De l’or ! (Jean-François Alfred BAYARD - Edmond DE BIÉVILLE)

Sous-titre : le rêve d’un savant

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 11 novembre 1837.

 

Personnages

 

MONSIEUR CLAËS

LOUISE, sa fille

EUGÈNE, son pupille

FRANÇOIS, domestique

JEANNE, domestique

 

Le théâtre représente un cabinet attenant à une première pièce ; porte au fond ; deux portes latérales. À droite, sur le premier plan, un bureau sur lequel se trouvent des plumes, de l’encre, du papier, un tableau d’ardoise et de la craie ; un peu en arrière et du même côté, un chevalet supportant un tableau noir. À gauche, une table dite à la Tronchin.

 

 

Scène première

 

EUGÈNE, JEANNE

 

JEANNE, entrant par le fond, avec Eugène.

Quel bonheur ! vous, M. Eugène, de retour ici, dans notre vieille ville de Douai. Comme tout le monde va être content !... et mademoiselle Louise, donc !

EUGÈNE.

Tu crois ?

JEANNE.

Pardi ! est-ce que je ne suis pas toujours sa confidente ! est-ce que nous ne parlions pas toujours de vous ? est-ce que nous ne relisions pas ensemble toutes les lettres que vous adressiez à monsieur ?

Air : Pauvre dame Marguerite.

Pour éloigner toute peine
Et pour chasser le chagrin,
Comme vertu souveraine,
Nons parlions de vous soudain,
Des doux jeux de votre enfance
Et de certaine espérance
Que j’avais et qui toujours,
De f’sait gronder par mad’moiselle ;
Et cependant c’était elle
Qui faisait que la querelle
Recommençait tous les jours !
Oui, revenait tous les jours.

EUGÈNE.

Quoi ! vraiment, ma vieille Jeanne !

JEANNE.

Dame, c’est tout simple : vous ! l’enfant de la maison, ou c’est tout comme, le pupille de monsieur ! vous qui avez été élevé ici, et qui nous avez quittés pour aller chez votre vilain parrain, M. Dubreuil, le notaire...

EUGÈNE.

Ah ! tais-toi !... mon pauvre parrain, mon second père n’est plus ! et non content de m’avoir comblé de ses bienfaits pendant sa vie, il a voulu me protéger encore après sa mort, en me laissant son étude aux conditions les plus avantageuses !...

JEANNE.

Est-il possible ! vous êtes donc notaire, à ce compte ?

EUGÈNE.

Oui, ma bonne Jeanne.

JEANNE.

Eh bien ! ça ne m’étonne pas ! j’ai toujours eu idée que vous feriez fortune.

EUGÈNE.

Oh ! ma fortune est loin d’être faite ! j’ai bien une étude ; mais je la dois aux héritiers de M. Dubreuil ! cependant avec du travail et de l’économie, j’espère bien me libérer d’ici à quelques années... Ah ! ça, dis-moi donc pourquoi j’ai trouvé la maison de M. Claës, si sombre et si déserte ?

JEANNE.

Pourquoi !... pourquoi !... c’est que depuis six ans que vous êtes parti, il y a eu bien du changement ici ! c’est qu’on dirait qu’un sort est tombé sur nous.

EUGÈNE.

Comment !... qu’est-ce que tu me dis là ? serait-il arrivé quelque malheur à M. Claës ?... parle donc ! réponds-moi !

JEANNE.

Vaus répondre !... si vous croyez que c’est facile !... avec sa cuisine diabolique, à laquelle je ne comprends rien !...

EUGÈNE.

Hein ?... qu’est-ce que tu dis donc ?...

JEANNE.

Et puis mademoiselle qui me défend de dire un mot...

EUGÈNE.

Louise !... mais raison de plus !... si son père est malheureux, si elle a du chagrin...

LOUISE, en dehors.

Jeanne !... Jeanne !...

JEANNE.

Chut !... c’est elle !

 

 

Scène II

 

LOUISE, EUGÈNE, JEANNE

 

LOUISE, entrant par la gauche.

Jeanne !...

Apercevant Eugène.

Ah !

EUGÈNE.

Louise !

LOUISE.

Eugène !... M. Eugène !... ah ! mon Dieu !

EUGÈNE.

Qu’avez-vous ?

LOUISE.

Rien !... le bonheur... la joie !... quand on n’y est plus habituée !...

EUGÈNE.

Vous, Louise !

LOUISE.

Oh ! que c’est bien à vous d’avoir quitté votre beau Paris pour venir nous voir dans notre vilaine Flandre !

EUGÈNE.

Air : Là-bas, là-bas. (de M. Grisar.)

Mais cette Flandre est ma patrie :
C’est là, je m’en souviens toujours,
Que, pauvre enfant, près d’une amie,
J’ai passé mes premiers beaux jours !
Et lorsque dans une autre ville,
Loin d’elle, hélas ! le sort m’exile,
Pour elle encor sont tous mes vœux ;
Car cette Flandre est ma patrie,
Là seulement je suis heureux !

JEANNE.

Eh bien ! vous n’êtes pas difficile !

LOUISE.

Oh ! dites-moi !... Jules, mon frère... vous l’avez vu à Paris... il va bien, il travaille, n’est-ce pas ?

EUGÈNE.

Oui, oui !... mais votre père, Louise... où donc est-il ?... que je l’embrasse !...

LOUISE, d’un air inquiet.

Ah !... vous ne l’avez pas encore vu ?

JEANNE.

Ça ne se peut pas... il y a deux heures que monsieur est enfermé et qu’il travaille !...

EUGÈNE.

Deux heures !... il s’est donc levé de bien grand matin ?

JEANNE.

Il ne s’est pas levé du tout... il a passé la nuit.

LOUISE.

Pauvre père !

JEANNE.

Il est encore là, dans son cabinet.

EUGÈNE.

Eh ! que ne le disais-tu ? je cours l’embrasser.

LOUISE, le retenant timidement.

Non, Eugène, non !...

JEANNE.

Personne, excepté ce nigaud de François, n’entre chez lui... pas même mademoiselle.

EUGÈNE.

Est-il possible ! et qu’est-ce que tout cela signifie ?

JEANNE.

Cela signifie que monsieur qui autrefois était toujours si bon, est maintenant par fois brusque, bourru, colère...

LOUISE.

Jeanne !...

JEANNE.

Oui, mademoiselle, aussi bien il est à ses fourneaux, et je ne suis pas aux miens, ils ne sont pas bien chauds ; mais enfin je vais faire en sorte que vous ne vous en aperceviez pas trop.

Air nouveau de M. Hormille.

Oui, je vous quitte, et je vais, je le pense,
Vous contenter en agissant ainsi ;
On a toujours, après si longue absence,
Tant à se dire entre femme et mari !

LOUISE et EUGÈNE.

Jeanne !

JEANNE.

Oh ! ces noms datent de votre enfance :
Mais je le vois, c’était bien différent !
Vous les disiez sans y penser d’avance,
Vous les pensez sans les dire à présent.

Ensemble.

JEANNE.

Mais je vous quitte, etc.

EUGÈNE.

Elle nous quitte, et je vais, je le pense,
Connaître enfin ce qui se passe ici,
Ah ! dans mon cœur j’ai tout bas l’espérance

D’être toujours son frère et son ami !

LOUISE.

Elle nous quitte, et je saurai, je pense,
Lui bien cacher ce qui se passe ici ;
Mais dans mon cœur j’ai tout bas l’espérance
Qu’il est toujours mon frère et mon ami.

