Le Père de Famille (Denis DIDEROT)
Comédie en cinq actes et en prose.
Représentée pour la première fois sur le Théâtre de Marseille, en novembre 1760.
Personnages
MONSIEUR D’ORBESSON, Père de famille
MONSIEUR LE COMMANDEUR D’AUVILÉ, beau-frère du Père de famille
CÉCILE, fille du Père de famille
SAINT-ALBIN, fils du Père de famille
SOPHIE, une jeune inconnue
GERMEUIL, fils de feu Monsieur de ***, un ami du Père de famille
MONSIEUR LE BON, intendant de la maison
MADEMOISELLE CLAIRET, femme de chambre de Cécile
LA BRIE, domestique du Père de famille
PHILIPPE, domestique du Père de famille
DESCHAMPS, domestique de Germeuil
AUTRES DOMESTIQUES de la maison
MADAME HÉBERT, hôtesse de Sophie
MADAME PAPILLON, marchande à la toilette
UNE DES OUVRIÈRES de madame Papillon
M. ***, c’est un pauvre honteux
UN PAYSAN
UN EXEMPT
GARDES
La scène est à Paris, dans la maison du Père de famille.
À S. A. S. MADAME LA PRINCESSE DE NASSAU-SAARBRUCK
madame,
En soumettant le Père de Famille au jugement de Votre Altesse Sérénissime, je ne me suis point dissimulé ce qu’il en avait à redouter. Femme éclairée, mère tendre, quel est le sentiment que vous n’eussiez exprimé avec plus de délicatesse que lui ? Quelle est l’idée que vous n’eussiez rendue d’une manière plus touchante ? Cependant ma témérité ne se bornera pas, madame, à vous offrir un si faible hommage. Quelque distance qu’il y ait de l’âme d’un poète à celle d’une mère, j’oserai descendre dans la vôtre, y lire, si je le sais, été révéler quelques-unes des pensées qui l’occupent. Puissiez-vous les reconnaître et les avouer !
Lorsque le ciel vous eut accordé des enfants, ce fut ainsi que vous vous parlâtes ; voici ce que vous vous êtes dit.
Mes enfants sont moins à moi peut-être par le don que je leur ai fait de la vie, qu’à la femme mercenaire qui les allaita. C’est en prenant le soin de leur éducation que le les revendiquerai sur elle. C’est l’éducation qui fondera leur reconnaissance et mon autorité. Je les élèverai donc.
Je ne les abandonnerai point sans réserve à l’étranger ni au subalterne. Comment l’étranger y prendrait-il le même intérêt que moi ? Comment le subalterne en serait-il écouté comme moi ? Si ceux que j’aurai constitué les censeurs de la conduite de mon fils, se disaient au dedans d’eux-mêmes : « Aujourd’hui mon disciple, demain il sera mon maître, » ils exagèreraient le peu de bine qu’il ferait ; s’il faisait le mal, il l’en reprendraient mollement, et ils deviendraient ainsi les adulateurs les plus dangereux.
Il serait à souhaiter qu’un enfant fût élevé par son supérieur, et le mien n’a de supérieur que moi.
C’est à moi à lui inspirer le libre exercice e sa raison, si je veux que son âme ne se remplisse pas d’erreurs et de terreurs, telles que l’homme s’en faisait à lui-même sous un état de nature imbécile et sauvage.
Le mensonge est toujours nuisible. Une erreur d’esprit suffit pour corrompre le goût et la morale. Avec une seule idée fausse, on peut devenir barbare ; on arrache les pinceaux de la main du peintre, on brise le chef-d’œuvre du statuaire, on brûle un ouvrage de génie, on se fait une âme petite et cruelle ; le sentiment de la haine s’étend, celui de la bienveillance se resserre ; on vit en transe, et l’on craint de mourir. Les vues étroites d’un instituteur pusillanime ne réduiront pas mon fils dans cet état, si je puis.
Après le libre exercice de sa raison, un autre principe, que je ne cesserai de lui recommander, c’est la sincérité avec soi-même. Tranquille alors sur les préjugés auxquels notre faiblesse nous expose, le voile tomberait tout à coup, et un trait de lumière lui montrerait tout l’édifice de ses idées renversé, qu’il dirait froidement : Ce que je croyais vrai était faux ; ce que j’aimais comme bon était mauvais ; ce que j’admirais comme beau était difforme ; mais il n’a pas dépendu de moi de voir autrement.
Si la conduite de l’homme peut avoir une base solide dans la considération générale, sans laquelle on ne se résout point à vivre ; dans l’estime et le respect de soi-même, sans lesquels on n’ose guère en exiger des autres ; dans les notions d’ordre, d’harmonie, d’intérêt, de bienfaisance et de beauté, auxquelles on n’est pas libre de se refuser, et dont nous portons le germe dans nos cœurs, où il se déploie et se fortifie sans cesse ; dans le sentiment de la décence et de l’honneur, dans la sainteté des lois : pourquoi appuierai-je la conduite de mes enfants sur des opinions passagères, qui ne tiendront, ni contre l’examen de la raison, ni contre le choc des passions, plus redoutables encore pour l’erreur que la raison ?
Il y a, dans la nature de l’homme, deux principes opposés ; l’amour-propre, qui nous rappelle à nous, et la bienveillance, qui nous répand. Si l’un de ces deux ressorts venait à se briser, on serait ou méchant jusqu’à la fureur, ou généreux jusqu’à la folie. Je n’aurai point vécu sans expérience pour eux, si je leur apprends à établir un juste rapport entre ces deux mobiles de notre vie.
C’est en les éclairant sur la valeur réelle des objets, que je mettrai un frein à leur imagination. Si je réussis à dissiper les prestiges de cette magicienne, qui embellit la laideur, qui enlaidit la beauté, qui pare le mensonge, qui obscurcit la vérité, et qui nous joue par des spectres qu’elle fait changer de formes et de couleurs, et qu’elle nous montre quand il lui plaît et comme il lui plaît, ils n’auront ni craintes outrées, ni désirs déréglés.
Je ne me suis pas promis de leur ôter toutes les fantaisies ; mais j’espère que celle de faire des heureux, la seule qui puisse consacrer les autres, sera du nombre des fantaisies qui leur resteront. Alors, si les images du bonheur couvrent les murs de leur séjour, ils en jouiront ; s’ils ont embelli des jardins, ils s’y promèneront. En quelque endroit qu’ils aillent, ils y porteront la sérénité.
S’ils appellent autour d’eux les artistes, et s’ils en forment de nombreux ateliers, le chant grossier de celui qui se fatigue depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, pour obtenir d’eux un morceau de pain, leur apprendra que le bonheur peut être aussi à celui qui scie le marbre et qui coupe la pierre ; que la puissance ne donne pas la paix de l’âme, et que le travail ne l’ôte pas.
Auront-ils élevé un édifice au fond d’une forêt, ils ne craindront pas de s’y retirer quelquefois avec eux-mêmes, avec l’ami qui leur dira la vérité, avec l’amie qui saura parler à leur cœur, avec moi.
J’ai le goût des choses utiles ; et, si je le fais passer en eux, des façades, des places publiques, les toucheront moins qu’un amas de fumier sur lequel ils verront jouer des enfants tout nus, tandis qu’une paysanne, assise sur le seuil de sa chaumière, en tiendra un plus jeune attaché à sa mamelle, et que des hommes basanés s’occuperont, en cent manières diverses, de la subsistance commune.
Ils seront moins délicieusement émus à l’aspect d’une colonnade, que si, traversant un hameau, ils remarquent les épis de la gerbe sortir par les murs entr’ouverts d’une ferme. Je veux qu’ils voient la misère, afin qu’ils y soient sensibles, et qu’ils sachent, par leur propre expérience, qu’il y a autour d’eux des hommes comme eux, peut-être plus essentiels qu’eux, qui ont à peine de la paille pour se coucher, et qui manquent de pain.
Mon fils, si vous voulez connaître la vérité, sortez, lui dirai-je ; répandez-vous dans les différentes conditions ; voyez les campagnes, entrez dans une chaumière, interrogez celui qui l’habite ; ou plutôt regardez son lit, son pain, sa demeure, son vêtement ; et vous saurez ce que vos flatteurs chercheront à vous dérober.
Rappelez-vous souvent à vous-même qu’il ne faut qu’un seul homme méchant et puissant, pour que cent mille autres hommes pleurent, gémissent et maudissent leur existence.
Que cette espèce de méchants, qui bouleversent le globe et qui le tyrannisent, sont les vrais auteurs du blasphème.
Que la nature n’a point fait d’esclaves, et que personne sous le ciel n’a plus d’autorité qu’elle.
Que l’idée d’esclavage a pris naissance dans l’effusion du sang et au milieu des conquêtes.
Que les hommes n’auraient aucun besoin d’être gouvernés, s’ils n’étaient pas méchants ; et que par conséquent le but de toute autorité doit être de les rendre bons.
Que tout système de morale, tout ressort politique, qui tend à éloigner l’homme de l’homme, est mauvais.
Que, si les souverains sont les seuls hommes qui soient demeurés dans l’état de nature, où le ressentiment est l’unique loi de celui qu’on offense, la limite du juste et de l’injuste est un trait délié qui se déplace ou qui disparaît à l’œil de l’homme irrité.
Que la justice est la première vertu de celui qui commande, et la seule qui arrête la plainte de celui qui obéit.
Qu’il est beau de se soumettre soi-même à la loi qu’on impose ; et qu’il n’y a que la nécessité et la généralité de la loi qui la fassent aimer.
Que plus les États sont bornés, plus l’autorité politique se rapproche de la puissance paternelle.
Que si le souverain a les qualités d’un souverain, ses États seront toujours assez étendus.
Que si la vertu d’un particulier peut se soutenir sans appui, il n’en est pas de même de la vertu d’un peuple ; qu’il faut récompenser les gens de mérite, encourager les hommes industrieux, approcher de soi les uns et les autres.
Qu’il y a partout des hommes de génie, et que c’est au souverain à les faire paraître. Mon fils, c’est dans la prospérité que vous vous montrerez bon ; mais c’est l’adversité qui vous montrera grand. S’il est beau de voir l’homme tranquille, c’est au moment où les hasards se rassemblent sur lui.
Faites le bien ; et songez que la nécessité des événements est égale sur tous.
Soumettez-vous-y ; et accoutumez-vous à regarder d’un même œil le coup qui frappe l’homme et qui le renverse, et la chute d’un arbre qui briserait sa statue.
Vous êtes mortel comme un autre ; et lorsque vous tomberez, un peu de poussière vous couvrira comme un autre.
Ne vous promettez point un bonheur sans mélange ; mais faites-vous un plan de bienfaisance que vous opposiez à celui de la nature, qui nous opprime quelquefois. C’est ainsi que vous vous élèverez, pour ainsi dire, au-dessus d’elle, par l’excellence d’un système qui répare les désordres du sien. Vous serez heureux le soir, si vous avez fait plus de bien qu’elle ne vous aura fait de mal. Voilà l’unique moyen de vous réconcilier avec la vie. Comment haïr une existence qu’on se rend douce à soi-même par l’utilité dont elle est aux autres ?
Persuadez-vous que la vertu est tout, et que la vie n’est rien ; et si vous avez de grands talents, vous serez un jour compté parmi les héros.
Rapportez tout au dernier moment, à ce moment où la mémoire des faits les plus éclatants ne vaudra pas le souvenir d’un verre d’eau présenté par humanité à celui qui avait soif.
Le cœur de l’homme est tantôt serein et tantôt couvert de nuages ; mais le cœur de l’homme de bien, semblable au spectacle de la nature, est toujours grand et beau, tranquille ou agité.
Songez au danger qu’il y aurait à se faire l’idée d’un bonheur qui fût toujours le même, tandis que la condition de l’homme varie sans cesse.
L’habitude de la vertu est la seule que vous puissiez contracter sans crainte pour l’avenir. Tôt ou tard les autres sont importunes.
Lorsque la passion tombe, la honte, l’ennui, la douleur commencent. Alors on craint de se regarder. La vertu se voit elle-même toujours avec complaisance.
Le vice et la vertu travaillent sourdement en nous. Ils n’y sont pas oisifs un moment. Chacun mine de son côté. Mais le méchant ne s’occupe pas à se rendre méchant, comme l’homme de bien à se rendre bon. Celui-là est lâche dans le parti qu’il a pris ; il n’ose se perfectionner. Faites-vous un but qui puisse être celui de toute votre vie.
Voilà, madame, les pensées que médite une mère telle que vous, et les discours que ses enfants entendent d’elle. Comment, après cela, un petit événement domestique, une intrigue d’amour, où les détails sont aussi frivoles que le fond, ne vous paraîtraient-ils pas insipides ? Mais j’ai compté sur l’indulgence de Votre Altesse Sérénissime ; et si elle daigne me soutenir, peut-être me trouverai-je un jour moins au-dessous de l’opinion favorable dont elle m’honore.
Puisse l’ébauche que je viens de tracer de votre caractère et de vos sentiments, encourager d’autres femmes à vous imiter ! Puissent-elles concevoir qu’elles passent, à mesure que leurs enfants croissent ; et que, si elles obtiennent les longues années qu’elles se promettent, elles finiront par être elles-mêmes des enfants ridés, qui redemanderont en vain une tendresse qu’elles n’auront pas ressentie.
Je suis avec un très profond respect,
madame,
De Votre Altesse Sérénissime,
Le très humble et très obéissant serviteur,
DIDEROT.
ACTE I
Le théâtre représente une salle de compagnie, décorée de tapisseries, glaces, tableaux, pendule, etc. C’est celle du Père de famille.
La nuit est fort avancée. Il est entre cinq et six heures du matin.
Scène première
LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, GERMEUIL
Sur le devant de la salle, on voit le Père de famille qui se promène à pas lents. Il a la tête baissée, les bras croisés, et l’air tout à fait pensif.
Un peu sur le fond, vers la cheminée qui est à l’un des côtés de la salle, le Commandeur et sa nièce font une partie de trictrac.
Derrière le Commandeur, un peu plus près du feu, Germeuil est assis négligemment dans un fauteuil, un livre à la main. Il en interrompt de temps en temps la lecture, pour regarder tendrement Cécile, dans les moments où elle est occupée de son jeu, et où il ne peut en être aperçu.
Le Commandeur se doute de ce qui se passe derrière lui. Ce soupçon le tient dans une inquiétude qu’on remarque à ses mouvements.
CÉCILE.
Mon oncle, qu’avez-vous ? Vous me paraissez inquiet.
LE COMMANDEUR, en s’agitant dans son fauteuil.
Ce n’est rien, ma nièce. Ce n’est rien.
Les bougies sont sur le point de finir ; et le Commandeur dit à Germeuil.
Monsieur, voudriez-vous bien sonner ?
Germeuil va sonner. Le Commandeur saisit ce moment pour déplacer son fauteuil et le tourner en face du trictrac. Germeuil revient, remet son fauteuil comme il était ; et le Commandeur dit au laquais qui entre.
Des bougies.
Cependant la partie de trictrac s’avance. Le Commandeur et sa nièce jouent alternativement, et nomment leurs dés.
Six cinq.
GERMEUIL.
Il n’est pas malheureux.
LE COMMANDEUR.
Je couvre de l’une ; et je passe l’autre.
CÉCILE.
Et moi, mon cher oncle, je marque six points d’école. Six points d’école...
LE COMMANDEUR, à Germeuil.
Monsieur, vous avez la fureur de parler sur le jeu.
CÉCILE.
Six points d’école...
LE COMMANDEUR.
Cela me distrait ; et ceux qui regardent derrière moi m’inquiètent.
CÉCILE.
Six et quatre que j’avais, font dix.
LE COMMANDEUR, toujours à Germeuil.
Monsieur, ayez la bonté de vous placer autrement ; et vous me ferez plaisir.
Scène II
LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, GERMEUIL, LA BRIE
LE PÈRE DE FAMILLE.
Est-ce pour leur bonheur, est-ce pour le nôtre qu’ils sont nés ?... Hélas ! ni l’un ni l’autre.
La Brie vient avec des bougies, en place où il en faut ; et lorsqu’il est sur le point de sortir, le Père de famille l’appelle.
La Brie !
LA BRIE.
Monsieur.
LE PÈRE DE FAMILLE, après une petite pause, pendant laquelle il a continué de rêver et de se promener.
Où est mon fils ?
LA BRIE.
Il est sorti.
LE PÈRE DE FAMILLE.
À quelle heure ?
LA BRIE.
Monsieur, je n’en sais rien.
LE PÈRE DE FAMILLE. Encore une pause.
Et vous ne savez pas où il est allé ?
LA BRIE.
Non, monsieur.
LE COMMANDEUR.
Le coquin n’a jamais rien su. Double deux.
CÉCILE.
Mon cher oncle, vous n’êtes pas à votre jeu.
LE COMMANDEUR, ironiquement et brusquement.
Ma nièce, songez au vôtre.
LE PÈRE DE FAMILLE, à La Brie, toujours en se promenant et rêvant.
Il vous a défendu de le suivre ?
LA BRIE, feignant de ne pas entendre.
Monsieur ?
LE COMMANDEUR.
Il ne répondra pas à cela. Terne.
LE PÈRE DE FAMILLE, toujours en se promenant et rêvant.
Y a-t-il longtemps que cela dure ?
LA BRIE, feignant de ne pas entendre.
Monsieur ?
LE COMMANDEUR.
Ni à cela non plus. Terne encore. Les doublets me poursuivent.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Que cette nuit me paraît longue !
LE COMMANDEUR.
Qu’il en vienne encore un, et j’ai perdu. Le voilà.
À Germeuil qui rit.
Riez, monsieur, ne vous contraignez pas.
La Brie est sorti. La partie de trictrac finit. Le Commandeur, Cécile et Germeuil s’approchent du Père de famille.
Scène III
LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, GERMEUIL
LE PÈRE DE FAMILLE.
Dans quelle inquiétude il me tient ! Où est-il ? Qu’est-il devenu ?
LE COMMANDEUR.
Et qui sait cela ?... Mais vous vous êtes assez tourmenté pour cette nuit. Si vous m’en croyez, vous irez prendre du repos.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il n’en est plus pour moi.
LE COMMANDEUR.
Si vous l’avez perdu, c’est un peu votre faute, et beaucoup celle de ma sœur. C’était, Dieu lui pardonne ! Une femme unique pour gâter ses enfants.
CÉCILE, peinée.
Mon oncle.
LE COMMANDEUR.
J’avais beau dire à tous les deux : Prenez-y garde, vous les perdez.
CÉCILE.
Mon oncle.
LE COMMANDEUR.
Si vous en êtes fous à présent qu’ils sont jeunes, vous en serez martyrs quand ils seront grands.
CÉCILE.
Monsieur le Commandeur.
LE COMMANDEUR.
Bon, est-ce qu’on m’écoute ici ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il ne vient point.
LE COMMANDEUR.
Il ne s’agit pas de soupirer, de gémir, mais de montrer ce que vous êtes. Le temps de la peine est arrivé. Si vous n’avez pu la prévenir, voyons du moins si vous saurez la supporter... Entre nous, j’en doute...
La pendule sonne six heures.
Mais, voilà six heures qui sonnent... Je me sens las... J’ai des douleurs dans les jambes, comme si ma goutte voulait me reprendre. Je ne vous suis bon à rien. Je vais m’envelopper de ma robe de chambre, et me jeter dans un fauteuil. Adieu, mon frère... Entendez-vous ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Adieu, monsieur le Commandeur.
LE COMMANDEUR, en s’en allant.
La Brie.
LA BRIE, du dedans.
Monsieur ?
LE COMMANDEUR.
Éclairez-moi ; et quand mon neveu sera rentré, vous viendrez m’avertir.
Scène IV
LE PÈRE DE FAMILLE, CÉCILE, GERMEUIL
LE PÈRE DE FAMILLE, après s’être encore promené tristement.
Ma fille, c’est malgré moi que vous avez passé la nuit.
CÉCILE.
Mon père, j’ai fait ce que j’ai dû.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je vous sais gré de cette attention ; mais je crains que vous n’en soyez indisposée. Allez vous reposer.
CÉCILE.
Mon père, il est tard. Si vous me permettiez de prendre à votre santé l’intérêt que vous avez la bonté de prendre à la mienne...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je veux rester, il faut que je lui parle.
CÉCILE.
Mon frère n’est plus un enfant.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et qui sait tout le mal qu’a pu apporter une nuit ?
CÉCILE.
Mon père...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je l’attendrai. Il me verra.
En appuyant tendrement ses mains sur les bras de sa fille.
Allez, ma fille, allez. Je sais que vous m’aimez.
Cécile sort. Germeuil se dispose à la suivre ; mais le Père de famille le retient, et lui dit.
Germeuil, demeurez.
Scène V
LE PÈRE DE FAMILLE, CÉCILE, GERMEUIL
La marche de cette scène est lente.
LE PÈRE DE FAMILLE, comme s’il était seul, et en regardant aller Cécile.
Son caractère a tout à fait changé. Elle n’a plus sa gaieté, sa vivacité... Ses charmes s’effacent... Elle souffre... Hélas ! depuis que j’ai perdu ma femme et que le Commandeur s’est établi chez moi, le bonheur s’en est éloigné !... Quel prix il met à la fortune qu’il fait attendre à mes enfants !... Ses vues ambitieuses, et l’autorité qu’il a prise dans ma maison, me deviennent de jour en jour plus importunes... Nous vivions dans la paix et dans l’union. L’humeur inquiète et tyrannique de cet homme nous a tous séparés. On se craint, on s’évite, on me laisse ; je suis solitaire au sein de ma famille, et je péris... Mais le jour est prêt à paraître, et mon fils ne vient point ! Germeuil, l’amertume a rempli mon âme. Je ne puis plus supporter mon état...
GERMEUIL.
Vous, monsieur !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Oui, Germeuil.
GERMEUIL.
Si vous n’êtes pas heureux, quel père l’a jamais été ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Aucun... Mon ami, les larmes d’un père coulent souvent en secret...
Il soupire, il pleure.
Tu vois les miennes... Je te montre ma peine.
GERMEUIL.
Monsieur, que faut-il que je fasse ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Tu peux, je crois, la soulager.
GERMEUIL.
Ordonnez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je n’ordonnerai point ; je prierai ; je dirai : Germeuil, si j’ai pris de toi quelque soin ; si, depuis tes plus jeunes ans, je t’ai marqué de la tendresse, et si tu t’en souviens ; si je ne t’ai point distingué de mon fils ; si j’ai honoré en toi la mémoire d’un ami qui m’est et me sera toujours présent... Je t’afflige ; pardonne, c’est la première fois de ma vie, et ce sera la dernière... Si je n’ai rien épargné pour te sauver de l’infortune et remplacer un père à ton égard ; si je t’ai chéri ; si je t’ai gardé chez moi malgré le Commandeur à qui tu déplais ; si je t’ouvre aujourd’hui mon cœur, reconnais mes bienfaits, et réponds à ma confiance.
GERMEUIL.
