Didier l’honnête homme (Eugène SCRIBE - Michel MASSON)
Comédie-Vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 19 novembre 1847.
Personnages
DIDIER, armateur
MONTMORIN, notaire
CHARLES DAUBRAY, capitaine de corvette
CHARLOT CANIGOU, au service de Didier
BLANCHE, fille de Didier
L’action se passe à Cherbourg.
ACTE I
Un salon chez Didier. Porte au fond, portes latérales.
Scène première
BLANCHE, MONTMORIN, DIDIER
Au lever du rideau, Didier est devant une table à droite du spectateur et écrit. Blanche est assise à gauche, lisant un journal ; Montmorin, qui tient une chaise à la main, va se placer près de Blanche.
MONTMORIN, à Didier.
Continuez vos calculs, mon cher Didier, vous me donnerez audience quand vous aurez fini... je vais pendant ce temps faire ma cour à mademoiselle Blanche, votre fille...
À Blanche qui recule sa chaise et pose son journal sur la table.
Rassurez-vous, un notaire n’est pas dangereux !... Et puis ce n’est pas pour mon compte... c’est pour celui de mon fils... à moins que je ne vous dérange... car vous lisiez.
BLANCHE.
Je parcourais les nouvelles maritimes.
MONTMORIN.
Ce qui est moins attrayant pour vous que l’article modes de Paris.
BLANCHE.
Vous vous trompez.
Air d’Yelva.
Rien ne m’intéresse, au contraire,
Ni ne m’occupe plus ici...
L’Océan, c’est, après mon père,
Mon plus ancien, mon plus fidèle ami !...
Puis, je lui dois de la reconnaissance...
Comblant mes vœux, couronnant nos efforts,
On lui confie une espérance
Il nous rapporte des trésors.
DIDIER, à droite, écrivant.
Il en garde bien quelquefois sa part.
MONTMORIN, montrant Didier.
Ah ! il nous écoute malgré ses additions... En tous cas... ce n’est pas à lui à se plaindre ! tout le favorise, ce cher ami ! vingt maisons craquent autour de lui, la sienne n’en est pas même ébranlée, elle reste sur sa base aussi solide que mon étude de notaire !
BLANCHE, à demi voix.
Mais aussi que d’activité !... et surtout quelle loyauté ! on ne l’appelle dans Cherbourg que Didier l’honnête homme... et quand mon père a donné sa parole...
MONTMORIN.
C’est comme si tous les notaires y avaient passé...
Baissant la voix.
Ce qui m’étonne, c’est qu’avec une probité si rigide... il ait pu faire une si belle fortune.
BLANCHE, étonnée.
Comment, monsieur de Montmorin ?
MONTMORIN.
Je veux dire c’est extraordinaire... et surtout de nos jours !... aussi beaucoup de gens trouvent cela invraisemblable.
BLANCHE, toujours à demi voix.
Et moi, je vais vous l’expliquer !... c’est que, depuis vingt ans, il est dans sa maison le premier levé et le dernier couché ; c’est qu’il voit tout par lui-même... jamais un moment de perdu... jamais rien d’employé inutilement.
Air du Piège.
Pour s’enrichir voilà tous ses secrets...
Aucun luxe chez lui ne brille...
Il n’en met que dans ses bienfaits,
Et dans ses cadeaux à sa fille.
MONTMORIN.
Eh ! quoi, vraiment, tel est l’emploi
Qu’il réserve à son opulence ?
BLANCHE.
Eh ! oui, Monsieur, les malheureux et moi,
Nous sommes sa seule dépense.
MONTMORIN.
Un homme de l’âge d’or... un cœur et une caisse idem...
À part.
On aime à s’allier à des êtres de ce métal-là...
Scène II
BLANCHE, MONTMORIN, DIDIER, CANIGOU
CANIGOU, paraissant à la porte du fond.
Pardon, excuse, monsieur Didier, je voudrais vous parler... sans vous déranger... mais si ça vous dérange...
DIDIER, avec impatience.
Eh ! tu le vois bien !...
CANIGOU.
Alors, j’attendrai !...
Il vient se placer près de Didier.
MONTMORIN, à Blanche.
Qu’est-ce que c’est que celui-là ?
BLANCHE.
Charlot Canigou... un original qui a une idée fixe.
MONTMORIN.
Et laquelle ?
BLANCHE.
De s’enrichir sans rien faire !... Mon père l’a recueilli et pris chez lui, sans en avoir besoin... parce qu’il était le fils du jardinier d’un de ses anciens amis... il ne voulait rien, disait-il... que le nécessaire, le strict nécessaire... et plus on lui donne, plus il demande, il n’est jamais content.
MONTMORIN.
Didier est trop bon !
BLANCHE, souriant.
On l’a employé tour à tour, comme jardinier, comme domestique, comme garçon de caisse... il n’estime dans ces places-là que ses gages... mais pour le reste... il n’y tient pas !... et préfère passer sa journée, tenez, comme dans ce moment, les bras croisés... c’est sa position habituelle et favorite.
CANIGOU, qui pendant la conversation précédente est toujours resté debout à côté de Didier qui écrit.
Ça vous gêne peut-être que je sois là... et si ça vous dérange ?
DIDIER.
Eh ! oui, sans doute ; j’achève un relevé de caisse... essentiel, et tu vois que M. de Montmorin lui-même, mon ami et mon notaire, attend que j’aie fini.
CANIGOU.
C’est que j’aurais besoin de vous parler.
DIDIER.
Et lui aussi... et je lui dois la préférence.
CANIGOU.
C’est tout simple !... parce qu’il est riche, parce que c’est le premier notaire de Cherbourg, parce qu’il gagne des mille... et des mille... mais comment ? voilà ce qu’on se demande.
MONTMORIN.
Et bien ! par exemple...
DIDIER.
Veux-tu bien te taire et sortir.
CANIGOU.
C’est ça ! les riches se soutiennent entre eux, tandis que nous autres...
DIDIER.
Je t’ai dit de sortir.
CANIGOU.
Alors, comme ça je reviendrai... quand il sera parti...
À Montmorin.
Tâchez de vous dépêcher... si ça ne vous dérange pas...
Voyant Didier qui fait un geste d’impatience.
C’est dit... c’est dit... je reviendrai, le plus tôt possible.
Il sort par le fond.
Scène III
BLANCHE, MONTMORIN, DIDIER
DIDIER, à Montmorin.
Alors venez donc, mon cher, pour ne pas faire attendre M. Canigou... aussi bien j’ai à peu près fini.
BLANCHE, qui pendant ce temps a repris le journal.
Que vois-je ! est-il possible !
MONTMORIN, qui se dirigeait vers Didier s’arrêtant.
Qu’est-ce donc ?
BLANCHE.
En rade, le Saint-Nazaire, arrivant de Saint-Jean d’Ulloa.
MONTMORIN.
Il faut bien qu’il en revienne, puisqu’il y a été.
BLANCHE.
Mais le Saint-Nazaire... c’est ce vaisseau de l’État qui m’a ramenée de New-York, où j’étais allée voir ma tante, il y a trois ans !... Quel plaisir de le savoir si près de nous... Vous comprendriez cela, monsieur de Montmorin, si, comme moi, vous aviez navigué deux grands mois !
Air : À l’âge heureux de quatorze ans.
Car le navire où l’on fut passager
Est une seconde patrie ;
À son destin on n’est plus étranger ;
Pour lui sans cesse on tremble, on prie.
À l’horizon s’il vient se révéler,
Alors se ravivent sur terre,
Tous les plaisirs dont on aime à parler
À part.
Et les souvenirs qu’il faut taire.
Elle reste pensive, les yeux attachés sur le journal ; pendant ce temps Montmorin et Didier ont commencé à causer, à droite du théâtre.
MONTMORIN, à Didier.
Eh bien ! oui, il faut en finir... et pour commencer, fixer le jour du contrat.
BLANCHE, à part, à gauche.
Ah ! mon Dieu !...
DIDIER.
Cela m’est impossible !...
BLANCHE, à part.
À la bonne heure !
MONTMORIN.
Et pourquoi ?...
DIDIER.
Nous sommes dans une crise commerciale si forte, que chaque matin j’attends le courrier en tremblant ; tel hier se croyait riche, qui, entraîné dans un désastre imprévu, apprend aujourd’hui sa ruine... Et ne pouvant me rendre compte à moi-même de ma position, je ne saurais, en ce moment, fixer de dot à ma fille.
MONTMORIN.
Quelle qu’elle soit, mon fils et moi nous l’acceptons.
DIDIER.
Et moi je ne veux promettre que ce que je puis tenir.
BLANCHE, vivement.
Mon père a raison... la crise commerciale...
MONTMORIN.
Ne nous effraye pas !... M. Didier est un si honnête homme.
DIDIER.
Eh ! mon Dieu !... il est aisé de l’être, mes amis, quand la fortune et le bonheur vous ont toujours souri ! Pour mériter réellement ce titre, il faut avoir connu les mauvais jours, avoir lutté contre le malheur, et ses mauvais conseils... contre les tentations de la misère ; et c’est quand on a traversé pur et intact l’adversité, qu’on peut seulement se dire : Je suis un honnête homme.
BLANCHE.
Mais vous, mon père ?
DIDIER.
Moi ?
Air : Quand l’Amour naquit à Cythère.
Avec honneur de cette épreuve
Je sortirai, j’en ai l’espoir ;
Et par là j’obtiendrai la preuve
De ma force et de mon pouvoir.
Jusque-là le doute est possible...
On a beau croire à sa vertu...
Comment peut-on se prétendre invincible
Quand on n’a pas encore combattu ?
Voyant Canigou qui reparaît à gauche.
Encore toi ? Qu’est-ce que c’est ?
Scène IV
BLANCHE, MONTMORIN, DIDIER, CANIGOU
CANIGOU.
Du monde qui vous demande dans votre cabinet.
MONTMORIN.
Je vous laisse, mon cher Didier, le moment est mal choisi... mais nous dînons ce soir chez vous !
DIDIER.
Nous reparlerons de cette affaire.
MONTMORIN, lui tendant la main.
Ainsi donc... à ce soir !
DIDIER, à Montmorin qui sort.
À ce soir !...
À Canigou.
Le courrier de neuf heures est-il arrivé ?
CANIGOU.
Non, Monsieur.
DIDIER, avec impatience.
Pas encore !...
À Blanche.
J’attends une lettre de Marseille.
BLANCHE.
Une lettre de M. Raymond ?
DIDIER.
Mon plus ancien... et mon meilleur ami... il est impossible que je n’aie pas aujourd’hui une réponse...
À Canigou.
Tu dis qu’il y a du monde dans mon cabinet ?
CANIGOU.
Deux négociants de Cherbourg...
Suivant Didier qui fait quelques pas pour sortir.
qui viennent vous demander de l’argent... j’en suis sûr... moi, je ne vous demande qu’un conseil... c’est meilleur marché... et puis je suis avant eux.
DIDIER.
Que veux-tu donc ?... dépêche-toi.
CANIGOU.
Monsieur, vous savez que j’ suis pas ambitieux, je ne demande que le nécessaire.
