Darius (Thomas CORNEILLE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1659.

 

Personnages

 

OCHUS, Roi de Perse

DARIUS, Déguisé sous le nom de Codoman, Fils d’un Darius aîné d’Ochus

STATIRA, Fille d’Ochus

AMESTRIS, Sœur d’Ochus

MÉGABISE, Favori d’Ochus

OROPASTE, Capitaine des Gardes d’Ochus

BAGOAS, Confident de Mégabise

BARSINE, Confidente de Statira

 

La Scène est à Persépolis.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

AMESTRIS, MÉGABISE

 

AMESTRIS.

Quelque pouvoir sur vous que vous m’ayez fait prendre,

Dans l’essai que j’en fais je n’ai rien à prétendre,

Vous me tenez suspecte, et doutez que ma foi

Usât bien d’un secret qui regarde le Roi.

Soit pour cacher son trouble, ou braver la Nature,

Il croit tout ce qu’on dit une vaine imposture,

Et que ce Darius qu’on tire du tombeau

N’est pour les Factieux qu’un prétexte nouveau,

Mais pour moi qu’en secret le sang tâche d’instruire,

Je crains à son erreur de me laisser séduire,

Et c’est pour l’éviter que mes sens divisés

Cherchent une clarté que vous me refusez.

MÉGABISE.

Madame, ce soupçon dont je souffre l’outrage

Semble de mon amour désavouer l’hommage,

Et je doute qu’il plaise à la Sœur de mon Roi,

Quand elle veut douter de pouvoir tout sur moi.

Depuis que vos bontés par un aveu propice

En ont daigné souffrir le secret sacrifice,

À chaque occasion les Dieux me sont témoins

Que le soin de vous plaire a borné tous mes soins.

Jugez si cette amour ferme, ardente, sincère,

Cacherait Darius à la Sœur de son Père,

Et s’il refuserait d’exposer à vos yeux

Ce qui serait resté d’un sang si précieux.

AMESTRIS.

Comme l’on employa votre Père à l’épandre,

S’il l’avait conservé, vous auriez pu l’apprendre,

Ou si quelque Imposteur cherche à s’en prévaloir,

Par conjecture au moins vous le pourriez savoir.

Ochus pour affermir un Trône acquis par crime,

Sans rien examiner en serait sa victime,

Et pour sa sûreté, s’il peut le découvrir,

Imposteur, ou vrai Prince, il le fera périr ;

Mais la Nature en moi voudrait en vain se taire.

Si je suis Sœur d’Ochus, Darius fut mon Frère,

Et le Ciel de son Fils ayant sauvé les jours,

Pour le moins en secret je lui dois mon secours.

Non que si par la force, ainsi qu’on le soupçonne,

Il voulait comme Aîné, reprendre la Couronne,

J’appuyasse un parti qui ne peut s’assurer

Sans répandre du sang que je devrais pleurer

Je voudrais seulement tâcher avec adresse

À lui faciliter l’hymen de la Princesse,

Et par l’heureux effet d’un accord glorieux

Remettre à Darius le bien de ses Aïeux.

Jugez si j’ai sujet de le vouloir connaître.

MÉGABISE.

Mais ce n’est qu’un faux bruit qui le force à renaître,

Madame, et vous savez que ce Prince au berceau

Par un ordre secret rencontra son tombeau.

AMESTRIS.

Et bien, s’il a péri par cet ordre barbare,

Sachons de ce grand nom quel Imposteur s’empare,

Il n’est point de succès qu’il ne pût espérer

Si pour lui Codoman osait se déclarer.

De mille exploits fameux la vaste renommée

Dans tous ses intérêts ferait entrer l’Armée,

Et quoique sa vertu dût répondre de lui,

Je crains qu’à ce murmure il ne serve d’appui.

S’il est vrai qu’à me plaire un beau feu vous engage,

Tâchez à pénétrer le fond de son courage.

Adieu, j’attends par vous à me désabuser,

Il est trop votre Ami pour vous rien déguiser.

 

 

Scène II

 

MÉGABISE, BAGOAS

 

MÉGABISE.

Oui, par de grands effets que tu ne peux attendre

Tu connaîtras bientôt ce que tu veux apprendre,

Et que dans son orgueil un grand cœur affermi

Croit trahir ce qu’il est s’il s’élève à demi.

Mes désirs vont au Trône, et pour m’y faire place

L’attentat n’offrant rien que leur fierté n’embrasse,

Les plus sanglants degrés, dans l’ardeur d’y monter,

N’ont rien d’assez affreux pour pouvoir m’arrêter.

À Bagoas qui entre.

As-tu vu nos Amis ? sont-ils prêts à me suivre ?

BAGOAS.

Ils vous mettront au Trône, ou cesseront de vivre,

Seigneur ; jamais Tyran avec plus de transport

Par ses lâches fureurs ne fit jurer sa mort.

Pour donner plus de force à leurs nobles colères,

Ils se sont peint Ochus teint du sang de ses Frères,

Lorsque pour régner seul sa noire passion

Les fit tous immoler à son ambition.

Ils ont vu de l’Aîné la Veuve infortunée

De son Fils au berceau suivre la destinée,

Du jeune Darius, que pour vous contre lui

Ma fourbe après vingt ans fait revivre aujourd’hui.

D’un beau succès pour eux c’est un augure aimable

De voir à ce faux bruit le Peuple favorable.

Déjà par son murmure et des souhaits confus

Il cherche avidement ce sang de Darius.

Il eut les vœux de tous quand son Père Artaxerse

Le daigna, comme Aîné, couronner Roi de Perse,

Et si jusqu’à ses jours sa fureur s’étendit,

Ochus fut cru l’auteur du coup qui le perdit.

Jugez avec quel zèle ils suivront l’imposture

Qui vous fait de son Fils emprunter l’aventure,

Et qui charmant leurs cœurs par un flatteur abus

Leur fera croire en vous un Prince qui n’est plus.

Tout s’y trouve plausible ; on sait que votre Père

Fut seul choisi pour perdre et le Fils et la Mère,

Et quoiqu’il ait versé ce sang si plaint de tous,

Il pût, sauvant le Fils, le laisser vivre en vous.

MÉGABISE.

Ah ! je ne cherche pas, quoi que j’en doive attendre,

Par où justifier le nom que je vais prendre.

Le Peuple aux nouveautés toujours prompt à courir

Prendra pour Darius qui qu’on lui veuille offrir,

Et lorsque assis au Trône on craindra ma puissance,

Qui me demandera raison de ma naissance ?

Mais Codoman lui seul arrête encor mon bras.

Il est chéri du Peuple, adoré des Soldats,

À l’Armée, à la Cour, chacun le favorise,

Et nous ferions en vain éclater l’entreprise,

Si dans notre parti, pour le mieux assurer,

Mes soins auparavant n’avaient su l’attirer.

BAGOAS.

Quoique vous en promette un espoir trop crédule,

Je crains de sa vertu le sévère scrupule.

Je sais que quelquefois du Roi mal satisfait

Contre la tyrannie il s’emporte en secret,

Qu’il hait sa politique, en blâme la maxime ;

Mais il ne peut souffrir la moindre ombre du crime,

Et croira se noircir d’un reproche trop bas,

À le priver d’un Trône affermi par son bras.

MÉGABISE.

L’amitié qui nous lie obtiendra toute chose,

Et quelque âpre vertu que son devoir m’oppose,

Me croyant Darius à qui ce Trône est dû,

À mes désirs sans peine il le verra rendu,

Essayons seulement, pour avoir moins à craindre,

À faire que d’Ochus il ait lieu de se plaindre,

Et si pour l’épargner son zèle fait effort,

Nous promettrons sa vie en conspirant sa mort.

BAGOAS.

C’est le plus sûr moyen ; mais cette violence

Du côté d’Amestris vous défend l’espérance,

Et vous croiriez en vain que son juste courroux

Dans l’Assassin d’un Frère acceptât un Époux.

MÉGABISE.

Ah, que pour nos esprits l’Amour a peu de force

Quand de l’ambition ils ont goûté l’amorce !

De ses bouillants désirs l’impérieuse ardeur

Avecque tyrannie occupe tout un cœur,

Et l’orgueil qu’elle inspire à ce cœur téméraire,

Pour être écouté seul, force tout à se taire.

Je l’avouerai pourtant ; d’abord de secrets nœuds

Aux beautés d’Amestris acquirent tous mes vœux,

Elle en reçut l’hommage, elle approuva ma flamme,

Et c’est par où glissa ce poison dans mon âme.

Je crus qu’ayant su plaire à la Sœur de mon Roi,

Le Trône n’avait rien qui fût trop haut pour moi.

Soudain à cette ardeur pressé de satisfaire,

Je vis pour la remplir l’attentat nécessaire ;

Je sus des Mécontents, j’animai leur courroux,

Et d’un nom glorieux... Mais le Roi vient à nous.

 

 

Scène III

 

OCHUS, STATIRA, MÉGABISE, OROPASTE, BARSINE, BAGOAS

 

OCHUS, à Statira.

Va, d’un Peuple insolent laisse agir le murmure,

Laisse-le d’un Fantôme embrasser l’imposture,

Ma Fille, on trouvera moyen de l’arrêter.

STATIRA.

Seigneur, j’ai lieu pour vous de m’en inquiéter,

Comme ce bruit lui plaît, la suite en est à craindre.

OCHUS.

Le feu n’ira pas loin avant que de s’éteindre.

C’est de quelques Mutins l’imprudente chaleur

Qui pour brouiller l’État cherchent une couleur,

Et ne se sont permis cet espoir téméraire

Que par l’abus d’un nom dont la mémoire est chère,

Mais leur audace en vain fait vivre Darius.

L’imposture est grossière, et ce Prince n’est plus.

Tiribase à son Roi fut toujours trop fidèle.

MÉGABISE.

Recevez dans son Fils un garant de son zèle ;

Pour négliger votre ordre et trahir votre espoir

Tiribase, Seigneur, connut trop son devoir.

Cent fois j’ai reçu de lui qu’en un âge si tendre

Sa main trembla du sang qu’il lui fallut répandre,

Qu’un premier mouvement altéra tout le sien,

Mais il servait son Prince, et n’examina rien.

OCHUS.

Si mon scrupule alors en combattit le crime,

Du grand Art de régner j’ignorai la maxime,

Et je vois bien enfin qu’à maintenir leurs droits

Les timides vertus sont indignes des Rois.

Darius fut mon Frère et le Fils d’Artaxerse,

Sa mort me donna droit à l’Empire de Perse,

Mais je le vis mal sûr à vouloir épargner

Ce qui resta d’un sang qui cessait de régner.

Son Fils pour l’affermir mérita de le suivre,

Pour le bien de l’État il dut cesser de vivre.

Le Peuple contre nous eût tout osé pour lui,

Puisque pour son Fantôme il s’émeut aujourd’hui.

Je sais que tout est faux, mais si de l’artifice

Je découvre, ou l’Auteur, ou le moindre Complice,

Ce qu’ont de plus affreux les plus cruels trépas

Laissera peu d’ardeur pour de tels attentats.

MÉGABISE.

Il est juste, Seigneur ; d’une si noire audace,

C’est par des flots de sang que le crime s’efface,

Et le Ciel trahira les soins que je vous dois,

Si vous le découvrez par d’autres que par moi.

OCHUS.

Je sais quel est ton zèle ; agis, cher Mégabise,

Préviens de nos Mutins l’insolente entreprise,

Tâche d’en découvrir et l’ordre et le projet.

MÉGABISE.

J’y veillerai, Seigneur, en fidèle Sujet.

Je vois des Mécontents dont mes sourdes intrigues

Jusqu’au fond de leur sein pénétreront les ligues,

Et j’agirai si bien, qu’avant qu’il soit deux jours

De ce faux bruit qui plaît j’arrêterai le cours.

Ne vous alarmez point.

OCHUS.

Et quel sujet d’alarmes ?

Codoman est toujours le soutien de nos armes,

Et quelques Factieux qui s’osent assembler,

Son nom seul suffira pour les faire trembler.

Depuis qu’un bon destin aux Persans favorable

Arrête parmi nous ce Héros indomptable,

Nos plus fiers Ennemis et battus et défaits

Semblent de tous côtés n’aspirer qu’à la paix.

Aussi pour n’avoir point à craindre qu’il nous quitte,

Je veux d’un prix si haut honorer son mérite,

Qu’en ses plus doux souhaits son espoir prévenu

Fasse envier à tous le sort d’un Inconnu.

STATIRA.

Ce doit être un haut prix qu’un grand Roi lui prépare

S’il reconnaît assez une vertu si rare ;

Elle ne peut briller dans un plus vif éclat.

OCHUS.

Si je lui dois beaucoup, je cesse d’être ingrat,

Quand un illustre hymen que mon choix autorise

Doit unir à son sang le sang de Mégabise.

À Mégabise.

Oui, je veux que ta Sœur, en lui donnant la main,

Fixe enfin parmi nous son destin incertain.

Disposes-y son cœur, toi qui peux tout sur elle.

MÉGABISE.

Cléone pour son Roi ne manque point de zèle,

Et je lui ferais tort d’essayer mon pouvoir,

Où votre choix, Seigneur, lui marque son devoir.

OCHUS.

L’intérêt de l’État presse cet hyménée ;

Mais pour en voir sans trouble éclater la journée,

Viens, qu’à ce nom fatal qu’on veut favoriser,

J’examine avec toi ce qu’il faut opposer.

 

 

Scène IV

 

STATIRA, BARSINE

 

BARSINE.

Madame, ou je me trompe, ou quoi que le Roi pense,

Son ordre n’aura rien dont Cléone s’offense,

Et ses désirs sans peine au devoir préparés...

STATIRA.

Le cruel ordre ! Ah, Dieux !

BARSINE.

Quoi, vous en soupirez !

STATIRA.

Oui, Barsine, et l’orgueil où le sang m’autorise

A beau de ce soupir condamner la surprise,

Il a beau m’opposer tout l’éclat de mon rang ;

La faiblesse du cœur en communique au sang,

Et quelque âpre fierté qu’exige un Diadème,

J’en perds le souvenir quand je perds ce que j’aime.

BARSINE.

Que me fait présumer ce sentiment jaloux ?

Codoman...

STATIRA.

Ah, Barsine !

BARSINE.

Et quoi, l’aimeriez-vous ?

STATIRA.

Hélas ! demandes-tu quel sentiment me touche

Quand mes yeux font pour toi l’office de ma bouche,

Et que de leurs regards l’infidèle langueur

T’abandonne à ce nom les secrets de mon cœur ?

Je sais que de mon rang la dignité suprême

Me devrait assurer l’empire de moi-même,

Et domptant d’un beau feu les charmes trop puissants,

Dégager ma raison du trouble de mes sens ;

Mais quoi que l’on oppose à de si douces flammes,

Les belles passions cherchent les belles âmes,

Et l’amour de ses droits n’est pas si peu jaloux

Qu’il prenne notre aveu pour triompher de nous.