Jeanne sort par la porte du fond.

 

 

Scène III

 

LOUISE, EUGÈNE

 

EUGÈNE.

Maintenant que nous voilà seuls, Louise, ne m’expliquerez-vous pas ce que signifie cet air de mystère et d’inquiétude que je trouve partout ici ?... on me parle à peine... Jeanne me renvoie à vous, et vous... vous baissez les yeux... vous ne me répondez pas... est-ce que j’ai eu tort de venir ? est-ce que ma présence vous fait de la peine, Louise ?...

LOUISE.

Oh ! pouvez-vous le penser !... vous, mon ami, mon frère !... mais, laissons cela ; ne m’interrogez pas !... parlons de vous, de votre bonheur...

EUGÈNE.

Mon bonheur !... il est attaché à celui d’une autre... et les larmes que je vois dans vos yeux... mais si vous vous taisez, je verrai votre père, M. Claës.

LOUISE.

Mon père ! il ne voit plus personne.

EUGÈNE.

Que dites-vous ! refuserait-il de me recevoir, moi qu’il aimait comme un fils ! moi, son élève le plus chéri !... oh ! je sais que M. Claës a eu des chagrins, des contrariétés... lui ! l’un de nos chimistes les plus distingués ; il s’était fait un nom dans la science, un nom glorieux ; qui pouvait, sans perdre de son éclat, être cité après celui des Fourcroy, des Lavoisier !... il devait être assis dans les chaires de nos écoles... mais des injustices, des passe-droit l’ont découragé ! plutôt que de lutter contre l’intrigue, il a quitté Paris... il a disparu du monde savant, et, je le vois, ses travaux absorbent encore toute sa vie... il se renferme... il cherche... il médite... et je conçois, autour de lui, ce calme, cette solitude... que je ne troublerai pas plus que vous ; c’est un élève qui lui revient... c’est un fils qui ne le quittera plus !... un fils !... croyez-vous, Louise, qu’il puisse me refuser ce nom-là ?

LOUISE, à part.

Oh ! mes beaux rêves !

EUGÈNE.

Mais il dépend de vous... allons ! un peu de confiance... nous sommes seuls... dites-moi si je puis espérer que le dernier vœu de votre mère sera exaucé ?

LOUISE.

Ma mère !

EUGÈNE.

Pardon !... si je vous parle d’elle, si je ranime des regrets que le temps doit avoir adoucis !... oh ! elle nous aimait bien tous les deux, votre mère !... j’ai senti mes yeux baignés de larmes en entrant dans cette maison, où je ne devais plus la voir... et en retrouvant dans votre petit salon son portrait si frappant, si ressemblant... j’ai mis un genou en terre comme si elle pouvait encore me bénir !

LOUISE.

Oh ! oui n’est-ce pas ? ce portrait, c’est maintenant mon seul bien, mon seul trésor !... c’est lui qui me donne de la force !...

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Si mon devoir me semble trop sévère,
C’est elle alors qui me soutient :
Je sens, en regardant ma mère,
Que le courage me revient.
Seule, à ce mot de mariage,
Elle peut raffermir mon cœur.

EUGÈNE.

Pour nous résigner au bonheur,
Nous faut-il donc tant de courage.

Vous êtes émue...

LOUISE.

M. Eugène, le ciel m’est témoin que cet amour est le plus grand bonheur que j’aie envié !... mais vous êtes riche à présent, je le sais... et comme je ne le suis pas...

EUGÈNE.

Que dites-vous !... mais votre fortune est bien supérieure à la mienne... et à moins que des malheurs imprévus... parlez !...

LOUISE.

Ah !... je vous ai prié de ne pas m’interroger !

EUGÈNE.

Grand Dieu ! vous avez des chagrins... et je les ignore !...

LOUISE.

À quoi bon ?...

EUGÈNE.

Est-ce que votre père ?...

LOUISE.

Mon père... oh ! c’est toujours le meilleur des hommes !... Eugène, quoi que vous voyiez, quoi que vous entendiez, oh ! ne doutez jamais de son amour pour nous... attribuez tout au contraire, au dévouent le plus tendre...

EUGÈNE.

Que dites-vous !... que signifie !...

LOUISE.

Ah ! c’est lui !...

 

 

Scène IV

 

EUGÈNE, LOUISE, CLAËS

 

M. Claës entre lentement par la droite et s’avance jusqu’à la rampe sans mot dire, d’un air de méditation.

CLAËS, écrivant sur un carnet.

A plus Mz moins Ô donne X... c’est clair !... c’est positif !... A plus Mz moins Ô... qui est-ce qui dit que non ?... je vous dis que si !... j’en suis sûr !... j’en réponds !...

EUGÈNE, à part.

Que dit-il ? quels regards distraits !...

CLAËS.

Cela donne X !...

LOUISE.

Mon père... bonjour...

L’embrassant.

Vous voulez donc vous tuer !... vous avez encore veillé ?...

CLAËS, lui montrant son carnet.

Écoute donc... A plus Mz...

LOUISE.

Mais voyez donc... M. Eugène qui arrive de Paris.

CLAËS, absorbé.

Ah !... bonjour mon garçon, bonjour !...

EUGÈNE.

Monsieur...

À part.

Oh ! comme il est changé !...

CLAËS, allant à lui sans le reconnaître et toujours absorbé par son calcul.

Cela donne X... oui, oui, juge si je suis content... pas pour moi, pauvre vieux, qui n’ai que quelques jours à vivre... mais pour vous, mes pauvres enfants ! pour ma fille qui est un ange... et puis... mais... Jeanne... où donc est-elle ? Jeanne... voyez si elle viendra...

LOUISE.

Ne vous impatientez pas, mon père !...

CLAËS.

Mais, je compte les heures, les minutes, les secondes... je le tiens... Jeanne...

Il va vers le fond.

 

 

Scène V

 

EUGÈNE, CLAËS, JEANNE, LOUISE

 

JEANNE, accourant par le fond.

Eh bien !... on y va !

CLAËS.

Où est François ?... où est-il ?

JEANNE.

Mais, monsieur sait bien...

CLAËS.

Pourquoi ne vient-il pas ?

JEANNE.

Eh ! pardi ! parce que vous l’avez envoyé chez M. Durand, votre marchand de produits chimiques, comme vous dites.

CLAËS.

Ah ! c’est vrai !... eh bien ! va ! va guetter son arrivée, et du plus loin que tu l’apercevras, fais lui signe d’accourir et viens m’avertir... va, va vite !...

Se promenant en méditant.

Jeanne !

JEANNE, revenant.

Monsieur !...

CLAËS.

Rien...

À part, se promenant.

Une expérience décisive !...

Rappelant.

Jeanne !

JEANNE, revenant.

Monsieur !...

CLAËS.

Eh bien ! tu n’es pas partie... mais va donc ! va donc !...

Il la pousse dehors.

EUGÈNE, à part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que la tête ?...

 

 

Scène VI

 

EUGÈNE, LOUISE, CLAËS

 

CLAËS, à part, avec ironie.

Ah ! messieurs de l’Institut ! mes chers confrères... on ne peut pas faire de l’or !... son principe est introuvable !... vous appelez cela une chimère du moyen-âge !... et bien ! je vous prouverai qu’il n’y a rien d’impossible à la science, car j’ai trouvé...

Avec expansion, à sa fille qui s’est approchée de lui.

Oui, j’ai trouvé ! oui, mon enfant, oui, mignonne ! j’ai trouvé ! comprends-tu !... conçois-tu ma joie !