DIDIER.
Je t’avais donné six cents francs de gages... qui ne te suffisaient pas, j’ai ajouté que tu serais logé, chauffé, nourri...
CANIGOU.
Nourri !... vous ne pouvez pas dire que ce soit du superflu.
DIDIER.
De plus... habillé !
CANIGOU.
C’est encore nécessaire !... ne fût-ce que par décence !... mais, ce qui est indispensable, c’est que je sois heureux... Or, je m’ennuie tout seul, il faut donc que je me marie.
DIDIER.
Eh bien ! je ne t’empêche pas... choisis une femme et laisse moi tranquille !
CANIGOU.
J’en ai choisi deux !
BLANCHE, riant.
En vérité, Canigou !
CANIGOU.
Oui, Mademoiselle !... et c’est là le terrible !
Air : Vaudeville de l’Avare.
C’est entre deux parties extrêmes
Qu’ ma main se donne et se reprend.
Si les avantages sont les mêmes,
Le physique est bien différent ;
Aussi mon embarras est grand.
Je n’ voudrais, en fait d’ ménagère,
Rien d’ trop mesquin, rien d’ trop joufflu...
Mais l’une a plus que l’ superflu,
Et l’autre n’a pas l’ nécessaire.
J’ crois cependant que je me déciderai pour celle-ci !
BLANCHE.
Vu le caractère ?
CANIGOU.
Et mille francs de dot... La difficulté... c’est qu’elle veut que son mari lui en apporte autant.
DIDIER.
Eh bien ! tu as déjà cinq cents francs que tu as placés chez moi... car lui qui se plaint toujours fait des économies... il a un capital de cinq cents francs.
CANIGOU.
Auprès de vous et de tant d’autres... qui en avez mille fois plus !... voilà où le ciel n’est pas juste !...
DIDIER, avec impatience.
Eh bien ?...
BLANCHE.
Eh bien ! mon père, vous ne devinez pas ?... Canigou veut que vous lui donniez les cinq cents francs qui lui manquent et qui lui sont nécessaires...
CANIGOU.
Je ne dis pas non ! ça m’en fera quinze cents... car j’en ai déjà mille.
DIDIER, avec colère.
Tu les as ?
CANIGOU.
Oui, Monsieur.
DIDIER.
Eh bien ! alors, que viens-tu me demander ?
CANIGOU.
Je vous l’ai dit, Monsieur, un bon conseil, c’est là que je veux arriver.
DIDIER.
Tu peux te vanter d’avoir pris le plus long.
CANIGOU.
Ça m’a déjà réussi... car c’est justement en revenant à la maison par la grande promenade... que j’ai vu sous mes pas... ce petit portefeuille vert qui ne contenait rien qu’un chiffon de papier de la banque, et comme c’est moi tout seul qui l’ai trouvé, je viens vous demander si je peux le garder.
DIDIER.
Garder le bien d’autrui !
CANIGOU.
Il n’a plus de propriétaire... il lui en faut un, autant que ce soit moi !... à moins que ça ne me procure du désagrément, voilà pourquoi je viens vous consulter.
DIDIER.
Est-ce là seulement ce qui t’effraye ?... tu priverais un pauvre diable de tout son avoir peut-être, sans en éprouver des regrets, sans en avoir des remords !...
CANIGOU, un peu troublé.
Si vraiment... j’en aurais... Pour cinq cents francs !... il y en a de plus heureux qui en ont pour bien davantage.
DIDIER.
La somme n’y fait rien !... Un million ou cinq cents francs qu’on a dérobés pèsent autant sur la conscience !... il n’y a pas de bonheur possible avec une méchante action, tu te la reprocherais sans cesse, tu serais malheureux, et dans ton intérêt même, crois-moi, reste honnête homme.
CANIGOU.
Je ne demanderais pas mieux, si j’avais de quoi !... Mais cet argent-là m’est nécessaire pour mon mariage.
DIDIER, qui pendant ce temps a ouvert son bureau et y prend un billet de banque.
Tiens donc ! le voilà !...
CANIGOU.
Est-il possible ?...
DIDIER.
Garde celui-ci sans remords !...
Lui arrachant le portefeuille des mains.
Quant à l’autre... j’écrirai... je m’entendrai avec Montmorin pour découvrir le propriétaire.
CANIGOU.
Merci, Monsieur, je n’ai plus rien à désirer.
BLANCHE.
C’est bien heureux !
DIDIER, consultant sa montre.
Neuf heures, le courrier doit être arrivé, et ces messieurs qui m’attendent, je vais les rejoindre...
À Canigou.
Toi, apporte-moi mes lettres dans mon cabinet.
CANIGOU.
Oui, Monsieur !...
Il sort par le fond, et Didier par la porte de gauche.
Scène V
BLANCHE
Ô mon bon père !... il ne lui suffit pas d’être honnête homme, il paye encore de sa bourse pour que les autres le soient !... C’est une belle action, et pour l’en récompenser... tantôt, quand ses affaires seront terminées... je le prierai de faire avec moi une promenade en canot jusqu’à la rade pour rendre visite au Saint-Nazaire... Depuis trois ans, il y a sans doute bien du changement dans l’équipage... Qui sait ?... j’y trouverai peut-être encore quelqu’un de connaissance.
Scène VI
BLANCHE, DAUBRAY
DAUBRAY, à la cantonade.
Si M. Didier n’est pas visible... ne le dérangez pas, j’attendrai !...
BLANCHE.
Ô ciel !... cette voix ?... M. Daubray !...
DAUBRAY.
Mademoiselle Blanche !...
BLANCHE.
Ce jeune lieutenant !...
DAUBRAY.
Capitaine, Mademoiselle, capitaine de corvette.
BLANCHE.
Vous vous rappelez mon nom ?
DAUBRAY.
C’est tout simple... mais vous, Mademoiselle, m’avoir reconnu...
BLANCHE.
Tout de suite... Ah ! vous êtes capitaine.
DAUBRAY.
Comme bien d’autres, Mademoiselle.
BLANCHE.
Mais, Monsieur, tout le monde n’est pas capitaine à votre âge !... et vous commandez ?
DAUBRAY.
Le Saint-Nazaire !...
BLANCHE.
C’est encore mieux !... moi qui justement me promettais d’aller aujourd’hui même revoir notre ancien navire !
DAUBRAY, avec émotion.
Le nôtre, dites-vous ?... depuis trois ans vous ne l’avez donc pas oublié ?...
BLANCHE.
Moi ?... songez donc que ce voyage est la grande histoire de ma vie... deux mois de navigation !... c’est là ce qui me distingue des autres demoiselles de la ville qui n’ont jamais vu la mer que par leur fenêtre, ou tout au plus jusqu’aux limites de la rade !... Moi, j’ai traversé l’Océan !... je sais ce que c’est qu’une tempête... et n’ai pas oublié combien je tremblais... Vous en savez quelque chose, vous, mon protecteur... mais ne le dites à personne, car on me croit très brave ici !
DAUBRAY.
Je serai discret... je garderai pour moi...
BLANCHE.
Mes craintes...
DAUBRAY.
Et mon bonheur !...
BLANCHE.
Je me vois toujours assise près de ce mât où j’étais restée malgré la défense du capitaine.
DAUBRAY.
Vous vouliez absolument voir un orage !... et celui-là était si beau !...
BLANCHE.
C’est-à-dire effroyable !... la vague balayait le pont... les éclairs sillonnaient le ciel qui se fondait en eau... et j’étais là, abritée sous votre manteau, me cramponnant plus fort à votre bras à chaque secousse du vaisseau, qui semblait prêt à s’entr’ouvrir ?
DAUBRAY.
Oui !... mourante de terreur !... mais vous obstinant à rester !
BLANCHE.
Il faut être juste, vous ne m’engagiez pas beaucoup à descendre dans la cabine... et, égoïste que j’étais... je ne m’apercevais pas que pour me servir d’abri vous vous laissiez inonder.
DAUBRAY.
Ah ! je voudrais être encore à ce jour-là !
BLANCHE.
Ce spectacle n’avait cependant pas pour vous le mérite de la nouveauté, monsieur le capitaine.
DAUBRAY, avec chaleur.
N’importe !... au prix de mon grade, au prix de ma vie... je voudrais y être encore !...
BLANCHE.
Eh ! mon Dieu ! comme vous me dites cela ?
DAUBRAY.
Comme un bon marin doit le faire ! Pendant deux mois, Mademoiselle, je me suis trouvé auprès de vous, entre le ciel et l’eau... à bord de ce navire qui était notre horizon, notre monde et tout notre univers... l’obligation de se rencontrer à chaque instant du jour, dans cet étroit espace, fait qu’on se devient mutuellement nécessaire ; elle établit une intimité discrète... qui ne cesse pas d’être du respect... mais qui devient presque de l’amitié ! Grâce à cette vie en commun si uniforme et qui pourtant n’est pas monotone, on s’apprécie mieux, en quelques jours, que dans les salons du monde en beaucoup d’années !... Nous avons navigué ensemble de New-York à Cherbourg, ne vous étonnez donc pas, Mademoiselle, si je vous aime.
Air : Je n’ai pas vu ces bosquets de lauriers.
Je puis un jour être vice-amiral,
On me la prédit, je l’espère,
Aussi, je viens franchement, c’est loyal,
Vous dire à vous et devant votre père :
Au premier rang où j’aspire à monter,
Pour qu’à vous je puisse prétendre,
Non, rien ne pourra me coûter ;
Je promets de vous mériter ;
Vous, promettez-moi de m’attendre.
BLANCHE.
Que me demandez-vous là, Monsieur ?
DAUBRAY.
Un tel aveu vous a surprise...
BLANCHE.
Pas autant que vous le pensez... mais pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt ?
DAUBRAY.
Moi !... alors simple lieutenant de marine... moi, qui n’avais rien... qui n’osais espérer un avancement si rapide ! Et même maintenant, que je me suis battu à Saint-Jean d’Ulloa !... que j’ai eu le bonheur d’être blessé à côté de notre jeune prince ! maintenant que j’ai l’honneur d’être capitaine... c’est tout au plus si j’ose élever les yeux jusqu’à vous, dont le père est si honoré, si considéré, et si riche surtout !
BLANCHE, avec regret.
Que trop !... et mon père, qui n’a jamais manqué à sa parole, a donné la sienne au fils d’un ami !
DAUBRAY, à part.
Ô ciel !
Haut.
Et vous l’aimez ?
BLANCHE.
Je ne dis pas cela !... quoiqu’il n’y ait rien à objecter contre lui... car les convenances d’état, de position et de fortune... tout s’accorde à merveille dans ce malheureux mariage !
DAUBRAY, vivement.
Vous le trouvez malheureux ?
BLANCHE.
Silence !... on vient !... c’est mon père, sans doute !...
DAUBRAY.
Et moi qui voulais vous dire... à vous, à vous seule... mais je reviendrai...
BLANCHE.
Oh ! non, Monsieur !...
DAUBRAY.
J’ai ici... un effet... une traite à toucher.
BLANCHE.
C’est différent... cela ne me regarde pas !
