit-il alors d’une voix forte.
Que le diable t’emporte !
Et voilà que soudain,
Au milieu du chemin,
Apparaît un lutin,
Armé d’une lardoire...
Sancho s’avance vers le tronc d’arbre ; don Quichotte est appuyé dessus, de sorte qu’en voulant casser la cruche sur l’arbre, il la brise sur la tête de son maître ; au même instant Pédrille le frappe d’un bâton.
DON QUICHOTTE et SANCHO, criant en même temps.
Oh ! oh !
PÉDRILLE, frappant.
Air d’un Galop.
Tiens, Chien
De vaurien...
SANCHO.
Au feu !
Morbleu !
Dans ce lieu,
L’on m’assassine.
DON QUICHOTTE.
Quoi !
Géant sans foi...
Il m’extermine,
Attends, je suis à toi.
Il porte des coups de lance au hasard.
Chaud,
Ami Sancho,
À ton secours,
Oui, je cours,
Tiens bon toujours.
PÉDRILLE.
J’ai
Trop ménagé,
Encor de nos
Deux lourdauds,
Le dos.
Il recommence à frapper.
Ensemble.
MARITORNE et PÉDRILLE.
Bien,
Chien de vaurien,
Souviens-toi bien
D’ l’entretien ;
J’ n’écoute rien
Non,
Point de pardon
Va-t’en sinon,
Redoute { mon
{son
Bâton.
DON QUICHOTTE et SANCHO.
Chien !
Sur un chrétien,
Taper si bien,
Le païen !
Il n’entend rien !
Bon !
Géant félon,
Montre-toi donc,
Ou tu n’es qu’un poltron.
Pédrille se sauve, Maritorne ferme sa fenêtre.
Scène IV
DON QUICHOTTE, SANCHO
DON QUICHOTTE.
Ouf ! il doit y avoir bien du sang de répandu.
SANCHO.
Aye !
DON QUICHOTTE.
Il vient de m’arriver la plus belle, la plus heureuse des aventures.
SANCHO.
Bah ! à vous ?... eh bien, pas à moi.
DON QUICHOTTE.
La fiancée du seigneur châtelain est venue à ce balcon.
SANCHO.
J’ai rencontré je ne sais quel diable, lutin ou démon.
DON QUICHOTTE.
Au moment où je lui chantais sur un air nouveau une délicieuse romance sans que j’aie rien entendu, que j’aie rien pu voir, une main, mais une main pendante au bras terrible de quelque géant, m’est tombée sur la tête d’une force épouvantable.
SANCHO.
Ah !
DON QUICHOTTE.
Je conclus de là, mon ami, que quelque Maure enchanté garde le trésor de beauté de cette aimable demoiselle, et que ce trésor n’est pas pour moi.
SANCHO.
Ni pour moi non plus, j’en réponds, car plus de quatre cents Maures se sont exercés sur ma peau.
DON QUICHOTTE.
Comment, mon fils, tu as été battu ! ne t’en inquiète pas, je vais faire mon excellent baume de Fier-à-Bras.
SANCHO.
Qu’est-ce que c’est que cette drogue-là ?
DON QUICHOTTE.
C’est un baume avec lequel on se moque des blessures. Quand j’en aurai provision, si tu me vois dans un combat coupé par le milieu du corps, ce qui nous arrive presque tous les jours, tu n’as qu’à ramasser la moitié tombée à terre, la rapprocher proprement de l’autre moitié restée en selle, puis me faire boire deux doigts de mon baume et tu me verras frais et sain comme une pomme de reinette.
SANCHO.
Ô monseigneur et maître, je ne vous demande pas d’autre récompense que cette recette, et je suis bien certain d’avoir un morceau de pain à la fin de mes jours.
DON QUICHOTTE.
Bon ! cela ne peut suffire à ma générosité... mais voici le jour, on vient de tous côtés pour la fête... tâchons de nous rendre chez le châtelain pour mettre à profit cet admirable secret.
SANCHO.
Oui, oui, prenons l’occasion toupet avant qu’elle ne tourne le dos : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras... Le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme...
Ils entrent chez Gamache, des paysans en habits de fêtes traversent le théâtre au fond, Carasco paraît.
Scène V
CARASCO, puis QUITTERIE, MARITORNE
CARASCO descend la montagne qui est fond.
Pédrille, mon écuyer, prends garde à notre armure. Quel beau paysage ! comme c’est vivant ! comme c’est animé ! ces massifs de verdure, ces pyramides de gibier !... ces coteaux, ces ruisseaux et ces outres remplies de vin ; voilà les points de vue qu’un voyageur aime à rencontrer.
À Quitterie qu’il voit sortir de chez elle.
Ma belle enfant, pourriez-vous n’enseigner la demeure du seigneur Gamache, un riche laboureur ? j’ai une lettre importante à lui remettre.
QUITTERIE.
Voilà sa maison, il se marie aujourd’hui.
CARASCO.
À merveille ! je reste à la noce, et je danse avec vous la première sarabande.
QUITTERIE.
Merci, monsieur, je n’ai pas le cœur à la danse.
CARASCO.
Eh ! pourquoi donc ?
MARITORNE.
C’est qu’elle est la mariée.
CARASCO.
C’est différent ; je crois deviner... un mariage de convenance, une inclination malheureuse ?... Pardon, pardon, ce ne sont pas mes affaires... D’ailleurs, je suis obligé de continuer mon voyage... on se doit à ses amis ; le devoir d’abord, et le plaisir après... Vous n’auriez pas vu passer dans ces cantons le seigneur don Quichotte, le chevalier de la triste figure ?
QUITTERIE.
Non, monsieur, et j’ignore quel est ce personnage-là.
CARASCO.
Comment ! vous l’ignorez ?
Air : Dieu ! le bel art que l’art de la coiffure. (Perruquier et Coiffeur.)
C’est un héros du temps de Charlemagne,
Pauvre et vaillant comme un vrai paladin ;
On le rencontre à travers la campagne,
Le casque en tête et la lance à la main.
Maint parasite en un castel s’héberge ;
Notre guerrier, lui, qui voit tout en beau,
Ne prend jamais le château pour auberge,
Mais à ses yeux l’auberge est un château.
Il s’était dit : employons notre vie
À corriger le pervers, le méchant...
Et l’insensé, dans sa noble folie,
N’a combattu que des moulins à vent.
De vils forçats allaient subir leur peine,
À leur aspect le héros s’est ému ;
Soudain son bras, qui sut briser leur chaine,
Les rend au crime... et toujours par vertu,
Malheur à qui se trouve sur sa route !
Il a percé les flancs... de vingt tonneaux,
Et l’autre jour sa main mit en déroute
Quatre escadrons de pauvres mérinos !
Comme au vieux temos il défend l’innocence,
Mais sans jamais faire payer de droits ;
Mélange heureux d’amour et de vaillance,
Il cache en vain son nom et ses exploits
Car s’il défait un instant son armure,
En le voyant chacun va s’écrier :
Ah ! c’est bien lui ! de la triste figure,
Voilà, voilà l’illustre chevalier !
QUITTERIE.
Attendez donc ! je me rappelle maintenant... une personne pareille à celle dont vous me parlez... a demandé l’hospitalité au seigneur Gamache.
MARITORNE.
Oui, oui... c’est cet olibrius qui a fait tout ce tapage ce matin, et qui a été si bien rossé par Pédrille, mon amoureux.
CARASCO.
Pédrille le muletier ? mon écuyer votre amoureux ! Nous voilà en pays de connaissance, et mon voyage est, je crois, terminé. Quant au seigneur don Quichotte, ce brave gentilhomme à qui la lecture des romans a fait tourner la tête et battre la campagne, j’ai promis à sa nièce Inézılle, dont je suis amoureux, de ramener son oncle au logis et il y reviendra, quand je devrais l’y contraindre en champ clos ; car je suis ici avec armes et bagage.
MARITORNE.
Quoi ! vous voulez vous battre contre lui ?
CARASCO.
Non pas ! il m’est déjà arrivé malheur pour avoir voulu le tenter ; mais j’ai ici un ami sur lequel je compte pour me rendre ce service. Puisque vous êtes de ce village, vous devez connaître Basile Olivetto.
QUITTERIE.
Si je le connais ! pauvre Basile !... quoi ! monsieur, vous êtes... ?
CARASCO.
Son ami, son camarade, Samson, Carasco, bachelier et de plus votre serviteur... Ce cher Basile !... un brave garçon, un peu querelleur, un peu mauvaise tête ; c’est ce qu’il me faut ; mais surtout un cœur !...
QUITTERIE.
Ah ! monsieur, je vois que vous le connaissez bien.
CARASCO.
Enseignez-moi bien vite sa demeure.
MARITORNE.
Pardine !... il n’en a plus... il est en prison.
CARASCO.
Qu’est-ce que vous m’apprenez là ?... Basile en prison !... Il faut l’en faire sortir à l’instant, ou mon projet ne peut réussir. Quel est l’alcade du village ?