Ordonnez, monsieur, ordonnez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ne sais-tu rien de mon fils ?... Tu es son ami ; mais tu dois être aussi le mien... Parle... Rends-moi le repos, ou achève de me l’ôter... Ne sais-tu rien de mon fils ?
GERMEUIL.
Non, monsieur.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Tu es un homme vrai ; et je te crois. Mais vois combien ton ignorance doit ajouter à mon inquiétude. Quelle est la conduite de mon fils, puisqu’il la dérobe à un père dont il a tant de fois éprouvé l’indulgence, et qu’il en fait mystère au seul homme qu’il aime ?... Germeuil, je tremble que cet enfant...
GERMEUIL.
Vous êtes père ; un père est toujours prompt à s’alarmer.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Tu ne sais pas ; mais tu vas savoir et juger si ma crainte est précipitée... Dis-moi, depuis un temps, n’as-tu pas remarqué combien il est changé ?
GERMEUIL.
Oui ; mais c’est en bien. Il est moins curieux dans ses chevaux, ses gens, son équipage ; moins recherché dans sa parure. Il n’a plus aucune de ces fantaisies que vous lui reprochiez ; il a pris en dégoût les dissipations de son âge ; il fuit ses complaisants, ses frivoles amis ; il aime à passer les journées retiré dans son cabinet ; il lit, il écrit, il pense. Tant mieux ; il a fait de lui-même ce que vous en auriez tôt ou tard exigé.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je me disais cela comme toi ; mais j’ignorais ce que je vais t’apprendre... Écoute... Cette réforme dont, à ton avis, il faut que je me félicite, et ces absences de nuit qui m’effrayent...
GERMEUIL.
Ces absences et cette réforme ?...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ont commencé en même temps.
Germeuil paraît surpris.
Oui, mon ami, en même temps.
GERMEUIL.
Cela est singulier.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Cela est. Hélas ! Le désordre ne m’est connu que depuis peu ; mais il a duré... Arranger et suivre à la fois deux plans opposés ; l’un de régularité qui nous en impose de jour, un autre de dérèglement qui remplit la nuit ; voilà ce qui m’accable... Que, malgré sa fierté naturelle, il se soit abaissé jusqu’à corrompre des valets ; qu’il se soit rendu maître des portes de ma maison ; qu’il attende que je repose ; qu’il s’en informe secrètement ; qu’il s’échappe seul, à pied, toutes les nuits, par toute sorte de temps, à toute heure ; c’est peut-être plus qu’aucun père ne puisse souffrir, et qu’aucun enfant de son âge n’eût osé... Mais avec une pareille conduite, affecter l’attention aux moindres devoirs, l’austérité dans les principes, la réserve dans les discours, le goût de la retraite, le mépris des distractions... Ah ! Mon ami !... Qu’attendre d’un jeune homme qui peut tout à coup se masquer, et se contraindre à ce point ?... Je regarde dans l’avenir ; et ce qu’il me laisse entrevoir, me glace... S’il n’était que vicieux, je n’en désespérerais pas ; mais s’il joue les mœurs et la vertu !...
GERMEUIL.
En effet, je n’entends pas cette conduite ; mais je connais votre fils. La fausseté est de tous les défauts le plus contraire à son caractère.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il n’en est point qu’on ne prenne bientôt avec les méchants ; et maintenant avec qui penses-tu qu’il vive ?... Tous les gens de bien dorment quand il veille... Ah ! Germeuil !... Mais il me semble que j’entends quelqu’un... C’est lui peut-être... Éloigne-toi.
Scène IV
LE PÈRE DE FAMILLE, seul
Il s’avance vers l’endroit où il a entendu marcher. Il écoute, et dit tristement.
Je n’entends plus rien.
Il se promène un peu, puis il dit.
Asseyons-nous.
Il cherche du repos ; il n’en trouve point, et il dit.
Je ne saurais... Quels pressentiments s’élèvent au fond de mon âme, s’y succèdent et l’agitent !... Ô cœur trop sensible d’un père, ne peux-tu te calmer un moment !... À l’heure qu’il est, peut-être il perd sa santé... sa fortune... ses mœurs... Que sais-je ? Sa vie... son honneur... le mien...
Il se lève brusquement, et dit.
Quelles idées me poursuivent !
Scène VII
LE PÈRE DE FAMILLE, UN INCONNU
Tandis que le Père de famille erre, accablé de tristesse, entre un inconnu, vêtu comme un homme du peuple, en redingote et en veste, les bras cachés sous sa redingote, et le chapeau rabattu et enfoncé sur les yeux. Il s’avance à pas lents. Il paraît plongé dans la peine et la rêverie. Il traverse sans apercevoir personne.
LE PÈRE DE FAMILLE, qui le voit venir à lui, l’attend, l’arrête par le bras, et lui dit.
Qui êtes-vous ? Où allez-vous ?
L’INCONNU.
Point de réponse.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qui êtes-vous ? Où allez-vous ?
L’INCONNU.
Point de réponse encore.
LE PÈRE DE FAMILLE relève lentement le chapeau de l’inconnu, reconnaît son fils, et s’écrie.
Ciel !... C’est lui !... C’est lui !... Mes funestes pressentiments, les voilà donc accomplis !... Ah !...
Il pousse des accents douloureux ; il s’éloigne, il revient, il dit.
Je veux lui parler... Je tremble de l’entendre... Que vais-je savoir !... J’ai trop vécu, j’ai trop vécu.
SAINT-ALBIN, en s’éloignant de son père, et soupirant de douleur.
Ah !
LE PÈRE DE FAMILLE, le suivant.
Qui es-tu ? D’où viens-tu ?... Aurais-je eu le malheur ?
SAINT-ALBIN, s’éloignant encore.
Je suis désespéré.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Grand dieu ! Que faut-il que j’apprenne !
SAINT-ALBIN, revenant et s’adressant à son père.
Elle pleure, elle soupire, elle songe à s’éloigner ; et si elle s’éloigne, je suis perdu.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qui, elle ?
SAINT-ALBIN.
Sophie... Non, Sophie, non... je périrai plutôt.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qui est cette Sophie ?... Qu’a-t-elle de commun avec l’état où je te vois, et l’effroi qu’il me cause ?
SAINT-ALBIN, en se jetant aux pieds de son père.
Mon père, vous me voyez à vos pieds ; votre fils n’est pas indigne de vous. Mais il va périr ; il va perdre celle qu’il chérit au delà de la vie ; vous seul pouvez la lui conserver. Écoutez-moi, pardonnez-moi, secourez-moi.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Parle, cruel enfant ; aie pitié du mal que j’endure.
SAINT-ALBIN, toujours à genoux.
Si j’ai jamais éprouvé votre bonté ; si dès mon enfance j’ai pu vous regarder comme l’ami le plus tendre ; si vous fûtes le confident de toutes mes joies et de toutes mes peines, ne m’abandonnez pas ; conservez-moi Sophie ; que je vous doive ce que j’ai de plus cher au monde. Protégez-la... elle va nous quitter, rien n’est plus certain... Voyez-la, détournez-la de son projet... la vie de votre fils en dépend... Si vous la voyez, je serai le plus heureux de tous les enfants, et vous serez le plus heureux de tous les pères.
LE PÈRE DE FAMILLE, à part.
Dans quel égarement il est tombé !
À son fils.
Qui est-elle, cette Sophie, qui est-elle ?
SAINT-ALBIN, relevé, allant et venant avec enthousiasme.
Elle est pauvre, elle est ignorée ; elle habite un réduit obscur. Mais c’est un ange, c’est un ange ; et ce réduit est le ciel. Je n’en descendis jamais sans être meilleur. Je ne vois rien dans ma vie dissipée et tumultueuse à comparer aux heures innocentes que j’y ai passées. J’y voudrais vivre et mourir, dussé-je être méconnu, méprisé du reste de la terre... Je croyais avoir aimé, je me trompais... C’est à présent que j’aime...
En saisissant la main de son père.
Oui... J’aime pour la première fois.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous vous jouez de mon indulgence, et de ma peine. Malheureux, laissez-là vos extravagances ; regardez-vous, et répondez-moi. Qu’est-ce que cet indigne travestissement ? Que m’annonce-t-il ?
SAINT-ALBIN.
Ah, mon père ! c’est à cet habit que je dois mon bonheur, ma Sophie, ma vie.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Comment ? Parlez.
SAINT-ALBIN.
Il a fallu me rapprocher de son état ; il a fallu lui dérober mon rang, devenir son égal. Écoutez, écoutez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’écoute, et j’attends.
SAINT-ALBIN.
Près de cet asile écarté qui la cache aux yeux des hommes... ce fut ma dernière ressource.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Eh bien ?...
SAINT-ALBIN.
À côté de ce réduit... il y en avait un autre.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Achevez.
SAINT-ALBIN.
Je le loue, j’y fais porter les meubles qui conviennent à un indigent ; je m’y loge, et je deviens son voisin, sous le nom de Sergi, et sous cet habit.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ah ! je respire !... Grâce à Dieu, du moins, je ne vois plus en lui qu’un insensé.
SAINT-ALBIN.
Jugez si j’aimais !... Qu’il va m’en coûter cher !... Ah !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Revenez à vous, et songez à mériter par une entière confiance le pardon de votre conduite.
SAINT-ALBIN.
Mon père, vous saurez tout. Hélas ! je n’ai que ce moyen pour vous fléchir !... La première fois que je la vis, ce fut à l’église. Elle était à genoux au pied des autels, auprès d’une femme âgée que je pris d’abord pour sa mère ; elle attachait tous les regards... Ah ! mon père, quelle modestie ! quels charmes !... Non, je ne puis vous rendre l’impression qu’elle fit sur moi. Quel trouble j’éprouvai ! Avec quelle violence mon cœur palpita ! Ce que je ressentis ! Ce que je devins !... Depuis cet instant, je ne pensai, je ne rêvai qu’elle. Son image me suivit le jour, m’obséda la nuit, m’agita partout. J’en perdis la gaieté, la santé, le repos. Je ne pus vivre sans chercher à la retrouver. J’allais partout où j’espérais de la revoir. Je languissais, je périssais, vous le savez, lorsque je découvris que cette femme âgée qui l’accompagnait se nommait madame Hébert ; que Sophie l’appelait sa bonne ; et que, reléguées toutes deux à un quatrième étage, elles y vivaient d’une vie misérable... Vous avouerai-je les espérances que je conçus alors, les offres que je fis, tous les projets que je formai ? Que j’eus lieu d’en rougir, lorsque le ciel m’eut inspiré de m’établir à côté d’elle !... Ah ! Mon père, il faut que tout ce qui l’approche devienne honnête ou s’en éloigne !... Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l’ignorez... Elle m’a changé, je ne suis plus ce que j’étais... Dès les premiers instants, je sentis les désirs honteux s’éteindre dans mon âme, le respect et l’admiration leur succéder. Sans qu’elle m’eût arrêté, contenu, peut-être même avant qu’elle eût levé les yeux sur moi, je devins timide ; de jour en jour je le devins davantage ; et bientôt il ne me fut pas plus libre d’attenter à sa vertu qu’à sa vie.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et que font ces femmes ? quelles sont leurs ressources ?
SAINT-ALBIN.
Ah ! si vous connaissiez la vie de ces infortunées ! Imaginez que leur travail commence avant le jour, et que souvent elles y passent les nuits. La bonne file au rouet : une toile dure et grossière est entre les doigts tendres et délicats de Sophie, et les blesse. Ses yeux, les plus beaux yeux du monde, s’usent à la lumière d’une lampe. Elle vit sous un toit, entre quatre murs tout dépouillés ; une table de bois, deux chaises de paille, un grabat, voilà ses meubles... Ô ciel ! quand tu la formas, était-ce là le sort que tu lui destinais ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et comment eûtes-vous accès ? Soyez vrai.
SAINT-ALBIN.
Il est inouï tout ce qui s’y opposait, tout ce que je fis. Établi auprès d’elles, je ne cherchai point d’abord à les voir ; mais quand je les rencontrais en descendant, en montant, je les saluais avec respect. Le soir, quand je rentrais (car le jour on me croyait à mon travail), j’allais doucement frapper à leur porte, et je leur demandais les petits services qu’on se rend entre voisins ; comme de l’eau, du feu, de la lumière. Peu à peu elles se firent à moi ; elles prirent de la confiance. Je m’offris à les servir dans des bagatelles. Par exemple, elles n’aimaient pas sortir à la nuit ; j’allais et je venais pour elles.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Que de mouvements et de soins ! et à quelle fin ! Ah ! si les gens de bien !... Continuez.
SAINT-ALBIN.
Un jour, j’entends frapper à ma porte ; j’ouvre : c’était la bonne. Elle entre sans parler, s’assied et se met à pleurer. Je lui demande ce qu’elle a. Sergi, me dit-elle, ce n’est pas sur moi que je pleure. Née dans la misère, j’y suis faite ; mais cette enfant me désole... Qu’a-t-elle ? Que vous est-il arrivé ?... Hélas ! répond la bonne, depuis huit jours nous n’avons plus d’ouvrage ; et nous sommes sur le point de manquer de pain. Ciel ! m’écriai-je, tenez, allez, courez. Après cela... Je me renfermai, et l’on ne me vit plus.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’entends, voilà le fruit des sentiments qu’on leur inspire ; ils ne servent qu’à les rendre plus dangereux.
SAINT-ALBIN.
On s’aperçut de ma retraite, et je m’y attendais. La bonne madame Hébert m’en fit des reproches. Je m’enhardis : je l’interrogeai sur leur situation ; je peignis la mienne comme il me plut. Je proposai d’associer notre indigence, et de l’alléger en vivant en commun. On fit des difficultés ; j’insistai, et l’on consentit à la fin. Jugez de ma joie. Hélas ! Elle a bien peu duré, et qui sait combien ma peine durera !
Hier, j’arrivai à mon ordinaire, Sophie était seule ; elle avait les coudes appuyés sur sa table, et la tête penchée sur sa main ; son ouvrage était tombé à ses pieds. J’entrai sans qu’elle m’entendit ; elle soupirait. Des larmes s’échappaient d’entre ses doigts, et coulaient le long de ses bras. Il y avait déjà quelque temps que je la trouvais triste... Pourquoi pleurait-elle ? qu’est-ce qui l’affligeait ? Ce n’était plus le besoin ; son travail et mes attentions pourvoyaient à tout... Menacé du seul malheur que je redoutais, je ne balançai point, je me jetai à ses genoux. Quelle fut sa surprise ! Sophie, lui dis-je, vous pleurez ? Qu’avez-vous ? Ne me celez pas votre peine. Parlez-moi ; de grâce, parlez-moi. Elle se taisait. Ses larmes continuaient de couler. Ses yeux, où la sérénité n’était plus, noyés dans les pleurs, se tournaient sur moi, s’en éloignaient, y revenaient. Elle disait seulement : Pauvre Sergi, malheureuse Sophie ! Cependant j’avais baissé mon visage sur ses genoux, et je mouillais son tablier de mes larmes. Alors la bonne rentra. Je me lève, je cours à elle, je l’interroge ; je reviens à Sophie, je la conjure. Elle s’obstine au silence. Le désespoir s’empare de moi ; je marche dans la chambre, sans savoir ce que je fais. Je m’écrie douloureusement : c’est fait de moi ; Sophie, vous voulez nous quitter : c’est fait de moi. À ces mots ses pleurs redoublent, et elle retombe sur sa table comme je l’avais trouvée. La lueur pâle et sombre d’une petite lampe éclairait cette scène de douleur, qui a duré toute la nuit. À l’heure que le travail est censé m’appeler, je suis sorti ; et je me retirais ici accablé de ma peine...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Tu ne pensais pas à la mienne.
SAINT-ALBIN.
Mon père.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Que voulez-vous ? qu’espérez-vous ?
SAINT-ALBIN.
Que vous mettrez le comble à tout ce que vous avez fait pour moi depuis que je suis ; que vous verrez Sophie, que vous lui parlerez, que...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Jeune insensé !... Et savez-vous qui elle est ?
SAINT-ALBIN.
C’est là son secret. Mais ses mœurs, ses sentiments, ses discours n’ont rien de conforme à sa condition présente. Un autre état perce à travers la pauvreté de son vêtement : tout la trahit, jusqu’à je ne sais quelle fierté qu’on lui a inspirée, et qui la rend impénétrable sur son état !... Si vous voyiez son ingénuité, sa douceur, sa modestie !... Vous vous souvenez bien de maman... Vous soupirez. Eh bien ! C’est elle. Mon papa, voyez-la ; et si votre fils vous a dit un mot...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et cette femme chez qui elle est, ne vous en a rien appris ?
SAINT-ALBIN.
Hélas ! elle est aussi réservée que Sophie ! Ce que j’en ai pu tirer, c’est que cette enfant est venue de province implorer l’assistance d’un parent, qui n’a voulu ni la voir ni la secourir. J’ai profité de cette confidence pour adoucir sa misère, sans offenser sa délicatesse. Je fais du bien à ce que j’aime, et il n’y a que moi qui le sache.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Avez-vous dit que vous aimiez ?
SAINT-ALBIN, avec vivacité.
Moi, mon père ?... Je n’ai pas même entrevu dans l’avenir le moment où je l’oserais.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous ne vous croyez donc pas aimé ?
SAINT-ALBIN.
Pardonnez-moi... Hélas ! quelquefois je l’ai cru !...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et sur quoi ?
SAINT-ALBIN.
Sur des choses légères qui se sentent mieux qu’on ne les dit. Par exemple, elle prend intérêt à tout ce qui me touche. Auparavant, son visage s’éclaircissait à mon arrivée, son regard s’animait, elle avait plus de gaieté. J’ai cru deviner qu’elle m’attendait. Souvent elle m’a plaint d’un travail qui prenait toute ma journée, et je ne doute pas qu’elle n’ait prolongé le sien dans la nuit, pour m’arrêter plus longtemps...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous m’avez tout dit ?
SAINT-ALBIN.
Tout.
LE PÈRE DE FAMILLE, après une pause.
Allez vous reposer... Je la verrai.
SAINT-ALBIN.
Vous la verrez ? Ah, mon père ! vous la verrez !... Mais songez que le temps presse...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Allez, et rougissez de n’être pas plus occupé des alarmes que votre conduite m’a données, et peut me donner encore.
SAINT-ALBIN.
Mon père, vous n’en aurez plus.
Scène VIII
LE PÈRE DE FAMILLE, seul
De l’honnêteté, des vertus, de l’indigence, de la jeunesse, des charmes, tout ce qui enchaîne les âmes bien nées !... À peine délivré d’une inquiétude, je retombe dans une autre... Quel sort !... Mais peut-être m’alarmé-je encore trop tôt... Un jeune homme passionné, violent, s’exagère à lui-même, aux autres... Il faut voir... Il faut appeler ici cette fille, l’entendre, lui parler... Si elle est telle qu’il me la dépeint, je pourrai l’intéresser, l’obliger... Que sais-je ?...
Scène IX
LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR en robe de chambre et en bonnet de nuit
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! Monsieur D’Orbesson, vous avez vu votre fils ? De quoi s’agit-il ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Monsieur le Commandeur, vous le saurez. Entrons.
LE COMMANDEUR.
Un mot, s’il vous plaît... Voilà votre fils embarqué dans une aventure qui va vous donner bien du chagrin, n’est-ce pas ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Mon frère...
LE COMMANDEUR.
Afin qu’un jour vous n’en prétendiez cause d’ignorance, je vous avertis que votre chère fille et ce Germeuil, que vous gardez ici malgré moi, vous en préparent de leur côté, et, s’il plaît à Dieu, ne vous en laisseront pas manquer.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Mon frère, ne m’accorderez-vous pas un instant de repos ?
LE COMMANDEUR.
Ils s’aiment ; c’est moi qui vous le dis.
LE PÈRE DE FAMILLE, impatienté.
Eh bien ! je le voudrais.
Le Père de famille entraîne le Commandeur hors de la scène tandis qu’il parle.
LE COMMANDEUR.
Soyez content. D’abord ils ne peuvent ni se souffrir, ni se quitter. Ils se brouillent sans cesse, et sont toujours bien. Prêts à s’arracher les yeux sur des riens, ils ont une ligue offensive et défensive envers et contre tous. Qu’on s’avise de remarquer en eux quelques-uns des défauts dont ils se reprennent, on y sera bien venu !... Hâtez-vous de les séparer ; c’est moi qui vous le dis...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Allons, monsieur le Commandeur, entrons ; entrons, monsieur le Commandeur.
LE COMMANDEUR.
C’est-à-dire que vous voulez avoir du chagrin ; eh bien, vous en aurez.
ACTE II
Scène première
LE PÈRE DE FAMILLE, CÉCILE, MADEMOISELLE CLAIRET, MONSIEUR LE BON, UN PAYSAN, MADAME PAPILLON, marchande à la toilette, avec une de ses OUVRIÈRES, LA BRIE, PHILIPPE, domestique qui vient se présenter, UN HOMME vêtu de noir qui a l’air d’un pauvre honteux, et qui l’est
Toutes ces personnes arrivent les unes après les autres. Le paysan se tient debout, le corps penché sur son bâton, madame Papillon, assise dans un fauteuil, s’essuie le visage avec son mouchoir ; sa fille de boutique est debout à côté d’elle, avec un petit carton sous le bras. M. Le Bon est étalé négligemment sur un canapé. L’homme vêtu de noir est retiré à l’écart, debout dans un coin, auprès d’une fenêtre. La Brie est en veste et en papillotes. Philippe est habillé. La Brie tourne autour de lui, et le regarde un peu de travers, tandis que M. Le Bon examine avec sa lorgnette la fille de boutique de madame Papillon.
Le Père de famille entre, et tout le monde se lève.
Il est suivi de sa fille, et sa fille précédée de sa femme de chambre, qui porte le déjeuner de sa maîtresse. Mademoiselle Clairet fait, en passant, un petit salut de protection à madame Papillon. Elle sert le déjeuner de sa maîtresse sur une petite table. Cécile s’assied d’un côté de cette table. Le Père de famille est assis de l’autre. Mademoiselle Clairet est debout, derrière le fauteuil de sa maîtresse.
Cette scène est composée de deux scènes simultanées. Celle de Cécile e dit à demi-voix.
LE PÈRE DE FAMILLE, au Paysan.
Ah ! c’est vous, qui venez enchérir sur le bail de mon fermier de Limeuil. J’en suis content. Il est exact. Il a des enfants. Je ne suis pas fâché qu’il fasse avec moi ses affaires. Retournez-vous-en.
Mademoiselle Clairet fait signe à madame Papillon d’approcher.
CÉCILE, à madame Papillon, bas.
M’apportez-vous de belles choses ?
LE PÈRE DE FAMILLE, à son intendant.
Eh bien ! Monsieur Le Bon, qu’est-ce qu’il y a ?
MADAME PAPILLON, bas à Cécile.
Mademoiselle, vous allez voir.
MONSIEUR LE BON.
Ce débiteur, dont le billet est échu depuis un mois, demande encore à différer son paiement.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Les temps sont durs ; accordez-lui le délai qu’il demande. Risquons une petite somme, plutôt que de le ruiner.