DAUBRAY.
Adieu, Mademoiselle, adieu !
Il sort un instant après que Didier est entré.
Scène VII
BLANCHE, DIDIER, qui entre d’un air rêveur
BLANCHE.
Pourvu que mon père ne l’ait pas vu !...
Le regardant.
Non... il ne voit rien !... pas même moi !
À demi voix.
Mon père !...
DIDIER.
Ah ! c’est toi !...
Il la presse vivement contre son cœur.
BLANCHE.
Qu’avez-vous ?... Pourquoi m’embrasser ainsi ?
DIDIER.
Mon vrai bien... mon trésor !... ma fille bien-aimée !...
BLANCHE.
Qu’est-ce donc ?... Quelque événement, quelque malheur !...
DIDIER.
Non, tu le vois, je suis calme et tranquille... et pourtant pas encore de nouvelles de Raymond... un compagnon d’enfance... un frère !... j’en suis d’autant plus étonné que je lui demandais un service.
BLANCHE.
Et pas de réponse ?
DIDIER, vivement.
Il est malade ou absent... j’en suis certain !... sans cela il aurait tout quitté pour venir près de moi... mais te voilà... ma fille... et comme je n’ai pas au monde de meilleur ami que toi...
BLANCHE.
Non sans doute.
DIDIER.
Il faut bien que je te confie notre situation... et pour mieux te la faire comprendre, laisse-moi te dire jusqu’à quel point je suis en droit de compter sur Raymond... Lui et moi, sortis de notre village en besace, en sabots, n’ayant pour tout bien que l’amitié et le travail, nous arrivâmes ensemble à Marseille ; il entra chez un fournisseur, moi chez un brave négociant qui, dix ans plus tard, m’associait à son commerce que j’avais fait prospérer, et me donnait sa fille en mariage ! Quant à Raymond, il était aussi devenu très riche... Mais, moins heureux ; il ne s’était pas marié, il n’avait pas, comme moi, une femme et une fille... les anges gardiens de la maison !... en revanche, il avait les intrigues et les chagrins intérieurs auxquels se condamne volontairement un vieux garçon... Il me racontait ses peines... celles qu’il osait m’avouer... les autres, je les devinais ! Et lui à Marseille, moi à Cherbourg, nous n’avons jamais cessé de nous aimer et de nous entendre ; l’amitié rapprochait les distances...
BLANCHE.
Achevez, mon père, achevez, de grâce !
DIDIER.
Du vivant de ta mère, et même après elle, tu sais que notre maison a prospéré et que la fortune n’a jamais cessé de nous sourire... Mais tout a un terme ! Il y a deux ans, Raymond avait éprouvé des pertes, et, juge de mon bonheur, j’ai pu rétablir ses affaires, grâce à une partie de mes capitaux qui lui sont venus en aide... et que depuis il m’a rendus... Mais pendant quelque temps cela m’a gêné moi même... L’année dernière a été plus fatale encore, des faillites successives et nombreuses sont venues m’ébranler... J’ai résisté... Mais cette année, depuis trois mois surtout, des malheurs que la prudence humaine ne peut prévoir !... Trois vaisseaux naufragés ! de riches cargaisons englouties, et les maisons les plus solides s’écroulant autour de moi... Que te dirai-je ! obligé pour cette semaine à des payements auxquels je ne pouvais faire face... j’ai poussé un cri de détresse et d’amitié... Raymond ! Raymond ! viens à moi !
BLANCHE, d’un ton de reproche.
Et il n’a pas répondu ?
DIDIER.
En attendant, les traites et les lettres de change arrivent de tous côtés ; hier, cette nuit et ce matin, mon caissier et moi avons dressé l’état de notre avoir et de nos payements ; tout compensé, il me faut encore quinze cent mille francs !
BLANCHE.
Quinze cent mille francs ?
DIDIER.
Ne t’effraye pas !... Je les trouverai !... Cent mille écus que me devait la maison Dordrecht et compagnie... J’ai leurs billets en caisse... De plus, douze cent mille francs de biens fonds...
Avec émotion.
ta dot et ton patrimoine, ma fille.
BLANCHE, vivement.
Qu’importe !...
DIDIER, lui pressant la main.
C’est bien !
Avec chaleur.
Nous vendrons tout !
BLANCHE, de même.
Oui, mon père !...
DIDIER, de même.
Et nous payerons tout !
BLANCHE, de même.
Oui, mon père !
DIDIER.
Nous n’aurons plus rien !... mais nous marcherons le front levé, sans rougir !...
BLANCHE.
Et l’on dira toujours : Didier l’honnête homme !
DIDIER.
Tu as raison !...
Voyant Blanche qui détache son collier.
Que fais-tu donc ?
BLANCHE.
Je commence... ce collier, ces bijoux et les diamants de ma mère, rien ne m’appartient plus.
Air : Si vous avez aimé jamais.
Assez longtemps votre amour généreux
A, par ses dons, pu me voir embellie ;
Ils m’allaient bien, j’en conviens ; mais sans eux
Je dois encor vous sembler plus jolie.
J’oublie enfin qu’ils m’étaient destinés,
Et sans envie, ici, je les regarde ;
Car je n’ai rien perdu, puisque je garde
L’amour qui me les a donnés.
DIDIER.
Chère enfant, y renoncer !...
BLANCHE, vivement.
Sans regrets,
Avec inquiétude et tendresse.
et pourvu que vous ne soyez pas malheureux...
DIDIER.
Moi ?... non !... franchement je ne le suis pas !... je ne sais si, dans cette lutte contre la fortune, dans la satisfaction d’en sortir triomphant... il n’entre pas un peu de vanité ou d’orgueil.
BLANCHE.
Un noble orgueil ! mon père !
DIDIER.
Mais vrai !... je ne me sens pas malheureux... je ne le serais que pour toi, ma fille... et je te vois si courageuse et si forte !
BLANCHE.
Je le serai, je vous le jure !...
DIDIER.
Ton front me semble si calme et si radieux.
BLANCHE.
Vous me donnez l’exemple... mon Dieu !... qu’a-t-on besoin d’une maison si opulente et du luxe qui nous entoure, vous n’en jouissiez jamais !... ce n’était que pour moi... et je n’y tiens pas !... Vos affaires vous éloignaient de moi toute la journée !... vous ne me quitterez plus... voyez quel avantage !...
DIDIER.
Tu vas me faire bénir ma ruine... Mais il y a un chagrin dont rien ne me consolera... Tu n’as plus de dot... tu ne te marieras pas !
BLANCHE, souriant.
Si, mon père !... cela n’empêchera pas !... j’en ai idée !
DIDIER.
Tu crois ?...
BLANCHE.
C’est peut-être comme vous, de l’orgueil...
DIDIER.
Un orgueil légitime !
BLANCHE, gaiement.
Et il y a de quoi !... car enfin, si l’on m’épouse maintenant, ce ne sera plus pour ma fortune.
Vivement et d’un ton plus grave.
Par exemple, il faut écrire à M. de Montmorin que le mariage entre son fils et moi ne peut plus avoir lieu !
DIDIER.
C’est ton avis ?
BLANCHE.
Ce ne serait pas délicat !
DIDIER.
À la bonne heure !... je vais écrire.
BLANCHE, conduisant son père vers la table.
Tout de suite... tout de suite... et après...
DIDIER.
Que ferons-nous ?
BLANCHE.
Nous irons à Marseille chez notre ami Raymond ; ne vous a-t-il pas dit cent fois...
Air : Ô toi, dont l’œil rayonne ! (De la Barcarolle.)
Que l’adversité vienne ;
Didier, souviens-t’en bien,
Ma fortune est la tienne,
Mon toit sera le tien !
DIDIER.
Oui, sa porte hospitalière
Doit s’ouvrir, en lui j’ai foi,
Quand je lui dirai : Frère,
C’est moi ! c’est moi ! c’est moi !
Il se met à la table et écrit.
Scène VIII
DIDIER, écrivant, BLANCHE, au milieu du théâtre, CANIGOU, entrant par le fond
CANIGOU.
Monsieur... Monsieur... le courrier de trois heures vient d’arriver... votre caissier vous demande... eh ! vite ! eh ! vite !... pour une affaire qui a l’air très pressée !
DIDIER.
C’est bon !... Tu me laisseras bien achever cette lettre...
CANIGOU.
Mais non... Hâtez-vous... car il court dans les bureaux de mauvais bruits... Les commis ont un air triste et désolé... ils disent, les larmes aux yeux, que vous allez suspendre vos paiements !
DIDIER.
Ah ! ce sont de braves gens... je le savais bien... et toi aussi, Canigou, je te trouve une physionomie toute renversée.
CANIGOU.
Dame ! ça me touche de près.
DIDIER.
L’intérêt que tu nous portes !...
CANIGOU.
Oh ! oui !... et puis les fonds que j’ai placés chez vous !
DIDIER, riant.
Ah ! voilà une sensibilité...
CANIGOU.
Heureusement, vous avez un air riant qui me rassure !
DIDIER, de même.
Ne te désespère pas... pour nous !...
Air de Julie.
Tu ne perdras rien pour attendre...
Lui donnant la lettre.
À Montmorin, tiens, ce billet... va... cours...
Canigou sort.
Mais mon caissier en sait auquel entendre.
À Blanche.
Courage... espoir ! je vole à son secours.
Les créanciers, quand la maison s’écroule,
Sont bien plus sûrs que les amis...
Ceux-ci, déjà, se sont enfuis,
Les autres arrivent en foule...
Laissons s’éloigner les amis,
Et courons recevoir la foule.
Didier sort par la droite.
Scène IX
BLANCHE, DAUBRAY
BLANCHE.
Du courage !... a-t-il dit !...
Apercevant Daubray qui se présente à la porte du fond.
M. Daubray.
À part.
Oh ! oui, j’en aurai !...
DAUBRAY.
Pardonnez-moi, Mademoiselle, si presque contre votre gré je me présente de nouveau à vos yeux.
BLANCHE.
Si c’est pour affaire commerciale... je n’ai rien à dire...
DAUBRAY.
Non, c’est pour vous voir encore une fois... C’est pour vous dire un dernier adieu !...
BLANCHE.
Certainement, Monsieur, je n’ai ni la volonté... ni le droit de vous empêcher de partir... Vous êtes libre... Mais l’intérêt... l’affection que vous m’avez témoignée...
DAUBRAY.
Dites l’amour le plus vrai !...
BLANCHE.
Le nom n’y fait rien... Tout me fait un devoir... de vous confier un secret que je ne dirais à personne.
DAUBRAY.
Est-il possible !... et ce secret ?...
BLANCHE.
Consiste en deux mots que vous garderez pour vous seul.
DAUBRAY.
Lesquels !... parlez ?...
BLANCHE, lentement et à demi voix.
Mon père est ruiné !...
DAUBRAY, poussant un cri.
Ah ! je reste !...
BLANCHE, lui tendant la main.
J’y comptais !...
DAUBRAY.
Dieu ! que je suis heureux !...
BLANCHE.
Comment, Monsieur !
DAUBRAY, se reprenant.