MARITORNE.
C’est le seigneur Gamache.
CARASCO.
Je vais lui parler en lui remettant ma lettre...
MARITORNE.
Vous n’obtiendrez rien... c’est lui qui a fait arrêter Basile... une légère discussion à coups de poings à la fête du village lui a servi de prétexte... Il n’était pas fâché de s’en défaire, parce qu’il le déteste...
QUITTERIE.
Et pourquoi ?... sans aucun ; motif... car il ne sait seulement pas que Basile a de l’amour pour moi.
CARASCO.
Quoi ! Basile vous aime ?... eh ! allons donc ; vous avez eu bien de la peine à me dire cela... il fallait d’abord commencer par là... et je connais maintenant notre position respective : délivrer Basile, rompre votre mariage avec le seigneur Gamache, conclure le mien en ramenant chez lui le seigneur don Quichotte, voilà les trois objets dont il faut s’occuper.
MARITORNE.
Si l’on pouvait persuader à son père que Gamache n’est pas aussi riche qu’on le croit...
CARASCO.
Impossible, il a une fortune trop assurée ; et d’ailleurs je lui apporte là, dans cette lettre, l’annonce d’une nouvelle succession qui lui arrive du Brésil... C’est le seigneur d’Elvas, un négociant d’Alcala... qui m’a chargé de la remettre.
QUITTERIE.
Nous sommes perdus.
MARITORNE.
Ne lui donnez pas...
CARASCO.
À quoi bon ? demain, après-demain il l’apprendrait par un autre. Il vaudrait mieux profiter adroitement de cette circonstance... Oui, ce billet dont je sais le contenu... je pourrais à mon tour... J’ai vu ? le seigneur Gamache à Alcala. Il est crédule, poltron, superstitieux... Si avec ces trois qualités-là on ne menait pas un alcade... il faudrait renoncer à l’intrigue... On sort de chez Ganache ;
Avec joie.
justement c’est le seigneur don Quichotte, c’est bien lui !... Je vais rêver à mon projet et dans quelques instants vous aurez de mes nouvelles
Air : Vaudeville de la Belle au bois dormant.
De la confiance !
Et pourquoi d’avance
Vous alarmez-vous ?
Prévoyez des destins plus doux ;
Tant que nous pouvons, livrons-nous
À l’espérance !
QUITTERIE.
Toute ma crainte, dans ce jour,
Ne provient que de mon amour.
CARASCO.
L’amant, l’artiste dans la vie,
Doivent toujours voir tout en beau ;
Les pleurs éteignent le flambeau
De l’amour et du génie.
ENSEMBLE.
Plus de défiance, etc.
Il sort.
Scène VI
MARITORNE, QUITTERIE, GAMACHE, DON QUICHOTTE
GAMACHE, à un valet.
Faites sortir Basile de prison, et conduisez-le au sergent Rebolledo qui est sur le point de partir avec sa compagnie.
QUITTERIE, à part.
Ah ! mon Dieu ! plus d’espoir !
GAMACHE, à don Quichotte.
C’est un mauvais sujet dont je ne suis pas fâché de débarrasser le village. Avec ça, rancuneux et mal élevé ! Un jour peut-être il me saurait mauvais gré de l’avoir fait mettre en prison, car ils sont tous comme cela... Mais, seigneur, qu’avez-vous résolu ? resterez-vous à ma noce ?
DON QUICHOTTE.
Si je n’arrêtais volontairement dans les jardins d’Armide... si je
restais un seul jour en place, je ne serais plus le véritable chevalier errant... Mais l’accident arrivé à mon fidèle écuyer Sancho me permet, seigneur châtelain, d’accepter vos offres, du moins pour aujourd’hui.
MARITORNE.
Comment ! votre écuyer serait malade ?
DON QUICHOTTE.
Des suites d’un combat honorable avec un géant... un enchanteur !...
MARITORNE, à part.
Pédrille un enchanteur ! oh ! oh !
DON QUICHOTTE.
Heureusement je lui ai administré sur-le-champ mon précieux baume de Fier-à-Bras, c’est un spécifique...
GAMACHE.
Terrible !... car j’ai cru que votre écuyer y passerait... Le pauvre garçon est là dans son lit, un peu plus malade qu’auparavant...
DON QUICHOTTE.
C’est l’effet du remède... D’ailleurs, pour calmer ses souffrances, je lui ai promis pour le mois prochain l’île que je ne devais lui donner que dans trois ans... C’est une petite gratification que je ne suis pas fâché d’accorder à un fidèle serviteur... Quand on veut avoir de bons domestiques, il faut les payer.
MARITORNE.
Et ce sont là les gages que vous leur donnez ?
DON QUICHOTTE.
Oui, ma chère, car voici presque toujours comme les choses se passent : un chevalier arrive à la cour d’un puissant monarque ; tout le monde, jusqu’aux petits enfants, courent le recevoir aux portes de la ville. On l’entoure en criant : C’est le chevalier du Soleil ou du Serpent, ou de quelque autre animal. Le roi, qui s’est mis au balcon du palais, et qui est toujours un monarque très gracieux, vient au-devant du chevalier, le conduit à la reine, qui est presque toujours une très belle femme, et le présente à la princesse sa fille qui ne peut pas manquer d’être excessivement jolie. Le bonheur veut que dans ce moment le roi se trouve justement en guerre avec un autre puissant monarque ! Il met à la tête de ses armées le chevalier inconnu, qui, en quelques coups de lances, a transpercé des bataillons, renversé des murailles, conquis deux on trois royaumes qui ne sont point sur les cartes, et apporte enfin aux pieds de la princesse la tête du fameux Polipherme, général de l’armée ennemie, en lui disant : Princesse, excusez du peu !... La princesse est touchée ; elle s’émeut, elle rougit ; car elle est extrêmement pudique... Le monarque, qui a compris sa rougeur, s’empresse de l’unir au chevalier, que voilà roi à son tour, et qui n’a plus rien à faire qu’à se reposer de ses nobles travaux et à laisser d’illustres descendants... si faire se peut.
GAMACHE.
Je ne reviens pas de tout ce que j’entends, et voilà Quitterie, ma future... et je dirai presque ma femme, que je prendrai la liberté de vous recommander.
À Quitterie.
Saluez donc, segnora.
DON QUICHOTTE, faisant des yeux à Quitterie.
Voilà donc celle que vous aimez ? celle dont vous allez recevoir la foi ?... Dieu ! quel souvenir ! Dulcinée ! Dulcinée ! soutiens-moi !
On entend une ritournelle.
QUITTERIE.
Quel est ce bruit ?
GAMACHE, à Quitterie et à don Quichotte.
Ce sont sans doute des Bohémiens ou des marchands forains... car j’ai fait publier à deux lieues à la ronde qu’aujourd’hui, et à l’occasion de mon mariage, ils seraient tous bien reçus au village de Zalaméa.
Scène VII
MARITORNE, DON QUICHOTTE, CARASCO, GAMACHE, QUITTERIE, BOHÉMIENS, PAYSANS
CARASCO, en Bohémien.
Air : Au plaisir, à la folie. (Zampa.)
Accourez, gens du village ;
Bohémien,
Magicien,
À chacun, moi, je présage,
Sans mentir,
Son avenir.
CHŒUR.
Accourons sur son passage,
Bohémien,
Magicien,
À chacun son art présage
Sans mentir,
Son avenir.
CARASCO, à Gamache et à Quitterie.
J’annonce pour toujours plaire,
Tour à tour,
Fortune, amour.
À Quitterie, se faisant reconnaître.
Et lorsqu’il faut du mystère,
Sur maints secrets,
Je me tais.
CHŒUR.
Accourons, etc.
DON QUICHOTTE, à Gamache.
Je vais le mettre à l’épreuve.
À Carasco.
Voyons, seigneur Bohémien, si vous êtes aussi habile que vous le dites, apprenez à ces braves gens qui je suis, moi, étranger dans ces lieux.
CARASCO.
C’est facile.
Musique baroque pendant laquelle, il trace des cercles avec sa baguette et paraît faire des conjurations. Tout-à-coup fanfares de trompettes.
Air du Pré aux Clercs.
À cette mine franche,
Ici je reconnais
Le héros de la Manche,
Don Quichotte aux longs traits !
Pour cet obscur village,
Ah ! quel jour glorieux !
Présentez votre hommage
À cet illustre preux.
Tout le monde s’incline devant don Quichotte.
Modèle de vaillance,
Terreur du mécréant,
Il défend l’innocence,
Et pourfend le géant ;
Mais par malheur sa lance
Se repose souvent...
Les géants, l’innocence,
C’est si rare à présent.
TOUS.
À cette mine franche, etc.
DON QUICHOTTE, à part.
Serait-ce l’enchanteur Merlin ?
CARASCO.
Aujourd’hui même vous aurez occasion d’exercer votre valeur ; un chevalier inconnu qui viendra... de l’Occident, doit vous défier en combat singulier et à outrance.
DON QUICHOTTE.