Il l’embrasse.

LOUISE.

M. Eugène, mon père...

CLAËS.

Bah !... toi ici ! toi, mon garçon, je ne l’avais pas vu ; mon pupille !... mon fils !...

Il va à lui et l’embrasse.

EUGÈNE, vivement ému.

Mon père !

CLAËS.

Tu viens à nous, tu nous aimes encore !... mais qu’as-tu donc ? tu as l’air triste !... mon pauvre Eugène ! toi que j’aimais comme un fils !... toi sur qui j’avais des projets !...

Regardant sa fille.

Oh ! je pense souvent à toi... à vous, mes enfants !... Voyons ! voyons... est-ce que tu as du chagrin ? est-ce que tu as des dettes ?... des dettes ?... parle...

Lui prenant le bras.

Je suis riche !... plus riche que personne !...

Mouvement d’Eugène.

Cela t’étonne !... ne te gêne pas !... voyons ! je sais que tu dois encore l’étude de Dubreuil ! ses héritiers te tourmentent, peut-être ! eh bien ! rassure-toi ! nous les paierons... nous leur donnerons tout ce qu’ils voudront... oui !... pas tout de suite... mais tout à l’heure... attends... un peu de patience !... j’attends bien, moi... moi, dont le cerveau brûle... ce François est si long !...

Il remonte la scène.

LOUISE.

Mon père, M. Eugène nous apporte des nouvelles de Jules, de mon frère !...

CLAËS, revenant vivement.

De mon fils !... oh ! dis-moi, mon fils, c’est mon orgueil, ma joie ! je veux qu’il ait un nom !... un beau nom !... il l’aura !...

À demi voix.

J’y travaille... et c’est pour lui !... comment se porte-t-il ?... dans quelle classe entre-t-il ?...

EUGÈNE.

Comment ?... ne vous a-t-il pas écrit qu’il est reçu à l’École Polytechnique ?...

CLAËS.

Mon fils !... Jules !... j’avais oublié... dame ! j’ai tant de choses

Montrant son front.

là !... oui... oh ! je me souviens maintenant, à mon ancienne école !... il y est entré le second !... c’est bien !... c’est glorieux !... il faut qu’il sorte le premier ! le plus fort chimiste !... comme moi !... pauvre Jules !... pauvres enfants !... je vous ai négligé... vous m’en voulez... hein !...

LOUISE.

Moi ! mon père !... jamais !

CLAËS, les prenant tous deux par le bras.

Ce n’est pas pour moi, voyez-vous ; c’est pour vous que j’ai travaillé, ou plutôt c’est pour nous tous ; pour notre gloire, pour notre bonheur !... vous verrez ! vous verrez !... nous ne serons pas toujours tristes et retirés : tout portera ses fruits, tout !...

Air : Premier prix.

Avant peu, je serai, j’espère,
Considéré, riche à mon tour.
Mais ma gloire me sera chère !...
Montez, montez, savants du jour !
À la cour faites-vous connaître,
Soyez, vous, nobles et puissants,
Les derniers des barons peut-être
Et moi, le premier des savants !
Mieux que baron, le premier des savants !

EUGÈNE.

Mais quel est donc ce grand travail ? que faites-vous ?

CLAËS, comme se livrant.

Ce que je fais !... ce que je fais !... tu ne sais donc pas ?...

Se retirant.

Quand j’aurai réussi... jusque-là, ni toi, ni personne !... tu me regardes... tu souris... tu me crois fou, n’est-ce pas !... oui ! quand on sort des idées reçues, quand on lutte contre l’opinion, c’est du génie ou de la folie ; le succès décide !... mais je réussirai ! et alors vous saurez tout... eux aussi...

Avec ironie.

Eux, si vains, si fiers... qui se moquent de moi, peut-être... comme toi... comme vous en ce moment !

LOUISE.

Ah ! pouvez-vous penser...

EUGÈNE.

Ah ! monsieur ! qui peut douter de votre mérite !... l’estime que vous portent nos savants les plus distingués...

CLAËS.

Hein ?...qu’est-ce que tu dis !... ils se souviennent encore de moi, là-bas ?...

EUGÈNE.

Sans doute !... et votre ami, le directeur des mines, m’a chargé de vous remettre ce brevet de professeur.

CLAËS.

Ce cher Étienne !...

LOUISE.

Quel bonheur ! il s’agit de votre nomination à la chaire de chimie, l’École des Mines, et si vous consentez à revenir enfin à Paris...

CLAËS.

À Paris ! moi !...

EUGÈNE.

C’est là une des causes de mon voyage, et...

Regardant Louise.

Si je n’ai pas réussi quant à la première, j’espère être plus heureux pour celle-ci !... vous viendrez à Paris... vous ne viendrez pas seul... et quel bonheur d’être tous réunis !

LOUISE.

Oh ! oui ! mon père : quel bonheur !...

Se reprenant.

Près de mon frère que vous ne quitterez plus... que vous guiderez dans ses travaux...

EUGÈNE.

Vous partez avec moi !...

CLAËS, ému.

C’est bien d’avoir pensé à moi !... on y revient donc enfin !... après m’avoir laissé là, oublié... dédaigné... ils m’offrent une place !... une place !... c’est glorieux, je ne dis pas... mais j’ai mieux que ça... merci... merci... je refuse...

EUGÈNE.

Vous refusez !...

LOUISE.

Mon père !

CLAËS.

Une place !... ah ! bien oui ! j’ai bien autre chose à penser.

EUGÈNE.

Mais quoi donc ?

LOUISE.

Pensez à nous.

CLAËS.

À vous !... mais c’est à vous que je pense !... à vous seuls !... chut !... tais-toi ! tais-toi !... on vient !... c’est lui !...

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, LOUISE, CLAËS, JEANNE, puis FRANÇOIS, tous les deux arrivent par le fond

 

JEANNE, effrayée.

Monsieur ! monsieur !...

CLAËS, courant à elle.

Eh bien ! François ?

JEANNE.

Le voilà... mais il y a aussi... 

CLAËS.

Eh ! que m’importe ?

Il court à la porte et prenant François au collet.

Eh ! viens donc, malheureux ! eh bien ?

FRANÇOIS, entrant.

Rien !

CLAËS.

Hein ?

FRANÇOIS.

M. Durand dit que notre nouveau compte se monte à près de 500 fr. et ce que vous lui demandez aujourd’hui est si conséquent !

LOUISE.

Ô ciel !

CLAËS.

Mais demain je lui paierai cent fois cette sommé-là ; tu nelui as donc pas dit ?...

FRANÇOIS.

Oh ! que si fait... mais il tient à son argent, cet homme !...

Avec mépris.

Il est matériel !

CLAËS, avec agitation.

Le sot ! l’imbécile ! Pour 600 francs ! me refuser crédit ! à moi qui ai fait sa fortune ! qui lui ai payé des mémoires de trente, de quarante mille francs !

EUGÈNE.

Que dit-il ?

JEANNE, bas à Louise.

Pardi ! l’autre jour, jusqu’au boulanger...

FRANÇOIS.

Il m’a parlé d’un billet de 200 francs que vous n’avez pas pu acquitter et qu’on a protesté !

JEANNE.

Ah ! mon Dieu ! c’est donc ça !

CLAËS, se jetant dans un fauteuil.

Et rien ! rien !... plus d’espoir ! malédiction !...

FRANÇOIS.

Cependant, non ! permettez... tout n’est pas encore perdu.

CLAËS.

Est-il possible ?

FRANÇOIS.