Non, je suis désolé qu’un si brave homme... si honnête homme... Je ne puis vous dire ce que j’éprouve.
BLANCHE.
Je comprends !... c’est comme moi !...
DAUBRAY.
Mais cette traite que je venais toucher... je ne la présenterai pas... plutôt la déchirer !...
BLANCHE.
Air de la Sentinelle.
Gardez-vous-en... songez que le malheur
À sa fierté, qu’il faut qu’où lui pardonne...
Et ce serait blesser mon père au cœur !...
Exigez tout, Monsieur, je vous l’ordonne.
Mettant la main sur ses bijoux placés sur la table à gauche.
Car nous pouvons tout payer. Dieu merci !
À part.
Oui, fiancé, ah ! sur eux quand je veille,
Il me semble donner ici,
Pour mon père et pour mon mari,
Les diamants de ma corbeille.
Scène X
BLANCHE, DAUBRAY, DIDIER, entrant vivement par la porte à droite
DIDIER, pâle et en désordre.
Ma fille ! ma fille !
BLANCHE, allant au-devant de lui.
Cette pâleur !... ce désordre en vos traits... Qu’y a-t-il donc de nouveau ?
DIDIER, avec désespoir.
Ce qu’il y a ?...
Apercevant Daubray, et s’efforçant de reprendre un air calme.
Quel est ce Monsieur ?
BLANCHE.
M. Daubray, mon père, le capitaine du Saint-Nazaire... cette corvette sur laquelle je suis revenue des États-Unis.
Didier salue Daubray sans parler, et se soutenant à peine. Blanche regardant toujours son père avec inquiétude.
Il venait pour toucher une traite de six mille francs...
Vivement.
Vous tressaillez, mon père !...
DIDIER.
Moi, nullement !...
Montrant à Daubray la porte à gauche.
Les bureaux et la caisse sont de ce côté, hâtez-vous, Monsieur.
DAUBRAY.
Et pourquoi donc, Monsieur ?... rien ne presse !...
DIDIER, appuyant avec force.
Hâtez-vous !... je vous en prie !...
DAUBRAY.
J’obéis... Monsieur !...
Regardant Didier qui vient de tomber sur un fauteuil et cache sa tête dans ses mains.
Pauvre homme !...
Bas, à Blanche.
Ah ! si je l’osais, je me jetterais à ses genoux... pour vous demander à lui !
BLANCHE.
Partez, de grâce !...
Daubray sort.
Scène XI
BLANCHE, DIDIER
BLANCHE, allant à son père qui est assis.
Se hâter, dites-vous ?... et pour quelle raison ?
DIDIER.
C’est que tout est perdu !... C’est que la maison Dordrecht ne paye pas.
BLANCHE.
Ô ciel !...
DIDIER.
Elle fait faillite... et moi... ma fille... et moi qui croyais ne rien devoir à personne... voilà cent mille écus que je ne puis acquitter... La misère, je l’accepterai ; mais le déshonneur !...
BLANCHE.
Courage !... me disiez-vous ; courage, mon père !... il y a peut-être encore quelque espoir ?
DIDIER.
Je n’en ai plus... Il est des jours de fatalité, où le sort semble réunir tous les malheurs sur la tête d’un seul homme... comme pour l’accabler... le coup le plus cruel vient de me frapper au cœur.
BLANCHE.
Encore !... mon Dieu !... Et qu’est-ce donc ?
DIDIER.
Le seul coup... contre lequel je me trouve désarmé et sans force... Je te disais bien que si mon frère, si mon ami Raymond ne me répondait pas...
BLANCHE.
C’est qu’il était malade !...
DIDIER.
Raymond est mort !...
BLANCHE, poussant un cri.
Ah !...
DIDIER, d’une voix entrecoupée.
Tiens !... tiens, voici la lettre que je reçois d’Antoine, son premier commis.
Il donne la lettre à sa fille, appuie ses coudes sur la table et cache sa tête dans ses mains.
Raymond !... Raymond, je t’ai perdu !...
BLANCHE, pendant ce temps, lisant la lettre avec émotion.
« Monsieur, depuis plusieurs jours, mon honoré patron était en proie à une agitation fébrile qui nous alarmait : le mardi 19 courant, M. Raymond a été frappé d’un coup de sang... On s’est empressé de le saigner... Ces secours l’ont ranimé, mais la soirée fut mauvaise... Le lendemain, le mal empira et le repos le plus absolu lui fut commandé... Néanmoins, et malgré nous, il a voulu se lever pour écrire à son ami Didier... »
DIDIER.
À moi !... tu entends ?...
BLANCHE, continuant.
« Pour lui faire ses derniers adieux... À peine avait-il eu la force d’achever et de cacheter sa lettre qu’il fut pris d’une seconde attaque qui l’emporta.
Elle s’arrête, essuie une larme sans que son père la voie et continue.
Si ma présence n’était pas nécessaire aux intérêts de la maison, j’aurais été moi-même vous annoncer cette triste nouvelle et vous porter la lettre qu’il m’avait recommandé de ne remettre qu’en vos mains... Mon frère, que j’ai chargé de ce soin, est parti ce matin et vous donnera de vive voix tous les détails, etc., etc. »
DIDIER, toujours assis près de la table et dans le dernier accablement.
Oui, son dernier souvenir a été pour moi !... il est mort me croyant heureux... et estimé... il n’a pas su... il ne saura pas que le déshonneur était réservé à mes derniers jours !
BLANCHE.
Que dites-vous, mon père ?
DIDIER, se levant.
La vérité !... oui !... ces gens du peuple, ces matelots, ces ouvriers qui croyaient en moi comme en Dieu, qui avaient placé dans ma maison leurs économies... l’avenir de leurs enfants... il faudra donc leur dire... Ce que vous m’avez confié, je ne puis vous le rendre !...
BLANCHE.
Quand ils sauront notre malheur.
DIDIER.
Et s’ils n’y croyaient pas... s’ils pensaient que, comme tant d’autres... je m’enrichis de leurs pertes !
BLANCHE.
Ah ! quelle idée !...
DIDIER.
Canigou le croira !... et me vois-tu rougir devant lui... vois-tu, quand nous passerons dans la rue, chacun me montrer du doigt et murmurer à voix basse : Voilà ce Didier qu’on appelait l’honnête homme... Ah ! je conçois que l’on se tue !...
BLANCHE.
Qu’osez-vous dire !...
DIDIER.
Pardon, mon enfant... pardon... il y a des moments où le cœur le plus pur peut avoir une mauvaise pensée... J’ai blasphémé !... j’ai accusé le ciel... qui m’a laissé ma fille... le ciel... qui pendant si longtemps m’a rendu constamment heureux... le ciel enfin qui m’envoie aujourd’hui l’adversité... mais chacun en ce monde doit en avoir sa part... C’est mon tour ! Dieu m’éprouve !... qu’il me donne seulement la force de lutter et de combattre... c’est tout ce que je lui demande.
BLANCHE.
Et il vous la donnera...
Montmorin entre par le fond.
Monsieur Montmorin !... je vous laisse avec lui... Mon père... il faut tout lui dire...
Elle salue Montmorin. À part.
Mon pauvre père !...
Elle sort à droite.
Scène XII
MONTMORIN, DIDIER
MONTMORIN.
Nous voilà seuls, expliquons-nous ; et quelle est cette lettre que Canigou vient de m’apporter de votre part !
DIDIER.
Ah ! vous l’avez reçue ?
MONTMORIN.
Oui, morbleu !... et j’accours pour m’en expliquer avec vous !... il y a des gens, je le sais, qui s’écrieront : Montmorin, le notaire, est un homme avide, qui ne veut que s’enrichir, n’importe à quel prix... moi, qui vous parle, je l’ai entendu dire... je l’ai entendu !... Certainement je tiens à l’argent... c’est utile à tant de choses... mais je tiens encore plus à ma parole... et quand vous parlez de rompre ce mariage...
DIDIER.
Que dites-vous ?
MONTMORIN.
Je me fâche... je suis furieux... et je me dis : Ce ne sera pas !... voilà comme je suis...
DIDIER.
Quand je vous ai écrit cette lettre, mon cher ami... j’étais ruiné...
MONTMORIN, vivement.
Qu’importe !...
DIDIER.
Laissez-moi achever !... À présent, c’est bien plus terrible encore... j’ai moins que rien !... Je dois cent mille écus !...
MONTMORIN.
Eh ! qu’importe ! vous dis-je !...
DIDIER.
Enfin, Monsieur, s’il faut tout avouer... le seul espoir de salut qui me restait... mon ami Raymond vient de m’être enlevé !... il n’est plus... on vient de me récrire.
MONTMORIN.
Est-il possible !...
À part.
la nouvelle était vraie !
Haut.
Un si brave homme...
Lui donnant une poignée de main.
que vous et moi connaissions depuis plus de vingt ans... il avait été témoin de mon mariage... témoin du côté de madame Montmorin... un ami véritable... un homme qui vous estimait et qui vous aimait plus encore que vous ne pouvez vous l’imaginer... car il y a deux ans, lors du service que vous lui avez rendu... quand il est venu à Cherbourg, pour s’entendre avec vous sur ces capitaux que vous lui prêtiez si généreusement... il a passé deux heures à mon étude...
DIDIER.
Il ne m’en avait rien dit... ni vous non plus.
MONTMORIN.
Il m’avait recommandé le silence... et le devoir du notaire est la discrétion... « Mon cher Montmorin, me dit-il avec la franchise et la bonhomie que vous lui connaissiez... moi, vieux garçon, j’ai passé ma vie à être le jouet et la dupe des femmes... j’ai eu beau changer, cela n’y faisait rien ; les grisettes, les bourgeoises, les grandes dames, toutes m’ont trompé... je renonce à l’amour... je ne crois plus qu’à l’amitié. Il n’y a qu’un seul être au monde sur lequel je puisse compter, c’est mon ami Didier ; et comme je n’entends rien aux articles du Code civil, ayez la bonté d’arranger les choses de manière que tout ce que je possède et posséderai au jour de ma mort revienne à lui... à lui seul ! »
DIDIER.
Que dites-vous ?
MONTMORIN.
J’ai arrangé les choses comme il me le demandait... et par un bon testament bien en règle... qu’il a signé avant son départ... vous êtes depuis deux ans légataire universel de deux millions de biens qu’il possédait alors.
DIDIER, levant les yeux et mains au ciel.
Raymond ! Raymond, mon bienfaiteur !...
Scène XIII
MONTMORIN, DIDIER, BLANCHE
BLANCHE, timidement et cachant une lettre.
Mon père, le caissier m’envoie vous dire qu’il n’a plus rien... rien !... et ils arrivent toujours pour être payés !
MONTMORIN, à demi voix.
N’est-ce que cela : j’ai chez moi cinq cent mille francs que Raymond destinait à l’achat d’une terre en ce pays, je vais vous les envoyer.
DIDIER, haut.
Cent mille écus suffiront.
MONTMORIN.
Ils seront remis à votre caisse dans un instant.
BLANCHE, étonnée.
Qu’est-ce que cela signifie ?
DIDIER.