D’une haute vertu l’éblouissante amorce

Lui fait faire d’abord un essai de sa force.

C’est par là qu’en nos cœurs sans soupçon introduit

D’un rare et plein mérite il y porte le bruit ;

L’image qu’on s’en forme, et pompeuse et brillante,

En arrache aussitôt une estime innocente,

Elle flatte, ou s’y plaît, elle émeut, ou consent ;

On croit qu’elle est toujours ce qu’elle est en naissant,

Et lorsque de l’amour que cette erreur déguise,

Par son inquiétude on conçoit la surprise,

Le cœur s’en est déjà si bien laissé charmer,

Qu’il n’est plus en état de refuser d’aimer.

BARSINE.

Je vous plains du malheur où je vous vois réduite ;

Mais vous pouvez, Madame, en prévenir la suite,

Et d’Amestris pour vous intéressant la foi,

Vous opposer par elle aux volontés du Roi.

Employez le pouvoir qu’elle a sur Mégabise.

STATIRA.

De ce choix plus que moi tu la verras surprise,

Et le coup que ma flamme a lieu de redouter,

Par son propre intérêt la doit inquiéter.

Elle aime Codoman.

BARSINE.

Vous le croyez, Madame ?

STATIRA.

Oui, Codoman sans doute a su charmer son âme.

Ne te souvient-il plus avec quelle chaleur

Elle m’a fait cent fois admirer sa valeur ;

Que voulant à sa gloire acquérir mon suffrage,

Elle s’étudiait à m’en tracer l’image,

Et semblait mendier par cet adroit détour

L’aveu du trop d’estime où l’engageait l’amour ?

C’est ce qui de mon cœur me cacha la faiblesse ;

Je ne crus qu’admirer, mais j’admirai sans cesse,

Et ce flatteur appas séduisant ma raison,

De mes sens révoltés couvrit la trahison.

Un je ne sais quel trouble où je me vis réduire

De leur rébellion voulut en vain m’instruire,

Mon orgueil aima mieux hasarder mon repos

Que de souffrir ailleurs l’hommage d’un Héros ;

Mais ce fier sentiment dont ma vertu murmure,

Pour surprendre mon cœur n’était qu’une imposture,

Et j’ai trop reconnu, m’en laissant enflammer,

Que qui veut être aimée a résolu d’aimer.

BARSINE.

L’hommage d’un Héros dont la gloire est Maîtresse,

Est digne de l’orgueil d’une grande Princesse,

Mais quoi qu’à Codoman le vôtre ait déféré,

En recevant ses vœux, qu’avez-vous espéré ?

STATIRA.

Ah, que de mon secret ton âme trop grossière

Pour juger d’un beau feu tire peu de lumière,

Si tu crois qu’un grand cœur qui s’en laisse saisir

Consulte en lui cédant l’espoir ou le désir !

Ce sont peut-être ailleurs des charmes légitimes ;

Mais l’amour chez les Grands suit bien d’autres maximes.

Comme à la vertu seule il rend un doux tribut,          

Aimer borne sa gloire, aimer est tout son but.

Sans rien chercher de plus il met son heur suprême

À tenir son objet renfermé dans soi-même,

Sans cesse il l’examine, il l’observe, il le sert,

Et ne connaît l’espoir qu’au moment qu’il le perd.

BARSINE.

D’une source bien pure un tel amour doit naître,

Et si pour Codoman... mais je le vois paraître.

STATIRA.

Faut-il que je l’accable ? ah rigoureux destin !

 

 

Scène V

 

STATIRA, DARIUS, BARSINE

 

DARIUS, sous le nom de Codoman.

De quel fâcheux présage est pour moi ce chagrin,

Madame ? Je ne sais ce que j’en dois attendre,

Mais je tremble à savoir ce qu’il cherche à m’apprendre,

Et d’un mortel effroi tous mes sens prévenus

Succombent à des maux qui leur sont inconnus.

STATIRA.

Ces maux ne sont pas tels qu’il vous les fait paraître ;

Si le Sort vous poursuit, vous en êtes le Maître,

Et quelque orage enfin qui semble se former,

Vous le dissiperez en cessant de m’aimer.

DARIUS.

Cessant de vous aimer ? moi, Madame ? ah, je doute

Si c’est vous qui parlez, ou moi qui vous écoute,

Et dans l’accablement qui confond ma raison,

Moi-même je me suis suspect de trahison.

À quoi que le Destin contre moi se prépare,

Quand pour en divertir l’ordre le plus barbare

Ce seul remède enfin se pourrait opposer,

Hélas ! serait-ce à vous à me le proposer ?

Non, ne me dites point que le Sort m’assassine ;

Mais dites, ta Princesse a juré ta ruine,

Et par un beau triomphe à la fin obtenu,

Son cœur se veut soustraire aux vœux d’un Inconnu.

STATIRA.

Si les ayant soufferts je m’en suis fait complice,

À la seule vertu j’ai cru rendre justice,

Et ce cœur dans son choix n’a point examiné

S’il en aimait l’éclat sur un front couronné.

Mais enfin aujourd’hui je ne puis plus sans crime

Lui rien souffrir pour vous au-delà de l’estime,

C’est pour Cléone seule...

DARIUS.

Ah ! que me dites-vous ?

STATIRA.

Que le Roi vous choisit pour être son Époux,

Et que se réservant lui-même à vous le dire,

Il la fait préparer à l’aveu qu’il désire.

DARIUS.

Ce coup surprend ma flamme, il le faut confesser.

STATIRA.

Ce choix en fait un crime, il n’y faut plus penser.

DARIUS.

Quoi, vous croyez déjà que mon cœur y consente ?

STATIRA.

Quoi, vous refuseriez cette gloire éclatante ?

DARIUS.

Quelque bonheur par là dont me flatte le Roi,

Hors vous, hors votre amour, il n’en est point pour moi.

STATIRA.

Si vous n’acceptiez pas l’honneur qu’il vous veut faire,

Pourriez-vous espérer de fléchir sa colère ?

DARIUS.

Non, mais par votre aveu, si je puis l’obtenir,

Pour rompre son dessein je le veux prévenir.

C’est l’unique remède aux maux qu’il nous prépare,

Il faut me déclarer avant qu’il se déclare,

Lui découvrir ma flamme, et presser sa bonté

D’en voir plutôt l’ardeur que la témérité.

STATIRA.

À quels nouveaux périls ce dessein vous engage !

Jaloux de ce qu’il est, il prend de tout ombrage,

Et contre ses soupçons rendant peu de combat,

La moindre ambition est un crime d’État.

Ainsi croyant qu’en moi vous cherchez sa Couronne,

Gardez qu’à ses transports son cœur ne s’abandonne,

Et que de ses refus l’invincible fierté

N’en porte la rigueur à trop d’indignité.

DARIUS.

Que contre mon audace il s’emporte, il s’enflamme,

Ce que j’ai fait pour lui saura toucher son âme,

Et s’il peut l’oublier, le rang où je me vois

M’a donné des Amis qui parleront pour moi.

STATIRA.

Connaissez mieux la Cour et tous ses artifices.

On vous flatte, on vous aime après vos grands services,

Mais au premier revers, quoi qu’on vous eût promis,

Si le Roi vous manquait, vous n’auriez plus d’Amis.

DARIUS.

Qu’ils m’abandonnent tous au milieu de l’orage,

J’aurai pour moi du moins ma gloire et mon courage,

Un si solide appui ne saurait m’abuser.

Mais pourquoi craindre tout quand je dois tout oser ?

Est-ce qu’un juste orgueil que le sang vous inspire

A peine à consentir où bonheur où j’aspire,

Et que de son éclat vos sentiments jaloux...

STATIRA.

Ah ! c’est peu mériter ce que j’ai fait pour vous,

Et ce doute outrageant que vous faîtes paraître

Désavoue en secret l’amour qui le fait naître.

Un cœur qui dans ses soins ne prend aucune part,

Sans s’émouvoir de rien, remet tout au hasard,

Et quoi qu’en juge ici votre injustice extrême,

Vous montrer que je crains, c’est vous dire que j’aime,

Et m’expose à regret à l’horreur d’un devoir,

Qui me défend l’amour s’il vous défend l’espoir.

DARIUS.

Quoi, le Roi s’obstinant à condamner ma flamme,

Princesse, vous voudrez me chasser de votre âme ?

STATIRA.

J’y ferai mes efforts.

DARIUS.

Le pourrez-vous, hélas !

STATIRA.

Va, c’est te dire trop que ne répondre pas.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

STATIRA, AMESTRIS, BARSINE

 

STATIRA.

C’est trop vous déguiser ; si cet hymen vous gêne,

Confessez qu’en secret l’amour fait votre peine,

Et que de ce qu’il perd le vif ressentiment

Vous fait blâmer un choix qui vous coûte un Amant.

AMESTRIS.

Lui, mon Amant, Madame ! ah, c’est un peu trop croire.

J’estime Codoman, et prends part à sa gloire,

Mais non pas jusqu’au point qu’on doive présumer

Que mon cœur soit jamais capable de l’aimer.

STATIRA.

Quoi, Princesse, un Héros si grand, si magnanime,

Ne mérite de vous qu’un sentiment d’estime,

Et la fierté du sang dont vous tenez le jour,

Croirait se faire outrage à souffrir son amour ?

Je pensais que l’éclat des dons de la Fortune

Ne pouvait éblouir qu’une âme trop commune,

Et que quand la vertu justifiait nos vœux,

L’espoir qui les flattait n’avait rien de honteux.

AMESTRIS.

Ce sont mes sentiments, et la mienne peut-être

Pour tout autre que lui les aurait fait paraître,

Mais quoi que sur mon cœur pût un charme si doux,

Je trouverais ma gloire à me vaincre pour vous.

STATIRA.

La pensée est obscure, et j’ai peine à l’entendre,

De grâce, expliquez-la.

AMESTRIS.

Voudrais-je m’en défendre

Lorsque mille vertus qu’admire notre Cour

Nous font voir Codoman digne de votre amour ?

Je sais qu’il vous adore, et si pour son audace

Ses grandes actions n’obtiennent point de grâce,

Comme à brûler pour vous j’osai l’autoriser,

C’est moi seule, c’est moi qu’il en faut accuser.

Oui, Madame, un soupir, malgré sa retenue,

Fit paraître à mes yeux âme toute nue,

Et versa dans mon sein tout le secret d’un feu

À qui de sa raison il refusait l’aveu.

Loin d’en blâmer l’ardeur dans une si grande âme,

Je prêtai quelque espoir à sa timide flamme,

Et lui peignant en vous un esprit généreux,

Je forçai son respect d’applaudir à ses vœux.

Ainsi de mon secours tirant un doux présage,

À vos pieds par mon ordre il en porta l’hommage,

Et l’ayant pu soumettre à de si chères lois,

Quoiqu’ordonne le Roi, je sais ce que je dois.

STATIRA.

Ah ! si vous l’aviez su, m’auriez-vous exposée

À rougir de connaître une victoire aisée,

Et de pouvoir si peu sur mon cœur abattu,

Qu’il n’ose au plein triomphe, enhardir ma vertu ?

Puisque vous m’y forcez, je l’avouerai, Princesse ;

Malgré moi, Codoman a surpris ma faiblesse,

Ou plutôt j’ai souffert que ce cœur indiscret

D’un feu qui lui plût trop me cachât le secret.

Au moins ce choix du Roi par sa rigueur extrême

M’apprend bien que j’aidais à me tromper moi-même,

Et qu’où l’amour se plaît d’établir son pouvoir,

De peur de s’en défendre, on n’en veut rien savoir.

AMESTRIS.

Laisser agir les Dieux dont l’ordre vous inspire ;

De nos cœurs à leur gré lui seul règle l’empire,

Et de nos passions les motifs différents

Sont autant de secrets dont ils se font garants.

Ainsi quoi qu’à vos feux le Roi mette d’obstacle

Puisqu’ils les ont fait naître, espérez un miracle,

Et que de leur secours vos désirs secondés

Obtiendront le succès que vous en attendez.

STATIRA.

Dans l’espoir que pour moi l’amitié vous ordonne,

Songez-vous que le Ciel me garde une Couronne,

Et qu’esclave d’un rang qui m’en acquiert les droits,

Je forme des désirs dont je n’ai point le choix ?

AMESTRIS.

Pour peu que ces désirs avec mes soins s’entendent,

Mon zèle vous répond de tout ce qu’ils prétendent,

Et j’espère qu’un jour la Perse avec plaisir

Couronnera le Roi que j’ose lui choisir.

Daignerez-vous, Madame, en accepter l’augure ?

STATIRA.

S’il me trompe, du moins j’en aime l’imposture,

Et Codoman peut tant... mais adieu, je le vois,

Vous apprendrez de lui les sentiments du Roi.

Pour moi, qu’en son destin trop d’ardeur intéresse,

Je fuis ce qui m’expose à montrer ma faiblesse.

 

 

Scène II

 

AMESTRIS, DARIUS

 

AMESTRIS.

Tu triomphes enfin, Codoman, et ton feu

D’une auguste Princesse a mérité l’aveu.

Si lorsque tu parais, sa retraite trop prompte

T’en ôte la douceur pour te cacher sa honte,

C’en doit être une au moins pleine d’appas pour toi

Qu’elle ait pu confier son secret à ma foi.

Après qu’à cet effort l’amour l’a su réduire,

Tu dois croire l’envie impuissante à te nuire,

Et qu’un succès plus prompt qu’on n’eût osé penser

Justifiera l’espoir où j’ai dû te forcer.

DARIUS.

Je l’ai pris en tremblant, mais soit heur, soit disgrâce,

Madame, il faut enfin en découvrir l’audace,

Et le fatal revers qui menace ma foi

Me contraint d’expliquer ma passion au Roi.

J’y consens, mais hélas ! puis-je sans vous déplaire

Fuir l’hymen de la Sœur quand vous aimez le Frère ?

Mégabise en ses vœux éprouve un sort bien doux,

Et je dois du respect à qui brûle pour vous.

AMESTRIS.

Si j’ai sur Mégabise accepté quelque empire,

J’ai cru ce qu’un beau zèle en ta faveur m’inspire,

Et voulu m’acquérir ce cœur ambitieux,

De peur qu’à la Princesse il n’élevât les yeux.

Ainsi ton intérêt sollicita mon âme

De me montrer sensible à l’aveu de sa flamme,

Et je songeai bien plus par cet engagement

À t’ôter un Rival qu’à choisir un Amant.

Cependant quand mon cœur par mille soins n’aspire

Qu’à te faciliter un chemin à l’Empire,

Et qu’un secret instinct me fait croire qu’en toi

La Perse après Ochus doit respecter son Roi,

D’un bruit qui me confond le surprenant murmure

En moi contre le sang révolte la Nature,

Et soit pour Darius, soit pour un Imposteur,

Partout également m’en fait craindre l’auteur.