Moi qui ne suis pas si bête que j’en ai l’air, comme dit ma mère, je lui ai dit de cet air-là... M. Durand, vous pouvez envoyer votre facture... avec l’or, l’argent et le mercure... enfin tout ce que vous lui demandiez.

EUGÈNE, à part.

Miséricorde !

FRANÇOIS.

Envoyez, mon cher, envoyez... on vous paiera ; et il va envoyer.

CLAËS, se levant.

Je prendrai tout... tout... excepté la facture... je ne peux pas, je n’ai plus rien.

Eugène regarde Louise qui baisse les yeux.

JEANNE.

Ah bien ! nous sommes gentils.

CLAËS.

Tais-toi !

JEANNE.

Il y a là, en bas...

CLAËS, vivement.

Tais-toi donc !

À François.

Va vite, va, et quand on viendra, tu accourras me le dire.

FRANÇOIS.

A-t-on jamais vu, ce marchand qui tient à son argent ! imbécile !

CLAËS, le poussant.

Va, dépêche-toi !

François sort.

Je crois entendre...

JEANNE.

Mais, monsieur...

CLAËS, au fond et écoutant.

Chut ! oui... j’entends en bas...

Revenant vivement vers la rampe.

C’est lui ! c’est Durand ! et mes matériaux enfin ! il se décide !

JEANNE.

Oh ! ma foi ! puisqu’il faut vous le crier ! oui, il y a en bas des gens noirs des pieds à la tête... qui viennent tout saisir.

EUGÈNE.

Ciel !

CLAËS.

Bon, bon ! si ce n’est que ça !

Il s’assied.

EUGÈNE, à Jeanne.

Jeanne ! conduis-moi.

Il sort avec Jeanne.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, CLAËS

 

LOUISE.

Ah ! mon père ! mon père !

CLAËS.

Eh bien ! où court-il donc, celui-là... il me quitte, il s’en va, parce qu’il me croit ruiné... pauvre ignorant !

Louise s’apercevant du départ d’Eugène, fait un pas vers la porte.

LOUISE, revenant vivement.

Oh ! pouvez-vous le penser ! Eugène, un fils pour vous, qui nous est tout dévoué ! qui veut nous emmener à Paris.

CLAËS.

Bien obligé !

LOUISE.

À Paris, où l’on vous donne une place à laquelle autrefois, vous n’auriez demandé que de l’honneur, et qui aujourd’hui, nous est nécessaire.

CLAËS, distrait.

Et mon œuvre !

LOUISE.

Songez-y donc ! Jules qui attend encore sa pension pour entrer à l’École Polytechnique.

CLAËS, s’échauffant.

Et mon œuvre !

LOUISE.

Et cette maison où rien n’est à nous ! plus rien ! nos biens engagés... les créanciers plus exigeants... le crédit perdu.

CLAËS, avec enthousiasme.

Et mon œuvre !...

Il se lève.

LOUISE.

Eh ! mon père, le résultat même s’il est possible... pourrons-nous l’attendre ?

CLAËS, sur le même ton.

Folle que tu es !... mais le succès est là... il est certain, je le vois ! il ne peut m’échapper ! non, non, il ne peut pas ! et alors, la terre, les meubles, la maison... qu’est-ce que c’est que ces misères-là ! je rachèterai tout... et des équipages pour toi... et vingt fois la pension de Jules !... et une maison d’asile, de retraite, que je veux fonder pour les savants, pour les vieux savants qui usent leur vie au travail, aux recherches... pour des ingrats qui les laissent mourir à la peine et leur élèvent des tombeaux de marbre, quand ils ne sont plus !

LOUISE.

Mon père !

CLAËS, riant.

Je n’en suis pas là ! je suis riche... plus riche qu’eux tous... si j’y pense à ces richesses, c’est pour vous, car moi, toute mon ambition c’est la science, c’est la gloire... cette gloire dont je suis sûr maintenant, oui, sûr ; écoute :

Confidentiellement.

Mon problème est résolu dans ma tête ; A plus Mz donne Ô plus X ; j’ai trouvé le moyen de gazéifier l’or et le mercure, et ces deux gaz renfermant les mêmes éléments, avec du mercure j’obtiens de l’or ! comprends-tu ?

Avec impatience.

Non, ces femmes n’entendent rien à la science... mais au résultat !... de l’or !... hein ?... chérie ! sommes-nous contente !... ferons-nous bonne mine à ce pauvre père qui va nous donner des millions ! oui, des millions !... et pour cela il ne me manque quelques misérables centaines de francs !... dis donc, ma fille... les as-tu ?

LOUISE.

Moi ? bon Dieu !

CLAËS.

Autrefois tu avais ta petite bourse, que tu me présentais tous les dimanches, et dans laquelle je mettais un Napoléon, quelquefois plus, je ne regardais pas, moi !... tu hoches la tête ?

Air : Traitant l’amour sans pitié.

Cela, j’en dois convenir,
Ne nous arrive plus guère ;
Mais avant peu pour ton père,
Le bon temps doit revenir.
Il reviendra, sois-en sûre !
Oh ! l’argent et le mercure
C’est ruineux, je te jure !
Mais enfin, j’en ai l’espoir,
Nous aurons de l’or, ma chère !

LOUISE.

Oui, mais il faut pour en faire,
Commencer par en avoir.

CLAËS.

Aussi, tes petites économies...

LOUISE.

Eh ! mon père... je n’ai pas...

CLAËS.

C’est bien ! c’est bien !... je ne te gronde pas... tu as bien fait d’amasser.

LOUISE.

Mais je vous jure...

CLAËS.

Donne, donne ! Durand est un usurier... s’il reçoit un peu d’argent, il me livrera ce qu’il me faut... et alors le succès, tu conçois...

LOUISE.

Oui, ce succès que vous croyez toujours atteindre, qui vous échappe toujours...

CLAËS.

Je le tiens !... allons, donne, donne.

LOUISE.

Mais je n’ai rien ; je ne puis pas même sauver ce qui nous reste.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, CLAËS, EUGÈNE

 

EUGÈNE, entre sur les derniers mots.

Rassurez-vous, Louise... cela regarde votre père.

LOUISE.

Ah ! mon Dieu !...

CLAËS.

Moi ?

EUGÈNE.

Oui, c’est à vous de rassurer vos enfants, tenez, voici des papiers qui Vous appartiennent.

CLAËS, les regardant.

Mon billet acquitté !

LOUISE, avec reconnaissance.

Eugène !

CLAËS, lui prenant la main.

Mon garçon !... c’est bien !... c’est une avance !...

EUGÈNE.

Oui, vous me rendrez cela plus tard...

CLAËS.

Parbleu, ce n’est pas cela qui m’inquiète, mais il ne fallait rien donner, Tien du tout ! nous avions le temps pour ça... mais pour le présent...

EUGÈNE.

Oui, pour vos recherches, vos travaux... je sais tout maintenant !

CLAËS.

Ah ! bah !

EUGÈNE.

Oui tout, et je ne puis croire encore que vous, M. Claës, un homme d’un si grand savoir, d’un mérite si éclatant, vous donniez dans une erreur si étrange que je la croyais impossible dans notre siècle.

CLAËS, avec un mélange d’ironie et d’enthousiasme.