Par l’armet de Mambrin que j’ai l’honneur de porter, tu ne pouvais m’annoncer une plus agréable nouvelle, et je te ferais délivrer deux pièces d’or... si mon écuyer Sancho était là ?
GAMACHE, montrant Quitterie.
Et nous deux, seigneur sorcier, voulez-vous aussi nous dire notre borne aventure ?
CARASCO prend la main de Quitterie, celle de Gamache, les fait ouvrir et les regarde avec attention.
Je n’y vois rien ?
GAMACHE.
Vous n’y voyez rien.
CARASCO.
C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire... quand il n’y a rien dedans, je n’y vois rien...
GAMACHE.
Ah ! je comprends !...
CARASCO.
Air : Vaudeville de la Servante justifiée.
Pourtant je ne taxe personne,
Et je ne fixe aucun paiement ;
Je reçois ce que l’on me donne ;
Du pauvre le remerciement,
Les révérences d’un poète,
L’argent d’un riche financier,
Un baiser de jeune fillette,
Et c’est moi qui suis mon caissier.
MARITORNE.
Mais tout à l’heure...
Montrant don Quichotte.
vous n’avez rien demandé.
CARASCO.
La chevalerie errante ne paie jamais, pour des raisons à moi connues ; mais vous qui n’êtes point chevalier !...
Gamache met une pièce d’or dans sa main et dans celle de Quitterie.
Ah ! mon Dieu, des deux côtés quelle riante destinée !
À Quitterie.
Quelqu’un qui vous inquiète sera sauvé... et vous épouserez aujourd’hui même celui que vous aimez...
QUITTERIE, avec joie.
Merci, monsieur le sorcier !
CARASCO, à Gamache.
Et vous... que de richesses !... que de trésors !... sans compter ceux que vous avez déjà... Vous voyez cette ligne transversale... c’est une succession qui traverse les mers, et qui vous arrive... du Nouveau-Monde.
GAMACHE.
Il se pourrait !... Il est de fait que si mon oncle Torribio, qui est au Brésil... voulait me nommer son héritier...
CARASCO.
Attendez !... attendez... Que de dangers menacent la succession !
GAMACHE.
Le vaisseau fait naufrage ?
CARASCO.
Non, il arrive à bon port... Vous allez toucher votre héritage... mais à chaque instant vous risquez de le perdre... Laissez-moi suivre la ligne... Oui, cette fortune dé pend d’une existence qui n’est pas la vôtre... Aujourd’hui même vous pouvez être ruiné.
GAMACHE.
Moi, ruiné !... Moi perdre un aussi bel héritage !...
MARITORNE.
Il n’y a pas trop de quoi se désespérer, vu qu’il n’est pas encore arrivé et que peut-être il n’arrivera jamais...
CARASCO.
Permis à vous de douter de mon savoir... Mais avant la fin du jour vous connaîtrez par expérience que le docteur Parafaragaramus n’annonce jamais rien que d’officiel, et qu’il ne faut pas prendre un sorcier pour une gazette.
On entend trois sons de cor.
Scène VIII
LES MÊMES, PÉDRILLE, en écuyer, avec un grand nez
MARITORNE.
Oh ! que ça de nez ? merci.
L’ÉCUYER, présentant à don Quichotte un parchemin roulé.
Au seigneur don Quichotte de la Manche, de la part du chevalier des Blanches-Lunes, mon maître...
MARITORNE.
Je connais c’t’organe.
L’ÉCUYER, ôtant son nez.
C’est moi.
MARITORNE.
Pédrille !
L’ÉCUYER.
Silence !
DON QUICHOTTE, parcourant l’écrit.
Que vois-je ?... Un défi ! Un combat à outrance !...
GAMACHE, montrant Carasco.
Justement comme il l’avait prédit !
DON QUICHOTTE.
S’il est vaincu, il m’abandonne son coursier, ses armes et sa vie... S’il est vainqueur, il exige que je retourne dans mes foyers, et que je reste deux ans sans porter les armes... Ô Dulcinée !... Dulcinée du Toboso !... que n’es-tu là ?...
À l’écuyer.
Le lieu du combat ?
L’ÉCUYER.
Derrière l’esplanade...
DON QUICHOTTE.
Les armes ?
L’ÉCUYER.
La lance et l’épée.
DON QUICHOTTE.
L’heure ?
L’ÉCUYER.
Midi.
DON QUICHOTTE.
Le signal ?
L’ÉCUYER.
Trois sons de cor.
DON QUICHOTTE.
J’accepte les conditions du combat... Voici mon gantelet.
L’écuyer se met à genoux, reçoit respectueusement le gant de don Quichotte, se relève et sort.
Scène IX
LES MÊMES, excepté L’ÉCUYER
DON QUICHOTTE.
Voilà un écuyer bien né et bien appris... Ce n’est pas comme ce butor de Sancho, qui ne veut jamais se conformer aux us et coutumes de la chevalerie.
Scène X
LES MÊMES, UN DOMESTIQUE
GAMACHE, au domestique qui lui remet deux lettres.
Hein ?... Qu’est-ce que c’est ?
LE DOMESTIQUE.
Deux lettres qui arrivent d’Alcala par un exprès qui est déjà reparti.
GAMACHE.
En voici d’abord une dont je connais l’écriture... C’est du seigneur d’Elvas, le gros négociant mon banquier...
Haut.
Ciel !... Ô ciel !... est-il possible ?... Ah ! savant docteur, vous me l’aviez bien promis... Mon oncle Torribio... ce cher oncle... Dieu ! mes cousins vont-ils enrager !... Écoutez, s’il vous plaît. « Seigneur Gamache, je vous donne avis que votre oncle Torribio vient de mourir au Brésil en vous instituant son unique héritier... Le vaisseau qui apportait cette nouvelle contient un chargement considérable qui vous appartient en partie et qui se monte à plus de quarante mille piastres... » Vous l’entendez, quarante mille piastres à compte sur l’héritage !
Continuant.
« De plus, une copie du testament qu’on a déposé chez le principal notaire d’Alcala. » Je n’ai pas l’honneur de le connaître ; mais j’irai chez lui la semaine prochaine pour en prendre lecture. Quelle est cette autre lettre ?... Une main inconnue...
CARASCO, à Quitterie.
Je le crois bien, c’est la mienne.
GAMACHE, cherchant à déchiffrer.
Et par bleu... c’est du notaire... le seigneur... le seigneur Griffardos ; lisons.
CARASCO, à Quitterie.
Ah ! mon Dieu ! je crains maintenant d’avoir fait ça trop élégant... il ne reconnaîtra pas le style de notaire.
GAMACHE, lisant.
« On a déposé chez moi, monsieur, copie du testament de votre oncle ; il contient une clause assez bizarre, dont je crois nécessaire de vous instruire sur-le-champ. Vous êtes nommé légataire universel à l’exclusion de tous vos cousins ; mais cette succession est placée sur la tête d’un nommé Basile Olivetto, qui habite le village de Zalaméa, et que votre oncle Torribio a connu je ne sais comment... De sorte que si ledit Basile venait à décéder... ladite succession passerait à vos cousins. » Il se pourrait !
CARASCO, l’observant.
À merveille !
GAMACHE.
Voilà en effet une singulière condition... Heureusement que ce mauvais sujet de Basile est jeune, fort et bien constitué !... Ah ! mon Dieu ! et moi qui l’ai fait engager, et qui viens de le faire partir... comme soldat...
À son domestique.
Courez vite après le sergent Rebolledo... Qu’il me rende Basile... Je paierai plutôt son congé s’il le faut. Entends-tu, mon garçon, amène-le-moi vite ici. Je vous demande pardon, messieurs, mais les embarras d’une noce et d’une succession... Quitterie, allez annoncer cette bonne nouvelle à votre père... C’est toujours à deux heures qu’a lieu le mariage... Vous y assisterez, n’est-ce pas, seigneur don Quichotte ?
DON QUICHOTTE.
Oui, seigneur, en sortant du combat, et je vais de ce pas préparer mes armes. Ô Dulcinée, que n’es-tu là !...
Après un soupir.
Que n’est-elle là !...
Il entre chez Gamache.
CHŒUR.
Air de Zampa.
À son art rendons hommages,
L’ Bohémien,
Est magicien,
Car à chacun il présage,
Sans mentir,
Son avenir.
Quitterie rentre chez elle ; Carasco, à la tête des Bohémiens, sort par la droite, suivi des paysans.
ACTE II
Un jardin chez Gamache ; des guirlandes et des préparatifs de fête. À gauche une maison avec balcon. Une échelle au fond. Une grille ouverte.
Scène première
GAMACHE, seul, sortant de chez lui
Dieu !... qu’il y a peu d’agrément à faire fortune !... Je ne sais vraiment pas comment il se trouve des gens qui prennent cet état-là... Il m’arrive une succession et voilà déjà les craintes, les inquiétudes... les tourments... Sommes-nous malheureux, nous autres pauvres riches !... Ah ! voilà ce cher Basile !...