Bien qu’à ce Darius la Couronne soit due,

Je tiens dans ses souhaits mon âme suspendue,

Quand semant de son nom le charme précieux

Je le vois contre Ochus presser les Factieux ;

Et si d’un Imposteur la coupable insolence

Attente sur un rang dont l’exclut la naissance,

C’est toujours mettre obstacle au glorieux projet

Qui te doit affranchir du titre de Sujet.

Vois par là si j’éprouve un destin bien contraire

Quand le vrai Darius s’arme contre mon Frère,

Ou qu’un Fourbe prenant ce grand nom pour appui,

Te dispute le droit de régner après lui.

DARIUS.

Ah ! pour tant de bontés je n’ai qu’une âme ingrate,

Si je crains devant vous que mon secret n’éclate,

Et balance un aveu qui vous doit arracher

Au scrupule inquiet où vous semblez pencher.

Cessez, cessez enfin de paraître alarmée

D’un nom qui fait juger une ligue formée,

Vous la craindrez bien peu si vous tirant d’abus

J’ose dans Codoman vous montrer Darius.

AMESTRIS.

Ô Dieux !

DARIUS.

Oui, vous voyez ce Prince déplorable

Qu’Ochus sur sa naissance au berceau tint coupable,

Et qu’eût perdu sans doute un ordre plein d’horreur

Si Tiribase eût craint de tromper sa fureur.

Il me sauva la vie, eut soin de mon enfance,

Et m’ayant éprouvé digne de ma naissance,

Ne me la déclara qu’après un fort serment

De ne rien découvrir de cet événement,

Et de ne souhaiter jamais le Diadème

Que par l’heureux accord que vous pressez vous-même.

AMESTRIS.

Je ne m’étonne plus de ces transports secrets

Qui m’ont fait jusqu’ici prendre vos intérêts.

De tout votre destin obscurément instruite,

La Nature agissait sur sa propre conduite,

Et pour vous rétablir dans votre premier rang

Pressait sans le savoir le suffrage du sang.

DARIUS.

Hélas ! si sur Ochus il n’a le même empire,

Mon espoir le plus doux par son refus expire,

Puisque enfin Darius offert à sa rigueur

Ne passera chez lui que pour un Imposteur.

Que me sert d’être né du sang de nos Monarques,

Si Tiribase est mort sans m’en laisser de marques,

Et m’expose aujourd’hui, si je me montre en Roi,

À la nécessité d’être cru sur ma foi ?

AMESTRIS.

Quoi ! pour justifier l’heur de votre naissance

Un billet de sa main n’est pas votre assurance ?

DARIUS.

En vain pour l’obtenir j’ai fait cent fois effort,

Il me le réservait à l’instant de sa mort,

Mais elle fut trop prompte, et l’Égypte asservie

M’y tenait arrêté quand il perdit la vie.

Jugez par cette absence où je me suis réduit.

AMESTRIS.

C’est ce qui vous oblige à semer ce grand bruit,

Afin que si le Peuple aux nouveautés propice

S’offre à contraindre Ochus de vous rendre justice,

Vous puissiez, sur l’appui qu’il voudra vous prêter,

Justifier un sort dont on pourrait douter ?

DARIUS.

Ah, Madame, ce bruit où mon nom se hasarde

N’attend point de succès dont l’effet me regarde,

Et quoi qu’à le défendre il semble m’engager,

J’en blâme le projet, et n’en sais que juger.

AMESTRIS.

S’il ne vient point de vous, qui l’aura donc fait naître ?

DARIUS.

Tiribase, obligé de me faire connaître,

Peut avoir, en mourant, à quelque Ami discret,

Du Fils de Darius confier le secret.

C’est sans doute par là que l’on sait qu’il respire,

Mais à quoi que pour moi tout ce tumulte aspire,

N’en prenez pour Ochus aucun sujet d’effroi ;

Je suis Amant, et Prince ; il est et Père et Roi.

Qu’il règne, j’y consens, et quoiqu’il en advienne,

Ma tête entre ses mains vous répond de la sienne,

Et que des Factieux désavouant l’effort,

Je le rendrai toujours arbitre de mon sort.

AMESTRIS.

Ces nobles sentiments me le font trop paraître ;

Ou Darius n’est plus, ou Codoman doit l’être.

Mais de peur que le Roi ne le vît à regret,

Lui découvrant vos feux, gardez votre secret,

Et si par son refus il faut qu’il se révèle,

Mégabise à mes soins saura joindre son zèle.

Il l’écoute, il le croit, et peut-être pour vous

Je puis seule au besoin désarmer son courroux.

Jusque-là cependant cachez à la Princesse

Ce qu’un scrupule exact rendrait suspect d’adresse,

Et surtout... mais adieu, je vois venir le Roi,

Parlez, et du succès reposez-vous sur moi.

 

 

Scène III

 

OCHUS, DARIUS, OROPASTE

 

OROPASTE.

Quoi, Seigneur, quand un Fourbe aspire à votre perte

Vous méprisez la paix par cet accord offerte,

Et croyez soutenir par d’assez grands efforts,

Le tumulte au-dedans, et la guerre au-dehors ?

OCHUS.

Si j’estime la paix, elle est pour moi sans charmes,

Quand je ne la dois point à l’effroi de mes armes,

Et Codoman peut-être aura peine à souffrir

La gloire qu’elle assure à qui me l’ose offrir.

Approche, Codoman, c’est de toi que j’espère

Contre nos Factieux un conseil salutaire.

Tandis qu’à la révolte ils semblent s’apprêter,

De nouveaux Ennemis s’offrent à redouter,

Et les Cadusiens battus en tant de guerres,

Ne laissent pas encor de menacer nos terres,

Si par mon alliance on offre à leurs souhaits

L’inviolable nœud d’une éternelle paix.

DARIUS.

Quoi ? vous pourriez, Seigneur, par un accord si lâche,

Souffrir à votre gloire une honteuse tache,

Et la Perse, aujourd’hui l’effroi des Nations,

Traiterait de la paix à des conditions ?

L’offre en est téméraire, et l’audace insolente,

Et pour leur en donner une preuve éclatante,

Autorisez mon bras à leur faire savoir

Que c’est à vous d’en faire, et non d’en recevoir.

OCHUS.

J’aime en toi cette ardeur, mais ce qui m’embarrasse

C’est d’un trouble intestin la secrète menace,

Et que nous divisant, nous n’en soyons moins forts

À résister ensemble et dedans et dehors.

DARIUS.

Que l’effort en soit joint, j’ai pour vous en défendre

Une vie à donner, et du sang à répandre,

Et peut-être, Seigneur, quoi qu’on ose tenter,

Pour jouir du triomphe, il faudra l’acheter.

OCHUS.

Assez d’occasions ont signalé ton zèle,

Mais en puis-je accepter cette preuve nouvelle,

Sans qu’au moins tes souhaits affranchissent un Roi

Du reproche honteux d’avoir peu fait pour toi ?

Force cette vertu dont l’austère maxime

Tient des prix les plus hauts le refus légitime.

Tes désirs par les miens se verront seconder,

Et pour obtenir tout, tu n’as qu’à demander.

DARIUS.

Si la vertu, Seigneur, à ce refus engage,

J’en connais encor mal le scrupuleux usage ;

Ce charme des grands cœurs agit peu sur le mien,

Et pour trop souhaiter je ne demande rien.

OCHUS.

D’un pareil sentiment l’injustice m’offense ;

Croire trop souhaiter, c’est borner ma puissance,

Ou douter que je veuille, après tes grands exploits,

M’acquitter en vrai Roi de ce que je te dois.

Parle, et puisqu’à ton choix ma faveur abandonne

Tout ce qu’à mon pouvoir a soumis la Couronne,

S’il est rang, dignité, biens, trésors...

DARIUS.

Oui, Seigneur,

Un précieux trésor ferait tout mon bonheur,

L’espoir seul qui m’en flatte a droit sur ma franchise ;

Et puisqu’à m’expliquer votre aveu m’autorise,

Le cœur de la Princesse est le prix glorieux

Où va de mes désirs le vol ambitieux.

OCHUS.

Quoi, ma Fille ?

DARIUS.

Je sais qu’une pareille audace,

À voir ce que je suis, est indigne de grâce ;

Mais quand vous m’y forcez, que dois-je appréhender

Des promesses d’un Roi qui veut tout m’accorder ?

Au moins à sa vertu, pour s’expliquer entière,

J’ai la gloire d’offrir une illustre matière,

Et crains moins de faillir à ne me point borner,

Qu’à lui demander moins qu’il ne me veut donner.

OCHUS.

Quand j’ai pressé pour vous ma bonté de paraître,

J’ai cru qu’en vos désirs vous sauriez vous connaître,

Et n’y souffririez pas un outrage à mon rang

Que tout autre que vous expierait de son sang.

DARIUS.

Seigneur, si la Princesse est un prix où sans crime

L’espoir ne peut porter un orgueil magnanime,

Vous n’avez rien d’ailleurs qui ne soit au-dessous

De ce qu’un zèle ardent m’a fait faire pour vous.

OCHUS.

Un peu de nom acquis rend votre audace extrême ;

Mais en vous emportant au-delà de vous-même,

Gardez qu’il ne me force à vous faire rentrer

Dans ce honteux néant dont j’ai su vous tirer.

DARIUS.

J’y rentrerai, Seigneur, c’est mon plus doux partage,

Et si de ce néant vous prenez avantage,

Au moins l’ai-je rendu si beau, si glorieux,

Qu’il vaut bien le brillant d’une suite d’Aïeux.

C’est pour laisser de nous une triste mémoire

Que de n’être fameux que de leur seule gloire,

Et prétendre aux grands noms sur un fragile appui,

Qu’en emprunter l’éclat de la vertu d’autrui.

Qu’on se trouve en naissant au trône, ou dans la boue,

Ce sont coups du hasard dont le Destin se joue,

Et jamais un grand cœur ne tire vanité

De ce qu’a fait pour lui son inégalité.

Quel que soit son mérite, il en fuit l’avantage,

S’il n’en est convaincu par son propre suffrage.

En vain à quelque orgueil son rang l’ose enhardir,

Il se juge au-dedans avant que s’applaudir,

S’il répond de sa gloire, en fait le prix soi-même,

Et quelque vaste éclat dont brille un Diadème,

Tout ce pompeux dehors n’a point assez d’appas

Pour lui faire estimer ce qu’il ne se doit pas.

Qui que je sois enfin, peut-être que né Prince

J’ai pour braver le Sort choisi cette Province,

Et viens y faire voir que sang appui du sang

La vertu peut de soi prétendre au plus haut rang.

Quel surcroît après tout de gloire et de puissance

Vous peut du plus grand Prince apporter l’alliance,

Et que prétendez-vous d’un Gendre couronné,

Que l’effort de ce bras ne vous ait pas donné ?

Si le bandeau Royal en doit ceindre la tête,

De trois Sceptres voisins j’ai fait votre conquête,

Sur cent peuples par moi vous régnez aujourd’hui,

Et j’ai gagné pour vous plus qu’il n’aura pour lui.

Quoique tente l’envie en sa plus forte rage,

L’Égypte, l’Arménie en rendront témoignage,

De mes nobles travaux ce sont les dignes fruits.

Voilà dans mon néant, Seigneur, ce que je suis.

OCHUS.

Ma bonté jusqu’au bout t’a voulu faire grâce

Souffrant de ton orgueil la criminelle audace,

Ne me reproche point que tu m’as couronné,

Je te rends plus ici que tu ne m’as donné,

Et puisque de ta mort elle n’est point suivie,

Insolent, souviens-toi que tu me dois la vie.

 

 

Scène IV

 

DARIUS

 

Ah ! puisqu’elle m’attire un outrage si bas,

Ta pitié m’est cruelle à ne me l’ôter pas.

Non, non, il n’est plus temps de cacher ta naissance ;

Achève de te perdre, ou brave sa puissance,

Malheureux Darius, et déclarant ton sort,

Mérite, ou la Princesse, ou l’arrêt de ta mort,

L’honneur te le commande, et l’amour t’y convie.

Insolent, souviens-toi que tu me dois la vie !

Ah ! cette indignité ne se saurait souffrir,

Éclatons ; il nous faut ou régner, ou périr.

Mais hélas ! où m’emporte une aveugle colère !

J’adore Statira, c’est son Roi, c’est son Père.

À quelles dures lois me faut-il obéir !

Je ne le puis aimer, et n’ose le haïr,

Et lorsque contre lui Darius s’intéresse,

Il trouve à son secours l’Amant de la Princesse.

Tu l’emportes, Amour, et mon cœur est d’accord

De m’offrir pour victime à qui cherche ma mort.

Allons sans rien tenter après un coup si rude

Convaincre cet ingrat de son ingratitude,

Et mettre en son pouvoir ce sang dont sa fierté

Avec tant de mépris traite l’obscurité.

Découvrons-en la source, en vain je la déguise ;

Mais j’en dois le secret d’abord à Mégabise ;

Et je veux opposer à mon sort rigoureux

Les fidèles conseils d’un Ami généreux.

 

 

Scène V

 

DARIUS, MÉGABISE

 

DARIUS.

Ah, mon cher Mégabise, est-il quelque disgrâce

Que ma triste infortune aujourd’hui ne surpasse ?

Avez-vous vu le Roi ? savez-vous mon ennui ?

MÉGABISE.

J’ai tout su d’Oropaste, il sortait d’avec lui,

Et je ne puis assez condamner sa colère.

Mais aimer la Princesse, et ne l’avoir pu taire ?

DARIUS.

J’ai failli, je l’avoue, et ce cœur outragé

Par ce qu’il souffre, hélas ! vous rend assez vengé,

Votre amitié sans doute eût secouru ma flamme ;

Mais aussi désormais je vous ouvre mon âme,

Et n’ai rien d’important dont je ne sois tout prêt

À vous abandonner le plus cher intérêt.

MÉGABISE.

Votre cœur peut en moi prendre toute assurance,

Et pour en mériter l’entière confiance,

Je veux la prévenir par le plus haut secret

Qui demanda jamais l’Ami le plus discret.

Que par des sentiments dont la fierté vous blesse

Ochus à votre amour refuse la Princesse,

Qu’a pour vous ce refus qui vous doive étonner,

Si Darius respire, et vous la peut donner ?

DARIUS.

D’un semblable discours que faut-il que je pense ?

MÉGABISE.

Qu’en vain pour Statira vous perdez l’espérance,

Et que pour vous promettre ou refuser sa foi,

Ochus n’est que son Père, et Darius son Roi.

DARIUS.

Quoi ? vous connaissez donc...

MÉGABISE.

Oui, je puis bien connaître

Sous quel Astre fatal son malheur le fit naître,

Si Tiribase, hélas !

DARIUS.

Vous m’en dites assez,

Je ne demande plus si vous le connaissez ;

Mais j’atteste les Dieux qu’à taire sa naissance...

MÉGABISE.

