Ce qui plaît aux hommes (Henri MEILHAC)
Pièce en un acte, mêlée de prose, de vers et de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 6 octobre 1860.
Personnages
LE PRINCE DORILAS
ACADŒMUS, son précepteur
VIOLENTINE
BRIGANTINE
DAME POLIXÈNE
IGNORANTINE
FORMOSINE
BAVARDINE
ESCLAVES
Un jardin près de Golconde : au fond, un kiosque ; à gauche, sur le devant, un télégraphe électrique.
Scène première
IGNORANTINE, puis POLIXÈNE, puis VIOLENTINE, BAVARDINE, et BRIGANTINE
Nuit au lever du rideau. Ignorantine traverse la scène, de droite à gauche, et se cache derrière un arbre. Entre Polixène par la droite. Musique à l’orchestre.
POLIXÈNE.
J’ai entrevu, dans ma chambre, une forme blanche et j’ai entendu un bruit de ferraille. Je me suis réveillée. La clef de la porte de bronze manquait au trousseau. Cela explique le bruit de ferraille. Quant à la forme blanche, il me semble que là-bas, dans les arbres, je l’aperçois encore...
Elle sort par la gauche ; à peine a-t-elle quitté la scène, qu’Ignorantine sort de sa cachette.
IGNORANTINE.
J’ai eu peur... J’avais cru entendre... Non, ce n’était rien !
Elle frappe trois fois dans ses mains. Entrent Violentine, Bavardine et Brigandine, par la droite.
CHŒUR.
Finale du premier acte des Mousquetaires de la reine.
Marchons avec prudence
À notre rendez-vous ;
L’heure de délivrance
Approche enfin pour nous.
VIOLENTINE.
Qui va là ?
BRIGANDINE.
Ne crains rien !
BAVARDINE.
Halte-là !
IGNORANTINE.
Tout va bien !
VIOLENTINE.
Brigandine, est-ce toi ?
BRIGANDINE.
Parle plus bas... c’est bien moi !
CHŒUR.
Faisons silence,
Et, dans la nuit,
Rassemblons-nous sans bruit !
La musique continue sur les paroles suivantes.
VIOLENTINE.
Nous sommes toutes ici ?
BAVARDINE.
Oui, je pense : une, deux, trois, quatre... Il en manque une !
VIOLENTINE.
C’est Formosine...
À Brigandine.
Est-ce que tu ne l’as pas réveillée ?
BRIGANDINE.
Si fait ; mais elle m’a répondu qu’à aucun prix elle ne consentirait à partir, avant d’avoir complètement achevé sa toilette.
VIOLENTINE.
Je la reconnais bien là.
BRIGANDINE.
Elle en a au moins pour deux heures... Partons sans elle... Il le faut, le jour va venir... Partons !
BAVARDINE.
La clef ?
IGNORANTINE, montrant une clef.
La voici ! J’ai eu bien peur d’être surprise en la prenant à dame Polixène. Elle a remué ! je crois même qu’elle a ouvert les yeux... Mais, heureusement, elle s’est rendormie...
POLIXÈNE. Elle est rentrée depuis quelques instants par la gauche, et a entendu les dernières phrases.
En êtes-vous bien sûre, mademoiselle ?
TOUTES.
Dame Polixène !
POLIXÈNE.
Que faites-vous ici ?
BAVARDINE.
Vous le voyez... nous nous promenons...
POLIXÈNE.
À quatre heures du matin ?... Rendez-moi cette clef...
IGNORANTINE.
Non pas !
POLIXÈNE.
Vous dites ?
IGNORANTINE.
Avec votre permission, dame Polixène, je dis que nous gardons la clef, et que nous allons partir...
POLIXÈNE.
Partir ?... Et pourquoi cela ?... Est-ce que vous n’avez pas ici tous les délassements qui conviennent à de jeunes princesses bien élevées ?... gymnastique physique et morale ; équitation le matin, à midi cours de maquillage comparé, et, le soir la comédie ?
BAVARDINE.
Nous ne disons pas le contraire ; mais...
POLIXÈNE.
Mais, quoi ?
IGNORANTINE.
Regardez-vous quelquefois dans nos armoires, dame Polixène ?
POLIXÈNE.
Sans doute, mesdemoiselles, c’est mon devoir.
VIOLENTINE.
Si vous y regardez, vous avez dû y voir nos poupées de l’année dernière.
IGNORANTINE.
Pauvres poupées ! elles sont là, dans un coin, couvertes de poussière, les robes en lambeaux... le nez cassé...
Le jour vient petit à petit.
POLIXÈNE.
Vous en voulez d’autres ?
VIOLENTINE.
Vous avez deviné, dame Polixène... Nous en voulons d’autres... seulement...
Air : Maman, les p’tits bateaux.
Sachez bien qu’aujourd’hui
Tous les joujoux de notre enfance
N’auraient plus la puissance
De triompher de notre ennui !
Autrefois, j’en conviens,
Auprès de nos poupées,
Nous étions occupées
D’innocents entretiens ;
Mais ces temps sont passés !
Au diable la dînette !
Nos joujoux, qu’on les jette...
Les pantins sont cassés !
BAVARDINE.
Les tout petits enfants,
De petits joujoux se contentent ;
Mais les désirs augmentent,
Quand les enfants deviennent grands !
BRIGANDINE.
Qui donc parle tout bas
À mon âme inquiète ?
Ma poupée est muette
Sur ce sujet, hélas !
La nature, pourtant,
Ne nous a pas trompées ;
La femme a ses poupées,
Aussi bien que l’enfant.
IGNORANTINE.
Ce que je veux avoir,
Je ne saurais vous le décrire ;
Mais ce que je désire,
Vous devez très bien le savoir !
Car, à seize ans, chez vous
Même trouble a dû naître,
Et vous devez connaître
Ce qui se passe en nous.
Ce bonheur inconnu,
Faites qu’on nous le donne :
Madame, soyez bonne,
Notre tour est venu.
ENSEMBLE.
Car sachez, qu’aujourd’hui,
Tous les joujoux, etc.
POLIXÈNE.
Que voulez-vous dire, mesdemoiselles ?... Je ne vous comprends pas.
VIOLENTINE.
Vous devez nous comprendre.
POLIXÈNE.
Nullement.
BAVARDINE.
Eh bien, nous avions des poupées qui disaient, papa et maman... Nous voudrions en avoir qui diraient autre chose.
POLIXÈNE.
Quoi donc ?
IGNORANTINE.
Je vous aime ! par exemple...
VIOLENTINE.
Et avec des gestes...
BRIGANDINE.
Et des moustaches !...
POLIXÈNE.
Mais, malheureuses ! vous avez l’air de parfaitement le savoir, ce que vous voulez.
IGNORANTINE.
Dame ! il me semble que s’il y avait seulement ici une demi-douzaine de petits jeunes gens...
POLIXÈNE.
Jamais !
VIOLENTINE.
Comment, jamais !... On ne veut donc pas nous marier ?
POLIXÈNE.
Si fait ; mais dans des conditions spéciales.
TOUTES.
Et lesquelles ?
POLIXÈNE.
Faudra-t-il donc vous raconter une fois encore la lamentable histoire de vos respectables mères ?... Vos pères, fort honnêtes gens, du reste, ne leur apportèrent, en les épousant, que des débris mal conservés d’une jeunesse orageuse... Si bien, que ces pauvres femmes ne trouvèrent dans le mariage qu’un bonheur tout à fait incomplet... Elles appelaient un océan d’amour, il leur fallut soigner des rhumatismes... Cette déception, elles ont voulu vous l’épargner ; c’est pour cela qu’elles ont décidé que vous resteriez enfermées ici jusqu’à ce que des émissaires, qui sillonnent les deux mondes, eussent trouvé pour vous des maris exceptionnels... des maris qui, bien qu’âgés de vingt-cinq ans, auront parfaitement le droit de verser la fleur d’oranger dans le verre d’eau sucrée... du mariage. Que dites-vous de cela ?
