La Chanoinesse (Eugène SCRIBE - Francis CORNU)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 31 janvier 1833.
Personnages
MADEMOISELLE HÉLOÏSE DE MONTLUÇON, chanoinesse
GABRIELLE, sa nièce
LE GÉNÉRAL BOURGACHARD
HENRI, son neveu
ANASTASE, domestique de mademoiselle de Montluçon
La scène se passe au château de Montluçon, près de Loches, en Touraine.
Un salon, porte au fond ; croisées dans les angles, portes latérales. Auprès de la porte, à gauche de l’acteur, une table avec tout ce qui est nécessaire pour écrire.
Scène première
HÉLOÏSE, seule
Au lever du rideau, Héloïse, assise auprès de la table, tient une lettre qu’elle vient de lire. Se levant.
Arriver ainsi à l’improviste ! et ne m’en prévenir qu’une heure d’avance ! Que faire, mon Dieu ! Quel parti prendre ? À chaque instant je crois entendre sa voiture, et je n’ai encore rien décidé... rien inventé... j’ai si peu d’imagination !
Air du Fleuve de la vie.
D’autres, quand gronde la tempête,
Montrent de l’audace et du cœur ;
Moi, pour un rien je perds la tête,
Et me trouve mal quand j’ai peur !...
Comment, dans cette inquiétude,
Leur dérober mon embarras ?...
Les honnêtes femmes, hélas !
Ont si peu d’habitude !
Si je courais à sa rencontre... Mais nous n’aurions qu’à nous croiser en route. Il vaut mieux l’attendre, et tâcher d’être seule en ce château au moment de son arrivée... Qui vient là ?... que voulez-vous Anastase ?...
Scène II
HÉLOÏSE, ANASTASE, entrant par le fond
ANASTASE.
C’est M. l’abbé Cambry qui demande à voir mademoiselle de Montluçon...
HÉLOÏSE.
Ah ! mon Dieu ! je ne puis pas...
ANASTASE.
Il vient parler pour ces petits orphelins que Mademoiselle a pris sous sa protection.
HÉLOÏSE.
C’est égal, je n’y suis pas... je suis malade.
ANASTASE.
Ah ! que c’est heureux ! le docteur Gobinel est avec lui.
HÉLOÏSE, à part.
C’est encore pis.
Air de Calpigi.
Ah ! mon Dieu ! que dire et que faire
À ses propos pour me soustraire !
Il faut éviter son regard...
Des médecins le plus bavard !...
ANASTASE.
Chacun le traite avec égard.
HÉLOÏSE.
Par économie on l’invite :
Car, en recevant sa visite,
On s’épargne un abonnement
Au journal du département.
Dites que je ne peux voir personne... que je suis dans mon oratoire.
ANASTASE.
J’entends, Mademoiselle est en retraite : ils comprendront cela.
HÉLOÏSE.
C’est bien...
ANASTASE.
D’ailleurs, ils vous verront tantôt... c’est votre soirée...
HÉLOÏSE.
Comment c’est mercredi ?
ANASTASE.
Oui, vraiment. Le jour où toute la ville de Loches vient ici au château faire le reversis et le boston... Il n’y a pas dans notre endroit de réunion plus brillante. C’est tout naturel : Mademoiselle est si aimée, si considérée ! une personne pieuse qui est si riche !...
HÉLOÏSE.
C’est bien...
Elle passe à gauche du théâtre ; à part.
Il ne manquait plus que cela ; soixante personnes qui seront témoins... Et si je les décommande... si, pour la première fois depuis cinq ans, ma soirée n’a pas lieu... qu’est-ce que l’on va penser ? Ma vue se trouble... ma tête s’en va...
ANASTASE.
Mademoiselle se trouve mal ?...
HÉLOÏSE.
Je sens qu’en effet...
Elle s’appuie sur le dos du fauteuil auprès de la table.
ANASTASE, à part.
Elle ne fait que cela...
Cherchant de tous côtés.
Ah ! mon Dieu ! le flacon de Mademoiselle... son eau de mélisse...
HÉLOÏSE, brusquement.
Ciel !... le fouet du postillon.
Regardant par la fenêtre à gauche.
Au bout de la grande avenue, une voiture, je ne me trompe pas !... Anastase, mon cher Anastase !... renvoie à l’instant le docteur et l’abbé Cambry... je les verrai tantôt, à ma soirée... mais qu’ils s’en aillent... par la porte du parc, entends-tu ?... Je désire qu’ils examinent mes nouveaux dahlias, et mon raisin muscat, qui est superbe.
ANASTASE.
Oui, Mademoiselle...
À part.
Qu’est-ce qu’elle a donc ? elle qui d’ordinaire est si calme, si posée !...
HÉLOÏSE.
Et puis tu courras à la grille, où à l’instant vient d’arriver une voiture de poste... Et la personne qui est dans cette voiture, tu la feras monter ici par cet escalier dérobé, et tâche qu’on ne l’aperçoive pas...
ANASTASE.
Oui, Mademoiselle... Demanderai-je le nom de ce Monsieur ?
HÉLOÏSE, indignée.
Un Monsieur !... Qu’est-ce à dire, Anastase ?... Et pour qui me prenez-vous ?
ANASTASE.
Pardon ; je voulais dire cette demoiselle...
HÉLOÏSE, avec colère.
Ce n’est point une demoiselle...
ANASTASE, à part.
Ni homme, ni femme... qui diable ça peut-il être ?
Haut.
Enfin, quoi que ce soit... c’est dit, je vais renvoyer les deux, et vous amener l’autre...
HÉLOÏSE.
C’est bon... sortez...
Anastase sort par le fond.
Scène III
HÉLOÏSE, seul
Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !... Voyez-vous déjà les idées de ces gens-là ! et pourtant il n’y a rien encore... qu’est-ce que ce sera donc plus tard ?... Moi une femme si respectée... une chanoinesse !
Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.
Oui, moi, si pure et si sévère,
Je suis coupable de détour,
D’impatience et de colère...
Trois péchés ! rien qu’en un seul jour !
Mais la vertu, que seule ici j’écoute,
Est un trésor si rare à conserver.
Qu’il faut bien, hélas! qu’il en coûte
Quelque chose pour la sauver !
Et à tout prix, et quand je devrais... Ciel ! la porte s’ouvre... c’est elle, ma nièce, ma chère nièce Gabrielle !
Montrant la porte à gauche.
Scène IV
HÉLOÏSE, GABRIELLE et ANASTASE, entrant par la porte latérale à gauche
GABRIELLE, l’embrassant.
Ma chère tante !
ANASTASE.
Sa nièce !
HÉLOÏSE.
Anastase, sortez...
Anastase sort en regardant Gabrielle.
Ah ! voilà bien les traits de mon pauvre frère !
GABRIELLE.
Vous me reconnaissez donc encore depuis dix ans que je suis loin de vous, que j’ai quitté la France !...
HÉLOÏSE.
Oui, oui, cela fait toujours plaisir de se retrouver en famille ; et ce plaisir-là, j’ai du mérite à l’éprouver... car j’aurais autant aimé que tu ne fusses pas venue...
GABRIELLE.
Comment, ma tante !...
HÉLOÏSE.
Je m’explique mal... Je veux dire que je suis bien heureuse de te voir, de t’embrasser... mais la joie, la surprise... Arriver ainsi sans me prévenir !
GABRIELLE.
Et le moyen de faire autrement ? Il y avait un an que j’avais perdu mon père, tous les biens qu’il m’avait laissés à la Guadeloupe venaient d’être réalisés... que pouvais-je faire de mieux que de revenir en France, près de vous, ma seule parente ?... Je me suis embarquée sur le premier bâtiment qui mettait à la voile...
HÉLOÏSE.
Comment ! si jeune, entreprendre un pareil voyage !
GABRIELLE.
Ça donne de la hardiesse ; ça aguerrit. Maintenant je ne crains plus rien. Arrivée, il y a trois jours, au Havre... hier à Paris, ce matin à Tours, je suis venue aussi vite que ma lettre, tant j’avais envie de vous revoir !
HÉLOÏSE.
Je t’en remercie ; mais il n’est pas moins vrai que ta présence me met dans le plus grand embarras...
GABRIELLE.
Est-il possible !
HÉLOÏSE.
Oui, mon enfant ; et si tu ne viens pas à mon aide, ton arrivée va me faire perdre honneur, repos, considération ; enfin tout ce que j’ai de plus cher au monde...
GABRIELLE.
Et comment cela, mon Dieu ?
HÉLOÏSE.
C’est un secret dont toi seule auras connaissance ; mais, quelque terrible qu’il soit, te voilà une femme, tu as dix-huit ans, on peut tout te dire, et, si j’en crois tes lettres, on peut se fier à ton amitié, et surtout à la bonté de ton cœur.
GABRIELLE.
Mais parlez donc, parlez vite, puisque je puis adoucir vos chagrins ; ce devrait être déjà fait.
HÉLOÏSE.
Ma bonne Gabrielle !...
GABRIELLE.
Dame ! entre demoiselle... car vous l’êtes comme moi !... demoiselle majeure, et voilà tout.
HÉLOÏSE.
Plût au ciel !...
GABRIELLE.
Qu’est-ce à dire ?
HÉLOÏSE.
Tu n’étais pas en France il y a huit ans, tu étais déjà partie avec ton père pour les colonies ; mais tu as entendu parler... de tous les événements arrivés alors...
GABRIELLE.
Sans doute ! la restauration... l’occupation étrangère, qui rendit mon père si malheureux, et qui vous brouilla presque avec lui, car vous aimiez les étrangers.
HÉLOÏSE.
Moi !...
GABRIELLE.
Certainement, vous avez toujours été faubourg Saint-Germain... Il n’y a pas de mal, ma tante ; mais poursuivez. Vous dites qu’à cette époque...
HÉLOÏSE.
J’étais près de Nogent, à l’abbaye du Paraclet, lorsque les Russes s’en emparèrent...
GABRIELLE.
Ah ! ma pauvre tante !...
HÉLOÏSE.
Du tout, tu ne comprends pas. Ils étaient commandés par le général Kutusof, que j’avais connu aux bals de l’ambassadeur Kourakin. Il me protégea, me fit respecter, et me donna même, avec une galanterie toute moscovite, ses chevaux et une voiture à ses armes pour retourner à Paris.