Tu le sauras.
BLANCHE, avec émotion.
Et puis, mon père ?
DIDIER.
Quoi donc ?
BLANCHE.
Le frère de M. Antoine...
DIDIER.
Le premier commis de Raymond ?
BLANCHE.
Il vient d’arriver...
DIDIER.
De Marseille ?...
BLANCHE.
Harassé de fatigue... Il a voyagé nuit et jour ; je l’ai reçu de mon mieux... je l’ai engagé à se reposer... et il m’a remis pour vous...
DIDIER, prenant la lettre qu’elle lui présente.
La lettre de Raymond... laisse-moi, ma fille...
À Montmorin.
laissez-moi, mon ami, je veux... j’ai besoin d’être seul.
Sortie.
Ensemble.
Air de Strauss.
BLANCHE, MONTMORIN.
Respectons la douleur
Qui déchire son cœur,
Qu’il reste seul ici,
Seul, avec son ami.
DIDIER.
En proie à la douleur
Qui déchire mon cœur,
Laissez-moi seul ici,
Seul, avec mon ami.
Scène XIV
DIDIER, seul
Oui, pour lire cette précieuse lettre avec le recueillement dû à une sainte chose... il faut être seul ! Ô Raymond, ton amitié, compagne de ma vie, ne m’a jamais fait défaut, et elle te survit encore !... Du fond de ta tombe tu me tends la main pour m’aider, me soutenir et m’arracher au déshonneur !...
Regardant la lettre.
« À mon meilleur ami... à Didier, pour lui seul. » C’est bien son écriture !...
Ouvrant la lettre.
Là-dedans est tout son cœur... là-dedans sa dernière pensée !... et elle a été pour moi !... pour moi !...
Il porte le lettre à ses lèvres ; puis il s’assied et lit lentement.
« Didier, je n’ai eu après toi qu’une affection dans ma vie... une jeune femme... on m’a juré qu’elle me trompait... je n’ai plus voulu la revoir, ni elle... ni son fils, qui pourtant était le mien... Aujourd’hui, mais trop tard... j’ai des doutes... tout me porte à croire que des parents éloignés... des parents avides... avaient intérêt à m’abuser... Si je reviens à la santé... si je retrouve la mère de mon fils... je réparerai mes torts, mais d’ici-là... je suis tourmenté... j’ai des remords !... Par un testament que j’ai confié à Montmorin, j’ai légué tous mes biens à toi, mon meilleur ami, à toi qui es plus riche que moi et qui n’en as pas besoin... Plus tard, car je me sens bien fatigué... je te donnerai tous les renseignements nécessaires, et si ne n’ai pas la force de refaire mon testament, je m’en fie à ton honneur !... je te charge de remettre mes biens à Charles mon fils, qui est aussi mon filleul... » – Ô ciel ! et cet argent que Montmorin doit avoir envoyé !... moi !... disposer de ce bien qui ne m’appartient pas !... ah ! courons !...
Scène XV
DIDIER, CANIGOU
CANIGOU, joyeux et un billet de banque à la main.
Monsieur, tout le monde est payé et moi aussi !...
DIDIER.
Ah ! trop tard !...
Il tombe accablé sur un fauteuil.
ACTE II
Un salon.
Scène première
DAUBRAY, seul
Personne non plus dans ce salon... Au fait, le vide... la solitude, ce sont les conséquences d’une catastrophe... elle chasse les indifférents... mais aussi elle ramène les amis véritables, et à ce titre ma place est ici... Mademoiselle Blanche avait raison ! Tantôt, dans le premier moment... je ne pouvais demander la main à son père... mon avenir était trop incertain... Mais maintenant !... celui avec qui j’ai combattu à Saint-Jean-d’Ulloa... notre jeune prince, qui m’a reconnu tout à l’heure, et qui m’a offert, de lui-même... il m’a offert d’être son officier d’ordonnance ! une pareille position !... c’est une fortune qui me tombe des nues !... mais tout me réussit aujourd’hui.
Air du Cabaret.
Désir d’illustrer ma mémoire,
Tu ne m’as pas en vain charmé,
Car maintenant, avec la gloire,
J’ai le bonheur... je suis aimé !
Pour qu’ici le destin lui-même
Par mes efforts soit désarmé,
Tout mon secret le voilà : j’aime !
Je suis aimé !
Scène II
DAUBRAY, CANIGOU
CANIGOU, à la cantonade.
C’est bon ! c’est bon ! Si ça vous dérange...
DAUBRAY.
Ah ! quelqu’un de la maison... M. Didier ?...
CANIGOU.
Pas possible de le voir, encore moins de lui parler...
DAUBRAY.
Il ne reçoit pas ?
CANIGOU.
Si... il m’a reçu, moi... mais très mal... Il m’a envoyé au diable, et pourtant je suis de la maison... Ainsi, jugez, vous, un inconnu !... je ne sais pas où il vous enverrait, mais ça pourrait vous mener loin.
DAUBRAY.
S’il savait quel intérêt m’amène !...
CANIGOU.
L’intérêt ?... je devine... Monsieur est créancier... je peux vous rassurer...
À demi voix.
Vous toucherez... je viens de toucher... il y a des fonds à remuer à la pelle... nous avons fait une succession ! et pour moi et mes sacoches, qui venons d’en porter une partie...
DAUBRAY, à part.
Ô ciel !
CANIGOU.
Air : De sommeiller encor, ma chère.
J’ réponds qu’elle n’est pas légère,
Ce sont des millions d’écus !
Par le maître et propriétaire
Je comprends qu’ils sont bien reçus !
Mais, moi, je les trouve moins drôles,
Et c’est ennuyeux en effet,
D’en avoir tant sur les épaules,
Et pas un seul dans son gousset.
DAUBRAY.
Des millions, dit-il ?...
CANIGOU, riant.
Oui, des millions !... j’aime à répéter ce mot-là, il me réjouit... il m’égaye... Il paraît que ce n’est pas comme ça pour vous... Quelle figure sombre et renversée !
DAUBRAY, à part.
Adieu tout mon espoir...
Haut.
M. Didier est riche...
Avec émotion.
Alors... je n’ai plus rien à lui dire.
CANIGOU.
Ça se trouve bien... car à peine s’il vous écouterait... Il a un air rêveur et préoccupé !... il ne parle à personne... pas même à sa fille !
DAUBRAY.
En vérité !...
CANIGOU.
Il a un très mauvais caractère, le bourgeois... quand il hérite ! et il paraît que les millions produisent sur lui... le même effet que sur vous... cela le fâche.
DAUBRAY.
Allons donc !
CANIGOU.
Enfin... voilà une demi-heure à peine qu’il a touché le premier à-compte... cent mille cens !... moi ! ça m’aurait rendu aimable et gracieux...
DAUBRAY.
Eh bien ?
CANIGOU.
Eh bien ! lui, qui d’ordinaire est le meilleur des maîtres, est devenu insupportable, bourru, emporté... il fronce le sourcil... il se promène en grognant... la tête courbée... enfin, un dernier trait qui vous fera juger... je ne suis pas avide... et ne demande jamais que le strict nécessaire... mais il est de nécessité absolue que j’aie cinq mille francs pour m’établir... un fonds de mercerie qui en vaut le double... alors, croyant le moment favorable... j’ai hasardé ma requête... savez-vous ce qu’il m’a répondu ?...
DAUBRAY, sans l’écouter.
Non !...
CANIGOU.
Je vous l’ai dit tout à l’heure : Va-t’en au diable... je n’ai rien... je ne possède rien !... lui qui possédait des millions... hein ?... Monsieur, comme la fortune change le caractère...
DAUBRAY, rêvant.
C’est étrange !...
CANIGOU.
Tenez... tenez... voilà Mam’selle...
Air de la Valse de Giselle.
La voyez-vous, elle qui d’ordinaire,
Vous a toujours un air si gracieux,
La v’là maint’nant triste comme son père,
Et comme lui sombre et baissant les yeux.
Scène III
DAUBRAY, CANIGOU, BLANCHE
BLANCHE, levant les yeux, aperçoit Daubray, fait un geste de joie, puis apercevant Canigou.
Que fais-tu là ?
CANIGOU.
Pour vous servir, je reste.
BLANCHE.
Va-t’en !
Avec impatience.
Va-t’en ;
CANIGOU, bas, à Daubray.
N’avais-je pas raison ?
Décidément l’ bonheur a, je l’atteste,
Porté malheur à toute la maison !
Ensemble.
CANIGOU.
Vous l’entendez, elle, qui d’ordinaire, etc., etc.
DAUBRAY.
Il a raison ! elle avait, d’ordinaire,
Un front si pur, un air si radieux,
Et la voilà triste comme son père,
Sombre, et n’osant sur moi lever les yeux.
BLANCHE.
À mes regards s’offrait un sort prospère ;
Pour moi brillait un ciel si radieux !
Tout change, hélas! la fortune contraire,
En un instant a renversé mes vœux.
Canigou sort sur un second geste de Blanche.
BLANCHE, le regardant s’éloigner.
Ah ! monsieur Daubray, si vous saviez ?...
DAUBRAY.
Je sais tout... j’ai appris la fortune qui de nouveau nous sépare... mon rêve n’aura pas duré longtemps !... n’importe !... il vous assure ma reconnaissance éternelle, puisqu’il n’a pas dépendu de vous d’en faire une réalité !...
BLANCHE.
Et maintenant encore, si je le pouvais...
DAUBRAY.
Ô ciel !
BLANCHE.
Mais c’est impossible... apprenez qu’à l’instant même où nous étions ruinés, M. de Montmorin, dont je devais épouser le fils, est venu réclamer notre alliance et la foi promise... et aujourd’hui que la fortune nous est revenue... comment rompre ce mariage ?... mon père n’a jamais manqué à sa parole, et maintenant surtout, il se croirait déshonoré, s’il en avait seulement la pensée... comment alors l’y décider ? comment oser même le lui proposer ?
DAUBRAY.
Vous avez raison, c’est impossible.
BLANCHE.
Je l’ai tenté pourtant !
DAUBRAY.
Vous ?...
BLANCHE.
Oui, moi !... je ne sais comment je vous raconte tout cela... je ne le devrais pas peut-être... mais enfin...
DAUBRAY.
Achevez !... achevez, de grâce !...
BLANCHE.
Deux fois j’ai voulu lui parler de vous... mais mon embarras... et puis l’air sombre et sévère... qu’il n’avait peut-être pas, et que je croyais lui voir... tout a retenu sur mes lèvres l’aveu que j’allais lui faire... j’ai eu peur ! Alors j’ai pensé qu’il valait mieux lui écrire... et j’ai glissé sur son bureau... sous sa main... une petite lettre dont je ne me rappelle pas les phrases... mais malgré sa parole donnée, je le suppliais de trouver quelque moyen de se dégager... car tout en rendant justice à mon fiancé... je ne croyais pas l’aimer... que bien au contraire, j’étais sûre d’en aimer un autre...
DAUBRAY.
Oh ! bonheur !
BLANCHE, vivement.
Ce n’est pas à vous que je disais cela, Monsieur, c’est à mon père !