BAVARDINE.
C’est très ingénieux... Mais ces maris exceptionnels ont un tout petit défaut qui gâtent leurs précieuses qualités... Ils n’existent pas.
POLIXÈNE.
Ils existent... on les trouvera... Et ce télégraphe, dont les fils correspondent avec toutes les capitales imaginables, vous annoncera leur arrivée. Des moyens de transport, plus rapides que la pensée, les amèneront à vos genoux.
BRIGANDINE.
Chansons que tout cela ! Nous préférons partir et épouser les premiers venus.
POLIXÈNE.
Mesdemoiselles !...
VIOLENTINE.
Quand même le mariage ne devrait nous offrir que des moitiés, des tiers ou des quarts de maris, cela vaut mieux que de n’en pas avoir du tout. Partons !
TOUTES.
Partons !
Elles remontent.
POLIXÈNE, les arrêtant.
Vous ne partirez pas...
CHŒUR.
Air : Expliquez-vous ! expliquez-vous !
Nous partirons, nous partirons,
Malgré vos cris, votre tapage !
POLIXÈNE.
Vous resterez, petits démons !
CHŒUR.
Nous partirons, nous partirons !
Résignez-vous, c’est le plus sage,
Ne résistez pas davantage...
Nous partirons ! nous partirons ! (bis.)
À peine le chœur est-il fini qu’une sonnerie électrique éclate. Toutes s’arrêtent regardant le télégraphe.
TOUTES.
Qu’est-ce que c’est que cela ?
POLIXÈNE.
Le télégraphe ! Quand je vous le disais, mesdemoiselles !
Elle va au télégraphe ; toutes les femmes l’entourent pendant qu’elle déchiffre les dépêches.
IGNORANTINE.
On en a donc trouvé ?
POLIXÈNE.
On en a trouvé un... Regardez, mesdemoiselles, regardez les numéros sur lesquels l’aiguille s’est arrêtée !
VIOLENTINE.
Le numéro 25 !
POLIXÈNE.
Il a vingt-cinq ans.
IGNORANTINE.
Le chiffre 0 !
POLIXÈNE.
Il est digne de vous.
BAVARDINE.
Le numéro 13,483 !
POLIXÈNE.
Il s’appelle le prince Dorilas.
BRIGANDINE.
Le numéro 4 !
POLIXÈNE.
Il vient de Bagdad, et il sera ici dans une heure.
TOUTES, revenant au milieu.
Dans une heure ?
POLIXÈNE.
Ah ! vous ne partez plus, maintenant ?
VIOLENTINE.
Mais j’y pense, dame Polixène, nous sommes cinq...
POLIXÈNE.
Cela est parfaitement exact.
VIOLENTINE.
Et il n’y a qu’un mari...
TOUTES.
Donnez-le-moi !... donnez-le-moi !...
POLIXÈNE.
Il est tout à fait inutile de me cajoler ; c’est à lui de choisir ; c’est à chacune de vous de faire ce qu’elle pourra pour être choisie. Ce prince est un homme ; cherchez ce qui plaît aux hommes. Celle qui trouvera, épousera.
VIOLENTINE.
Ainsi, de nous cinq, il n’y en aura qu’une ?...
POLIXÈNE.
Oh ! vous pouvez bien dire de vous quatre... vous connaissez Formosine ?... Je ne pense pas qu’elle vous inquiète beaucoup. Où est-elle maintenant ?
BAVARDINE.
À sa toilette...
POLIXÈNE.
Je l’aurais parié. Ses chiffons, ses bijoux, ses bains par fumés... ne lui demandez pas autre chose. Cependant, je vais la prévenir. Il faut que les chances soient égales entre vous toutes. Quant à vous, faites de votre mieux, je vous laisse et vais tout disposer pour la réception du prince Dorilas.
TOUTES.
Parlez pour moi !... parlez pour moi !...
VIOLENTINE.
Air de la Ronde du pont de Nantes. (Croquignole XXXVI.)
Dam’ Polixène,
Vous parlerez pour moi !
BAVARDINE.
Dam’ Polixène,
Vous parlerez pour moi !
TOUTES.
De grâc’, de grâce, ah ! parlez-lui pour moi ! (bis.)
POLIXÈNE.
Votre prière est vaine ;
Il faut suivre la loi.
TOUTES.
Montrez-vous plus humaine :
Moquez-vous de la loi.
POLIXÈNE.
Non ! non ! non !
TOUTES.
Si ! si ! si !
Ensemble.
TOUTES.
De grâc’, de grâce, ah ! parlez-lui pour moi !
POLIXÈNE.
De grâc’, de grâc’ laissez-moi ! laissez-moi !
Polixène sort par la droite.
Scène II
IGNORANTINE, VIOLENTINE, BAVARDINE, BRIGANTINE
BAVARDINE.
Ce qui plaît aux hommes, nous saurons bien le trouver.
IGNORANTINE.
Assurément.
BRIGANDINE.
Oui ; mais si le prince nous voit toutes ensemble, il lui sera très difficile de choisir.
VIOLENTINE.
Tu as raison. Il faut qu’il nous voie l’une après l’autre !
BRIGANDINE.
Mais alors, celle qu’il verra la première aura tout l’avantage !
VIOLENTINE.
C’est évident. Il me vient une idée : je propose une loterie. Nous tirerons au sort... Cela vous convient-il ?
TOUTES.
Parfaitement !
VIOLENTINE.
Il faut écrire cinq numéros.
BRIGANDINE.
Allons, Bavardine, tu dois bien avoir un carnet et un crayon, pour noter toutes les jolies choses qui te viennent à l’esprit ?
BAVARDINE.
Je ne sais pas pourquoi l’on ne peut avoir un peu d’intelligence sans que...
VIOLENTINE, prenant le carnet.
Ne te fâche pas et donne-moi cela.
Écrivant.
Un, deux, trois, quatre, cinq... car il en faut un pour Formosine. Voilà qui est fait. Qui est-ce qui tiendra les billets ?
IGNORANTINE.
La plus innocente... Moi.
Air nouveau de J. Nargeot.
Ce sera moi ! (ter.)
VIOLENTINE.
Non pas, ma foi ! (bis.)
Je te connais, (bis.)
Tu tricherais.
BRIGANDINE.
Ce sera moi ! (ter.)
VIOLENTINE.
Non pas, ma foi ! (bis.)
Ma toute belle,
Tu tricherais aussi bien qu’elle.
BAVARDINE.
Ce sera moi ! (ter.)
VIOLENTINE.
Non pas, vraiment.
TOUTES.
Ce petit accord est charmant !
Formosine est entrée par la droite, depuis quelques instants.
TOUTES.
Formosine !
Scène III
IGNORANTINE, VIOLENTINE, BAVARDINE, BRIGANTINE, FORMOSINE
FORMOSINE, s’approchant.
Suite de l’air.
Allons, ne vous disputez pas,
Je vais vous tirer d’embarras.
Ce petit prince merveilleux
N’a rien d’agréable à mes yeux ;
Je vous le cède avec plaisir
Et je renonce à concourir.
Voilà pourquoi,
C’est bien moi
Qui peux vous tirer d’embarras :
C’est moi qui ne tricherai pas.
TOUTES.
S’il en est ainsi, dépêchons,
Prends les billets et commençons.
La musique continue à l’orchestre.
VIOLENTINE, donnant les billets à Formosine.
Quoi ! vraiment, tu ne concours pas ?
FORMOSINE.
Concourir ?... à quoi bon ?... Je serais battue... j’aime mieux me retirer de la bataille.
IGNORANTINE.
Mais tu sais que...
FORMOSINE.
Oui, dame Polixène m’a tout dit... Le concours me fait peur et le prix ne me tente pas.
BAVARDINE.
Sérieusement ?
FORMOSINE.
Très sérieusement. Y êtes-vous ?... La loterie commence... le sort va décider.