GABRIELLE.
Je ne vois pas jusqu’ici grand malheur !
HÉLOÏSE.
Attends donc !... J’arrivai ainsi, sans danger, à travers les postes ennemis, jusqu’à La Ferté-sous-Jouarre, occupée alors par un escadron de Cosaques. C’était la veille de la bataille de Montmirail, et je me logeai à l’hôtel de France. L’aubergiste, un brave homme qui pensait très bien, me prenant, à ma voiture, pour une princesse russe, s’empressa de me donner un bon souper, une belle chambre et un excellent lit, où je ne tardai par à m’endormir profondément. Je fus réveillée au milieu de la nuit par un grand bruit... des cris...
GABRIELLE.
Effrayants ?...
HÉLOÏSE.
Non, des cris de joie, le choc des verres et des chansons à boire, en français. Il paraît que des grenadiers de Bonaparte venaient de débusquer les Cosaques et s’étaient emparés de leur souper, qu’ils avaient trouvé tout servi.
GABRIELLE.
Il n’y a pas grand mal...
HÉLOÏSE.
Attends donc !... la salle à manger était au-dessous de ma chambre, et j’entendais leurs discours... Furieux des atrocités commises par les Russes, et animés par le vin de Champagne qu’ils buvaient à discrétion... ils étaient dans le pays ; ils s’excitaient à grands cris à la vengeance, lorsque cet imbécile d’aubergiste entra dans l’appartement, en leur disant : « Silence donc, Messieurs ! il y a là-haut une princesse russe que vous allez réveiller. » À ce mot, partit un éclat de rire général, et au milieu du tumulte, j’entendis l’un des convives s’écrier : « C’est moi seul que cela regarde : représailles, mes amis... représailles ! »
GABRIELLE.
Ah ! mon Dieu ! me voilà toute tremblante...
HÉLOÏSE.
Et moi aussi, car un officier venait d’entrer dans ma chambre, dont il avait refermé la porte.
GABRIELLE.
Il fallait s’écrier : Je suis mademoiselle de Montluçon, je suis Française.
HÉLOÏSE.
C’est bien ce que je voulais faire ; mais la peur m’avait saisie, et quand j’ai peur, je perds la tête... je me trouve mal !...
GABRIELLE.
C’était bien le moment !...
HÉLOÏSE.
Que te dirai-je ? quand je revins à moi, le tambour et le clairon retentissaient de tous côtés, le canon se faisait entendre, il était à peine jour, et la bataille commençait déjà, j’étais seule ; et à terre, à mes pieds, je trouvai un portefeuille à demi ouvert, contenant quelques lettres et quelques papiers, dont je m’emparai ; mais une fièvre violente me tint plusieurs mois entre la vie et la mort.
Un instant de silence, après lequel Héloïse continue.
Et l’année suivante, quand tout fut pacifié, quand je vins m’établir ici, en Touraine, dans ce château de Loches que j’avais acheté, et où personne ne me connaissait... je dis que ma nièce, ma seule parente, une jeune personne nouvellement mariée...
GABRIELLE.
Moi...
HÉLOÏSE.
Justement ! madame de Saverny... m’avait confié, avant son départ pour la Guadeloupe, un jeune enfant qu’elle ne pouvait emmener avec elle, et que j’ai fait élever ici sous mes yeux.
GABRIELLE.
Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous fait là ?
HÉLOÏSE.
Un mensonge qui sauvait ma réputation, sans compromettre la tienne ; car je croyais que tu ne reviendrais jamais en France... et de si loin... à la Guadeloupe, que pouvait te faire ce qui se passait ici, à Loches ? Mais voilà que tu arrives sans me rien dire, et que tu te trouves...
GABRIELLE.
Mariée, et mère de famille !...
HÉLOÏSE.
Pour quelques jours seulement : car, puisque te voilà, nous quitterons ce pays, nous irons à Paris, en Italie, en Allemagne, où tu voudras... Mais ici ne les détrompe pas, ou c’est fait de moi... je suis perdue !
GABRIELLE.
Et en quoi donc ? Qui pourra vous accuser, quand on connaîtra la vérité ?
HÉLOÏSE.
Est-ce qu’on la croira jamais ? tu ne sais pas aujourd’hui, en 1822, comme Loches est petite ville et mauvaise langue, et surtout à l’égard des personnes qui ont quelque piété, quelque dévotion... et des opinions comme il faut ! ils seraient si heureux de me trouver en faute, moi qu’ils appellent une ultra !... Et puis cet enfant, je l’ai élevé avec un soin, une tendresse, dont tout le monde a été édifié et attendri... On disait : « Quelle bonne tante ! quelle générosité ! » Je laissais croire, je me laissais louer, et maintenant il faudrait avouer... Oh ! non, plutôt mourir ! et si tu n’as pas pitié de moi, si tu repousses ma prière, tu n’as plus de tante...
Air de Renaud de Montauban.
Que mon seul vœu soit écouté :
De vingt amants à toi l’hommage !
À toi la grâce et la beauté !
Car le ciel te laisse en partage
Amour, plaisir, et cætera...
Laisse-moi du moins l’avantage
D’être respectée... À mon âge,
On n’a plus que ce bonheur-là.
GABRIELLE.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Le ciel m’est témoin que je vous aime bien, que je donnerais ma vie pour vous ; mais ce que vous me demandez là...
HÉLOÏSE.
Est ce qu’il y a de plus simple au monde.
GABRIELLE.
Vous trouvez ?... accepter ainsi un mari !
HÉLOÏSE.
Est-ce cela qui t’embarrasse ? tu n’en as plus, tu es veuve.
GABRIELLE.
C’est toujours une bonne chose... c’est cela de moins...
HÉLOÏSE.
Le nom de Saverny, que je t’avais donné, est celui d’un officier que nous avions connu autrefois, mais qui, depuis longtemps, est mort en Russie.
GABRIELLE.
À la bonne heure ! mais le reste ?...
HÉLOÏSE.
Dans huit jours, je te rends ta parole ; et d’ici là, dans cette ville où personne ne te connaît, tu seras environnée de soins, d’hommages et de compliments... car, vrai, il est charmant.
GABRIELLE.
Je n’en doute pas ; mais vous ne savez point que j’avais, en venant vous trouver, des vues, des idées, qui font que... enfin... ma tante, c’est très désagréable...
HÉLOÏSE.
Et pourquoi cela ?
GABRIELLE.
Parce que... parce qu’à bord du bâtiment sur lequel nous avons fait la traversée, il y avait un jeune marin, un enseigne de vaisseau qui a eu pour moi, et pour la gouvernante qui m’accompagnait, tant de soins, tant d’attentions... et sans me connaître ! car moi, en voyage, je ne dis jamais rien ; lui, c’est différent, il dit tout ce qu’il pense, et vingt fois, sans s’en douter, il m’a avoué qu’il m’aimait, qu’il m’adorait. Ces marins ont tant de franchise !
HÉLOÏSE.
Est-il possible !...
GABRIELLE.
Oui, ma tante, et sans savoir si j’étais riche ou non, me croyant orpheline, sans appui, sans protecteur, il m’a offert sa main, sa fortune, ce qui est fort bien à lui. Et quoique vif, impatient, s’emportant aisément, il est très aimable, très gentil... enfin un parti très convenable, un mariage que mon père aurait approuvé, j’en suis sûre. Mais moi, j’ai répondu que j’avais une tante, désormais ma seule famille ; que j’allais en Touraine, me rendre près d’elle, la consulter, lui demander son aveu.
HÉLOÏSE.
Peux-tu en douter ? J’approuve tout... je consens à tout. Où est-il dans ce moment ?
GABRIELLE.
M. Henri ?
HÉLOÏSE.
Ah ! on le nomme Henri ?
GABRIELLE.
Henri de Saint-Dizier.
HÉLOÏSE.
Où est-il ?
GABRIELLE.
Il est à Paris, dans sa famille. Il voulait me suivre ; moi, je ne l’ai pas voulu.
HÉLOÏSE.
Nous irons le trouver dans quelques jours, dès que j’aurai arrangé mon départ, et fait mes adieux à ce pays, où, grâce à toi, je laisserai une réputation honorable.
GABRIELLE.
Ma tante...
HÉLOÏSE.
Tu consens, n’est-il pas vrai ?
GABRIELLE.
Malgré moi, et puisque vous le voulez ; mais ce ne sera pas long, et nous partirons tout de suite, et nous ne reviendrons jamais dans ce pays ?
HÉLOÏSE.
Tout ce que tu voudras ! ma vie entière sera employée à te remercier.
Elle fait quelques pas pour sortir.
GABRIELLE, la retenant.
Un mot seulement. Ce portefeuille trouvé par vous à La Ferté-sous-Jouarre ne vous donnait-il pas quelques renseignements ?
HÉLOÏSE.
Si vraiment, un officier supérieur, je connais son nom et son grade. Mais d’après les renseignements que j’ai pris, d’après son caractère, sa conduite, ses opinions surtout, aucun espoir qu’il consente jamais, et comment alors l’y contraindre ? Songe donc ! un procès en réparation ! un éclat ! un scandale ! il ne faut pas même y penser, et tâcher seulement que le plus profond silence... Aussi, tu garderas avec tout le monde le secret que j’ai confié à ta foi.
GABRIELLE.
Je vous le jure, et ce serment-là est sacré.
HÉLOÏSE, l’embrassant.
Ma nièce, ma bonne nièce !...
Air de la valse des Comédiens.
Puisse le ciel, à qui je rends hommage,
De ton bon cœur te payer aujourd’hui !
Puissé-je ici, terminant ton veuvage,
Te voir bientôt à ton second mari !
GABRIELLE, secouant la tête.
Oh ! mon second !...
HÉLOÏSE.
Cet époux, je l’atteste,
À son destin se fera volontiers ;
Et ce sera comme au séjour céleste,
Où les derniers se trouvent les premiers.
Ensemble.
HÉLOÏSE.
Puisse le ciel, à qui je rends hommage,
Etc., etc., etc.
GABRIELLE.
De l’amitié je lui devais ce gage...
Puisqu’il le faut, prenons notre parti ;
Résignons-nous, hélas ! à mon veuvage,
Et que le ciel nous protège aujourd’hui !
Héloïse rentre dans sa chambre, dont la porte est à la droite de l’acteur.