DAUBRAY.
Eh bien ?
BLANCHE.
Il entrait en ce moment, rêveur et les yeux baissés, dans son cabinet... Je me suis retirée en silence... sur la pointe du pied, et à l’instant où je fermais la porte... il venait, sans m’avoir vue, de se jeter dans son fauteuil, juste en face de mon petit billet.
DAUBRAY.
De sorte que vous ne savez pas encore ?
BLANCHE.
Eh ! mon Dieu ! si !... je crains de savoir... Je m’étais éloignée ; l’inquiétude m’a amenée près de cette porte... où le cœur me battait de crainte, et où, l’oreille attentive, j’écoutai longtemps sans rien entendre... Il me semblait que mon père s’était levé... puis il marchait à grands pas... puis son agitation devenait telle qu’il prononçait tout haut des mots entrecoupés... qui tous n’arrivaient pas jusqu’à moi !... Mais tout me prouvait que, dans le cœur de mon pauvre père, il se livrait comme une lutte, comme un combat... Moi, hésiter ! Disait-il... hésiter... oser seulement m’arrêter à cette pensée... Non, non, jamais ! Après quelques instants de silence, et comme changeant de ton, il a dit : Ah ! ce n’est pas pour moi, c’est pour ma fille, ma pauvre enfant... car enfin! après tout... Puis il a poussé un cri : Ah ! c’est indigne !... Et, d’une voix forte, il s’est écrié : Non, je ne céderai pas !... je ne céderai pas !...
DAUBRAY.
Il a raison... un honnête homme tel que lui ne peut manquer à sa parole.
Air : Qu’il tienne sa promesse (du Serment).
Qu’il tienne la promesse
Qu’il fit à ses amis !
Mais moi, moi que l’on blesse,
Moi, je n’ai rien promis ;
Je sais ce qu’il me reste à faire,
Adieu !
BLANCHE.
Vous me quittez, hélas !
DAUBRAY, à part.
Mais du sort un marin jamais ne désespère,
Tant qu’il lui reste encor son épée et son bras.
Ensemble.
DAUBRAY.
Qu’il tienne sa promesse, etc., etc.
BLANCHE.
Ô fatale promesse !
Rêve qui m’a souri ;
Ô bonheur ! ô tendresse !
Tout s’éloigne avec lui !
Daubray sort.
Scène IV
BLANCHE, DIDIER
BLANCHE, le regardant sortir.
Où va-t-il donc ? Ô ciel !
Apercevant son père qui entre par la gauche.
Mon père ! comme il est pâle ! agité !
Didier entre d’un air pensif et sans voir sa fille ; il se dirige vers la porte du fond comme s’il se disposait à sortir, puis il se ravise et vient s’asseoir près d’une table sur laquelle il s’accoude, se tenant le front à deux mains. Tout à coup il relève la tête avec résolution, prend une plume et griffonne.
DIDIER.
Voyons, voyons donc !.. car après tout, le mal n’est peut-être pas si grand... et avec mon travail... et mes seules ressources. Nous disons cent cinq mille... Oui... quarante-neuf mille... quarante-neuf plus cent quarante-six mille, cela fait ?...
Cherchant à additionner les chiffres qu’il vient d’écrire.
Eh bien ! cela fait ?...
Pendant ce temps. Blanche, qui a suivi avec intérêt tous les mouvements de son père, est venue en hésitant se pencher sur le fauteuil où Didier est assis.
BLANCHE, timidement.
Trois cent mille francs mon père !
DIDIER, lève vivement la tête, puis il reste un moment étonné et regarde Blanche.
Mais, que fais-tu là, Blanche ? J’avais dit à tout le monde que je voulais être seul.
BLANCHE, désignant la droite.
Oui, là, seulement... dans votre cabinet.
DIDIER.
Ah ! c’est vrai !
À part.
Je m’y croyais encore !
Se levant et marchant avec agitation.
Ainsi, je suis venu là sans m’en apercevoir... Je ne sais plus maintenant si je marche ou si je reste en place !... C’est affreux !...
BLANCHE, s’approchant timidement.
Vous êtes fâché contre moi, mon père ?...
DIDIER.
Moi ?... non... du tout !...
BLANCHE.
Oh ! si fait... je le vois bien... et vous ne voulez rien me dire... Voyez donc quelle différence !... ce matin, nous étions ruinés et cependant heureux... nous nous entendions si bien... ce soir, nous sommes plus riches que nous ne l’avons jamais été et je souffre... et vous gardez le silence !... Eh bien ! fût-ce pour me gronder, j’aime mieux que vous me parliez !...
DIDIER, qui l’a à peine écoutée.
Moi ?...
BLANCHE.
Oui, vous m’en voulez à cause de ce billet que tout à l’heure je vous ai écrit.
DIDIER.
Quel billet ?
BLANCHE.
Celui qui était sur votre bureau... devant vous !
DIDIER, montrant un papier qu’il tient froissé dans sa main.
C’est vrai, je l’ai pris... je ne l’ai pas lu.
BLANCHE, étonnée.
Vous ne l’avez pas lu ?
DIDIER.
Pas encore !... laisse-moi !
BLANCHE, à part.
Qu’est-ce que cela signifie ?...
Haut et voyant le geste d’impatiente de Didier.
Mon père, je m’éloigne dès que vous m’aurez embrassée.
DIDIER.
Non, je ne veux pas !
À lui-même.
je ne peux pas !...
BLANCHE, à part.
Refuser de m’embrasser !
Air : Taisez-vous (de d’Aranda).
Il faut alors qu’il soit bien en colère ;
Il a, bien sûr, vu ce que j’écrivais.
Geste d’impatience de Didier.
Ah ! calmez-vous ! Pour ne pas vous déplaire,
Je m’en vais,
Mon père,
Je m’en vais.
Elle sort.
Scène V
DIDIER, seul et jetant sur la table la lettre froissée qu’il tenait à la main
Mon Dieu !... quand, sans le vouloir... quand, malgré soi... on a arrêté un seul instant son esprit sur une idée... mauvaise... qu’on a donc de peine à l’éloigner... à la chasser !... par les efforts même que l’on fait pour la bannir... elle revient sans cesse !...
Portant la main à son front.
Mais je serai plus fort qu’elle !... va-t’en, va-t’en !... je t’y forcerai bien...Voyons, pensons à autre chose... occupons-nous de nos affaires... cette somme que je dois, n’importe à qui ?... il faut que je la rende... À coup sûr si Raymond existait encore... s’il avait pu prévoir ma ruine... il me l’eût apportée lui-même... il m’eût forcé de l’accepter... mais il a un héritier... un fils... c’est autre chose...
Avec explosion.
Pourquoi n’est-il pas là ?... Pourquoi ne se présente-t-il pas ?... je lui dirais : Tenez ! voilà l’héritier de votre père... cet héritage qui me pèse, prenez-le... hâtez-vous !... m’en croyant le maître, j’ai disposé de cent mille écus... donnez-moi du temps pour m’acquitter... Il ne peut pas me le refuser... Il s’agit seulement de découvrir ce fils, ce filleul... que l’on me charge de trouver... j’y emploierai tous mes soins... mais chacun ses affaires... et ce n’est pas dans ce moment que je puis le chercher !
Scène VI
CANIGOU, DIDIER
CANIGOU.
Ne vous dérangez pas, c’est moi !
DIDIER.
En voilà un !... je ne sais pas comment il s’y prend, mais il arrive toujours quand je suis en colère !
CANIGOU.
C’est que vous vous mettez toujours en colère quand j’arrive... Aussi, je ne viens plus vous parler de mes cinq mille francs... quoiqu’ils me soient bien utiles, et qu’ils ne vous servent à rien...
DIDIER.
Encore !
CANIGOU.
Je viens seulement d’apprendre par mademoiselle Blanche que la personne dont vous avez hérité, il y a trois quart d’heure, était ce bon M. Raymond de Marseille.
DIDIER, brusquement.
Qu’est-ce que ça te fait ?
CANIGOU.
Tiens ! est-ce que mon père, Sébastien Canigou, n’était pas jardinier chez lui ?... C’est à cause de cela que vous m’avez pris chez vous !
DIDIER.
Eh bien ?
CANIGOU.
Eh bien ! quand ça devrait me coûter un peu cher, je viens vous demander s’il faut que je prenne le deuil ? l’habit noir ?
DIDIER.
Toi ?
CANIGOU.
Il est vrai que cet habit-là pourra aussi me servir pour mon mariage.
DIDIER.
Toi, le deuil !... et à quoi bon ?
CANIGOU.
Parce que M. Raymond était mon parrain.
DIDIER, stupéfait.
Son parrain !
CANIGOU.
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
Mon vrai parrain ! et pour lui que j’honore,
J’ veux prendr’ le deuil !... avant tout cependant,
Instruisez-moi d’un détail que j’ignore :
Si mon parrain, dedans son testament,
Ne laisse rien à son filleul qui l’aime.
Il n’est pas just’ que je le pleure ici :
J’ai bien assez d’ m’affliger pour moi-même ;
Sans êtr’ forcé de m’affliger pour lui.
DIDIER, le prenant par la main.
Es-tu bien sûr de ce que tu me dis là ?
CANIGOU.
Certainement !
DIDIER.
Tu es le filleul de Raymond ?
CANIGOU.
Et depuis longtemps !
À demi voix.
Est-ce qu’il y a quelque chose pour moi ?
DIDIER.
Quelle preuve en as-tu ?
CANIGOU.
D’abord, son nom qu’il m’a donné... rien que cela !
À demi voix.
Combien y a-t-il ?
DIDIER.
Tu te nommes Charles ?
CANIGOU.
Charles Canigou, dit Charlot... mais sur mon extrait de baptême il y a Charles, vous le verrez !
DIDIER.
Mais alors ta mère était ?...
CANIGOU.
Certainement... sa jardinière ; Jacqueline, la jolie jardinière, comme on disait alors ; une beauté dans son temps, parce qu’à présent...
À demi voix.
Est-ce qu’il y aurait aussi quelque chose pour elle ?... Ça serait juste ! vu qu’il a eu des torts à son égard.
DIDIER.
Des torts ?
CANIGOU.
Je m’en souviens !... moi qui suis venu au monde dans la maison !... même que j’y ai été élevé jusqu’à l’âge de trois ans. D’abord, il nous aimait bien, mon parrain... moi et maman la belle Jacqueline !... Pour le papa Canigou, il ne pouvait pas le sentir ; et puis, un jour, voilà qu’il nous met tous à la porte... Ce n’était pas bien... mais s’il se repent, s’il répare cela aujourd’hui... À combien ça se monte, son repentir ?
DIDIER, avec émotion.
Je te le dirai ; va seulement me chercher ton extrait de baptême !
CANIGOU.
Je l’ai là-haut avec mon livret... et mes autres papiers... Tout ce que je demande seulement, je ne suis pas exigeant, c’est que ça aille à cinq mille francs... vous savez pourquoi ?
DIDIER, de même.
Si tu es ce que je crois, ce sera plus encore !
CANIGOU.
Quinze ?
DIDIER.
