Climène (Jean PUGET DE LA SERRE)
Sous-titre : le triomphe de la vertu
Tragi-comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois, en 1642.
Personnages
LE ROI
POLIARQUE, son favori
CLÉONTE
PHILAMON, capitaine des Gardes
LE PAGE de Cléonte
DORASTE
LA PRINCESSE CLIMÈNE
LA PRINCESSE PAMPHILIE, sa sœur
MÉLISTÉE, confidente de Climène
DORISTÈNE, une de ses Dames d’honneur
URANIE, confidente de Pamphilie
La scène est à Paris.
À MADAME LA DUCHESSE DE SULLY
MADAME,
Il fallait de nécessité que je vous dédiasse cet ouvrage, pour faire triompher dignement la Vertu, puisque votre réputation est le plus superbe de ses trophées. Je la fais donc voir triomphante MADAME, à toute l’Europe sous la protection de votre Nom, et avec d’autant plus de pompe et d’éclat que la beauté triomphe avec elle sous un même visage, puisque le vôtre est le fidèle portrait de toutes deux. En effet MADAME, on peut dire hardiment que vous nous faites voir aujourd’hui la Vertu et la Beauté avec les mêmes appas et les mêmes grâces dont le Ciel a pourvu l’une, et la Nature l’autre. Ce qui vous rend si admirable aux yeux même de l’Envie, que ne pouvant se taire elle est contrainte à parler dignement de vous. Certes MADAME, je trouve si peu de personnes qui vous ressemblent, que j’ose dire sans flatterie qu’il y en aurait beaucoup pour celles que je comparerais avec vous. Ce n’est pas qu’on ne puisse voir en divers sujets les mêmes qualités que vous possédez. Mais comme elles empruntent leur éclat l’une de l’autre, on ne saurait les admirer qu’en vous seule toutes ensemble, et c’est ce qui vous met hors de comparaison. De faire ici votre Panégyrique, il y a si peu de proportion de ce que vous méritez à ce que j’en saurais dire, que le silence me sera toujours autant avantageux qu’il vous peut être agréable, puisque la nécessité me l’impose aussi absolument que votre modestie. Je me tairai donc MADAME, mais ce sera après avoir publié hautement d’une voix qui se fera entendre à tous les siècles, que je suis par inclination autant que par devoir,
MADAME,
Votre très humble, et très obéissant serviteur.
PUGET DE LA SERRE.
ACTE I
Scène première
POLIARQUE, favori du Roi et DORIMANTE son confident
POLIARQUE.
Que je m’estime heureux, cher ami, de me voir esclave dans une prison, dont la Beauté est ma Geôlière. Je suis enchaîné : mais les grâces ont fait mes liens. Je suis aveugle : mais elles-mêmes m’ont encore bandé les yeux. Et pour ne me perdre pas dans ce labyrinthe où je me trouve toujours sans avoir envie de me retrouver, l’Espérance m’y sert de guide.
DORIMANTE.
J’admire votre bonheur sans en connaître la cause.
POLIARQUE.
Sachez qu’à l’arrivée de Climène et de Pamphilie, ces deux grandes Princesses, qui bannies de leur pays par la tyrannie de Clytamas, ont cherché leur protection dans cette Cour, pour la trouver en la bonté du Roi ; je me sentis tout à coup atteint d’une blessure mortelle, dont les beaux yeux de Climène furent contraints de s’accuser eux-mêmes ; puisque forgeant sans cesse de leurs regards des traits bien acérés, ils en blessèrent de nouveau mon cœur : mais si doucement, qu’il soupira à l’instant même de la crainte de sa guérison. Réduit en cet état où je pouvais donner de l’envie, considérant l’objet de mon Amour. Je fus encore si heureux, qu’après avoir trouvé l’occasion de rendre les premiers hommages de ma servitude à cette Reine de mon âme, elle les reçut avec le même visage qu’elle m’avait contraint de les lui rendre. Je veux dire avec les mêmes grâces qui m’avaient enchaîné ; et qui à même temps m’avaient rendu aveugle.
DORIMANTE.
Véritablement votre félicité dans son excès, fera des jaloux, si lui-même par sa courte durée n’en modère l’envie. Je vis hier cette Princesse dont vous me parlez. Et quoique la grandeur et la majesté qui l’environnent, imposent des lois de respect, aussi bien que d’admiration, à tous ceux qui la regardent. J’eus toutes les peines du monde de retirer mes yeux dessus elle, tant son visage me paraissait admirable et charmant.
POLIARQUE.
Ha ! que ta prévoyance est judicieuse, Dorimante, lorsque tu menaces mon extrême bonheur d’une courte durée. Il est vrai, la Fortune me rit, l’Amour me favorise, et l’Espérance me console. Mais que ne dois-je pas craindre d’une volage ; où me saurait conduire un aveugle. Et comment me puis-je fier à celle qui m’a trompé si souvent. J’ai sujet d’appréhender que le Roi soit mon Rival, puisque mes regards ont mille fois surpris les siens sur le beau visage de celle qui les attirait tous ensemble.
DORIMANTE.
Le Roi n’a jamais eu de l’amour que pour la Vertu : et ses passions en leur naissance ont beau agiter son âme des divers sentiments qui leur sont propres, sa prudence en calme l’orage, et l’on le voit triomphant, aussitôt que combattu.
POLIARQUE.
Je sais bien que ses inclinations le portent à la haine du vice. Mais comme l’Amour est une maladie affectée à notre condition ; sa prudence ne saurait l’en exempter que par hasard, puisqu’il y est sujet par nature. Qui peut résister aux efforts d’une grande Beauté, si dans ce combat notre raison se rend la première ? Les Sceptres des Rois sont des armes inutiles pour se défendre contre les traits d’Amour : ils soupirent comme nous, Dorimante, sous la pesanteur de ses chaînes. Mais avec cet avantage toutefois, de les pouvoir adoucir quand il leur plaît, n’ayant pas la force de les rompre.
DORIMANTE.
Ce vous est toujours quelque sorte de consolation de prévoir de bonne heure un malheur que vous ne pouvez éviter : votre passion ne fait que de naître : étouffez-la dans son berceau. Servez-vous de vos larmes pour éteindre vos feux, la crainte fait perdre l’espérance ; et n’ayant plus d’espoir, vous n’aurez plus d’amour.
POLIARQUE.
Ne sais-tu pas que sa passion, tire sa force du sujet qui la produit ? Crois-tu qu’on puisse aimer modérément une extrême beauté ? Les charmes de Climène sont si puissants, qu’en m’ôtant la liberté, eux-mêmes m’ont fait résoudre de rendre ma servitude éternelle. Et ce serait en vain que mes yeux répandraient des larmes pour amortir le feu dont je suis embrasé, puisque mon destin veut que mes cendres seules aient cette puissance.
DORIMANTE.
Pourquoi vous plaignez-vous d’un malheur qui n’est pas encore arrivé.
POLIARQUE.
Afin de le souffrir sans me plaindre quand il arrivera.
DORIMANTE.
Mais les plaintes que vous en faites, en avancent la peine.
POLIARQUE.
Elles-mêmes l’adoucissent aussi par le soulagement que j’en reçois.
DORIMANTE.
Nous rendons souvent véritables des maux imaginaires, à force de les appréhender.
POLIARQUE.
Quand notre crainte est juste, il y a plus de vérité que d’imagination.
DORIMANTE.
Mais tous les maux que nous appréhendons avec raison, ne nous arrivent pas. Attendez du Temps et de la Fortune, ce que vous ne pouvez espérer ni de l’Amour, ni de vos soins.
POLIARQUE.
Je m’en vais aussi de ce pas étudier le Roi, pour connaître ses amoureux desseins. Il ne saurait si bien cacher sa passion, que le mienne ne la découvre. Et en cela, cher ami, tes vœux me seront plus utiles que tes conseils.
Scène II
CLIMÈNE, PAMPHILIE, suivies de DEUX Dames d’honneur
CLIMÈNE.
Il faut que je vous confesse, ma sœur, que les civilités de Poliarque m’ont touchée sensiblement ; je le trouve si bien fait et si accompli en toutes choses, que sans considérer le bruit de sa réputation, et moins encore l’éclat de sa fortune, je m’estime fort heureuse de ne passer pas pour indifférente dans son esprit.
PAMPHILIE.
Je n’ai point remarqué d’excès en ses soumissions ; il vous a rendu ce qu’il vous devait. Et le jugement avantageux que vous en faites, procède plutôt de l’inclination que vous avez à l’estimer, que de la connaissance qui vous demeure de son mérite.
CLIMÈNE.
Il est vrai que sa bonne mine, ses beaux discours, et la grâce qui accompagne toutes ses actions, m’ont tellement persuadée à lui donner place dans mon estime, qu’à peine ai-je eu la liberté d’y penser avant que je m’y sois résolue.
PAMPHILIE.
Je crois que vous ne passerez pas de cette estime, à l’amour, si vous considérez la différence qu’il y a de votre condition à le sienne.
CLIMÈNE.
Vous voyez bien que cette qualité de Princesse que nous portons, ne nous a pas exempter des malheurs où nous sommes réduites. Je ne suis pas en état de refuser les services d’un favori, après avoir fait un si long chemin, pour trouver la protection de son Maître.
PAMPHILIE.