Scène V
GABRIELLE, seule
Cette bonne tante !... Oh ! oui, je n’hésite plus, et je suis heureuse de contribuer à sauver son honneur, qui, après tout, est le mien : c’est celui de la famille. Et puis, une fois loin de ce château, qui saura jamais le service que je lui ai rendu ?... et qui pourrait m’en faire un crime ?
HENRI, en dehors.
Oui, c’est bien, le grand salon... j’attendrai tant qu’on voudra.
GABRIELLE.
Il me semble que cette voix ne m’est pas inconnue !
HENRI, entrant avec Anastase.
C’est elle !
À Anastase.
Laissez-moi.
GABRIELLE.
Ô ciel ! C’est Henri !...
Anastase sort.
Scène VI
GABRIELLE, HENRI
GABRIELLE.
Vous ici !... vous dans ces lieux !
HENRI.
Oui, Mademoiselle, trois jours sans vous voir, c’était trop long : je n’ai pu y tenir. Comment rester à Paris, quand vous êtes ici ? Je viens d’y arriver... j’ai demandé cette respectable chanoinesse dont vous m’aviez parlé... mademoiselle de Montluçon, votre tante : tout le monde m’a indiqué son château.
GABRIELLE.
Et de quel droit, s’il vous plaît, vous présenter chez elle ?
HENRI.
C’est dans l’ordre, dans les convenances... il faut bien que je lui demande votre main.
GABRIELLE.
Sans en être connu !
HENRI.
Pour me connaître il faut bien qu’elle me voie, et quand elle saura à quel point je vous aime, quand je lui dirai : « Depuis deux mois je n’ai pas quitté votre nièce, et deux mois à bord d’un vaisseau, c’est deux ans, c’est six ans dans le monde, c’est une existence tout entière, c’est plus qu’il n’en fallait mille fois pour apprécier toutes les vertus qui brillent en elle. J’ai de la fortune, de la jeunesse, quelques espérances de gloire : je lui donne tout cela ; donnez-la-moi pour femme, et si je ne la rends pas heureuse, que jamais je n’entende siffler un boulet de canon, que je reste enseigne toute ma vie ! »
GABRIELLE.
Henri !...
HENRI.
Ce n’est pas à vous que je dis cela, c’est à votre tante ; et si elle m’avait entendu, croyez-vous qu’elle ne me connaîtrait pas déjà comme si depuis dix ans nous avions navigué ensemble ?
GABRIELLE.
Si vraiment ; mais, élevé depuis l’enfance à bord de votre vaisseau, il y a dans le monde des usages dont vous ne vous doutez pas, et que blesse votre arrivée : aussi je ne veux pas que vous voyiez ma tante.
HENRI.
Pourquoi donc cela ?
GABRIELLE.
Parce que d’ordinaire on ne fait jamais soi-même une demande en mariage. On a un ami, un parent qui se charge de ce soin ; les familles se voient, s’entendent ensemble.
HENRI.
N’est-ce que cela ? j’y ai pensé ; j’ai là mon oncle... il est avec moi.
GABRIELLE.
Comment, Monsieur ?...
HENRI.
C’est-à-dire il est à Tours, ou plutôt il est en route ; ce n’est pas sa faute s’il ne va pas vite : il a la goutte et ne vient qu’en berline ; moi, je suis venu à cheval, à franc étrier.
GABRIELLE.
Est-il possible !
HENRI.
Ce qui est terrible, parce qu’un marin dans la cavalerie...
Air : Du partage de la richesse.
J’en conviens, écuyer novice,
J’étais brisé ; mais rien qu’en arrivant,
Rica qu’en voyant ce superbe édifice,
Surtout en vous apercevant,
Plus de fatigue, tout s’oublie !
GABRIELLE.
Quoi ! plus du tout fatigué ?
HENRI, d’un air triomphant.
Non, vraiment.
GABRIELLE.
Alors, Monsieur, j’en suis ravie.
Et vous allez repartir sur-le-champ.
HENRI.
Y pensez-vous ?
GABRIELLE.
Oui, Monsieur, pour vous apprendre à agir sans mon ordre, sans ma permission ; c’est bien mal, c’est affreux.
HENRI.
J’ai tort, j’ai tort, je ne sais pas pourquoi, mais dès que vous le dites, j’ai tort. Aussi je suis prêt à vous obéir... je ne demande ni grâce ni délai ! mais mon oncle, un vieux général qui a la goutte, et qui n’est pas amoureux, mon oncle, qui par amitié pour moi vient de faire soixante-cinq lieues, en jurant comme un damné, je ne peux pas exiger qu’il recommence sans désemparer, je ne peux pas le tuer, moi surtout qui suis son héritier ! Et puis, s’il faut vous l’avouer, j’ai déjà eu assez de peine pour le décider à venir faire la demande ; il ne voulait pas entendre parler de mariage ; et si, en arrivant ici, il reçoit un affront, tout sera fini, tout sera rompu, et je n’y survivrai pas.
GABRIELLE.
Eh bien ! Monsieur, ce sera votre faute, c’est vous qui l’aurez voulu, qui l’aurez mérité.
HENRI.
Et en quoi donc ?
GABRIELLE.
En n’écoutant que votre volonté et non la mienne, en manquant de soumission...
HENRI.
Cela ne m’arrivera plus, je vous le jure... mettez-moi à l’épreuve ; et si j’y manque désormais, si je n’obéis pas aveuglément à vos moindres désirs, à vos ordres, à vos caprices, si je me révolte contre vous un seul instant, je consens à perdre tous mes droits, je renonce à votre main, à votre amour...
GABRIELLE.
Vraiment !... Eh bien ! j’accepte ! je veux voir jusqu’où peut aller chez vous la confiance et la soumission. Si vous sortez vainqueur de cette épreuve, je ne pourrai plus jamais douter de votre tendresse, et je me regarderai dans mon ménage comme la plus heureuse des femmes ; mais si je me trompe, si je m’abuse, si votre amour n’est qu’un amour ordinaire, s’il est comme tous les autres, sujet aux soupçons et aux préventions ; si eu un mot vous en croyez moins votre cœur que vos yeux...
HENRI.
Jamais, jamais...
GABRIELLE.
Eh bien donc ! voici mes conditions et le traité que je vous impose. Dans quelques jours nous retournerons à Paris ; mais d’ici là, et pendant tout le temps que vous et votre oncle resterez en ce château, quoi que vous puissiez voir, quoi que vous puissiez entendre... j’exige que vous n’ayez ni défiance... ni jalousie...
HENRI.
Je vous le jure.
GABRIELLE.
Que vous soyez toujours aimable, enjoué, et d’une humeur charmante.
HENRI.
Je le jure !
GABRIELLE.
Quand je dirai : Mon ami... croyez-moi...
HENRI.
Je vous croirai.
GABRIELLE.
Sans que je sois obligée de donner ni motifs ni explications...
HENRI.
C’est trop juste ! je n’ai pas besoin de comprendre, je n’ai pas besoin de ma raison, elle est à vous, je vous lui donnée, comme tout ce que je possède.
GABRIELLE, avec émotion.
Monsieur Henri !... vous êtes un bon et aimable jeune homme, et je vous aime bien.
HENRI, timidement.
Faut-il déjà commencer à vous croire ?
GABRIELLE, souriant.
Certainement... mais silence ! voici ma tante.
Scène VII
GABRIELLE, HENRI, HÉLOÏSE
HÉLOÏSE, à Gabrielle.
Je voulais prévenir nos amis ; et j’ignore comment cela se fait, toute la ville de Loches savait déjà ton arrivée : aussi nous aurons ce soir une réception magnifique...
Apercevant Henri.
Que vois-je ?... et quel est ce jeune homme ?
GABRIELLE.
Monsieur Henri de Saint-Dizier, cet officier de marine...
HÉLOÏSE.
Dont tu me parlais ce matin ?
GABRIELLE.
Oui, ma tante.
Air : Pauvre dame Marguerite.
Premier couplet.
Et son oncle, qu’il précède,
Va se rendre dans ces lieux.
Sur une invitation de Gabrielle, Henri passe entre les deux dames.
HÉLOÏSE, d’un air aimable.
Puisqu’ici je vous possède,
Je vous garde tous les deux.
Comme dame châtelaine,
Je veux toute une semaine
Près de nous vous retenir,
Pour vous reposer de la route...
HENRI, bas, à Gabrielle.
Faut-il accepter ?
GABRIELLE.
Sans doute.
HENRI.
Il faut accepter ?
GABRIELLE.
Sans doute.
HENRI, à part.
Ah ! quel plaisir d’obéir ! (bis.)
Deuxième couplet.
HÉLOÏSE.
Quoi ! vous rassuriez ma nièce,
Qui sur mer tremblait d’effroi !
Vous la protégiez sans cesse ?
Ah ! Monsieur, embrassez-moi.
HENRI, bas, à Gabrielle.
Faut-il accepter ?
GABRIELLE, de même.
Sans doute.
HENRI, à part et gaiement.
Je vois parfois qu’il en coûte ;
Mais n’importe, et sans réfléchir...
Il embrasse Héloïse.
HÉLOÏSE.
Ma nièce aussi...
HENRI, avec joie.
Quel délice !
S’approchant timidement de Gabrielle.
Faut-il toujours que j’obéisse ?
Gabrielle ne répond pas, mais de la tête lui fait signe que oui. Henri l’embrasse.
Ah ! quel plaisir d’obéir ! (bis.)
À part.
Elle est charmante cette tante-là...
Haut.
Et moi qui craignais de me présenter !
HÉLOÏSE.
Vous aviez bien tort ; vous étiez sûr du plaisir que vous feriez à moi et à madame de Saverny.
HENRI, étonné.
Madame de Saverny... qui donc ?...
HÉLOÏSE, montrant Gabrielle.
Ma nièce.
HENRI, étonné.
Comment !... Mademoiselle...
HÉLOÏSE.
Vous voulez dire Madame...
HENRI, vivement.
Du tout ! Mademoiselle.
HÉLOÏSE, souriant.
Ah ! non, vraiment... ne savez-vous pas qu’elle a été mariée, quelle est veuve ?...
HENRI, stupéfait.
Veuve... je ne peux pas le croire... ce n’est pas possible.
À Gabrielle.