Scène II
BASILE, GAMACHE
BASILE, entrant brusquement.
Ah ça ! qu’est-ce que cela signifie et pourquoi m’empêche-t-on de partir ?
GAMACHE.
Là ! là ! tout doux, mon cher Basile... C’est moi qui ai différé ton départ ; car jusqu’ici tu m’as cru ton ennemi, et tu ne te doutes pas de l’affection que je te porte.
BASILE.
Joliment !... n’est-ce pas vous qui pendant quinze jours m’avez tenu en prison ?
GAMACHE.
Le devoir de ma charge m’y obligeait ; mais qui est-ce qui t’en a fait sortir ?... C’est moi...
BASILE.
Oui, pour me forcer à m’engager.
GAMACHE.
C’est à mon insu que le sergent Rebolledo t’avait emmené ; mais ton congé, qui est-ce qui va le payer ? c’est moi.
BASILE.
Vous ? eh bien, tant pis, c’est de l’argent perdu.
Air de Calpigi.
Moi, je être militaire.
GAMACHE.
Pourquoi ?
BASILE.
Pour aller à la guerre.
GAMACHE.
Perdre bras, jambe et cætera.
BASILE.
J’espère bien mieux que cela,
Bravant au fort de la bataille
Et le canon et la mitraille,
Quelqu’ boulet m’tuera promptement...
Chacun s’amus’ comme il l’entend.
GAMACHE.
Ah ça ! est-il mauvais cœur ? Mais tu veux plaisanter, n’est-ce pas ?... tu ne te feras pas tuer ?
BASILE.
Si.
GAMACHE.
Mon cher Basile...
BASILE.
C’est résolu...
GAMACHE.
Mon ami...
BASILE.
Je n’écoute rien.
GAMACHE, à part.
Est-il obstiné ? comme je l’assommerais de bon cœur si je pouvais !
Haut à Basile.
Si l’on t’offrait de rester dans ce village ?
BASILE.
Y rester ! moi, y rester !... Si j’y demeurais un seul jour de plus, je mourrais de chagrin...
GAMACHE, à part.
Il n’y a pas moyen de vivre avec un homme comme celui-là...
Haut.
Et pourquoi mourir de chagrin ?
BASILE.
Pourquoi ?... parce que la tête n’y est plus, parce que le cœur est parti... parce que je suis amoureux.
GAMACHE.
Amoureux ? et de qui ?
BASILE.
Vous ne le saurez pas.
GAMACHE.
Mais si je te proposais de te rendre heureux ?...
BASILE.
C’est impossible... elle est pauvre... je n’ai rien, et son père ne veut la donner en mariage qu’à quelqu’un qui aurait cent ducats de rente.
GAMACHE.
Diable !... voilà un père bien exigeant.
BASILE.
Ainsi, autant aller se jeter à la rivière.
GAMACHE, à part.
Mais c’est que ce brutal-là le ferait comme il le dit.
Haut et courant après lui.
Eh bien ! Basile, je te donnerai les cent ducats de rente... je veux
BASILE.
Hein !... Qu’est-ce que vous dites donc là ?... Est-ce pour vous moquer de moi ?
GAMACHE.
Du tout. Je te les donnerai... sur-le-champ, par-devant notaire.
BASILE.
Comment !... Il se pourrait ! vous me donnez cent ducats... Je puis épouser celle que j’aime !
GAMACHE.
Je te le promets...
BASILE, se laissant tomber sur un banc.
Ah ! j’en suffoque... j’en mourrai de joie.
GAMACHE.
Eh bien, voilà encore !... moi qui te demande de la modération...
À part.
Suis-je malheureux de tomber sur un jeune homme qui a les passions aussi vives... il est impossible que cela n’abrège pas son existence...
BASILE.
Air : Tenez, moi, je suis un bon homme.
J’ puis croire à peine à ce qui s’passe,
Il m’ sembl’ rêver, parol’ d’honneur ;
Avec plaisir je vous embrasse
Vous qu’ j’aurais rossé d’si bon cœur.
Dam ‘, chacun vous hait comm’ l’ diable ;
Mais dans l’ villag’ j’ vas prôner,
Qu’vous êt’s bon, généreux, aimable...
J’ vas joliment les étonner.
Regardant autour de lui.
Eh ! mais, qu’est-ce que je vois donc ici ? Voilà des préparatifs de fête.
GAMACHE.
C’est que, pendant tes quinze jours d’absence, il s’est passé bien des choses ; je vais aussi me marier... et nous ferons les deux noces ensemble.
BASILE.
Une fête !... une noce ! comme nous allons nous en donner !... J’aperçois des provisions auxquelles j’espère faire honneur... car en prison on ne dîne pas tous les jours... et depuis ce matin je n’ai rien pris.
GAMACHE.
Comment, à cette heure-ci, encore à jeun ! est-ce imprudent ?... Holà ! quelqu’un...
Des domestiques paraissent.
Allons, qu’on serve à l’instant au seigneur Basile ce qu’il y aura de meilleur et de plus délicat...
On apporte une table élégamment servie. À Basile.
Assieds-toi à cette table... Si nous commencions par un verre de Malaga.
BASILE.
Par deux !... ça ne peut pas faire de mal...
Mangeant avidement.
Bon ! divin !
Air : Ronde du Serment.
Saisissons l’instant favorable,
Plaisirs, en avant,
Chagrins, allez au diable !
Vive l’amour, vive la table !
Gamache vraiment,
Est un homme charmant.
GAMACHE.
Quel appétit vorace !
Mon Dieu ! comme il y va...
Sois plus sobre, de grâce...
Moins de ce pâté-là...
Ce vin pourrait te nuire...
Avec sincérité,
Ici, je puis le dire,
Je l’ bois à ta santé !
Saisissons l’instant favorable !
Plaisirs, en avant !
Chagrins, allez au diable !
Vive l’amour, vive la table !
Mange doucement,
Surtout ne bois pas tant.
BASILE.
Saisissons, etc.
Quand le plaisir m’enivre,
Je nargue le trépas.
GAMACHE.
Mais longtemps il faut vivre.
BASILE.
Non, quand on ne rit pas.
GAMACHE.
Je crois qu’il déraisonne.
BASILE.
Moi, je veux m’en donner.
Ici-bas, courte et bonne.
GAMACHE.
Il va me ruiner.
Ensemble.
GAMACHE.
Saisissons l’instant favorable.
Vite adroitement
Faisons ôter la table, etc.
BASILE.
Saisissons, etc.
Gamache fait un signe ; les valets enlèvent la table.
BASILE.
Déjà ! je ne faisais que commencer.
On entend la ritournelle d’un air de danse.
Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?... Ah ! ah ! des jeunes filles qui viennent par ici... des violons, de la musique !
GAMACHE.
C’est la voce, mon garçon.
BASILE.
Bon ! j’adore les noces... on boit, on danse, on se grise, on se tape, on embrasse les jeunes filles... On fait des niches au marié... Vivent les noces ! ohé ohé !
GAMACHE.
Ah ! quel enragé !
Scène III
BASILE, GAMACHE, PAYSANS, JEUNES FILLES, MUSICIENS
Les garçons et les jeunes filles arrivent en dansant.
CHŒUR.
Air : Au Son des castagnettes. (Jean de Paris.)
Au bruit des castagnettes,
Au son du tambourin,
Garçons, jeunes fillettes,
Mêlons joyeux refrain ;
Aux noces de village,
Quand on rit de bon cœur,
Aux époux ça présage
Et plaisir et bonheur.
Chantons, chantons joyeux refrain,
Dansons au son du tambourin.
On danse un boléro.
BASILE.
Air de Boléro de Ponce de Léon.
Ces joyeux et brillants accords
Me causent de vrais transports...
Il faut qu’aussi je gambade.
GAMACHE, le retenant.
Comment au sortir du festin,
Te mettre à danser soudain !
C’est pour te rendre malade.
De la prudence !
BASILE.
J’aime la danse,
Le fandango,
Surtout le boléro.
Il veut aller danser.
GAMACHE, le retenant toujours.
Basile, arrête !
BASILE.
La castagnette
C’est malgré moi,
Me met tout en émoi...
Laissez-moi m’ livrer au plaisir ;
Car, mon brave homme, en cette vie,
D’ tous les maux qui sait nous guérir ?
C’est la folie.
Il va se mêler aux danseurs.
Quand on voit le plaisir,
Il faut donc le saisir ;
Laissez-moi m’ divertir,
J’ ne peux plus me r’tenir.
Ensemble.
GAMACHE, suivant Basile de rang en rang.
Ciel ! il me fait frémir,
Veut-il donc y périr !
C’est assez de plaisir,
Basile, il faut finir.
LES DANSEURS, entraînant Basile.
Il faut se divertir,
À nos jeux viens t’unir ;
Quand on voit le plaisir,
Vite on doit le saisir.
GAMACHE, essoufflé.
Arrêtez, arrêtez ! j’interdis la danse jusqu’à nouvel ordre, et je suspens l’orchestre de ses fonctions musicales.