Il semble que votre ambition relève de la Fortune. Il faut que la grandeur de notre naissance, soit la mesure de nos desseins ? Quelque chemin que vous puissiez tenir, vous trouverez un jour à vos pieds, les mêmes couronnes dont vous voulez maintenant parer votre tête.
CLIMÈNE.
Puisque nos grandeurs et nos félicités ne subsistent que dans notre mémoire, il faut perdre le souvenir de leur jouissance, pour nous exempter du regret de leur privation. Et à même temps prenant conseil de la nécessité, nous devons faire ce qu’elle veut, avant qu’elle nous y contraigne.
PAMPHILIE.
Les personnes de notre condition ne connaissent point d’autres Lois que celles de leur devoir : et la Fortune a beau les précipiter de leur trône ; elles en font toujours un nouveau de la place qu’elles occupent, et règnent absolument dans leurs misères, sur elles-mêmes, pour mettre toujours leurs actions hors des atteintes de la censure.
CLIMÈNE.
Il me semble que je fais ce que je dois, quand je prête l’oreille que la Prudence me donne ; que si dans le malheur, où je me trouve, je n’observe pas en mes actions, toute la décence que je pourrais faire dans une autre raison : il suffit que ma conscience soit en repos, et mon honneur à l’abri, tout le reste passe pour fantaisie.
PAMPHILIE.
Ce n’est pas assez, ce me semble, dans la condition où nous sommes élevées, de mettre notre conscience en repos, et notre honneur à l’abri. Il faut encore que toutes nos actions portent avec elles l’éclat de notre naissance, pour faire taire l’Envie à sa propre confusion.
CLIMÈNE.
Encor que vous m’aimiez beaucoup, je suis plus intéressée que vous, a conserver mon honneur, et à terminer mes affaires. Vous avez plus de sujet de suivre mon exemple, que je n’ai de raison à croire vos conseils.
PAMPHILIE.
Si mes conseils sont mauvais, je vous ferai voir que mes actions sont exemptes de reproche. Cléonte avec toutes ses grandeurs, n’a su encore obtenir de moi un quart d’heure d’audience pour m’offrir son service.
CLIMÈNE.
Il y a plus de vanité, que de raison, en ce mépris ; les soins d’une personne de sa naissance et de sa réputation, vous doivent être considérables.
PAMPHILIE.
Son mérite, ni sa qualité, ne sauraient m’ôter l’aversion que j’ai pour lui.
CLIMÈNE.
Et le mérite et la qualité de Poliarque, ne sauraient faire changer l’inclination que j’ai à l’estimer plus que personne du monde.
PAMPHILIE.
Je vous demande pardon, si j’ai choqué, sans y penser, vos sentiments.
CLIMÈNE.
Et je vous laisse la liberté de suivre votre humeur ; allons attendre Poliarque dans ma chambre, je crois qu’il a dessein de nous rendre visite.
PAMPHILIE.
Je vous suivrai.
Scène III
LE ROI, avec POLIARQUE, son favori
LE ROI.
Que dis-tu de Climène, Poliarque, fut-il jamais rien de plus beau.
POLIARQUE.
Je crois véritablement, que s’il y avait un second prix pour la Beauté, elle l’emporterait, sans dispute, si sa sœur n’y prétendait pas.
LE ROI.
Pamphilie lui est plus proche d’alliance, que de beauté ; et tu m’avoueras que quand la Nature aurait fait de ses mains propres ces deux merveilles sous un même visage, Climène serait toujours l’original du portrait de sa sœur.
POLIARQUE.
Quand il n’y aurait autre différence que celle que votre Majesté y met, elle sera toujours assez grande, pour diminuer l’estime de l’une, en faveur de l’autre. J’avoue que Climène a le droit d’aînesse en toutes choses sur Pamphilie ; et cet avantage encore, qui ne souffre point de comparaison, d’être considérée de votre Majesté.
LE ROI.
Je ne l’ai pas seulement considérée, Poliarque, mais admirée, et sa beauté a si fort ravi mon esprit, et assujetti mes volontés, qu’en m’ôtant ce titre de Souverain, elle en a pris le pouvoir, et ne m’en a laissé que les marques. Que si j’ai la liberté toutefois de porter le Sceptre à la main, ce n’est que pour le mettre à ses pieds, en lui renouvelant les vœux de ma servitude.
POLIARQUE.
Comment, est-il possible que dans si peu de temps, une passion si contraire à l’humeur de votre Majesté, l’ait tout à fait changée.
LE ROI.
Mesures-tu la puissance des Dieux, avec celle des hommes. L’amour dans un instant, avec un seul regard des beaux yeux de Climène, s’est rendu maître de ma Raison, après avoir charmé mes sens. Mes soupirs t’en diront davantage, puisqu’ils sortent de mon cœur, où tous ces miracles ont été faits.
POLIARQUE.
La soumission et la déférence que je dois à votre Majesté, me servent de foi pour le croire.
LE ROI.
Cesse de t’étonner, et commence de me secourir. Va-t’en de ce pas lui représenter l’amour que j’ai pour elle : je veux tenter sa vertu pour en connaître le mérite, presse-la hardiment, si elle te résiste, je me rendrai en l’épousant ; et si elle ne se défend pas, j’emporterai sans combat le prix que je désire. Il faut que la connaissance précède l’Amour, si l’on veut être fidèle.
POLIARQUE.
Je n’aurai pas beaucoup de peine d’exécuter les commandements de votre Majesté : mais j’appréhende, de l’humour qu’elle est, que mon obéissance ne lui soit inutile.
LE ROI.
Refusera-t-elle un Royaume, après avoir perdu ses États : Témoigne-moi seulement que la passion que tu as de me servir, s’intéresse dans celle que j’ai de me satisfaire ; les Rois ne sont jamais malheureux en Amour.
POLIARQUE, seul.
Dis plutôt, les Tyrans, puisqu’ils prennent par force ce que la raison leur refuse. En quel état me vois-je réduit, d’avoir un Roi pout Rival, dans une passion qui me possède absolument, et dont je ne puis modérer la violence ? Il est vrai, je suis né son sujet ; Mais l’Amour veut que je meure son esclave ; à qui dois-je obéir ? Cruel respect, aimable prison, fâcheux objet de mon devoir, belle cause de mon inquiétude, Raison Amour, Nature, Honneur, terminez vos différents, et faites-moi connaître sensiblement à quel de vous je me dois rendre ; Ha ! je ressens que vous êtes d’accord, puisque l’Honneur plus puissant et plus absolu me contraint de subir les lois qu’il m’a déjà prescrites. Allons donc, puisqu’il le faut, allons dire à Climène que le Roi est son Amant, pour lui faire connaître que je ne porte plus ce titre ? Que si elle m’accuse de trahison, représentons-lui hardiment que sa Beauté l’a trahie la première, m’ayant donné un Rival qui n’en souffre point.
ACTE II
Scène première
CLIMÈNE, seule avec MÉLISTÉE, sa confidente
CLIMÈNE.
J’avais résolu Mélistée, d’attendre la visite de Poliarque dans ma chambre : mais la présence de ma sœur toujours jalouse du bonheur qui me suit, me fait changer de dessein, pour l’entretenir à son déçu à la première rencontre.
MÉLISTÉE.
Un de ses Pages vous a vue sortir de votre chambre ; et même si je ne me trompe, il vous a suivie, pour avertir son Maître du chemin que vous tenez ; le voici qui vient.
Scène II
POLIARQUE, CLIMÈNE
POLIARQUE.
Madame, vous trouverez peut-être étrange, qu’après avoir reçu de vos belles mains les chaînes de ma servitude, je vienne à l’instant même vous demander a liberté : mais si vous considérez la puissance absolue qui m’y contraint, vous plaindrez mon malheur sans me reprocher mon inconstance.
CLIMÈNE.
Monsieur, je ne trouve rien d’étrange dans votre humeur volage, puisque tous les hommes sont inconstants : Je m’étonne seulement, qu’après avoir perdu le respect que vous devez aux personnes de ma qualité, vous cherchiez encore des faux prétextes pour vous servir d’excuse.
POLIARQUE.
Les assurances que le Roi m’a données de l’amour qu’il a pour vous, sont les seuls prétextes, dont je me sers pour excuser mon changement.
CLIMÈNE.
Serais-je si malheureuse, d’avoir quelque chose en moi qui plût à sa Majesté.
POLIARQUE.
Mettez-vous au rang de vos malheurs, la fin de vos disgrâces : votre fortune est hors de comparaison.
CLIMÈNE.
Les personnes de ma condition ne font jamais fortune. La Nature en naissant m’a mis le Sceptre à la main, et ma tête est accoutumée dès le berceau à porter des couronnes ; que si la Tyrannie aujourd’hui me prive de tous les deux : cette consolation me demeure de les pouvoir porter quand il me plaira.
POLIARQUE.
Je veux croire que votre Grandeur égale votre Beauté : mais ce ne sera pas ternir l’éclat de l’une, ni offenser le mérite de l’autre, d’avoir un Roi pour serviteur.
CLIMÈNE.
Je vois bien que vous ne me connaissez pas. Si je me suis rabaissée par un excès de faiblesse, jusques au point d’agréer vos civilités. Je m’élève maintenant sur le Trône de mes Pères par une action de courage, pour regarder à mes pieds indifféremment les plus Grands Rois de la Terre.
POLIARQUE.