Pendant le dialogue qui suit, elle leur donne à chacune un billet. À Bavardine.
À toi !
BAVARDINE, tirant.
Deux !
FORMOSINE, à Ignorantine.
À toi !
IGNORANTINE.
Cinq !
FORMOSINE, à Brigandine.
À toi !
BRIGANDINE.
Trois !
FORMOSINE, à Violentine.
À toi !
VIOLENTINE.
Un !
Scène IV
IGNORANTINE, VIOLENTINE, BAVARDINE, BRIGANTINE, FORMOSINE, POLIXÈNE, puis ACADŒMUS
POLIXÈNE, entrant vivement par la droite, et regardant vers la gauche.
Un palanquin, mesdemoiselles, un palanquin ! C’est lui, le prince est arrivé !
TOUTES.
Lui ! Déjà ?
POLIXÈNE.
Retirez-vous, mesdemoiselles... l’étiquette veut que je le reçoive d’abord.
Voyant qu’elles ne bougent pas.
Eh bien ?
IGNORANTINE.
C’est que... nous voudrions bien le voir un peu.
POLIXÈNE.
Cachez-vous, au moins.
Les femmes se cachent dans les arbres. À Formosine.
Tu ne te caches pas, toi ?
FORMOSINE.
À quoi bon ? puisque je ne concours pas.
POLIXÈNE.
À ton aise. Reste... tu m’aideras à tirer les rideaux.
Ici, quatre esclaves, venant de la gauche, apportent un palanquin, dont les rideaux sont fermés, et le déposent au milieu du théâtre. Polixène et Formosine tirent alors les rideaux du palanquin, et l’on aperçoit Acadœmus.
POLIXÈNE et FORMOSINE.
Ah !
Ce cri fait sortir les femmes de leur cachette.
VIOLENTINE.
Il est affreux !
Acadœmus, qui dormait dans le palanquin, se réveille, se lève et marche. Il a l’allure d’un homme endormi. Les esclaves emportent le palanquin.
BRIGANDINE.
Cinquante ans !...
Formosine passe à l’extrême droite.
BAVARDINE.
Cinquante ans au moins !
TOUTES.
Il est horrible !
POLIXÈNE.
Je ne suis pas de votre avis, mesdemoiselles ; cet homme me paraît fort appétissant. Cependant, je crois qu’il y a erreur.
ACADŒMUS, à lui-même.
Un palanquin ! un jardin invraisemblable !... Une, deux, trois, quatre, cinq, six femmes !... Je sais ce que c’est... c’est un rêve... J’en ai déjà fait comme ça.
IGNORANTINE, à Polixène.
Interrogez-le !
POLIXÈNE.
J’y songeais vaguement...
À Acadœmus.
Ton nom ?
ACADŒMUS, à lui-même.
Elle parle... Dois-je répondre, puisque c’est un rêve ?
TOUTES.
Ton nom ?
ACADŒMUS, à lui-même.
Si je ne réponds pas, elles se mettront à crier et ça me ré veillera. Je vais répondre.
Haut.
Je suis Acadœmus...
TOUTES, avec joie.
Ce n’est pas lui !...
Brigandine et Ignorantine passent près de Violentine.
POLIXÈNE, à Acadœmus.
Ta position sociale ?
ACADŒMUS.
Professeur de philosophie expérimentale et précepteur du prince Dorilas.
VIOLENTINE.
Où est-il, le prince ?
TOUTES.
Où est-il ?
ACADŒMUS, à lui-même.
Oh ! mais elles finissent par m’ennuyer avec leurs questions. Je vais me coucher de l’autre côté... Tiens, on a ôté le palanquin... Ce rêve est absurde.
POLIXÈNE, passant près de Brigandine.
Je comprends tout maintenant. Le prince ne doit pas être loin... L’instant du concours approche. Allez vous recueillir. Je vais causer avec le philosophe.
ACADŒMUS, à part.
Que diable ont-ils pu faire du palanquin ?
Chœur.
Air de Toinette et son carabinier (Biscotin).
LES FEMMES.
Quelle erreur ! avoir pris ce vieux
Pour un jeune amoureux,
Aimable et gracieux !
Mais tout s’explique maintenant,
Et le prince charmant
Va paraitre à l’instant.
POLIXÈNE.
Mais il n’est pas déjà si vieux ;
Je sais des amoureux
Qui sont moins gracieux !
C’est ce qu’on nomme un vert galant ;
Il a le pied charmant
Et le regard brillant.
Brigandine, Violentine, Bavardine et Ignorantine sortent à droite, Formosine sort à gauche, Acadœmus passe droite.
Scène V
POLIXÈNE, ACADŒMUS
ACADŒMUS, à part.
Quel drôle de rêve !
POLIXÈNE.
Noble étranger, dont la visite...
ACADŒMUS.
Encore !... Pardon, madame... Il y a des rêves comme des rhumes de cerveau... les plus courts sont les meilleurs.
POLIXÈNE.
Que parlez-vous de rêve ? Vous êtes parfaitement éveillé.
ACADŒMUS.
Je suis éveillé, moi ?...
POLIXÈNE.
Tout à fait éveillé !... Désirez-vous que je vous pince ?
ACADŒMUS.
Non. J’aime mieux me pincer moi-même ; j’y mettrai plus de discrétion.
Il se pince, et fait un petit cri.
POLIXÈNE.
Vous voyez bien... Noble étranger, dont la visite...
ACADŒMUS.
Ah ! madame, vous m’accorderez que, si quelqu’un a le droit de faire des questions ici, c’est moi. Et d’abord...
Criant.
Où suis-je ?
POLIXÈNE.
J’attendais ce cri... Vous êtes à Golconde.
ACADŒMUS.
Ah ! bah ! Et mon élève ?
POLIXÈNE.
Votre élève est ici... Vous verrez tout à l’heure.
ACADŒMUS.
Voilà qui est singulier... Je donne une leçon à Dorilas, j’ouvre Aristote... Dorilas s’en va... je m’endors... ça, ça arrive tous les jours... Mais... après m’être endormi à Bagdad, je me réveille à Golconde... ça, c’est la première fois...
POLIXÈNE.
Ça vous étonne ?
ACADŒMUS.
Oui, madame.
POLIXÈNE.
Vous n’êtes pas au bout de vos étonnements. Savez-vous ce que vous y venez faire, à Golconde ?
ACADŒMUS.
Non, madame, et je ne veux pas le savoir. Je vais partir, et emmener mon élève.
POLIXÈNE.
Pourquoi ?
ACADŒMUS.
J’ai vu des jeunes filles ici tout à l’heure... Si Dorilas al lait... Il ne faut pas qu’il les voie, lui !
POLIXÈNE.
Il les verra, cependant.
ACADŒMUS.
Jamais, madame, jamais ! Ce jeune homme, c’est ma société. Si je lui laisse voir des jeunes filles... j’ai vécu, moi, je connais le cœur humain... il me plantera là, et je resterai seul. Je n’aime pas la solitude. Voilà pourquoi je veux emmener mon élève.
POLIXÈNE.
Pour emmener votre élève, il faudrait sortir, ce qui vous est tout à fait impossible.
ACADŒMUS.
Ça, c’est une raison pour rester.
POLIXÈNE, prenant un livre rouge dans son aumônière.
Oui, restez et prenez ce livre.
ACADŒMUS.
Ce livre ?
POLIXÈNE.
C’est le livre de l’Amour.
ACADŒMUS, prenant le livre, et faisant le geste d’un homme qui s’est brûlé les doigts.
Le livre de l’Amour ! Aïe !
POLIXÈNE.
Il vous a brûlé !
ACADŒMUS.
Horriblement.
POLIXÈNE.
Il me brûle aussi, mais cela ne m’est pas désagréable. Vous vous y ferez. Votre élève, en le lisant, saura ce qu’il aura à faire. Puis, s’il vous quitte... et si... vraiment... la solitude vous pèse trop... Eh bien, je n’en dis pas plus... mais...