Impossible ! ta science a décidé cela ! impossible ! parce que monsieur est entré deux ou trois fois dans un laboratoire, il se permet de trancher une question que la plus vieille expérience craint d’examiner !... impossible ! et tout est dit, tout est fini ! voilà ce sot orgueil des hommes qui leur fait rejeter comme absurde tout ce qui sort des bornes de leur esprit !... il est si large leur esprit !... tous les savants sont des rêves-creux qu’il faut envoyer aux Petites-Maisons... les Flamel, les Morien, les Albert sont aujourd’hui voués au ridicule, sans égard pour leur génie ! comme autrefois la découverte de la vapeur fit mourir son auteur dans un cabanon de Bicêtre ! comme il fallait que Christophe-Colomb leur jetât un monde pour se faire absoudre ! si l’on savait ce que je cherche, ce que j’ai découvert... ce problème que je vais résoudre, on me brûlerait peut-être !

Avec exaltation.

Impossible ! avec ce mot-là on décourage, on glace le génie, on tue la pensée !

Air : Ces bosquets de lauriers.

Ainsi, dans ce monde souvent,
On dédaigne, c’est plus facile,
Les nobles travaux du savant :
C’est un fou raillé par la ville.
Vienne le succès tout est dit !...
Un succès ! soudain on l’encense.
C’est le jour où la clarté luit
Que le ridicule finit,
Que l’immortalité commence !

Mais je me révolte moi ! et malgré vous, je trouverai de l’or, je forcerai la science à m’en donner !... vous en serez entourés, éblouis... et alors, tu viendras me dire ; impossible !... oui, de l’or, de l’or ! et puisque tu es riche, avance-moi ce dont j’ai besoin.

EUGÈNE, à qui Louise fait signe.

Et si vous ne réussissiez pas ?

CLAËS, avec impatience.

Mais quand je te réponds !... songes-y donc ! voilà dix ans que j’essaie, que je cherche la solution de ce problème !... il y a dix ans que j’attends ce grand jour !...

EUGÈNE.

Mais enfin si vous ne réussissiez pas ?...

CLAËS, lui prenant le bras, et avec une expression terrible.

Si je ne réussissais pas !...

LOUISE, effrayée.

Mon père !

CLAËS, se calmant.

Mais je réussirai ! et si tu crains pour ton argent...

EUGÈNE, péniblement.

Non ! M. Claës, ne le croyez pas... mais je vous dois à vous-même de refuser.

CLAËS.

Ce que je te demande... toi, Eugène !

EUGÈNE.

C’est à regret, croyez-le bien... il me faut du courage, pour vous répondre ainsi, mais l’intérêt de tous...

CLAËS.

L’intérêt... hein ?

Le tirant à part.

Dis donc, est-ce que tu fais l’usure ?

EUGÈNE.

Moi ?

CLAËS, bas.

Chut ! je sais ce que c’est, j’aime mieux ça ! j’emprunte comme ça... fais comme les autres, prête-moi ton argent, et dors tranquille !

EUGÈNE.

Air du grand Eugène.

Non, non, monsieur, il faut que je l’emporte,
Et qu’à Paris vous veniez avec nous !...
À cette place.

CLAËS.

Eh ! va-t’en ! que m’importe !

LOUISE.

Il a raison, mon père ! rendez-vous !...

CLAËS.

Va-t’en !... Voilà ces amis qui raisonnent !
On leur demande un peu d’or... pas moyen !
Mais des conseils, ah ! comme ils vous en donnent !
C’est plus facile et ça ne coute rien.

Il prend un morceau de craie et va tracer des chiffres sur le tableau.

EUGÈNE.

Ah ! monsieur, vous ne me comprenez donc pas !... ah ! vous allez me trouver bien hardi... mais de qui donc attendrez-vous la vérité, si ce n’est de moi !... songez donc que votre fortune a été dévorée en essais infructueux, que depuis dix ans, le désespoir veille autour de vous... votre passion pour une chimère a tué votre femme.

Claës le regarde.

CLAËS, se retournant.

Hein !...

EUGÈNE.

Elle tuera votre fille !

CLAËS, d’une voix terrible et jetant violemment sa craie.

Eugène !...

LOUISE, passant entre eux.

Mon père !... non ! non ! ne le croyez pas !

EUGÈNE.

Oh ! sans doute, il n’est pas possible que la science ait éteint tout sentiment en vous ! vous songerez à vos enfants ! vous m’entendrez ! monsieur ! monsieur !... sauvez-vous, sauvez votre fille !

LOUISE, va pour se jeter dans les bras de son père.

Mon père ! allons retrouver Jules.

CLAËS, la repoussant.

Laissez-moi ! vous êtes des égoïstes, des ingrats ! exiger que je renonce à mes travaux, à mes espérances ! non ! ce serait faiblesse !... ce serait lâcheté ! non ! mille fois non ! j’aurai du courage ! je vous résisterai à tous, je ferai le bonheur de mes enfants malgré eux... malgré toi... ils attendront encore un peu... j’attends bien, moi qui n’en ai pas le temps ! mais je réussirai ! oui, Dieu m’en est témoin ! je réussirai !

EUGÈNE.

N’en croyez rien !

LOUISE.

Écoutez plutôt.

CLAËS.

Allez, allez tous, laissez-moi, abandonnez-moi, je serai seul, tout seul pour travailler et mourir.

 

 

Scène X

 

EUGÈNE, LOUISE, CLAËS, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS.

Monsieur !

CLAËS.

Que voulez-vous ? que venez-vous faire !... pourquoi entrer sans ordre ? est-ce parce que je suis pauvre, que vous me manquez de respect ?

Revenant à lui et le reconnaissant.

Ah ! c’est toi ! je deviendrai fou.

EUGÈNE, serrant la main à Louise.

Oh ! Oui !

FRANÇOIS.

On est en bas, vous savez... le trésor...

CLAËS.

Ah ! oui, Durand... viens, viens, tu ne doutes pas de moi ! tu as confiance, toi !

FRANÇOIS.

Si j’ai confiance ! rien que de vous voir travailler à votre or, l’eau m’en vient à la bouche, quoi !

CLAËS, regardant Eugène et Louise.

C’est mon ami, mon seul ami... il m’a tout donné, tout !

FRANÇOIS.

Oh ! pour soixante dix-sept francs.

CLAËS.

Et sans conseils, sans sermons !

EUGÈNE.

Ah ! monsieur, croyez...

CLAËS, avec amertume.

Impossible !

À François.

Viens ! viens !

LOUISE.

Mais mon père !

CLAËS, frappant sur l’épaule de François.

Mon seul ami !... viens !...

Il sort avec François.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, EUGÈNE

 

EUGÈNE, avec émotion.

Pauvre Louise !... ah ! que je vous plains... et qu’il y a longtemps que vous souffrez ainsi !

LOUISE.

Ah ! Eugène !... moins que ma mère !...

EUGÈNE.

Est-ce bien M. Claës qui me parlait ?... lui ! cet homme si sage... ce savant si considéré... voilà donc où l’ont conduit les déceptions de sa science favorite !... sa raison est perdue... son cœur est glacé !...

LOUISE.

Oh ! non, Eugène ! ne le croyez pas ! l’origine de tous nos malheurs, c’est sa bonté pour nous !... désespéré de quelques brèches faites au patrimoine de ses enfants ; irrité contre les hommes qui avaient méconnu son mérite, trompé sa confiance, il s’est renfermé seul, toujours seul, avec ses livres, ses fourneaux, ses espérances !... le travail a exalté cette tête affaiblie par de longues recherches... il n’avait qu’un but... notre bonheur !... qu’un moyen, la fortune !... et privé de celle qui lui échappait, il a voulu s’en créer une autre !...

EUGÈNE.