Sois tranquille.
CANIGOU.
Ou bien trente !...
DIDIER, avec impatience.
Comme tu voudras !
CANIGOU.
C’est qu’alors j’en voudrais soixante... je l’aimerais mieux !...
DIDIER, de même.
Qu’à cela ne tienne... ce que je t’ai dit doit te suffire.
CANIGOU.
Non pas !... parce que vous comprenez bien que si ça peut s’élever jusqu’à la centaine... Cent, voyez-vous, c’est un compte rond !
DIDIER, avec colère.
Je ne te dis pas non... Va me chercher ce que je te demande... et nous verrons.
CANIGOU, hors de lui.
J’y vas... je reviens !... Cent mille francs... est-il possible !... c’est là ce qu’il me fallait !... J’ai donc enfin le nécessaire !...
CANIGOU.
Air : Pardon, car je crois voir.
Ah ! quel événement !
C’est donc pour moi le testament ;
Le ciel me devait ce présent !
Si longtemps indigent,
C’est donc mon tour ! j’ai de l’argent,
Je suis riche à présent.
Je puis, comme eux, je puis être insolent ;
J’ai des écus, je suis riche à présent :
Saluez-moi, j’ai de l’argent !
DIDIER, à part.
Dieu ! quel événement !
Fortune ou hasard inconstant,
Vous changez tout en un instant !
Ô pouvoir de l’argent !
Pour sa raison je crains vraiment,
Tant son bonheur est grand !
Allons, modère un tel enivrement.
Pour sa raison, je tremble en ce moment.
CANIGOU, à Montmorin qui entre.
Vous m’aid’rez, monsieur le notaire,
À placer mes fonds... Ah ! grands dieux !
J’ n’ peux plus épouser la mercière,
Il me faut quelque chose de mieux.
MONTMORIN.
Qu’a-t-il donc ?
CANIGOU.
Ce que j’ai ?
ENSEMBLE.
Ah ! quel événement, etc.
DIDIER.
Dieu ! quel événement !
Fortune ou hasard inconstant.
MONTMORIN.
Dieu ! quel extravagant !
Que rêve-t-il en ce moment ?
Que parle-t-il de testament ?
En lui quel changement !
Non, je ne conçois rien, vraiment,
À son air insolent !
Pour sa raison je crains en ce moment.
Réponds ! réponds ! d’où vient ce changement.
Canigou sort.
Scène VII
MONTMORIN, DIDIER
MONTMORIN, regardant sortir Canigou.
Qu’est-ce qu’il dit ?... qu’est-ce qu’il dit ?... lui, compris dans le testament... Mais ce testament que voici... que je vous apporte, je l’ai assez étudié, Dieu merci !... c’est moi qui l’ai fait... qui l’ai écrit sous la dictée de Raymond, et vous verrez qu’il n’y est pas même question de M. Canigou ni de sa famille.
DIDIER.
En vérité ?
MONTMORIN.
Ce qui était juste !... Des ingrats !... des fainéants qui ont tous mal tourné, à commencer par celui-ci qui ferait le plus mauvais usage de sa fortune.
DIDIER.
Vous croyez ?
MONTMORIN.
Et Raymond, qui le connaissait, était bien décidé à ne lui rien laisser... c’était son intention.
DIDIER, vivement.
Il vous l’a dit ?
MONTMORIN.
Je vous le jure !
DIDIER, avec un mouvement de joie.
Ah !...
Se reprenant.
Il me semble cependant qu’il ne pouvait pas... que l’on ne peut pas se dispenser de faire quelque chose pour lui... ne fût-ce qu’à cause...
MONTMORIN.
De quoi ?
DIDIER.
De son titre !... Il paraît qu’il est filleul de Raymond.
MONTMORIN.
Belle raison !... il n’est pas le seul !...
DIDIER, vivement.
Vous en connaissez d’autres ?
MONTMORIN.
Certainement !...
DIDIER.
Et lesquels ?
MONTMORIN.
Mon fils d’abord !...
DIDIER.
Votre fils ?... à vous ?
MONTMORIN.
Mais oui... à moi !... puisque je vous dis mon fils.
DIDIER.
J’ai cru qu’il se nommait Étienne, comme vous ?
MONTMORIN.
Charles-Étienne, s’il vous plaît ?
DIDIER.
Charles !...
MONTMORIN.
Comme son parrain, dont j’étais, vous le savez, le compatriote et l’ami... Raymond avait été le témoin de notre mariage, et ma femme, madame de Montmorin, voulut absolument qu’il fût le parrain de notre premier... ce à quoi il se prêta de fort bonne grâce !... Tant que nous demeurâmes à Marseille... il fut constamment l’intime de la maison... nous ne nous quittions pas... C’est lui qui m’a prêté les fonds nécessaires pour m’acheter une charge superbe, ici... à Cherbourg... sans cela, nous ne nous serions jamais séparés !
DIDIER, troublé et regardant Montmorin.
Comment ! ce serait ?
MONTMORIN.
L’exacte vérité... et ce qui nous a même étonnés... madame de Montmorin et moi... c’est qu’il n’ait rien laissé à Charles, notre fils, qu’il aimait beaucoup... mais beaucoup... car j’ai une vingtaine de lettres... où il ne l’appelle... que son bienaimé filleul... son cher enfant !...
DIDIER, dont l’émotion va toujours en augmentant, s’écrie tout à coup.
Eh bien !... donc, s’il faut vous l’avouer...
MONTMORIN.
Quoi ? qu’avez-vous ?
DIDIER, s’arrêtant.
Rien !
MONTMORIN.
Que vouliez-vous m’avouer ?
DIDIER, cherchant à déguiser son troublé.
Que j’aurais grand désir de voir ces lettres, si bonnes et si affectueuses... de mon ami Raymond... et dès que vous pourrez me les remettre... me les confier...
MONTMORIN.
Parbleu ! dès aujourd’hui ! J’étais venu vous communiquer ce testament en allant à la chambre des notaires... où nous avons aujourd’hui des élections... ça ne sera pas long... j’aurai encore le temps de passer chez moi et de vous apporter, en venant dîner, ces lettres intimes.
DIDIER, lui serrant la main.
C’est bien ! c’est bien ! adieu !
Scène VIII
DIDIER, seul
Qu’allais-je faire ?... Tout lui dire !... Car c’est lui !... je n’en doute plus... et je ne sais comment j’ai pu un instant penser à Canigou ! Ce filleul... ce fils... c’est Charles de Montmorin... et j’allais, sans réfléchir, l’avouer à celui qui se croit son père ! En ai-je le droit ? et cela m’est-il permis ? Quand heureux et confiant il croit à la fidélité de sa femme... irai-je faire tomber le voile qui couvre ses yeux... lui prouver que depuis vingt-cinq ans il est trahi... arracher de son cœur son amour pour son fils... ou plutôt lui ravir son enfant ?... Et pourquoi ?... pour ajouter à ses richesses... lui qui est déjà si riche !... Pour lui faire acheter au prix de son honneur... une fortune que je ne peux... que je ne dois pas lui rendre...
Se levant avec explosion et comme à lui-même.
Non ! dis plutôt la vérité... Dis que tu veux la garder !... Ne cherche plus à te mentir à toi-même, avoue que tous ces raisonnements que tu te plais à entasser, ces vaines subtilités auxquelles tu ne crois pas, sont autant d’armes que tu essayes à te forger contre ta conscience qui s’indigne et se révolte !...
Avec force et conviction.
Eh bien, oui, fût-on le plus honnête homme du monde, on ne peut pas empêcher une mauvaise pensée de se présenter... mais on la repousse, on lutte, on combat ! et l’on triomphe !...
Il tombe comme épuisé sur le fauteuil qui est devant la table et trouve sous sa main le portefeuille vert que Canigou lui a remis dans le premier acte et qu’il soulève lentement.
Quand je disais ce matin qu’une mauvaise action est le plus lourd des fardeaux. Voilà une heure à peine que j’ai reçu cet héritage, et depuis une heure j’ai éprouvé plus de tourments et d’angoisses, plus de malheurs réels que dans ma vie entière... Je suis devenu cruel et méchant !... j’ai repoussé ma fille, dont la présence me faisait rougir... et pourtant je n’étais coupable encore que par la pensée... Que serait-ce donc, mon Dieu !...
Se levant avec calme et fermeté.
Oui, ma résolution est prise. Déchoir de sa position et l’avouer à tous les yeux, devoir cent mille écus et ne pouvoir les payer, perdre enfin ses rêves de bonheur et d’avenir est bien terrible, mais perdre sa propre estime est plus terrible encore, et le plus grand des malheurs, c’est d’être malhonnête homme.
Air : Époux imprudent, fils rebelle.
Arrière donc, crainte inutile
Que je ne dois plus écouter ;
Arrière, sophisme futile...
Que l’intérêt me faisait adopter.
Oui, quoi qu’il doive m’en coûter !...
Que mon destin me soit ou non funeste,
L’honneur me dit : La route est là !
Quoi qu’il advienne, suivons-la,
Et Dieu se chargera du reste.
Scène IX
DIDIER, DAUBRAY
DAUBRAY.
Pardon ! Monsieur !
DIDIER, naturellement.
Qui êtes-vous, Monsieur, et que me voulez-vous ?
DAUBRAY.
C’est moi qui me suis présenté ce matin pour toucher une traite de six mille francs...
DIDIER, avec bonté.
Ah ! c’est juste... je vous reconnais maintenant... le compagnon de voyage de ma fille ?... mais cette traite, on vous l’a payée.
DAUBRAY.
Aussi n’est-ce pas une réclamation que je vous adresse, mais un service que je viens vous demander.
DIDIER.
Un service ?... parlez, Monsieur, parlez.
DAUBRAY.
Je vous avouerai franchement ma position comme j’en parlerais à mon père... Dans quelques instants je dois me battre... j’ai une affaire d’honneur !
DIDIER.
Un duel ?...
DAUBRAY.
Oui. Il s’agit d’une personne que j’aime... on me la dispute... je suis marin... j’ai provoqué mon rival... il m’attend.
DIDIER.
Mais que puis-je faire pour vous ?
DAUBRAY.
Recevoir en dépôt la somme que j’ai touchée ici ce matin.
DIDIER, avec joie.
Et c’est à moi que vous venez confier...
DAUBRAY.
Ce modique capital qui est toute ma fortune et dont la destination est sacrée... Aussi regarderais-je comme une inappréciable faveur de pouvoir le placer sous la sauvegarde de votre probité... Si l’on avait pu me citer un nom plus honorable que le vôtre, ce n’est pas vous que j’aurais importuné.
DIDIER, toujours plus ému.
Vous !... importun ?... non vous ne l’êtes pas... j’accepte votre dépôt, Monsieur, et je vous remercie de votre confiance !
DAUBRAY.
Voici les six mille francs... si le sort des armes m’est favorable... ce que je ne souhaite pas... je viendrai vous les réclamer... si je suis tué, vous voudrez bien les envoyer à cette adresse, celle de ma mère !...
DIDIER.
Vous avez une mère ?... et vous allez vous battre ; voyons, jeune homme, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’arranger cela ?