Ce n’est pas assez de vous élever de pensée sur le Trône de vos Aïeux. Il faut qu’en effet vous en occupiez la place. Et sa Majesté en vous donnant son cœur, vous en offre les moyens.
CLIMÈNE.
On ne monte jamais sur un Trône d’honneur par les degrés de la honte.
POLIARQUE.
La Nécessité est plus forte que la Raison. Tout vous est permis en l’état où vous êtes.
CLIMÈNE.
Il semble que vous me regardiez encore avec le même œil, que vous m’avez considérée lorsque vous eûtes l’audace de m’offrir vos services : je n’ai point changé de condition pour avoir changé de fortune ; je suis née Princesse, et si ma puissance n’est pas absolue dans ce Royaume, ma volonté la sera toujours dans mon devoir.
POLIARQUE.
Je veux croire qu’il y avait autant d’audace en mon amour, qu’il y a de Justice en celle du Roi. Oubliez donc la témérité de l’une, et considérez l’importance de l’autre.
CLIMÈNE.
Je ne considère que mon intérêt. Le Roi a beau chercher des Maîtresses, il n’en trouvera jamais de ma qualité, et moins encore de mon humeur.
POLIARQUE.
Il faut que vous soyez d’accord avec vous-même : vous demandez la protection du Roi, et vous refusez ses bonnes grâces ; ce n’est pas le moyen de réussir en vos desseins.
CLIMÈNE.
Quand je demande sa Protection, sa Justice et sa Bonté m’en permettent le désir ; et quand il m’offre ses bonnes grâces, ma vertu et mon devoir défendent l’espérance.
POLIARQUE.
Les soupirs d’un Roi n’offensent point les oreilles les plus chastes.
CLIMÈNE.
Les mépris d’une fille ne blessent jamais les yeux d’un Amant.
POLIARQUE.
Ce serait bannir de vos actions les grâces qui les accompagnent, de faire la dédaigneuse devant sa Majesté.
CLIMÈNE.
Puisque vous m’apprenez les discours qu’elle me doit tenir. Je sais la réponse que je lui dois faire.
POLIARQUE.
Où trouverez-vous une plus belle occasion que celle qui se présente, de conserver vos États.
CLIMÈNE.
Je n’en chercherai jamais de pareilles, pour y faire ma nouvelle entrée.
POLIARQUE.
Une amour extrême a des charmes inévitables.
CLIMÈNE.
Une injuste passion a des malheureux confidents.
POLIARQUE.
On avouera toujours en vous voyant, que la Passion du Roi est raisonnable.
CLIMÈNE.
Et l’on peut connaître après vous avoir ouï, que vos desseins ne sont pas innocents.
POLIARQUE.
Je suis les sentiments de mon Maître.
CLIMÈNE.
Et moi ceux de la Vertu.
POLIARQUE.
Mais quelle satisfaction donnerai-je de votre part à sa Majesté.
CLIMÈNE.
Celle de ne perdre point son temps, et de soulager vos peines.
POLIARQUE.
L’honneur que le Roi vous fait n’est pas à refuser.
CLIMÈNE.
Celui qu’il prétend n’est pas à vendre.
POLIARQUE.
Donnez-lui au moins quelque espérance.
CLIMÈNE.
Je ne fais jamais des présents inutiles.
POLIARQUE.
Vous suivez un mauvais conseil.
CLIMÈNE.
Vous tenez un mauvais chemin.
POLIARQUE.
Apprenez-m’en un plus beau.
CLIMÈNE.
Retournez sur vos pas, et ne vous engagez plus dans une carrière, où le regret et la honte vous attendent au bout.
Scène III
POLIARQUE, seul
Que sa rigueur me plaît : que ses mépris sont doux en résistant à ces attaques : il me semble qu’elle se défend pour moi, aussi bien que pour elle. J’ai subi toutefois les lois de mon devoir, et violé celles de mon Amour. J’ai paru tout de glace au milieu de mes flammes. J’ai caché ma passion pour faire connaître celle du Roi. Que si mon obéissance et ma fidélité réussissent sans y penser à son désavantage, je ne saurais me plaindre de ma bonne Fortune. Il me suffit d’être innocent.
Scène IV
PAMPHILIE, avec URANIE, sa confidente
PAMPHILIE.
Que je suis inquiétée, Uranie, depuis notre arrivée en cette Cour : j’y cherche les plaisirs que les autres y trouvent : j’y attends les félicités dont tout le monde jouit ; et quoique l’objet de mes désirs y soit toujours présent, le désespoir de le posséder me fait soupirer de son absence.
URANIE.
Si vous ne me faites mieux connaître votre mal, vous m’ôtez le moyen d’y apporter du remède.
PAMPHILIE.
Mon mal est de telle nature, que bien loin de le guérir, je perds tous les jours l’espérance de le voir soulagé.
URANIE.
Ce n’est rien dire encore pour ma satisfaction, contentez ma curiosité, et tirez-moi de peine.
PAMPHILIE.
Mon dessein veut que j’aime Poliarque, Uranie, parce que je lui suis indifférente : juge de l’excès de ma douleur, par la nécessité de son mépris.
URANIE.
Il se connaît bien dans l’alarme où vous êtes, que c’est la première fois que votre cœur a soupiré d’Amour : on guérit de sa maladie lorsqu’elle est désespérée, puisque l’espérance lui sert d’aliment.
PAMPHILIE.
Chacun aime à sa façon, Uranie, et de l’humeur que je suis, je prévois que la mort sera le remède de mes peines.
URANIE.
Si Poliarque est libre, vous avez assez de mérite pour l’engager : et s’il ne l’est pas, vous avez trop de raison pour vous plaindre inutilement.
PAMPHILIE.
Il est esclave aussi bien que moi : mais notre sort paraît bien différent. Il soupire dans une prison, dont il appréhende la sortie ; et je me plains dans des fers que le temps, ni tes persuasions ne romprons jamais.
URANIE.
Ne peut-on pas savoir le nom de votre Rivale.
PAMPHILIE.
Si je te le dis, tu blâmeras ma jalousie, après avoir condamné mon Amour : mais dans l’aveuglement où je suis, je ne connais personne ; c’est ma sœur.
URANIE.
Pourquoi lui disputez-vous l’avantage de vous avoir prévenue dans le dessein que vous aviez.
PAMPHILIE.
Je ne saurais lui disputer le prix qu’elle a emporté : mais j’envie sa fortune.
URANIE.
Il y a de la faiblesse d’envier les félicités que les autres possèdent, rendez-vous heureuse vous-même, puisque votre naissance et votre mérite peuvent contribuer à ce dessein. Cléonte vous aime avec passion, prêtez l’oreille à sa recherche, sa qualité de Duc, vaut bien celle de Favori.
PAMPHILIE.
Crois-tu que nos âmes se dépouillent de leurs passions, de même que nos corps font de leurs habits : Comme elles nous surprennent avec plaisir, elles nous maîtrisent avec violence : et c’est en vain, Uranie, que nous essayons souvent d’en rompre les fers ; il y a plus de bonheur que d’adresse à réussir en cette entreprise : j’aimerai Poliarque jusques au Tombeau.
URANIE.
Quel plaisir prenez-vous à porter dans le sein un feu qui vous dévore : si votre Prudence n’en éteint l’ardeur de bonne heure, vous en mourrez un jour de regret.
PAMPHILIE.
Tu ne sais ce que c’est que d’aimer ; une âme atteinte de cette passion, n’est capable que de suivre les sentiments qu’elle nous inspire ; et si la pudeur de notre sexe ne modérait en quelque sorte la violence de ses efforts, il n’est point d’extrémité où nous ne fussions réduites : change de discours ou de conseil.
URANIE.
Mais quel est votre dessein.
PAMPHILIE.
D’exécuter ce que mon désespoir me propose. Le Roi est Rival de Poliarque ; je veux que la jalousie de l’un, guérisse l’Amour de l’autre, et que de la sorte, ce remède éprouvé me serve de soulagement. Allons nous rendre savantes sur ce sujet, pour faire réussir mon entreprise. Mais voici ce fâcheux Cléonte ; il me suit incessamment d’aussi près que mon ombre.
URANIE.
Faites-en un nouvel Ixion, et nourrissez-le d’espérance.
Scène V
CLÉONTE, PAMPHILIE
CLÉONTE, seul.
Madame, il y a longtemps que je cherche l’occasion de vous témoigner la passion que j’ai de vous servir. Et je m’estimerai fort heureux en cette rencontre, si mes services vous sont agréables.
PAMPHILIE.
Monsieur, je reçois à faveur les témoignages que vous me rendez de votre bonne volonté : mais comme nous sommes tous les jours à la veille de notre départ ; je me trouve plus disposer d’en conserver le souvenir, que d’en agréer la continuation.
CLÉONTE.
Votre départ ni votre absence ne sauraient diminuer l’affection que je vous ai vouée, puisque votre seul mérite en est l’objet. Il me suffit de me voir au nombre de vos serviteurs qu’il vous a fait acquérir.
PAMPHILIE.
Tous les Cavaliers sont serviteurs des Dames. J’agrée vos civilités sans m’engager plus avant.
Elle s’en va.
CLÉONTE, seul.