ACADŒMUS.
Achevez, madame...
POLIXÈNE, qui a passé à droite, revenant près de lui.
Tu resteras, n’est-ce pas ?... Ton élève... sa mission... ce livre... Adieu ! au revoir !...
Elle sort par la droite.
Scène VI
ACADŒMUS, puis DORILAS et FORMOSINE
ACADŒMUS, seul, étonné.
Adieu !... Au revoir !... Singulière femme !...
Sautant.
Singulier bouquin !... Je n’ai jamais eu l’occasion de tenir un tison dans ma main... mais ça doit produire exactement le même effet.
DORILAS, entrant par la gauche, avec Formosine.
Je ne crois pas, madame, être taxé d’exagération, en qualifiant cette propriété de séjour enchanteur.
ACADŒMUS.
Mon élève avec une femme !
DORILAS.
Non, pas avec une femme...
Avec un regard à Formosine.
Avec une fée !
ACADŒMUS.
D’où venez-vous, Dorilas ?
FORMOSINE.
Air de Joconde.
Dans ce bois, j’errais à l’écart,
Tous les matins, je m’y promène...
J’ai rencontré là, par hasard,
Votre élève... et je vous l’amène.
Adieu, seigneur !... Je puis partir.
DORILAS.
Partir !... Je voudrais, mais je n’ose
Vous demander un souvenir.
FORMOSINE, lui offrant une rose.
Que voulez-vous pour souvenir ?
Moi, je n’ai rien que cette rose...
Et je vous offre cette rose.
Dorilas prend la rose.
ACADŒMUS, qui tient toujours le livre.
À la bonne heure, voilà une chose raisonnable.
DORILAS, à Formosine.
Il était en train de lire, ne le dérangeons pas.
À Acadœmus.
Vous lisez Aristote... Continuez...
ACADŒMUS.
Non, Aristote m’endort, et ce livre me...
Il fait le geste de se brûler.
DORILAS.
Comment ce livre ?... Mais, qu’est-ce que vous avez donc à frétiller ?
Il prend le livre et se brûle.
Aïe !... Tiens !... Ah ! ah ! que c’est drôle !
FORMOSINE.
Quoi ?
DORILAS, lui donnant le livre.
Voyez, mademoiselle.
FORMOSINE.
Ah ! c’est vrai !
Elle ouvre le livre.
Mais, s’il brûle, cela n’a rien d’étonnant...Regardez.
Elle passe au milieu.
Air : C’est le premier jour du printemps (Suzanne Lagier).
Ce livre est celui de l’Amour,
Il est aussi vieux que le monde,
Et sur cette terre, à la ronde,
Chacun le doit lire à son tour.
Si les pages en sont brûlantes,
C’est qu’elles gardent la chaleur
De toutes les mains frémissantes
Qui les tournent avec ardeur !
Je lis d’abord qu’il faut quitter
Tout autre livre pour ce livre,
Et qu’aveuglément il faut suivre
Les conseils qu’il va vous dicter.
La bouche, c’est l’ordre suprême,
Et chacun doit s’y conformer,
La bouche doit dire : Je t’aime...
Et le cœur est fait pour aimer !
Sans que rien les puisse enchainer,
Les deux pieds, le livre l’ordonne,
Au rendez-vous, que l’amour donne,
Les deux pieds sont faits pour voler !
Des inévitables défaites,
Quand arrive le doux moment,
Je vois là que les mains sont faites
Pour s’enlacer bien tendrement.
Au jeu que l’on nomme un baiser,
J’eus tout rempli d’ardentes fièvres,
Vous devez employer vos lèvres,
Sans avoir peur de les user !
J’en pourrais lire davantage,
Si je voulais continuer...
Mais il faudrait tourner la page,
Et je n’ose pas la tourner !
Ce livre est celui de l’Amour,
Il est aussi vieux que le monde... etc.
DORILAS, reprenant le livre.
Mais, je la retournerai, moi, la page...
ACADŒMUS, allant à lui.
Par exemple !
Il lui arrache le livre.
DORILAS.
Oh ! j’aurais bien voulu...
FORMOSINE.
Attendez au moins que je ne sois pas là...
DORILAS, allant à elle.
Vous me quittez ?
FORMOSINE.
Oh ! je ne vais pas bien loin...
Air de Faust.
DORILAS.
Ne permettrez-vous pas, souveraine adorée,
Qu’on vous offre le bras, pour faire le chemin ?
Elle lui donne la main. Ils font quelques pas.
FORMOSINE.
Non, seigneur, je ne suis souveraine, ni fée...
Et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main !
Dorilas conduit Formosine, tout en regardant sa main. Pendant ce temps, Acadœmus lit le livre en donnant des signes de terreur. Formosine sort par la droite.
Scène VII
ACADŒMUS, DORILAS
DORILAS, chantant avec prétention.
Elle n’a pas besoin qu’on lui donne la main. (bis).
Elle a une bien jolie main !
ACADŒMUS.
Ciel ! qu’ai-je lu ?... Fuyons, mon élève...
DORILAS.
Pourquoi fuir ?
ACADŒMUS.
Je l’ai tournée, la page... Si tu savais...
DORILAS, prenant le livre.
Quoi donc ?
ACADŒMUS.
Ne lis pas !
DORILAS, qui a lu, passant à gauche.
J’ai lu !... Cinq femmes cherchent à me plaire... Et moi seul au milieu d’elles !... Je reste !
ACADŒMUS.
Tu ne resteras pas !
DORILAS.
Cinq femmes !... Et elle en est !...
Ritournelle de la valse suivante.
ACADŒMUS, reprenant le livre.
Trop tard... Livre maudit !...
Il fait un geste pour le jeter.
Au fait, non, je le garde... ça me servira en hiver !
Scène VIII
ACADŒMUS, DORILAS, TOUTES LES FEMMES, moins FORMOSINE
Les femmes font une espèce de ronde en valsant autour des deux hommes. Dans ce mouvement, elles emmènent le précepteur. Violentine se détache de la ronde, et reste avec Dorilas. Cela se fait pendant les répliques qui suivent.
DORILAS.
Les voici toutes... Une blonde, une brune...
Montrant Brigandine.
Oh ! celle-là !... elle a de bien jolies jambes... Mais il en manque une... celle du livre rouge...
POLIXÈNE, à Acadœmus, en valsant autour de lui.
Ne comprends-tu pas que tu es tout à fait inutile ici ?... Viens !
ACADŒMUS.
Mais...
POLIXÈNE.
Viens faire un tour de valse.
ACADŒMUS.
Mais mon élève ?
POLIXÈNE.
Ton élève ?... Il est occupé.
ACADŒMUS.
Trop occupé.
Il sort par la gauche avec Polixène, qui l’entraîne en valsant.
DORILAS, voyant s’éloigner, par la gauche, Brigandine, Ignorantine et Bavardine.
Elles s’éloignent !
Apercevant Violentine, qui valse toujours près de lui.
En voilà une qui m’invite à la valse...
Il fait quelques pas avec elle.
VIOLENTINE, après la valse.
Je reste, moi, je suis le numéro un.
Scène IX
VIOLENTINE, DORILAS
DORILAS.
Ah ! vous êtes le numéro un ? Eh bien, mais il est gentil, le numéro un.
VIOLENTINE.
Je suis celle que vous devez écouter la première, et, quand j’aurai parlé... oh ! j’espère bien que vous refuserez d’entendre les autres...
DORILAS.
Croyez-vous ?... Eh bien, parlez... je suis plein de bonne volonté.
VIOLENTINE.
Ce qui plaît aux hommes, je le sais...
DORILAS.
Je ne dis pas le contraire... Il faut voir... je ne demande qu’à m’instruire.
VIOLENTINE.
Ce n’est pas bien difficile, va... Pour les séduire, il suffit de les aimer, et je t’aime !