Pendant que la scène marche, madame Papillon et sa fille de boutique déploient sur des fauteuils, des perses, des indiennes, des satins de Hollande, etc. Cécile, tout en prenant son café, regarde, approuve, désapprouve, fait mettre à part, etc.
MONSIEUR LE BON.
Les ouvriers qui travaillaient à votre maison d’Orsigny sont venus.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Faites leur compte.
MONSIEUR LE BON.
Cela peut aller au delà des fonds.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Faites toujours. Leurs besoins sont plus pressants que les miens ; et il vaut mieux que je sois gêné qu’eux.
À sa fille.
Cécile, n’oubliez pas mes pupilles. Voyez s’il n’y a rien là qui leur convienne...
Ici il aperçoit le pauvre honteux. Il se lève avec empressement. Il s’avance vers lui, et lui dit bas.
Pardon, monsieur ; je ne vous voyais pas... Des embarras domestiques m’ont occupé... Je vous avais oublié.
Tout en parlant, il tire une bourse qu’il lui donne furtivement, et tandis qu’il le reconduit et qu’il revient, l’autre scène avance.
MADEMOISELLE CLAIRET.
Ce dessin est charmant.
CÉCILE.
Combien cette pièce ?
MADAME PAPILLON.
Dix louis, au juste.
MADEMOISELLE CLAIRET.
C’est donner.
Cécile paie.
LE PÈRE DE FAMILLE, en revenant, bas, et d’un ton de commisération.
Une famille à élever, un état à soutenir, et point de fortune !
CÉCILE.
Qu’avez-vous là, dans ce carton ?
LA FILLE DE BOUTIQUE.
Ce sont des dentelles.
Elle ouvre son carton.
CÉCILE, vivement.
Je ne veux pas les voir. Adieu, madame Papillon.
Mademoiselle Clairet, madame Papillon et sa fille de boutique sortent.
MONSIEUR LE BON.
Ce voisin, qui a formé des prétentions sur votre terre, s’en désisterait peut-être, si...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je ne me laisserai pas dépouiller. Je ne sacrifierai point les intérêts de mes enfants à l’homme avide et injuste. Tout ce que je puis, c’est de céder, si l’on veut, ce que la poursuite de ce procès pourra me coûter. Voyez.
M. Le Bon sort.
LE PÈRE DE FAMILLE le rappelle, et lui dit.
À propos, Monsieur Le Bon. Souvenez-vous de ces gens de province. Je viens d’apprendre qu’ils ont envoyé ici un de leurs enfants ; tâchez de me le découvrir.
À La Brie, qui s’occupait à ranger le salon.
Vous n’êtes plus à mon service. Vous connaissiez le dérèglement de mon fils. Vous m’avez menti. On ne ment pas chez moi.
CÉCILE, intercédant.
Mon père.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Nous sommes bien étranges. Nous les avilissons ; nous en faisons de malhonnêtes gens, et lorsque nous les trouvons tels, nous avons l’injustice de nous en plaindre.
À La Brie.
Je vous laisse votre habit, et je vous accorde un mois de vos gages. Allez.
À Philippe.
Est-ce vous dont on vient de me parler ?
PHILIPPE.
Oui, monsieur.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous avez entendu pourquoi je le renvoie. Souvenez-vous-en. Allez, et ne laissez entrer personne.
Scène II
LE PÈRE DE FAMILLE, CÉCILE
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ma fille, avez-vous réfléchi ?
CÉCILE.
Oui, mon père.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’avez-vous résolu ?
CÉCILE.
De faire en tout votre volonté.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je m’attendais à cette réponse.
CÉCILE.
Si cependant il m’était permis de choisir un état...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Quel est celui que vous préféreriez ?... Vous hésitez... Parlez, ma fille.
CÉCILE.
Je préférerais la retraite.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Que voulez-vous dire ? Un couvent ?
CÉCILE.
Oui, mon père. Je ne vois que cet asile contre les peines que je crains.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous craignez des peines, et vous ne pensez pas à celles que vous me causeriez ? Vous m’abandonneriez ? Vous quitteriez la maison de votre père pour un cloître ? La société de votre oncle, de votre frère et la mienne, pour la servitude ? Non, ma fille, cela ne sera point. Je respecte la vocation religieuse ; mais ce n’est pas la vôtre. La nature, en vous accordant les qualités sociales, ne vous destina point à l’inutilité... Cécile, vous soupirez... Ah ! si ce dessein te venait de quelque cause secrète, tu ne sais pas le sort que tu te préparerais. Tu n’as pas entendu les gémissements des infortunées dont tu irais augmenter le nombre. Ils percent la nuit et le silence de leurs prisons. C’est alors, mon enfant, que les larmes coulent amères et sans témoin, et que les couches solitaires en sont arrosées... Mademoiselle, ne me parlez jamais de couvent... Je n’aurai point donné la vie à un enfant ; je ne l’aurai point élevé ; je n’aurai point travaillé sans relâche à assurer son bonheur, pour le laisser descendre tout vif dans un tombeau ; et avec lui, mes espérances et celles de la société trompées... Et qui la repeuplera de citoyens vertueux, si les femmes les plus dignes d’être des mères de famille s’y refusent ?
CÉCILE.
Je vous ai dit, mon père, que je ferais en tout votre volonté.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ne me parlez donc jamais de couvent.
CÉCILE.
Mais j’ose espérer que vous ne contraindrez pas votre fille à changer d’état, et que, du moins, il lui sera permis de passer des jours tranquilles et libres à côté de vous.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Si je ne considérais que moi, je pourrais approuver ce parti. Mais je dois vous ouvrir les yeux sur un temps où je ne serai plus... Cécile, la nature a ses vues ; et si vous regardez bien, vous verrez sa vengeance sur tous ceux qui les ont trompées ; les hommes, punis du célibat par le vice ; les femmes, par le mépris et par l’ennui... Vous connaissez les différents états ; dites-moi, en est-il un plus triste et moins considéré que celui d’une fille âgée ? Mon enfant, passé trente ans, on suppose quelque défaut de corps ou d’esprit à celle qui n’a trouvé personne qui fût tenté de supporter avec elle les peines de la vie. Que cela soit ou non, l’âge avance, les charmes passent, les hommes s’éloignent, la mauvaise humeur prend ; on perd ses parents, ses connaissances, ses amis. Une fille surannée n’a plus autour d’elle que des indifférents qui la négligent, ou des âmes intéressées qui comptent ses jours. Elle le sent, elle s’en afflige ; elle vit sans qu’on la console, et meurt sans qu’on la pleure.
CÉCILE.
Cela est vrai. Mais est-il un état sans peine ; et le mariage n’a-t-il pas les siennes ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qui le sait mieux que moi ? Vous me l’apprenez tous les jours. Mais c’est un état que la nature impose. C’est la vocation de tout ce qui respire... Ma fille, celui qui compte sur un bonheur sans mélange, ne connaît ni la vie de l’homme, ni les desseins du ciel sur lui... Si le mariage expose à des peines cruelles, c’est aussi la source des plaisirs les plus doux. Où sont les exemples de l’intérêt pur et sincère, de la tendresse réelle, de la confiance intime, des secours continus, des satisfactions réciproques, des chagrins partagés, des soupirs entendus, des larmes confondues, si ce n’est dans le mariage ? Qu’est-ce que l’homme de bien préfère à sa femme ? Qu’y a-t-il au monde qu’un père aime plus que son enfant ?... Ô lien sacré des époux, si je pense à vous, mon âme s’échauffe et s’élève !... Ô noms tendres de fils et de fille, je ne vous prononçai jamais sans tressaillir, sans être touché ! Rien n’est plus doux à mon oreille ; rien n’est plus intéressant à mon cœur... Cécile, rappelez-vous la vie de votre mère : en est-il une plus douce que celle d’une femme qui a employé sa journée à remplir les devoirs d’épouse attentive, de mère tendre, de maîtresse compatissante ?... Quel sujet de réflexions délicieuses elle emporte en son cœur, le soir, quand elle se retire !
CÉCILE.
Oui, mon père. Mais où sont les femmes comme elle et les époux comme vous ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il en est, mon enfant ; et il ne tiendrait qu’à toi d’avoir le sort qu’elle eut.
CÉCILE.
S’il suffisait de regarder autour de soi, d’écouter sa raison et son cœur...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Cécile, vous baissez les yeux ; vous tremblez ; vous craignez de parler... Mon enfant, laisse-moi lire dans ton âme. Tu ne peux avoir de secret pour ton père ; et si j’avais perdu ta confiance, c’est en moi que j’en chercherais la raison... Tu pleures...
CÉCILE.
Votre bonté m’afflige. Si vous pouviez me traiter plus sévèrement.
LE PÈRE DE FAMILLE.
L’auriez-vous mérité ? Votre cœur vous ferait-il un reproche ?
CÉCILE.
Non, mon père.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’avez-vous donc ?
CÉCILE.
Rien.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous me trompez, ma fille.
CÉCILE.
Je suis accablée de votre tendresse... je voudrais y répondre.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Cécile, auriez-vous distingué quelqu’un ? Aimeriez-vous ?
CÉCILE.
Que je serais à plaindre !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Dites. Dis, mon enfant. Si tu ne me supposes pas une sévérité que je ne connus jamais, tu n’auras pas une réserve déplacée. Vous n’êtes plus un enfant. Comment blâmerais-je en vous un sentiment que je fis naître dans le cœur de votre mère ? Ô vous qui tenez sa place dans ma maison, et qui me la représentez, imitez-la dans la franchise qu’elle eut avec celui qui lui avait donné la vie, et qui voulut son bonheur et le mien... Cécile, vous ne répondez rien ?
CÉCILE.
Le sort de mon frère me fait trembler.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Votre frère est un fou.
CÉCILE.
Peut-être ne me trouveriez-vous pas plus raisonnable que lui.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je ne crains pas ce chagrin de Cécile. Sa prudence m’est connue ; et je n’attends que l’aveu de son choix pour le confirmer.
Cécile se tait. Le Père de famille attend un moment ; puis il continue d’un ton sérieux, et même un peu chagrin.
Il m’eût été doux d’apprendre vos sentiments de vous-même ; mais de quelque manière que vous m’en instruisiez, je serai satisfait. Que ce soit par la bouche de votre oncle, de votre frère, ou de Germeuil, il n’importe... Germeuil est notre ami commun... C’est un homme sage et discret... Il a ma confiance... Il ne me paraît pas indigne de la vôtre.
CÉCILE.
C’est ainsi que j’en pense.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je lui dois beaucoup. Il est temps que je m’acquitte avec lui.
CÉCILE.
Vos enfants ne mettront jamais de bornes ni à votre autorité, ni à votre reconnaissance... Jusqu’à présent il vous a honoré comme un père et vous l’avez traité comme un de vos enfants.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ne sauriez-vous point ce que je pourrais faire pour lui ?
CÉCILE.
Je crois qu’il faut le consulter lui-même...Peut-être a-t-il des idées... Peut-être... Quel conseil pourrais-je vous donner ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Le Commandeur m’a dit un mot.
CÉCILE, avec vivacité.
J’ignore ce que c’est ; mais vous connaissez mon oncle. Ah mon père, n’en croyez rien.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il faudra donc que je quitte la vie, sans avoir vu le bonheur d’aucun de mes enfants... Cécile... Cruels enfants, que vous ai-je fait pour me désoler ?... J’ai perdu la confiance de ma fille. Mon fils s’est précipité dans des liens que je ne puis approuver, et qu’il faut que je rompe...
Scène III
LE PÈRE DE FAMILLE, CÉCILE, PHILIPPE
PHILIPPE.
Monsieur, il y a là deux femmes qui demandent à vous parler.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Faites entrer.
Cécile se retire. Son père la rappelle, et lui dit tristement.
Cécile !
CÉCILE.
Mon père.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous ne m’aimez donc plus ?
Les femmes annoncées entrent ; et Cécile sort avec son mouchoir sur les yeux.
Scène IV
LE PÈRE DE FAMILLE, SOPHIE, MADAME HÉBERT
LE PÈRE DE FAMILLE, apercevant Sophie, dit, d’un ton triste, et avec l’air étonné.
Il ne m’a point trompé. Quels charmes ! Quelle modestie ! Quelle douceur !... Ah !...
MADAME HÉBERT.
Monsieur, nous nous rendons à vos ordres.
LE PÈRE DE FAMILLE.
C’est vous, mademoiselle, qui vous appelez Sophie ?
SOPHIE, tremblante, troublée.
Oui, monsieur.
LE PÈRE DE FAMILLE, à madame Hébert.
Madame, j’aurais un mot à dire à mademoiselle. J’en ai entendu parler, et je m’y intéresse.
Madame Hébert se retire.
SOPHIE, toujours tremblante, la retenant par le bras.
Ma bonne ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Mon enfant, remettez-vous. Je ne vous dirai rien qui puisse vous faire de la peine.
SOPHIE.
Hélas !
Madame Hébert va s’asseoir sur le fond de la salle ; elle tire son ouvrage, et travaille.
LE PÈRE DE FAMILLE, conduit Sophie à une chaise, et la fait asseoir à côté de lui.
D’où êtes-vous, mademoiselle ?
SOPHIE.
Je suis d’une petite ville de province.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Y a-t-il longtemps que vous êtes à Paris ?
SOPHIE.
Pas longtemps ; et plût au ciel que je n’y fusse jamais venue !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’y faites-vous ?
SOPHIE.
J’y gagne ma vie par mon travail.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous êtes bien jeune.
SOPHIE.
J’en aurai plus longtemps à souffrir.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Avez-vous monsieur votre père ?
SOPHIE.
Non, monsieur.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et votre mère ?
SOPHIE.
Le ciel me l’a conservée. Mais elle a eu tant de chagrins ; sa santé est si chancelante et sa misère si grande !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Votre mère est donc bien pauvre ?
SOPHIE.
Bien pauvre. Avec cela, il n’en est point au monde dont j’aimasse mieux être la fille.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je vous loue de ce sentiment ; vous paraissez bien née... Et qu’était votre père ?
SOPHIE.
Mon père fut un homme de bien. Il n’entendit jamais le malheureux sans en avoir pitié ; il n’abandonna pas ses amis dans la peine ; et il devint pauvre. Il eut beaucoup d’enfants de ma mère ; nous demeurâmes tous sans ressource à sa mort... J’étais bien jeune alors... Je me souviens à peine de l’avoir vu... Ma mère fut obligée de me prendre entre ses bras, et de m’élever à la hauteur de son lit pour l’embrasser et recevoir sa bénédiction... Je pleurais. Hélas ! je ne sentais pas tout ce que je perdais !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Elle me touche... Et qu’est-ce qui vous a fait quitter la maison de vos parents, et votre pays ?
SOPHIE.
Je suis venue ici, avec un de mes frères, implorer l’assistance d’un parent qui a été bien dur envers nous. Il m’avait vue autrefois, en province ; il paraissait avoir pris de l’affection pour moi, et ma mère avait espéré qu’il s’en ressouviendrait. Mais il a fermé sa porte à mon frère, et il m’a fait dire de n’en pas approcher.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’est devenu votre frère ?
SOPHIE.
Il s’est mis au service du Roi. Et moi je suis restée avec la personne que vous voyez, et qui a la bonté de me regarder comme son enfant.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Elle ne paraît pas fort aisée.
SOPHIE.
Elle partage avec moi ce qu’elle a.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et vous n’avez plus entendu parler de ce parent ?
SOPHIE.
Pardonnez-moi, monsieur ; j’en ai reçu quelques secours. Mais de quoi cela sert-il à ma mère !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Votre mère vous a donc oubliée ?
SOPHIE.
Ma mère avait fait un dernier effort pour nous envoyer à Paris. Hélas ! elle attendait de ce voyage un succès plus heureux. Sans cela aurait-elle pu se résoudre à m’éloigner d’elle ? Depuis, elle n’a plus su comment me faire revenir. Elle me mande cependant qu’on doit me reprendre, et me ramener dans peu. Il faut que quelqu’un s’en soit chargé par pitié. Oh ! nous sommes bien à plaindre !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et vous ne connaîtriez ici personne qui pût vous secourir ?
SOPHIE.
Personne.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et vous travaillez pour vivre ?
SOPHIE.
Oui, monsieur.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et vous vivez seules ?
SOPHIE.
Seules.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Mais qu’est-ce qu’un jeune homme dont on m’a parlé, qui s’appelle Sergi, et qui demeure à côté de vous ?
MADAME HÉBERT, avec vivacité, et quittant son travail.
Ah ! monsieur, c’est le garçon le plus honnête !
SOPHIE.
C’est un malheureux qui gagne son pain comme nous, et qui a uni sa misère à la nôtre.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Est-ce là tout ce que vous en savez ?
SOPHIE.
Oui, monsieur.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Eh bien, mademoiselle, ce malheureux-là...
SOPHIE.
Vous le connaissez ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Si je le connais ! c’est mon fils.
SOPHIE.
Votre fils !
MADAME HÉBERT, en même temps.
Sergi !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Oui, mademoiselle.
SOPHIE.
Ah ! Sergi, vous m’avez trompée !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Fille aussi vertueuse que belle, connaissez le danger que vous avez couru.
SOPHIE.
Sergi est votre fils !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il vous estime, vous aime ; mais sa passion préparerait votre malheur et le sien, si vous la nourrissiez.
SOPHIE.
Pourquoi suis-je venue dans cette ville ? Que ne m’en suis-je allée, lorsque mon cœur me le disait !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il en est temps encore. Il faut aller retrouver une mère qui vous rappelle, et à qui votre séjour ici doit causer la plus grande inquiétude. Sophie, vous le voulez ?
SOPHIE.
Ah ! ma mère ! que vous dirai-je ?
LE PÈRE DE FAMILLE, à madame Hébert.
Madame, vous reconduirez cette enfant, et j’aurai soin que vous ne regrettiez pas la peine que vous aurez prise.
Madame Hébert fait la révérence. Le Père de famille continuant, à Sophie.
Mais, Sophie, si je vous rends à votre mère, c’est à vous à me rendre mon fils ; c’est à vous à lui apprendre ce que l’on doit à ses parents : vous le savez si bien.
SOPHIE.
Ah, Sergi ! pourquoi ?...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Quelque honnêteté qu’il ait mise dans ses vues, vous l’en ferez rougir. Vous lui annoncerez votre départ ; et vous lui ordonnerez de finir ma douleur et le trouble de sa famille.
SOPHIE.
Ma bonne...
MADAME HÉBERT.
Mon enfant...
SOPHIE, en s’appuyant sur elle.
Je me sens mourir...
MADAME HÉBERT.
Monsieur, nous allons nous retirer et attendre vos ordres.
SOPHIE.
Pauvre Sergi ! malheureuse Sophie !
Elle sort, appuyée sur madame Hébert.
Scène V
LE PÈRE DE FAMILLE, seul
Ô lois du monde ! ô préjugés cruels !... Il y a déjà si peu de femmes pour un homme qui pense et qui sent ! pourquoi faut-il que le choix en soit encore si limité ?... Mais mon fils ne tardera pas à venir... Secouons, s’il se peut, de mon âme, l’impression que cette enfant y a faite... Lui représenterai-je, comme il me convient, ce qu’il me doit, ce qu’il se doit à lui-même, si mon cœur est d’accord avec le sien ?...
Scène VI
LE PÈRE DE FAMILLE, SAINT-ALBIN
SAINT-ALBIN, en entrant, et avec vivacité.
Mon père !
Le Père de famille se promène et garde le silence. Saint-Albin, suivant son père, et d’un ton suppliant.
Mon père !
LE PÈRE DE FAMILLE, s’arrêtant, et d’un ton sérieux.
Mon fils, si vous n’êtes pas rentré en vous-même, si la raison n’a pas recouvré ses droits sur vous, ne venez pas aggraver vos torts et mon chagrin.
SAINT-ALBIN.
Vous m’en voyez pénétré. J’approche de vous en tremblant... Je serai tranquille et raisonnable... Oui, je le serai... je me le suis promis.
Le Père de famille continue de se promener. Saint-Albin, s’approchant avec timidité, lui dit d’une voix basse et tremblante.
Vous l’avez vue ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Oui, je l’ai vue ; elle est belle, et je la crois sage. Mais, qu’en prétendez-vous faire ? un amusement ? je ne le souffrirais pas. Votre femme ? elle ne vous convient pas.
SAINT-ALBIN, en se contenant.
Elle est belle, elle est sage, et elle ne me convient pas ! Quelle est donc la femme qui me convient ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Celle qui, par son éducation, sa naissance, son état et sa fortune, peut assurer votre bonheur et satisfaire à mes espérances.
SAINT-ALBIN.
Ainsi le mariage sera pour moi un lien d’intérêt et d’ambition ! Mon père, vous n’avez qu’un fils ; ne le sacrifiez pas à des vues qui remplissent le monde d’époux malheureux. Il me faut une compagne honnête et sensible, qui m’apprenne à supporter les peines de la vie, et non une femme riche et titrée qui les accroisse. Ah ! souhaitez-moi la mort, et que le ciel me l’accorde, plutôt qu’une femme comme j’en vois.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je ne vous en propose aucune ; mais je ne permettrai jamais que vous soyez à celle à laquelle vous vous êtes follement attaché. Je pourrais user de mon autorité, et vous dire : Saint-Albin, cela me déplaît, cela ne sera pas, n’y pensez plus. Mais je ne vous ai jamais rien demandé sans vous en montrer la raison ; j’ai voulu que vous m’approuvassiez en m’obéissant ; et je vais avoir la même condescendance. Modérez-vous, et écoutez-moi.
Mon fils, il y aura bientôt vingt ans que je vous arrosai des premières larmes que vous m’ayez fait répandre. Mon cœur s’épanouit en voyant en vous un ami que la nature me donnait. Je vous reçus entre mes bras du sein de votre mère ; et vous élevant vers le ciel, et mêlant ma voix à vos cris, je dis à Dieu : Ô Dieu ! qui m’avez accordé cet enfant, si je manque aux soins que vous m’imposez en ce jour, ou s’il ne doit pas y répondre, ne regardez point à la joie de sa mère, reprenez-le.
Voilà le vœu que je fis sur vous et sur moi. Il m’a toujours été présent, je ne vous ai point abandonné au soin du mercenaire ; je vous ai appris moi-même à parler, à penser, à sentir. À mesure que vous avanciez en âge, j’ai étudié vos penchants, j’ai formé sur eux le plan de votre éducation, et je l’ai suivi sans relâche. Combien je me suis donné de peines pour vous en épargner ! J’ai réglé votre sort à venir sur vos talents et sur vos goûts. Je n’ai rien négligé pour que vous parussiez avec distinction ; et lorsque je touche au moment de recueillir le fruit de ma sollicitude, lorsque je me félicite d’avoir un fils qui répond à sa naissance qui le destine aux meilleurs partis, et à ses qualités personnelles qui l’appellent aux grands emplois, une passion insensée, la fantaisie d’un instant aura tout détruit ; et je verrai ses plus belles années perdues, son état manqué et mon attente trompée ; et j’y consentirai ? Vous l’êtes-vous promis ?
SAINT-ALBIN.