DAUBRAY.
Non, Monsieur.
Air : Un page aimait la jeune Adèle.
Le sentiment qui vous inspire
Fait l’éloge de votre cœur ;
Mais je n’ai qu’un mot à vous dire,
Monsieur, il y va de l’honneur,
L’honneur dont vous êtes l’apôtre !...
Et comme chacun tient au sien,
Quand vous gardez si bien le vôtre,
Laissez-moi défendre le mien.
DIDIER.
Je n’ai plus rien à objecter... je vais vous donner un reçu.
DAUBRAY.
Un reçu ?... de vous... Monsieur, de vous... Didier l’honnête homme... ah ! je croirais vous faire injure... je ne l’accepte pas, Monsieur !
DIDIER.
Mais, Monsieur...
DAUBRAY.
Non ! non ! je n’accepte pas !...
Il sort.
Scène X
DIDIER, avec joie
Ma parole vaut un reçu, dit-il. Quoi ! l’on aurait pour moi une telle considération... une telle confiance...
Levant les yeux au ciel.
Ah ! la récompense ne s’est pas fait attendre. Merci ! mon Dieu !
Air : Voltaire chez Ninon.
Et j’aurais pu contre de l’or
Échanger la publique estime !
Non, non, c’est là mon vrai trésor,
Cherchons l’héritier légitime !
En ces lieux rien ne m’appartient,
Mais on m’y respecte, on m’honore...
Apercevant Blanche.
Ma fille !...
Ma fille qui vers moi revient,
Une autre récompense encore !
Scène XI
DIDIER, BLANCHE
DIDIER, à Blanche.
Ah ! viens, mon enfant, viens donc auprès de moi.
BLANCHE, le regardant avec surprise.
Quel air de joie et de contentement !... et cette physionomie si heureuse... Quelle différence d’avec tout à l’heure !
DIDIER, souriant.
C’est vrai, je t’ai repoussée !
BLANCHE.
Et vous m’appelez maintenant.
DIDIER.
Oui, j’ai besoin de te voir... Si tu savais tout ce que j’ai souffert pendant une heure.
BLANCHE.
Je l’ai bien vu... et je me taisais, car je savais pour quelle raison.
DIDIER, avec effroi.
Toi !... grand Dieu !
BLANCHE.
Oui, c’était à cause de moi... à cause de cette lettre que je vous ai écrite.
DIDIER, vivement.
C’est cela même ! tu l’as dit !
BLANCHE.
Vous ne m’en voulez donc plus ?
DIDIER, avec tendresse.
Non, mon enfant !
BLANCHE.
Et ce que je vous demandais pour mon bonheur ?...
DIDIER, de même.
Je te l’accorde !...
BLANCHE.
Vous consentez ?...
DIDIER.
À tout ce que tu voudras... pourvu que tu m’embrasses.
BLANCHE, courant dans ses bras.
Ah ! vous ne me repoussez plus maintenant... et puis, je le vois, vous avez arrangé tout cela pour le mieux... ah ! que c’est bien !... que c’est beau à vous... d’autant que cela a dû vous coûter...
À part.
Mais ma lettre était si tendre et si pressante... qu’il n’a pu y résister... j’en étais sûre !
DIDIER, qui pendant ce temps s’est approché de la table en tournant le dos à Blanche.
Lisons donc cette lettre, et voyons ce que cela peut être.
Il la décachette sans que Blanche la voie.
Scène XII
DIDIER, BLANCHE, CANIGOU
CANIGOU, s’adressant à Didier qui lit la lettre de sa fille.
Ah ! ce n’est pas sans peine !... ah ! j’ai eu une peur !... j’avais beau chercher... je ne trouvais pas ce maudit chiffon de papier... je croyais l’avoir perdu !...
DIDIER, parcourant la lettre.
Ah ! mon Dieu !
CANIGOU.
C’est ce que j’ai dit : ah ! mon Dieu !... mais enfin... je l’ai retrouvé... et puis ce qui m’a encore retardé... j’ai couru chez la mercière...
BLANCHE.
Ta fiancée ?
CANIGOU.
Pour lui dire franchement...
BLANCHE.
Que tu l’épouses ?
CANIGOU.
Au contraire, que nous ne pouvons plus nous convenir, parce qu’il faut des époux assortis, et vu que j’ai cent mille francs !...
BLANCHE.
Lui ?
Scène XIII
DIDIER, BLANCHE, CANIGOU, MONTMORIN, qui est entré pendant les dernières paroles de Canigou
MONTMORIN, riant.
Il y tient donc toujours ?
CANIGOU, avec insistance.
Si j’y tiens !... ça n’est pas déjà trop de cent mille francs pour un homme seul... c’est le strict nécessaire !... à plus forte raison pour deux !
DIDIER, se retournant.
En vérité !
CANIGOU.
Je ne peux donc épouser qu’une personne qui en aurait autant... pour le moins !
DIDIER, avec force.
C’est donc deux cent mille francs qu’il te faut maintenant ?
CANIGOU.
Oui, sans doute !
DIDIER.
Tu t’abuses... ce ne serait bientôt pas assez !
CANIGOU.
C’est possible ! et si vous avez mieux...
DIDIER, lui montrant sur la table le testament.
Tiens ! voilà deux millions !
TOUS.
Deux millions !...
MONTMORIN.
À lui ?
DIDIER.
Oui, à lui ! ou à vous !
MONTMORIN, stupéfait.
Plaît-il ?
DIDIER.
Mon ami Raymond m’avait nommé son légataire universel, vous le saviez tous...
Tirant une lettre de sa poche.
Mais par une lettre... celle-ci, qui n’était adressée qu’à moi, qui n’est connue que de moi... il me prie de chercher... de découvrir quelqu’un qui le touche de très près... et de remettre ses biens à cette personne, qui est à la fois son filleul...
MONTMORIN et CANIGOU, s’avançant en même temps.
Son filleul !
DIDIER.
Et son fils ?
MONTMORIN et CANIGOU, reculant.
Son fils ?
DIDIER, avec chaleur.
Prenez, arrangez-vous !... de plus, cent mille écus que je vous dois... Je travaillerai ! je m’acquitterai !... Mais, en attendant, gardez cet héritage qui ne m’appartient pas... je le livre en vos mains. À présent les miennes sont pures !...
BLANCHE.
Ah ! c’est beau !... c’est digne de vous, mon père !... vous êtes bien Didier l’honnête homme !
DIDIER, à part, avec satisfaction.
Oui, oui... maintenant !...
Il remonte vers le fond avec Blanche, Canigou et Montmorin sont restés tous les deux immobiles et muets de surprise.
CANIGOU, à part, après un instant de silence.
Comment !... il serait possible !...
MONTMORIN, à part.
Quoi... serait-ce vrai !...
CANIGOU, à part.
Et ça ne m’était pas venu à l’idée !
MONTMORIN, à part.
Et je ne m’en étais jamais douté !
CANIGOU, à part.
Mais c’est évident !...
MONTMORIN.
Mais j’y vois clair maintenant !
CANIGOU.
C’est sûr ! c’est bien moi !
MONTMORIN, vivement.
Qu’en savez-vous, Monsieur ?
Ensemble.
Air : Cœur infidèle, cœur volage (Blaise et Babet).
CANIGOU.
C’est indigne !...
MONTMORIN.
C’est infâme !...
Pour sa mère !...
CANIGOU.
Pour sa femme !
TOUS DEUX.
Il réclame !... (bis.)
Le morceau s’interrompt.
DIDIER, qui pendant l’ensemble s’est mis à relire la lettre de Raymond qu’il tenait toujours à la main.
Arrêtez, Messieurs !... et calmez-vous !...
S’avançant.
Plus je relis cette lettre... et plus il me semble que le malheur que vous ambitionnez si ardemment n’appartient ni à l’un ni à l’autre !
MONTMORIN, vivement.
Qu’osez-vous dire ?
CANIGOU, d’un air fâché.
Par exemple, je voudrais bien voir...
DIDIER.
« Si je reviens à la santé, » m’écrit Raymond, « et si je retrouve la mère de mon fils... je l’épouserai... »
CANIGOU et MONTMORIN.
Est-il possible ?...
DIDIER, frappant sur la lettre.
C’est écrit...
S’adressant à Canigou.
Or, il ne pouvait avoir l’idée d’épouser ta mère qui est mariée !...
À Montmorin.
Ni votre femme qui l’est aussi !...
MONTMORIN, à demi voix et d’un air de regret.
C’est vrai !...
DIDIER.
Il faut donc qu’il y en ait quelqu’autre ?...
CANIGOU.
Qu’un seul ! qui a été tué à la guerre, même qu’il en est mort !... le fils de cette Maria.
MONTMORIN.
Sa dernière maîtresse ? Maria la Génoise !... une intrigante !...
Scène XIV
DIDIER, BLANCHE, CANIGOU, MONTMORIN, DAUBRAY, qui est entré sur ces derniers mots
DAUBRAY, s’avançant rapidement.
Qui ose insulter ma mère !...
TOUS.
Sa mère !...
DIDIER, courant à la table et prenant la lettre que Daubray lui avait donnée et jetant les yeux sur l’adresse.
Oui... Maria Daubray, à Gênes...
À Daubray.
Monsieur, voici le dépôt que vous m’avez confié... et de plus, ce qui vous appartient, l’héritage de Charles Raymond, votre père !...
DAUBRAY, avec émotion et levant les yeux au ciel.
À moi ! ô ma mère !
Regardant Montmorin.
Mais il semblerait que j’eusse deviné l’insulte qu’on voulait lui faire ici...
S’avançant vers Montmorin.
Monsieur, je viens de me battre avec votre fils !
MONTMORIN.
Mon Charles !...
Se reprenant.
Non, mon Étienne !
DAUBRAY.
Rassurez-vous !... il existe !... et s’est dignement conduit... C’est un noble jeune homme, car c’est de lui-même, et après le combat, qu’il m’a cédé ce qu’il ne pouvait m’accorder auparavant !...
Faisant un pas vers Didier.
Monsieur Didier, je suis sans famille... je n’ai pas d’autres parents que ma mère... mais je suis officier de marine et je suis riche, dites-vous... je vous demande la main de votre fille.
DIDIER, étonné.
Vous, Monsieur ?... une demande si brusque, si inattendue...
BLANCHE, bas à son père.
Pas tant !... c’était celui dont je vous parlais dans ma lettre.
DIDIER, souriant.
C’est différent !...
À Daubray.
Je vois, Monsieur, que vous étiez accepté d’avance.
CANIGOU.
Ah çà, et moi ?... qu’est-ce qu’il me reste ?
DIDIER.
Les mille francs que tu demandais ce matin pour être heureux !...
CANIGOU, avec désespoir.
Ah ! quel malheur ?...
Avec colère.
Voilà une injustice du sort !... en voilà une !... avoir possédé deux millions, et n’avoir plus rien !... pas même le nécessaire.
CHŒUR FINAL.
Air :
On a mieux que l’opulence,
Tant que le cœur reste pur ;
La paix de la conscience
Est le trésor le plus sûr.