DORILAS.
Tu m’aimes ?
VIOLENTINE.
Oui, je t’aime !... et je vais te dire ce que c’est que mon amour.
Air : Heureux habitants (Kettly).
Viens, nous trouverons
Au loin quelque retraite obscure,
Et nous y vivrons
Parmi les fleurs et les gazons.
Comme deux oiseaux
Perdus dans l’ombre et la verdure,
Sous de frais berceaux,
Nous serons de vrais tourtereaux.
Je roucoulerai
Une chanson... toujours la même...
Mais je la dirai
Si bien, que je te ravirai.
C’est un simple chant
Brodé sur ces trois mots : Je t’aime !
Mais si pénétrant,
Qu’il n’en est pas de plus charmant !
Ces trois mots, d’ailleurs,
C’est toute la parole humaine ;
Les plus grands auteurs
N’en ont pas trouvé de meilleurs.
Ces trois mots sont rois :
La terre entière est leur domaine.
Cent millions de voix
Partout les disent à la fois.
Nous serons toujours
Ensemble, tous deux, à toute heure,
Et de nos amours
Rien ne viendra troubler le cours.
Tu ne quitteras
Jamais notre chère demeure,
Tu m’appartiendras,
Tes chaînes seront mes deux bras !
Viens, nous trouverons, etc.
DORILAS.
Mais tout cela est fort agréable... Les tourtereaux, les roucoulements, les grands auteurs, les petits bras... Les petits bras surtout... Et puis, moi, la vie simple de la campagne, ça a toujours été mon rêve !... Un palais, des esclaves, tout le luxe de l’Asie !... Les promenades, la chasse au tigre...
VIOLENTINE.
Oh ! non... tu ne chasseras plus !
DORILAS.
Ah ! tu aurais peur, cher ange ?
VIOLENTINE.
Ce n’est pas cela ; mais, ne sortant jamais... tu ne pourras pas chasser.
DORILAS.
Ah ! je ne sortirai jamais ?
VIOLENTINE.
Mais non, puisque je t’aimerai... Quand on aime, on garde près de soi la personne aimée.
DORILAS.
Eh bien, c’est ça... nous vivrons chez nous. On se crée des distractions... La lecture, d’abord.
VIOLENTINE.
Oh ! non, tu ne liras plus... que dans mes yeux.
DORILAS.
Nous jouerons, alors ?
VIOLENTINE.
Oh ! oui, nous jouerons tous les deux.
DORILAS.
Et puis avec les voisins, la petite partie... le soir !
VIOLENTINE.
Oh ! non... pas avec les voisins. Quand on invite les voisins... les voisines viennent.
DORILAS.
Eh bien ?
VIOLENTINE.
D’autres femmes... et tu les regarderais, et tu les trouverais jolies, et tu leur dirais peut-être... devant moi...
DORILAS.
Tu es jalouse ?
VIOLENTINE.
À en mourir...
DORILAS.
Ça m’excite.
VIOLENTINE.
Après t’avoir tué...
DORILAS.
Ça me calme.
VIOLENTINE.
Tu vois bien que personne ne pourra t’offrir un bonheur égal à celui que je te promets. Tu me choisis... Partons !
DORILAS.
Ah ! pas si vite, pas si vite !
VIOLENTINE.
Tu hésites ?
DORILAS.
Je ne peux pas m’engager comme ça... Il faut que je voie les autres.
VIOLENTINE.
Tu veux donc que je meure ?
DORILAS.
Non, pas positivement... Mais je sais vivre, et, quand ce ne serait que par convenance...
À part.
Je veux comparer... Il y en avait une surtout, celle qui n’y était pas !
VIOLENTINE.
Tu ne les verras pas !
Ritournelle de la valse.
DORILAS.
Si fait, entendez-vous ? Voilà la petite musique qui recommence... Elles reviennent.
Scène X
VIOLENTINE, DORILAS, TOUTES LES FEMMES, moins FORMOSINE et POLIXÈNE, elles viennent de la gauche
Même mouvement que dans la scène VIII, mais en sens inverse. C’est Bavardine qui se détache de la ronde, et qui reste avec Dorilas.
DORILAS, à part, pendant quelques valses.
Il en manque toujours une... toujours la même.
VIOLENTINE, à Dorilas, en s’éloignant.
Je t’aime ! Souviens-toi !...
Elle sort par la droite, avec Brigandine et Ignorantine. Bavardine reste seule en scène avec Dorilas.
Scène XI
DORILAS, BAVARDINE
BAVARDINE.
À mon tour, maintenant, je suis le numéro deux !
DORILAS.
Ah ! ah ! c’est à votre tour ? Vous êtes très jolie aussi, vous.
BAVARDINE.
Ce n’est rien, cela.
DORILAS.
Ah ! ce n’est rien ?
BAVARDINE.
Je veux dire que la beauté passe et que l’esprit reste. Si j’ai la prétention de ne pas être tout à fait indigne de votre attention, c’est que je crois que la nature ne m’a refusé ni la beauté de l’esprit, ni l’esprit de la beauté.
DORILAS, à part.
Je ne comprends pas trop... mais c’est joli comme phrase...
BAVARDINE.
Vous aussi, prince, vous avez de l’esprit.
DORILAS.
Ah ! moi... vous savez, quand on me dit le commencement d’un rébus, je devine quelquefois la fin.
BAVARDINE.
Ne me dites pas ça, prince, car la pensée du rébus n’est bien souvent que le rébus de la pensée...
DORILAS, à part.
Je ne comprends plus du tout... mais c’est toujours joli comme phrase... C’est une femme supérieure...
BAVARDINE.
L’esprit, selon moi, est un arbuste... il se dessèche et meurt, si l’on n’a pas soin de l’émonder avec le sécateur du goût, et de le désaltérer avec l’arrosoir de l’étude des langues étrangères. N’est-ce pas votre avis ?
DORILAS.
Pouvez-vous me le demander ?...
BAVARDINE.
Il m’est tombé dernièrement dans les mains un recueil de comédies jouées dans une ville qu’on appelle Paris.
DORILAS.
Paris ?... Je ne connais pas.
BAVARDINE.
J’en ai traduit une... une féerie, un rêve si vous le voulez, je vais faire jouer cette pièce devant vous...
DORILAS.
Mais les artistes ?...
BAVARDINE.
Je les ai trouvés... Votre précepteur d’abord, et dame Polixène ; ils apprennent leurs rôles en ce moment ; puis deux de mes compagnes, les numéros trois et cinq, Brigandine et Ignorantine. Elles y ont choisi des rôles qui retracent merveilleusement leurs deux, caractères. Cela vous permettra de juger, en même temps, mon mérite et leurs qualités.
DORILAS.
Alors, le concours continue ?... C’est très ingénieux... Mais, pardon... vous avez dit les numéros trois et cinq... Et le numéro quatre ?
BAVARDINE.
Ah ! le numéro quatre, c’est Formosine.
DORILAS.
Eh bien ?...
BAVARDINE.
Elle a renoncé à concourir... Voilà pour les artistes.
DORILAS, à part.
Pourquoi a-t-elle renoncé à concourir ?...
Haut.
Mais le théâtre ?
BAVARDINE, qui a fait un signe.
Le théâtre ?... Le voici !
Des esclaves font rouler le kiosque du fond jusqu’au premier plan ; puis ils placent sur l’avant-scène de droite un petit trône et deux tabourets. Musique à l’orchestre.
DORILAS.
Et nous serons seuls, tous les deux, à écouter la comédie ?
BAVARDINE.
Non pas. Formosine et Violentine se placeront à côté de vous. Je ne les craindrai pas, tant que vous serez sous le charme de la langue divine qui va traduire harmonieusement la poésie de ma pensée et la pensée de ma poésie.
DORILAS, à part.
Je m’y attendais.
Scène XII
DORILAS, BAVARDINE, FORMOSINE et VIOLENTINE, entrant par la gauche
BAVARDINE.