N’est-il pas vrai ?
GABRIELLE.
Si, Monsieur.
HENRI, avec colère.
Eh quoi ! Madame !... une pareille nouvelle ici, dans ce moment !... m’abuser à ce point !... et pourquoi, je vous le demande ?
GABRIELLE.
Eh ! mais, il me semble que vous ne deviez me demander ni motifs ni explications.
HENRI.
Certainement... je l’ai promis... mais je ne m’attendais pas... est-ce que je pouvais prévoir ?...
GABRIELLE.
C’est-à-dire qu’à la première épreuve et pour la moindre chose...
HENRI, avec colère.
La moindre chose... morbleu !...
Se reprenant.
Non... non... je me tais... je ne dis rien... vous le voyez... je suis calme... je me modère... je me soumets... mais je me demande seulement... à moi-même comment, pendant tout le temps de notre voyage, vous ne m’avez pas dit un mot de ce mari !...
À Héloïse.
Moi qui croyais connaître toutes ses pensées !...
HÉLOÏSE, vivement.
Elle n’y pensait jamais !
HENRI.
À la bonne heure !... c’est tout simple... tout naturel... pourquoi alors en faire un mystère ?
HÉLOÏSE, à demi voix et le tirant à l’écart.
Elle a été si malheureuse avec lui, qu’elle n’en parlait jamais ; et puis elle a été mariée si peu de temps... si peu... si peu... que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler...
HENRI, avec colère.
Eh ! Madame !
Se reprenant.
Non... non... pardonnez-moi, excusez-moi... je ne sais plus où j’en suis ! Moi qui croyais... qui espérais !... ah ! je ne pourrai m’habituer à cette idée-là.
GABRIELLE, à part.
Pauvre jeune homme !...
HENRI, passant à la gauche de Gabrielle.
Et j’éprouve là, malgré moi, des transports de jalousie et de rage...
GABRIELLE.
Henri !
HENRI.
Rien... rien, Mademoiselle... je veux dire Madame ; je ne me plains pas... je ne me fâche pas... je tiens ma promesse... je suis enjoué... je suis de bonne humeur !... mais je suis bien malheureux !
GABRIELLE.
Et pourquoi donc ? puisque je vous aime...
HENRI.
Vrai ! vous m’aimez !... Ah ! ce mot-là fait du bien... cela console...
À part, et se jetant dans un fauteuil auprès de la table.
Mais c’est égal, ce n’est pas la même chose.
GABRIELLE, le regardant.
Oh ! mon Dieu !... mon Dieu ! il me fait peine... et je ne peux vraiment pas...
HÉLOÏSE, la retenant.
Y penses-tu ?...
GABRIELLE.
Air : Le beau Lycas aimait Thémire.
Hélas ! à son trouble sensible,
Je partage son embarras !
C’est qu’en effet il est terrible
De passer pour ce qu’on n’est pas...
Par prudence, je me retire ; (bis.)
Car, rien qu’en voyant sa douleur,
Surtout en voyant son erreur,
Je suis toujours prête à lui dire : (bis.)
« Rassurez-vous, n’ayez pas peur... » (bis.)
Elle sort par la droite en le regardant encore.
HÉLOÏSE.
Elle me fait trembler de pour.
Scène VIII
HÉLOÏSE, HENRI
HENRI, qui était resté quelque temps la tête appuyée sur sa main, la relève en ce moment, et regarde autour de lui.
Eh bien !... elle n’est plus là !... elle s’éloigne !...
HÉLOÏSE.
Soyez tranquille ! elle va revenir...
À part.
Allons... pendant qu’il y est, il vaut mieux tout lui dire tout de suite...
Haut.
Elle est allée... je crois, embrasser son enfant !...
HENRI, se relevant brusquement du fauteuil où il est assis.
Son enfant !... qu’ai-je entendu ?
HÉLOÏSE, effrayée.
Ah ! mon Dieu !...
HENRI, avec colère.
Elle à un enfant ?...
HÉLOÏSE, tremblante.
Sans doute ; un enfant charmant né de ce mariage, et que pendant son absence j’ai élevé ici... dans ce château...
HENRI, dans le désespoir.
Quoi ! ce serait possible ?...
HÉLOÏSE.
Oui, Monsieur, je ne vois pas ce que vous importe...
HENRI, hors de lui.
Ce qu’il m’importe... Madame... ce qu’il m’importe !
À part.
Ces vieilles demoiselles... ça ne se doute de rien.
HÉLOÏSE, avec satisfaction.
Je vais vous le montrer... il est beau comme le jour, et dès que vous le verrez...
HENRI.
Moi !... jamais...
À part.
Cette tante-là est insupportable...
HÉLOÏSE.
Comment, Monsieur ! vous refusez ?...
HENRI.
Non, sans doute ; mais dans ce moment... voyez-vous, je ne suis pas à la conversation... le trouble... l’émotion...
HÉLOÏSE.
La fatigue de la route...
HENRI.
C’est cela...
Avec colère.
Et ne savoir à qui s’en prendre... ni sur qui se venger !...
D’un air menaçant.
Ah ! si par bonheur... son mari n’était pas mort...
HÉLOÏSE.
Elle ne serait pas veuve, et vous ne pourriez pas l’épouser.
HENRI.
C’est juste, Madame... très juste... Vous voyez, comme je vous le disais, que je n’ai pas dans ce moment des idées bien nettes... ni bien arrêtées...
HÉLOÏSE.
Je vous laisse... Monsieur, je vous laisse...
HENRI, à part.
C’est bien heureux...
HÉLOÏSE.
Je vais vous préparer votre appartement et celui de votre oncle...
À part.
Allons... c’est fini... le coup est porté... et cela s’est passé mieux que je ne croyais...
Faisant la révérence.
Monsieur... j’ai bien l’honneur...
Elle sort par la porte latérale à droite.
Scène IX
HENRI, seul
Au diable la famille... les aïeux... les grands parents... et surtout... surtout les descendants !... Et cette tante avec son air patelin... « Elle a été si peu... si peu mariée... que ce n’est pas la peine d’en... » Eh ! morbleu ! elle ne l’a été que trop... et je rends grâce au ciel de ce qu’elle n’était pas là ; car, dans le premier moment, je ne sais pas ce que je lui aurais dit ! Je ne peux pas me laisser jouer, abuser à ce point-là... je suis dégagé de ma parole, de mes serments... oui, oui, je serais un fou, un insensé... je serais le jouet, la risée de tous... si je pensais encore à l’épouser !... mais je n’y pense plus... je serai homme... je renoncerai à sa main... Y renoncer !... ah ! cet effort est au-dessus de mon courage ! Je l’aime... je l’aime tant !... c’est mon bien... c’est ma vie... Et puis je ne sais pas pourquoi je suis là à me monter la tête... à m’irriter sans raison !... Tous les jours, dans le monde, on épouse une veuve... qui a un enfant ! Et la preuve, c’est que si je refuse sa main... un autre, j’en suis sûr, se présentera pour l’épouser... un autre encore !!!... oh ! non... celui-là, pour le coup, je le tuerais... Et si elle ne m’a pas parlé de ce premier mariage, si elle m’en a fait un mystère... qu’est-ce que cela prouve ? la crainte qu’elle avait de m’affliger... de perdre mon amour... Oh ! non, jamais... car après tout !...
Air de Lantara.
C’est toujours la femme que j’aime,
C’est toujours ce regard charmant !
Mêmes attraits... elle est la même...
S’arrêtant.
Non pas tout à fait cependant, (bis.)
Avec impatience.
Mais que m’importe ? Adieu, raison, sagesse,
Peines, regrets... Que tout soit effacé !...
L’amour m’enivre ; et dans l’ivresse,
Distingue-t-on le présent du passé ? (bis.)
Oui, oui, j’y suis décidé... et si ce n’était ce que va dire mon oncle, qui s’était prononcé contre ce mariage...
Avec impatience.
Après tout, cela ne regarde personne... c’est moi que cela regarde... c’est moi qui épouse... et si quelqu’un se permet de me blâmer, ou de le trouver mauvais... Ciel ! qu’est-ce que j’entends là ?... je crois qu’on jure... c’est mon oncle !
Scène X
HENRI, BOURGACHARD
BOURGACHARD, entrant par le fond.
Maudits chevaux !... maudits postillons !
HENRI, allant à lui.
Mon cher oncle !
BOURGACHARD.
Maudit pays !...
HENRI.
La plus belle contrée du monde, le jardin de la France...
BOURGACHARD.
Maudit pays !... que je n’avais pas revu depuis le jour où moi, général Bourgachard, je commandais une partie de l’armée de la Loire... qu’est-ce que je dis ? des brigands de la Loire... comme on nous appelait alors...
HENRI.
Y pensez-vous !
BOURGACHARD.
Oui, morbleu !... c’était bien la peine de s’exposer aux coups de fusil... à la fatigue... à l’exil... de se battre pendant trente ans... pourquoi ?
Il s’assied auprès de la table.
HENRI.
Pour gagner de la gloire...
BOURGACHARD.
Dis donc un brevet de réforme et des rhumatismes... c’est la seule chose qu’on ne nous conteste pas, à nous autres vieux soldats de la garde, car j’ai vu le moment où, par ordonnance royale, on allait supprimer la bataille d’Austerlitz... il en a été question...
HENRI.
Bonne plaisanterie !
BOURGACHARD.
Ça m’est bien égal... je ne tiens plus à tout cela... je ne tiens plus à la gloriole... En fait de fumée, je n’aime plus que celle de la pipe... le coin du feu, le cigare et le piquet... Voilà !...
HENRI.
Oui !... voilà comme je vous ai trouvé l’autre jour dans votre château de la Brie, en tête-à-tête avec votre curé.
BOURGACHARD.
Un brave homme... un ancien militaire, qui tous les soirs me parle de nos campagnes... et puis du ciel... et puis de ma goutte, qui quelque jour pourrait bien m’emporter ; et il m’a dit là-dessus des choses...
HENRI.
Qui vous ont effrayé...
BOURGACHARD.
Moi ! morbleu... je n’ai jamais eu peur... ni de lui, ni de personne ; mais vois-tu, mon garçon, quand on a couru bravement toute l’Europe, tuant, pillant, se faisant tuer... que sais-je ! ça va bien... on ne pense à rien... on est jeune.