Que je suis malheureux !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous avez un oncle qui vous aime, et qui vous destine une fortune considérable ; un père qui vous a consacré sa vie, et qui cherche à vous marquer en tout sa tendresse ; un nom, des parents, des amis, les prétentions les plus flatteuses et les mieux fondées ; et vous êtes malheureux ? Que vous faut-il encore ?
SAINT-ALBIN.
Sophie, le cœur de Sophie, et l’aveu de mon père.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’osez-vous me proposer ? de partager votre folie, et le blâme général qu’elle encourrait ? Quel exemple à donner aux pères et aux enfants ! Moi, j’autoriserais, par une faiblesse honteuse, le désordre de la société, la confusion du sang et des rangs, la dégradation des familles ?
SAINT-ALBIN.
Que je suis malheureux ! Si je n’ai pas celle que j’aime, un jour il faudra que je sois à celle que je n’aimerai pas ; car je n’aimerai jamais que Sophie. Sans cesse j’en comparerai une autre avec elle ; cette autre sera malheureuse ; je le serai aussi ; vous le verrez et vous en périrez de regret.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’aurai fait mon devoir ; et malheur à vous, si vous manquez au vôtre.
SAINT-ALBIN.
Mon père, ne m’ôtez pas Sophie.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Cessez de me la demander.
SAINT-ALBIN.
Cent fois vous m’avez dit qu’une femme honnête était la faveur la plus grande que le ciel pût accorder. Je l’ai trouvée ; et c’est vous qui voulez m’en priver ! Mon père, ne me l’ôtez pas. À présent qu’elle sait qui je suis, que ne doit-elle pas attendre de moi ? Saint-Albin sera-t-il moins généreux que Sergi ? Ne me l’ôtez pas : c’est elle qui a rappelé la vertu dans mon cœur ; elle seule peut l’y conserver.
LE PÈRE DE FAMILLE.
C’est-à-dire que son exemple fera ce que le mien n’a pu faire.
SAINT-ALBIN.
Vous êtes mon père, et vous commandez : elle sera ma femme, et c’est un autre empire.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Quelle différence d’un amant à un époux ! d’une femme à une maîtresse ! Homme sans expérience, tu ne sais pas cela.
SAINT-ALBIN.
J’espère l’ignorer toujours.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Y a-t-il un amant qui voie sa maîtresse avec d’autres yeux, et qui parle autrement ?
SAINT-ALBIN.
Vous avez vu Sophie !... Si je la quitte pour un rang, des dignités, des espérances, des préjugés, je ne mériterai pas de la connaître. Mon père, mépriseriez-vous assez votre fils pour le croire ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Elle ne s’est point avilie en cédant à votre passion : imitez-la.
SAINT-ALBIN.
Je m’avilirais en devenant son époux ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Interrogez le monde.
SAINT-ALBIN.
Dans les choses indifférentes, je prendrai le monde comme il est ; mais quand il s’agira du bonheur ou du malheur de ma vie, du choix d’une compagne...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous ne changerez pas ses idées. Conformez-vous-y donc.
SAINT-ALBIN.
Ils auront tout renversé, tout gâté, subordonné la nature à leurs misérables conventions, et j’y souscrirai ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ou vous en serez méprisé.
SAINT-ALBIN.
Je les fuirai.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Leur mépris vous suivra, et cette femme que vous aurez entraînée ne sera pas moins à plaindre que vous... Vous l’aimez ?
SAINT-ALBIN.
Si je l’aime !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Écoutez, et tremblez sur le sort que vous lui préparez. Un jour viendra que vous sentirez toute la valeur des sacrifices que vous lui aurez faits. Vous vous trouverez seul avec elle, sans état, sans fortune, sans considération ; l’ennui et le chagrin vous saisiront. Vous la haïrez, vous l’accablerez de reproches ; sa patience et sa douceur achèveront de vous aigrir ; vous la haïrez davantage ; vous haïrez les enfants qu’elle vous aura donnés, et vous la ferez mourir de douleur.
SAINT-ALBIN.
Moi !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous.
SAINT-ALBIN.
Jamais, jamais.
LE PÈRE DE FAMILLE.
La passion voit tout éternel ; mais la nature humaine veut que tout finisse.
SAINT-ALBIN.
Je cesserais d’aimer Sophie ! Si j’en étais capable, j’ignorerais, je crois, si je vous aime.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Voulez-vous le savoir et me le prouver ? faites ce que je vous demande.
SAINT-ALBIN.
Je le voudrais en vain ; je ne puis ; je suis entraîné. Mon père, je ne puis.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Insensé, vous voulez être père ! En connaissez-vous les devoirs ? Si vous les connaissez, permettriez-vous à votre fils ce que vous attendez de moi ?
SAINT-ALBIN.
Ah ! si j’osais répondre.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Répondez.
SAINT-ALBIN.
Vous me le permettez ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je vous l’ordonne.
SAINT-ALBIN.
Lorsque vous avez voulu ma mère, lorsque toute la famille se souleva contre vous, lorsque mon grand-papa vous appela enfant ingrat, et que vous l’appelâtes, au fond de votre âme, père cruel ; qui de vous deux avait raison ? Ma mère était vertueuse et belle comme Sophie ; elle était sans fortune, comme Sophie ; vous l’aimiez comme j’aime Sophie ; souffrîtes-vous qu’on vous l’arrachât, mon père, et n’ai-je pas un cœur aussi ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’avais des ressources, et votre mère avait de la naissance.
SAINT-ALBIN.
Qui sait encore ce qu’est Sophie ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Chimère !
SAINT-ALBIN.
Des ressources ! L’amour, l’indigence, m’en fourniront.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Craignez les maux qui vous attendent.
SAINT-ALBIN.
Ne la point avoir, est le seul que je redoute.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Craignez de perdre ma tendresse.
SAINT-ALBIN.
Je la recouvrerai.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qui vous l’a dit ?
SAINT-ALBIN.
Vous verrez couler les pleurs de Sophie ; j’embrasserai vos genoux ; mes enfants vous tendront leurs bras innocents, et vous ne les repousserez pas.
LE PÈRE DE FAMILLE, à part.
Il me connaît trop bien...
Après une petite pause, il prend l’air et le ton le plus sévère, et dit.
Mon fils, je vois que je vous parle en vain, que la raison n’a plus d’accès auprès de vous, et que le moyen dont je craignis toujours d’user est le seul qui me reste : j’en userai, puisque vous m’y forcez. Quittez vos projets ; je le veux, et je vous l’ordonne par toute l’autorité qu’un père a sur ses enfants.
SAINT-ALBIN, avec un emportement sourd.
L’autorité ! l’autorité ! Ils n’ont que ce mot.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Respectez-le.
SAINT-ALBIN, allant et venant.
Voilà comme ils sont tous. C’est ainsi qu’ils nous aiment. S’ils étaient nos ennemis, que feraient-ils de plus ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Que dites-vous ? que murmurez-vous ?
SAINT-ALBIN, toujours de même.
Ils se croient sages, parce qu’ils ont d’autres passions que les nôtres.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Taisez-vous.
SAINT-ALBIN.
Ils ne nous ont donné la vie, que pour en disposer.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Taisez-vous.
SAINT-ALBIN.
Ils la remplissent d’amertume ; et comment seraient-ils touchés de nos peines ? ils y sont faits.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous oubliez qui je suis, et à qui vous parlez. Taisez-vous, ou craignez d’attirer sur vous la marque la plus terrible du courroux des pères.
SAINT-ALBIN.
Des pères ! des pères ! il n’y en a point... Il n’y a que des tyrans.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ô ciel !
SAINT-ALBIN.
Oui, des tyrans.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Éloignez-vous de moi, enfant ingrat et dénaturé. Je vous donne ma malédiction : allez loin de moi.
Le fils s’en va ; mais à peine a-t-il fait quelques pas, que son père court après lui, et lui dit.
Où vas-tu, malheureux ?
SAINT-ALBIN.
Mon père.
LE PÈRE DE FAMILLE, se jette dans un fauteuil, et son fils se met à ses genoux.
Moi, votre père ? vous, mon fils ? Je ne vous suis plus rien ; je ne vous ai jamais rien été. Vous empoisonnez ma vie, vous souhaitez ma mort ; eh ! pourquoi a-t-elle été si longtemps différée ? Que ne suis-je à côté de ta mère ! Elle n’est plus, et mes jours malheureux ont été prolongés.
SAINT-ALBIN.
Mon père !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Éloignez-vous, cachez-moi vos larmes ; vous déchirez mon cœur, et je ne puis vous en chasser.
Scène VII
LE PÈRE DE FAMILLE, SAINT-ALBIN, LE COMMANDEUR
Le Commandeur entre. Saint-Albin, qui était aux genoux de son père, se lève, et le Père de famille reste dans son fauteuil, la tête penchée sur ses mains, comme un homme désolé.
LE COMMANDEUR, en le montrant à Saint-Albin, qui se promène sans écouter.
Tiens, regarde. Vois dans quel état tu le mets. Je lui avais prédit que tu le ferais mourir de douleur, et tu vérifies ma prédiction.
Pendant que le Commandeur parle, le Père de famille se lève et s’en va. Saint-Albin se dispose à le suivre.
LE PÈRE DE FAMILLE, en se retournant vers son fils.
Où allez-vous ? Écoutez votre oncle ; je vous l’ordonne.
Scène VIII
SAINT-ALBIN, LE COMMANDEUR
SAINT-ALBIN.
Parlez donc, monsieur, je vous écoute... Si c’est un malheur que de l’aimer, il est arrivé, et je n’y sais plus de remède... Si on me la refuse, qu’on m’apprenne à l’oublier... L’oublier !... Qui ? elle ? moi ? je le pourrais ? je le voudrais ? Que la malédiction de mon père s’accomplisse sur moi, si jamais j’en ai la pensée !
LE COMMANDEUR.
Qu’est-ce qu’on te demande ? de laisser là une créature que tu n’aurais jamais dû regarder qu’en passant ; qui est sans bien, sans parents, sans aveu, qui vient de je ne sais où, qui appartient à je ne sais qui, et qui vit je ne sais comment. On a de ces filles-là. Il y a des fous qui se ruinent pour elles ; mais épouser ! épouser !
SAINT-ALBIN, avec violence.
Monsieur le Commandeur.
LE COMMANDEUR.
Elle te plaît ? Eh bien ! garde-la. Je t’aime autant celle-là qu’une autre : mais laisse-nous espérer la fin de cette intrigue, quand il en sera temps.
Saint-Albin veut sortir.
Où vas-tu ?
SAINT-ALBIN.
Je m’en vais.
LE COMMANDEUR, en l’arrêtant.
As-tu oublié que je te parle au nom de ton père ?
SAINT-ALBIN.
Eh bien ! monsieur, dites. Déchirez-moi, désespérez-moi ; je n’ai qu’un mot à répondre. Sophie sera ma femme.
LE COMMANDEUR.
Ta femme ?
SAINT-ALBIN.
Oui, ma femme.
LE COMMANDEUR.
Une fille de rien !
SAINT-ALBIN.
Qui m’a appris à mépriser tout ce qui vous enchaîne et vous avilit.
LE COMMANDEUR.
N’as-tu point de honte ?
SAINT-ALBIN.
De la honte ?
LE COMMANDEUR.
Toi, fils de Monsieur D’Orbesson ! Neveu du Commandeur d’Auvilé !
SAINT-ALBIN.
Moi, fils de Monsieur D’Orbesson, et votre neveu.
LE COMMANDEUR.
Voilà donc les fruits de cette éducation merveilleuse dont ton père était si vain ? Le voilà ce modèle de tous les jeunes gens de la cour et de la ville ?... Mais tu te crois riche peut-être ?
SAINT-ALBIN.
Non.
LE COMMANDEUR.
Sais-tu ce qui te revient du bien de ta mère ?
SAINT-ALBIN.
Je n’y ai jamais pensé ; et je ne veux pas le savoir.
LE COMMANDEUR.
Écoute. C’était la plus jeune de six enfants que nous étions ; et cela dans une province où l’on ne donne rien aux filles. Ton père, qui ne fut pas plus sensé que toi, s’en entêta et la prit. Mille écus de rente à partager avec ta sœur, c’est quinze cents francs pour chacun ; voilà toute votre fortune.
SAINT-ALBIN.
J’ai quinze cents livres de rente ?
LE COMMANDEUR.
Tant qu’elles peuvent s’étendre.
SAINT-ALBIN.
Ah, Sophie ! Vous n’habiterez plus sous un toit ! vous ne sentirez plus les atteintes de la misère. J’ai quinze cents livres de rente !
LE COMMANDEUR.
Mais tu peux en attendre vingt-cinq mille de ton père, et presque le double de moi. Saint-Albin, on fait des folies ; mais on n’en fait pas de plus chères.
SAINT-ALBIN.
Et que m’importe la richesse, si je n’ai pas celle avec qui je la voudrais partager ?
LE COMMANDEUR.
Insensé !
SAINT-ALBIN.
Je sais. C’est ainsi qu’on appelle ceux qui préfèrent à tout une femme jeune, vertueuse et belle ; et je fais gloire d’être à la tête de ces fous-là.
LE COMMANDEUR.
Tu cours à ton malheur.
SAINT-ALBIN.
Je mangeais du pain, je buvais de l’eau à côté d’elle, et j’étais heureux.
LE COMMANDEUR.
Tu cours à ton malheur.
SAINT-ALBIN.
J’ai quinze cents livres de rente !
LE COMMANDEUR.
Que feras-tu ?
SAINT-ALBIN.
Elle sera nourrie, logée, vêtue, et nous vivrons.
LE COMMANDEUR.
Comme des gueux.
SAINT-ALBIN.
Soit.
LE COMMANDEUR.
Cela aura père, mère, frère, sœur ; et tu épouseras tout cela.
SAINT-ALBIN.
J’y suis résolu.
LE COMMANDEUR.
Je t’attends aux enfants.
SAINT-ALBIN.
Alors je m’adresserai à toutes les âmes sensibles. On me verra, on verra la compagne de mon infortune, je dirai mon nom, et je trouverai du secours.
LE COMMANDEUR.
Tu connais bien les hommes !
SAINT-ALBIN.
Vous les croyez méchants.
LE COMMANDEUR.
Et j’ai tort ?
SAINT-ALBIN.
Tort ou raison, il me restera deux appuis avec lesquels je peux défier l’univers, l’amour, qui fait entreprendre, et la fierté, qui fait supporter... On n’entend tant de plaintes dans le monde, que parce que le pauvre est sans courage... Et que le riche est sans humanité...
LE COMMANDEUR.
J’entends... Eh bien ! aie-la, ta Sophie ; foule aux pieds la volonté de ton père, les lois de la décence, les bienséances de ton état. Ruine-toi, avilis-toi, roule-toi dans la fange, je ne m’y oppose plus. Tu serviras d’exemple à tous les enfants qui ferment l’oreille à la voix de la raison, qui se précipitent dans des engagements honteux, qui affligent leurs parents, et qui déshonorent leur nom. Tu l’auras, ta Sophie, puisque tu l’as voulu ; mais tu n’auras pas de pain à lui donner, ni à ses enfants qui viendront en demander à ma porte.
SAINT-ALBIN.
C’est ce que vous craignez.
LE COMMANDEUR.
Ne suis-je pas bien à plaindre ?... Je me suis privé de tout pendant quarante ans ; j’aurais pu me marier, et je me suis refusé cette consolation. J’ai perdu de vue les miens, pour m’attacher à ceux-ci : m’en voilà bien récompensé !... Que dira-t-on dans le monde ?... Voilà qui sera fait, je n’oserai plus me montrer ; ou si je parais quelque part, et que l’on demande qui est cette vieille croix, qui a l’air si chagrin, on répondra tout bas : c’est le Commandeur d’Auvilé... l’oncle de ce jeune fou qui a épousé... oui... Ensuite on se parlera à l’oreille, on me regardera ; la honte et le dépit me saisiront ; je me lèverai, je prendrai ma canne, et je m’en irai... Non, je voudrais pour tout ce que je possède, lorsque tu gravissais le long des murs du fort Saint-Philippe, que quelque anglais, d’un bon coup de baïonnette, t’eût envoyé dans le fossé, et que tu y fusses demeuré enseveli avec les autres ; du moins on aurait dit : c’est dommage, c’était un sujet ; et j’aurais pu solliciter une grâce du roi pour l’établissement de ta sœur... Non, il est inouï qu’il y ait jamais eu un pareil mariage dans une famille.
SAINT-ALBIN.
Ce sera le premier.
LE COMMANDEUR.
Et je le souffrirai ?
SAINT-ALBIN.
S’il vous plaît.
LE COMMANDEUR.
Tu le crois ?
SAINT-ALBIN.
Assurément.
LE COMMANDEUR.
Allons, nous verrons.
SAINT-ALBIN.
Tout est vu.
Scène IX
SAINT-ALBIN, SOPHIE, MADAME HÉBERT
Tandis que Saint-Albin continue comme s’il était seul, Sophie et sa bonne s’avancent, et parlent dans les intervalles du monologue de Saint-Albin.
SAINT-ALBIN, après une pause, en se promenant et rêvant.
Oui, tout est vu... Ils ont conjuré contre moi... Je le sens...
SOPHIE, d’un ton doux et plaintif.
On le veut... Allons, ma bonne.
SAINT-ALBIN.
C’est pour la première fois que mon père est d’accord avec cet oncle cruel.
SOPHIE, en soupirant.
Ah ! quel moment !
MADAME HÉBERT.
Il est vrai, mon enfant.
SOPHIE.
Mon cœur se trouble.
SAINT-ALBIN.
Ne perdons point de temps ; il faut l’aller trouver.
SOPHIE, apercevant Saint Albin.
Le voilà, ma bonne, c’est lui.
SAINT-ALBIN, allant à Sophie.
Oui, Sophie, oui, c’est moi ; je suis Sergi.
SOPHIE, en sanglotant.
Non, vous ne l’êtes pas...
Elle se retourne vers madame Hébert.
Que je suis malheureuse ! je voudrais être morte. Ah, ma bonne, à quoi me suis-je engagée ! Que vais-je lui apprendre ? que va-t-il devenir ? ayez pitié de moi... dites-lui.
SAINT-ALBIN.
Sophie, ne craignez rien. Sergi vous aimait ; Saint-Albin vous adore, et vous voyez l’homme le plus vrai et l’amant le plus passionné.
SOPHIE, soupire profondément.
Hélas !
SAINT-ALBIN.
Croyez que Sergi ne peut vivre, ne veut vivre que pour vous.
SOPHIE.
Je le crois ; mais à quoi cela sert-il ?
SAINT-ALBIN.
Dites un mot.
SOPHIE.
Quel mot ?
SAINT-ALBIN.
Que vous m’aimez. Sophie, m’aimez-vous ?
SOPHIE, en soupirant profondément.
Ah ! si je ne vous aimais pas !
SAINT-ALBIN.
Donnez-moi donc votre main ; recevez la mienne, et le serment que je fais ici à la face du ciel, et de cette honnête femme qui vous a servi de mère, de n’être jamais qu’à vous.
SOPHIE.
Hélas ! vous savez qu’une fille bien née ne reçoit et ne fait de serments qu’au pied des autels... Et ce n’est pas moi que vous y conduirez... Ah ! Sergi ! c’est à présent que je sens la distance qui nous sépare !
SAINT-ALBIN, avec violence.
Sophie, et vous aussi ?
SOPHIE.
Abandonnez-moi à ma destinée, et rendez le repos à un père qui vous aime.
SAINT-ALBIN.
Ce n’est pas vous qui parlez, c’est lui. Je le reconnais, cet homme dur et cruel.
SOPHIE.
Il ne l’est point ; il vous aime.
SAINT-ALBIN.
Il m’a maudit, il m’a chassé ; il ne lui restait plus qu’à se servir de vous pour m’arracher la vie.
SOPHIE.
Vivez, Sergi.
SAINT-ALBIN.
Jurez donc que vous serez à moi malgré lui.
SOPHIE.
Moi, Sergi ? ravir un fils à son père !... J’entrerais dans une famille qui me rejette !
SAINT-ALBIN.
Et que vous importe mon père, mon oncle, ma sœur, et toute ma famille, si vous m’aimez ?
SOPHIE.
Vous avez une sœur ?
SAINT-ALBIN.
Oui, Sophie.
SOPHIE.
Qu’elle est heureuse !
SAINT-ALBIN.
Vous me désespérez.
SOPHIE.
J’obéis à vos parents. Puisse le ciel vous accorder, un jour, une épouse qui soit digne de vous, et qui vous aime autant que Sophie !
SAINT-ALBIN.
Et vous le souhaitez ?
SOPHIE.
Je le dois.
SAINT-ALBIN.
Malheur à qui vous a connue, et qui peut être heureux sans vous !
SOPHIE.
Vous le serez ; vous jouirez de toutes les bénédictions promises aux enfants qui respecteront la volonté de leurs parents. J’emporterai celles de votre père ; je retournerai seule à ma misère, et vous vous ressouviendrez de moi.
SAINT-ALBIN.
Je mourrai de douleur, et vous l’aurez voulu...
En la regardant tristement.
Sophie...
SOPHIE.
Je ressens toute la peine que je vous cause.
SAINT-ALBIN, en la regardant encore.
Sophie...
SOPHIE, à madame Hébert, en sanglotant.
Ô ma bonne, que ses larmes me font de mal !... Sergi, n’opprimez pas mon âme faible... J’en ai assez de ma douleur...
Elle se couvre les yeux de ses mains.
Adieu, Sergi.
SAINT-ALBIN.
Vous m’abandonnez ?
SOPHIE.
Je n’oublierai point ce que vous avez fait pour moi. Vous m’avez vraiment aimée : ce n’est pas en descendant de votre état, c’est en respectant mon malheur et mon indigence, que vous l’avez montré. Je me rappellerai souvent ce lieu où je vous ai connu... Ah ! Sergi !
SAINT-ALBIN.
Vous voulez que je meure.
SOPHIE.
C’est moi, c’est moi qui suis à plaindre.
SAINT-ALBIN.
Sophie, où allez-vous ?
SOPHIE.
Je vais subir ma destinée, partager les peines de mes sœurs, et porter les miennes dans le sein de ma mère. Je suis la plus jeune de ses enfants, elle m’aime ; je lui dirai tout, et elle me consolera.
SAINT-ALBIN.
Vous m’aimez et vous m’abandonnez ?
SOPHIE.
Pourquoi vous ai-je connu ?... Ah !...
Elle s’éloigne.
SAINT-ALBIN.
Non, non... Je ne le puis... madame Hébert, retenez-la... ayez pitié de nous.
MADAME HÉBERT.
Pauvre Sergi !
SAINT-ALBIN, à Sophie.
Vous ne vous éloignerez pas... j’irai... je vous suivrai... Sophie, arrêtez... Ce n’est ni par vous, ni par moi que je vous conjure... Vous avez résolu mon malheur et le vôtre... C’est au nom de ces parents cruels... Si je vous perds je ne pourrai ni les voir, ni les entendre, ni les souffrir...Voulez-vous que je les haïsse ?
SOPHIE.
Aimez vos parents ; obéissez-leur ; oubliez-moi.