Non, non, je n’ai de vous aucune défiance,

Et vos serments en vain cherchent à m’assurer

D’un cœur à qui le mien aime à se déclarer.

Admirez seulement quelle rare conduite

A su de mon Tyran arrêter la poursuite,

Et par ma fausse mort l’abuser à tel point,

Qu’il croit ma vie un songe, et ne s’en émeut point.

DARIUS.

Quoi, que me dites-vous ?

MÉGABISE.

Ce que je dois vous dire,

Qu’Ochus jura ma mort pour s’assurer l’Empire,

Et qu’à me la donner Tiribase commis,

M’ayant sauvé le jour, me fit croire son Fils.

DARIUS.

Vous êtes Darius ?

MÉGABISE.

Oui, ce Darius même

Sur qui la tyrannie usurpe un Diadème.

Mais c’est trop voir régner un lâche au lieu de moi,

Il faut rendre aux Persans leur véritable Roi.

Sur le bruit de mon nom dont j’ai semé les charmes,

Déjà le Peuple ému semble courir aux armes ;

Entreprenons, régnons ; pour ce noble dessein

J’ai des Amis tout prêts à me donner la main,

Et si vous secondez une si juste audace,

Le Tyran dès demain me peut voir en sa place,

La ligue est bien formée, et d’une même voix

Tous ne veulent qu’en moi le vrai sang de leurs Rois.

Montrez-vous favorable à l’ardeur qui les presse.

C’est l’unique moyen d’acquérir la Princesse,

Sa foi de cet effort sera le digne prix.

Mais quel trouble subit agite vos esprits ?

Vous ne répondez point ?

DARIUS.

Que puis-je vous répondre,

Si tout ce que j’entends ne sert qu’à me confondre ?

MÉGABISE.

Il suffit, Codoman, j’en connais le sujet ;

Votre amour n’eût jamais qu’un Trône pour objet,

Et plus ambitieux qu’Amant de la Princesse,

Le nom de Darius vous étonne, vous blesse.

À vos prétentions son espoir est fatal ?

DARIUS.

Ah, qu’en juger ainsi c’est me connaître mal !

D’un sentiment si lâche en vain on me soupçonne,

Et lorsqu’à Darius on doit une Couronne,

J’ose sur moi des Dieux appeler le courroux

Si je n’ai pas pour lui la même ardeur que vous,

Si de son premier sort l’abaissement extrême

Ne m’intéresse pas à l’égal de lui-même,

Et si dans mes souhaits rien m’est plus précieux

Que de revoir ce Prince au rang de ses Aïeux.

Mais aimant Statira, j’irrite sa colère

À me joindre au parti qui s’attaque à son Père ;

Jugez par là du trouble où vous m’avez surpris.

MÉGABISE.

Et bien, déguisez-vous le dessein que j’ai pris,

Et sans qu’aucun des deux par vous se favorise,

Attendant le succès, ignorez l’entreprise.

C’est assez qu’un Ami ne soit pas contre moi.

DARIUS.

Non, non, à Darius je sais ce que je dois ;

Mais que de la Princesse il s’immole le Père...

MÉGABISE.

Je n’oublierai jamais que le mien fut son Frère,

Et le sang n’agit pas avec si peu d’effort,

Que reprenant mes droits je consente à sa mort.

DARIUS.

En vain à l’épargner sa chaleur vous convie ;

Vous ne serez pas seul le maître de sa vie,

Et de vos Conjurés l’impétueux courroux

En saura dans leur haine ordonner malgré vous.

Mais sans précipiter ainsi votre vengeance,

Laissez-moi d’Amestris consulter la prudence.

Au nom de Darius je la vois s’émouvoir,

Et sans vous découvrir j’en puis beaucoup savoir.

MÉGABISE.

Quel que soit pour mon nom le zèle qui l’enflamme,

Un secret est mal sûr dans les mains d’une Femme,

Voyez-la, mais enfin songez...

DARIUS.

Je suis discret.

Et l’on aura ma vie avant votre secret.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

OCHUS, OROPASTE

 

OCHUS.

Non, non, s’il m’a servi, si sa haute vaillance

A pu sur trois États étendre ma puissance,

L’ingrat s’abandonnant à l’espoir d’être Roi,

S’en destinait l’empire, et n’a fait que pour soi.

OROPASTE.

Seigneur, s’il m’est permis d’excuser son audace,

Elle n’a rien en soi qui ne mérite grâce,

Et comme sa vertu lui laisse peu d’égaux,

L’amour n’est pas un crime indigne d’un Héros.

Les plus grands cœurs cent fois s’en sont laissé surprendre.

Il a vu la Princesse, il n’a pu s’en défendre,

Et ce feu qu’a fait naître un mérite infini,

Par un plus doux refus pouvait être puni.

OCHUS.

Va, ne t’abuse point ; quoi qu’il montre de flamme,

N’en crois pas l’ardeur propre à bien remplir son âme,

Et que pour occuper des désirs si bouillants

Les transports de l’amour soient assez violents.

De son ambition la chaleur inquiète

Prend ce voile trompeur pour demeurer secrète ;

Le Trône est l’objet seul qui charme ses esprits,

Et pour en bien juger vois quel temps il a pris.

De ses vœux arrogants il m’explique l’audace

Quand le Cadusien d’un côté nous menace,

Et que d’un Imposteur le factieux éclat

Nous fait craindre de l’autre un funeste attentat.

Contre ce double orage il se tient nécessaire,

Et ce qu’on voit pour nous que son bras a su faire

Le porte insolemment à vouloir aujourd’hui

Abuser du besoin qu’on peut avoir de lui.

Qui prend cet avantage, et peut oser prétendre

Que la crainte me force à l’accepter pour Gendre,

Après cette union qui trahirait mon sang,

N’attendrait pas ma mort pour prétendre à mon rang.

Je viens d’y donner ordre, et la paix souhaitée

Par l’hymen de ma Sœur demeurant arrêtée,

Nous verrons, dans ce bruit qui menace mes jours

Si pour vaincre un Fantôme il nous faut son secours.

OROPASTE.

L’appui de Codoman le rendrait redoutable

Si d’une lâcheté son cœur était capable ;

Mais il a trop d’horreur pour de tels attentats,

Et sa haute vertu vous répond de son bras.

OCHUS.

Comme il peut des Mutins seconder l’entreprise.

On l’observe en secret de peur d’une surprise ;

Mais dans tous ses desseins pour mieux le prévenir

J’ai mandé la Princesse, et je la vois venir ;

Tu vas savoir le reste.

 

 

Scène II

 

OCHUS, STATIRA, BARSINE, OROPASTE

 

OCHUS.

Approche, Fille ingrate,

Enfin de ton grand cœur l’illustre effort éclate ;

Et l’honneur d’avoir mis un Héros dans tes fers

Va rehausser ta gloire aux yeux de l’Univers ?

Les tiens de Codoman ont mérité l’hommage ?

STATIRA.

S’ils ont pu l’enhardir à vous faire un outrage,

J’en punirai, Seigneur, les criminels appas

Qui savent vous déplaire en ne déplaisant pas.

Sur l’éclat d’un grand nom qui rend sa gloire chère,

Il s’est permis sans doute un espoir téméraire,

Mais mon respect pour vous tient mes vœux trop bornés,

Pour approuver jamais ce que vous condamnez.

OCHUS.

Si par une bassesse où l’amour te dispense

Tu n’eusses pas des siens avoué l’insolence,

Cet orgueil qui l’expose à toute ma rigueur

Serait encor un crime enfermé dans son cœur ;

Non qu’en te l’expliquant il ne t’ait abusée,

Je vois de quelle ardeur son âme est embrasée,

L’ingrat en veut au Trône, et n’aspire à ton choix

Que dans le doux espoir d’en acquérir les droits ;

Mais je sais les moyens d’arrêter tant d’audace.

STATIRA.

Seigneur, dans votre esprit ce soupçon trouve place !

Quand sa haute valeur lui rendait tout aisé,

Général de l’Armée, en a-t-il abusé ?

Dans l’Égypte où pour vous il traîna la victoire,

Son cœur de ses exploits ne voulut que la gloire,

Et si du Diadème il eût été jaloux,

N’eût-il pas fait pour lui ce qu’il y fit pour vous ?

OCHUS.

D’un Ennemi suspect cette indigne défense

De ma flamme avec lui marque l’intelligence.

Tu l’as reçue, ingrate, au mépris de cent Rois

Dont ton hymen laissait la Couronne à mon choix.

Tu te veux abaisser, j’y consens, mais n’espère

Ni grâce de ton Roi, ni bonté de ton Père.

Puisqu’il faut dans ton rang confondre un sort abject,

Il vaut mieux élever un fidèle Sujet.

Si quelqu’un dans ma Cour pouvait t’aimer sans crime,

L’espoir dans Mégabise était plus légitime,

Mais il s’en crut indigne, et pour s’être connu

Il obtiendra le prix qu’il n’eût pas obtenu.

Puisque jusqu’à se taire il a pu se contraindre,

De son ambition je n’aurai rien à craindre.

Obéis sans réplique, et songe dès demain,

Pour m’ôter tout scrupule, à lui donner la main.

STATIRA.

Ah, Seigneur, s’il est vrai...

OCHUS.

Redoute ma colère,

Je n’ai fait qu’abaisser l’orgueil d’un téméraire,

Et de ce qu’on lui doit le criminel abus

Pour sa punition n’a souffert qu’un refus ;

Mais demain à l’hymen si tu n’es toute prête,

Souviens-toi de son crime, et tremble pour sa tête.

 

 

Scène III

 

STATIRA, BARSINE

 

BARSINE.

Madame, le malheur qui détruit votre espoir...

STATIRA.

Hélas ! Barsine, hélas ! peux-tu le concevoir,

Si mon cœur que confond ce revers effroyable,

Ne s’ose examiner sur tout ce qui l’accable,

Et d’un Père indigné redoutant la fureur,

Pour sentir trop son mal, n’en connaît pas l’horreur ?

C’est donc peu que cédant à ma disgrâce extrême

Ce cœur, ce triste cœur, s’arrache à ce qu’il aime,

C’est peu de cet effort, si contraint d’obéir

Lui-même il ne se livre à ce qu’il doit haïr.

Ô rigueur de mon sort, dont l’injuste malice

Tire de mon devoir mon plus cruel supplice !

S’il me défend d’aimer par quelle dure loi

Faut-il que n’aimer pas soit un crime pour moi ?

 

 

Scène IV

 

DARIUS, STATIRA, BARSINE

 

DARIUS.

Madame, à quelque excès d’injustice et d’outrage

Que de mon fier destin ait pu monter la rage,

Pour en forcer l’injure, ou remplir le courroux,

Souffrez qu’un malheureux prenne conseil de vous.

Il ordonne ma mort, je pourrais l’en dédire ;

Mais ma foi de mon cœur vous a soumis l’empire,

Et je respecte trop toutes vos volontés,

Pour n’y consentir pas si vous y consentez.

STATIRA.

Ce pouvoir que sur toi ton respect m’abandonne,

Ne saurait empêcher ce que le Sort ordonne.

Oui, telle est sa rigueur, qu’avec le Roi d’accord.

Sans plus d’incertitude il a juré ta mort,

Et par un dur surcroît au mal qui me tourmente,

De peur d’y consentir il faut que j’y consente,

Si toutefois pour toi ma perte est un malheur

Qui te puisse obliger à mourir de douleur.

DARIUS.

Vous en doutez, Madame, et l’ardeur qui me presse

Vous a si mal encor expliqué sa tendresse !

Et bien, puisque ce doute occupe vos esprits,

Traitez un lâche Amant de haine et de mépris.

C’est tout ce qu’il mérite en sa disgrâce extrême,

S’il ne sait pas mourir quand il perd ce qu’il aime,

Et se faire raison, en renonçant au jour,

De ce qu’a fait le Sort d’outrage à son amour.

STATIRA.

J’ai pour toi trop d’estime, et quand ton espoir cesse,

Ma vertu me répond en vain de ma faiblesse.

Prête-moi ton exemple à la fortifier ;

Pour en venir à bout tu n’as qu’à m’oublier.

DARIUS.

Ah ! cessez un discours dont la suite m’accable.

Qui conseille l’oubli s’en doit croire capable,

Et qui le fait paraître, oblige à présumer,

Ou qu’il n’aima jamais, ou qu’il sait mal aimer.

Le véritable amour pour rien ne se relâche ;

Plus son malheur est grand, plus son objet l’attache,

Et s’il se voit réduit à cacher ses transports

Il le venge au-dedans des feintes du dehors.

Quoique j’aie à languir sous un revers indigne,

Laissez-moi l’endurer sans m’en souhaiter digne,

Et ne m’exposez point au déplaisir affreux

De voir que je déplaise à mourir malheureux.

Est-ce peu du destin dont la rigueur m’opprime ?

Pour la justifier dois-je commettre un crime,

Et par ce lâche oubli déshonorant ma foi,

Mériter ma disgrâce, et le mépris du Roi ?

Non, non, ma destinée est glorieuse et belle,

Je vis pour ma Princesse, et je mourrai pour elle,

Sans qu’aucun engagement aide au sort qui me perd

À me chasser d’un cœur où l’amour m’a souffert.

STATIRA.

Quoi ! tu serais jaloux qu’une triste victoire

Me permît d’immoler cet amour à ma gloire,

Et dérobât mon âme à ces troubles puissants

Qu’oppose à la raison la révolte des sens ?

Hélas ! juge des maux que le Ciel me prépare.

Cet effort serait grand, et si tu veux, barbare,

Mais un plus rude encor vient de m’être prescrit,

Sous qui ma vertu tremble, et mon devoir frémit.

DARIUS.

Quoi, plus que m’oublier ?

STATIRA.

Plus que m’arracher l’âme,

Puisque de Mégabise il me doit rendre Femme.

DARIUS.

Vous ? ma Princesse, vous ?

STATIRA.

Il n’est rien plus certain.

DARIUS.

Quoi, le Roi...

STATIRA.

Me condamne à lui donner la main.

DARIUS.

Et vous obéirez ?

STATIRA.

J’obéirai sans doute

Quelques rudes tourments que cet effort me coûte,

Puisqu’aux cœurs les mieux nés l’amour sert de bourreau,

Quand il faut l’étouffer pour aimer de nouveau.

DARIUS.

Je le vois bien, Madame ; un peu de violence

Qu’il faut faire à vos vœux pour cette obéissance,

Et deux ou trois soupirs échappés malgré vous

Vengeront Codoman du bonheur d’un Époux.

Que la constance est rare, et le pouvoir extrême,

Qui vous laisse si bien disposer de vous-même,

Que toujours au devoir prête à vous conformer,

Vous acheviez sur l’heure, et commenciez d’aimer !

Pour moi, qui sans qu’ailleurs mon triste sort m’engage,

N’aurais qu’à n’aimer plus pour en braver l’outrage,

Ce remède à mon cœur offre tant à souffrir

Qu’avant que l’essayer je consens à mourir.