Air du Piège.
Point de remords, point de chagrin,
Et l’on se repasse sans peine
Amour, fillettes et bon vin,
Sans compter mainte autre fredaine.
Nous nous disions, nous autres chenapans :
Ces péchés-là, je puis me les permettre ;
Pour m’en repentir, j’ai le temps
Où je n’en pourrai plus commettre !
Eh bien ! ce temps-là est venu...
HENRI.
Est-il possible !...
BOURGACHARD.
Oui, mon garçon, depuis que je suis à la retraite, et que je ne me bats plus, je pense quelquefois... je n’ai que cela à faire... et si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal... aussi je me disais : Si mon neveu ne faisait pas la bêtise de se marier, il resterait avec moi, nous ferions ménage ensemble, nous ne nous quitterions pas ; ça me ferait du bien : et avec lui qui a des principes, nous serions deux... à penser... et à manger ma fortune !...
HENRI.
Eh bien ! mon oncle, nous serons trois... ma femme vous fera une société charmante.
BOURGACHARD, se levant.
Laisse-moi donc tranquille... ce sera une gêne, un ennui !... Est-ce que j’oserai jurer ou fumer devant elle ? est-ce que j’entends rien à la galanterie ?... la garde impériale ne s’est jamais piquée de ça... et si au dessert j’ai quelque bonne histoire à raconter, il faudra donc m’en priver, parce que j’aurai là devant moi une jeune fille innocente et naïve qui ne se doute de rien !...
HENRI.
Mais si, mon oncle... et c’est justement ce qui vous trompe.
BOURGACHARD.
Qu’est-ce que tu me dis là !
HENRI.
Que vous allez être ravi... enchanté... c’est une veuve !
BOURGACHARD.
Une veuve ! et depuis quand ?
HENRI.
Depuis ce matin... non, je veux dire que je l’ai appris ce matin... tout à l’heure... une surprise que je vous ménageais...
BOURGACHARD.
Elle est jolie !... a-t-on jamais vu une absurdité pareille ?...
Air du vaudeville de l’Avare.
Oui, ventrebleu, l’idée est neuve !
Aller, au printemps de ses jours,
Pour femme choisir une veuve !
HENRI.
Qu’importe, si j’ai ses amours ?
BOURGACHARD.
Veuve qui fera tous les jours
Des comparaisons en ménage
De vous et du premier mari.
HENRI.
Eh ! qu’importe, mon oncle, si
Elles sont à mon avantage ?
Avec embarras.
Et puis il y en a encore un pour vous... un avantage... vous que je voyais l’autre jour faire faire l’exercice au petit garçon de votre intendant, car vous aimez, vous adorez les enfants !... Eh bien ! vous n’aurez pas la peine d’attendre, vous en aurez un tout de suite...
BOURGACHARD.
Qu’est-ce que j’entends là ?
HENRI.
Elle a, de son premier mariage, un petit garçon qui est, dit- on, charmant...
BOURGACHARD.
Va-t’en au diable ! Un demi-siècle à présent, une femme de cinquante ans, je les déteste.
HENRI.
Mais non, mon oncle.
BOURGACHARD.
Enfin c’est toujours une mère de famille, que cette jeune vierge que tu me peignais si pure et si candide !
HENRI.
Ça n’empêche pas, mon oncle ; c’est une grâce si naïve, un charme auquel on ne peut résister... et puis elle m’aime tant !
BOURGACHARD.
Laisse-moi donc tranquille ! tu ne vois pas que l’on te prend pour dupe, que l’on se moque de toi.
HENRI.
Que dites-vous, mon oncle ?
BOURGACHARD.
La vérité !... et je te le prouverai, car je suis là, et nous allons voir.
HENRI.
Ô ciel ! que voulez-vous faire ?... Lui montrer la moindre défiance ! gardez-vous-en bien : j’aime mieux être trompé, je le désire, je le demande, c’est mon bonheur.
BOURGACHARD.
Alors, sois heureux ! et fais comme tu voudras, je ne me mêle de rien.
HENRI.
Ah ! mon oncle, mon bon oncle, quel service vous me rendez ! Silence ! car voici ces dames !
Scène XI
HENRI, BOURGACHARD, HÉLOÏSE et GABRIELLE, entrant par le fond
HÉLOÏSE, à Bourgachard, d’un air aimable.
C’est à l’instant seulement que j’apprends votre arrivée, Monsieur, et je m’empresse, ainsi que ma nièce...
HENRI, bas, à Bourgachard.
C’est elle, mon oncle, regardez donc comme elle est bien !
BOURGACHARD.
Parbleu ! il est sûr que comme cela on ne se douterait pas...
GABRIELLE, à part et regardant Henri.
Il n’a pas l’air trop furieux. Ah ! que c’est bien à lui !...
BOURGACHARD, après avoir salué Héloïse, passant auprès d’elle.
C’est moi, Madame, qui suis bien impoli de ne vous avoir pas d’abord présenté mes hommages ; mais j’ai rencontré ici mon neveu qui m’a mis en colère, et cela m’a arrêté...
HÉLOÏSE.
C’est bien mal à M. Henri, et je suis sûre qu’il devait avoir tort, puisqu’il a retardé pour nous le plaisir de vous voir.
BOURGACHARD, s’inclinant.
Madame...
HENRI, bas, à Bourgachard.
Elle est aimable, n’est-ce pas ?
BOURGACHARD.
Laisse-moi donc tranquille.
HENRI.
Et sa nièce, donc ?
BOURGACHARD, de même.
C’est possible, mais elle ne me plaît pas ; je n’aime pas cette physionomie-là.
HENRI.
Vous aimez peut-être mieux la tante ?
BOURGACHARD.
Oui, Monsieur, c’est possible.
HENRI, à part.
Ils sont étonnants dans la vieille garde !
Pendant ces derniers apartés, Héloïse a donné quelques ordres à un domestique qui sort.
HÉLOÏSE, après que le domestique est sorti, s’adressant à Bourgachard.
Il pense que ces Messieurs ne seront pas fâchés de déjeuner, et je viens de donner des ordres...
BOURGACHARD.
Madame...
HÉLOÏSE.
Du reste, comme vous voudrez ! liberté entière... ma nièce vient de faire disposer votre appartement... le plus gai du château...
GABRIELLE.
Celui qui donne sur la rivière.
BOURGACHARD, avec humeur.
Sur la Loire, peut-être ?
À part.
Je ne peux pas la souffrir...
HÉLOÏSE.
Non, Monsieur, sur l’Indre.
BOURGACHARD, d’un air plus gracieux.
À la bonne heure !
HÉLOÏSE.
Plus tard nous parlerons d’affaires de famille ; car c’est nous, grands parents, que cela regarde.
BOURGACHARD.
À vos ordres, Madame ; mais je vous préviens que j’ai plusieurs objections...
HÉLOÏSE.
Tant mieux ! notre conférence durera plus longtemps ; mais reposez-vous d’abord. On m’a dit que vous étiez souffrant, et l’air ici est excellent... on n’y est jamais malade...
BOURGACHARD.
Vraiment !
HÉLOÏSE.
Nous avons surtout ici un vin de Saumur... un vin des coteaux qui est excellent pour la goutte...
BOURGACHARD, bas à Henri.
Ah ! si elle me prend par les sentiments !...
Haut.
Je ne serai pas fâché alors d’en trouver une bouteille dans ma chambre.
GABRIELLE, passant auprès de lui.
J’en ai fait monter deux.
HENRI, bas à son oncle.
Quelle attention !... remerciez-la donc...
BOURGACHARD, à Gabrielle, avec embarras.
Certainement, Mademoiselle, ou plutôt Madame... car j’ai appris par mon neveu, qui ne s’en doutait pas, ni moi non plus, que vous étiez veuve, que vous aviez été mariée à monsieur de...
HÉLOÏSE.
Saverny, un jeune officier.
BOURGACHARD, avec étonnement.
Saverny de Montlandon !...
GABRIELLE, à qui sa tante a fait signe.
Oui, Monsieur !...
HÉLOÏSE.
Un ami de notre famille.
BOURGACHARD.
Colonel au quarante-deuxième.
GABRIELLE, de même, et toujours sur un signe de sa tante.
Oui, Monsieur.
HÉLOÏSE, prenant un air de circonstance.
Et qui malheureusement est mort dans la retraite de Russie.
BOURGACHARD, secouant la tête d’un air goguenard.
C’est juste, car pendant huit ans on n’a pas eu de ses nouvelles. Mais rassurez-vous, séchez vos larmes, il n’est pas mort.
HENRI.
Comment ! il n’est pas mort.
GABRIELLE, à Héloïse.
L’entendez-vous, ma tante ? il n’est pas mort !...
HÉLOÏSE, à part.
Ah ! mon Dieu !
Haut et allant auprès de Bourgachard.
Ce n’est pas possible...
Gabrielle remonte vers le fond.
BOURGACHARD.
C’est certain, il n’est pas mort... témoin cette lettre que j’ai reçue de lui, il y a trois jours. Lisez plutôt.
Présentant la lettre à Héloïse et lui montrant l’adresse.
« Au général Bourgachard. »
HÉLOÏSE, poussant un cri.
Bourgachard !!! ah !!!...
Elle tombe dans les bras de sa nièce qui s’est approchée pour la retenir, et qui la place sur un fauteuil à droite du théâtre.
Air du Serment.
Ensemble.
BOURGACHARD et HENRI.
Grand Dieu ! que signifie
Un tel événement ?
Trahison, perfidie,
Je le vois à présent.
GABRIELLE, à part.
Grand Dieu ! que signifie
Un tel événement ?
Notre ruse est trahie ;
Comment faire à présent ?
GABRIELLE, auprès de sa tante.
Ma pauvre tante ! ah ! je conçois, hélas !
Et son trouble et son embarras.
BOURGACHARD.
Revoir revenir à la vie
Un mari qu’on n’attendait pas !
GABRIELLE.
Pardon, Messieurs, je ne la quitte pas !
Ensemble.
BOURGACHARD et HENRI.
Grand Dieu ! que signifie, etc.
GABRIELLE.
Grand Dieu ! que signifie, etc.
Henri a sonné pendant ce dernier ensemble, Anastase paraît ; Gabrielle relève sa tante, qui sort en s’appuyant sur son bras et sur celui d’Anastase.