Scène IV
GAMACHE, QUITTERIE, BASILE
BASILE, qui danse encore tout seul.
Quel dommage ! une fois que je suis en train, je ne puis plus m’arrêter ; tra la, la, la.
QUITTERIE.
Que vois-je ? Basile qui est ici, et qui danse tout seul ?
BASILE.
Ah ! ma chère Quitterie ! si tu savais... tu vois le plus heureux des hommes... Ce cher ami... ce noble, cet excellent alcade...
Il embrasse Gamache avec transport.
QUITTERIE, étonnée.
Comment ! ils s’embrassent !...
BASILE.
Je ne sais pas ce qui a pris au seigneur Gamache ; mais lui, qui était autrefois si fier, si vilain et si méchant, il m’a fait mettre en liberté, m’a promis un contrat de cent ducats de rente, et consent à notre mariage.
QUITTERIE.
Il serait possible !
GAMACHE.
Qu’est-ce que vous dites donc là ?...
BASILE.
C’est Quitterie, c’est celle que j’aime.
GAMACHE.
Et c’est celle que j’épouse.
BASILE.
Vous l’épousez ?
GAMACHE.
Dans une heure.
BASILE, furieux.
Voilà donc pourquoi vous me cajoliez ? pour m’enlever ma maîtresse.
GAMACHE.
Au contraire, c’est toi, Basile, qui m’enlèves ma femme ; après ce que j’ai fait pour toi !...
BASILE.
Ce que vous avez fait pour moi !... Me faire boire à votre mariage... m’avoir fait danser à votre noce... Et je pourrais souffrir tant d’outrages !... Je ne sais qui me retient...
GAMACHE.
Allons, le voilà encore parti !... Daigne m’écouter un instant.
BASILE.
Non, il faut qu’un de nous deux périsse ; je ne puis pas céder Quitterie... elle est ma fiancée.
GAMACHE, à part, et se retenant.
Sa fiancée !... le scélérat !
Haut.
Mais mon cher Basile...
BASILE.
Elle m’a promis sa main... Elle m’aime aussi ; elle est là pour vous le dire.
GAMACHE, à part et furieux.
Elle l’aime aussi... Morbleu ! j’enrage...
Haut et avec douceur.
Mais, mon jeune ami...
BASILE.
Il n’y a pas d’amitié qui tienne... Je ne peux pas vivre heureux sans elle...
GAMACHE.
Et qu’est-ce que ça me fait à moi ? Je n’ai pas besoin que tu vives heureux, pourvu que tu vives, le reste m’est égal...
À part.
C’est aussi trop de faiblesse... Il n’a pas plus envie que moi de mourir... Et je sais un moyen de me débarrasser de lui, sans manquer aux ménagements que commande notre situation respective...
À Quitterie.
Rentrez chez moi, señora ; votre père vous attend...
BASILE, s’élançant vers lui.
Quoi !... vous voulez me l’enlever ?
GAMACHE, aux paysans.
Paysans, retenez-le...
Voyant Basile qui se débat.
Mais ne lui faites pas de mal... Ils vont me le blesser... Ces brutaux-là ont des manières... Bien, bien comme cela... Et toi, Basile, songe à ce que je t’ai dit ; renonce à Quitterie, mérite mes bienfaits, ou redoute ma colère.
Arrivé sur le pas de sa porte, il fait signe aux paysans de lâcher Basile ; ce qu’ils font en s’enfuyant tous, et Gamache reforme vivement sa porte.
Scène V
BASILE, seul
Les lâches !... ils étaient tous contre moi... mais je les retrouverai, j’empêcherai le mariage... Je mettrais plutôt le feu à la commune... Si j’avais seulement un petit comme moi, un bon enfant, j’exterminerais tout le village.
Scène VI
BASILE, CARASCO
BASILE.
Que vois-je ?... N’est-ce pas le ciel qui me l’envoie ? Mon ancien camarade, mon ami Carasco dans ce pays ?
CARASCO.
Lui-même, mon cher Basile.
BASILE.
Tu arrives bien à propos. Il s’agit à nous deux de mettre ici tout sens dessus dessous.
CARASCO.
À la bonne heure... Toujours aussi mauvaise tête... j’avais peur que tu ne fusses calmé.
BASILE.
Moi, calmé !... je bous... Je n’y tiens plus... Si tu savais qu’on va m’enlever Quitterie, qu’on va épouser celle que j’aime.
CARASCO.
Je le savais, et depuis une heure je me suis mis à la tête de les affaires, qui jusqu’à présent ne vont pas trop mal. Qui est-ce qui a changé en un clin d’œil les dispositions du seigneur Gamache ? C’est moi.
BASILE.
Quoi ! ma sortie de prison ?...
CARASCO.
C’est moi,
BASILE.
Ce contrat de rente qu’il doit me donner...
CARASCO.
Ah ! diable ! je n’en savais rien... Mais c’est moi...
BASILE.
Et comment as-tu pu faire ?
CARASCO.
Je t’expliquerai plus tard... Et quant au mariage qui t’effraie, je t’enseignerai, quand il le faudra, les moyens de le rompre... Mais en revanche il faut que tu me rendes un service.
BASILE.
Je suis à toi, corps et biens...
CARASCO.
Je n’ai besoin que de ton adresse, de ton courage... Sais-tu toujours te battre ?
BASILE.
C’est ce que je sais le mieux...
CARASCO.
Même si tu avais une cuirasse sur le dos ?
BASILE.
Pourquoi pas ! S’il ne faut que frapper, je suis là...
CARASCO.
À la bonne heure... Il faut te dire aussi que le seigneur Don Quichotte, ton adversaire, n’est pas bien redoutable...
BASILE.
Quand ce serait le diable, je frapperai ferme.
CARASCO.
C’est bien.
BASILE.
Et je frapperai toujours.
CARASCO.
C’est bon.
BASILE.
Je ne connais que cela en fait de batailles.
CARASCO.
Ô valeureux champion ! la victoire est à nous, et je réponds maintenant de ton mariage et du mien... Je cours tout préparer ; mais ne pourrais-je déposer nos armes ici près, et dans un endroit où nous ne fussions pas vus ?
BASILE.
Tiens... dans la maison de Quitterie ; elle et son père sont chez le seigneur Gamache... Et il y a de l’autre côté une sortie sur la campagne.
CARASCO.
À merveille.
Scène VII
BASILE, CARASCO, QUITTERIE
QUITTERIE, paraissant à la fenêtre de Gamache.
Ah ! seigneur bachelier... vous voilà !... Il se trame quelque chose contre Basile ; mon père et le seigneur Gamache cherchent les moyens de l’éloigner ; ils causaient ensemble à demi-voix avec tant de vivacité que j’ai pu sortir sans être aperçue...
CARASCO.
Ne craignez rien, je veille sur lui... et l’on n’osera rien entreprendre contre sa personne, tant que je n’aurai pas rompu le talisman. Adieu, Basile ; songe à ta parole. Quand midi sonnera à l’horloge du village, quand tu entendras trois sons de cor, (montrant le fond du théâtre) je t’attendrai là...
Il sort.
Scène VIII
BASILE, QUITTERIE, puis DON QUICHOTTE, GAMACHE, MARITORNE, SANCHO, portant la lance et le bouclier
BASILE.
Eh bien ! tu l’as entendu ? Il promet d’assurer notre union ; tu seras à moi...
QUITTERIE.
Ah ! cher Basile !... Si j’osais le croire...
BASILE, prenant une échelle et la mettant contre le mur.
Moi, je le crois tellement que je vas prendre une avance sur mon bien... un baiser...
Il est arrivé près de Quitterie ; il l’embrasse au moment où les autres personnages sortis de la maison sont en scène ; ils se retournent au bruit.
DON QUICHOTTE.
Que vois-je !
GAMACHE.
Grand Dieu !
DON QUICHOTTE.
Air : Aux bords heureux du Gange. (Le Dieu et la Bayadère.)
Embrasser votre belle !
GAMACHE.
Monter sur une échelle.
DON QUICHOTTE.
Devant vous, l’impudent
GAMACHE.
Dieu ! que c’est imprudent !
DON QUICHOTTE.
L’offense est par trop vive !
GAMACHE, tenant l’échelle.
Heureusement j’arrive.
DON QUICHOTTE.
Je vais le mettre à bas.
GAMACHE, le repoussant.
Morbleu ! n’y touchez pas.
BASILE.
Donne encore un, ma chère.
QUITTERIE.
Basile, il faut cesser.
GAMACHE.
Mon Dieu ! laissez-le faire,
Il pourrait se blesser.
BASILE.
Tiens, vous êtes là, vous ! Eh bien ! tu l’as entendu ?
Il l’embrasse.
DON QUICHOTTE, menaçant Basile.
Air : Je suis content, je suis joyeux. (Du Dieu et la Bayadère.)
Ah ! quel affront,
Pour votre front !
GAMACHE, le retenant.