Je ne sais maintenant si je me dois plaindre de ses rigueurs, ou la louer de ses honnêtetés : mais en l’état où elle m’a réduit, les plaintes me seraient inutiles, et les louanges lui peuvent être agréables. Je veux faire aujourd’hui de nouvelles maximes d’Amour, aimant sans espérance d’être aimé ; Que si ma constance n’est pas couronnée, la satisfaction qui me demeurera d’avoir fait ce que je devais, me servira toujours de prix. Et dans cette résolution je me donnerai la liberté de lui écrire, si je n’ai pas celle de la voir.
Scène VI
LE ROI, avec POLIARQUE, son favori
LE ROI.
Tu es malheureux en amour, Poliarque, l’Éloquence des Rois sait l’art de persuader tout le monde. Suis-moi, je te veux faire voir que mon autorité absolue, communiquant sa vertu à mes paroles, elles forcent en priant, pour ne trouver jamais de la résistance.
POLIARQUE.
Quand votre Majesté n’aurait d’autre avantage sur moi, que celui de l’éclat qui l’environne, elle peut persuader tout ce qu’elle veut.
LE ROI.
Va-t’en lui dire seulement, que je la prie de me donner un quart d’heure de son entretien ; et que je l’eusse été voir dans son appartement, si les discours que j’ai à lui dire pouvaient souffrir la présence de sa sœur.
POLIARQUE.
J’obéis.
LE ROI.
Je me sens tout étonné à ses approches. Amour favorise mes desseins, et du même feu que tu brûles mon cœur, échauffe mon courage.
Scène VII
LE ROI, parlant à CLIMÈNE en présence d’UNE des Dames d’honneur, et de POLIARQUE
LE ROI.
Madame, je ne viens pas ici pour vous faire des compliments, ni pour vous rendre mes civilités ; l’Amour m’y conduit, après m’avoir bandé les yeux, pour subir aveuglément les lois que vous m’avez prescrites.
CLIMÈNE.
Sire, votre Majesté a beau se rabaisser dans ses soumissions, le respect que je lui dois m’est si sensible, que je ne me relâcherai jamais un seul moment de l’action de le lui rendre ; je n’impose point de lois à mon Souverain.
LE ROI.
Votre mérite m’a fait changer la qualité de Roi en celle d’esclave : je vous aime, Madame, et comme vos yeux en ont imprimé la vérité dans mon cœur avec des traits de flamme, je me sens brûler en vous le disant.
CLIMÈNE.
Je suis obligée de croire que Votre Majesté me veut du bien, puisqu’elle m’en fait tous les jours : mais si je reçois à honneur les preuves de son amitié, celle de son Amour me tiennent lieu d’offense.
LE ROI.
Si c’est un crime de vous aimer, où trouverez-vous des Innocents. Et comment pourriez-vous punir ceux que vous rendez coupables.
CLIMÈNE.
Je suis assez vengée de leur ôter l’espérance, je ne leur impose point d’autre châtiment.
LE ROI.
Votre rigueur ne s’accorde pas avec votre beauté, il faut que vous changiez, ou d’humeur ou de visage.
CLIMÈNE.
Je changerai plutôt de discours, en suppliant Votre Majesté de terminer promptement mes affaires, pour avancer le jour de mon départ.
LE ROI.
Me pourriez-vous abandonner dans le déplorable état où vous m’avez réduit.
CLIMÈNE.
Me voudriez-vous retenir dans la misérable condition où je me trouve.
LE ROI.
Comment voulez-vous que je vous prête mes armes pour vaincre vos ennemis, si vous n’êtes entrée dans ce Royaume que pour triompher de moi-même.
CLIMÈNE.
Une personne qui attend votre secours, n’a pas dessein de vous faire la guerre.
LE ROI n’est pas en état.
Et un homme qui sert d’objet à votre compassion, n’a pas le pouvoir de vous secourir.
CLIMÈNE.
Où sont les effets de vos promesses.
LE ROI.
Dans l’obéissance que je vous ai vouée.
CLIMÈNE.
Je vous demande raison plutôt que faveur.
LE ROI.
Et j’implore votre Bonté, plutôt que votre Justice.
CLIMÈNE.
Si mes prières ne peuvent mériter votre protection, le Ciel ne la refusera pas à mon innocence.
LE ROI.
Et si mes services ne me rendent dignes de votre Amour, le temps me vengera de votre mépris.
CLIMÈNE.
C’est à moi à me plaindre, de celui que vous faites de mes intérêts.
LE ROI.
Ne me condamnez pas sans m’ouïr. Vous voulez rentrer dans vos États ; je vous offre mon Royaume : Pourquoi en refusez-vous le Gouvernement ?
CLIMÈNE.
Parce que la honte de l’acquérir est beaucoup plus grande, que la gloire de le posséder.
LE ROI.
Les Rois sont des sources d’honneur, dont ils comblent celles qu’ils aiment.
CLIMÈNE.
Et les Princesses de mon humeur, des Images de vertu, dont elles laissent l’admiration à tous ceux qui les connaissent.
LE ROI.
Je sais bien que votre réputation est aussi grande que votre Beauté : mais si l’une a fait naître mon Amour, ne souffrez pas que l’autre la détruise.
CLIMÈNE.
Ma beauté ne saurait faire que des Amants volages, parce que si elle donne le désir, ma vertu ôte l’espérance.
LE ROI.
Il y a de l’excès dans votre cruauté.
CLIMÈNE.
Il y a de la violence dans vos poursuites.
LE ROI.
Qui peut condamner mon Amour.
CLIMÈNE.
Qui peut blâmer le mépris que j’en fais ?
LE ROI.
Vous devriez considérer qui je suis.
CLIMÈNE.
Le bandeau que vous portez m’empêche de vous connaître.
LE ROI.
Quand vous ne me verriez pas, je me fais assez entendre.
CLIMÈNE.
Les discours d’un esclave sont bien différents de ceux d’un Roi.
LE ROI.
Je parle le langage que l’Amour m’appris.
CLIMÈNE.
Et moi celui que la raison m’enseigne.
LE ROI.
Serez-vous toujours insensible, et à mes soupirs et à mes larmes.
CLIMÈNE.
Mon cœur est un rocher au milieu de ces orages.
LE ROI.
Je vous ferez la plus grande du monde.
CLIMÈNE.
La Nature vous a prévenu ; celle qui méprise les grandeurs, est au-dessus d’elles.
LE ROI.
Souhaitez, demandez ; je défie votre ambition de donner des limites à l’envie que j’ai de la satisfaire.
CLIMÈNE.
Je souhaite de mourir avec la même gloire que j’ai vécu, et je demande à Votre Majesté cette grâce de le croire, afin qu’elle change de dessein : je n’ai point d’autre ambition.
Elle s’en va.
LE ROI, seul avec Poliarque.
Ha ! que cet orgueil sied bien à sa Beauté, et ce mépris à sa Vertu : que tout le monde admire ses grâces, je veux adorer sa rigueur ; qu’on se plaigne de sa cruauté, je ne saurais soupirer d’Amour que pour elle. Mais si faut-il l’attaquer de nouveau, pour lui faire acquérir de nouvelles couronnes ; dis-lui hardiment que mon Amour s’est changé en fureur à force de mépris ; et que cette passion toujours aveugle ayant allumé son funeste flambeau des dernières étincelles du feu dont j’étais embrasé ; elle demande ces cendres pour l’assouvir, ou son honneur pour me satisfaire. Que si dans ce combat je me trouve vaincu, je partagerai avec elle les couronnes de son Triomphe, pour le rendre plus glorieux.
Scène VIII
POLIARQUE, seul
Quel rigoureux commandement : Quel étrange message ? Je vais attaquer un ennemi, dont la défaite ne me peut être que funeste car s’il se rend à mes efforts, il me mène en triomphe pour me faire voir routes mes espérances ensevelies : et s’il y résiste, je me trouve toujours vaincu par mon malheur, puisqu’on me doit ravir le bien de mon attente. Dure nécessité inexorable à mes vœux ? quel personnage me fais-tu faire : Insatiable devoir, Tyran des âmes Amoureuses, à quelle extrémité me réduis-tu ? J’aime, je suis aimé ; et il ne m’est permis de soupirer que de mon malheur ; encore faut-il que ce soit en cachettes, de peur que ces soupirs témoins de ma douleur ne le soient de mon Amour ? Mais à quoi sert-il de murmurer contre son Destin, puisque les Lois en sont inviolables, il faut se résoudre à l’obéissance, si je ne le suis il m’entraînera.
ACTE III
Scène première
PAMPHILIE, avec URANIE, sa confidente
PAMPHILIE.
Je ne saurais plus vivre en l’état où je suis, Uranie, il faut que je cherche le repos ou la mort ; Poliarque est passionnément amoureux de ma sœur, aussi bien que le Roi : et comme il ne peut-être confident de son Rival sans le trahir, en éloignant sa Majesté de son dessein, il empêche que le mien ne réussisse ; j’étais résolue de l’engager à ma recherche, mais les soins sont inutiles tandis qu’il sera Amoureux de ma sœur : ce qui me contraint de découvrir au Roi sa trahison, puisque je ne saurais l’acquérir sans courir le hasard de le perdre.
URANIE.
Comment, est-il possible que votre cœur soit touché également, et d’Amour et de haine pour un même sujet ? Vous aimez Poliarque avec passion, et dans l’excès de cette Amour vous conjurez sa perte, par un excès de haine ; c’est ce que je ne puis concevoir.
PAMPHILIE.