SAINT-ALBIN, qui s’est jeté à ses pieds, s’écrie en la retenant par ses habits.
Sophie, écoutez... Vous ne connaissez pas
SAINT-ALBIN.
Sophie, à madame Hébert, qui pleure. Ma bonne, venez, venez ; arrachez-moi d’ici.
Elle sort.
SAINT-ALBIN, en se relevant.
Il peut tout oser ; vous le conduisez à sa perte... Oui, vous l’y conduisez...
Il marche. Il se plaint ; il se désespère. Il nomme Sophie par intervalles. Ensuite il s’appuie sur le dos d’un fauteuil, les yeux couverts de ses mains.
Scène X
SAINT-ALBIN, CÉCILE, GERMEUIL
Pendant qu’il est dans cette situation, Cécile et Germeuil entrent.
GERMEUIL, s’arrêtant sur le fond, et regardant tristement Saint-Albin, dit à Cécile.
Le voilà, le malheureux ! il est accablé, et il ignore que dans ce moment... Que je le plains !... Mademoiselle, parlez-lui.
CÉCILE.
Saint-Albin...
SAINT-ALBIN, qui ne les voit point, mais qui les entend approcher, leur crie, sans les regarder.
Qui que vous soyez, allez retrouver les barbares qui vous envoient. Retirez-vous.
CÉCILE.
Mon frère, c’est moi ; c’est Cécile qui connaît votre peine, et qui vient à vous.
SAINT-ALBIN, toujours dans la même position.
Retirez-vous.
CÉCILE.
Je m’en irai, si je vous afflige.
SAINT-ALBIN.
Vous m’affligez.
Cécile s’en va ; mais son frère la rappelle d’une voix faible et douloureuse.
Cécile !
CÉCILE, se rapprochant de son frère.
Mon frère ?
SAINT-ALBIN, la prenant par la main, sans changer de situation et sans la regarder.
Elle m’aimait ! ils me l’ont ôtée ; elle me fuit.
GERMEUIL, à lui-même.
Plût au ciel !
SAINT-ALBIN.
J’ai tout perdu... Ah !
CÉCILE.
Il vous reste une sœur, un ami.
SAINT-ALBIN, se relevant avec vivacité.
Où est Germeuil ?
CÉCILE.
Le voilà.
SAINT-ALBIN se promène un moment en silence, puis il dit.
Ma sœur, laissez-nous.
Scène XI
SAINT-ALBIN, GERMEUIL
SAINT-ALBIN, en se promenant, et à plusieurs reprises.
Oui... C’est le seul parti qui me reste... Et j’y suis résolu... Germeuil, personne ne nous entend ?
GERMEUIL.
Qu’avez-vous à me dire ?
SAINT-ALBIN.
J’aime Sophie, j’en suis aimé ; vous aimez Cécile, et Cécile vous aime.
GERMEUIL.
Moi ! votre sœur !
SAINT-ALBIN.
Vous, ma sœur ! Mais la même persécution qu’on me fait, vous attend ; et si vous avez du courage, nous irons, Sophie, Cécile, vous et moi, chercher le bonheur loin de ceux qui nous entourent et nous tyrannisent.
GERMEUIL.
Qu’ai-je entendu ?... Il ne me manquait plus que cette confidence... Qu’osez-vous entreprendre ; et que me conseillez-vous ? C’est ainsi que je reconnaîtrais les bienfaits dont votre père m’a comblé depuis que je respire ? Pour prix de sa tendresse, je remplirais son âme de douleur ; et je l’enverrais au tombeau, en maudissant le jour qu’il me reçut chez lui !
SAINT-ALBIN.
Vous avez des scrupules ; n’en parlons plus.
GERMEUIL.
L’action que vous me proposez, et celle que vous avez résolue, sont deux crimes...
Avec vivacité.
Saint-Albin, abandonnez votre projet... Vous avez encouru la disgrâce de votre père, et vous allez la mériter ; attirer sur vous le blâme public ; vous exposer à la poursuite des lois ; désespérer celle que vous aimez... Quelles peines vous vous préparez !... Quel trouble vous me causez !...
SAINT-ALBIN.
Si je ne peux compter sur votre secours, épargnez-moi vos conseils.
GERMEUIL.
Vous vous perdez.
SAINT-ALBIN.
Le sort en est jeté.
GERMEUIL.
Vous me perdez moi-même : vous me perdez... Que dirai-je à votre père lorsqu’il m’apportera sa douleur ?... à votre oncle ?... Oncle cruel ! neveu plus cruel encore !... Avez-vous dû me confier vos desseins ?... Vous ne savez pas... que suis-je venu chercher ici ?... pourquoi vous ai-je vu ?...
SAINT-ALBIN.
Adieu, Germeuil, embrassez-moi, je compte sur votre discrétion.
GERMEUIL.
Où courez-vous ?
SAINT-ALBIN.
M’assurer le seul bien dont je fasse cas, et m’éloigner d’ici pour jamais.
Scène XII
GERMEUIL, seul
Le sort m’en veut-il assez ! Le voilà résolu d’enlever sa maîtresse, et il ignore qu’au même instant son oncle travaille à la faire enfermer... Je deviens coup sur coup leur confident et leur complice... Quelle situation est la mienne ! je ne puis ni parler, ni me taire, ni agir, ni cesser... Si l’on me soupçonne seulement d’avoir servi l’oncle, je suis un traître aux yeux du neveu, et je me déshonore dans l’esprit de son père... Encore si je pouvais m’ouvrir à celui-ci... mais ils ont exigé le secret... Y manquer, je ne le puis ni ne le dois... Voilà ce que le Commandeur a vu lorsqu’il s’est adressé à moi, à moi qu’il déteste, pour l’exécution de l’ordre injuste qu’il sollicite... En me présentant sa fortune et sa nièce, deux appâts auxquels il n’imagine pas qu’on résiste, son but est de m’embarquer dans un complot qui me perde... Déjà il croit la chose faite ; et il s’en félicite... Si son neveu le prévient, autres dangers : il se croira joué ; il sera furieux ; il éclatera... Mais Cécile sait tout ; elle connaît mon innocence... Eh ! que servira son témoignage contre le cri de la famille entière qui se soulèvera ?... On n’entendra qu’elle ; et je n’en passerai pas moins pour fauteur d’un rapt... Dans quels embarras ils m’ont précipité ; le neveu, par indiscrétion ; l’oncle, par méchanceté !... Et toi, pauvre innocente, dont les intérêts ne touchent personne, qui te sauvera de deux hommes violents qui ont également résolu ta ruine ?... L’un m’attend pour la consommer, l’autre y court ; et je n’ai qu’un instant... mais ne le perdons pas... Emparons-nous d’abord de la lettre de cachet... Ensuite... Nous verrons.
ACTE III
Scène première
GERMEUIL, CÉCILE
GERMEUIL, d’un ton suppliant.
Mademoiselle !
CÉCILE.
Laissez-moi.
GERMEUIL.
Mademoiselle !
CÉCILE.
Qu’osez-vous me demander ? Je recevrais la maîtresse de mon frère chez moi ! chez moi ! dans mon appartement ! dans la maison de mon père ! Laissez-moi, vous dis-je, je ne veux pas vous entendre.
GERMEUIL.
C’est le seul asile qui lui reste, et le seul qu’elle puisse accepter.
CÉCILE.
Non, non, non.
GERMEUIL.
Je ne vous demande qu’un instant, que je puisse regarder autour de moi, me reconnaître.
CÉCILE.
Non, non... Une inconnue !
GERMEUIL.
Une infortunée, à qui vous ne pourriez refuser de la commisération si vous la voyiez.
CÉCILE.
Que dirait mon père ?
GERMEUIL.
Le respecté-je moins que vous ? craindrais-je moins de l’offenser ?
CÉCILE.
Et le Commandeur ?
GERMEUIL.
C’est un homme sans principes.
CÉCILE.
Il en a comme tous ses pareils, quand il s’agit d’accuser et de noircir.
GERMEUIL.
Il dira que je l’ai joué ; ou votre frère se croira trahi. Je ne me justifierai jamais... Mais qu’est-ce que cela vous importe ?
CÉCILE.
Vous êtes la cause de toutes mes peines.
GERMEUIL.
Dans cette conjoncture difficile, c’est votre frère, c’est votre oncle que je vous prie de considérer ; épargnez-leur à chacun une action odieuse.
CÉCILE.
La maîtresse de mon frère ! Une inconnue !... Non, monsieur ; mon cœur me dit que cela est mal ; et il ne m’a jamais trompée. Ne m’en parlez plus ; je tremble qu’on ne nous écoute.
GERMEUIL.
Ne craignez rien ; votre père est tout à sa douleur ; le Commandeur et votre frère à leurs projets ; les gens sont écartés. J’ai pressenti votre répugnance...
CÉCILE.
Qu’avez-vous fait ?
GERMEUIL.
Le moment m’a paru favorable, et je l’ai introduite ici. Elle y est, la voilà. Renvoyez-la, mademoiselle.
CÉCILE.
Germeuil, qu’avez-vous fait !
Scène II
SOPHIE, GERMEUIL, CÉCILE, MADEMOISELLE CLAIRET
Sophie entre sur la scène comme une troublée. Elle ne voit point. Elle n’entend point. Elle ne sait où elle est. Cécile, de son côté, est dans une agitation extrême.
SOPHIE.
Je ne sais où je suis... Je ne sais où je vais... Il me semble que je marche dans les ténèbres... Ne rencontrerai-je personne qui me conduise ?... Ô ciel ! ne m’abandonnez pas !
GERMEUIL l’appelle.
Mademoiselle, mademoiselle !
SOPHIE.
Qui est-ce qui m’appelle ?
GERMEUIL.
C’est moi, mademoiselle ; c’est moi.
SOPHIE.
Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ? Qui que vous soyez, secourez-moi... sauvez-moi...
GERMEUIL va la prendre par la main, et lui dit.
Venez... mon enfant... par ici.
SOPHIE fait quelques pas, et tombe sur ses genoux.
Je ne puis... la force m’abandonne... je succombe...
CÉCILE.
Ô ciel !
À Germeuil.
Appelez... Eh non, n’appelez pas.
SOPHIE, les yeux fermés, et comme dans le délire de la défaillance.
Les cruels ! que leur ai-je fait ?
Elle regarde autour d’elle, avec toutes les marques de l’effroi.
GERMEUIL.
Rassurez-vous, je suis l’ami de Saint-Albin, et mademoiselle est sa sœur.
SOPHIE, après un moment de silence.
Mademoiselle, que vous dirai-je ? Voyez ma peine ; elle est au-dessus de mes forces... Je suis à vos pieds ; et il faut que j’y meure ou que je vous doive tout... Je suis une infortunée qui cherche un asile... C’est devant votre oncle et votre frère que je fuis... Votre oncle, que je ne connais pas, et que je n’ai jamais offensé ; votre frère... Ah ! ce n’est pas de lui que j’attendais mon chagrin !...Que vais-je devenir, si vous m’abandonnez ?... Ils accompliront sur moi leurs desseins... Secourez-moi, sauvez-moi... sauvez-moi d’eux, sauvez-moi de moi-même. Ils ne savent pas ce que peut oser celle qui craint le déshonneur, et qu’on réduit à la nécessité de haïr la vie... Je n’ai pas cherché mon malheur, et je n’ai rien à me reprocher... Je travaillais, j’avais du pain, et je vivais tranquille... Les jours de la douleur sont venus : ce sont les vôtres qui les ont amenés sur moi ; et je pleurerai toute ma vie, parce qu’ils m’ont connue.
CÉCILE.
Qu’elle me peine !... Oh ! que ceux qui peuvent la tourmenter sont méchants !
Ici la pitié succède à l’agitation dans le cœur de Cécile. Elle se penche sur le dos d’un fauteuil, du côté de Sophie, et celle-ci continue.
SOPHIE.
J’ai une mère qui m’aime... comment reparaîtrais-je devant elle ?... Mademoiselle, conservez une fille à sa mère ; je vous en conjure par la vôtre, si vous l’avez encore... Quand je la quittai, elle dit : Anges du ciel, prenez cette enfant sous votre garde, et conduisez-la. Si vous fermez votre cœur à la pitié, le ciel n’aura point entendu sa prière ; et elle en mourra de douleur... Tendez la main à celle qu’on opprime, afin qu’elle vous bénisse toute sa vie... Je ne peux rien ; mais il est un Être qui peut tout, et devant lequel les œuvres de la commisération ne sont pas perdues... Mademoiselle !
CÉCILE s’approche d’elle, et lui tend les mains.
Levez-vous...
GERMEUIL, à Cécile.
Vos yeux se remplissent de larmes ; son malheur vous a touchée.
CÉCILE, à Germeuil.
Qu’avez-vous fait ?
SOPHIE.
Dieu soit loué, tous les cœurs ne sont pas endurcis.
CÉCILE.
Je connais le mien, je ne voulais ni vous voir, ni vous entendre... Enfant aimable et malheureux, comment vous nommez-vous ?
SOPHIE.
Sophie.
CÉCILE, en l’embrassant.
Sophie, venez.
GERMEUIL se jette aux genoux de Cécile, et lui prend une main qu’il baise sans parler.
Que me demandez-vous encore ? ne fais-je pas tout ce que vous voulez ?
Cécile s’avance vers le fond du salon avec Sophie, qu’elle remet à sa femme de chambre.
GERMEUIL, en se relevant.
Imprudent... qu’allais-je lui dire ?...
MADEMOISELLE CLAIRET.
J’entends, mademoiselle ; reposez-vous sur moi.
Scène III
GERMEUIL, CÉCILE
CÉCILE, après un moment de silence, avec chagrin.
Me voilà, grâce à vous, à la merci de mes gens.
GERMEUIL.
Je ne vous ai demandé qu’un instant pour lui trouver un asile. Quel mérite y aurait-il à faire le bien, s’il n’y avait aucun inconvénient ?
CÉCILE.
Que les hommes sont dangereux ! Pour son bonheur, on ne peut les tenir trop loin... Homme, éloignez-vous de moi... Vous vous en allez, je crois ?
GERMEUIL.
Je vous obéis.
CÉCILE.
Fort bien. Après m’avoir mise dans la position la plus cruelle, il ne vous reste plus qu’à m’y laisser. Allez, monsieur, allez.
GERMEUIL.
Que je suis malheureux !
CÉCILE.
Vous vous plaignez, je crois ?
GERMEUIL.
Je ne fais rien qui ne vous déplaise.
CÉCILE.
Vous m’impatientez... Songez que je suis dans un trouble qui ne me laissera rien prévoir, rien prévenir. Comment oserai-je lever les yeux devant mon père ? S’il s’aperçoit de mon embarras, et qu’il m’interroge, je ne mentirai pas. Savez-vous qu’il ne faut qu’un mot inconsidéré pour éclairer un homme tel que le Commandeur ?... Et mon frère ?... je redoute d’avance le spectacle de sa douleur. Que va-t-il devenir lorsqu’il ne retrouvera plus Sophie ?... Monsieur, ne me quittez pas un moment, si vous ne voulez pas que tout se découvre... Mais on vient : allez... restez... Non, retirez-vous... Ciel ! dans quel état je suis !
Scène IV
CÉCILE, LE COMMANDEUR
LE COMMANDEUR, à sa manière.
Cécile, te voilà seule ?
CÉCILE, d’une voix altérée.
Oui, mon cher oncle. C’est assez mon goût.
LE COMMANDEUR.
Je te croyais avec l’ami.
CÉCILE.
Qui, l’ami ?
LE COMMANDEUR.
Eh ! Germeuil.
CÉCILE.
Il vient de sortir.
LE COMMANDEUR.
Que te disait-il ? que lui disais-tu ?
CÉCILE.
Des choses déplaisantes, comme c’est sa coutume.
LE COMMANDEUR.
Je ne vous conçois pas ; vous ne pouvez vous accorder un moment : cela me fâche. Il a de l’esprit, des talents, des connaissances, des mœurs dont je fais grand cas ; point de fortune, à la vérité, mais de la naissance. Je l’estime ; et je lui ai conseillé de penser à toi.
CÉCILE.
Qu’appelez-vous penser à moi ?
LE COMMANDEUR.
Cela s’entend ; tu n’as pas résolu de rester fille, apparemment ?
CÉCILE.
Pardonnez-moi, monsieur, c’est mon projet.
LE COMMANDEUR.
Cécile, veux-tu que je te parle à cœur ouvert ? Je suis entièrement détaché de ton frère. C’est une âme dure, un esprit intraitable ; et il vient encore tout à l’heure d’en user avec moi d’une manière indigne, et que je ne lui pardonnerai de ma vie... Il peut, à présent, courir tant qu’il voudra après la créature dont il s’est entêté ; je ne m’en soucie plus... On se lasse à la fin d’être bon... Toute ma tendresse s’est retirée sur toi, ma chère nièce... Si tu voulais un peu ton bonheur, celui de ton père et le mien...
CÉCILE.
Vous devez le supposer.
LE COMMANDEUR.
Mais tu ne me demandes pas ce qu’il faudrait faire.
CÉCILE.
Vous ne me le laisserez pas ignorer.
LE COMMANDEUR.
Tu as raison. Eh bien ! il faudrait te rapprocher de Germeuil. C’est un mariage auquel tu penses bien que ton père ne consentira pas sans la dernière répugnance. Mais je parlerai, je lèverai les obstacles ; si tu veux, j’en fais mon affaire.
CÉCILE.
Vous me conseilleriez de penser à quelqu’un qui ne serait pas du choix de mon père ?
LE COMMANDEUR.
Il n’est pas riche. Tout tient à cela. Mais, je te l’ai dit, ton frère ne m’est plus rien ; et je vous assurerai tout mon bien. Cécile, cela vaut la peine d’y réfléchir.
CÉCILE.
Moi, que je dépouille mon frère !
LE COMMANDEUR.
Qu’appelles-tu, dépouiller ? Je ne vous dois rien. Ma fortune est à moi ; et elle me coûte assez pour en disposer à mon gré.
CÉCILE.
Mon oncle, je n’examinerai point jusqu’où les parents sont les maîtres de leur fortune, et s’ils peuvent, sans injustice, la transporter où il leur plaît. Je sais que je ne pourrais accepter la vôtre sans honte ; et c’en est assez pour moi.
LE COMMANDEUR.
Et tu crois que Saint-Albin en ferait autant pour sa sœur !
CÉCILE.
Je connais mon frère ; et s’il était ici, nous n’aurions tous les deux qu’une voix.
LE COMMANDEUR.
Et que me diriez-vous ?
CÉCILE.
Monsieur le Commandeur, ne me pressez pas ; je suis vraie.
LE COMMANDEUR.
Tant mieux. Parle. J’aime la vérité. Tu dis ?
CÉCILE.
Que c’est une inhumanité sans exemple, que d’avoir en province des parents plongés dans l’indigence, que mon père secourt à votre insu, et que vous frustrez d’une fortune qui leur appartient, et dont ils ont un besoin si grand ; que nous ne voulons, ni mon frère, ni moi, d’un bien qu’il faudrait restituer à ceux à qui les lois de la nature et de la société l’ont destiné.
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! vous ne l’aurez ni l’un ni l’autre. Je vous abandonnerai tous. Je sortirai d’une maison où tout va au rebours du sens commun, où rien n’égale l’insolence des enfants, si ce n’est l’imbécillité du maître. Je jouirai de la vie ; et je ne me tourmenterai pas davantage pour des ingrats.
CÉCILE.
Mon cher oncle, vous ferez bien.
LE COMMANDEUR.
Mademoiselle, votre approbation est de trop ; et je vous conseille de vous écouter. Je sais ce qui se passe dans votre âme ; je ne suis pas la dupe de votre désintéressement, et vos petits secrets ne sont pas aussi cachés que vous l’imaginez. Mais il suffit... et je m’entends.
Scène V
CÉCILE, LE COMMANDEUR, LE PÈRE DE FAMILLE, SAINT-ALBIN
Le Père de famille entre le premier. Son fils le suit.
SAINT-ALBIN, violent, désolé, éperdu, ici et dans toute la scène.
Elles n’y sont plus... On ne sait ce qu’elles sont devenues... Elles ont disparu.
LE COMMANDEUR, à part.
Bon. Mon ordre est exécuté.
SAINT-ALBIN.
Mon père, écoutez la prière d’un fils désespéré. Rendez-lui Sophie. Il est impossible qu’il vive sans elle. Vous faites le bonheur de tout ce qui vous environne ; votre fils sera-t-il le seul que vous ayez rendu malheureux ?... Elle n’y est plus...elles ont disparu... Que ferai-je ?... Quelle sera ma vie ?
LE COMMANDEUR, à part.
Il a fait diligence.
SAINT-ALBIN.
Mon père !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je n’ai aucune part à leur absence. Je vous l’ai déjà dit. Croyez-moi.
Cela dit, le Père de famille se promène lentement, la tête baissée, et l’air chagrin.
SAINT-ALBIN s’écrie, en se tournant vers le fond.
Sophie, où êtes-vous ? Qu’êtes-vous devenue ?... Ah !...
CÉCILE, à part.
Voilà ce que j’avais prévu.
LE COMMANDEUR, à part.
Consommons notre ouvrage. Allons.
À son neveu, d’un ton compatissant.
Saint-Albin.
SAINT-ALBIN.
Monsieur, laissez-moi. Je ne me repens que trop de vous avoir écouté... Je la suivais... Je l’aurais fléchie... Et je l’ai perdue !
LE COMMANDEUR.
Saint-Albin.
SAINT-ALBIN.
Laissez-moi.
LE COMMANDEUR.
J’ai causé ta peine, et j’en suis affligé.
SAINT-ALBIN.
Que je suis malheureux !
LE COMMANDEUR.
Germeuil me l’avait bien dit. Mais aussi, qui pouvait imaginer que, pour une fille comme il y en a tant, tu tomberais dans l’état où je te vois ?
SAINT-ALBIN, avec terreur.
Que dites-vous de Germeuil ?
LE COMMANDEUR.
Je dis... Rien...
SAINT-ALBIN.
Tout me manquerait-il en un jour ? Et le malheur qui me poursuit m’aurait-il encore ôté mon ami ?... Monsieur le Commandeur, achevez.
LE COMMANDEUR.
Germeuil et moi... Je n’ose te l’avouer... Tu ne nous le pardonneras jamais...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’avez-vous fait ? Serait-il possible ?... Mon frère, expliquez-vous.
LE COMMANDEUR.
Cécile... Germeuil te l’aura confié ?... Dis pour moi.
SAINT-ALBIN, au Commandeur.
Vous me faites mourir.
LE PÈRE DE FAMILLE, avec sévérité.
Cécile, vous vous troublez.
SAINT-ALBIN.
Ma sœur !
LE PÈRE DE FAMILLE, regardant encore sa fille, avec sévérité.
Cécile... Mais non, le projet est trop odieux... Ma fille et Germeuil en sont incapables.
SAINT-ALBIN.
Je tremble... Je frémis... Ô ciel ! de quoi suis-je menacé !
LE PÈRE DE FAMILLE, avec sévérité.