Laissez-le donc.
DON QUICHOTTE.
Point de pardon.
GAMACHE.
Ah ! Je brutal !
BASILE.
Ça m’est égal.
QUICHOTTE, la lance en arrêt.
Demande ici,
Grâce et merci.
GAMACHE.
C’est un démon.
DON QUICHOTTE.
Dans ce félon,
Quelle insolence !
Vil séducteur !
GAMACHE.
Dans sa fureur,
Il me fait peur.
DON QUICHOTTE
Tu vas soudain
D’un paladin
Sentir la lance.
BASILE, s’armant d’un bâton.
Tu vas soudain,
Vieux baladin,
Voir mon gourdin.
Reprise ensemble.
DON QUICHOTTE et SANCHO.
Ah ! quel affront
Pour votre front !
À ce félon,
Point de pardon.
Allons, vilain,
Au châtelain,
Demande ici,
Grâce et merci.
GAMACHE, QUITTERIE et MARITORNE.
Non, ce garçon
N’est pas félon,
Je crois { son front,
{ mon
Exempt d’affront.
Pour le vilain,
Le châtelain
Demande ici,
Grâce et merci.
BASILE.
Attends-moi donc
Maudit poltron,
Et d’un luron
Crains le bâton.
Viens au vilain,
Vieux baladin,
Crier ici,
Grâce et merci.
Don Quichotte et Basile sont parvenus à écarter Quitterie et Gamache, ils vont se joindre. Pédrille paraît au fond du théâtre, il donne trois sons de cor, midi sonne, Basile et don Quichotte s’arrêtent subitement ; l’un laisse tomber son bâton, l’autre relève sa lance, les autres personnages les regardent avec surprise.
DON QUICHOTTE.
Air : Entends-tu la trompette guerrière. (Canon de Berton.)
La trompette guerrière m’appelle,
À sa voix tout soldat est fidèle,
Je sais l’entendre
Je vais me rendre,
À l’instant,
Où l’on m’attend.
Vilain, je ne te tuerai pas ;
L’honneur enchaîne ici mon bras.
Je vole à de nouveaux combats !
BASILE.
Je connais le signal qui m’appelle.
Cher Samson, je te serai fidèle,
J’ai su l’entendre,
Je vais me rendre
À l’instant
Où l’on m’attend ;
Je dois terminer ces débats,
L’amitié réclame mon bras,
Pour elle je vole aux combats.
GAMACHE, QUITTERIE, MARITORNE, SANCHO.
Quel est donc ce signal qui l’appelle ?
Chacun d’eux à sa voix est fidèle ;
Sans plus attendre,
Il va se rendre
À l’instant
Où l’on l’attend ;
Entr’eux enfin plus de débats ;
Grâce au ciel, il vole aux combats,
Du moins ils ne se battront pas.
Des villageois sont accourus au son de cor et garnissent le théâtre ; don Quichotte suivi de Sancho monte lentement la montagne ; Basile sort par la droite ; Gamache, Maritorne et Quitterie restent en scène ; le rideau baisse.
ACTE III
Une feuillée disposée pour une fête. Les arbres sont entourés de guirlandes. Des buffets chargés de comestibles s’élèvent de tous côtés. Des tonneaux sont défoncés. Des feux devant lesquels tournent des broches, garnies de viandes. Des tables sur les côtés.
Scène première
PAYSANS, PAYSANNES, CUISINIERS
Au lever du rideau tout est en mouvement ; les cuisiniers embrochent et débrochent. Les vieux paysans boivent et chantent ; les jeunes dansent. Tableau animé de fête villageoise.
CHŒUR, pendant la danse.
Air du Fandango.
Ici, sans gêne,
Soucis, ni peine,
À tasse pleine
Buvons amis !
Dans cette fête,
Gaîté parfaite,
Rien ne s’achète,
Tout est gratis.
Scène II
LES MÊMES, MARITORNE PÉDRILLE
PÉDRILLE.
Oui, va, sois sans crainte pour la bonne Quitterie, Maritorne, elle n’épousera pas le vieux Gamache.
MARITORNE.
Ça me paraît bien difficile à présent ! le temps s’écoule, les grands parents arrivent, le curé s’apprête et les chantres entonnent...
PÉDRILLE.
Le vin du mari ! Eh bien, tout ça sera pour Basile. Ah ! c’est que tu ne connais pas le bachelier Samson Carasco ! moi, je le connais... En voilà un fameux malin, et du moment qu’il a promis de marier Basile et Quitterie, c’est comme si le notaire y avait passé.
MARITORNE.
Que le bon Dieu et le grand saint Jacques t’entendent ; car cette pauvre Quitterie, elle s’en chême, quoi !
PÉDRILLE.
Après tout, elle ne serait pas si malheureuse ! Épouser le plus riche la boureur à vingt lieues à la ronde.
MARITORNE.
Eh ! mon Dieu ! c’est égal ; quand on aime, on aime... On s’affolichonne comme ça de vos frimouses... Toi, par exemple, t’es pas beau.
PÉDRILLE.
Oh !...
MARITORNE.
Vrai... t’es laid... t’es brutal.
PÉDRILLE.
Dame ! je n’étrille pas que mes mules.
MARITORNE.
Je le sais bien... et pourtant j’envoie paître ceux qui me conseillent de choisir un autre amoureux et viennent me dire ci et ça...
Air : Est-ce ma faute, oui-dà !
Pour peu que l’on rie
Avec un garçon,
Pédrille t’injurie,
Et même, dit-on...
Elle fait le geste de battre. Parlé.
C’est vrai, mais que voulez-vous ?
Dans c’ mond’ chacun a
Son goût, sa folie ;
Què qu’ ça vous fait, dà !
Si j’ les aim’ comm’ ça.
PÉDRILLE, apercevant Sancho qui tourne autour des marmites au fond.
Ah ! diable ! l’écuyer ! À mon rôle.
Il remet son grand nez.
MARITORNE.
Même air.
Moi, je certifie,
Que peu valent mieux,
C’qu’en lui j’apprécie...
C’est...
Elle aperçoit le grand nez.
Quel nez ! grands dieux !
Parlé.
Eh ben, c’est égal !...
Dans c’monde chacun a
Son goût, sa folie ;
Què qu’ ça vous fait, dà !
Si j’ les aim’ comm’ çà.
PÉDRILLE.
T’as raison... mais laisse-moi un peu avec ce gaillard-là.
MARITORNE.
Ah ça ! pourquoi vas-tu encore t’occuper de ces deux escogriffes ?... le temps que tu perds avec eux, il me semble que tu pourrais mieux l’employer avec moi.
PÉDRILLE.
Écoute, Maritorne, en contraignant ce pauvre fou de gentilhomme à retourner chez lui, le bachelier fait une bonne et belle action à laquelle je m’associe...
MARITORNE.
À coups de bâton... Allons, je te laisse et vais consoler Quitterie.
Elle sort.
Scène III
PÉDRILLE, SANCHO, UN CUISINIER
Pédrille s’est retiré vers le fond ; Sancho s’avance en flairant les buffets et les marmites.
SANCHO.
Heim ! il s’exhale de ces cuisines une odeur bien plus agréable que celle des roses et du jasmin... je crois... je suis sûr de sentir des grillades et des fritures... Oh ! les heureux mariages que ceux qui commencent par ces odeurs-là !
UN MARMITON.
Eh bien ! mon gros garçon, vous voilà bien désœuvré... Ne trouvez-vous rien à faire ici ?
SANCHO.
Mon Dieu, monsieur, je ne demande pas mieux que de m’occuper... et vous vouliez me permettre de tremper un petit morceau de pain dans une de ces grandes marmites.
LE MARMITON.
Pardi, frère, l’intention du riche Gamache n’est pas que ce jour soit un jour de jeûne ; cherchez, prenez une cuiller, écumez une poule ou deux, et grand bien vous fasse...
SANCHO.
Monsieur, vous êtes fort poli... mais je ne vois pas de cuiller.
LE MARMITON.
Attendez, mon pauvre ami, vous m’avez l’air bien timide ; je vais à votre secours.
Il plonge un poêlon dans une marmite et retire trois poules et deux oisons.
Tenez, mon bon frère, déjeunez avec cette écume, en attendant le dîner.
SANCHO.
Je vous remercie, monsieur, mais je n’ai rien pour mettre cela.
LE MARMITON.
Eh ! emportez le poêlon ! n’avez-vous pas peur de ruiner le riche Gamache ?
Scène IV
SANCHO, s’établissant sur une table
À la bonne heure !... Plus je vais, plus je me sens d’amitié pour ce monsieur Gamache ! Là ! tandis que mon maître se fait peut-être briser les côtes par le chevalier des Blanches-Lunes, je vais me refaire l’estomac...
Scène V
SANCHO, PÉDRILLE
Au moment où Sancho se dispose à manger, Pédrille, avec son grand nez, vient se mettre devant lui.
PÉDRILLE.
Dieu vous garde, frère !
SANCHO.