Et c’est en achevant votre ruine !... heureusement, je suis arrivé à temps pour empêcher de plus grands malheurs... et le portrait de votre mère, ce chef-d’œuvre d’un grand artiste, ne passera pas avec le reste chez quelque avide usurier.

LOUISE.

Vous nous avez sauvés !... oh ! comment reconnaître jamais...

EUGÈNE.

Ah ! laissez-moi désormais une part dans vos sacrifices !...

LOUISE.

Non !... ce que nous faisons pour notre père, c’est juste... c’est notre devoir... mais vous... je n’y consentirai pas.

EUGÈNE.

Eh bien ! puisque vous refusez à moi le don d’un frère... si ce que je vous offre était à vous ?...

LOUISE.

Comment ?

EUGÈNE.

Oui, à vous !... si votre mère, prévoyant trop bien pour vous un triste avenir, avait confié ses chagrins à notre ami commun... à M. Dubreuil... si elle avait laissé entre ses mains une somme qui dût vous revenir un jour ?...

LOUISE.

Ah ! Eugène... vous voulez me tromper !

EUGÈNE.

Moi !...

Il tire de sa poche un portefeuille contenant une lettre et une bourse.

M. Dubreuil, à ses derniers moments, m’a remis ce dépôt, à moi... pour vous le rendre... c’est votre bien ! c’est le legs d’une mère.

LOUISE.

De ma mère !

Eugène lui donne la lettre, et pose le portefeuille et la bourse sur la table à droite.

LOUISE, lisant.

« À ma fille... » c’est pour moi ! c’est ma mère qui a écrit cela !

Elle embrasse la lettre.

« Ma fille, ma pauvre enfant, près de quitter la vie, d’affreuses angoisses me déchirent : la malheureuse passion de ton père me tue ; elle achèvera sa ruine et la vôtre ! aime-le, respecte-le toujours ; mais aie plus de courage que ta mère, et sache lui résister quand il s’agira de le sauver. Ce que je te laisse vous préservera peut-être d’une misère que je redoute pour vous et surtout pour celui qui jusque dans ses erreurs n’a jamais cessé de vous chérir. Son sort est maintenant entre tes mains, il dépend de toi que ton père ait toujours un abri et du pain ! Adieu. Je t’en conjure par le respect que tu dois aux dernières volontés d’une mère dont tu as éprouvé la tendresse, conserve précieusement cet argent, et que sous aucun prétexte, ton père n’en puisse jamais disposer, adieu... ad... ma fille. »

Louise se cache la figure dans ses mains.

EUGÈNE, s’approchant d’elle et avec intérêt.

Louise !

LOUISE.

Ma mère ! c’est ma mère qui me parle !... je remplirai la mission qu’elle me confie ; j’aurai du courage...

EUGÈNE.

Du courage, il vous en faut, sans doute, mais vous penserez à Jules qui attend encore en pension pour entrer à l’École Polytechnique.

LOUISE.

Oui, tous les vœux de ma mère seront exaucés !

EUGÈNE.

Tous ! il en est un cependant... pour un mariage.

LOUISE.

Eugène !... ah ! ne m’en parlez pas... ne m’en parlez jamais... tant que mon père restera ici... vous voyez notre sort... notre avenir... ce serait une trop funeste dot à porter à mon mari !... mon père n’a plus que moi qui puisse le comprendre... un autre se lasserait de cette vie d’angoisses et d’inquiétudes... et je ne veux pas avoir plus tard à choisir entre lui et vous !

Air de Caleb. (de Mme Duchambge.)

Je sais où peut aller notre misère ;
Mais j’obéis à la voix de mon cœur,
À cette voix qui me dit que d’un père
Je dois toujours partager le malheur !
Et si plus tard, perdu par la science,
Il était là, sans soutien, sans appui,
Ah ! que du moins pour calmer sa souffrance
Il trouve encor sa fille auprès de lui !

EUGÈNE.

Ah ! vous êtes un ange !

LOUISE.

Eh ! n’est-ce pas tout simple !... n’en feriez-vous pas autant à ma place ! Je vais écrire à mon frère.

EUGÈNE.

Oui... je vous laisse puisque vous l’exigez... mais je ne partirai pas sans vous avoir fléchie... je l’espère.

LOUISE.

Allez, Eugène, allez !...

EUGÈNE.

À bientôt !...

À part.

Voyons un peu le laboratoire de ce pauvre savant !

Se retournant.

À bientôt !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LOUISE, ensuite JEANNE

 

LOUISE.

Pauvre Eugène !... notre ami, notre dernier ami !... oh ! je suis seule maintenant... je puis le dire, oui, je l’aime, je l’aimerai toute ma vie !... mais chassons ces idées !... écrivons à mon frère, à Jules... envoyons-lui cet or qu’il attend... vite !...

Elle va s’asseoir pour écrire, quand Jeannette entre.

JEANNE, toute hors d’elle.

Non ! non ! cela ne sera pas ainsi !...

LOUISE.

Jeanne !... qu’as-tu donc !...

JEANNE.

Ah !... mademoiselle !... c’est une indignité... il a tout donné... tout pour gage...

LOUISE.

Grand Dieu !...

JEANNE.

Jusqu’au portrait de madame qu’on emporte !...

LOUISE, poussant un cri.

Le portrait de ma mère !... oh ! jamais... jamais !...

Elle sort en courant.

 

 

Scène XIII

 

JEANNE, CLAËS

 

JEANNE.

Bien !... bien !... empêchez... maudit homme ! dans ses jours de manie, il donnerait sa fille !...

CLAËS, en désordre, il entre par la porte à droite.

Oui, qu’ils prennent tout...

JEANNE.

Ah ! le voilà !...

CLAËS.

Tout !... mais qu’ils se laissent fléchir !... il leur faut un peu d’argent, disent-ils toujours... de l’argent... je n’en ai pas !...

JEANNE.

Et c’est heureux !...

CLAËS.

Qu’est-ce que tu dis là, toi !... mais tu ne sais donc pas qu’un peu d’aide encore, et je triomphais...

JEANNE.

Ah ! bah ! laissez donc tranquille !...

CLAËS.

Tu en doutes... ils en doutent tous !... mais viens donc, viens donc, je vais te démontrer...

Il court prendre de la craie et de là à la table.

JEANNE.

Cette idée ! comme si je comprenais !...

CLAËS, jetant tout ce qui est sur la table sans y regarder.

Tiens, regarde... une opération...

La bourse qui tombe l’arrête, il écoute d’un air de surprise.

Hein ?...

JEANNE.

Qu’est-ce que c’est que ça !...

CLAËS, toujours immobile et la figure rayonnante.

De l’or !...

Il étend les mains comme pour le saisir.

De l’or !...

JEANNE.

Mais, monsieur, ce n’est peut-être pas...

CLAËS, la repoussant vers le fond, à gauche.

Si fait, si fait... c’est bien à moi !... à moi !... je suis sauvé !... va-t’en !... va-t’en !...

 

 

Scène XIV

 

JEANNE, CLAËS, LOUISE

 

LOUISE, entre, voit l’or par terre et pousse un cri.

Ah !...

JEANNE, à Louise qui entre.

Mam’ selle ! il a trouvé le magot !...

CLAËS, faisant un pas vers la bourse.

Tout cela, tout cela, à moi !...

LOUISE, se jetant au-devant de son père.

Non, mon père, non !

CLAËS, reculant.

Qui est là ?

LOUISE, à genoux et ramassant le portefeuille et la bourse, en regardant son père avec effroi.