Je ne trahis Poliarque que pour lui être trop fidèle : si je hasarde sa fortune ; c’est pour le suivre dans son malheur ; si je le mets mal dans l’esprit du Roi, c’est pour le mieux placer dans mon âme : de sorte que si ma jalousie le punit, mon Amour le récompensera.
URANIE.
Il ne faut jamais hasarder les choses qui nous sont si chères ; vous allez mettre le glaive et le flambeau dans la main d’un aveugle, après l’avoir piqué jusques au vif, qui pourra donner des limites à sa vengeance ?
PAMPHILIE.
Moi-même en m’exposant la première aux traits de sa fureur.
URANIE.
Votre perte ne tirera pas hors du danger, celui que vous aurez mis dedans.
PAMPHILIE.
Non : mais j’en mourrai de regret, pour en éviter les reproches.
URANIE.
C’est une faible consolation de s’immoler sur un autel, où l’on a sacrifié une innocente Victime.
PAMPHILIE.
Mais c’est en expier le crime, en quelque façon, de chercher son tombeau dans le feu qui la réduit en cendre.
URANIE.
Pourquoi voulez-vous commencer une faute, dont vous prévoyez déjà le repentir.
PAMPHILIE.
Parce que la prévoyance que j’en puis avoir ne le rend pas infaillible, et dans l’état où je suis, ma perte est inévitable.
URANIE.
Vous trompez le Roi.
PAMPHILIE.
C’est pour son contentement.
URANIE.
Vous offensez votre sœur.
PAMPHILIE.
C’est pour son profit.
URANIE.
Vous calomniez Poliarque.
PAMPHILIE.
La même bouche qui l’accusera le peut justifier : tu me proposes mille sujets de crainte, mais j’en ai beaucoup plus d’espérance.
URANIE.
Que pouvez-vous espérer de tous vos soins, si le succès même n’en saurait être que funeste. Je veux que le Roi ajoute foi à vos discours, Poliarque est perdu : Et quelle satisfaction tirerez-vous de son dommage, si l’Amour que vous avez pour lui, vous le fait partager également ?
PAMPHILIE.
Dans l’extrémité où je me vois réduite, je ne songe qu’à soulager la douleur du mal que je sens, plutôt qu’à guérir de la crainte de celui dont tu me menaces.
URANIE.
Mais le mal que vous souffrez ne durera pas longtemps, et celui que vous prévoyez n’a point de remède.
PAMPHILIE.
C’est trop raisonner contre une Amante ; traite-moi en malade, puisque je la suis ; je sais bien que la passion qui me possède est aveugle : mais comme le péril où je me trouve est beaucoup plus grand que celui que je dois encourir ; ce m’est quelque sorte de consolation d’hasarder une vie misérable comme celle que je traîne.
URANIE.
Mais vous devez considérer qu’en cette entreprise, votre honneur s’y trouve intéressé.
PAMPHILIE.
Il y a plus de conduite que d’imprudence ; si Poliarque est coupable, je le punis ; s’il est innocent, je me satisfais.
Scène II
POLIARQUE, seul
Je cherche partout inutilement l’occasion de parler à Climène. Ce n’est pas que je ne la rencontre en mille lieux : mais comme elle fuit mon abord, elle m’ôte toujours le moyen de l’accoster par l’occupation qu’elle se donne. Un de ses pages m’a dit qu’elle passera bientôt par ici, pour aller visiter sa sœur dans sa chambre. Il faut que je l’attende, ne la vois-je pas, c’est elle-même ?
Climène passant d’un bout du théâtre à l’autre.
Scène III
POLIARQUE, CLIMÈNE
POLIARQUE parle.
Madame, j’ai commandement de vous demander un quart d’heure d’audience de la part de sa Majesté.
CLIMÈNE.
Que peut-elle prétendre de moi ? Et qu’avez-vous encore à me dire ?
POLIARQUE.
Que le Roi ne saurait plus souffrir vos mépris en l’état où il se trouve.
CLIMÈNE.
Je suis ravie que ma vertu le mette en colère, elle me sera toujours plus agréable que son Amour.
POLIARQUE.
Mais il est à craindre que cette Amour méprisée, ne se change en tyrannie.
CLIMÈNE.
J’aime mieux encourir le péril par malheur, qu’en éviter le dommage par la honte.
POLIARQUE.
Quelle raison pouvez-vous tirer d’un homme à qui vous l’avez ôtée.
CLIMÈNE.
Et quelle faveur saurait-il prétendre d’une Princesse qui n’en fît jamais ?
POLIARQUE.
Si vous considérez la violence de son Amour par le mérite de votre Beauté, il est capable de tout entreprendre.
CLIMÈNE.
Et s’il connaît la grandeur de ma naissance par le seul bruit de ma réputation, il n’osera rien exécuter.
POLIARQUE.
Une puissance absolue, se fait toujours craindre dans une Amour extrême.
CLIMÈNE.
Et une grande vertu se fait toujours respecter dans une personne de ma condition.
POLIARQUE.
Considérez le lieu où vous êtes.
CLIMÈNE.
Immole-t-on des Victimes sur un Autel de Refuge.
POLIARQUE.
Ceux qui font les Lois s’exemptent quand ils veulent de leur servitude.
CLIMÈNE.
Et celles qui ne craignent point la mort, se moquent quand il leur plaît des Tyrans.
Scène IV
POLIARQUE, puis LE ROI
POLIARQUE, seul.
Quelle force d’esprit et de courage reluit tout à la fois en cette grande Princesse. Après être précipitée de son Trône, le Roi lui tend la main pour l’aider à remonter dessus, et elle la refuse. Elle se voit réduite à la discrétion de son ennemi, et au lieu de subir les lois qu’il lui a prescrites, elle lui impose celle de son humeur, et le contraint à l’obéissance. Que je l’estime heureuse dans son malheur. La Fortune croyant la surprendre par ses ruses, lui ôte la Couronne que la Nature lui a laissée en partage, et la donne à l’Amour pour la lui rendre à même temps : Mais le mépris qu’elle en fait, quoiqu’elle lui appartienne, lui érige maintenant un Trône tout nouveau à la honte de ces deux aveugles, où elle peut considérer à ses pieds toutes les Grandeurs de la Terre. Mais pourquoi faut-il que je loue sa Vertu ? c’est elle seule aujourd’hui qui m’ôte l’espérance. Dirai-je qu’il faut l’adorer ? si je dois être la Victime de cette Idole, lui ferai-je dresser des autels pour être immolé dessus ? Oui, ma passion dans son excès doit céder par respect à la violence de celle de mon Maître : Obéissons, la qualité de sujet m’impose silence : mais si faut il le rompre pour son contentement.
LE ROI.
Et bien, Poliarque, quelle réponse t’a-t-elle faite.
POLIARQUE.
La même que votre Majesté en a reçue.
LE ROI.
Mais voici sa sœur, que veut-elle de moi ?
Scène V
LE ROI, PAMPHILIE avec sa confidente
PAMPHILIE.
Sire, je désire parler à votre Majesté, de quelque affaire qui la touche.
LE ROI.
Qu’un chacun se retire, qu’on me laisse ici seul.
PAMPHILIE.
Il est important que votre Majesté sache la trahison de Poliarque ; il aime ma sœur, et ne lui parle jamais que de sa passion, au lieu de lui représenter l’amour que votre Majesté a pour elle. Ce qui m’a obligé, considérant l’honneur que votre Majesté lui fait, et celui que j’en reçois, de lui en déceler le secret, afin qu’elle en tire son avantage.
LE ROI.
Que Poliarque aime votre sœur, êtes-vous bien assurée de ce que vous me dites ?
PAMPHILIE.
Après avoir prêté souvent l’oreille à leurs discours, je n’en saurais plus douter ; Et votre Majesté est obligée de le croire.
LE ROI.
Poliarque Amoureux de Climène. Il en mourra le perfide, et si le Soleil me reproche aujourd’hui cette honte d’avoir un sujet pour Rival, je veux que sa lumière éclaire à ma vengeance pour effacer les taches de ses reproches, ou dans ses cendres, ou dans son sang. Page, qu’on appelle mon Capitaine des Gardes. Climène souffre dans mon Palais la recherche de Poliarque, au même temps que je lui témoigne l’Amour que j’ai pour elle : son mépris et sa feintise me font changer de dessein : elle m’ôte l’espérance, faisons-lui ressentir mon désespoir ; elle veut que je meure, j’y consens : mais je mourrai de regret ou de joie, après avoir assouvi ma passion. Le bandeau que vous portez, m’a-t-elle dit, m’empêche de vous connaître ; je l’ai déchiré, tu n’auras plus d’excuse. Le langage d’un Esclave, poursuivait-elle encor, est bien différent de celui d’un Roi. Mes liens sont rompus, chercherai-je d’autres prétextes.
Scène VI
LE ROI, PAMPHILIE, PHILAMON, capitaine des Gardes
LE ROI.
Philamon, va arrêter Poliarque, et mène-le dans la prison de mon Palais, où personne ne le voie, ni ne lui parle. Ta tête me doit répondre de la sienne : et sans perdre temps sur sa déposition, je veux dès aujourd’hui lui faire ressentir la peine de son crime.
PAMPHILIE.
Sire, je demande à votre Majesté la liberté de le voir, pour ôter d’abord le soupçon à ma sœur, que je suis sa partie.
LE ROI.
Je vous le permets, à condition que vous me rendrez savant d’heure à autre de leurs nouvelles intelligences.
PAMPHILIE.