Bonté divine, qu’est-ce que c’est que ça ?
PÉDRILLE.
Air de l’Artiste.
Eh bien ! pourquoi vous taire ?...
Quand je vous tends les bras,
Embrassez-moi, confrère.
SANCHO, se reculant.
Je ne mérite pas...
À part.
Quel est donc ce mystère,
Du cet enchantement ?...
Sur un homme ordinaire,
C’est le nez d’un géant.
PÉDRILLE.
Ah ! je devine, c’est à cause... vous êtes surpris... Eh bien ! ce n’est rien... si vous aviez vu mon premier-né... c’est bien autre chose...
SANCHO.
Comment, comment, vous en avez eu un autre ?...
PÉDRILLE.
Non... je veux dire mon fils si aîné.
SANCHO.
Ah ! c’est de naissance et ça vient de famille... C’est un joli avantage.
Il prend du tabac et va serrer sa tabatière.
PÉDRILLE, tendant les doigts.
Air connu.
Un peu de tabac,
S’il vous plaît, confrère...
Un peu de tabac...
SANCHO.
Tu n’en auras pas.
J’en ai du bon et du râpé,
Mais ce n’est pas pour ton... affreux nez
J’ai du bon tabac dans ma tabatière,
J’ai du bon tabac,
Tu n’en auras pas.
PÉDRILLE.
Au fait, c’est juste... Nos maîtres sont ennemis, ils en viennent aux mains en ce moment, et je vois que vous connaissez la coutume d’Andalousie...
SANCHO.
Qu’entendez-vous par ces paroles ?
PÉDRILLE.
J’entends que, pendant le combat de nos maîtres, nous jouerons aussi des couteaux.
SANCHO.
Ah ! c’est la coutume d’Andalousie... Eh bien ! c’est un usage fort vilain, et je ne veux jouer des couteaux qu’avec ces oies et ces dindons... si le cœur vous en dit.
PÉDRILLE.
Vous ne me ferez pas l’injure de refuser une partie d’honneur.
SANCHO.
Eh ! vraiment si... D’ailleurs je n’ai pas d’épée.
PÉDRILLE.
À cela ne tienne, mon cher... tenez, voilà deux grands sacs de toile, vous en prendrez un, moi l’autre, et nous nous battrons à coups de sacs.
SANCHO.
Ah ! comme cela je le veux bien ; celui qui frappera le mieux ne risquera que d’ôter la poussière de dessus l’habit de son ennemi.
PÉDRILLE.
Sans doute ; mais je dois vous prévenir que de peur que le vent n’emporte les sacs, nous aurons soin de mettre dans chacun une douzaine de gros cailloux.
SANCHO.
Seulement ! Diable ! comme vous y allez ! c’est avec cet édredon-là que vous faites vos oreillers ?... Eh bien ! je vous déclare que je ne me battrai pas... Laissons à nos maîtres cette folie, vivons et mangeons, croyez-moi... je ne peux me battre qu’en colère, et je n’aurai jamais de colère contre quelqu’un aussi aimable que vous.
PÉDRILLE.
Alors, je sais un moyen : avant de commencer, je vous donnerai, si vous voulez, une douzaine de coups de poings par devant et autant de coups de pieds... Cela réveillera votre colère, fût-elle plus assoupie qu’une marmotte.
SANCHO.
Non, pardieu ! il vaut mieux laisser dormir nos colères, chacun n’y peut que gagner ; car enfin, tel cherche noise qui se fait frotter ; un chat en colère devient un lion, pour un pois on rend une fève, et qui veut de la laine est souvent tondu.
PÉDRILLE.
Voilà dire en beaucoup de mots que vous êtes un lâche.
SANCHO.
Peut-être... c’est plus sain que d’être brave.
PÉDRILLE.
Trouvez bon alors qu’on vous traite selon vos mérites.
Aux paysans et cuisiniers.
À moi, mes amis.
Scène VI
SANCHO, PÉDRILLE, PAYSANS, MARMITONS
PÉDRILLE.
Air de la Turque... (Contredanse.)
Allons,
Bons garçons,
Aux cieux lançons
Ce gros compère,
Aux lâches montrons
Comme nous donnons
Des leçons.
On entoure Sancho et l’on dispose une nappe.
SANCHO.
M’élever aux cieux,
Ah ! grands dieux !
C’est-il nécessaire ?
Moi, j’aime la terre,
Et ne suis pas ambitieux.
On le prend et on le fait sauter.
CHŒUR.
Allons,
Sautons,
Bien haut,
Ami Sancho ;
Allons,
Bons garçons, etc.
Scène VII
LES MÊMES, GAMACHE
GAMACHE.
Eh bien ! eh bien ! est-ce ainsi qu’on exécute les ordres que j’ai donnés ?
À la voix de Gamache on laisse tomber Sancho et la couverture.
SANCHO.
Ouf ! je ne sais plus où je suis.
Il se retire.
GAMACHE.
Allez promptement chercher Basile et venez me rendre compte de l’expédition.
Les paysans et Pédrille sortent.
Scène VIII
GAMACHE, seul
Ce Basile !... Il fallait pauvre décidément prendre un parti contre ce coquin-là ; et celui que j’ai adopté me paraît concilier tous les tempéraments... J’ai ordonné à tous mes valets de ferme de l’entourer, de l’appréhender au corps, et de le transporter à Alcala dans une maison de santé, où il n’aura rien à faire qu’à bien se porter, occupation qui nous sera également utile à tous deux, parce que je profiterai de ce temps-là pour me marier et pour jouir en paix d’une fortune qui m’a coûté tant de peine.
Scène IX
GAMACHE, QUITTERIE
QUITTERIE, parlant à la cantonade.
Oui, c’est très mal, c’est une indignité, il ne m’écoute seulement pas... Il est déjà bien loin.
GAMACHE.
Eh bien ! Quitterie, qu’y a-t-il donc ?
QUITTERIE.
Ce qu’il y a ?
Le regardant.
Maintenant que j’y pense... C’est peut-être vous qui en êtes cause.
GAMACHE.
Cause, de quoi ?
QUITTERIE.
De tout ce qui arrive à ce pauvre Basile.
GAMACHE, à part.
Mes ordres ne peuvent pas être exécutés ?
QUITTERIE.
Je viens de le rencontrer affublé d’une grande cuirasse, d’un casque... et à tout ce que je lui ai demandé, il m’a répondu qu’il ne savait rien, mais qu’il fallait qu’il se battît contre le seigneur don Quichotte.
GAMACHE.
Quoi, Basile irait s’exposer ainsi ! il faut l’en empêcher...
QUITTERIE
Ah ! bien oui ! peut-être dans ce moment en sont-ils aux mains...
GAMACHE.
Avec cet imbécile de chevalier qui est toujours sûr de pourfendre son adversaire ? Le scélérat, le pendard de Basile ! il m’en a toujours voulu, et je suis sûr qu’il l’a fait exprès.
QUITTERIE.
Oui, parce que vous l’avez réduit au désespoir. Si vous saviez dans quel état il était quand je lui ai dit que dans une heure vous alliez m’épouser.
GAMACHE.
Et qu’aviez-vous besoin de lui dire cela pour l’exalter encore ? C’est vous qui serez cause de sa mort.
QUITTERIE.
C’est plutôt vous.
GAMACHE.
Moi ! par exemple ! si l’on peut dire cela.
QUITTERIE.
Oui, vous.
GAMACHE.
Moi qui l’aime tant ! on n’osait pas combien je lui suis attaché, combien il m’en coûterait de me séparer de lui.
QUITTERIE.
Air : Ah ! vraiment, c’est charmant.
Oubliant pour moi sa tendresse,
Vous vous montrez toujours galant ;
D’amour, dans votre folle ivresse,
Vous me parlez à chaque instant ;
Voilà, voilà ce qui fait son tourment.
Partout vous venez me surprendre,
Sur mes pas il vous voit courir,
Puis enfin ce baiser si tendre,
Qu’hier il vous a vu me prendre...
C’est le rendre martyr !
Vous devriez rougir,
C’est vous, monsieur qui le faites mourir.
GANACHE, pleurant.
Pauvre Basile ! ah ! ah !
QUITTERIE, pleurant aussi.
Ah ! ah ! ah !
GAMACHE.
Un garçon d’une si belle espérance !... Mais tout n’est peut-être pas encore perdu, peut-être même doit-il revenir vainqueur.
QUITTERIE.
Vous croyez ?...
GAMACHE, regardant vers le fond.
Dieu ! j’aperçois l’autre ! il aura succombé.
Quitterie pousse un cri et sort en courant.
Scène X
SANCHO, DON QUICHOTTE, CARASCO, GAMACHE
Don Quichotte, sans casque et appuyé sur Carasco et sur Sancho, arrive lentement et en boitant.
SANCHO.
Mon pauvre maître ! encore une aventure !
CARASCO, à don Quichotte.
Eh ! quoi ! seigneur don Quichotte, votre ami et voisin Samson Carasco a été assez heureux pour arriver juste nu moment du combat et être témoin de la nouvelle gloire que vous venez d’acquérir !