Scène XII
BOURGACHARD, HENRI
À la fin de cette scène, Bourgachard s’est assis sur un fauteuil à droite du théâtre ; Henri s’est assis auprès de la table.
HENRI.
Je reste confondu... anéanti...
Se retournant en entendant son oncle qui rit aux éclats.
Eh quoi!... vous riez !...
BOURGACHARD.
Oui, morbleu !... emporté d’assaut, à la baïonnette, et la vieille garde est encore bonne à quelque chose, car voici la noce en déroute, et le prétendu en pleine retraite.
HENRI.
Quoi ! M. de Saverny existe encore ?
BOURGACHARD.
Heureusement pour nous et pour lui, car c’est un brave militaire, un bon officier...
HENRI.
Et c’est lui qui est le mari de Gabrielle ?...
Il se lève.
Tant mieux, morbleu !... nous venons...
BOURGACHARD, riant toujours.
Mais non pas... mais du tout, et c’est là le meilleur !... Saverny n’a jamais été marié...
Il se lève aussi.
HENRI.
Que me dites-vous donc là ?
BOURGACHARD.
Il est comme moi, il déteste le mariage, je l’ai toujours connu garçon, il l’est encore ; et tu en verras la preuve dans cette lettre même qu’il m’écrit au sujet d’un établissement qu’on lui propose...
HENRI, qui a parcouru la lettre.
C’est, ma foi, vrai ! et je ne comprends pas alors ce que tout cela veut dire...
BOURGACHARD.
Qu’on te prenait ici pour dupe ; que cette demoiselle, femme ou veuve, comme tu voudras, n’a jamais eu de mari... mais en revanche, elle a un héritier.
HENRI.
Mon oncle...
BOURGACHARD.
Et tu allais épouser tout cela !...
À demi voix.
Oui, morbleu ! ce n’est pas à un vieux troupier comme moi que l’on en fait accroire. Toi, un blanc-bec ! un conscrit de la Restauration, c’est différent ! Tu ne devines pas que pour réparer les brèches faites à l’honneur de la famille, on avait simulé un veuvage... un mariage avec un homme que l’on croyait bien ne devoir jamais revenir ; mais en apprenant qu’il existait encore, que la ruse allait se découvrir, tu as vu leur trouble, leur terreur soudaine : la tante s’est trouvée mal, c’est ce qu’elle avait de mieux à faire, c’est une femme d’esprit ! et la nièce !...
HENRI.
La nièce m’aurait trompé à ce point ! c’est à confondre ma raison.
BOURGACHARD.
Il en doute encore !... Allons, mon garçon, plions bagage. Je ne regrette ici que le vin de Saumur ; mais nous en retrouverons ce soir à Tours... à l’hôtel du Faisan.
HENRI.
Quoi ! partir à l’instant même !... Je veux au moins la voir, lui dire un éternel adieu.
BOURGACHARD.
En ne revenant pas, ce sera exactement la même chose !
HENRI.
Mais au moins un moment...
BOURGACHARD.
Du tout. En fait de retraite, il faut prendre son parti sur-le-champ ; si nous avions fait comme cela à Moscou...
HENRI.
Et moi je veux me venger ; je veux l’accabler de reproches, vous ne pouvez pas m’ôter ce plaisir-là : c’est le seul qui me reste, et pendant que vous demanderez les chevaux, pendant que vous ferez atteler, il ne m’en faut pas davantage. Après cela je pars avec vous, je ne vous quitte plus, et je vous jure de ne jamais me marier.
BOURGACHARD.
À la bonne heure !
Air : D’honneur, c’est charmant ! (des Malheurs d’un amant heureux.)
Plus de mariage !
Demeurons garçons.
HENRI.
Oui, c’est le plus sage ;
Et nous passerons...
BOURGACHARD.
Notre vie entière
Sans bruit, sans débat !
HENRI.
L’hymen, c’est la guerre !
BOURGACHARD.
C’est un vrai combat !
Ensemble.
HENRI et BOURGACHARD, se donnant la main.
Le bonheur, sur la terre,
C’est le célibat.
Bourgachard sort par le fond.
Scène XIII
HENRI, puis GABRIELLE
HENRI.
Grâce au ciel !... il me laisse !... et me voilà maître de ma colère, et je n’épargnerai pas la perfide ! Elle connaîtra ce cœur qu’elle a outragé, et qui maintenant lui est fermé pour jamais ! Elle connaîtra... C’est elle, modérons-nous, pour jouir de sa confusion et pour mieux l’accabler...
GABRIELLE, sortant de la chambre à droite, à part.
Ah ! que viens-je d’apprendre ! ma pauvre tante !... quelle rencontre ! Et si par mon adresse, je pouvais... mais comment ?
Voyant Henri.
Ciel ! C’est Henri !
HENRI.
D’où viennent donc, Madame... le trouble et l’inquiétude où je vous vois ?
GABRIELLE.
De l’inquiétude ! oui, j’en ai beaucoup ! je cherche en moi-même et ne puis trouver un moyen...
HENRI.
De me tromper encore...
GABRIELLE, levant la tête.
Vous ! non, Monsieur !...
HENRI, avec une colère concentrée.
Et vous faites bien... c’est un soin que vous pouvez vous épargner, car je sais tout ! M. de Saverny n’est point votre mari ?...
GABRIELLE, froidement.
C’est vrai !...
HENRI.
Jamais vous n’avez été mariée ?...
GABRIELLE, de même.
C’est vrai !
HENRI.
Et cependant vous me l’avez dit.
GABRIELLE.
C’est vrai !
HENRI.
Vous voilà confondue... vous vous avouez coupable !
GABRIELLE, avec dépit, et les larmes aux yeux.
Non, Monsieur ! ce n’est pas moi qui le suis, c’est vous !
HENRI.
Moi !...
GABRIELLE.
Qui déjà manquez à vos serments et oubliez ce que vous m’avez juré ici même : « Quoi que je puisse voir, quoi que je puisse entendre, disiez-vous, je n’aurai ni défiance ni jalousie. »
HENRI.
J’en conviens ; mais dans une occasion comme celle-ci...
GABRIELLE, de même.
« Mettez-moi à l’épreuve, et si je n’obéis pas aveuglément, si je me révolte un seul instant... »
HENRI.
Il faut donc faire abnégation de mon jugement, de ma raison, il faut donc fermer les yeux à l’évidence, à la vérité ?
GABRIELLE.
Et qui vous dit que ce soit la vérité ?...
HENRI.
Ô ciel !... il se pourrait...
GABRIELLE.
S’il ne m’était pas permis de vous la faire connaître... si j’étais contrainte au silence ; si j’étais forcée de paraître coupable... et que je ne le fusse pas.
HENRI.
Ah ! parlez... parlez... de grâce...
GABRIELLE.
Non, Monsieur, non : je ne dirai rien de plus.
HENRI.
Vous voulez donc me réduire au désespoir ?...
GABRIELLE.
Moi, jamais !... et, par pitié pour l’état où je vous vois, je consens à une preuve, la seule qu’en ce moment, du moins, je puisse vous donner... et encore je ne le devrais pas, vous ne le méritez pas.
HENRI.
Achevez, je vous en supplie.
GABRIELLE.
Eh bien ! Monsieur, regardez-moi bien, et écoutez-moi.
Avec tendresse.
Henri, je ne suis pas coupable, et je vous aime. Me croyez-vous ?...
HENRI, troublé, et hésitant.
Moi !...
GABRIELLE, vivement.
Songez-y bien, ce moment va décider de mon sort et du vôtre. Si ma voix n’est point arrivée à votre cœur... si ce mot ne vous suffit pas, s’il vous faut d’autres preuves, partez, abandonnez-moi, je ne vous en voudrai pas de n’avoir su ni me deviner ni me comprendre ; je vous plaindrai seulement d’avoir perdu, par votre faute et votre manque de confiance, un cœur que vous pouviez vous gagner à jamais... Maintenant, prononcez, car, je vous le répète, pour ma justification et ma défense, je ne puis dans ce moment vous dire que ce mot :
Avec plus de tendresse encore.
Henri, je vous aime.
HENRI, hors de lui.
Ah ! je vous crois, je vous obéis, je ne vous demande rien ; ce n’est plus moi qu’il faut convaincre, c’est mon oncle...
GABRIELLE.
Je vais tâcher... Que je le voie seulement, car c’est à lui surtout qu’il faut que je parle.
HENRI.
Pour le convaincre ?...
GABRIELLE.
Oui, et puis pour d’autres raisons...
HENRI.
Eh bien ! le voilà... le voilà, qui déjà revient me chercher, pour m’emmener avec lui, et, au nom du ciel, ne nous laissez pas partir.
GABRIELLE.
Soyez tranquille... il restera, je l’espère... et vous aussi.
Elle va s’asseoir devant la table, à gauche du théâtre.
Scène XIV
HENRI, GABRIELLE, BOURGACHARD
BOURGACHARD.
Allons, tout est prêt, dépêchons, et montons en voiture !
HENRI.
Pas encore, mon cher oncle...
BOURGACHARD.
Comment ! pas encore... Est-ce que tu ne lui as pas parlé ?
HENRI.
Si, mon oncle...
La lui montrant.
La voilà...
BOURGACHARD, à demi voix.
Eh bien ! elle a peut-être osé nier ?...
HENRI, de même.
Non pas... elle est convenue de tout...
BOURGACHARD, de même.
Tu vois donc bien...
HENRI, de même.
Et cependant elle prétend qu’elle n’est pas coupable...
BOURGACHARD.
Est-il possible ?
HENRI.
Elle m’en a donné de si bonnes raisons, des raisons que je ne peux vous dire, et que vous ne pourriez comprendre, mais qui, à moi, me semblent claires comme le jour.
BOURGACHARD.
De sorte que tu veux toujours épouser ?
HENRI.
Oui, mon oncle.
BOURGACHARD.
Ventrebleu !...
HENRI.
Au nom du ciel...
BOURGACHARD.
Je me modère... Mais je veux lui parler.
HENRI, passant à la droite de Bourgachard.
C’est ce qu’elle demande aussi... et vous verrez... si vous n’êtes pas de mon avis... ou plutôt du sien...
BOURGACHARD.
C’est bon... Va-t’en...
Henri sort.