Je ne manquerai pas, Sire.
Elle s’en va.
LE ROI.
Philamon, je le laisse sous ta garde, c’est un criminel d’État, puisqu’il trouble le repos de ma vie.
PHILAMON.
La mienne vous répond de lui.
LE ROI.
Va donc exécuter mes commandements ; et ôte-moi le moyen de t’accuser de paresse.
PHILAMON.
Votre Majesté verra bientôt les effets de mon obéissance.
ACTE IV
Scène première
PAMPHILIE, avec URANIE, sa confidente
PAMPHILIE.
Ha chère Uranie ! que le mépris de tes conseils m’a déjà coûté de soupirs, et des larmes : le Roi est résolu de faire mourir Poliarque, pour le punir du crime que j’ai commis. Mais je veux prévenir sa vengeance, et me punir moi-même la première, pour expier l’horreur de mon péché.
URANIE.
Il ne faut pas que votre repentir lui soit inutile ; puisque vous l’avez jeté dans le péril où il se trouve, songez aux moyens de réparer le dommage qu’il en peut encourir.
PAMPHILIE.
Dès le moment que la colère du Roi lui fit prononcer son arrêt de mort, mon Amour me suggéra l’invention de lui sauver la vie, en demandant la liberté de le voir en prison, afin que ma sœur ne crût pas que je l’eusse trahie ; ce qu’il m’accorda à même temps : de sorte que je le puis faire sortir sous mon habit, sans être connu de personne.
URANIE.
Avez-vous le courage de l’entreprendre.
PAMPHILIE.
As-tu la faiblesse d’un douter.
URANIE.
Ce dessein me semble bien hardi, pour une personne de votre condition.
PAMPHILIE.
Dis plutôt qu’il ne peut être moins généreux, pour une fidèle Amante.
URANIE.
Vous hasardez votre honneur.
PAMPHILIE.
Mais je mets ma conscience en repos.
URANIE.
Vous courez danger de la vie.
PAMPHILIE.
Je voudrais déjà être au bout de sa pénible carrière.
URANIE.
Quel avantage espérez-vous du succès de votre entreprise.
PAMPHILIE.
Celui de m’être acquittée de mon devoir.
URANIE.
Il vous oblige de songer à votre salut.
PAMPHILIE.
N’est-ce pas y penser, que d’éviter la perte de celui que j’aime plus que moi-même ; l’Amour me reproche déjà le temps que j’ai employé à écouter tes discours. Page, allez dire de ma part à Philamon Capitaine des Gardes, qu’il me fasse ouvrir de ce côté ici, la porte de la chambre où Poliarque est arrêté prisonnier, et que j’ai envie de le voir.
URANIE.
J’appréhende qu’un nouveau malheur ne succède à celui qui vous est déjà arrivé.
PAMPHILIE.
Nos humeurs sont aussi différentes que nos conditions ; Uranie, tu as toute la crainte, et j’ai tout l’Amour : Commence par aimer, et tu cesseras de craindre.
Scène II
PHILAMON, capitaine des Gardes, PAMPHILIE, URANIE
Il ouvre par dedans la porte de la chambre, où Poliarque est arrêté, et sortant le premier, il parle à Pamphilie.
PHILAMON.
Madame, le voici qui vient, vous avez la liberté de lui parler autant qu’il vous plaira.
Il s’en va.
Scène III
PHILAMON, POLIARQUE, POLIARQUE, URANIE
Poliarque, sortant de la chambre où il est arrêté.
POLIARQUE, lui parle la première.
Monsieur ; j’ai si peu de temps à vous entretenir du dessein qui m’amène ici, dans le péril où vous êtes, que je vous dirai en peu de mots, que c’est moi seule qui vous y ai engagé. L’inclination que j’eus à vous estimer plus que toutes les personnes du monde, à mon arrivée en cette Cour, s’étant peu à peu changée en affection, je devins si jalouse de ma sœur, pour m’avoir prévenue dans les mêmes sentiments qu’elle avait pour vous, que cette jalousie m’a fourni d’invention à vous accuser de trahison envers le Roi, l’assurant que vous étiez son Rival, en la recherche de ma sœur, et que même vous le desserviez auprès d’elle, pour vous mettre mieux dans son esprit. Ce qu’il a cru avec tant de facilité, que se laissant emporter aux premiers mouvements de sa colère : il vous a fait arrêter prisonnier, avec ce funeste dessein de porter sa vengeance jusques au dernier supplice. De vous demander maintenant pardon du crime que j’ai commis, votre mérite m’en a donné la première pensée, et ma jalousie, dont vous connaissez la cause, me la fait exécuter. Il me suffit de vous témoigner dans le repentir qui m’en demeure, la résolution que j’ai prise de vous sauver, puisque mon bonheur m’en prépare les moyens.
POLIARQUE.
Madame, vos discours me rendent si confus, que je ne sais en quels termes je vous dois répondre. La vanité que vous me donnez dans l’estime que vous avez faite de moi, me surprend : la jalousie que vous avez eue de votre sœur m’étonne, et le danger où vous m’avez exposé, sans vous avoir offensée, met encore mon esprit dans un nouveau désordre. Mais quand je considère d’un autre côté l’honneur que vous m’avez fait de jeter vos yeux sur moi, l’avantage qui me demeure de l’affection que vous m’avez témoignée, et le regret que vous faites paraître de m’avoir calomnié, je me sens plus obligé qu’offensé, et m’estime trop heureux dans mon malheur, que vous en soyez la cause.
PAMPHILIE.
Je n’ai jamais douté de votre générosité : mais je veux vous faire connaître la mienne. La liberté que le Roi m’a donnée de vous voir, sous prétexte d’obliger ma sœur, me sert de moyen aujourd’hui de vous faire sauver en prenant mes habits, et sortant de votre chambre avec Uranie, qui m’est fort fidèle. Vous ferez votre retraite dans la Tour du Palais, dont Cléonte votre intime ami, et l’un de mes nouveaux serviteurs est Gouverneur, en attendant que j’aie adouci la colère du Roi, après lui avoir fait connaître la vérité de votre innocence, par la confession de mon crime.
POLIARQUE.
J’aime mieux perdre la vie, qu’intéresser votre honneur.
PAMPHILIE.
Il y va de mon honneur de vous sauver la vie.
POLIARQUE.
Mon silence rendra votre crime inconnu, pour en éviter les reproches.
PAMPHILIE.
Mais ma conscience me le reproche déjà en secret, pour m’en faire porter la peine.
POLIARQUE.
Si l’Amour vous a conseillé de me rendre malheureux, ma disgrâce m’est plus agréable que votre repentir.
PAMPHILIE.
Je n’ai point changé de conseil, encore que j’aie changé de dessein. C’est lui-même qui me persuade de vous sauver, et mon devoir m’y contraint avec beaucoup de violence ; le temps nous est fort cher, servez-vous de l’occasion. Je reviendrai vous voir dans un moment, sous prétexte de vous apporter quelque nouvelle de la part du Roi, et j’entrerai par dedans le Palais, afin de n’être point vue que de vos gardes ; et cependant je tirerai parole de Cléonte de vous donner retraite dans la Tour, pour plus grande assurance.
POLIARQUE.
Je m’abandonne sous votre protection ; j’ai fait persuader Madame votre sœur de s’y retirer aussi dedans, avec deux ou trois de ses Dames d’honneur, de peur que le Roi ne se porte à quelque violence, à force de jalousie ; m’étant imaginé que quelqu’un lui avait décelé le secret de mon amour.
PAMPHILIE.
Je prendrai sujet de l’aller visiter pour lui demander pardon de la même faute, après avoir éclairci l’esprit du Roi de toutes les méfiances qu’on lui peut avoir données : Allez donner ordre à vos affaires.
POLIARQUE.
Je vous suis trop obligé de l’honneur de vos soins.
PAMPHILIE dit cela tout haut en présence de Philamon.
Je vous reverrai bientôt de la part du Roi, et vous apporterai sans doute de bonnes nouvelles.
PHILAMON.
Il ne saurait perdre sa cause, Madame, si vous prenez la peine de la plaider.
Il rentre avec Poliarque.
PAMPHILIE.
Ses sévices parleront plus haut que moi.
PAMPHILIE, seule avec sa confidente.
Tout réussit à mes desseins, si je trouve l’occasion de parler à Cléonte : mais voici un de ses Pages qui m’apprendra de ses nouvelles.
Scène IV
LE PAGE de Cléonte, PAMPHILIE, URANIE
LE PAGE.
Madame, mon Maître m’a commandé de vous donner cette Lettre, et de vous en demander la réponse.
PAMPHILIE.
Dis-lui qu’il la vienne quérir lui-même tout maintenant.
Il s’en va. Elle continue à parler.
Je n’ai point envie de lire cette lettre.
URANIE.
Vous avez bien peu de curiosité. On vous a dit, sans doute, que l’Amour est contagieuse : mais si vous avez cette appréhension, lisez ? là tout bas, pour éviter que son venin ne se glisse dans l’oreille.
PAMPHILIE.
Ce n’est pas ce que j’appréhende ; si le cœur n’est disposé à recevoir ce poison, tous ses efforts sont inutiles ; je te veux contenter.
Elle l’ouvre et la lit.
Lettre de Cléonte à Pamphilie.