Heureux, dans un malheur qui n’en souffre point d’autres,

Si mon dernier soupir rencontrait un des vôtres,

Et forçait ma Princesse en ce fatal moment

A moins aimer l’Époux, pour mieux plaindre l’Amant.

STATIRA.

Cruel, pourquoi prêter un cœur qui se veut taire ?

J’ai dit ce que je dois, non ce que je puis faire.

Et quoi que ton erreur te laisse présumer,

Obéir malgré moi n’est pas cesser d’aimer.

Ce cœur, hélas ! Ce cœur te l’avoue à sa honte ;

Il voit toujours en toi le charme qui le dompte,

Et se peint Mégabise avec tous les défauts

Qui m’en rendent l’hymen le plus affreux des maux.

N’espère pas pourtant que quand ce choix m’étonne,

J’oppose aucun refus à l’ordre qu’on m’en donne ;

Mais je me flatte au moins, s’il me faut obéir,

Que forcée à t’aimer, contrainte à le haïr,

Ce criminel désordre et d’amour et de haine

Dont je sens que déjà l’injustice m’entraîne,

Ce déplaisir secret qu’avec tout son pouvoir

L’hymen ne rende pas mon cœur à mon devoir.         

Ces indignes retours vers ma première flamme,

D’un si cruel reproche accableront mon âme,

Que par un prompt trépas ils expieront en moi

Le crime de manquer à ce que je me dois.

Est-ce assez te venger de mon obéissance ?

DARIUS.

Ah ! puisqu’il est ainsi, je reprends l’espérance,

Et pour vous affranchir d’un hymen odieux

J’ai trouvé, ma Princesse, un moyen glorieux,

Un moyen qui d’un choix que le Roi favorise

Pourra rendre l’effet douteux à Mégabise.

Non que de ses secrets on me voie abuser,

Mais j’ai les miens à part dont je puis disposer.

STATIRA.

Le voici qui s’avance. Adieu, je me retire ;

Tu m’aimes, on le sait, je n’ai rien à te dire.

Presse, agis, persuade, et surtout souviens-toi

Qu’on demande mon cœur, et qu’il n’est plus à moi.

 

 

Scène V

 

DARIUS, MÉGABISE, BAGOAS

 

MÉGABISE.

La princesse me fuit, et mon abord la chasse.

Mais, mon cher Codoman, savez-vous ma disgrâce,

Et que dans le soupçon que le Roi prend de vous

Son ordre dès demain m’en fait être l’Époux ?

Jugez ce que je souffre à trahir votre flamme.

DARIUS.

L’intérêt d’un Ami partage trop votre âme.

Enfin de cet hymen votre cœur est d’accord ?

MÉGABISE.

Le peut-il sans se faire un violent effort ?

Mais pour en détourner la fatale surprise,

Il faudrait dès ce soir hasarder l’entreprise,

Et songeant en tumulte à la précipiter,

S’exposer au péril de voir tout avorter.

D’ailleurs, quand le succès nous serait favorable,

Ne rend-t-il pas d’Ochus la perte inévitable ?

Votre pressentiment fait naître ici le mien,

Dans ces confusions on ne distingue rien,

Vous me l’avez fait craindre ; et qu’attendrait la Perse

Du Fils de Darius, du Neveu d’Artaxerse,

Si par la mort d’un Roi que vous fîtes si grand

J’achetais lâchement un Trône qu’il me rend ?

Puisqu’il s’offre un moyen si doux, si légitime,

D’y monter aujourd’hui sans qu’il m’en coûte un crime,

Mon cœur à cet appas ne se peut refuser,

Mais votre seul aveu l’y doit autoriser.

C’est par votre vertu qu’aveuglément j’embrasse,

Que je cherche à régler ce qu’il faut que je fasse.

Si vous la consultez, elle vous offre jour

À voir le peu d’espoir qui reste à votre amour,

À voir qu’y renonçant en faveur de la gloire,

Vous obtenez sur vous la plus belle victoire,

Et rendez, à dompter des charmes si pressants,

Le Trône à Darius, et le calme aux Persans.

DARIUS.

C’est trop, et mon amour avec vous s’intéresse

Quand Darius au Trône appelle la Princesse.

Pour cet illustre hymen qui lui donne ce droit

Peut-être mon aveu peut plus que l’on ne croit ;

Mais quoi qu’il faille alors que Codoman expire,

En vous le promettant à peine il en soupire,

Sa flamme à Darius fait gloire de céder.

MÉGABISE.

Jamais à la vertu sut-on plus accorder ?

Certes pour cet effort, quoi que le Ciel ordonne,

Il vous doit plus qu’un Sceptre, et plus qu’une Couronne.

Pour moi, qui de vous seul croirai tenir le rang

Où m’élevait d’abord l’avantage du sang,

Si je vous en fais partager la puissance...

DARIUS.

Non, non, j’ai su toujours servir sans récompense ;

Mais vous puis-je expliquer un scrupule jaloux

Qu’un mouvement confus m’inspire contre vous ?

Il est bas, et peut-être il choque assez ma gloire

Pour pouvoir affaiblir l’éclat de ma victoire ;

Mais quoi que ma vertu lui veuille résister,

Il force malgré moi mon amour à douter.

Montrez-moi Darius que pressé de surprise

Il refuse en secret de voir dans Mégabise ;

Tirez-le d’une erreur dont il cherche l’appas.

MÉGABISE.

Quoi, quand je vous le dis, vous ne m’en croyez pas ?

DARIUS.

J’ai tort, je le confesse, et je m’en tiens coupable ;

Mais quand l’amour perd tout, il n’est pas raisonnable.

MÉGABISE.

Vos sentiments pour moi sont assez inégaux.

DARIUS.

Aucun autre jamais n’en montra de plus hauts.

MÉGABISE.

Cent Amis qu’en mon sort un vrai zèle intéresse,

Ne m’ont point comme vous soupçonné de bassesse ;

Sans autre témoignage ils m’ont cru sur ma foi.

DARIUS.

Ils seraient scrupuleux s’ils perdaient comme moi.

MÉGABISE.

Mais tantôt votre amour s’est montré plus crédule.

Me croyant Darius, vous étiez sans scrupule ?

DARIUS.

C’est que ce Darius n’aspirant qu’à régner,

Je ne voyais alors qu’un Trône à dédaigner.

Mais ici qu’il s’agit de m’ôter la Princesse,

Le seul objet pour qui mon cœur s’intéresse,

Puisque de votre rang j’ose me défier,

Il n’y faut point prétendre, ou le justifier.

MÉGABISE.

Je le pourrais sans peine, et suspect d’imposture

Il me serait aisé d’en convaincre l’injure ;

Mais après un soupçon que ma vertu confond,

Ne vous éclaircir pas, c’est en venger l’affront.

DARIUS.

Un Trône ébranle bien la vertu la plus forte.

MÉGABISE.

Vous pouvez me connaître, et parler de la sorte ?

DARIUS.

Oui, mon cœur en effet croit vous connaître assez,

Mais j’ai lieu de douter si vous me connaissez.

MÉGABISE.

Ah ! ce peu de respect en qui sait ma naissance...

DARIUS.

Ne vous emportez point à tant de violence,

Et pour la modérer, voyez, voyez en moi

L’Héritier d’un Empire, et le Fils d’un grand Roi.

Par divers intérêts j’en cache ici la gloire ;

Puisque je vous le dis, c’est à vous de m’en croire

Ou balancer du moins qui par plus de vertu

Pourrait mieux de nous deux mériter d’être cru.

MÉGABISE.

Je ne m’étonne point que le Roi sans colère

N’ait pu souffrir en vous un orgueil téméraire.

Vous le portez si haut, qu’il doit n’avoir pour prix

Qu’un pareil traitement, ou le dernier mépris.

Pour moi, qui n’ai pas droit d’en ordonner la peine,

Je veux bien applaudir à cette humeur hautaine.

J’y consens, demeurez sur votre seule foi

L’Héritier d’un Empire, et le Fils d’un grand Roi.

Ces hauts titres jamais n’auront rien qui me blesse ;

Mais cependant demain j’épouse la Princesse,

Et nous verrons alors quel sort sera plus doux

Du Fils d’un grand Monarque, ou bien de son Époux.

DARIUS.

Vous vous flattez trop tôt d’une douceur semblable.

MÉGABISE.

Déclarant mon secret vous me rendrez coupable ?

DARIUS.

Non, non, votre secret est sûr entre mes mains,

Et j’ai dans mon malheur de plus nobles desseins.

Apprenez seulement que l’ardeur qui m’embrase

Ne reconnaît en vous qu’un Fils de Tiribase,

Et que ce grand hymen qui vous doit élever

Sans tout mon sang versé ne se peut achever.

Adieu.

 

 

Scène VI

 

MÉGABISE, BAGOAS

 

BAGOAS.

Vous le voyez, Seigneur, quelle imprudence

Vous a fait ouvrir l’âme à trop de confiance.

Maître de vos secrets, il va tout publier.

MÉGABISE.

Tu croirais jusque-là qu’il se pût oublier ?

Malgré son désespoir il aime trop la gloire.

D’ailleurs, que dirait-il, que le Roi voulût croire ?

Comme il ne sait le nom d’aucun des Conjurés,

Ses projets contre moi seraient mal assurés,

Je puis tout démentir ; me pourra-t-il confondre ?

BAGOAS.

Mais de ces Conjurés qui saura vous répondre ?

Surtout craignez Mitrane ; il voit qu’à regret

L’hymen de la Princesse, et murmure en secret.

Tout à l’heure avec moi son âme s’est ouverte,

Comme le Roi le hait, il en voulait la perte,

Et ne s’est déclaré pour vous si hautement

Que dans l’indigne espoir d’un plein renversement.

MÉGABISE.

Si pour m’oser trahir il a l’âme assez basse,

Cent illustres Amis soutiendront mon audace,

Et mon cœur du péril vainement combattu

Prenant le nom du Prince, en prendra la vertu.

Avecque tant d’éclat je la ferai paraître,

Que je démentirai le sang qui me fit naître.

Le Peuple sur ce nom déjà s’ose assembler,

Et le Roi dans ma perte aura lieu de trembler.

Mais je vois Amestris. L’importune surprise !

 

 

Scène VII

 

AMESTRIS, MÉGABISE, BAGOAS

 

AMESTRIS.

Et bien, le Ciel enfin couronne Mégabise ?

Il soumet à ses vœux le destin le plus doux ?

MÉGABISE.

Il ferait trop pour moi, s’il faisait moins pour vous ;

Et puis-je à ses décrets montrer un cœur rebelle

Quand la paix résolue au Trône vous appelle,

Et que l’ordre absolu qu’il en a su donner

Ne me prive de vous que pour vous couronner ?

AMESTRIS.

Ne prends point ce détour à cacher ta faiblesse,

Et si d’un feu tout pur la noble ardeur te presse,

Ne regarde que moi sans te considérer.

Je te préfère au Trône, ose m’y préférer.

MÉGABISE.

Souffrir que mon amour vous coûte un Diadème ?

AMESTRIS.

J’y renonce pour toi, renonces-y de même.

MÉGABISE.

Mon cœur serait injuste, et de votre heur jaloux,

Sans se considérer, il ne doit voir que vous.

AMESTRIS.

Dis que ta lâcheté par une feinte flamme

Cachait l’ambition qui dévore ton âme.

Aussi t’abuses-tu si tu crois que ta foi

Me força d’abaisser mes désirs jusqu’à toi ;

Je t’en voyais indigne, et n’ai feint de descendre,

Que pour d’autres desseins que tu pourras apprendre.

MÉGABISE.

Puisqu’un motif secret vous fit trop abaisser,

Vous êtes en état de vous en dispenser ;

Mais au moins par l’hymen d’une grande Princesse,

Le Ciel prend quelque soin de purger ma bassesse.

AMESTRIS.

Tu le tiens déjà sûr, et ton avidité

Te place dans ce Trône où tu te crois monté ?

Je suivrai tes conseils, et prendrai la Couronne

Qu’un Traité favorable aujourd’hui m’abandonne ;

Mais si des malheureux le Ciel est le soutien,

Ayant tout espéré, crains de n’obtenir rien.

MÉGABISE.

La parole des Rois est trop inviolable.

AMESTRIS.

Je le sais, mais enfin le Ciel est équitable.

MÉGABISE.

Est-ce que cet hymen en combat l’équité ?

AMESTRIS.

Le succès t’apprendra si tu t’es trop flatté ;

À ta confusion Darius peut paraître.

Sais-tu qu’il est vivant ? Sais-tu qu’il est ton Maître ?

MÉGABISE.

Il doit l’être s’il vit, mais dans un bruit si doux

En êtes-vous certaine, et le connaissez-vous ?

AMESTRIS.

Non, mais je vais agir avecque tant d’adresse,

Que pour rompre un hymen qui t’acquiert la Princesse,

L’ayant su découvrir, il faudra peu d’effort

À rejeter sur lui la gloire de ton sort.

MÉGABISE.

Mais son dessein connu rend sa perte certaine.

AMESTRIS.

Je puis tout sur le Roi, ne t’en mets point en peine.

Mais quand de mes conseils il ferait peu d’état,

Le Peuple pour son nom a déjà fait éclat,

Et ne souffrirait pas qu’un choix illégitime,

Pour plaire à ton orgueil, t’en fît une victime.

MÉGABISE.

Gardez ces sentiments, j’en suis si peu jaloux,

Que mon cœur sur ce point fait mêmes vœux que vous.

Je n’ai rien à prétendre où Darius aspire.

AMESTRIS.

Tu penses me braver, et doutes qu’il respire ?

MÉGABISE.

Ce zèle aura pour moi toujours mêmes appas.

AMESTRIS.

Nous te verrons agir quand tu le connaîtras.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

STATIRA, MÉGABISE, BARSINE

 

STATIRA.

Que me dit ton silence après cette prière ?

Ta vertu tremble-t-elle à se montrer entière,

Et doutes-tu d’agir lorsque pressant ta foi,

Je t’offre les moyens d’être digne de moi ?

Je sais qu’ils sont fâcheux, que ce que je demande

Veut du cœur le plus grand l’épreuve la plus grande,

Et qu’au prix que la gloire au tien en doit coûter

Peu l’aimeraient assez pour oser l’acheter ;

Mais plus l’effort est rare où mon malheur t’excite,

Plus je montre sur moi ce qu’a pu ton mérite,

Et que de ton appui, dans mon espoir flottant,

Si je t’estimais moins, je n’attendrais pas tant.

Vois le Roi, parle-lui, romps ce triste Hyménée

Où par sa cruauté je me vois condamnée.

Renonce en ma faveur à ces charmes flatteurs,

Qui du Trône à tes sens étalent les douceurs,

Et si pour tant de biens dont tu perds l’espérance

L’éclat d’un beau triomphe est peu de récompense,

Songe que c’est beaucoup que par un tel secours

Je te veuille devoir le repos de mes jours.