Les voici... Prince, veuillez prendre la place qui vous est réservée.
Elle lui montre le trône. En s’approchant de son tabouret, Formosine fait semblant de faire un faux pas et pousse un cri.
DORILAS.
Qu’avez-vous ?
FOMOSINE.
J’ai fait un faux pas et je me suis fait mal...
DORILAS.
Où donc ?
FORMOSINE.
Là... au pied.
DORILAS, s’agenouillant devant elle.
Là ?... Quel joli pied !... et quand je dis le pied...
FORMOSINE.
Mais ce n’est rien... cela va mieux.
DORILAS.
Mais pourquoi donc ne concourez-vous pas ?...
VIOLENTINE, à Dorilas, qui est toujours à genoux.
Eh bien, qu’est-ce tu fais là ?
DORILAS, se relevant.
Moi ?... Rien. J’attends qu’on commence.
Il s’assied sur le trône. Violentine et Formosine prennent place à ses côtés sur les tabourets.
BAVARDINE.
Prince, la pièce que l’on va avoir l’honneur de jouer devant vous a pour titre : Le Notaire à marier. Je vous rappelle que c’est une féerie.
Elle frappe les trois coups et s’assied à gauche.
Scène XIII
BAVARDINE, ACADŒMUS, VIOLENTINE, DORILAS, FORMOSINE, puis, et successivement, BRIGANDINE, IGNORANTINE, POLIXÈNE
Après quelques mesures d’ouverture, le rideau s’entr’ouvre : un salon ; Acadœmus est en habit noir, dans un fauteuil capitonné ; il est en train de lire un journal, près d’un guéridon.
DORILAS.
Tiens ! c’est mon précepteur !... Comme il est fait !... Le singulier costume...
VIOLENTINE.
C’est un costume de féerie...
DORILAS, à Bavardine.
Où l’avez-vous pris ?
BAVARDINE.
Dans le volume que j’ai traduit, il y avait des gravures... On les a copiées le plus scrupuleusement possible...
DORILAS.
C’est gentil, du reste... c’est gai, comme couleur surtout.
VIOLENTINE.
Chut ! il va parler...
Acadœmus plie lentement son journal pendant ces répliques, prend une prise, se lève et commence.
ACADŒMUS (LE NOTAIRE).
Reviens, âge de la Fable,
Dans les boudoirs, fais encor
Grouiller la cohue aimable
Des amoureux du veau d’or,
Bons hommes du temps féerique,
Qui poursuivent, haletants,
La médaille fantastique.
Sur laquelle on lit : vingt francs !
Sur ta scène imaginaire,
Qui représente un salon,
Fais revivre, pour nous plaire,
Ces rêves charmants, où l’on
Voit le père de famille
Dire à Lindor carrément :
« Monsieur, vous aurez ma fille,
Si vous avez de l’argent ! »
Fin du prologue... Il faut...
DORILAS.
Pardon, pardon... c’est très gentil, ce commencement-là ; seulement, votre père de famille paraît un peu roide. On parle trop d’argent...
VIOLENTINE.
Et pas assez d’amour, n’est-ce pas ?
FORMOSINE, à Dorilas.
Mais puisqu’on vous a prévenu que c’était un rêve...
DORILAS.
Alors ça n’existe pas ?...
ACADŒMUS.
Comment voulez-vous que ça existe ?... Je reprends... Fin du prologue. – Il faut poser mon personnage.
Je suis un jeune homme... j’entends
Un jeune homme d’un certain âge,
Et qui fut jeune assez longtemps
Pour en avoir pris l’habitude.
Je suis notaire, et je voudrais
Trouver un sac d’écus qui payât mon étude,
Capital, intérêts et frais !...
Coût trois cent mille francs... Je compte, en honnête homme,
Me faire, avant la fin du jour,
Par l’amour avancer la somme.
Amour, où donc es-tu ? Qui diable a vu l’Amour ?
Entre Brigandine. Toilette moderne.
BRIGANDINE.
L’Amour, c’est moi...
DORILAS, l’interrompant.
Qu’est-ce que c’est que ça ?...
VIOLENTINE.
Mais, c’est Brigandine.
DORILAS, à Brigandine.
Pardon, princesse, c’est ce costume !... Je ne voyais pas vos jambes... je ne vous reconnaissais pas.
VIOLENTINE, à Dorilas.
Tu les avais donc remarquées ?
Elle le pince.
DORILAS.
Aïe !...
ACADŒMUS, sévèrement.
Prince !
BAVARDINE, aux acteurs.
Continuez, je vous en prie.
BRIGANDINE.
L’Amour, c’est moi... je suis... comment, faut-il le dire ?
On l’a déjà tant dit et de tant de façons !
Je suis... vous le savez, puisque je vous vois rire...
Et déjà nous nous connaissons !
Je suis celle de qui tout le monde s’occupe,
Celle que du théâtre on voudrait voir partir ;
Mais que sournoisement on retient par la jupe,
Tout en lui disant de sortir.
Lorsque le lansquenet détrône le champagne,
Et près du roi qu’il tourne appelle un autre roi,
C’est moi qui dis tout bas au vicomte qui gagne :
« Les dames aussi, sont pour toi ! »
Dans mon boudoir j’ai mis ma caisse, meuble utile.
Je n’y veux certes pas cacher des billets doux.
Mon amour, cependant, se nomme amour facile...
Facile, soit ; mais pas pour tous.
Mon cœur n’est pas la pauvre et classique cabane,
Que chantent les auteurs et les compositeurs,
C’est un hôtel, c’est la galère capitane,
Où l’on est quatre-vingts rameurs.
Viens, tu seras aimé de la bonne manière,
Tu seras conspué, berné, volé, battu !
Désespoir et protêts, mépris, dégoût, colère...
Voilà mon amour... le veux-tu ?
DORILAS.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
VIOLENTINE.
À qui voulez-vous faire croire qu’il y a des femmes comme ça !
BAVARDINE.
Puisque c’est une féerie...
Brigandine passe à la droite d’Acadœmus.
DORILAS.
Après tout, cela peut se comprendre, si elles ont d’aussi beaux yeux que mademoiselle.
VIOLENTINE, le pinçant.
Tu dis ?...
DORILAS, à part.
Aïe !... Comme elle m’aime !
FORMOSINE, à Dorilas.
Vous avez raison, elle a des yeux charmants.
DORILAS, regardant Formosine.
Mais les vôtres ne sont pas...
VIOLENTINE, le repinçant.
Eh bien, prince !...
ACADŒMUS.
Il m’est impossible de continuer ; on parle dans les avant scènes...
DORILAS.
Continuez, Acadœmus, continuez...
BAVARDINE, à Acadœmus.
Continuez, continuez.
ACADŒMUS, à Brigandine.
Vous disiez donc ?
Désespoir et protêts, mépris, dégoût, colère,
Voilà mon amour... le veux-tu ?
Je réponds :
Tu m’enivres, et ton programme
Caresse doucement mon âme.
Toujours les hommes t’aimeront ;
Sur ton éternelle galère,
Toujours les hommes rameront.
Mais ton amour, c’est la misère,
Ce que je cherche, c’est l’argent !
BRIGANDINE.
Tu vas te marier ?
LE NOTAIRE.
Je le crains.
BRIGANDINE.
Doucement !
Je puis faire manquer l’affaire,
En écrivant à ton beau-père.
LE NOTAIRE.
Ce serait léger.
BRIGANDINE.
J’en conviens,
Mais tu m’as fait venir. Tu ne crois pas, je pense
Que je me dérange pour rien.
Je peux te vendre mon silence...
Veux-tu me l’acheter ?
LE NOTAIRE.
Combien ?
BRIGANDINE.
Hier, le baccarat m’éreinta chez Hortense ;
Je dois deux cents louis.
LE NOTAIRE, tirant de l’argent de sa poche.
J’ai douze francs sur moi.
Mais si tu veux ma signature ?