Le respect que je vous dois, ayant imposé silence à mon Amour ; elle m’a persuadé de vous en témoigner la vérité dans cette Lettre : mais la crainte que j’ai que vous yeux ne la réduisent en cendres, de même que le cœur qui l’a dictée, m’oblige à vous assurer encore une fois, pour l’ôter promptement de vos mains ; que je suis sans feintise, et serai toute ma vie avec passion,
Madame,
Votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur,
CLÉONTE.
PAMPHILIE.
Voilà de belles paroles, Uranie, pour persuader celles qui se repaissent de vent, mais je ne crois pas de léger : je veux des longs services plutôt que des beaux compliments, avant qu’ajouter foi à toutes ces Lettres.
URANIE.
Une personne de votre condition ne saurait avoir trop de serviteurs : il faut qu’elle prenne soin d’en faire beaucoup, et de n’en perdre pas un seul, puisque le plus inutile sert toujours à quelque chose. Vous avez méprisé Cléonte, et celui qui vous était si indifférent, vous est aujourd’hui si nécessaire. Le voici, si je ne me trompe.
Scène V
CLÉONTE, PAMPHILIE
CLÉONTE.
Madame, je viens recevoir de votre bouche, plutôt que de vos mains, la réponse de ma Lettre, puisque vous me l’avez commandé.
PAMPHILIE.
Recevez-la donc, en vous assurant qu’elle m’a été fort agréable mais quelques protestations de fidélité que vous m’ayez faites, je vous en demande des nouvelles preuves pour ma satisfaction.
CLÉONTE.
Votre méfiance me convie d’honneur, en me donnant le moyen de paraître fidèle. Faites-moi connaître vos désirs, et je vous ferai voir mon obéissance.
PAMPHILIE.
Vous avez su comme le Roi étant amoureux de ma sœur, et jaloux de Poliarque, l’a fait arrêter prisonnier dans son Palais, avec dessein de lui faire trancher la tête pour mettre la sienne en repos. Je vous supplie maintenant dans la résolution que j’ai prise de le faire sortir de prison, de lui donner retraite dans votre Place, jusques è ce que j’aie apaisé le colère du Roi. Je sais bien que vous hasardez beaucoup. Mais après vous avoir assuré que je serai moi-même votre récompense, en agréant la faveur de votre recherche, l’affection que vous m’avez témoignée, et le service que vous nous avez voué, me persuadent déjà que vous m’accorderez cette grâce.
CLÉONTE.
Madame, un esclave ne saurait faire grâce à son maître. Il me suffit de vous dire encore une fois, puisqu’il semble que vous l’ayez oublié, qu’en vous donnant mon cœur, je vous ai mis ma vie et mon honneur entre les mains pour en disposer absolument, comme de la chose du monde qui vous est le plus acquise. Toutes les autres protestations que je vous pourrais faire seraient inutiles, servez-vous du temps et de l’occasion.
PAMPHILIE.
Je prends votre parole, et vous laisse ma foi.
Scène VI
CLÉONTE, seul
Qu’ai-je dit, et qu’ai-je fait dans mon aveuglement. Mais que ne dirais-je pas, et que ne ferais-je point encore durant le règne de ma passion. M’arrêterai-je au milieu d’une carrière, où l’amour même m’attend au bout pour me faire présent de ses myrtes. Je sais bien que je hasarde tout à la fois, mon honneur, ma vie, et ma fortune. Mais de qui puis-je prendre conseil en l’état où je me trouve, si mes sens et ma raison tiennent le parti de Pamphilie contre moi-même. Les uns me représentent que ce n’est pas perdre l’honneur que de sauver un Amant, pour obéir à une Maîtresse : et l’autre me fait connaître sensiblement, qu’en fuyant la mort qui s’offre à mes yeux, je cours au-devant d’elle-même par un autre chemin que je suis forcé de prendre ? Foulons donc hardiment les épines qui se rencontrent sous mes pieds, pour cueillir les roses qui doivent couronner ma tête ; les délices que j’attends sont plus considérables que les malheurs que je puis encourir.
Scène VII
CLIMÈNE, avec DORISTÈNE, sa confidente
CLIMÈNE.
Il se faut sauver Doristène, le Roi a dessein sur mon honneur, puisqu’il a fait arrêter Poliarque par un excès de jalousie, sans l’accuser d’autre crime que de celui de m’aimer.
DORISTÈNE.
Où pourrions-nous aller à l’heure qu’il est, sans avoir un lieu de retraite.
CLIMÈNE.
Il faut nous retirer dans la tour, sur l’avis qu’on m’a donné que Cléonte qui en est Gouverneur, nous y recevra avec assurance de protection.
DORISTÈNE.
Vous persuadez-vous qu’il prenne les armes contre son Maître.
CLIMÈNE.
S’il ne les prend pas, je m’en servirai contre moi-même pour défendre mon honneur. Fut-il jamais Princesse plus misérable que moi. La mort m’a ravi mes parents, le Tyrannie mes États, et pour un surcroît de malheur, le Roi me veut ravir aujourd’hui toute la gloire qui me reste, et assouvir ses brutales passions ; mais je lui ferai connaître à toute extrémité que mon honneur tient si fort à ma vie, qu’on ne peut blesser l’un sans faire mourir l’autre ? Ô Fortune ! tu m’as ôté tout ce que tu m’avais donné. Mais je te veux faire voir dans mes misères, que ma vertu me comble de nouveaux trésors, et que mon courage servant de clou pour arrêter ta roue, elle n’aura plus d’autre mouvement que celui de mes volontés.
DORISTÈNE.
Consolez-vous, Madame, le Roi n’usera jamais de violence contre une personne de votre condition.
CLIMÈNE.
Si la colère se fait craindre dans ses premiers mouvements, l’amour ne se fait pas moins redouter dans ses continuelles violences ? Et comme ces deux passions sont aveugles, elles autorisent l’horreur de leurs crimes de la nécessité de leur bandeau. Je veux me mettre à couvert de l’orage dont je suis menacée.
DORISTÈNE.
Mais si vous aimez encore Poliarque, pourquoi l’abandonnez-vous dans le péril où il est.
CLIMÈNE.
Parce que son mal est de telle nature, qu’en le voulant soulager je le rendrais incurable.
DORISTÈNE.
La vérité est toujours plus puissante que la calomnie : son innocence et votre vertu triompheront de tous ses ennemis.
CLIMÈNE.
Mais tu ne considères pas que son mérite est le plus grand de tous ; si la jalousie du Roi le rend coupable, comment veux-tu que mon amour le justifie. Je ne saurais lui donner que des vœux et des larmes, puisqu’il possède mon cœur. Songeons à notre retraite, le temps nous est trop cher.
ACTE V
Scène première
LE ROI, paraissant sur le haut de son Palais avec quelqu’un des siens.
Je vois le feu de mes Sacrifices allumé.
Une Tour paraît en feu.
J’entends déjà les plaintes des victimes : la lumière de ces flammes dévorantes m’est un nouveau Soleil au milieu de la nuit qui me fait voir le jour de ma vengeance ; et ce bruit d’alarme et de tumulte ne parlant que de mort, en prononce l’Arrêt à mes ennemis, et l’exécute à l’instant même. Cette fumée a l’odeur d’encens, puisque j’en suis tout à la fois, et l’Autel et l’Idole : Et tous ces cris d’horreur et d’effroi qui servent d’épouvante à ceux mêmes qui les font éclater, changeant de nature à mes oreilles y résonnent délicieusement. Ô quel nouveau plaisir, de voir représenter à mes ennemis sur un théâtre tout de flamme, la funeste Tragédie de ma Justice et de leur punition ! Je leur fais connaître à la lumière de mes foudres, qu’ils réduisent en cendre les rebelles, et que ceux qui ne savent pas m’obéir, doivent se résoudre à la mort.
Scène II
LE ROI, PAMPHILIE, sœur de Climène toute éplorée
PAMPHILIE parle à genoux au Roi qui est sur le haut de son Palais.
Sire, les cris des innocentes victimes persuadent votre Justice de les exempter du Sacrifice où votre Majesté les a destinées, puisque les cendres de Poliarque ont assouvi son ressentiment : et ma sœur implore votre bonté, et vous demande grâce sans avoir failli.
LE ROI.
Il faut que le feu de mon amour éteigne celui de ma colère, qu’on secoure ces misérables, je suis assez vengé, et ils sont assez punis. Dites à votre sœur que le repentir de sa faute me contraint déjà à l’oublier, et que je lui en accorde la grâce pourvu que sa soumission me la demande tout maintenant.
PAMPHILIE.
Je vais lui porter cette agréable nouvelle, pour hâter ses pas dans le dessein qu’elle a fait de venir elle-même se jeter aux pieds de votre Majesté pour en implorer la clémence.
Scène III
DORASTE, seul
Quel prodigieux spectacle, l’effroi, l’horreur, le désespoir et la mort se font voir partout à la funeste lumière de mille éclairs ; Et d’autant de foudres dont les flammes vengeresses ne font qu’un monceau de cendres de toute cette forteresse, et de tous ses habitants. Là j’ai vu tout en feu, un mère chargée de ses enfants, qui brûlant avec elle dans sa fuite inutile joignent leurs larmes aux siennes pour tâcher d’éteindre l’ardeur dont ils étaient également embrasés ; ici j’ai jeté les yeux sur une fille dont le courage beaucoup plus fort que son sexe, l’a faite précipiter aveuglément au milieu des flammes qui brûlaient son père, se sentant brûler elle-même du désir de le sauver, ou de mourir ; j’ai considéré encore de loin avec étonnement deux frères si fort attachés ensemble par ce premier lien d’amour dont la nature avait enchaîné leurs cœurs, que n’ayant tous deux qu’une âme durant leur vie, ils n’ont voulu avoir qu’un corps en mourant, s’étant de nouveau liés ensemble au milieu des flammes pour encourir un même trépas, comme s’ils eussent appréhendé que leurs cendres eussent été séparées. Parmi l’horreur de tant de morts, je ne sais quel Démon m’a conservé la vie, j’en vais rendre grâce aux Dieux.