MÉGABISE.

C’est beaucoup, je l’avoue, et la gloire est extrême

De consentir pour vous à s’immoler soi-même,

Mais sur tant de vertu, pardonnez si je dis

Que j’en laisse l’usage à des cœurs plus hardis.

Plus je m’arrête à voir ce qu’elle en ose attendre,

Plus le mien s’effarouche à vouloir y prétendre,

Et me fait murmurer d’être trop estimé,

S’il faut que je renonce à l’espoir d’être aimé.

Que me sert en effet une estime si haute,

Si mon amour aspire à tout ce qu’elle m’ôte,

Et si pour la remplir ses mouvements jaloux

Se font sacrifier ce qu’il voit de plus doux ?

STATIRA.

Plût au Ciel que l’amour dont tu me peins la flamme,

Seul contre ta vertu fît révolter ton âme,

Sans qu’à l’ambition ton cœur assujetti

Par l’intérêt d’un Trône en soutint le parti.

Alors cette vertu sur tes sens souveraine

De leur rébellion triompherait sans peine,

Et saurait les réduire à voir qu’en ses souhaits

Le vrai, le pur amour, ne s’emporte jamais,

Que c’est un fier vainqueur, qui jaloux de sa gloire

Aspire à mériter le prix de sa victoire,

Et du plus doux empire estime peu l’espoir,

S’il doit tenir d’ailleurs ce qu’il veut se devoir.

Alors tu concevrais, que si ton cœur sensible

Apporte à mon bonheur un obstacle invincible,

Ces mouvements secrets qui s’opposent au tien,

Ne sont pas plus aisés à vaincre dans le mien,

Et sans examiner, si quoi que je t’estime

Mon aversion seule est ce qui les anime,

Tu te ressouviendrais qu’avant l’ordre du Roi

La beauté d’Amestris eut des charmes pour toi.

MÉGABISE.

Et bien, je suis haï, mais plût au Ciel, Madame,

Que votre seule haine inquiétât ma flamme,

Sans que les nœuds secrets d’une autre passion

Pussent rien ajouter à cette aversion.

Alors votre vertu de vos désirs maîtresse

Verrait dans cette haine une ombre de faiblesse,

Et qu’un grand cœur jamais n’en suit le mouvement,

Quand un principe aveugle en est le fondement.

Alors vous concevriez qu’un assidu service

Devant avec le temps en forcer l’injustice,

Il n’est pas impossible à qui peut m’estimer

De se pouvoir enfin résoudre de m’aimer ;

Et si de mes défauts l’exacte connaissance

Ne vous pouvait souffrir de m’en voir l’espérance,

Vous oublieriez du moins que par des vœux trop doux

L’orgueil de Codoman s’élève jusqu’à vous.

STATIRA.

Quoi, tu crains Codoman, et tu sais sa disgrâce ?

MÉGABISE.

Je crains dans votre cœur l’Ennemi qui m’en chasse,

Et vois trop qu’il n’exige un refus si fatal,

Que pour se conserver à cet heureux Rival.

STATIRA.

Je plains dans son malheur le revers qui l’opprime,

Et quand je te demande un effort magnanime,

Je ne te dirai point qui presse mon ennui,

Si c’est haine pour toi, si c’est amour pour lui ;

Mais soit l’une, soit l’autre, aurai-je moins de peine

À chasser cet amour qu’à vaincre cette haine,

Et m’arrachant un cœur qui doit suivre ma foi,

Pourras-tu t’assurer que ce cœur soit à toi ?

Tâche à te contenter d’avoir droit d’y prétendre,

Mérites-en le don refusant de le prendre.

Je te l’ai déjà dit, renoncer à ma foi

C’est te mettre en état d’être digne de moi.

Donne à mes tristes vœux ce noble sacrifice,

Convaincs-moi d’être injuste en leur rendant justice,

Et fais que ma vertu qui cherche à t’estimer,

Me force à me haïr de ne pouvoir t’aimer.

MÉGABISE.

Et l’ardeur de mon zèle, et mon amour extrême

Peuvent seuls obtenir que ma Princesse m’aime,

Et comme enfin ce bien dont j’ose me flatter

Est un prix glorieux qu’on ne peut mériter,

J’attendrai de mes soins et d’un respect insigne

Tout ce qui peut un jour m’en rendre moins indigne ;

Mais que jusqu’au refus je puisse me trahir,

Le Roi parle, Madame, et je dois obéir.

STATIRA.

Au moins obtiens un temps de cette amour extrême

Où j’apprenne à t’aimer puisqu’il faut que je t’aime,

Que mon cœur à l’hymen se puisse préparer ;

Si tu n’oses le rompre, ose le différer.

MÉGABISE.

Madame, vous savez que c’est cette journée

Dont hier le Roi fit choix pour ce grand hyménée.

Il va se rendre au Temple, et m’envoyait vers vous...

STATIRA.

Enfin ton intérêt est d’être mon Époux,

Et pourvu que ma main t’assure une Couronne,

Tu vois peu si mon cœur se refuse ou se donne ?

Mais du moins crains le Peuple, il murmure, il se plaint

De voir pour sa Princesse un choix qui la contraint,

Un choix qui détruisant l’union qu’il souhaite

L’arrache à Darius pour la laisser Sujette.

Comme on croit qu’il respire, il ne peut endurer

Qu’à ma main dans ce doute un autre ose aspirer.

Crains d’exposer le Roi, s’il s’émeut, s’il s’emporte.

MÉGABISE.

J’aime en lui pour ce nom une chaleur si forte,

Mais n’appréhendez point, ayant reçu ma foi,

Qu’on voie un Darius se déclarer pour Roi.

Quoi qu’on fasse pour vous la Couronne est certaine.

STATIRA.

Et bien, barbare, achève au péril de ma haine,

Prends cette triste main, prends et jouis d’un sort

Dont la nécessité me condamne à la mort ;

Mais si le Ciel est juste, il nous doit un exemple

Qui fasse voir...

MÉGABISE.

Madame, on nous attend au Temple,

Voici l’ordre du Roi.

STATIRA.

Dieux, puis-je y consentir ?

 

 

Scène II

 

STATIRA, MÉGABISE, OROPASTE, BARSINE, SUITE D’OROPASTE

 

MÉGABISE.

Tout est-il prêt enfin ? venez-vous m’avertir ?

OROPASTE.

Seigneur, l’ordre est changé.

MÉGABISE.

Changé ?

OROPASTE.

Je vous étonne,

Mais je dois obéir à celui qu’on me donne,

Et pour servir du Roi l’impatient courroux,

Demander votre épée et répondre de vous.

MÉGABISE.

Mon épée ?

OROPASTE.

Oui, Seigneur, rendez.

MÉGABISE.

Que je la rende ?

OROPASTE.

Enfin c’est de sa part que je vous la demande.

MÉGABISE.

Au moins auparavant que je sache sur quoi...

OROPASTE.

La résistance est vaine où j’ai l’ordre du Roi.

MÉGABISE.

Prenez, il faut céder.

STATIRA.

Tu le vois, Mégabise,

Tu vois qu’à ton défaut le Ciel me favorise.

Va, loin de me venger de tes cruels refus,

Ta vie est en péril, je ne m’en souviens plus

 

 

Scène III

 

MÉGABISE, OROPASTE

 

MÉGABISE.

Ô Rigueur d’un destin à nulle autre semblable !

On m’élève si haut pour me rendre coupable.

Mais si je puis encor espérer des Amis,

De grâce, expliquez-moi quel crime j’ai commis.

Votre ordre porte-t-il de ne m’en rien apprendre ?

OROPASTE.

Seigneur, confusément si je l’ai su comprendre,

Le Roi de Darius vous croit être l’appui.

MÉGABISE.

Achevez, Codoman est sans doute avec lui ?

OROPASTE.

Non, Seigneur, au contraire, il semble en être en peine ;

Mais avant qu’il songeât à l’ordre qui m’amène,

Itapherne et Mitrane ont paru fort longtemps

L’entretenir tout bas de secrets importants ;

Une égale chaleur animait l’un et l’autre,

Au nom de Darius ils ont mêlé le vôtre,

Et c’est par où je crois, Seigneur, que leur rapport

Vous a rendu suspect d’en appuyer le sort.

MÉGABISE.

Ce sort expose un sang dont la source est si pure

Que de la perfidie il bravera l’injure.

Que le courroux du Roi s’apprête à m’accabler,

Itapherne et Mitrane ont lieu seuls de trembler,

Ces lâches dont la foi se croit faire connaître

Lorsqu’ils l’osent noircir en trahissant leur Maître.

Qu’ils le livrent ce sang autrefois précieux,

Pour m’en faire justice il est là-haut des Dieux...

 

 

Scène IV

 

AMESTRIS, MÉGABISE, OROPASTE

 

AMESTRIS.

Le croirai-je, Oropaste, et dois-je enfin me rendre,

À ce qu’un bruit confus m’a voulu faire entendre,

Que Darius au Roi vient d’être découvert ?

MÉGABISE.

Vous le vouliez, Madame, et le Ciel l’a souffert.

On sait quel est ce Prince, êtes-vous satisfaite ?

AMESTRIS.

Je vous plains du malheur où ce revers vous jette,

Ce coup de Codoman fait le dernier espoir.

MÉGABISE.

Le sang peut tout, Madame, il fera son devoir.

AMESTRIS.

Si le Roi lui résiste, il y va de ma gloire

De l’adoucir au point qu’il se force à le croire.

Au sort de Darius c’est le moins que je dois.

MÉGABISE.

J’avais de moins d’ardeur soupçonné votre foi,

Et doutais que pour lui ce zèle osât paraître,

Quand son mauvais destin vous l’aurait fait connaître.

Il est coupable enfin ayant droit de régner.

AMESTRIS.

C’est le Fils de mon Frère, il le faut épargner.

MÉGABISE.

Comme l’esprit d’Ochus est plein de violence,

C’est hasarder beaucoup qu’en prendre la défense.

AMESTRIS.

Ce serait démentir la gloire de mon rang

Que montrer un cœur lâche à défendre mon sang.

MÉGABISE.

Vous êtes généreuse, et ma joie est extrême

Que son sort éclairci vous laisse encor la même,

Et que pour lui toujours daignant vous expliquer...

AMESTRIS.

Je vous l’avais promis, y pourrais-je manquer ?

MÉGABISE.

Et vous voyez aussi que j’eus droit de vous dire

Que cessant de prétendre où Darius aspire,

Mon cœur de son destin était si peu jaloux,

Qu’il y prenait du moins même intérêt que vous.

AMESTRIS.

Dans ces hauts sentiments dont vous suivez la gloire,

Vous l’aimiez en effet plus que je n’osais croire.

MÉGABISE.

Il serait malaisé que ce cœur aujourd’hui

Avec moins de chaleur se déclarât pour lui.

AMESTRIS.

Puisqu’à me seconder votre âme est disposée,

Je forme en sa faveur une entreprise aisée,

Et comme dans un sort trop longtemps obscurci

Codoman m’a montré... mais le Roi vient ici.

 

 

Scène V

 

OCHUS, AMESTRIS, MÉGABISE, OROPASTE

 

OCHUS.

Avez-vous su, ma Sœur, l’attentat d’un rebelle ?

AMESTRIS.

Darius est connu, j’en apprends la nouvelle.

Mais si jamais, Seigneur, mon zèle a mérité...

OCHUS.

Gardez pour cet ingrat d’implorer ma bonté,

Engager mes Sujets à le vouloir pour Maître !

Les liguer ! les séduire ! il en mourra, le traître.

AMESTRIS.

Seigneur, si l’apparence est seule à consulter,

Darius est coupable, on n’en saurait douter,

D’un Peuple soulevé son nom a fait le crime ;

Mais avant que noircir un cœur si magnanime,

Songez pour vous cent fois de quelle ardeur pressé...

OCHUS.

Par son lâche projet il a tout effacé.

AMESTRIS.

C’est votre sang, Seigneur, forcez-vous à l’entendre.

OCHUS.

Moi connaître mon sang en qui le veut répandre ?

Non, non, votre pitié ne peut rien obtenir ;

Qui conspirait ma perte, a dû me prévenir.

AMESTRIS.

Ah, Seigneur, pourriez-vous envier à la Perse

Les restes précieux du beau sang d’Artaxerse,

L’objet de son amour, l’héritier de ses Rois ?

Pour vous le demander elle emprunte ma voix,

C’est par moi qu’elle parle ; approche, Mégabise,

Viens appuyer l’effort où le sang m’autorise,

Viens aux pieds de ton Roi m’aider à le forcer...

OCHUS.

Vous croyez jusque-là qu’il se pût abaisser,

Et qu’après un dessein qui rend sa gloire entière,

Il voulût lâchement descendre à la prière ?

Non, quand son repentir croirait obtenir tout,

L’orgueil de sa grande âme ira jusques au bout.

Remarquez sur son front quelle insolente audace,

Ayant manqué le coup, porte encor la menace.

Voyez peinte en ses yeux par un secret transport

L’avidité du Trône, et l’ardeur de ma mort.

Déjà depuis longtemps que cette ardeur le gêne,

S’il n’eût craint Codoman, elle eût été certaine.

Pour rendre ses projets un peu plus assurés

Il voulut l’attirer parmi les Conjurés,

Et devoir de mes jours presser le sacrifice

Sitôt que de son crime il l’aurait fait complice,

Son trop de politique a su me garantir.

Parle enfin, Ingrat, parle, et m’ose démentir.

Dis qu’un léger scrupule à ta perte m’engage,

Qu’Itapherne et Mitrane ont ignoré ta rage,

Et n’ont pu m’avertir que ton lâche attentat

A ligué contre moi les plus grands de l’État.

AMESTRIS.

Puisque leur trahison à ma mort s’intéresse,

N’attends de Darius ni crainte ni faiblesse,

Sa vertu jusqu’au bout saura le soutenir,

Ils t’ont appris son crime, et tu peux l’en punir.

OCHUS.

Vous le voyez, ma Sœur, si pour sa noire audace

Vous pouviez justement solliciter ma grâce.

L’aveu l’en charme encor, et loin de l’étouffer,

Dans l’horreur de son crime il cherche à triompher.

Vous ne dites plus rien, et demeurez surprise ?

AMESTRIS.

Seigneur, que vous dirai-je après son entreprise ?

Mon cœur est en désordre, et mes vœux incertains

Font qu’en un même instant je souhaite, et je crains.

MÉGABISE.

Aussi je l’avouerai ; je m’étonnais, Madame,

Que d’abord ma disgrâce eût pu toucher votre âme,

Et que de mon secret votre cœur averti

Avec tant de chaleur embrassât mon parti.

Faites gloire sitôt de la voir refroidie,

Du sort qui me veut perdre aidez la perfidie.

Darius n’en voit rien de plus rude à souffrir,

Et ne pouvant régner, il saura bien mourir.