Monsieur le Commandeur, expliquez-vous, vous dis-je ; et cessez de me tourmenter par les soupçons que vous répandez sur tout ce qui m’entoure.
Le Père de famille se promène ; il est indigné. Le Commandeur hypocrite paraît honteux, et se tait. Cécile a l’air consterné. Saint-Albin a les yeux sur le Commandeur, et attend avec effroi qu’il s’explique.
LE PÈRE DE FAMILLE, au Commandeur.
Avez-vous résolu de garder encore longtemps ce silence cruel ?
LE COMMANDEUR, à sa nièce.
Puisque tu te tais, et qu’il faut que je parle...
À Saint-Albin.
Ta maîtresse...
SAINT-ALBIN.
Sophie...
LE COMMANDEUR.
Est renfermée.
SAINT-ALBIN.
Grand dieu !
LE COMMANDEUR.
J’ai obtenu la lettre de cachet... Et Germeuil s’est chargé du reste.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Germeuil !
SAINT-ALBIN.
Lui !
CÉCILE.
Mon frère, il n’en est rien.
SAINT-ALBIN.
Sophie... et c’est Germeuil !
Il se renverse sur un fauteuil avec toutes les marques du désespoir.
LE PÈRE DE FAMILLE, au Commandeur.
Et que vous a fait cette infortunée, pour ajouter à son malheur la perte de l’honneur et de la liberté ? quels droits avez-vous sur elle ?
LE COMMANDEUR.
La maison est honnête.
SAINT-ALBIN.
Je la vois... Je vois ses larmes. J’entends ses cris, et je ne meurs pas...
Au Commandeur.
Barbare, appelez votre indigne complice. Venez tous les deux ; par pitié, arrachez-moi la vie... Sophie !... Mon père, secourez-moi. Sauvez-moi de mon désespoir.
Il se jette entre les bras de son père.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Calmez-vous, malheureux.
SAINT-ALBIN, entre les bras de son père ; d’un ton plaintif et douloureux.
Germeuil !... Lui !... Lui !...
LE COMMANDEUR.
Il n’a fait que ce que tout autre aurait fait à sa place.
SAINT-ALBIN, toujours sur le sein de son père et du même ton.
Qui se dit mon ami ! Le perfide !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Sur qui compter, désormais !
LE COMMANDEUR.
Il ne le voulait pas ; mais je lui ai promis ma fortune et ma nièce.
CÉCILE.
Mon père, Germeuil n’est ni vil ni perfide.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’est-il donc ?
SAINT-ALBIN.
Écoutez, et connaissez-le... Ah le traître !... Chargé de votre indignation, irrité par cet oncle inhumain, abandonné de Sophie...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Eh bien ?
SAINT-ALBIN.
J’allais, dans mon désespoir, m’en saisir et l’emporter au bout du monde... Non, jamais homme ne fut plus indignement joué... Il vient à moi... Je lui ouvre mon cœur... Je lui confie ma pensée comme à mon ami... Il me blâme... Il me dissuade... Il m’arrête, et c’est pour me trahir, me livrer, me perdre !... Il lui en coûtera la vie.
Scène VI
LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, SAINT-ALBIN, GERMEUIL
CÉCILE, qui la première aperçoit Germeuil, court à lui et lui crie.
Germeuil, où allez-vous ?
SAINT-ALBIN s’avance vers lui et lui crie avec fureur.
Traître, où est-elle ? Rends-la-moi, et te prépare à défendre ta vie.
LE PÈRE DE FAMILLE, courant après Saint-Albin.
Mon fils !
CÉCILE.
Mon frère... Arrêtez... Je me meurs...
Elle tombe dans un fauteuil.
LE COMMANDEUR, au Père de famille.
Y prend-elle intérêt ? Qu’en dites-vous ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Germeuil, retirez-vous.
GERMEUIL.
Monsieur, permettez que je reste.
SAINT-ALBIN.
Que t’a fait Sophie ? Que t’ai-je fait pour me trahir ?
LE PÈRE DE FAMILLE, toujours à Germeuil.
Vous avez commis une action odieuse.
SAINT-ALBIN.
Si ma sœur t’est chère ; si tu la voulais, ne valait-il pas mieux ?... Je te l’avais proposé... Mais c’est par une trahison qu’il te convenait de l’obtenir... Homme vil, tu t’es trompé... Tu ne connais ni Cécile, ni mon père, ni ce Commandeur qui t’a dégradé, et qui jouit maintenant de ta confusion... Tu ne réponds rien... Tu te tais.
GERMEUIL, avec froideur et fermeté.
Je vous écoute, et je vois qu’on ôte ici l’estime en un moment à celui qui a passé toute sa vie à la mériter. J’attendais autre chose.
LE PÈRE DE FAMILLE.
N’ajoutez pas la fausseté à la perfidie. Retirez-vous.
GERMEUIL.
Je ne suis ni faux ni perfide.
SAINT-ALBIN.
Quelle insolente intrépidité !
LE COMMANDEUR, à Germeuil.
Mon ami, il n’est plus temps de dissimuler. J’ai tout avoué.
GERMEUIL.
Monsieur, je vous entends, et je vous reconnais.
LE COMMANDEUR.
Que veux-tu dire ? Je t’ai promis ma fortune et ma nièce. C’est notre traité, et il tient.
SAINT-ALBIN, au Commandeur.
Du moins, grâce à votre méchanceté, je suis le seul époux qui lui reste.
GERMEUIL, au Commandeur.
Je n’estime pas assez la fortune, pour en vouloir au prix de l’honneur ; et votre nièce ne doit pas être la récompense d’une perfidie... Voilà votre lettre de cachet.
LE COMMANDEUR, en la reprenant.
Ma lettre de cachet ! Voyons, voyons.
GERMEUIL.
Elle serait en d’autres mains, si j’en avais fait usage.
SAINT-ALBIN.
Qu’ai-je entendu ? Sophie est libre !
GERMEUIL.
Saint-Albin, apprenez à vous méfier des apparences, et à rendre justice à un homme d’honneur. Monsieur le Commandeur, je vous salue.
Il sort.
LE PÈRE DE FAMILLE, avec regret.
J’ai jugé trop vite. Je l’ai offensé.
LE COMMANDEUR, stupéfait, regarde sa lettre de cachet.
Ce l’est... Il m’a joué.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous méritez cette humiliation.
LE COMMANDEUR.
Fort bien, encouragez-les à me manquer ; ils n’y sont pas assez disposés.
SAINT-ALBIN.
En quelque endroit qu’elle soit, sa bonne doit être revenue... J’irai. Je verrai sa bonne ; je m’accuserai ; j’embrasserai ses genoux ; je pleurerai ; je la toucherai ; et je percerai ce mystère.
Il va pour sortir.
CÉCILE, en le suivant.
Mon frère !
SAINT-ALBIN, à Cécile.
Laissez-moi. Vous avez des intérêts qui ne sont pas les miens.
Scène VII
LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR
LE COMMANDEUR.
Vous avez entendu ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Oui, mon frère.
LE COMMANDEUR.
Savez-vous où il va ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je le sais.
LE COMMANDEUR.
Et vous ne l’arrêtez pas ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Non.
LE COMMANDEUR.
Et s’il vient à retrouver cette fille ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je compte beaucoup sur elle. C’est un enfant ; mais c’est un enfant bien né ; et dans cette circonstance, elle fera plus que vous et moi.
LE COMMANDEUR.
Bien imaginé !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Mon fils n’est pas dans un moment où la raison puisse quelque chose sur lui.
LE COMMANDEUR.
Donc, il n’a qu’à se perdre ? J’enrage. Et vous êtes un Père de famille ? Vous ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Pourriez-vous m’apprendre ce qu’il faut faire ?
LE COMMANDEUR.
Ce qu’il faut faire ? Être le maître chez soi ; se montrer homme d’abord, et père après, s’ils le méritent.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et contre qui, s’il vous plaît, faut-il que j’agisse ?
LE COMMANDEUR.
Contre qui ? Belle question ! Contre tous. Contre ce Germeuil, qui nourrit votre fils dans son extravagance ; qui cherche à faire entrer une créature dans la famille, pour s’en ouvrir la porte à lui-même, et que je chasserais de ma maison. Contre une fille qui devient de jour en jour plus insolente, qui me manque à moi, qui vous manquera bientôt à vous, et que j’enfermerais dans un couvent. Contre un fils qui a perdu tout sentiment d’honneur, qui va nous couvrir de ridicule et de honte, et à qui je rendrais la vie si dure, qu’il ne serait pas tenté plus longtemps de se soustraire à mon autorité. Pour la vieille qui l’a attiré chez elle, et la jeune dont il a la tête tournée, il y a beaux jours que j’aurais fait sauter tout cela. C’est par où j’aurais commencé ; et à votre place je rougirais qu’un autre s’en fût avisé le premier... Mais il faudrait de la fermeté ; et nous n’en avons point.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je vous entends ; c’est-à-dire que je chasserai de ma maison un homme que j’y ai reçu au sortir du berceau, à qui j’ai servi de père, qui s’est attaché à mes intérêts depuis qu’il se connaît, qui aura perdu ses plus belles années auprès de moi, qui n’aura plus de ressource si je l’abandonne, et à qui il faut que mon amitié soit funeste, si elle ne lui devient pas utile ; et cela, sous prétexte qu’il donne de mauvais conseils à mon fils, dont il a désapprouvé les projets ; qu’il sert une créature que peut-être il n’a jamais vue ; ou plutôt parce qu’il n’a pas voulu être l’instrument de sa perte.
J’enfermerai ma fille dans un couvent ; je chargerai sa conduite ou son caractère de soupçons désavantageux ; je flétrirai moi-même sa réputation ; et cela, parce qu’elle aura quelquefois usé de représailles avec monsieur le Commandeur ; qu’irritée par son humeur chagrine, elle sera sortie de son caractère, et qu’il lui sera échappé un mot peu mesuré.
Je me rendrai odieux à mon fils ; j’éteindrai dans son âme les sentiments qu’il me doit ; j’achèverai d’enflammer son caractère impétueux, et de le porter à quelque éclat qui le déshonore dans le monde tout en y entrant ; et cela, parce qu’il a rencontré une infortunée qui a des charmes et de la vertu ; et que, par un mouvement de jeunesse, qui marque au fond la bonté de son naturel, il a pris un attachement qui m’afflige.
N’avez-vous pas honte de vos conseils ? vous qui devriez être le protecteur de mes enfants auprès de moi, c’est vous qui les accusez : vous leur cherchez des torts ; vous exagérez ceux qu’ils ont ; et vous seriez fâché de ne leur en pas trouver !
LE COMMANDEUR.
C’est un chagrin que j’ai rarement.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et ces femmes, contre lesquelles vous obtenez une lettre de cachet ?
LE COMMANDEUR.
Il ne vous restait plus que d’en prendre aussi la défense. Allez, allez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’ai tort ; il y a des choses qu’il ne faut pas vouloir vous faire sentir, mon frère. Mais cette affaire me touchait d’assez près, ce me semble, pour que vous daignassiez m’en dire un mot.
LE COMMANDEUR.
C’est moi qui ai tort, et vous avez toujours raison.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Non, monsieur le Commandeur, vous ne ferez de moi ni un père injuste et cruel, ni un homme ingrat et malfaisant. Je ne commettrai point une violence, parce qu’elle est de mon intérêt ; je ne renoncerai point à mes espérances, parce qu’il est survenu des obstacles qui les éloignent ; et je ne ferai point un désert de ma maison, parce qu’il s’y passe des choses qui me déplaisent comme à vous.
LE COMMANDEUR.
Voilà qui est expliqué. Eh bien ! conservez votre chère fille ; aimez bien votre cher fils ; laissez en paix les créatures qui le perdent ; cela est trop sage pour qu’on s’y oppose. Mais pour votre Germeuil, je vous avertis que nous ne pouvons plus loger lui et moi sous un même toit... Il n’y a point de milieu ; il faut qu’il soit hors d’ici aujourd’hui, ou que j’en sorte demain.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Monsieur le Commandeur, vous êtes le maître.
LE COMMANDEUR.
Je m’en doutais. Vous seriez enchanté que je m’en allasse, n’est-ce pas ? Mais je resterai : oui, je resterai, ne fût-ce que pour vous remettre sous le nez vos sottises, et vous en faire honte. Je suis curieux de voir ce que tout ceci deviendra.
ACTE IV
Scène première
SAINT-ALBIN, seul
Il entre furieux.
Tout est éclairci ; le traître est démasqué. Malheur à lui ! malheur à lui ! c’est lui qui a emmené Sophie ; il faut qu’il périsse par mes mains...
Il appelle.
Philippe !
Scène II
SAINT-ALBIN, PHILIPPE
PHILIPPE.
Monsieur ?
SAINT-ALBIN, en donnant une lettre.
Portez cela.
PHILIPPE.
À qui, monsieur ?
SAINT-ALBIN.
À Germeuil... Je l’attire hors d’ici ; je lui plonge mon épée dans le sein ; je lui arrache l’aveu de son crime et le secret de sa retraite, et je cours partout où me conduira l’espoir de la retrouver...
Il aperçoit Philippe, qui est resté.
Tu n’es pas allé, revenu ?
PHILIPPE.
Monsieur...
SAINT-ALBIN.
Eh bien ?
PHILIPPE.
N’y a-t-il rien là dedans, dont monsieur votre père soit fâché ?
SAINT-ALBIN.
Marchez.
Scène III
SAINT-ALBIN, CÉCILE
SAINT-ALBIN.
Lui qui me doit tout !... que j’ai cent fois défendu contre le Commandeur !... à qui...
En apercevant sa sœur.
Malheureuse, à quel homme t’es-tu attachée !...
CÉCILE.
Que dites-vous ? qu’avez-vous ? Mon frère, vous m’effrayez.
SAINT-ALBIN.
Le perfide ! le traître !... elle allait dans la confiance qu’on la menait ici... il a abusé de votre nom...
CÉCILE.
Germeuil est innocent.
SAINT-ALBIN.
Il a pu voir leurs larmes ; entendre leurs cris ; les arracher l’une à l’autre ! Le barbare !
CÉCILE.
Ce n’est point un barbare ; c’est votre ami.
SAINT-ALBIN.
Mon ami ! Je le voulais... il n’a tenu qu’à lui de partager mon sort... d’aller, lui et moi, vous et Sophie...
CÉCILE.
Qu’entends-je ?... vous lui auriez proposé ?... lui, vous, moi votre sœur ?...
SAINT-ALBIN.
Que ne me dit-il pas ! que ne m’opposa-t-il pas ! Avec quelle fausseté !...
CÉCILE.
C’est un homme d’honneur ; oui, Saint-Albin, et c’est en l’accusant que vous achevez de me l’apprendre.
SAINT-ALBIN.
Qu’osez-vous dire ?... Tremblez, tremblez... Le défendre, c’est redoubler ma fureur... Éloignez-vous.
CÉCILE.
Non, mon frère, vous m’écouterez ; vous verrez Cécile à vos genoux... Germeuil... rendez-lui justice... Ne le connaissez-vous plus ?... Un moment l’a-t-il pu changer ?... Vous l’accusez ! vous !... homme injuste !
SAINT-ALBIN.
Malheur à toi, s’il te reste de la tendresse !... Je pleure... tu pleureras bientôt aussi.
CÉCILE, avec terreur et d’une voix tremblante.
Vous avez un dessein ?
SAINT-ALBIN.
Par pitié pour vous-même, ne m’interrogez pas.
CÉCILE.
Vous me haïssez.
SAINT-ALBIN.
Je vous plains.
CÉCILE.
Vous attendez mon père.
SAINT-ALBIN.
Je le fuis ; je fuis toute la terre.
CÉCILE.
Je le vois, vous voulez perdre Germeuil... Vous voulez me perdre... Eh bien ! perdez-nous... Dites à mon père...
SAINT-ALBIN.
Je n’ai plus rien à lui dire... Il sait tout.
CÉCILE.
Ah ciel !
Scène IV
SAINT-ALBIN, CÉCILE, LE PÈRE DE FAMILLE
Saint-Albin marque d’abord de l’impatience à l’approche de son père ; ensuite il reste immobile.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Tu me fuis, et je ne peux t’abandonner !... Je n’ai plus de fils, et il te reste toujours un père !... Saint-Albin, pourquoi me fuyez-vous ?... Je ne viens pas vous affliger davantage, et exposer mon autorité à de nouveaux mépris... Mon fils, mon ami, tu ne veux pas que je meure de chagrin... Nous sommes seuls. Voici ton père, voilà ta sœur ; elle pleure, et mes larmes attendent les tiennes pour s’y mêler... Que ce moment sera doux, si tu veux !
Vous avez perdu celle que vous aimiez, et vous l’avez perdue par la perfidie d’un homme qui vous est cher.
SAINT-ALBIN, en levant les yeux au ciel avec fureur.
Ah !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Triomphez de vous et de lui ; domptez une passion qui vous dégrade ; montrez-vous digne de moi... Saint-Albin, rendez-moi mon fils.
Saint-Albin s’éloigne ; on voit qu’il voudrait répondre aux sentiments de son père, et qu’il ne le peut pas. Son père se méprend à son action, et dit en le suivant.
Dieu ! est-ce ainsi qu’on accueille un père ! il s’éloigne de moi... Enfant ingrat, enfant dénaturé ! eh ! où irez-vous que je ne vous suive ?... Partout je vous suivrai ; partout je vous redemanderai mon fils...
Saint-Albin s’éloigne encore, et son père le suit en lui criant avec violence.
Rends-moi mon fils... Rends-moi mon fils.
Saint-Albin va s’appuyer contre le mur, élevant ses mains et cachant sa tête entre ses bras ; et son père continue.
Il ne me répond rien ; ma voix n’arrive plus jusqu’à son cœur : une passion insensée l’a fermé. Elle a tout détruit ; il est devenu stupide et féroce.
Il se renverse dans un fauteuil et dit.
Ô père malheureux ! le ciel m’a frappé. Il me punit dans cet objet de ma faiblesse... j’en mourrai... Cruels enfants ! c’est mon souhait... c’est le vôtre...
CÉCILE, s’approchant de son père en sanglotant.
Ah !... ah !...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Consolez-vous... Vous ne verrez pas longtemps mon chagrin... Je me retirerai... j’irai dans quelque endroit ignoré attendre la fin d’une vie qui vous pèse.
CÉCILE, avec douleur et saisissant les mains de son père.
Si vous quittez vos enfants, que voulez-vous qu’ils deviennent ?
LE PÈRE DE FAMILLE, après un moment de silence.
Cécile, j’avais des vues sur vous... Germeuil... Je disais, en vous regardant tous les deux : voilà celui qui fera le bonheur de ma fille... elle relèvera la famille de mon ami.
CÉCILE, surprise.
Qu’ai-je entendu ?
SAINT-ALBIN, se tournant avec fureur.
Il aurait épousé ma sœur ! je l’appellerais mon frère ! lui !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Tout m’accable à la fois... Il n’y faut plus penser.
Scène V
CÉCILE, SAINT-ALBIN, LE PÈRE DE FAMILLE, GERMEUIL
SAINT-ALBIN.
Le voilà, le voilà ; sortez, sortez tous.
CÉCILE, en courant au-devant de Germeuil.
Germeuil, arrêtez ; n’approchez pas. Arrêtez.
LE PÈRE DE FAMILLE, en saisissant son fils par le milieu du corps et l’entraînant hors de la salle.
Saint-Albin... Mon fils...
Cependant, Germeuil s’avance d’une démarche ferme et tranquille ; Saint-Albin, avant que de sortir, détourne la tête et fait signe à Germeuil.
CÉCILE.
Suis-je assez malheureuse !
Le Père de famille rentre et se rencontre sur le fond de la salle avec le Commandeur qui se montre.
Scène VI
CÉCILE, GERMEUIL, LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR
LE PÈRE DE FAMILLE.
Mon frère, dans un moment je suis à vous.
LE COMMANDEUR.
C’est-à-dire que vous ne voulez pas de moi dans celui-ci. Serviteur.
Scène VII
CÉCILE, GERMEUIL, LE PÈRE DE FAMILLE
LE PÈRE DE GERMEUIL, à Germeuil.
La division et le trouble sont dans ma maison, et c’est vous qui les causez... Germeuil, je suis mécontent. Je ne vous reprocherai point ce que j’ai fait pour vous ; vous le voudriez peut-être : mais après la confiance que je vous ai marquée aujourd’hui, je ne daterai pas de plus loin ; je m’attendais à autre chose de votre part... Mon fils médite un rapt ; il vous le confie : et vous me le laissez ignorer. Le Commandeur forme un autre projet odieux ; il vous le confie : et vous me le laissez ignorer.
GERMEUIL.
Ils l’avaient exigé.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Avez-vous dû le promettre ?... Cependant cette fille disparaît ; et vous êtes convaincu de l’avoir emmenée... Qu’est-elle devenue ?... que faut-il que j’augure de votre silence ?... Mais je ne vous presse pas de répondre. Il y a dans cette conduite une obscurité qu’il ne me convient pas de percer. Quoi qu’il en soit, je m’intéresse à cette fille ; et je veux qu’elle se retrouve.
Cécile, je ne compte plus sur la consolation que j’espérais trouver parmi vous. Je pressens les chagrins qui attendent ma vieillesse ; et je veux vous épargner la douleur d’en être témoins. Je n’ai rien négligé, je crois, pour votre bonheur, et j’apprendrai avec joie que mes enfants sont heureux.
Scène VIII
CÉCILE, GERMEUIL
Cécile se jette dans un fauteuil, et penche tristement sa tête sur ses mains.
GERMEUIL.
Je vois votre inquiétude ; et j’attends vos reproches.
CÉCILE.
Je suis désespérée... Mon frère en veut à votre vie.
GERMEUIL.
Son défi ne signifie rien : il se croit offensé, mais je suis innocent et tranquille.
CÉCILE.
Pourquoi vous ai-je cru ! que n’ai-je suivi mon pressentiment !... Vous avez entendu mon père.
GERMEUIL.
Votre père est un homme juste ; et je n’en crains rien.
CÉCILE.
Il vous aimait, il vous estimait.
GERMEUIL.
S’il eut ces sentiments, je les recouvrerai.
CÉCILE.
Vous auriez fait le bonheur de sa fille... Cécile eût relevé la famille de son ami.
GERMEUIL.
Ciel ! il est possible ?
CÉCILE, à elle-même.
Je n’osais lui ouvrir mon cœur... Désolé qu’il était de la passion de mon frère, je craignais d’ajouter à sa peine... Pouvais-je penser que, malgré l’opposition, la haine du Commandeur... Ah ! Germeuil ! C’est à vous qu’il me destinait.
GERMEUIL.
Et vous m’aimiez !... Ah !... mais j’ai fait ce que je devais... Quelles qu’en soient les suites, je ne me repentirai point du parti que j’ai pris... Mademoiselle, il faut que vous sachiez tout.
CÉCILE.
Qu’est-il encore arrivé ?
GERMEUIL.
Cette femme...
CÉCILE.
Qui ?
GERMEUIL.
Cette bonne de Sophie...
CÉCILE.
Eh bien ?
GERMEUIL.