Scène IV
LE ROI, seul avec quelqu’un des siens
Que j’ai mauvaise grâce de me mettre en colère contre moi-même. J’avais fait dresser un bûcher pour y réduire en cendre Climène, sans considérer qu’en possédant mon cœur, j’eusse été aussi bien qu’elle la victime de ce sacrifice. Ne puis-je pas dire dans l’excès de mon amour que sa Vertu est mille fois plus grande encore. J’attaquais son honneur, et ne pouvant le défendre qu’au milieu des flammes, elle y avait érigé un Autel de refuge où elle voulait être immolée pour le conserver. Cessez donc mes passions, cessez de blâmer celle de mon amour, sa justice vous impose silence.
Scène V
LE ROI, PHILAMON, capitaine des Gardes
PHILAMON.
Sire, la Princesse Climène, accompagnée de Pamphilie sa sœur, demande audience à votre Majesté.
LE ROI.
Qu’on la laisse entrer : Elle vient sans doute exécuter sur moi-même le funeste Arrêt que j’avais prononcé contre elle, puisque ses yeux brûlent tout le monde. Mais j’en veux tenter le péril, le dommage en est trop agréable.
Scène VI
LE ROI, CLIMÈNE, PAMPHILIE avec leurs DAMES D’HONNEUR et DORASTE
Climène en action de se jeter aux pieds du Roi. Et Pamphilie, sa sœur aussi.
CLIMÈNE.
Sire.
LE ROI.
C’est à moi de parler le premier, comme le plus intéressé, par les justes reproches que vous me pouvez faire de la violence que j’ai exercée contre vous. J’ai offensé votre vertu Climène ; mais si mon amour m’en a donné le Conseil, et votre beauté la hardiesse, elles-mêmes encore pour vous satisfaire m’en donnent maintenant le repentir.
CLIMÈNE.
Encore que j’aie quelque sujet de me plaindre de votre Majesté, les biens que j’en ai reçus étant beaucoup plus grands que les maux qu’elle m’a faits, je me sens plus disposée à la remercier des uns, qu’à lui reprocher les autres ; mais je partage avec elle le regret qu’elle doit avoir de la perte de Poliarque, considérant l’importance de sa mort, par les preuves qui nous demeurent de son innocence. Je fuyais pour sauver mon honneur des poursuites de votre amour, et il me suivait pour garantir sa vie des atteintes de votre jalousie, mais tous deux, Sire, n’avions d’autre dessein que de mourir avec la même gloire, où nous avons vécu, lui comme fidèle sujet, et moi en qualité de votre fidèle servante.
LE ROI.
Que Poliarque fut innocent, j’ai de la peine à le croire.
CLIMÈNE.
Puisque sa partie le confesse, votre Majesté n’en saurait plus douter. Il est vrai qu’à mon arrivée en cette Cour, il me témoigna la passion qu’il avait de me servir. Mais dès lors que votre Majesté lui eût fait connaître son dessein, il changea de pensée, et subit les lois de son devoir au mépris de celles de son amour. La jalousie de ma sœur l’avait rendu coupable, la vôtre le voulait punir, et son malheur excitant votre colère, toutes deux ensemble ont immolé cet innocent.
LE ROI.
Je me sens touché jusques au vif du regret de sa perte, sa fidélité me demandait des Couronnes, et ma tyrannie lui en a fait de Cyprès ? Ô Amour qui du feu de ton flambeau fatal à toute la nature, réduis en cendres tout le monde ! Pourquoi blesses-tu mon honneur, en brûlant mon âme ; je t’abandonne et mon repos, et ma liberté ; mais sauve ma réputation, et ma gloire ; Que si mon destin s’accorde avec toi pour conjurer ma perte, assouvissez également votre fureur ou de mon sang, ou de mes cendres, pourvu que vous ayez du respect pour ma mémoire, je me plaindrai de mon malheur plutôt que de vos cruautés.
Scène VII
LE ROI., UN SOLDAT de la Citadelle
UN SOLDAT.
Sire, les Dieux Protecteurs de l’innocence ont sauvé Poliarque du milieu des Flammes, il demande audience à votre Majesté.
LE ROI.
Que cette nouvelle m’est agréable, je me sens maintenant attaqué, et combattu de deux différentes passions tout à la fois. Mais quoique l’amour soit toujours maître de mes sens, il faut que ma générosité aujourd’hui le mène en triomphe. À quoi sert cet éclat de grandeur qui m’environne si l’innocence de mes actions n’en produit la lumière : une tête qui porte des Couronnes ne doit jamais avoir des pensées qui soient indignes d’elle : puisque les Rois sont Juges Souverains de leurs actions, ils doivent prévenir la vengeance des Dieux en se punissant les premiers des fautes qu’ils commettent ; qu’il entre, il demande Justice je la lui veux rendre, pour la faire à moi-même.
Scène VIII
LE ROI, POLIARQUE, CLIMÈNE
LE ROI, continue à parler en le voyant.
Poliarque, ferme la bouche à la justice de tes plaintes, et ouvre les yeux à l’admiration de tant de beautés. Si j’ai failli en te punissant, je répare cette faute en te donnant le bien que j’attendais. Je veux que Climène soit l’objet de ton amour, et celui de mes respects. Je la rends à ton mérite ; avec ce regret toutefois, de n’avoir pu prévenir sa contrainte, puisqu’il m’y a forcé aussi bien que mon devoir.
POLIARQUE.
Que votre Majesté prenne donc le silence qu’elle m’impose pour remerciement de tant de faveurs dont elle me comble aujourd’hui, n’ayant que des vœux à lui offrir en reconnaissance.
CLIMÈNE.
Je joins les miens à ceux de Poliarque dans la confusion où je me trouve, ne sachant que dire pour témoigner à Votre Majesté le ressentiment qui me demeure, de l’honneur qu’elle me fait.
LE ROI.
Je vous oblige aujourd’hui de louer mon changement, puisqu’il sert de récompense à votre fidélité. Mais dis-moi, Poliarque, comme ton dessein et ma bonne fortune t’ont garanti du danger où je t’avais précipité dans mon aveuglement.
POLIARQUE.
Dès lors qu’on eut mis le feu dans la place, je ne songeai qu’à sauver la Princesse Climène pour me tirer hors de péril, puisque l’amour me faisait vivre en elle seule. Et je fus si heureux en cette pensée, que sans rencontrer aucun obstacle dans le chemin que je m’étais proposé de tenir ; je fis monter ces deux Princesses au plus haut de la Tour, où je les laissai sous la protection de Dorimante, après avoir fait attacher des échelles de corde de tous côtés pour leur donner le moyen à toute extrémité, de chercher leur dernier asile dans la fuite. De moi, je me cachai dans le magasin des poudres, sachant que les soldats avaient eu ordre d’empêcher que le feu n’en approchât, et même de l’éteindre s’ils en prévoyaient le péril. De sorte que j’ai trouvé le port, au milieu de l’écueil où je devais faire naufrage.
LE ROI.
Je loue ta conduite, et admire ton bonheur, le Ciel ne pouvait refuser sa protection à ton innocence. Mais il faut que ma justice soit satisfaite, et que Cléonte porte la peine de sa désobéissance. Je veux qu’il serve d’exemple aux rebelles, pour commencer à les punir par l’appréhension de son supplice.
POLIARQUE.
Sire, l’amour plus puissant que son devoir, en le faisant coupable, le rend digne d’excuse. Le voici qui vient implorer la clémence de Votre Majesté.
Scène IX
CLÉONTE, LE ROI, PAMPHILIE
CLÉONTE.
Sire, Votre Majesté voit à ses pieds un criminel d’Amour, aussi bien que d’État, puisqu’à force d’aimer il s’est rendu coupable.
LE ROI.
Votre amour n’excuse point votre audace.
CLÉONTE.
Si ma passion n’est pas considérable dans mon cœur, qu’elle la soit au moins sur le visage de Pamphilie, puisque sa beauté l’a fait naître.
PAMPHILIE se met à genoux.
Sire, il est vrai que je suis complice de son crime, l’ayant forcé de le commettre. Et comme je me suis donnée moi-même pour récompense de sa rébellion ; en demandant sa grâce à Votre Majesté, je la supplie tout à la fois de m’accorder la mienne puisque mes promesses ont mêlé ensemble nos intérêts.
LE ROI.
Je veux que ma Justice aujourd’hui cède à ma Clémence. Cléonte, je te donne la vie, afin que tu conserves celle de ta chère Pamphilie, dans l’accomplissement de vos chastes desseins : et pour y contribuer encore quelque chose du mien, je te fais Général de mes armées, avec ordre d’aller remettre en leurs États ces deux grandes Princesses : quoique leur Vertu et leur Beauté, également admirables, les fassent régner partout absolument.