Un blanc-bec pareil qui, au premier choc, se laisse enfoncer... Mais la garde impériale... c’est autre chose, et nous allons voir...
Scène XV
BOURGACHARD, GABRIELLE, qui, pendant toute la scène précédente, est restée assise près de la table et s’est mise à écrire
BOURGACHARD, s’approchant d’elle et d’un ton brusque.
Mademoiselle...
GABRIELLE, toujours assise et continuant à écrire.
Pardon, Monsieur... je suis à vous !
BOURGACHARD.
C’est différent.
Après un instant de silence.
Eh bien ! pouvez-vous m’entendre ?
GABRIELLE, toujours assise.
Oui, Monsieur...
BOURGACHARD, brusquement.
Mademoiselle... mon neveu est amoureux de vous, et vous l’avez séduit, entraîné, fasciné... au point qu’il est persuadé maintenant que...
GABRIELLE, voyant qu’il hésite.
Eh bien ?
BOURGACHARD.
Que... que vous n’avez aucun reproche à vous faire...
GABRIELLE, avec douceur.
Il a raison... et je le remercie d’une estime qui lui acquiert à jamais la mienne.
BOURGACHARD.
Tout ce que vous voudrez... Mais après ce que nous savons...
GABRIELLE, à part, se levant.
Allons, il n’y a que ce moyen.
À Bourgachard, avec dignité.
N’admettez-vous pas, Monsieur, qu’on puisse être malheureuse et non coupable ?... Et si j’avais été victime d’une fatalité indépendante de moi, de mon cœur, de ma volonté... répondez, Monsieur, répondez... est-ce moi qu’il faudrait accuser ?...
BOURGACHARD.
Qu’est-ce que cela signifie ?... Achevez.
GABRIELLE.
Et si je vous disais, Monsieur, que ma position est telle, que, dans ce moment même, je ne puis devant vous me justifier de vive voix... je l’ai osé par écrit...
Prenant le papier qui est sur la table.
Tenez, Monsieur, jetez les yeux sur ce papier... que je crois pouvoir confier sans crainte à votre loyauté... et à votre honneur !...
BOURGACHARD, prenant le papier d’un air interdit.
Que diable cela peut-il être ?...
Parcourant le papier avec une extrême agitation.
Ô ciel !... la veille de la bataille de Montmirail... à La Ferté-sous-Jouarre, à l’hôtel de France... ce souper d’officiers... Ah ! je sens une sueur froide qui me saisit.
Achevant de lire.
Mon Dieu ! mon Dieu ! ce qui depuis si longtemps m’empêchait de dormir... Est-ce bien possible ?... C’était elle !...
Gabrielle, pendant cet aparté, a de temps en temps levé les yeux sur Bourgachard, qu’elle regarde en souriant.
GABRIELLE, à part.
Comme il est troublé ! Ah ! j’ai de l’espoir !
BOURGACHARD, s’approchant de Gabrielle en baissant les yeux, et presque lui tournant le dos.
Mademoiselle... je vous estime... je vous respecte... je vous honore... et la preuve c’est que je n’ose vous regarder !...
GABRIELLE, à part, avec joie.
Ô ma pauvre tante !... Allons, du courage !
BOURGACHARD, de même, et montrant de la main le papier.
Il y a là un coupable... mais ce n’est pas vous... Et quand je pense qu’un soldat de Bonaparte... un officier de la vieille garde, a ainsi déshonoré ses épaulettes !... Ah ! je ne me le pardonnerai jamais...
GABRIELLE, feignant l’étonnement.
Monsieur !...
BOURGACHARD, à demi voix.
Taisez-vous !... taisez-vous !... ne me trahissez pas... vous voyez bien que c’est moi !... Mais tout ce que j’ai, tout ce que je possède... ma fortune, ma main... mon existence entière sera employée à réparer mon crime...
GABRIELLE, avec intention.
Qu’entends-je ?... vous, Monsieur, qui par votre caractère, vos goûts, vos opinions, détestiez de pareils liens !...
BOURGACHARD.
Vous consentez donc, je puis enfin lever les yeux sur vous ; et quand je vois tant de grâce, de beauté, de jeunesse, je suis trop heureux d’expier ainsi mes fautes.
GABRIELLE, à part.
Ah ! mon Dieu ! quand il saura que c’est ma tante !...
BOURGACHARD.
Je ne le méritais pas... Je méritais d’être puni... Je vais écrire à votre tante...
Il va à la table.
Oui, Mademoiselle... je vais lui avouer tous mes torts... lui dire qu’en pareil cas, et quoi qu’il arrive, un galant homme ne peut pas hésiter... ne peut pas reculer... et qu’il n’y a qu’un parti à prendre...
GABRIELLE, s’approchant de lui.
C’est cela même... c’est bien...
BOURGACHARD.
N’est-il pas vrai ?... J’avais là, depuis si longtemps, comme un boulet de trente-six sur la conscience, et maintenant...
Écrivant toujours.
Voyez, est-ce bien ainsi ?
Il lui montre la lettre.
GABRIELLE, lisant.
Oui, général... un mot de plus. Terminez en lui demandant une entrevue...
BOURGACHARD.
Tout ce que vous voudrez.
Il lui donne la lettre, Gabrielle la prend. Après un moment de silence et d’embarras, Bourgachard continue.
Mais il est un autre chapitre... dont je n’ai pas osé vous parler... et d’y penser seulement me rend tout tremblant...
Montrant le papier.
Ce fils... dont vous parliez... c’est le mien ?...
GABRIELLE.
Sans doute !...
BOURGACHARD, se levant.
J’ai un fils !... ah ! que je voudrais le voir... et l’embrasser !... Y consentez-vous ?...
GABRIELLE.
Certainement...
BOURGACHARD, lui baisant les mains.
Ah !... je suis trop heureux... et vous êtes un ange !...
Scène XVI
BOURGACHARD, GABRIELLE, HENRI
HENRI, apercevant son oncle près de Gabrielle.
Eh bien ! eh bien ! que vous disais-je ?... vous en convenez vous-même... c’est un ange...
BOURGACHARD.
Oui, Monsieur... et si ce n’était ma goutte, je serais déjà tombé à ses pieds.
HENRI.
Vous ne trouvez donc plus étonnant qu’on se laisse séduire par elle, qu’on l’aime, qu’on l’épouse ?
BOURGACHARD.
Non, certes ; et la preuve... c’est que je lui offre ma main !
HENRI.
Hein ! qu’est-ce que vous me dites là ?... vous, mon oncle !
À Gabrielle.
Il perd la tête...
GABRIELLE, avec reproche.
Comment, Monsieur !...
HENRI, vivement.
Non, ce n’est pas cela que je veux dire...
À Bourgachard.
Mais vous, qui me blâmiez tout à l’heure...
À demi voix.
Car vous savez comme moi qu’elle n’est pas veuve...
BOURGACHARD.
Heureusement...
HENRI.
Qu’elle n’est pas mariée.
BOURGACHARD.
C’est ce que je demande...
HENRI.
Et qu’enfui... elle a un...
BOURGACHARD.
Raison de plus... je suis trop heureux... et c’est justement pour cela...
HENRI, à part.
Il est fou... je voulais bien qu’il fût séduit... mais la dose est trop forte...
GABRIELLE, pendant cet aparté, à fait signe à un domestique, qui parait.
Anastase... cette lettre à ma tante... et conduisez Monsieur dans le petit salon bleu...
BOURGACHARD, à demi voix.
C’est là qu’il est... je cours l’embrasser.
Au moment d’entrer dans la chambre à droite, il s’arrête et revient auprès de Gabrielle.
Ah !... son nom...
GABRIELLE, à part.
Ah ! mon Dieu !... je n’en sais rien...
Haut.
Il vous le dira lui-même...
BOURGACHARD.
C’est bien... c’est bien... Du silence...
Montrant Henri.
Surtout avec lui. Je reviens vous prendre, et nous irons ensemble près de votre tante, lui demander son consentement, comme j’ai déjà le vôtre.
Il entre dans la chambre à droite.
Scène XVII
GABRIELLE, HENRI
Ils se regardent tous deux un moment en silence.
HENRI.
Air : Un jeune Grec.
Qu’ai-je entendu ?... votre consentement !...
Ah ! ma surprise, à chaque instant augmente !
GABRIELLE.
Et d’où vient donc ce grand étonnement ?
HENRI.
Vous consentez à devenir ma tante !
GABRIELLE.
Eh bien ! qu’importe ?
HENRI.
Ah ! c’est ce qu’on verra...
GABRIELLE.
Par la constance moi je brille.
HENRI.
Et cette main, mon oncle l’obtiendra ?
GABRIELLE.
Eh ! oui, vraiment, pour que cela
Ne sorte pas de la famille.
HENRI.
C’est trop fort, et vous m’expliquerez, vous me direz au moins...
GABRIELLE, gravement.
« Quoi que je puisse voir, quoi que je puisse entendre, je n’aurai ni défiance ni jalousie. »
HENRI.
Mais, Madame...
GABRIELLE.
« Je ne demanderai ni raisons ni explications. » Voilà la seconde fois que je suis obligée de vous rappeler notre traité, et il est impossible d’avoir moins de mémoire...
HENRI.
C’est qu’il n’y a pas d’exemple d’une situation pareille ; car enfin, je connais mon oncle, il ne plaisante pas, lui, et s’il vous épouse, il vous épousera bien, ce sera pour tout de bon.
GABRIELLE.
Eh bien !...
HENRI.
Eh bien ! Madame, vous me mettriez en colère avec votre sang-froid, car enfin, et ce que je ne conçois pas, ce matin vous étiez bonne, indulgente, vous compatissiez à mes peines, et maintenant vous avez l’air de vous moquer de moi.
GABRIELLE.
Parce que je suis contente, oui, Monsieur, je suis contente de vous ; et si vous continuez à être discret et soumis, si vous ne faites pas la moue comme en ce moment, j’ai idée que bientôt je pourrai vous récompenser, et que si le ciel seconde mes projets, dès ce soir vous serez marié.
HENRI.
Est-il possible ! et mon oncle ?...
GABRIELLE.
Votre oncle aussi.
HENRI.
C’est vous faire un jeu de mes tourments.
GABRIELLE.
Non, Monsieur ! mais laissez-moi...
HENRI.
Et pourquoi ?