Est assise à la porte de la maison ; les gens sont assemblés autour d’elle ; elle demande à entrer, à parler.
CÉCILE, se levant avec précipitation, et courant pour sortir.
Ah dieu !... je cours...
GERMEUIL.
Où ?
CÉCILE.
Me jeter aux pieds de mon père.
GERMEUIL.
Arrêtez, songez...
CÉCILE.
Non, monsieur.
GERMEUIL.
Écoutez-moi.
CÉCILE.
Je n’écoute plus.
GERMEUIL.
Cécile... Mademoiselle...
CÉCILE.
Que voulez-vous de moi ?
GERMEUIL.
J’ai pris mes mesures. On retient cette femme ; elle n’entrera pas ; et quand on l’introduirait, si on ne la conduit pas au Commandeur, que dira-t-elle aux autres qu’ils ignorent ?
CÉCILE.
Non, monsieur, je ne veux pas être exposée davantage. Mon père saura tout ; mon père est bon, il verra mon innocence ; il connaîtra le motif de votre conduite, et j’obtiendrai mon pardon et le vôtre.
GERMEUIL.
Et cette infortunée à qui vous avez accordé un asile ?... Après l’avoir reçue, en disposerez-vous sans la consulter ?
CÉCILE.
Mon père est bon.
GERMEUIL.
Voilà votre frère.
Scène IX
CÉCILE, GERMEUIL, SAINT-ALBIN
Saint-Albin entre à pas lents ; il a l’air sombre et farouche, la tête basse, les bras croisés et le chapeau renfoncé sur les yeux.
CÉCILE se jette entre Germeuil et lui, et s’écrie.
Saint-Albin !... Germeuil !
SAINT-ALBIN, à Germeuil.
Je vous croyais seul, monsieur.
CÉCILE.
Germeuil, c’est votre ami ; c’est mon frère.
GERMEUIL.
Mademoiselle, je ne l’oublierai pas.
Il s’assied dans un fauteuil.
SAINT-ALBIN, se jetant dans un autre.
Sortez ou restez ; je ne vous quitte plus.
CÉCILE, à Saint-Albin.
Insensé !... Ingrat !... Qu’avez-vous résolu ?...Vous ne savez pas...
SAINT-ALBIN.
Je n’en sais que trop !
CÉCILE.
Vous vous trompez.
SAINT-ALBIN, en se levant.
Laissez-moi. Laissez-nous...
Et s’adressant à Germeuil en portant la main à son épée.
Germeuil...
Germeuil se lève subitement.
CÉCILE, se tournant en face de son frère, lui crie.
Ô dieu !... Arrêtez... Apprenez... Sophie...
SAINT-ALBIN.
Eh bien, Sophie ?
CÉCILE.
Que vais-je lui dire ?
SAINT-ALBIN.
Qu’en a-t-il fait ? Parlez, parlez.
CÉCILE.
Ce qu’il en a fait ? Il l’a dérobée à vos fureurs... Il l’a dérobée aux poursuites du Commandeur... Il l’a conduite ici... Il a fallu la recevoir... Elle est ici, et elle y est malgré moi...
En sanglotant, et en pleurant.
Allez, maintenant ; courez lui enfoncer votre épée dans le sein.
SAINT-ALBIN.
Ô ciel ! puis-je le croire ! Sophie est ici !...Et c’est lui ?... C’est vous ?... Ah, ma sœur ! Ah, mon ami !... Je suis un malheureux. Je suis un insensé.
GERMEUIL.
Vous êtes un amant.
SAINT-ALBIN.
Cécile, Germeuil, je vous dois tout... Me pardonnerez-vous ? Oui, vous êtes justes ; vous aimez aussi ; vous vous mettrez à ma place, et vous me pardonnerez... Mais elle a su mon projet : elle pleure, elle se désespère, elle me méprise, elle me hait... Cécile, voulez-vous vous venger ? voulez-vous m’accabler sous le poids de mes torts ? Mettez le comble à vos bontés... Que je la voie... Que je la voie un instant...
CÉCILE.
Qu’osez-vous me demander ?
SAINT-ALBIN.
Ma sœur, il faut que je la voie ; il le faut.
CÉCILE.
Y pensez-vous ?
GERMEUIL.
Il ne sera raisonnable qu’à ce prix.
SAINT-ALBIN.
Cécile !
CÉCILE.
Et mon père ? Et le Commandeur ?
SAINT-ALBIN.
Et que m’importe ?... Il faut que je la voie, et j’y cours.
GERMEUIL.
Arrêtez.
CÉCILE.
Germeuil !
GERMEUIL.
Mademoiselle, il faut appeler.
CÉCILE.
Ô la cruelle vie !
Germeuil sort pour appeler, et rentre avec Mademoiselle Clairet. Cécile s’avance sur le fond.
SAINT-ALBIN lui saisit la main en passant, et la baise avec transport. Il se retourne ensuite vers Germeuil, et lui dit en l’embrassant.
Je vais la revoir !
CÉCILE, après avoir parlé bas à Mademoiselle Clairet, continue haut, et d’un ton chagrin.
Conduisez-la. Prenez bien garde.
GERMEUIL.
Ne perdez pas de vue le Commandeur.
SAINT-ALBIN.
Je vais revoir Sophie !
Il s’avance, en écoutant du côté où Sophie doit entrer, et il dit.
J’entends ses pas... Elle approche... Je tremble... je frissonne... Il semble que mon cœur veuille s’échapper de moi, et qu’il craigne d’aller au-devant d’elle. Je n’oserai lever les yeux... je ne pourrai jamais lui parler.
Scène X
CÉCILE, GERMEUIL, SAINT-ALBIN, SOPHIE, ADEMOISELLE CLAIRET, dans l’antichambre, à l’entrée de la salle
SOPHIE, apercevant Saint-Albin, court, effrayée, se jeter entre les bras de Cécile, et s’écrie.
Mademoiselle !
SAINT-ALBIN, la suivant.
Sophie !
Cécile tient Sophie entre ses bras, et la serre avec tendresse.
GERMEUIL appelle.
Mademoiselle Clairet ?
MADEMOISELLE CLAIRET, du dedans.
J’y suis.
CÉCILE, à Sophie.
Ne craignez rien. Rassurez-vous. Asseyez-vous.
Sophie s’assied. Cécile et Germeuil se retirent au fond du théâtre, où ils demeurent spectateurs de ce qui se passe entre Sophie et Saint-Albin. Germeuil a l’air sérieux et rêveur. Il regarde quelquefois tristement Cécile, qui, de son côté, montre du chagrin, et de temps en temps, de l’inquiétude.
SAINT-ALBIN, à Sophie, qui a les yeux baissés et le maintien sévère.
C’est vous ; c’est vous. Je vous recouvre...Sophie... Ô ciel, quelle sévérité ! Quel silence ! Sophie, ne me refusez pas un regard... J’ai tant souffert !... Dites un mot à cet infortuné.
SOPHIE, sans le regarder.
Le méritez-vous ?
SAINT-ALBIN.
Demandez-leur.
SOPHIE.
Qu’est-ce qu’on m’apprendra ? N’en sais-je pas assez ? Où suis-je ? Que fais-je ici ? Qui est-ce qui m’y a conduite ? Qui m’y retient ?... Monsieur, qu’avez-vous résolu de moi ?
SAINT-ALBIN.
De vous aimer, de vous posséder, d’être à vous malgré toute la terre, malgré vous.
SOPHIE.
Vous me montrez bien le mépris qu’on fait des malheureux. On les compte pour rien. On se croit tout permis avec eux. Mais, monsieur, j’ai des parents aussi.
SAINT-ALBIN.
Je les connaîtrai. J’irai ; j’embrasserai leurs genoux ; et c’est d’eux que je vous obtiendrai.
SOPHIE.
Ne l’espérez pas. Ils sont pauvres, mais ils ont de l’honneur... Monsieur, rendez-moi à mes parents ; rendez-moi à moi-même ; renvoyez-moi.
SAINT-ALBIN.
Demandez plutôt ma vie ; elle est à vous.
SOPHIE.
Ô Dieu ! Que vais-je devenir ?
À Cécile, à Germeuil, d’un ton désolé et suppliant.
Monsieur... Mademoiselle...
Et se retournant vers Saint-Albin.
Monsieur, renvoyez-moi... renvoyez-moi... Homme cruel, faut-il tomber à vos pieds ? M’y voilà.
Elle se jette aux pieds de Saint-Albin.
SAINT-ALBIN tombe aux siens en la relevant et dit.
Vous, à mes pieds ! C’est à moi à me jeter, à mourir aux vôtres.
SOPHIE, relevée.
Vous êtes sans pitié... Oui, vous êtes sans pitié... Vil ravisseur, que t’ai-je fait ? quel droit as-tu sur moi ?... Je veux m’en aller... Qui est-ce qui osera m’arrêter ? Vous m’aimez ?... Vous m’avez aimée ?... vous ?
SAINT-ALBIN.
Qu’ils le disent.
SOPHIE.
Vous avez résolu ma perte... Oui, vous l’avez résolue, et vous l’achèverez... Ah, Sergi !
En disant ce mot avec douleur, elle se laisse aller dans un fauteuil ; elle détourne son visage de Saint-Albin et se met à pleurer.
SAINT-ALBIN.
Vous détournez vos yeux de moi... Vous pleurez. Ah ! j’ai mérité la mort... Malheureux que je suis ! Qu’ai-je voulu ? qu’ai-je dit ? qu’ai-je osé ? qu’ai-je fait ?
SOPHIE, à elle-même.
Pauvre Sophie, à quoi le ciel t’a réservée !... La misère m’arrache d’entre les bras d’une mère... j’arrive ici avec un de mes frères... nous y venions chercher de la commisération ; et nous n’y rencontrons que le mépris et la dureté... Parce que nous sommes pauvres, on nous méconnaît, on nous repousse... Mon frère me laisse... Je reste seule... Une bonne femme voit ma jeunesse et prend pitié de mon abandon... Mais une étoile qui veut que je sois malheureuse, conduit cet homme-là sur mes pas et l’attache à ma perte... J’aurai beau pleurer... ils veulent me perdre, et ils me perdront... Si ce n’est celui-ci, ce sera son oncle...
Elle se lève.
Eh ! que me veut cet oncle ?... pourquoi me poursuit-il aussi ?... Est-ce moi qui ai appelé son neveu ?... Le voilà ; qu’il parle, qu’il s’accuse lui-même... Homme trompeur, homme ennemi de mon repos, parlez.
SAINT-ALBIN.
Mon cœur est innocent. Sophie, ayez pitié de moi... Pardonnez-moi.
SOPHIE.
Qui s’en serait méfié !... Il paraissait si tendre et si bon !... Je le croyais doux...
SAINT-ALBIN.
Sophie, pardonnez-moi.
SOPHIE.
Que je vous pardonne !
SAINT-ALBIN.
Sophie !
Il veut lui prendre la main.
SOPHIE.
Retirez-vous ; je ne vous aime plus, je ne vous estime plus. Non.
SAINT-ALBIN.
Ô dieu ! que vais-je devenir !... Ma sœur, Germeuil, parlez ; parlez pour moi... Sophie, pardonnez-moi.
SOPHIE.
Non.
Cécile et Germeuil s’approchent.
CÉCILE.
Mon enfant.
GERMEUIL.
C’est un homme qui vous adore.
SOPHIE.
Eh bien ! qu’il me le prouve. Qu’il me défende contre son oncle ; qu’il me rende à mes parents : qu’il me renvoie ; et je lui pardonne.
Scène XI
GERMEUIL, CÉCILE, SAINT-ALBIN, SOPHIE, ADEMOISELLE CLAIRET
MADEMOISELLE CLAIRET, à Cécile.
Mademoiselle, on vient, on vient.
GERMEUIL.
Sortons tous.
Cécile remet Sophie entre les mains de Mademoiselle Clairet. Ils sortent tous de la salle par différents côtés.
Scène XII
LE COMMANDEUR, MADAME HÉBERT, DESCHAMPS
Le Commandeur entre brusquement. Madame Hébert et Deschamps le suivent.
MADAME HÉBERT, en montrant Deschamps.
Oui, monsieur, c’est lui ; c’est lui qui accompagnait le méchant qui me l’a ravie. Je l’ai reconnu tout d’abord.
LE COMMANDEUR.
Coquin ! À quoi tient-il que je n’envoie chercher un commissaire pour t’apprendre ce que l’on gagne à se prêter à des forfaits !
DESCHAMPS.
Monsieur, ne me perdez pas ; vous me l’avez promis.
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! elle est donc ici ?
DESCHAMPS.
Oui, monsieur.
LE COMMANDEUR, à part.
Elle est ici, ô Commandeur, et tu ne l’as pas deviné !
À Deschamps.
Et c’est dans l’appartement de ma nièce ?
DESCHAMPS.
Oui, monsieur.
LE COMMANDEUR.
Et le coquin qui suivait le carrosse, c’est toi ?
DESCHAMPS.
Oui, monsieur.
LE COMMANDEUR.
Et l’autre, qui était dedans, c’est Germeuil ?
DESCHAMPS.
Oui, monsieur.
LE COMMANDEUR.
Germeuil ?
MADAME HÉBERT.
Il vous l’a déjà dit.
LE COMMANDEUR, à part.
Oh ! pour le coup, je les tiens.
MADAME HÉBERT.
Monsieur, quand ils l’ont emmenée, elle me tendait les bras, et elle me disait : adieu, ma bonne, je ne vous reverrai plus ; priez pour moi. Monsieur, que je la voie, que je lui parle, que je la console !
LE COMMANDEUR.
Cela ne se peut... Quelle découverte !
MADAME HÉBERT.
Sa mère et son frère me l’ont confiée. Que leur répondrai-je quand ils me la redemanderont ? Monsieur, qu’on me la rende, ou qu’on m’enferme avec elle.
LE COMMANDEUR, à lui-même.
Cela se fera, je l’espère.
À madame Hébert.
Mais pour le présent, allez, allez vite ; et surtout ne reparaissez plus ; si l’on vous aperçoit, je ne réponds de rien.
MADAME HÉBERT.
Mais on me la rendra, et je puis y compter ?
LE COMMANDEUR.
Oui, oui, comptez et partez.
DESCHAMPS, en la voyant sortir.
Que maudits soient la vieille, et le portier qui l’a laissée passer !
LE COMMANDEUR, à Deschamps.
Et toi, maraud... va, conduis cette femme chez elle... et songe que si l’on découvre qu’elle m’a parlé... uu si elle se remontre ici, je te perds.
Scène XIII
LE COMMANDEUR, seul
La maîtresse de mon neveu dans l’appartement de ma nièce !... Quelle découverte ! Je me doutais bien que les valets étaient mêlés là dedans. On allait, on venait, on se faisait des signes, on se parlait bas ; tantôt on me suivait, tantôt on m’évitait... Il y a là une femme de chambre qui ne me quitte non plus que mon ombre... Voilà donc la cause de tous ces mouvements auxquels je n’entendais rien... Commandeur, cela doit vous apprendre à ne jamais rien négliger. Il y a toujours quelque chose à savoir où l’on fait du bruit... S’ils empêchaient cette vieille d’entrer, ils en avaient de bonnes raisons... Les coquins !... le hasard m’a conduit là bien à propos... Maintenant, voyons, examinons ce qui nous reste à faire... D’abord, marcher sourdement, et ne point troubler leur sécurité... Et si nous allions droit au bonhomme ?... Non. À quoi cela servirait-il ?... D’Auvilé, il faut montrer ici ce que tu sais... Mais j’ai ma lettre de cachet !... ils me l’ont rendue !... la voici... oui... la voici. Que je suis fortuné !... Pour cette fois elle me servira. Dans un moment, je tombe sur eux. Je me saisis de la créature ; je chasse le coquin qui a tramé tout ceci... Je romps à la fois deux mariages... Ma nièce, ma prude nièce s’en ressouviendra, je l’espère... Et le bonhomme, j’aurai mon tour avec lui... Je me venge du père, du fils, de la fille, de son ami. Ô Commandeur ! quelle journée pour toi !
ACTE V
Scène première
CÉCILE, MADEMOISELLE CLAIRET
CÉCILE.
Je meurs d’inquiétude et de crainte... Deschamp a-t-il reparu ?
MADEMOISELLE CLAIRET.
Non, mademoiselle.
CÉCILE.
Où peut-il être allé ?
MADEMOISELLE CLAIRET.
Je n’ai pu le savoir.
CÉCILE.
Que s’est-il passé ?
MADEMOISELLE CLAIRET.
D’abord il s’est fait beaucoup de mouvement et de bruit. Je ne sais combien ils étaient ; ils allaient et venaient. Tout à coup, le mouvement et le bruit ont cessé. Alors, je me suis avancée sur la pointe des pieds, et j’ai écouté de toutes mes oreilles ; mais il ne me parvenait que des mots sans suite. J’ai seulement entendu M. le Commandeur qui criait d’un ton menaçant : un commissaire.
CÉCILE.
Quelqu’un l’aurait-il aperçue ?
MADEMOISELLE CLAIRET.
Non, mademoiselle.
CÉCILE.
Deschamps aurait-il parlé ?
MADEMOISELLE CLAIRET.
C’est autre chose. Il est parti comme un éclair.
CÉCILE.
Et mon oncle ?
MADEMOISELLE CLAIRET.
Je l’ai vu. Il gesticulait ; il se parlait à lui-même ; il avait tous les signes de cette gaieté méchante, que vous lui connaissez.
CÉCILE.
Où est-il ?
MADEMOISELLE CLAIRET.
Il est sorti seul, et à pied.
CÉCILE.
Allez... courez, attendez le retour de mon oncle... ne le perdez pas de vue... Il faut trouver Deschamps... Il faut savoir ce qu’il a dit.
Mademoiselle Clairet sort ; Cécile la rappelle, et lui dit.
Sitôt que Germeuil sera rentré, dites-lui que je suis ici.
Scène II
CÉCILE, SAINT-ALBIN
CÉCILE.
Où en suis-je réduite !... Ah, Germeuil !... Le trouble me suit... Tout semble me menacer... Tout m’effraye...
Saint-Albin entre, et Cécile allant à lui.
Mon frère, Deschamps a disparu. On ne sait ni ce qu’il a dit, ni ce qu’il est devenu. Le Commandeur est sorti en secret, et seul... Il se forme un orage. Je le vois ; je le sens ; je ne veux pas l’attendre.
SAINT-ALBIN.
Après ce que vous avez fait pour moi, m’abandonnerez-vous ?
CÉCILE.
J’ai mal fait... j’ai mal fait... Cette enfant ne veut plus rester ; il faut la laisser aller. Mon père a vu mes alarmes. Plongé dans la peine et délaissé par ses enfants, que voulez-vous qu’il pense, sinon que la honte de quelque action indiscrète leur fait éviter sa présence et négliger sa douleur ?... Il faut s’en rapprocher. Germeuil est perdu dans son esprit ; Germeuil, qu’il avait résolu... Mon frère, vous êtes généreux ; n’exposez pas plus longtemps votre ami, votre sœur, la tranquillité et les jours de mon père.
SAINT-ALBIN.
Non, il est dit que je n’aurai pas un instant de repos.
CÉCILE.
Si cette femme avait pénétré !... Si le Commandeur savait !... Je n’y pense pas sans frémir... Avec quelle vraisemblance et quel avantage il nous attaquerait ! quelles couleurs il pourrait donner à notre conduite ! et cela, dans un moment où l’âme de mon père est ouverte à toutes les impressions qu’on y voudra jeter.
SAINT-ALBIN.
Où est Germeuil ?
CÉCILE.
Il craint pour vous ; il craint pour moi : il est allé chez cette femme...
Scène III
CÉCILE, SAINT-ALBIN, MADEMOISELLE CLAIRET
MADEMOISELLE CLAIRET se montre sur le fond et leur crie.
Le Commandeur est rentré.
Scène IV
CÉCILE, SAINT-ALBIN, GERMEUIL
GERMEUIL.
Le Commandeur sait tout.
CÉCILE et SAINT-ALBIN, avec effroi.
Le Commandeur sait tout !
GERMEUIL.
Cette femme a pénétré ; elle a reconnu Deschamps. Les menaces du Commandeur ont intimidé celui-ci, et il a tout dit.
CÉCILE.
Ah !
SAINT-ALBIN.
Que vais-je devenir !
CÉCILE.
Que dira mon père !
GERMEUIL.
Le temps presse. Il ne s’agit pas de se plaindre. Si nous n’avons pu ni écarter ni prévenir le coup qui nous menace, du moins qu’il nous trouve rassemblés et prêts à le recevoir.
CÉCILE.
Ah, Germeuil, qu’avez-vous fait !
GERMEUIL.
Ne suis-je pas assez malheureux ?
Scène V
CÉCILE, SAINT-ALBIN, GERMEUIL, MADEMOISELLE CLAIRET
MADEMOISELLE CLAIRET se montre sur le fond et leur crie.
Voici le Commandeur !
GERMEUIL.
Il faut nous retirer.
CÉCILE.
Non, j’attendrai mon père.
SAINT-ALBIN.
Ciel, qu’allez-vous faire !
GERMEUIL.
Allons, mon ami.
SAINT-ALBIN.
Allons sauver Sophie.
CÉCILE.
Vous me laissez !
Scène VI
CÉCILE, seule
Elle va ; elle vient ; elle dit.
Je ne sais que devenir...
Elle se tourne vers le fond de la salle et crie.
Germeuil... Saint-Albin... Ô mon père, que vous répondrai-je !... Que dirai-je à mon oncle ?... Mais le voici... Asseyons-nous... Prenons mon ouvrage...Cela me dispensera du moins de le regarder.
Le Commandeur entre ; Cécile se lève et le salue, les yeux baissés.
Scène VII
CÉCILE, LE COMMANDEUR
LE COMMANDEUR se retourne, regarde vers le fond et dit.
Ma nièce, tu as là une femme de chambre bien alerte... On ne saurait faire un pas sans la rencontrer... Mais te voilà, toi, bien rêveuse et bien délaissée... Il me semble que tout commence à se rasseoir ici.
CÉCILE, en bégayant.
Oui... je crois... que... Ah !
LE COMMANDEUR, appuyé sur sa canne et debout devant elle.
La voix et les mains te tremblent... C’est une cruelle chose que le trouble... Ton frère me paraît un peu remis... Voilà comme ils sont tous. D’abord, c’est un désespoir où il ne s’agit de rien moins que de se noyer ou se pendre. Tournez la main, pis, ce n’est plus cela... Je me trompe fort, ou il n’en serait pas de même de toi. Si ton cœur se prend une fois, cela durera.
CÉCILE, parlant à son ouvrage.
Encore !
LE COMMANDEUR, ironiquement.
Ton ouvrage va mal.
CÉCILE, tristement.
Fort mal.
LE COMMANDEUR.
Comment Germeuil et ton frère sont-ils maintenant ?... Assez bien, ce me semble ?... Cela s’est apparemment éclairci... Tout s’éclaircit à la fin... et puis on est si honteux de s’être mal conduit !... Tu ne sais pas cela, toi, qui as toujours été si réservée, si circonspecte.