Il va au guéridon.
BRIGANDINE.
Un effet, et signé par toi,
Cette valeur est trop peu sûre...
Je préfère l’argent comptant.
Elle prend l’argent.
Le chiffre n’a rien de tentant ;
Si je prends, c’est pour le principe.
LE NOTAIRE.
Des modernes amours, ton amour est le type.
Tu m’es sympathique... et pourtant
Je dois te quitter à l’instant ;
Car cet amour est trop avide,
Et ce n’est pas vers lui que mon rêve me guide !
BRIGANDINE.
D’une héritière alors, cours demander la main,
Cours faire à ses genoux ton métier d’homme sage.
Je te quitte ; mais, sois certain
Que tu me reviendras après ton mariage.
Palpe aujourd’hui la dot... je t’attendrai demain.
Elle sort.
LE NOTAIRE
Aimable enfant ! Elle m’emporte
Quatre fois mon dernier écu.
L’Amour n’agit pas de la sorte...
DORILAS.
Eh bien, non ! la femme qui prend les douze francs, j’admets encore ça... mais l’homme qui les regrette...
VIOLENTINE.
Mais quand on vous dit que ce n’est pas arrivé !
ACADŒMUS.
Le fait est, prince, que vous devenez assommant. Vous êtes là à sauter sur votre petit trône...
BAVARDINE, se levant.
Contesterez-vous au poète le droit d’abandonner un instant la terre et de se perdre dans les nuages ?
DORILAS.
Nous sommes dans les nuages ?
TOUTES LES FEMMES.
Oui.
DORILAS.
Restons-y alors... continuez, Acadœmus.
Bavardine se rassied.
ACADŒMUS.
Je reprends :
L’amour n’agit pas de la sorte...
Qui diable a vu l’amour ? Amour, où donc es-tu ?
Entre Ignorantine.
IGNORANTINE.
L’Amour, c’est moi ! Je suis l’enfance,
Je séduis par mon ignorance ;
Je suis la grâce et l’innocence,
Je ne sais pas, je veux savoir.
Dans le bois, lorsque l’amoureuse
Entre, je m’arrête rêveuse
Et je me dresse curieuse
Sur mes deux pieds, afin de voir.
Dans le palais et sur la grève,
Toute jeune fille a son rêve ;
Le mien m’emporte et me soulève
Vers un sommet pyramidal !
Un soleil inconnu rayonne,
Mon être palpite et frissonne !
Et je cours après la personne,
Qui doit m’offrir mon idéal !
Partons, la matinée est belle ;
Sur la vague qui nous appelle,
Je serai la frêle nacelle,
Tu seras, toi, le canotier !
Vers les rivages que j’ignore,
Viens... Ton regard active encore
L’ardente flamme qui dévore
L’humble fille de ton portier !
LE NOTAIRE, du même ton.
Dans ma poitrine frémissante,
Ta voix est la lave brûlante,
Qui se précipite écumante
Et verse des torrents de feu !
Changeant complètement de ton.
Je l’épouserais bien ; mais, la dot, j’imagine,
Ton père étant portier, m’enrichirait fort peu.
IGNORANTINE.
Le pauvre homme, il est vrai, nage dans la débine.
La loge est bonne ; mais l’inextinguible amour
Qu’il ressent pour le kircsh, fils de la Forêt Noire,
Fait que ce bon vieillard, au moins vingt fois par jour,
Abandonne son âme au doux plaisir de boire.
Ses petits profits passent là !
À peu de chose, hélas ! ma fortune se monte !
J’ai quatre sous par jour !... Je vis avec cela.
LE NOTAIRE.
Quatre sous, c’est bien peu !
IGNORANTINE.
Je vais faire mon compte :
Pour le blanchissage tant ;
Tant aussi pour l’éclairage,
Et puis tant pour le chauffage,
Quand le froid est irritant ;
Tant pour la personne sage,
Qui me fait en un instant,
Sur l’ivoire étincelant,
Exécuter un passage
De monsieur Alfred Quidant ;
Pour la femme de ménage
Et pour le porteur d’eau, tant ;
Tant encor pour le potage
Et pour le rosbif saignant.
Le vin rouge et le vin blanc,
Et tout ce qu’il est d’usage
D’absorber en déjeunant,
En dînant, puis en soupant ;
Tant pour le coiffeur, et tant
Pour les coupés de louage ;
Plus tant pour le petit banc,
Quand je vais voir un ouvrage
Risible ou bien attristant ;
Pour la poudre de riz, tant ;
Et tant pour le maquillage !
Je n’en dis pas davantage,
Car j’en ai déjà dit tant
Que ça devient...
DORILAS.
Embêtant.
LE NOTAIRE, ému.
À te tirer de là tu dois, ma pauvre enfant,
Avoir une peine infinie ?...
IGNORANTINE.
Il faut beaucoup d’économie !
LE NOTAIRE.
Ton petit calcul est charmant,
Ton front est pur et ton cour est candide...
Mais, je te le dis nettement,
C’est vers un autre amour que mon rêve me guide.
IGNORANTINE.
Permis à toi de dédaigner
Ces quatre sous, que l’innocence
A su modestement gagner ;
Mais malgré tes refus, je pense,
Et sans aller bien loin de nous,
Je saurais trouver des époux,
Qui, pour dot comptant ma jeunesse,
Me prendraient sans mes quatre sous,
Et qui, pleins de délicatesse,
En échange de mon amour,
Offriraient encor du retour.
Elle sort.
DORILAS.
Ah ! voilà une jolie scène, par exemple !
BAVARDINE.
N’est-ce pas ?...
TOUTES.
Ah ! oui !... très bien !... très bien !...
DORILAS.
Mon opinion sur le notaire n’a pas varié... Mais la petite portière... quelle fraicheur ! et comme elle a bien parlé de son pauvre vieux père !... et puis, elle est jolie...
FORMOSINE.
Adorable !... Mais ne trouvez-vous pas qu’il fait ici une chaleur étouffante ?
VIOLENTINE.
Comment, une chaleur étouffante ? Je gèle, moi.
FORMOSINE.
J’étouffe, moi... C’est cette gaze sans doute...
DORILAS.
Princesse !
Il découvre les épaules de Formosine.
Oh !
VIOLENTINE.
Encore, prince !
BAVARDINE, à Acadœmus.
Je vous en supplie, monsieur, continuez.
ACADŒMUS.
C’est bien parce que c’est vous, princesse ; car je déclare qu’il n’y a pas de théâtre possible dans ces conditions-là... Je continue.
LE NOTAIRE.
Avec ses quatre sous je la trouve charmante !
Quatre sous pourront-ils solder
Les trois cent mille francs qu’on va me demander ?
Elle a de très beaux yeux et sa vertu m’enchante ;
Mais, malgré ses beaux yeux et malgré sa vertu,
Elle n’est pas l’Amour. – Amour où donc es-tu ?
Entre une femme voilée.
LA FEMME VOILÉE (POLIXÈNE).
L’Amour, – c’est moi ! – Je suis la femme de ton rêve !
LE NOTAIRE.
Vous, l’Amour ? – Permettez qu’un instant je soulève...
Il lève le voile de Polixène.
DORILAS, riant.
Elle, l’Amour !... Ah ! celle-là est trop forte !
ACADŒMUS.
Laissez-lui donner ses raisons, à cette femme... C’est peut-être bien elle qui est l’Amour ; dans ce pays-là, on ne sait pas... Je reprends :
Vous, l’Amour ? – Permettez qu’un instant je soulève...
Est-ce ainsi qu’est bâti le plus charmant des dieux ?
LA FEMME.
Quand nous aurons causé, tu me jugeras mieux.
Brigandine a passé par ici ?... – Je suppose
Que dans ta poche alors il reste peu de chose.
LE NOTAIRE.
Vous pouvez dira, hélas ! qu’il n’y reste plus rien.
LA FEMME, tournant autour de lui.