OCHUS.

Oui, perfide, il mourra, sans que je veuille apprendre

Si c’est un Imposteur qui cherche à nous surprendre.

Qu’il remplisse d’un Prince, ou dérobe le sort,

Je ne vois que sa rage à conspirer ma mort,

Et Darius pour moi dans sa lâche entreprise

N’est pas moins criminel que serait Mégabise.

MÉGABISE.

Si j’osais m’oublier jusqu’à forcer mon cœur

De prendre quelque soin de fléchir ta rigueur,

Dans tout ce grand complot qu’a ruiné l’envie,

Je te justifierais qu’on respectait ta vie,

Et que mes vœux n’allaient, loin de trahir ma foi,

Qu’à m’assurer le droit de régner après toi.

Connu pour Darius, qu’un faux destin abaisse,

Je t’aurais seulement demandé la Princesse,

Pressé son hyménée, où sans me déclarer,

Connaissant son orgueil, je n’osais aspirer.

Tu le vois, puisque enfin sitôt qu’on me la donne,

Mon cœur avec plaisir te laisse la Couronne ;

Mais m’excusez à toi qui te veux abuser,

C’est une lâcheté qui ne peut s’excuser.

OCHUS.

Va, n’y perds point d’adresse, elle te serait vaine

À déguiser ton crime et corrompre ma haine ;

Je ne connais que trop quelle est ta trahison,

Déjà ton sang versé m’en aurait fait raison ;

Mais je veux que l’horreur des plus cruels supplices

Me venge en même temps de tes lâches Complices.

Avant que rien éclate ils seront arrêtés.

AMESTRIS.

Seigneur, refusez-vous de si douces clartés,

Et si de Darius une fausse apparence

Vous fait injustement soupçonner l’innocence,

Étant Prince, et d’un sang à vos peuples si cher,

Son malheur n’a-t-il rien qui vous puisse toucher ?

OCHUS.

Vous appelez malheur un complot détestable ?

Par le seul nom qu’il prend il est assez coupable,

Et je mériterais de pareils attentats,

Si j’osais épargner qui ne m’épargnait pas.

 

 

Scène VI

 

OCHUS, DARIUS, AMESTRIS, MÉGABISE, OROPASTE

 

DARIUS.

Je ne viens point ici par un surcroît d’audace

Conjurer un grand Roi de borner ma disgrâce,

Et de ne pas l’étendre à l’affreuse rigueur

Qui me déchire l’âme, et m’arrache le cœur.

Pour en punir l’excès, je sais qu’à Mégabise

Par un fatal hymen la Princesse est acquise,

C’est à moi de mourir, mais pour mourir content

Il faut que je vous rende un service important.

Du nom de Darius vos troubles semblent naître,

Je viens, Seigneur, je viens vous le faire connaître,

Et le livrant ici...

AMESTRIS.

Va, l’on t’a prévenu,

Et Darius sans toi vient d’être reconnu.

MÉGABISE.

Oui, lâche, on me connaît, et tu n’as point la gloire

De trahir seul un Prince imprudent à te croire.

Parjure, c’est ainsi qu’à ton esprit discret

Je pouvais sans péril confier mon secret ?

OCHUS.

Jamais un grand courage en faveur d’un Monarque

N’a donné de son zèle une plus noble marque.

En vain à le noircir tu te crois tout permis,

Traître, la trahison ne laisse point d’Amis,

Et puisqu’en le craignant tu suspendis ta rage,

C’est à lui, si je vis, que j’en dois l’avantage.

Viens, appui de mes jours, viens embrasser un Roi.

Dont l’aveugle soupçon fit outrage à ta foi.

Si sur le faux rapport de ma jalouse crainte

De trop d’ambition je te crus l’âme atteinte,

À ce dernier service ouvrant enfin les yeux

Je vois à ta vertu ce doute injurieux.

Plus j’en suis convaincu, plus j’en hais l’injustice.

DARIUS.

Seigneur, s’il est permis de vanter un service,

Pour vous montrer du mien toute la pureté,

Je dirai...

MÉGABISE.

Tu le peux, vante ta lâcheté.

Dis que d’un Prince offert à sa vengeance,

À ton indigne orgueil doit rendre l’espérance.

Dis que pour ce grand coup par ton zèle entrepris...

OCHUS.

Va, va selon ta peine on réglera son prix.

DARIUS.

Nous nous entendons peu, mais quoi qu’il en puisse être.

Si tu me connais mal, apprends à me connaître.

Je suis...

AMESTRIS.

À ta vertu tu dois te confier,

Et c’est t’en repentir que la justifier.

MÉGABISE.

Vous vous déclarez donc, Madame, et quelque estime...

OCHUS.

Le Ciel ne souffre point de Protecteurs au crime ;

Mais c’est trop t’écouter. Oropaste, songez,

Le mettant en lieu sûr, que vous vous en chargez

À Darius.

Toi, tandis que mon ordre arrête ses Complices,

Envers le Peuple ému préviens leurs artifices.

À quoi qu’en leur faveur il se pût disposer,

Comme il t’aime et te croit, tu peux tour apaiser.

 

 

Scène VII

 

DARIUS, AMESTRIS

 

DARIUS.

Qu’avez-vous fait, Madame ?

AMESTRIS.

Et que vouliez-vous faire ?

DARIUS.

Mettre au jour un secret qui me perd à le taire,

Découvrir Darius.

AMESTRIS.

Et ne voyez-vous pas

Qu’en avouer le nom c’est courir au trépas ?

Sur un coupable espoir j’en vois avec surprise

Usurper lâchement la gloire à Mégabise.

Laissons-le seul pour vous au péril exposé.

DARIUS.

Jamais l’esprit du Roi ne fut mieux disposé.

Trompé par l’apparence il a cru que mon zèle

Lui venait faire part des complots d’un rebelle,

Et loin de me haïr d’avoir trop différé

À trahir un secret par d’autres déclaré,

De m’imputer à crime un aveu nécessaire

Quand l’attentat connu m’engage à ne rien taire,

Il veut me devoir tout, et perd le souvenir

De l’audace d’un feu qu’il a voulu punir.

AMESTRIS.

C’est son vrai sentiment peut-être qu’il exprime ;

Mais un retour si prompt peut avoir sa maxime,

Et quoi que son courroux ne fût point adouci,

Du moins par politique il agirait ainsi.

Il connaît qu’en secret le Peuple favorise

Ce nom de Darius dont s’arme Mégabise,

Et quand de son tumulte il doit tout redouter,

Sans exposer l’État peut-il vous irriter ?

Contre nos Factieux qui prendrait sa défense ?

DARIUS.

Mais sur quoi puis-je encor fonder quelque espérance ?

AMESTRIS.

Sur ce grand Peuple ému, qui par un noble effort

Voudra de Darius qu’on respecte le sort.

Alors sans craindre rien vous vous ferez connaître.

DARIUS.

Quoi, si dans le péril j’évite de paraître,

Lorsque pour Mégabise il l’aura fait cesser

Ce Peuple contre lui voudra s’intéresser ?

Ne pouvant de mon nom justifier la gloire

Je trouverai les cœurs disposés à me croire,

Sans qu’on puisse penser que mon sort déclaré

Cherche par l’imposture un bonheur assuré.

Non, non, Madame, non ; que Mégabise espère,

Quoiqu’il puisse arriver c’est à moi de me taire,

Son sort par mon aveu vient d’être confirmé.

AMESTRIS.

Un scrupule si vain vous tient trop alarmé.

DARIUS.

Si vous m’eussiez laissé découvrir ma naissance,

J’eusse pu mettre Ochus et la Perse en balance ;

Mais par un vif refus de hasarder mon sang

Avoir à Mégabise abandonné mon rang !

Vous l’avez bien voulu, je ne m’en puis dédire.

AMESTRIS.

Ne jugez point si mal du zèle qui m’inspire,

Les Dieux dans mes desseins sauront me seconder.

DARIUS.

Mais reprendrai-je un nom que je viens de céder ?

AMESTRIS.

Laissons agir le Peuple avant que dans résoudre,

Vous verrez que de tout le temps saura m’absoudre,

Et que loin qu’à vos vœux l’espoir soit défendu,

Pour vous et pour le Roi j’ai fait ce que j’ai dû.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

STATIRA, DARIUS, BARSINE

 

STATIRA.

Demandez-vous encor d’où naissent mes alarmes

Quand le tumulte croît jusqu’à prendre les armes,

Et que les Factieux hautement déclarés

Soutiennent contre nous de lâches Conjurés ?

En vain avant qu’au Peuple on eût pu rien apprendre,

Par des ordres secrets on a cru les surprendre.

Du sort de Darius en ce moment instruit

Il a reçu pour Chefs ceux que le Roi poursuit,

Et suivant en aveugle un zèle téméraire

N’écoute pour raison que ce qu’il lui suggère.

Vous l’avez éprouvé, quand sans y réussir

Vous-même avez longtemps pris soin de l’adoucir.

Dans son emportement il ne veut rien connaître,

Il demande son Prince, il demande son Maître,

Et ne cessera point que malgré ses refus

Il n’ait forcé le Roi de rendre Darius.

Jugez dans ce péril ce que j’ai lieu de craindre.

DARIUS.

Quoiqu’ordonne le Ciel, que ce Prince est à plaindre,

Si la peur qu’il n’échappe à la fureur du Roi

Est le motif secret du trouble où je vous vois !

Je ne l’aurais point cru, qu’une âme noble et tendre

Des traits de la pitié se pût si bien défendre,

Qu’elle vît à regret un zèle généreux

Dérober à sa haine un Prince malheureux.

Si vous voulez sa mort il faudra qu’il périsse.

STATIRA.

Que ce doute honteux a pour moi d’injustice !

Mais vous n’en affectez la fatale rigueur

Qu’afin de m’obliger à vous ouvrir mon cœur.

Et bien, puisque je vois qu’en un sort si funeste

Cette triste douceur est tout ce qui vous reste,

Jouissez d’un aveu que dans son désespoir

Mon feu trop complaisant arrache à mon devoir.

La révolte du Peuple et m’afflige et m’étonne ;

Non pour lui voir ailleurs souhaiter la Couronne,

Quoi qu’ait fait Darius je le dois épargner,

Étant Fils d’un Monarque il est né pour régner,

Je n’en murmure point ; mais ce qui fait ma peine

C’est que ce Peuple en moi veuille choisir sa Reine,

Me le faire épouser, et par cette union

Rendre l’État garant de sa rébellion.

C’est jusqu’où le séduit la chaleur qui l’emporte.

DARIUS.

Et pour ce Darius votre haine est si forte,

Qu’attachée à son nom, elle ne souffre en vous

Qu’un soin injurieux de le fuir pour Époux !

STATIRA.

Faut-il vous avouer pour surcroît de supplice,

Que peut-être par là je fais une injustice,

Et qu’un Prince, du Sort dès le berceau trahi,

Mériterait sans vous de n’être point haï ?

DARIUS.

Ah, puisqu’en son malheur c’est trop peu que le plaindre,

Cessez enfin pour moi, cessez de vous contraindre.

Soyez, montrez-vous juste, et pour dire encor plus,

Oubliez Codoman pour aimer Darius.

Son sort de votre amour attend toute sa gloire.

STATIRA.

Et c’est de Codoman ce que j’avais dû croire !

Son feu pour Darius se peut intéresser ?

DARIUS.

Mon feu dans ce qu’il fait n’a point à balancer.

STATIRA.

Qu’il prend pour sa conduite une injuste maxime !

En vous il tient vertu ce qu’il m’impute à crime ;

S’il me porte à l’oubli je l’en dois estimer,

Et quand je le préviens je ne sais point aimer.

Au moins par cet effort qui vous a pu surprendre

Je vous laissais le cœur que je voulais vous rendre,

Et mon devoir timide à se trop hasarder

N’engageait pas ailleurs ce qu’il n’osait garder.

DARIUS.

Accusez Codoman de trahir ce qu’il aime,

Il trouve en ce reproche une douceur extrême,

Et pour vous l’expliquer, oyez jusqu’où ma foi

Porte les sentiments que vous avez de moi.

Sous un nom qui se rend la Perse favorable,

Mégabise s’est fait un illustre coupable,

Et j’espère être cru quand malgré cet abus

J’ose vous découvrir que je suis Darius.

STATIRA.

Vous, Darius ?

DARIUS.

Moi-même. Expliquez-vous.

Doutant de mon destin vous doutez de ma flamme,

C’est d’un Roi malheureux que j’ai reçu le jour ;

Mais pour vous le prouver je n’ai que mon amour,

Son orgueil vous le dit, l’en tiendrez-vous croyable ?

STATIRA.

Le Ciel seul rend d’imposture un Héros incapable,

Et contre Mégabise et tous ses Conjurés

Je vous crois Darius puisque vous l’assurez.

Mais pourquoi si longtemps un secret qui me blesse !

DARIUS.

Pour me répondre mieux du cœur de ma Princesse,

Et voir ses vœux se rendre à mes profonds respects,

Sans qu’un motif forcé me les rendit suspects.

Vous déclarant mon sort j’aurais eu lieu de craindre

Qu’à quelque complaisance il n’eût pu vous contraindre,

Qu’une ombre de justice à me rendre mon rang,

Au défaut de l’amour, n’eût fait agir le sang,

Et toujours incertain si l’ardeur qui m’enflamme

Sans l’éclat de mon nom aurait touché votre âme,

De ce doute inquiet le scrupule confus

Eût gêné Codoman dans l’heur de Darius.

J’en ai fui le supplice à garder le silence.

STATIRA.

Mais enfin aujourd’hui quelle est votre espérance ?

DARIUS.

Que vous dirai-je, hélas ! quand un lâche Imposteur

D’un bruit qui me flattait se découvre l’auteur ?

J’en présumais déjà qu’on m’avait su connaître,

Que sans obscurité mon sort allait paraître,

Qu’en mourant Tiribase aurait d’un soin discret

Au sein de quelque ami fait tomber mon secret,

Que la preuve par lui m’en serait infaillible.

Cependant elle m’est d’autant plus impossible,

Qu’un traître sous mon nom ayant déjà paru,

Si je dis qui je suis, je ne serai pas cru.

Le Peuple qu’un faux zèle en sa faveur anime,

Sans rien examiner m’imputera son crime,

Et croyant que je cherche à lui voler son rang...

 

 

Scène II

 

OCHUS, DARIUS, STATIRA, AMESTRIS, OROPASTE, BARSINE

 

OCHUS, à Amestris.

C’est en vain qu’en ce lâche il reconnaît mon sang,

Sa révolte pour lui n’a rien qui m’épouvante ;

Plus je l’en vois aimé, plus ma haine s’augmente,

Et sa tête au besoin envoyée aux Mutins

Nous en saura bientôt soumettre les destins.

AMESTRIS.

Seigneur, craignez aussi que cette violence

D’un Peuple trop ému n’aigrisse l’insolence,

Et qu’à venger son Prince...