CÉCILE, à part.
Je n’y tiens plus.
Elle se lève.
J’entends, je crois, mon père.
LE COMMANDEUR.
Non, tu n’entends rien... C’est un étrange homme, que ton père ; toujours occupé, sans savoir de quoi. Personne, comme lui, n’a le talent de regarder et de ne rien voir... Mais, revenons à l’ami Germeuil... Quand tu n’es pas avec lui, tu n’es pas trop fâchée qu’on t’en parle... Je n’ai pas changé d’avis sur son compte, au moins...
CÉCILE.
Mon oncle...
LE COMMANDEUR.
Ni toi non plus, n’est-ce pas ?... Je lui découvre tous les jours quelque qualité ; et je ne l’ai jamais si bien connu... C’est un garçon surprenant...
Cécile se lève encore.
Mais tu es bien pressée ?
CÉCILE.
Il est vrai.
LE COMMANDEUR.
Qu’as-tu qui t’appelle ?
CÉCILE.
J’attendais mon père. Il tarde à venir, et j’en suis inquiète.
Scène VIII
LE COMMANDEUR, seul
Inquiète ; je te conseille de l’être. Tu ne sais pas ce qui t’attend... Tu auras beau pleurer, gémir, soupirer ; il faudra se séparer de l’ami Germeuil... Un ou deux ans de couvent seulement... Mais j’ai fait une bévue. Le nom de cette Clairet eût été fort bien sur ma lettre de cachet, et il n’en aurait pas coûté davantage... Mais le bonhomme ne vient point... Je n’ai plus rien à faire, et je commence à m’ennuyer...
Il se retourne ; et apercevant le Père de famille qui vient, il lui dit.
Arrivez donc, bonhomme ; arrivez donc.
Scène IX
LE COMMANDEUR, LE PÈRE DE FAMILLE
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et qu’avez-vous de si pressé à me dire ?
LE COMMANDEUR.
Vous l’allez savoir... Mais attendez un moment.
Il s’avance doucement vers le fond de la salle, et dit à la femme de chambre qu’il surprend au guet.
Mademoiselle, approchez. Ne vous gênez pas. Vous entendrez mieux.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’est-ce qu’il y a ? À qui parlez-vous ?
LE COMMANDEUR.
Je parle à la femme de chambre de votre fille, qui nous écoute.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Voilà l’effet de la méfiance que vous avez semée entre vous et mes enfants. Vous les avez éloignés de moi, et vous les avez mis en société avec leurs gens.
LE COMMANDEUR.
Non, mon frère, ce n’est pas moi qui les ai éloignés de vous ; c’est la crainte que leurs démarches ne fussent éclairées de trop près. S’ils sont, pour parler comme vous, en société avec leurs gens, c’est par le besoin qu’ils ont eu de quelqu’un qui les servît dans leur mauvaise conduite. Entendez-vous, mon frère ?... Vous ne savez pas ce qui se passe autour de vous. Tandis que vous dormez dans une sécurité qui n’a point d’exemple, ou que vous vous abandonnez à une tristesse inutile, le désordre s’est établi dans votre maison. Il a gagné de toute part, et les valets, et les enfants, et leurs entours... Il n’y eut jamais ici de subordination ; il n’y a plus ni décence, ni mœurs.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ni mœurs !
LE COMMANDEUR.
Ni mœurs.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Monsieur le Commandeur, expliquez-vous... Mais non, épargnez-moi...
LE COMMANDEUR.
Ce n’est pas mon dessein.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’ai de la peine, tout ce que j’en peux porter.
LE COMMANDEUR.
Du caractère faible dont vous êtes, je n’espère pas que vous en conceviez le ressentiment vif et profond qui conviendrait à un père. N’importe ; j’aurai fait ce que j’ai dû ; et les suites en retomberont sur vous seul.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous m’effrayez. Qu’est-ce donc qu’ils ont fait ?
LE COMMANDEUR.
Ce qu’ils ont fait ? De belles choses. Écoutez, écoutez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’attends.
LE COMMANDEUR.
Cette petite fille, dont vous êtes si fort en peine...
LE PÈRE DE FAMILLE.
Eh bien ?
LE COMMANDEUR.
Où croyez-vous qu’elle soit ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je ne sais.
LE COMMANDEUR.
Vous ne savez ?... Sachez donc qu’elle est chez vous.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Chez moi !
LE COMMANDEUR.
Chez vous. Oui, chez vous... Et qui croyez-vous qui l’y ait introduite ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Germeuil ?
LE COMMANDEUR.
Et celle qui l’a reçue ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Mon frère, arrêtez... Cécile... ma fille...
LE COMMANDEUR.
Oui, Cécile ; oui, votre fille a reçu chez elle la maîtresse de son frère. Cela est honnête, qu’en pensez-vous ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ah !
LE COMMANDEUR.
Ce Germeuil reconnaît d’une étrange manière les obligations qu’il vous a.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ah ! Cécile, Cécile ! où sont les principes que vous a inspirés votre mère ?
LE COMMANDEUR.
La maîtresse de votre fils, chez vous, dans l’appartement de votre fille ! Jugez, jugez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ah, Germeuil !... ah, mon fils ! que je suis malheureux !
LE COMMANDEUR.
Si vous l’êtes, c’est par votre faute. Rendez-vous justice.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Je perds tout en un moment ; mon fils, ma fille, un ami.
LE COMMANDEUR.
C’est votre faute.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il ne me reste qu’un frère cruel, qui se plaît à aggraver sur moi la douleur... Homme cruel, éloignez-vous. Faites-moi venir mes enfants ; je veux voir mes enfants.
LE COMMANDEUR.
Vos enfants ? Vos enfants ont bien mieux à faire que d’écouter vos lamentations. La maîtresse de votre fils... à côté de lui... dans l’appartement de votre fille... Croyez-vous qu’ils s’ennuient ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Frère barbare, arrêtez... Mais non, achevez de m’assassiner.
LE COMMANDEUR.
Puisque vous n’avez pas voulu que je prévinsse votre peine, il faut que vous en buviez toute l’amertume.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ô mes espérances perdues !
LE COMMANDEUR.
Vous avez laissé croître leurs défauts avec eux ; et s’il arrivait qu’on vous les montrât, vous avez détourné la vue. Vous leur avez appris vous-même à mépriser votre autorité : ils ont tout osé, parce qu’ils le pouvaient impunément.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Quel sera le reste de ma vie ? qui adoucira les peines de mes dernières années ? qui me consolera ?
LE COMMANDEUR.
Quand je vous disais : Veillez sur votre fille ; votre fils se dérange ; vous avez chez vous un coquin ; j’étais un homme dur, méchant, importun.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’en mourrai, j’en mourrai. Et qui chercherai-je autour de moi !... Ah !... Ah !...
Il pleure.
LE COMMANDEUR.
Vous avez négligé mes conseils ; vous en avez ri. Pleurez, pleurez maintenant.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’aurai eu des enfants, j’aurai vécu malheureux, et je mourrai seul !... Que m’aura-t-il servi d’avoir été père ? Ah !...
LE COMMANDEUR.
Pleurez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Homme cruel ! épargnez-moi. À chaque mot qui sort de votre bouche, je sens une secousse qui tire mon âme et qui la déchire... Mais non, mes enfants ne sont pas tombés dans les égarements que vous leur reprochez. Ils sont innocents ; je ne croirai point qu’ils se soient avilis, qu’ils m’aient oublié jusque-là... Saint-Albin !... Cécile !... Germeuil !... Où sont-ils ?... S’ils peuvent vivre sans moi, je ne peux vivre sans eux... J’ai voulu les quitter... Moi, les quitter !... Qu’ils viennent... Qu’ils viennent tous se jeter à mes pieds.
LE COMMANDEUR.
Homme pusillanime, n’avez-vous point de honte ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Qu’ils viennent... qu’ils s’accusent... qu’ils se repentent...
LE COMMANDEUR.
Non ; je voudrais qu’ils fussent cachés quelque part, et qu’ils vous entendissent.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Et qu’entendraient-ils, qu’ils ne sachent ?
LE COMMANDEUR.
Et dont ils n’abusent.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Il faut que je les voie et que je leur pardonne, ou que je les haïsse...
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! voyez-les ; pardonnez-leur. Aimez-les, et qu’ils soient à jamais votre tourment et votre honte. Je m’en irai si loin, que je n’entendrai parler ni d’eux ni de vous.
Scène X
LE COMMANDEUR, LE PÈRE DE FAMILLE, MADAME HÉBERT, MONSIEUR LE BON, DESCHAMPS
LE COMMANDEUR, apercevant madame Hébert.
Femme maudite !
À Deschamps.
Et toi, coquin, que fais-tu ici ?
MADAME HÉBERT, MONSIEUR LE BON et DESCHAMPS, au Commandeur.
Monsieur !
LE COMMANDEUR, à madame Hébert.
Que venez-vous chercher ? Retournez-vous-en. Je sais ce que je vous ai promis, et je vous tiendrai parole.
MADAME HÉBERT.
Monsieur... vous voyez ma joie... Sophie...
LE COMMANDEUR.
Allez, vous dis-je.
MONSIEUR LE BON.
Monsieur, monsieur, écoutez-la.
MADAME HÉBERT.
Ma Sophie... mon enfant... n’est pas ce qu’on pense... Monsieur Le Bon... parlez... je ne puis.
LE COMMANDEUR, à Monsieur Le Bon.
Est-ce que vous ne connaissez pas ces femmes-là, et les contes qu’elles savent faire ?... Monsieur Le Bon, à votre âge vous donnez là dedans ?
MADAME HÉBERT, au Père de famille.
Monsieur, elle est chez vous.
LE PÈRE DE FAMILLE, à part et douloureusement.
Il est donc vrai !
MADAME HÉBERT.
Je ne demande pas qu’on m’en croie... Qu’on la fasse venir.
LE COMMANDEUR.
Ce sera quelque parente de ce Germeuil, qui n’aura pas de souliers à mettre à ses pieds.
Ici on entend, au dedans, du bruit, du tumulte, et des cris confus.
LE PÈRE DE FAMILLE.
J’entends du bruit.
LE COMMANDEUR.
Ce n’est rien.
CÉCILE, au dedans.
Philippe, Philippe, appelez mon père.
LE PÈRE DE FAMILLE.
C’est la voix de ma fille.
MADAME HÉBERT, au Père de famille.
Monsieur, faites venir mon enfant.
SAINT-ALBIN, au dedans.
N’approchez pas ! Sur votre vie, n’approchez pas.
MADAME HÉBERT et MONSIEUR LE BON, au Père de famille.
Monsieur, accourez.
LE COMMANDEUR, au Père de famille.
Ce n’est rien, vous dis-je.
Scène XI
LE COMMANDEUR, LE PÈRE DE FAMILLE, MADAME HÉBERT, MONSIEUR LE BON, DESCHAMPS, MADEMOISELLE CLAIRET
MADEMOISELLE CLAIRET, effrayée, au Père de famille.
Des épées, un exempt, des gardes ! Monsieur, accourez, si vous ne voulez pas qu’il arrive malheur.
Scène XII
LE COMMANDEUR, LE PÈRE DE FAMILLE, MADAME HÉBERT, MONSIEUR LE BON, DESCHAMPS, ADEMOISELLE CLAIRET, CÉCILE, SOPHIE, SAINT-ALBIN, GERMEUIL, UN EXEMPT, PHILIPPE, DES DOMESTIQUES, toute la maison
Cécile, Sophie, l’exempt, Saint-Albin, Germeuil et Philippe entrent en tumulte ; Saint-Albin a l’épée tirée, et Germeuil le retient.
CÉCILE entre en criant.
Mon père !
SOPHIE, en courant vers le Père de famille, et en criant.
Monsieur !
LE COMMANDEUR, à l’Exempt, en criant.
Monsieur l’Exempt, faites votre devoir.
SOPHIE et MADAME HÉBERT, en s’adressant au Père de famille, et la première, en se jetant à ses genoux.
Monsieur !
SAINT-ALBIN, toujours retenu par Germeuil.
Auparavant il faut m’ôter la vie. Germeuil, laissez-moi.
LE COMMANDEUR, à l’Exempt.
Faites votre devoir.
LE PÈRE DE FAMILLE, SAINT-ALBIN, MADAME HÉBERT, MONSIEUR LE BON, à l’Exempt.
Arrêtez !
MADAME HÉBERT et MONSIEUR LE BON, au Commandeur, en tournant de son côté Sophie, qui est toujours à genoux.
Monsieur, regardez-la.
LE COMMANDEUR, sans la regarder.
De par le roi, monsieur l’Exempt, faites votre devoir.
SAINT-ALBIN, en criant.
Arrêtez !
MADAME HÉBERT et MONSIEUR LE BON, en criant au Commandeur, et en même temps que Saint-Albin.
Regardez-la.
SOPHIE, en s’adressant au Commandeur.
Monsieur !
LE COMMANDEUR se retourne, la regarde, et s’écrie, stupéfait.
Ah !
MADAME HÉBERT et MONSIEUR LE BON.
Oui, monsieur, c’est elle. C’est votre nièce.
SAINT-ALBIN, CÉCILE, GERMEUIL, MADEMOISELLE CLAIRET.
Sophie, la nièce du Commandeur.
SOPHIE, toujours à genoux, au Commandeur.
Mon cher oncle.
LE COMMANDEUR, brusquement.
Que faites-vous ici ?
SOPHIE, tremblante.
Ne me perdez pas.
LE COMMANDEUR.
Que ne restiez-vous dans votre province ? Pourquoi n’y pas retourner, quand je vous l’ai fait dire ?
SOPHIE.
Mon cher oncle, je m’en irai ; je m’en retournerai ; ne me perdez pas.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Venez, mon enfant, levez-vous.
MADAME HÉBERT.
Ah, Sophie !
SOPHIE.
Ah, ma bonne !
MADAME HÉBERT.
Je vous embrasse.
SOPHIE, en même temps.
Je vous revois.
CÉCILE, en se jetant aux pieds de son père.
Mon père, ne condamnez pas votre fille sans l’entendre. Malgré les apparences, Cécile n’est point coupable ; elle n’a pu ni délibérer, ni vous consulter...
LE PÈRE DE FAMILLE, d’un air un peu sévère, mais touché.
Ma fille, vous êtes tombée dans une grande imprudence.
CÉCILE.
Mon père !
LE PÈRE DE FAMILLE, avec tendresse.
Levez-vous.
SAINT-ALBIN.
Mon père, vous pleurez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
C’est sur vous, c’est sur votre sœur. Mes enfants, pourquoi m’avez-vous négligé ? Voyez, vous n’avez pu vous éloigner de moi sans vous égarer.
SAINT-ALBIN et CÉCILE, en lui baisant les mains.
Ah, mon père !
Cependant le Commandeur paraît confondu.
LE PÈRE DE FAMILLE, après avoir essuyé ses larmes, prend un air d’autorité, et dit au Commandeur.
Monsieur le Commandeur, vous avez oublié que vous étiez chez moi.
L’EXEMPT.
Est-ce que monsieur n’est pas le maître de la maison ?
LE PÈRE DE FAMILLE, à l’Exempt.
C’est ce que vous auriez dû savoir avant que d’y entrer. Allez, monsieur, je réponds de tout.
L’Exempt sort.
SAINT-ALBIN.
Mon père !
LE PÈRE DE FAMILLE, avec tendresse.
Je t’entends.
SAINT-ALBIN, en présentant Sophie au Commandeur.
Mon oncle !
SOPHIE, au Commandeur qui se détourne d’elle.
Ne repoussez pas l’enfant de votre frère.
LE COMMANDEUR, sans la regarder.
Oui, d’un homme sans arrangement, sans conduite, qui avait plus que moi, qui a tout dissipé, et qui vous a réduits dans l’état où vous êtes.
SOPHIE.
Je me souviens, lorsque j’étais enfant : alors vous daigniez me caresser. Vous disiez que je vous étais chère. Si je vous afflige aujourd’hui, je m’en irai, je m’en retournerai. J’irai retrouver ma mère, ma pauvre mère, qui avait mis toutes ses espérances en vous...
SAINT-ALBIN.
Mon oncle !
LE COMMANDEUR.
Je ne veux ni vous voir, ni vous entendre.
LE PÈRE DE FAMILLE, SAINT-ALBIN, MONSIEUR LE BON, en s’assemblant autour de lui.
Mon frère... Monsieur le Commandeur... Mon oncle.
LE PÈRE DE FAMILLE.
C’est votre nièce.
LE COMMANDEUR.
Qu’est-elle venue faire ici ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
C’est votre sang.
LE COMMANDEUR.
J’en suis assez fâché.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ils portent votre nom.
LE COMMANDEUR.
C’est ce qui me désole.
LE PÈRE DE FAMILLE, en montrant Sophie.
Voyez-la. Où sont les parents qui n’en fussent vains ?
LE COMMANDEUR.
Elle n’a rien : je vous en avertis.
SAINT-ALBIN.
Elle a tout !
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ils s’aiment.
LE COMMANDEUR, au Père de famille.
Vous la voulez pour votre fille ?
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ils s’aiment.
LE COMMANDEUR, à Saint-Albin.
Tu la veux pour ta femme ?
SAINT-ALBIN.
Si je la veux !
LE COMMANDEUR.
Aie-la, j’y consens : aussi bien je n’y consentirais pas, qu’il n’en serait ni plus ni moins...
Au Père de famille.
Mais c’est à une condition.
SAINT-ALBIN, à Sophie.
Ah ! Sophie ! nous ne serons plus séparés.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Mon frère, grâce entière. Point de condition.
LE COMMANDEUR.
Non. Il faut que vous me fassiez justice de votre fille et de cet homme-là ?
SAINT-ALBIN.
Justice ! Et de quoi ? Qu’ont-ils fait ? Mon père, c’est à vous-même que j’en appelle.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Cécile pense et sent. Elle a l’âme délicate ; elle se dira ce qu’elle a dû me paraître pendant un instant. Je n’ajouterai rien à son propre reproche.
Germeuil... Je vous pardonne... Mon estime et mon amitié vous seront conservées ; mes bienfaits vous suivront partout ; mais...
Germeuil s’en va tristement, et Cécile le regarde aller.
LE COMMANDEUR.
Encore passe.
MADEMOISELLE CLAIRET.
Mon tour va venir. Allons préparer nos paquets.
Elle sort.
SAINT-ALBIN, à son père.
Mon père, écoutez-moi... Germeuil, demeurez... C’est lui qui vous a conservé votre fils... Sans lui, vous n’en auriez plus. Qu’allais-je devenir ?... C’est lui qui m’a conservé Sophie... Menacée par moi, menacée par mon oncle, c’est Germeuil, c’est ma sœur qui l’ont sauvée... Ils n’avaient qu’un instant... elle n’avait qu’un asile... Ils l’ont dérobée à ma violence... Les punirez-vous de ma faute ?... Cécile, venez. Il faut fléchir le meilleur des pères.
Il amène sa sœur aux pieds de son père, et s’y jette avec elle.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Ma fille, je vous ai pardonné ; que me demandez-vous ?
SAINT-ALBIN.
D’assurer pour jamais son bonheur, le mien et le vôtre. Cécile... Germeuil... Ils s’aiment, ils s’adorent... Mon père, livrez-vous à toute votre bonté. Que ce jour soit le plus beau jour de notre vie.
Il court à Germeuil, il appelle Sophie :
Germeuil, Sophie... Venez, venez... Allons tous nous jeter aux pieds de mon père.
SOPHIE, se jetant aux pieds du Père de famille, dont elle ne quitte guère les mains le reste de la scène.
Monsieur !
LE PÈRE DE FAMILLE, se penchant sur eux, et les relevant.
Mes enfants... mes enfants !... Cécile, vous aimez Germeuil ?
LE COMMANDEUR.
Et ne vous en ai-je pas averti ?
CÉCILE.
Mon père, pardonnez-moi.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Pourquoi me l’avoir celé ? Mes enfants ! Vous ne connaissez pas votre père... Germeuil, approchez. Vos réserves m’ont affligé ; mais je vous ai regardé de tout temps comme mon second fils. Je vous avais destiné ma fille. Qu’elle soit avec vous la plus heureuse des femmes.
LE COMMANDEUR.
Fort bien. Voilà le comble ! J’ai vu arriver de loin cette extravagance ; mais il était dit qu’elle se ferait malgré moi ; et dieu merci, la voilà faite. Soyons tous bien joyeux, nous ne nous reverrons plus.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Vous vous trompez, monsieur le Commandeur.
SAINT-ALBIN.
Mon oncle !
LE COMMANDEUR.
Retire-toi. Je voue à ta sœur la haine la mieux conditionnée ; et toi, tu aurais cent enfants, que je n’en nommerais pas un. Adieu.
Il sort.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Allons, mes enfants. Voyons qui de nous saura le mieux réparer les peines qu’il a causées.
SAINT-ALBIN.
Mon père, ma sœur, mon ami, je vous ai tous affligés. Mais voyez-la, et accusez-moi, si vous pouvez.
LE PÈRE DE FAMILLE.
Allons, mes enfants ; Monsieur Le Bon, amenez mes pupilles. Madame Hébert, j’aurai soin de vous. Soyons tous heureux.
À Sophie.
Ma fille, votre bonheur sera désormais l’occupation la plus douce de mon fils. Apprenez-lui, à votre tour, à calmer les emportements d’un caractère trop violent. Qu’il sache qu’on ne peut être heureux, quand on abandonne son sort à ses passions. Que votre soumission, votre douceur, votre patience, toutes les vertus que vous nous avez montrées en ce jour, soient à jamais le modèle de sa conduite et l’objet de sa plus tendre estime...
SAINT-ALBIN, avec vivacité.
Ah ! oui, mon papa.
LE PÈRE DE FAMILLE, à Germeuil.
Mon fils, mon cher fils ! Qu’il me tardait de vous appeler de ce nom.
Ici Cécile baise la main de son père.
Vous ferez des jours heureux à ma fille. J’espère que vous n’en passerez avec elle aucun qui ne le soit... Je ferai, si je puis, le bonheur de tous... Sophie, il faut appeler ici votre mère, vos frères. Mes enfants, vous allez faire, au pied des autels, le serment de vous aimer toujours. Vous ne sauriez en avoir trop de témoins. Approchez, mes enfants... Venez, Germeuil, venez, Sophie.
Il unit ses quatre enfants, et il dit.
Une belle femme, un homme de bien, sont les deux êtres les plus touchants de la nature. Donnez deux fois, en un même jour, ce spectacle aux hommes... Mes enfants, que le ciel vous bénisse, comme je vous bénis !
Il étend ses mains sur eux, et ils s’inclinent pour recevoir sa bénédiction.
Le jour qui vous unira, sera le jour le plus solennel de votre vie. Puisse-t-il être aussi le plus fortuné !... Allons, mes enfants...
Oh ! qu’il est cruel... qu’il est doux d’être père !
En sortant de la salle, le Père de famille conduit ses deux filles ; Saint-Albin a les bras jetés autour de son ami Germeuil ; M. Le Bon donne la main à madame Hébert ; le reste suit, en confusion ; et tous marquent le transport de la joie.