Moi, mon père... qui viens à vous pour sauver ce qui nous reste !

CLAËS, contemplant sa fille, et comme prêt à lui arracher l’argent.

Louise !

LOUISE, toujours à genoux.

Sors, Jeanne, laisse-nous.

CLAËS.

Louise !

LOUISE, se relevant.

C’est à moi, mon père, c’est mon bien !

CLAËS.

Donne-moi cela... donne !

LOUISE.

Non ! oh ! non, jamais ! cela ne se peut pas !...

Elle met tout dans la poche de son tablier et y laisse sa main.

CLAËS.

Louise, je te l’ordonne ! crains ma colère ! cet argent, je l’exige...

Avec violence.

Je le veux.

LOUISE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

CLAËS, changeant de ton.

Ma fille ! tu ne peux pas refuser cela à ton père, à ton vieux père ; qui t’aime tant ! est-ce que tu ne lui dois pas un peu d’amitié, de reconnaissance !

LOUISE, émue.

Ah ! si fait, mon père !

CLAËS, l’attirant à lui.

Si fait, et tu me refuses ! ma fille, Louise ; c’est mal, c’est bien mal !... Si je veux cet argent, c’est que vois-tu, cette fois, je suis sûr du succès ! cette ardeur qui me dévore, ce feu qui brûle mon sang ; cette inspiration qui exalte mon cerveau, tout me garantit que je ne me trompe pas, que cette fois je suis parvenu à découvrir l’élément universel ! le principe de toute création ; l’absolu !... J’ai trouvé ! j’ai trouvé ! et maintenant rien ne me sera impossible... Oh ! j’ai bien souffert des privations que je t’imposais, des pertes que nous faisions ; mais sèche tes larmes, tu seras heureuse... tu hésites encore, petite folle ! donne donc ! donne !

LOUISE.

Je ne le puis.

CLAËS, avec une colère contrainte.

Mais songes-y, il est à moi cet argent, il vient de moi ! je puis le reprendre ; c’est mon bien !

LOUISE, effrayée.

C’est le bien de ma mère !

CLAËS, reculant.

De ta mère ! oui ; ses vœux seront remplis c’est en son nom ; c’est au nom de ta mère, de ta bonne mère qui est morte dans nos bras, en te bénissant, que je te demande cela ; ce dernier moyen de faire ce qu’elle a voulu, le bonheur de ses enfants : cèdes à ta mère qui est là, à tes genoux... avec moi !...

Il se laisse tomber à genoux.

LOUISE.

Mon père ! oh ! mon père !

CLAËS.

Non ! je ne me relèverai pas que tu ne m’aies accordé... Allons ! crois-en ton père ; je réussirai, je te le jure, je vous laisserai un beau nom ! un nom glorieux ! cède à mes prières, à mes larmes ! aie pitié de moi, de ton frère ; pense à ta mère !

LOUISE, qui allait céder, se ranimant tout à coup.

Ma mère ! ah ! ce nom-là m’a rendu tout mon courage ! je sauverai ce qu’elle a sauvé !

CLAËS.

Cède !...

LOUISE, avec effort.

Non ! non !

CLAËS, se levant.

Non ! tu refuses !...

LOUISE.

Je le dois !

CLAËS, avec indignation.

Tu refuses ! Ah ! tu méprises la raison de ton père ; son expérience, ses prières ; tu veux nous perdre tous ! tu es sans pitié pour nous... eh bien ! moi aussi, je serai sans pitié pour toi ! je te maudirai !

LOUISE.

Grand Dieu !

CLAËS.

Je te... non, non, je ne peux pas, je ne pourrai jamais te vouer au malheur ! mais puisque rien ne peut le toucher, te contraindre à m’obéir : puisque tu veux me réduire par la force d’inertie, tu seras contente, je renoncerai à mon œuvre !

LOUISE.

Vous !

CLAËS.

Mais en même temps je renoncerai à la vie, oui, oui, je me tuerai !

LOUISE, anéantie.

Non ! oh ! non !

CLAËS, la repoussant.

Va-t’en ! laisse-moi !

LOUISE, le retenant.

Mon père !

CLAËS, voulant se dégager.

Laisse-moi !

LOUISE, éperdue.

Grâce ! je cède, ah ! ma mère ! vous céderiez comme moi ! prenez tout !

Elle se jette dans ses bras.

mais conservez-nous une vie plus précieuse pour nous que tout au monde !

L’embrassant.

Mon père ! mon pauvre père ! ah ! mon Dieu ! oh ! que vous m’avez fait mal !

CLAËS.

Ma fille ! mon enfant !

LOUISE.

Oh ! mais promettez-moi ?

CLAËS.

Tout ce que tu voudras ! je souscris à tout !

LOUISE.

Jurez sur l’honneur, jurez par ma mère, que si cette fois vous ne réussissez pas, tout sera fini... vous viendrez à Paris avec moi, avec Eugène ?

CLAËS.

Je te le jure !

LOUISE, lui donnant tout.

Tenez : tenez, mon père ! et maintenant plus rien au monde !

CLAËS.

Oh ! ne le crois pas, ma fille ! mon enfant ! ou plutôt, si tu doutes, si tu crains, tiens, reprends tout ! je n’en veux plus !

LOUISE.

Non, mon père, non !

CLAËS.

C’est bien, c’est toi qui me sauves, qui nous sauves tous !... oui, toi, toi seule, aussi sois tranquille... ma fille !

 

 

Scène XV

 

LOUISE, CLAËS, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS.

Monsieur, il ne veut pas tout laisser.

CLAËS, courant à lui.

Ah ! François, cet homme, ce marchand, cet usurier, où est-il ?

FRANÇOIS.

Là, en bas, il veut partir, emporter...

CLAËS.

Qu’il laisse tout, tiens, tiens.

Il lui donne la bourse, des billets.

Prends, puisqu’il veut de l’argent, le misérable !

FRANÇOIS.

Comment, vous auriez...

CLAËS.

Rejoins-moi au laboratoire, va donc, va !

FRANÇOIS.

Soyez tranquille ! je ne serai pas long.

À part.

Nous y v’là donc, nous y v’là donc ; il aura fait des billets sur ses fourneaux ! j’en étais sûr !... et tout timbrés !

CLAËS, le poussant.

Partiras-tu ?

FRANÇOIS.

J’y vais, j’y vais, oh ! quel bonheur !

Il sort en courant.

 

 

Scène XVI

 

LOUISE, EUGÈNE, CLAËS

 

CLAËS, à Eugène qui entre.

Ah ! c’est toi, eh bien ! impossible !... je suis fou... hein ?

EUGÈNE.

Après ce que j’ai vu... ah ! jamais, je n’eus plus d’admiration pour votre génie.

CLAËS.

Mon génie ? ah bah ! c’est bien heureux !

LOUISE, à part.

Que dit-il ?

EUGÈNE, les observant.

Eh mais, Louise toute pâle et vous, cet air de joie, de bonheur, qu’y a-t-il donc ?

CLAËS.

Il y a... il y a... que tout est fini, que je vais triompher des préventions, des obstacles, des intrigues ; j’ai ce qu’il me faut, tout ce qu’il me faut ; et demain, aujourd’hui, dans une heure peut-être, ce que n’ont pu faire les Paracelse, les Albert ; je le ferai, moi !... moi ! oh ! tu me regardes, tu es étonné de ma joie.

Riant.

Oh ! je ne t’en veux plus, je te pardonne, demande, demande, que veux-tu ?

EUGÈNE.