GABRIELLE.
J’ai à parler à votre oncle.
HENRI.
Encore !
GABRIELLE.
Voilà votre appartement.
HENRI.
Je m’en vais. Madame, je m’en vais.
Revenant.
Mais vous me promettez au moins...
GABRIELLE.
Je ne vous promets rien, Monsieur, partez...
HENRI.
Je m’en vais, Madame, vous le voyez, je m’en vais.
À part.
Mais pas pour longtemps.
Il sort par la porte latérale à gauche.
GABRIELLE, le regardant sortir.
Pauvre jeune homme !...
Avec tendresse.
Ah ! que j’aurai là un bon mari ! mais pour cela, maintenant le plus difficile est à faire, car avec un homme de ce caractère-là, pour l’amener maintenant de lui-même à renoncer à moi, et à me préférer ma tante, ce n’est pas aisé. Allons, mettons tout ce que j’ai d’adresse... et tâchons d’abord de ne pas le heurter.
Scène XVIII
BOURGACHARD, GABRIELLE
GABRIELLE, à Bourgachard qui entre.
Eh bien !
BOURGACHARD, hors de lui et à demi voix.
Je l’ai vu !... je l’ai vu !... je l’ai embrassé. Ah ! je ne me doutais pas de ce qu’un pareil moment fait éprouver. Heureusement il n’y avait personne... nous étions seuls, car j’ai pleuré, comme une femme, comme un conscrit.
GABRIELLE, avec joie.
Vraiment ?
BOURGACHARD.
Il n’a pas eu peur de moi... ni de mes moustaches ; au contraire, il a joué avec. C’est mon fils, c’est mon sang... c’est le sang de la vieille garde... et puis il me ressemble déjà...
GABRIELLE.
Vous trouvez !...
BOURGACHARD.
C’est effrayant ! si j’étais resté ici, ça vous aurait compromise. Et puis vous l’avez nommé Victor... c’est un beau nom, c’est celui que je lui aurais donné en souvenir de mon empereur ; et quand j’y aurai ajouté le mien, Victor Bourgachard, cela sonne bien, cela retentit.
GABRIELLE.
Certainement.
BOURGACHARD, s’échauffant toujours.
Et quand on dira : Qu’est-ce que c’est donc que ce petit gaillard-là qui court, qui n’a peur de rien, qui jure déjà comme un homme ?... on répondra : C’est le fils du général Bourgachard, du comte Bourgachard, car je suis comte, je l’avais oublié, je n’y tenais pas, mais j’y tiens pour lui. Il aura mon majorât, et mon château de la Brie, et toute ma fortune...
GABRIELLE, vivement.
Cela va sans dire.
BOURGACHARD.
N’est-ce pas ?... Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ces idées-là ont produit en moi ! J’étais ennuyé, fatigué de tout, même de la vie, et maintenant je renais, je rajeunis ! je ferais encore une campagne pour laisser à mon fils quelque grade et quelque gloire de plus... Venez !... venez près de votre tante.
GABRIELLE.
C’est inutile !... d’après votre lettre et l’entrevue que vous lui avez demandée, elle ne peut tarder à se rendre ici, et je veux profiter de son absence pour vous dire à mon tour ce qui se passe en moi... ce que j’éprouve, ce que je pense, en un mot vous parler avec franchise...
BOURGACHARD.
C’est trop juste ! au moment de se marier, il faut tout se dire.
GABRIELLE.
Eh bien ! général ! je dois vous avouer que M. Henri... que votre neveu... m’aime éperdument.
BOURGACHARD.
Je le sais ! c’est un malheur...
GABRIELLE.
Mais ce que vous ne savez peut-être pas... c’est que moi aussi, je l’aime, et je le sens là... je ne pourrai jamais, ni l’oublier, ni vous aimer, comme je le devrais.
BOURGACHARD.
Vraiment ! je vous remercie de votre franchise... Mais que voulez-vous ? c’est un malheur...
GABRIELLE.
Ce mariage va donc vous priver d’un neveu qui vous était cher, que vous aviez élevé, que vous regardiez aussi comme votre enfant. Il faudra l’exiler, ou s’il reste près de vous, vivre en une défiance continuelle, le redouter sans cesse, être jaloux enfin de deux personnes que vous aimez le plus ?...
BOURGACHARD, avec impatience.
C’est vrai ! c’est vrai !... mais quand vous me direz tout cela, il le faut, il faut bien réparer mon crime, et donner un nom à mon fils.
GABRIELLE.
Je ne vous parle pas de la différence de nos âges, de nos goûts. Ces bals, ces soirées, ces réunions qui m’enchantent, serait-ce là ce qui vous conviendrait ? non, sans doute.
Air de valse.
Ce n’est pas cela,
Ce tableau-là
Ne peut guère
Vous plaire ;
Aussi, pour vous, et trait pour trait,
Voilà ce qu’il faudrait :
Une femme de quarante ans,
Fraîche encor, douce, aimable et bonne...
Songe-t-on aux jours du printemps
Lorsque brille un beau jour d’automne ?
N’est-ce pas cela ?
N’est-ce pas là
La compagne et l’amie
Qui de la vie
Et de l’hymen
Charmerait le chemin ?
Ne voyant que votre intérêt,
Sans humeur et sans égoïsme ;
Toujours là, les jours de piquet,
Surtout les jours de rhumatisme.
N’est-ce pas cela ?
N’est-ce pas là
La compagne et l’amie
Qui de la vie
Et de l’hymen
Charmerait le chemin ?
Elle entendrait, près du foyer,
Le récit de chaque victoire,
Et donnerait au vieux guerrier
Paix et bonheur après la gloire.
N’est-ce pas cela ?
N’est-ce pas là
La compagne et l’amie
Qui de la vie
Et de l’hymen
Charmerait le chemin ?
BOURGACHARD, avec humeur.
Eh ! certainement, cela vaudrait bien mieux ; mais quand on n’a pas le choix... quand il le faut.
GABRIELLE.
Et s’il ne le fallait pas...
BOURGACHARD.
Que dites-vous ?...
GABRIELLE.
Si vous n’aviez envers moi aucun tort à réparer ?
BOURGACHARD.
Ce n’est pas possible !
GABRIELLE.
C’est pourtant la vérité... et si, dans le trouble où vous a jeté cet aveu, vous aviez eu le temps de réfléchir, vous vous seriez dit que j’ai dix-huit ans, que votre fils en a sept.
BOURGACHARD.
C’est juste... Eh ! qui donc alors... qui donc ?
GABRIELLE.
Celle à qui vous venez d’écrire... pour implorer le pardon de vos torts...
BOURGACHARD.
Votre tante !...
GABRIELLE.
La mère de votre enfant... celle qui lui a prodigué tous ses soins... celle à qui vous rendrez l’honneur, et qui à son tour honorera votre vieillesse... Oui, voilà l’amie, la compagne qui vous convient... elle ne vous quittera pas, celle-là ; elle embellira vos derniers jours... elle vous aidera à élever et à aimer votre enfant...
BOURGACHARD, attendri.
Mon enfant !
GABRIELLE.
Nous l’aimerons tous... car votre neveu ne sera plus obligé de s’éloigner... vous n’en serez plus jaloux... nous resterons avec vous, dans votre château ; nous y vivrons tous en famille... votre fils épousera ma fille... car j’en aurai une...
BOURGACHARD.
Vous croyez ?
GABRIELLE.
Oui, Monsieur... et vous ne voudrez pas faire manquer tous ces mariages-là...
BOURGACHARD, essuyant une larme.
Non... non, vraiment...
GABRIELLE.
Je puis donc dire : Mon oncle ?
BOURGACHARD.
Sans doute...
GABRIELLE.
Et je puis embrasser ?...
BOURGACHARD.
Ça devrait déjà être fait...
GABRIELLE, se jetant dans ses bras.
Ah ! de grand cœur !...
Scène XIX
BOURGACHARD, GABRIELLE, HENRI, puis HÉLOÏSE
HENRI.
Que vois-je ? vous dans ses bras !...
GABRIELLE.
Oui, Monsieur...
HENRI.
Et c’est vous encore qui l’embrassez !...
GABRIELLE.
Certainement !
HENRI.
C’est trop fort... j’ai tout supporté... je me suis résigné ; je me suis soumis à tout ce que vous avez ordonné, quelque absurde que ce fût... mais la soumission a des bornes, j’y renonce... je me révolte.
GABRIELLE, le regardant avec compassion.
Est-ce malheureux !... faire naufrage au port !... quand vous n’aviez plus qu’un instant de patience !...
HENRI.
Je n’en ai eu que trop... et je ne souffrirai point que devant mes yeux...
BOURGACHARD.
Qu’est-ce qu’il te prend ?...
GABRIELLE.
De quoi se fâche-t-il ?
BOURGACHARD.
De ce que j’embrasse ta femme ?...
HENRI.
Oui.
BOURGACHARD, lui montrant Héloïse, qui entre par la porte latérale à droite, en lisant la lettre de Bourgachard.
Eh bien ! prends ta revanche ! et embrasse la mienne.
HÉLOÏSE.
Ciel !...
Elle tombe évanouie dans le fauteuil, Bourgachard court à elle.
HENRI.
Sa femme !... il serait vrai ! Et vous, Mademoiselle ?
GABRIELLE.
Il en doute encore.
HENRI.
Oh ! non.
Henri tombe aux genoux de Gabrielle et lui baise la main ; Bourgachard, qui s’aperçoit de cela, croit devoir en faire autant, et il se jette aux genoux d’Héloïse.
BOURGACHARD, se relevant, et à son neveu.
Oui, mon ami, j’ai retrouvé ma femme, mon enfant...
Montrant Gabrielle.
Et quant à elle, qui a toujours été digne de toi, il faut t’expliquer...
HENRI.
Non, mon oncle ; non, je ne veux rien apprendre, rien savoir...
GABRIELLE.
À la bonne heure, Monsieur, ce mot-là nous réconcilie ; et malgré votre manque de confiance...
HENRI.
Elle est revenue... j’épouse les yeux fermés.
BOURGACHARD, baisant la main d’Héloïse.
Et moi aussi... Allons voir mon fils !
Air du Valet de chambre.
Par l’amitié (bis.)
Que notre vie
Soit embellie !
Par l’amitié (bis.)
Que le passé soit oublié !