Malgré sa pauvreté, voyez comme il est bien !
Et dans cet habit noir comme il a bonne grâce !
Je viens pour t’épouser !
LE NOTAIRE.
Quelle ardeur dans sa voix !
LA FEMME.
Sais-tu qu’on en rencontre au bois,
Qui font les merveilleux sur des chevaux de race,
Et qui sont cependant bien moins jolis que toi !
LE NOTAIRE.
Ô démon tentateur, que voulez-vous de moi ?
LA FEMME.
Comment vis-tu ? – Tu vas dîner à la gargote,
Et ton chapeau déparerait
La hotte
D’un chiffonnier qui se respecterait !
Tu vas en omnibus, perché sur l’étagère.
Tes créanciers et leurs limiers
Usent en vain tes escaliers ;
Leurs mémoires sont lourds et ta bourse est légère.
Un seul mot, si tu le voulais,
Chasserait leur troupe importune
Et changerait ton bouge en merveilleux palais !
Tes attraits sont une fortune ;
Quand on t’offre du vin, pourquoi boire de l’eau ?
Pourquoi rester si pauvre, alors qu’on est si beau ?
LE NOTAIRE.
Tais-toi, dangereuse sirène !
Tais-toi, détestable serpent !
Il est mal de tenter un notaire innocent.
LA FEMME.
Je suis l’Amour. – Non pas celui qui se promène,
Le dimanche, au soleil, un melon sous le bras,
Dans les sentiers de Romainville !
Je suis la dot !... Je suis l’Amour utile,
Et qui dit : je t’adore, en ne marchandant pas !
Veux-tu des loges aux premières ?
Veux-tu des laquais étalant
Une livrée olive avec un collet blanc ?
Veux-tu des ripailles princières ?
Veux-tu des fraises en avril ?
Un hôtel, des chevaux, des nègres ?... Que faut-il
T’offrir encor ?...
LE NOTAIRE.
Vous êtes donc bien riche ?
LA FEMME.
Je t’ai dit que j’étais le véritable Amour !
LE NOTAIRE.
Sa griffe dans mon cœur comme un crampon se fiche.
Je suis une colombe et voici le vautour !
LA FEMME.
Viens, courons à l’autel ! Je suis usufruitière
D’une maison bâtie aux environs d’Asnières,
Et d’une autre sise à Nogent !
Viens, je suis l’opulence et la fortune altière...
Je donne avec ma main ma bourse tout entière.
L’Amour, aujourd’hui, c’est l’argent !
LE NOTAIRE.
Splendeurs de nuits d’été, qui m’avez les premières
Parlé de l’Amour vrai trop longtemps ignoré,
À mes yeux éblouis éclatent vos lumières,
Je vous vois maintenant, le voile est déchiré !
Il tombe aux pieds de la femme.
J’aime et je suis aimé !... Je vais payer mes dettes !
Rien, pour nous rendre heureux, rien ne vaut le bonheur !
Ma satisfaction est donc des plus complètes ?...
Excusez, s’il vous plaît, les fautes de l’auteur.
Les rideaux se referment et les esclaves repoussent le kiosque au fond du théâtre, sur une musique exécutée à l’orchestre. Dorilas et les trois femmes se lèvent. Les esclaves emportent le trône et les tabourets.
DORILAS.
Bravo ! c’est très gentil !
VIOLENTINE.
Seulement, puisque ce monde-là n’existe pas, ce n’était pas la peine de l’inventer.
DORILAS, à Bavardine.
Beaucoup de talent, mademoiselle... c’est très littéraire ; l’intérêt est nul, mais il est soutenu... Il y a un coup de théâtre, je ne saurais pas dire où, mais il y en a un... Vous irez loin...
Allant à Ignorantine et à Brigandine qui rentrent par la droite.
Mesdemoiselles...
VIOLENTINE.
Assez de compliment, prince... Vous consentez à prendre pour femme une des princesses, qui viennent de concourir ?
DORILAS.
Si j’y consens !...
VIOLENTINE.
Alors, il faut choisir, nous attendons votre décision.
TOUTES.
Choisissez, prince.
DORILAS.
Choisir... Mais...
VIOLENTINE.
Tu hésites ? Prends garde !
DORILAS.
Oh ! elle m’aime trop, celle-là !
Il recule et rencontre Bavardine, qui s’est approchée de lui.
BAVARDINE.
Prends-moi : je suis l’amour de l’esprit, et...
DORILAS, achevant la phrase.
Et l’esprit de l’amour ?
À part.
Je commence à connaître le mécanisme.
BRIGANDINE.
Prends-moi : je suis ce que je t’ai dit.
DORILAS.
Oui, la galère capitane...
IGNORANTINE, allant à Dorilas.
Prends-moi : je suis l’innocence...
DORILAS.
Moi aussi...
TOUTES.
Eh bien ?...
DORILAS.
Eh bien ?...
Allant à Formosine.
Et vous ne dites rien, qu’est ce que vous êtes ?
FORMOSINE.
Je suis femme. Voilà.
DORILAS.
Et pourquoi ne concourez-vous pas ?
FORMOSINE.
Pourquoi ?... Parce que le rôle de la femme n’est pas de chercher à plaire à l’homme. Nous en faisons bien assez, quand nous consentons à nous laisser adorer.
DORILAS.
Alors, si je vous adorais, vous consentiriez...
FORMOSINE.
Je ne promets pas cela.
DORILAS.
Si je vous disais que c’est vous que j’aime, que c’est vous que je choisis ?
FORMOSINE.
Ah !... alors je vous dirais...
DORILAS.
Vous me diriez ?...
FORMOSINE.
Que je m’y attendais un peu... et qu’en ne faisant rien, je savais bien ce que je faisais.
Dorilas prend la rose qu’elle lui a donnée et la lui rend.
TOUTES.
Hein ?...
VIOLENTINE, à Dorilas.
Prince, vous n’êtes qu’un dessus de pendule. Voilà mon opinion.
Sonneries électriques très violentes. Polixène rentre par la gauche avec Acadœmus.
POLIXÈNE.
Le télégraphe !...
Regardant le cadran.
Vous êtes sauvées, mes demoiselles !... Quatre jeunes princes... et vous les séduirez !
IGNORANTINE.
Très facilement. Nous savons maintenant ce qui plaît aux hommes.
ACADŒMUS.
Eh bien, mais, qu’est-ce qui plaît aux hommes, décidément ? On ne l’a pas dit.
BRIGANDINE.
Nous allons vous le dire.
Air nouveau de M. Delibes.
On conte qu’un sculpteur, dans les temps fabuleux,
Du marbre fit jaillir une femme si belle,
Qu’il perdit la raison en vivant auprès d’elle,
Et que de son chef-d’œuvre il devint amoureux.
DORILAS.
Quand, vers sa Galathée il étendait les bras,
Quand il criait : Je t’aime ! à sa froide maitresse...
BAVARDINE.
Qu’aimait-il dans l’objet de cette folle ivresse ?
Ce n’était pas le cœur. Les marbres n’en ont pas.
IGNORANTINE.
Ce n’était pas l’esprit. L’insensible beauté
Était faite de pierre... et la pierre est muette.
Ce n’était pas l’éclat d’une riche toilette...
L’art de mentir aux yeux n’était pas inventé.
POLIXÈNE.
Ce n’était certes pas la dot qu’elle apportait,
Qui, du sculpteur antique excitait le délire.
VIOLENTINE.
Ce que ce n’était pas est très facile à dire ;
On peut moins aisément dire ce que c’était.
FORMOSINE, au public.
Messieurs, ayez pitié d’un pénible embarras,
Et regardez-nous bien toutes tant que nous sommes.
Ce qui plut au sculpteur, et ce qui plaît aux hommes,
Sans que l’on vous l’ai dit, ne le voyez-vous pas ?
TOUTES LES FEMMES.
Messieurs, ayez pitié d’un pénible embarras, etc.