Mais je ne puis comprendre...

CLAËS, à Louise.

Non, il ne comprend pas, il ne comprend rien ; impossible ! ouvrez de nouveaux chemins à la science, lisez dans les astres, arrachez à la terre ses secrets, marchez, marchez toujours ! ils n’ont qu’un mot : impossible !

Riant.

Bien, bien, riez, injuriez-moi, peu m’importe ! l’opinion des savants, des sots, du public ; je me moque bien de l’opinion, ma réponse est là ! oui, là ! avec le bonheur, la gloire !... car tu ne devines pas...

Il va comme pour lui parler.

Tu ne devines...

Se reprenant.

Non, non, plus tard... quand tout sera fini.

Avec exaltation.

Et qui sait ? l’or est le principe le plus simple... universel...qui sait si, lorsque j’aurai pénétré sa nature, je ne trouverai pas le principe de la santé, le principe de la vie, bon Dieu ! pourquoi tout cela ne serait-il pas ? qui peut fixer les limites de la chimie ! de la première, de la seule science ! oh ! mes enfants, mes enfants !

EUGÈNE, à part.

Son enthousiasme me gagne.

FRANÇOIS, au dehors.

Monsieur, monsieur !

CLAËS.

Oui, me voilà, un dernier effort !

S’arrêtant.

Ah ! je ne sais ce que j’é prouve là, quelle émotion ! quelle angoisse ! ma fille !

LOUISE, courant à lui et le soutenant.

Mon père !

EUGÈNE.

Monsieur...

CLAËS.

Si je m’étais trompé ! si ma dernière espérance...

Avec effort.

Oh ! non, non ! je suis sûr de moi ! du courage ! mes amis !

Il les presse dans ses bras.

Je réussirai, vous serez heureux tous, tous... Adieu, adieu !

Il sort dans le plus grand trouble.

 

 

Scène XVII

 

EUGÈNE, LOUISE

 

LOUISE.

Il a hésité... sa raison revenait !

EUGÈNE.

Sa raison, ah ! jamais elle ne m’a parue plus belle qu’en ce moment, jamais votre père ne m’a paru plus digne de l’honneur qu’on veut lui faire, jamais le génie que nous admirions en lui n’a brillé à nos yeux avec plus d’éclat !

LOUISE.

Que dites-vous ?

EUGÈNE.

Tout à l’heure, en vous quittant, je l’ai rejoint dans ce laboratoire où toutes les merveilles de la science se sont développées à son esprit... où lui-même il explique ses secrets, ses travaux avec une clarté, un air de conviction qui m’a entraîné moi-même !... je ne sais... j’étais comme lui... je ne le condamnais plus... je croyais tout possible !...

LOUISE.

Vous aussi ! vous, Eugène !

EUGÈNE.

Ah ! c’est qu’il a bouleversé toutes mes idées !... et après tout... pourquoi non !... que de découvertes n’ont trouvé que des incrédules, qui aujourd’hui font la gloire et la richesse du monde entier ! et avec le savoir de votre père, ses longs travaux, son expérience ; le secret qu’il cherche est moins difficile peut-être que tant d’autres auxquels j’avais refusé de croire.

LOUISE.

Je suis donc moins coupable !... moi qui n’ai pas eu la force de lui résister !...

EUGÈNE.

Vous lui avez donné...

LOUISE.

L’héritage de ma mère...

EUGÈNE.

Vous avez cédé...

LOUISE.

Et le moyen de voir mon père me prier à genoux... me menacer de sa mort !...

EUGÈNE.

Est-il possible !

LOUISE.

Et quand je songe qu’il en est maintenant à sa dernière épreuve, ah ! Eugène ! s’il comprend qu’il a consumé sa vie entière, qu’il a causé sa ruine et celle de ses enfants, et tout cela pour rien ! que va-t-il devenir ! qui sait si dans son désespoir... écoutez... entendez-vous ces cris !...

EUGÈNE.

Ô ciel ! que veut dire...

LOUISE.

François !

 

 

Scène XVIII

 

EUGÈNE, FRANÇOIS, LOUISE

 

FRANÇOIS, la joie l’étouffe, il peut à peine parler.

Mam’selle !... mam’... mons... oh ! je n’y vois plus... je n’ai plus de jambes... je vais tomber !...

LOUISE.

Qu’est-ce donc ! qu’as-tu ?

FRANÇOIS.

Succès !... mam’selle !... c’est fini !... ah ! mam’selle !... quel père !... quel grand homme de père vous avez là !...

LOUISE.

Explique-toi donc !

EUGÈNE.

M. Claës !

FRANÇOIS.

François, qu’il me disait, entends-tu bouillonner ? et en effet, cela faisait un bruit... comme un volcan qui va partir !... François ! vois-tu comme cette vapeur est belle ! c’en est fait ! c’est la matière qui s’épure... entends-tu ! de l’or, c’est de l’or, notre bonheur ! ma gloire !... et puis ses yeux brillaient... ses lèvres tremblaient !... il sautait de joie !... en voilà un homme qui sera riche !...

EUGÈNE.

En vérité ! je ne sais si c’est un rêve !

LOUISE.

Mais mon père... mon père... où est-il ?

FRANÇOIS.

Là-bas ! près de cette grande machine qui bouillonne... que j’en tremble, quoi ! il faisait trop chaud ! je n’y tenais plus ! je ne respirais plus.

EUGÈNE.

Grand Dieu ! il aurait réussi !

LOUISE.

Ah ! courons !...

On entend une forte et bruyante explosion.

LOUISE, s’arrêtant.

Ciel !...

 

 

Scène XIX

 

FRANÇOIS, EUGÈNE, LOUISE, JEANNE

 

JEANNE.

Oh ! mam’selle ! nous sommes perdus !...

LOUISE.

Jeanne !... Jeanne !... ce bruit ?

JEANNE.

Est-ce que je sais ? le toit du laboratoire vient de sauter en l’air avec la grande diable de machine.

LOUISE.

Ah ! c’en est fait mon père est mort !

Elle s’élance vers la porte avec Eugène, Claës entre précipitamment, la figure bouleversée, les vêtements en désordre.

 

 

Scène XX

 

JEANNE, FRANÇOIS, EUGÈNE, CLAËS, LOUISE

 

LOUISE, se jetant à son cou.

Ah !...

Claës tombe immobile et silencieux sur une chaise qu’Eugène a avancée.

EUGÈNE.

Monsieur !... monsieur !

LOUISE.

Mon père !

JEANNE.

Comme il est pâle !

LOUISE.

Vous n’êtes pas blessé ? parlez ! oh ! parlez !

CLAËS, toujours les yeux égarés, et sans écouter.

Trois degrés de trop !

LOUISE, le parcourant de la main, à Eugène.

Non ! non ! Il n’est pas blessé !

CLAËS.

Eh ! que m’importait !... mourir ! mourir !... mais réussir avant !... si j’avais employé la pile voltaïque !... c’est à recommencer !...

Il se lève.

LOUISE, avec désespoir, et se jetant au-devant lui.

Ah ! mon père ! vous m’avez juré par la mémoire de ma mère...

CLAËS, atterré.

Ta mère !

Regardant sa fille, et comme frappé de l’idée qu’il la tuerait comme il a tué sa femme.

Ta mère !... oui !...

À François, avec la plus grande énergie.

François ! va tout briser, tout !...

LOUISE, le serrant dans ses bras.

Mon père !

CLAËS.

Emmenez-moi !

À Eugène.

Mon fils ! partons, partons à jamais !

PDF