OCHUS.

Ah, dis un Imposteur,

Dis des droits qu’il nous vante un lâche Usurpateur.

Ce n’est point Darius, vous l’allez trop connaître.

Qu’on l’amène.

Oropaste sort.

STATIRA.

Seigneur, il faut punir un Traître,

Mais ce Peuple est toujours à craindre en sa fureur

Si vous le punissez sans le tirer d’erreur.

D’un grand nom usurpé montrez-lui la surprise,

Qu’il aime Darius en vain dans Mégabise,

Et qu’en son zèle enfin par sa fourbe abusé

Il soutient contre vous un Prince supposé.

OCHUS.

Et qui le convaincra d’une erreur volontaire

Que tant de Factieux lui font tenir si chère ?

Non, non, sur quelque appui qu’il s’ose mutiner,

Par la mort du coupable il le faut étonner.

Nous en verrons bientôt ralentir son audace.

DARIUS.

De quoi que sa révolte aujourd’hui vous menace,

N’en craignez rien, Seigneur, nous saurons l’apaiser,

Et mon sang vous répond de ce qu’il peut oser.

Mais souvent la vengeance à qui la précipite...

OCHUS.

Quoi, balancer encor la peine qu’il mérite ?

Craindre sous un faux nom un Fourbe déguisé ?

Je viens d’examiner ceux qui l’ont accusé,

Mais bien loin que pour Prince il se soit fait connaître

Ils l’ont cru sur sa foi de ce qu’il se dit être,

Et doutent qu’au besoin il pût justifier

Le secret qu’à leur zèle il sembla confier.

AMESTRIS.

Comme un Prince s’assure au brillant caractère

Qui parle bien souvent quand il cherche à se taire,

Incapable d’agir par un lâche intérêt

Il croit que se nommant il prouve ce qu’il est ;

Non qu’après l’attentat dont le Ciel vous préserve,

On doive à Mégabise une foi sans réserve,

Mais si, quoi qu’à sa fourbe on ait droit d’imputer,

Darius paraissait sans qu’on en pût douter ?

OCHUS.

Ah, ne m’en parlez point, l’un de l’autre est complice,

Darius, Mégabise, il faut que tout périsse ;

Mais le sang pour son nom vous sait trop émouvoir,

Ce n’est qu’une imposture, et vous l’allez savoir.

 

 

Scène III

 

OCHUS, DARIUS, STATIRA, AMESTRIS, MÉGABISE, OROPASTE, BARSINE

 

OCHUS, à Mégabise.

Viens, ingrat aux bontés que je t’ai fait paraître,

Viens voir ton Roi contraint de t’accepter pour Maître.

Car tu peux en effet ici bien plus que moi,

Puisque tous mes Sujets se déclarent pour toi.

Il est juste, et je dois à l’heur de ta naissance

Sacrifier ma haine et donner ma vengeance ;

Mais au moins pour répondre à ce grand changement

Prête quelque lumière à mon aveuglement.

Convaincs-moi que l’oubli de ta lâche entreprise

Fait grâce à Darius, et non à Mégabise,

Et que le sang d’un Frère assuré de régner

Est l’heureux sang qu’en toi je consens d’épargner.

MÉGABISE.

Suis tous les mouvements que ta haine t’inspire,

On t’a dit qui je suis, l’aveu t’en doit suffire.

Prononce, je suis prêt, et crains trop peu la mort

Pour prendre un lâche soin de t’éclaircir mon sort.

Aussi bien quel secours en pourrais-je prétendre ?

Le sang parle en ton cœur si tu le veux entendre,

Le Peuple, à qui le Ciel prête toujours sa voix,

Te montre Darius, te convainc de mes droits.

À ces vives clartés je vois que tu m’opposes,

Doute, j’y consens, doute, et perds-moi si tu l’oses.

Quelle que soit ta rage, au moins ai-je ce bien

Qu’en répandant mon sang tu hasardes le tien.

OCHUS.

C’est là ce qui te donne un cœur si magnanime ?

D’un Peuple révolté l’insolence t’anime,

Et tes jours s’assurant sur ce coupable appui,

Tu ne crains rien de moi quand je crains tout de lui ?

Mais si pour Darius j’écoute la Nature,

C’est à toi de m’ôter tout soupçon d’imposture,

Ou pour fourbe avoué, ton sang, ton lâche sang

Réparera l’affront que tu fais à mon rang.

MÉGABISE.

Et bien, crois en effet sur tes soupçons frivoles

Que je veux te voler ce rang que tu me voles,

Aux mouvements du sang ne donne aucune foi,

Comme un faux Darius punis-moi, venge-toi.

Te laissant une erreur que tu tiens légitime,

Je fais grâce à ta haine, et je t’épargne un crime,

Puisque enfin ta vengeance arrêtée en ton cœur

Perdrait en moi le Prince ainsi que l’imposteur.

OCHUS.

Oui, Traître, espère au Peuple, espère en tes Complices,

Nous verrons ta constance au milieu des supplices,

Et si, quand leur rigueur m’aura vengé de toi,

Ils oseront venger un Fourbe sur leur Roi.

MÉGABISE.

Et c’est pour voir ta peine et ton péril s’accroître

Que je dédaigne ici de me faire connaître.

Si tu pouvais prouver que tu perds Darius,

Après ma mort, Tyran, tu ne tremblerais plus,

Au lieu que pour mon nom toujours prêt d’entreprendre

Le Peuple s’armera pour qui l’osera prendre.

Ainsi toujours en doute, et toujours malheureux,

Crains tout ce que la Perse aura de généreux ;

Tour à tour contre toi, pour venger mon injure,

Ils feront vanité d’une belle imposture,

Tant que le Ciel enfin à l’un d’eux ait permis

De te chasser du Trône où le crime t’a mis.

Voilà sur quel espoir ma juste prévoyance

Aime à voir les Persans douter de ma naissance ;

Je suis un Imposteur, ordonne mon trépas,

Mais enfin par ma mort Darius ne meurt pas.

OCHUS.

Il ne m’importe, meurs, qui que tu veuilles être.

J’avoue en toi mon sang, j’aime à le reconnaître,

Ta perte m’offre ainsi le charme qui me plaît,

Et comme à Darius j’en prononce l’arrêt.

C’est lui qui doit périr, lui dont le nom rebelle

Rend à son Souverain tout un Peuple infidèle,

Et pour t’ôter l’espoir dont tes sens sont flattés,

Gardes, sans plus attendre...

DARIUS.

Ah, Seigneur, arrêtez ;

Puisque c’est Darius qui doit cesser de vivre,

Ne le cherchez qu’en moi, le voici qui se livre.

Fils, trop malheureux Fils d’un Père infortuné,

Je dois subir l’arrêt que vous avez donné,

Je le suis, je le sais sans savoir autre chose ;

Mais mon nom du tumulte étant la seule cause,

Pressé par ma vertu de vous le découvrir,

Si c’est peu pour régner, c’est assez pour mourir,

Et je ne craindrai pas qu’il soit suspect d’envie,

Quand je ne le reprends que pour quitter la vie.

Changez donc cet arrêt que je tiens suspendu,

Puisqu’il perd Darius, c’est à moi qu’il est dû.

MÉGABISE.

Va, quitte ce faux zèle ; offrir pour moi ta vie,

C’est joindre l’impudence à l’amitié trahie.

Ta vertu surprendrait dans ce faste emprunté,

Mais elle vient trop tard après ta lâcheté.

Je ne veux rien devoir au vain remords d’un traître.

DARIUS.

Sors d’erreur, Mégabise, et pense à me connaître.

Quand de ce que je suis j’ose avertir le Roi,

Ne crois pas que je songe à m’exposer pour toi.

D’un nom dont l’attentat semble ternir la gloire

Je ne veux qu’effacer une tache trop noire,

Et m’en croirais indigne à plus souffrir l’abus

Qui laisse en criminel condamner Darius.

Il faut, s’il doit tomber, que ce soit en victime,

Qu’on l’immole à ma gloire, et non pas à ton crime,

Et qu’à tout l’Univers son vrai sort découvert,

Montre que sa naissance est tout ce qui le perd.

OCHUS.

Mes vœux sont exaucés enfin, et la Nature...

MÉGABISE.

Quoi, tu refuserais de voir son imposture ?

Surpris de ton courroux, tantôt pour l’apaiser

Il venait me trahir, il venait m’accuser,

Et quand il voit le Peuple armé pour ma défense,

Contraindre ta fureur, étonner ta vengeance,

Il peut impunément, pour te réduire au choix,

Me voler ma naissance, et contester mes droits ?

Tout est bien concerté si sa fourbe est soufferte.

DARIUS.

Respecte ma vertu si tu poursuis ma perte.

Ce que j’ai dit tantôt a trop su t’abuser,

Je voulais me trahir, et non pas t’accuser.

Oui, Seigneur, mon amour n’espérant plus de grâce,

J’en venais par ma mort justifier l’audace,

Et mes superbes vœux vous font de sûrs garants

Du sang dont je me vante, et du nom que je prends.

MÉGABISE.

Oui, sans doute, ce sont des garants légitimes.

OCHUS.

Si je ne les crois pas, en croirai-je tes crimes.

Puisqu’à mon lâche Peuple il faut un Darius,

Le pouvant contenter, je ne le craindrai plus.

Espère, espère encor échapper à ma haine.

MÉGABISE.

Et tu crois qu’à ce choix il souscrira sans peine,

Et que de mon destin s’étant fait protecteur,

Pour le vrai Darius il souffre un Imposteur ?

Les Chefs qu’il a reçus t’ôtent cette espérance,

De Tiribase même ils ont su ma naissance,

Et certains du secret ils sauront malgré toi

Choisir entre nous deux leur véritable Roi.

AMESTRIS.

Et si je te disais, que n’osant plus le taire,

Tiribase m’en fit seule dépositaire,

Et qu’avec certitude, et sans aucun abus,

Je sais que Codoman est le vrai Darius ?

MÉGABISE.

Parlez, feignez, Madame, aidez au stratagème.

AMESTRIS.

Seigneur, ce que j’ai dit est la vérité même.

Depuis deux ans entiers que Tiribase est mort,

Je suis, sans qu’il l’ait su, maîtresse de son sort.

Avant que d’expirer il m’apprit quel mystère

Confondait Codoman et le Fils de mon Frère,

Et que déjà fameux par cent nobles travaux

Le sang de Darius animait un Héros ;

Qu’ayant vu sa vertu remplir son espérance,

Il l’avait averti de sa haute naissance,

Mais à condition qu’un hymen glorieux

Le pourrait seul remettre au rang de ses Aïeux.

Voilà sur quoi, Seigneur, j’ai travaillé sans cesse

À lui faire élever ses vœux à la Princesse,

Sans qu’il pût même encor soupçonner aujourd’hui

Que de ce qu’il est né je susse plus que lui ;

Et si sur ce grand bruit qu’un Fourbe a su répandre,

Je l’eusse enfin connu capable d’entreprendre,

Il ne m’aurait jamais entendu publier

Ce qu’un autre que moi ne peut justifier.

OCHUS.

Et bien, traître, est-ce assez pour ordonner ta peine ?

MÉGABISE.

Oui, si l’on en consulte et ta rage et ta haine ;

Mais Tiribase ailleurs fait un autre rapport.

AMESTRIS.

Consens-tu que sa main en décide le sort ?

Tiens, vois, méchant ; approche, est-ce son caractère ?

Vous connaîtrez, Seigneur, ce billet de son Père.

OCHUS, lit.

J’ai sauvé Darius, mais sans aucun dessein

De le laisser maître de sa naissance.

La Princesse Amestris seule en a connaissance,

Et doit de Statira briguer pour lui la main.

Persans, acceptez-le pour Maître

Si jamais votre Roi consent à cet accord.

Le nom de Codoman qui déguise son sort

Vous le fera connaître.

Tiribase.

MÉGABISE.

Par quel fatal revers vois-je tout découvert ?

J’espère en Tiribase, et c’est lui qui me perd.

Ah Dieux ! injustes dieux, dont l’indigne colère

Pour condamner le Fils fait revivre le Père,

Vous, qui sembliez m’offrir l’appui de mes forfaits,

J’en vais souffrir la peine, êtes-vous satisfaits !

Oui, je ne suis qu’un fourbe et le Ciel m’abandonne

Quand ton trépas conclu m’assurait ta Couronne.

Venge, venge la Perse, et ces Dieux ennemis

Qui ne m’ont pas tenu ce qu’ils m’avaient promis,

Ces Dieux dont l’indulgence aux grands crimes propice

Tient le mien trop léger pour s’en rendre complice,

Leur secours est certain à qui n’ose en trembler,

Et pour en être digne il faut te ressembler.

OCHUS.

Qu’on l’ôte de mes yeux, attendant que ma haine

Par l’arrêt qu’il mérite ait résolu sa peine.

DARIUS.

Ah, Seigneur, si je puis...

MÉGABISE.

Ne lui demande rien,

Au défaut de son sang j’abandonne le mien.

Il faut qu’il soit versé, ce sang lâche et timide,

Qui trembla si longtemps pour un seul parricide,

L’avoir trop différé mérite le trépas,

Et je le punirais de ne me punir pas.

OCHUS.

Gardes, qu’on le réserve aux plus cruels supplices.

Mégabise rentre, et Ochus continue à parler à Darius.

Vous, à qui jusqu’ici j’ai fait tant d’injustices,

Et comme Codoman, et comme Darius,

Voudrez-vous oublier un indigne refus ?

Quand je vous devrais tout, ma fausse défiance...

DARIUS.

Ah, ne poursuivez point un discours qui m’offense.

Si du vrai Darius vous craignez les desseins,

Prévenez-en l’effet, sa vie est en vos mains.

Disposez-en, Seigneur, vous en êtes le maître.

OCHUS.

Nous n’aurons rien à craindre après la mort d’un traître,

Mais à tant de vertu pour répondre à mon tour,

Est-ce assez de l’hymen que pressait votre amour ?

Est-ce assez que ma Fille en soit la récompense ?

DARIUS.

C’est assez qu’un grand Roi me souffre l’espérance,

Pourvu que ma Princesse, exorable à mes vœux,

D’une heureuse union approuve les doux nœuds.

Ai-je montré, Madame, une flamme assez pure ?

STATIRA.

Aussi vous me voyez obéir sans murmure.

Jugez si dans mon cœur l’aveu de votre espoir

Pouvait mieux prévenir les ordres du devoir.

OCHUS.

Vous, ma Sœur, qu’aujourd’hui l’offre d’un Diadème

Chez les Cadusiens élève au rang suprême,

Confirmez-en l’accord, et comblant leurs souhaits,

Par l’hymen de leur Prince assurez-nous la paix.

Cependant, pour forcer l’imposture au silence,

Allons de Darius expliquer la naissance,

Et du faux et du vrai publiant les destins,

En faveur de ce nom faire grâce aux Mutins.

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