SANCHO.
De la nouvelle gloire ?
DON QUICHOTTE.
Vous avez raison, seigneur bachelier, car jamais plus furieux coup de lance !...
GAMACHE.
Ah ! mon Dieu !
CARASCO, bas à Don Quichotte.
Ce maudit Rossinante ne vous a-t-il pas blessé en tombant ?
DON QUICHOTTE.
Du tout !... Je crois seulement que je ne puis pas remuer le genou droit, mais il est défendu aux chevaliers errants de se plaindre, quand même ils auraient la tête coupée.
SANCHO.
C’est difficile pourtant.
GAMACHE, avec impatience.
Mais, Basile ? donnez-moi des nouvelles de Basile.
CARASCO, froidement.
Je veux laisser au seigneur don Quichotte le soin de raconter son glorieux combat.
GAMACHE.
Ils me feront sécher d’impatience ! dites-moi, au moins, s’il est mort ou blessé ?...
DON QUICHOTTE, passant entre Gamache et Carasco.
Vous allez juger s’il y a de ma faute. Un instant avant le combat ; le chevalier des Blanches-Lunes avait levé la visière de son casque, et, jugez de mon étonnement, en reconnaissant le déloyal et félon chevalier que j’avais surpris embrassant la dame châtelaine, votre noble épouse...
GAMACHE.
Je le sais bien, allez toujours.
DON QUICHOTTE.
Cette cause-là devenait la vôtre, je me regardais comme votre champion ; et, pour reconnaître dignement votre généreuse hospitalité, je lui adresse un premier coup de lance... dans l’intention de le percer d’outre en outre.
GAMACHE, avec effroi.
Ô ciel !
DON QUICHOTTE.
Mais sa cuirasse, qui sans doute était enchantée, résiste à la violence du choc.
GAMACHE, respirant.
À la bonne heure !
DON QUICHOTTE.
Et c’est lui, au contraire, qui m’assène sur mon casque un coup furieux...
GAMACHE, avec joie.
Bon !
DON QUICHOTTE.
Comment bon ? qu’est-ce que cela signifie !
GAMACHE.
Rien, rien, rien, je voulais dire que le coup était bon... Continuez toujours.
DON QUICHOTTE.
Alors, jetant ma lance et ma dague, je tire mon épée et lui porte une pointe...
GAMACHE.
Aye ! aye !
DON QUICHOTTE.
Il la pare et m’en rend deux autres.
GAMACHE, à part.
Bien !
DON QUICHOTTE.
Furieux, je me lève sur mes étriers, et saisissant à deux mains ma bonne épée, je lui porte sur la tête un coup de taillant... de ces coups dont je vous ai parlé, qui vous fendent un homme jus qu’à la ceinture...
GAMACHE.
Miséricorde !
DON QUICHOTTE.
Dans ce moment Rossinante fait un faux pas, et le chevalier des Blanches-Lunes, nous heurtant de son coursier, nous fait rouler, l’un portant l’autre, dans la poussière.
GAMACHE.
Bravo, Basile ! il n’est pas blessé ! il est vainqueur !
DON QUICHOTTE.
Veillaque ! discourtois châtelain ! c’est là l’intérêt que tu prends à ton champion ? toi, qui devais être dans cette joute mon parrain, mon frère d’armes...
GAMACHE.
Mais, seigneur don Quichotte...
DON QUICHOTTE.
Je saurai te prouver à pied comme à cheval que tu n’es qu’un Malandrin, qu’un traître Ganelon, un perfide Mayençais.
Il veut marcher vers lui.
Aye ! le genou !
GAMACHE.
Il dira ce qu’il voudra, Basile se porte bien, voilà le principal ! Mais que nous veut Maritorne ?
Scène XI
CARASCO, DON QUICHOTTE, MARITORNE, SANCHO, GAMACHE
MARITORNE, feignant de pleurer.
Ah ! ah ! Ce pauvre Basile ! qui aurait pu le prévoir ? Quel événement déplorable !
GAMACHE.
Que lui est-il donc arrivé ?
MARITORNE.
Il n’a plus qu’un instant à vivre.
GAMACHE.
Dieu ! ma succession ! ne l’avoir possédée qu’un jour.
À Don Quichotte.
Vous qui disiez qu’il était sain et sauf ?...
DON QUICHOTTE.
Je n’y puis rien comprendre...
Après un moment de réflexion.
Seraient-ce les suites de ce coup terrible que je voulais lui donner ?
MARITORNE.
Du tout... c’est après le combat... Il venait de se désarmer, lorsque vos valets de ferme se sont jetés sur lui...
DON QUICHOTTE.
Les félons ! Noble chevalier, que n’étais-je là pour voler à ton secours !... Aye ! le genou !
MARITORNE.
Ils voulaient l’enlever pour l’empêcher d’épouser Quitterie... Alors dans son désespoir, prenant une dague... v’lan ! Ah ! ah !
GAMACHE.
Voilà donc la prédiction de ce matin accomplie !
Scène XII
CARASCO, DON QUICHOTTE, MARITORNE, SANCHO, GAMACHE, PÉDRILLE, PAYSANS, BASILE, QUITTERIE
Des paysans apportent Basile ; il est enveloppe d’un grand manteau noir, et paraît pouvoir à peine se soutenir ; aussitôt que les personnages en scène l’aperçoivent, ils poussent un cri, et accourent au-devant de lui. On place Basile sur une chaise au milieu du théâtre.
LES PERSONNAGES et LE CHŒUR.
Air du Carnaval de Venise.
Pleurez ! pleurons ! ah ! quel malheur !
Mais plainte inutile !
C’en est fait, le pauvre Basile
S’est percé le cœur.
QUITTERIE, à Gamache.
Ô toi, qui nous sépare,
Qui cause ma douleur !
Pense, tyran barbare,
Qu’il est un Dieu vengeur.
GAMACHE.
Ô ciel ! ma voix t’implore,
Viens encore à mon secours !
D’un rival que j’abhorre,
Prolonge ici les jours.
TOUS.
Pleurez ! pleurons ! etc.
GAMACHE.
N’y aurait-il pas de remède ?
DON QUICHOTTE.
Le baume de Fier-à-Bras, ce précieux spécifique.
GAMACHE.
Non, non, il est bien assez mal.
CARASCO.
Un seul moyen peut-être.
GAMACHE.
Ah ! parlez... je suis prêt à tout sacrifier.
CARASCO.
Même Quitterie ?
GAMACHE.
Comment ?
CARASCO.
Il infortune a causé le désespoir de Basile, le bonheur peut le rappeler à la vie.
GAMACHE.
Perdre l’héritage ou ma femme ! que faire ?... que résoudre ?... Mais à mon âge la fortune doit l’emporter sur l’amour... Mon choix est fait... soyez unis.
BASILE, se levant et rejetant son manteau noir.
Elle est à moi.
TOUT LE MONDE.
Ô prodige !
BASILE.
Non, point de prodige ; mais adresse, mais ruse, permise à l’amour.
GAMACHE.
Ah ! c’était une feinte, je reprends ma parole.
DON QUICHOTTE.
Arrête, discourtois châtelain ! Quitterie est à Basile, c’est le seul bien qu’il possède ; Gamache, le riche Gamache voudrait-il le lui enlever ? Qu’il songe que le défenseur des opprimés est là pour s’y opposer... Aye ! le genou.
GAMACHE.
Allons, mariez-vous donc ; mais Basile, je t’en prie, à l’avenir, de la sagesse et de la modération.
BASILE, regardant Quitterie.
Oui, oui... comptez là-dessus.
CARASCO, à don Quichotte.
Et vous il lustre chevalier, vous dont une loi cruelle enchaîne la vaillance, guidé par un ami fidèle, venez au sein de vos foyers consacrer à l’amour ces jours enlevés à la gloire.
DON QUICHOTTE, soupirant.
Ô Dulcinée... Aye ! le genou...
Sancho amène le cheval de don Quichotte et son âne.
CHŒUR.
Air de la marche de Robert-le-Diable.
Noble héros, fleur de chevalerie,
À l’amour seul livre-toi désormais ;
Ta gloire a fait assez pour l’Ibérie,
Et l’univers ne t’oubliera jamais.
Pendant ce chœur tous les personnages se rangent au fond. Don Quichotte sur Rossinante et Sancho sur son âne s’avancent vers l’avant-scène.
DON QUICHOTTE, au public.
Air du Roi Dagobert.
Dieu ! quel géant là-bas !
Il a cent têtes et cent bras...
Allons, ami Sancho,
Courons sus ! un temps de galop...
Mais déjà naguère,
Traités assez mal,
Bien qu’il soit parterre,
Et nous à cheval,
Je tremble ici d’effroi,
Car des on souffle il peut, je crois,
Nous renverser, ma foi,
Mon coursier, Sancho, l’âne et moi.
Reprise du CHŒUR.
Noble héros, etc.